BIBLIOBUS Littérature française

Un crime inconnu - Ernest Boissières

Au printemps de 184., après tout un hiver consacré au travail et aux plaisirs, je me sentis pris d’un immense désir de villégiature, et je résolus de me fixer pour quelques mois à la campagne. Je ne pouvais songer à m’éloigner de Paris, où mes travaux et mes relations me rappelaient de temps à autre. Ce fut donc aux environs que je cherchai une retraite. Je me rendis d’abord à Passy. Je m’arrêtai au haut de la grande rue, devant un écriteau qui portait cette inscription : Maison de campagne à louer. C’était précisément mon affaire.

Je traversai une vaste cour, entourée de bâtiments peu élevés, dans l’intérieur desquels je pus voir, par les portes ouvertes, des vaches et quelques chevaux. Dans un coin était un tas de fumier, sur lequel picorait une légion de poules. Quelques canards barbotaient dans une flaque d’eau. En me voyant planté au milieu de la cour, un grand gaillard, en bras de chemise et en sabots, sortit de l’une des étables et vint à moi, me demandant poliment ce que je désirais.

– Je viens, lui dis-je, pour la maison de campagne.

Il me pria de le suivre et me conduisit à un bâtiment, situé dans l’angle droit de la cour et servant d’habitation. J’y trouvai un homme de soixante ans environ, encore très vert, et dont la figure respirait la plus franche bonhomie. Je pressentis que je m’entendrais facilement avec lui.

Son fils, – je sus par les paroles qu’ils échangèrent que le jeune homme était son fils, – l’ayant informé du but de ma visite, il décrocha un trousseau de clefs pendu au dessus de la cheminée, et m’offrit de me conduire lui-même à la maison, qui était, – me dit-il, – à un petit quart d’heure du chemin. En sortant, je vis au-dessus de la porte une enseigne que je n’avais pas remarquée tout d’abord. Elle portait : Bourgeois, nourrisseur. C’étaient le nom et la profession de mon futur propriétaire.

Chemin faisant, il me glissa quelques mots qu’il crut fort habiles sur l’excellente situation de sa maison, sur la salubrité du pays, sur la beauté des environs. Je le laissai dire. Au bout de dix minutes, nous arrivâmes au but de notre course. Je fis une inspection rapide du bâtiment et du jardin, et, séance tenante, je traitai avec le père Bourgeois.

Le surlendemain, je fis installer un mobilier sommaire dans ma nouvelle demeure, et je m’y confinai, bien décidé à mettre le moins souvent possible les pieds à Paris, et à laisser ignorer à tous mes amis le lieu de ma retraite.

Je ne crois pas inutile de donner au lecteur une description aussi exacte que possible de la maison et du jardin que je venais de louer. Une de mes premières occupations fut d’ailleurs de les parcourir et d’en examiner minutieusement toutes les parties. Je n’y trouvai du reste qu’un bien maigre aliment à offrir à mes goûts d’observateur. La maison était petite, isolée. Elle n’avait pas, – je le supposai du moins, ayant négligé de m’en informer, – été habitée depuis longtemps. Le jardin avait ce caractère de banalité que présentent tous les carrés de terrain, plus ou moins verdoyants, qui accompagnent les villas des environs de Paris.

Voici toutefois les observations qui résultèrent de mon premier examen. La maison et le jardin occupaient un terrain d’une longueur de 200 pas, sur une largeur de 30 environ. Ce terrain formait l’angle de deux voies publiques ; l’une était la rue de la Croix, l’autre le chemin de ronde. C’est ainsi que s’appelle, je crois, la route qui longe à l’intérieur les fortifications de Paris. La maison, dont un des côtés donnait sur la rue de la Croix, où se trouvait la porte d’entrée, occupait la largeur totale du terrain et un peu moins d’un dixième de sa longueur. Le jardin qui lui faisait face, et formait l’angle des deux voies, était clos de ces deux côtés par une haie d’aubépine qui commençait à fleurir. Un mur le bornait du troisième côté. Au-delà de ce mur s’étendaient des terrains vagues, attendant des acquéreurs et des constructions.

Du côté de la rue, la haie était en quelque sorte doublée par un massif, prolongé sur toute la longueur, de lilas assez élevés qui interdisaient aux regards l’accès du jardin. Il n’en était pas de même de la haie qui le séparait du chemin de ronde, et qui, élevée à peine de trois pieds, laissait voir le chemin et le glacis des fortifications. Je dois dire, pour terminer cette description, – trop longue peut-être, mais nécessaire, qu’à l’angle de cette haie et adossée contre le mur, était une cabane en planches, dans laquelle je trouvai des instruments de jardinage.

Je serai plus bref en ce qui concerne la maison. Elle était élevée d’un étage, surmonté d’un grenier. Elle avait trois pièces au rez-de-chaussée, et tout autant au premier étage. Dans l’une de ces dernières, j’avais établi mon cabinet de travail, dans l’autre ma chambre à coucher. Je n’avais pas trouvé l’emploi de la troisième. Je laissai le rez-de-chaussée complètement inhabité.

Mon installation fut promptement terminée, et j’arrangeai méthodiquement ma vie champêtre, partageant mon temps entre le travail, la lecture et le jardinage. Dans les premiers jours surtout, cette dernière occupation me captivait fort, et j’y consacrais la plus grande partie de mes matinées. Au bout de deux semaines, j’avais presque complètement changé la face de mon jardin. Il était peu d’endroits où je n’eusse porté la bêche. Je m’affublais pour cet exercice d’une blouse grise et d’un vaste chapeau de paille. Une paire de sabots complétait cette toilette, qui eût assurément fait beaucoup rire les brillantes demoiselles que j’avais eu l’honneur de faire danser pendant l’hiver.

J’avais été choqué, dès le principe, de la nudité désagréable du mur blanc qui fermait mon jardin du côté opposé à la rue de la Croix. Je résolus, le printemps n’étant pas encore très avancé, de semer au pied des graines de plantes grimpantes, qui ne tarderaient pas à le revêtir d’une verte parure. Je commençai par y adapter quelques fragments de treillage que j’avais trouvés dans la cabane, et que je fixai en pratiquant avec ma bêche une légère tranchée dans le sol, au bas du mur. Cette opération me fit faire une découverte à laquelle j’étais bien loin de m’attendre.

En me livrant donc à ce petit travail de terrassement, j’étais arrivé à la partie extrême du mur, à l’endroit où il formait un angle avec la cabane en planches qu’il supportait. Là, ma bêche rencontra un obstacle. J’entamai la terre tout autour de cet obstacle, et au bout de quelques instants, je mis à découvert la partie supérieure d’un squelette humain. Je dis squelette, faute d’un mot pour exprimer cet état intermédiaire entre celui où le corps vint d’être abandonné par la vie, et celui où les os, blancs et secs, sont complètement dépourvus de toute enveloppe musculaire. Dans le cas actuel, ces os avaient encore, à certains endroits, des fragments adhérents de muscles desséchés. La peau du crâne subsistait et les cheveux avaient échappé à la décomposition. J’achevai de déblayer la place, et, appuyé sur ma bêche, je me mis à réfléchir sur cette singulière trouvaille.

Je n’étonnerai personne en disant qu’elle éveilla tout d’abord en moi l’idée d’un crime. Par un crime seulement je pouvais expliquer la présence de ces restes humains, qu’une légère couche de terre recouvrait à peine, dans cet endroit de la commune de Passy qui n’avait jamais servi d’emplacement à un cimetière. D’ailleurs l’inhumation relativement peu éloignée de ce corps était évidemment postérieure à la construction de la maison et à la plantation du jardin, qui avaient tous deux trois ou quatre ans de date.

Je songeai ensuite à aller rendre compte à la justice de ma découverte. Il lui appartenait de rechercher par qui et dans quelles circonstances ce corps avait été enterré dans mon jardin. J’avais déjà posé ma bêche, et je me disposais à rentrer pour revêtir un costume convenable et aller trouver un magistrat, quand une réflexion m’arrêta en chemin : Pourquoi, – me dis-je, – ne ferais-je pas moi-même, et dès à présent, une enquête préliminaire ? Pourquoi ne saisirais-je pas cette occasion unique d’exercer, sur un sujet intéressant, utile, moral même, mes facultés d’observateur et d’analyste ? Je résolus donc de ne me présenter devant un magistrat qu’avec un faisceau de preuves, ou tout au moins d’hypothèses sérieuses et de nature à guider la marche de la justice dans l’instruction de cette ténébreuse affaire.

J’achevai, en usant des précautions les plus minutieuses, de débarrasser le squelette de la terre qui le couvrait. Sa petitesse me frappa tout d’abord. Il mesurait en effet seulement quatre pieds dix pouces. Il avait appartenu à une femme ou à un enfant. Je n’eus pas besoin de grandes connaissances anatomiques pour m’arrêter à la première hypothèse. J’ai dit que les cheveux avaient, en partie du moins, échappé à la décomposition. Ces cheveux, dont je recueillis aisément quelques mèches éparses, étaient blonds, très longs et très fins. C’étaient des cheveux de femme.

En continuant mon examen et en observant les os de la jambe, je découvris à la hauteur du genou des fragments très oxydés de fil de cuivre tourné en hélice, vestige irrécusable des jarretières que portait la victime. Enfin, j’aperçus, autour des vertèbres cervicales, un bout de chaîne oxydée, que j’enlevai, et à l’extrémité duquel était attaché un médaillon en métal, également très oxydé, mais que je reconnus, en le grattant fortement avec mon couteau, pour de l’or. Ce médaillon avait la grandeur d’une pièce de quarante sous. Je l’ouvris, non sans peine, et j’y trouvai une mèche de cheveux noirs dans un état parfait de conservation. Ce furent là tous les indices que le squelette put me fournir. En vain j’examinai attentivement les doigts, espérant y trouver un anneau. En vain je m’évertuai à découvrir un fragment d’étoffe. Je dus me borner à ce mince butin. Je recouvris le corps d’une couche de terre, et j’emportai à la maison les objets que j’avais recueillis. Je les déposai sur une étagère dans la troisième pièce de mon premier étage. J’installai dans cette même chambre une table, une chaise et un cahier, comptant tenir un journal où je consignerais chaque jour le résultat de mes investigations.

J’avais déjà un certain nombre de faits acquis, ou du moins à peu près indiscutables. Un crime avait été commis ; la victime avait été enterrée dans mon jardin. Cette victime était une femme ou une jeune fille : probablement une jeune fille ; elle était blonde. D’après mes conjectures, basées sur l’état du corps, l’inhumation ne devait pas remonter à plus de six ou huit mois. Le médaillon ouvrait en outre un nouveau champ à mes suppositions. Les cheveux noirs qu’il contenait étaient assez forts ; c’étaient très probablement des cheveux d’homme. Il était possible qu’ils appartinssent soit au père, soit au frère, soit au mari de la victime.

Cependant j’inclinai à les considérer comme une de ces reliques amoureuses dont l’échange est si fréquent entre amants. L’absence d’anneau excluait d’ailleurs jusqu’à un certain point l’idée de mariage. Il y avait donc de l’amour dans cette affaire. Je fus insensiblement amené à admettre que le crime avait été commis par l’amant lui-même, un assassin vulgaire n’eût pas dédaigné le modeste bijou qui se trouvait au cou de la jeune fille. Cette hypothèse admise, l’assassin pouvait être un amant outragé, un amant dédaigné, ou simplement un amant jaloux ; mais je n’en étais pas encore à rechercher les mobiles de l’acte dont l’existence venait de m’être si inopinément révélée.

Une autre circonstance devait, en attendant, frapper mon esprit. Le crime avait dû être commis dans le voisinage de la place qui avait servi de sépulture à la victime. Un corps, dans les environs de Paris, ne se transporte pas aisément et secrètement à de grandes distances. Le lieu le plus voisin était évidemment la maison. J’y courus et j’en soumis toutes les parties à un examen rigoureux. Je descendis à la cave. Je montai au grenier ; j’ouvris les placards, les armoires, je balayai la poussière qui couvrait le plancher. Aucun indice nouveau ne me fut fourni par cette minutieuse recherche. Ou le crime n’avait pas été commis dans la maison, ou le coupable avait soigneusement fait disparaître toutes les traces de son action. Toutefois cet insuccès ne me découragea pas. Je sortis et je me rendis chez le père Bourgeois, mon propriétaire. Je le trouvai flânant dans sa cour. Comme c’était dimanche, il se laissa volontiers conduire dans un cabaret voisin pour vider une bouteille que je lui offris.

Le père Bourgeois avait, – je l’ai dit, – toute l’apparence d’un parfait honnête homme. En l’observant, pendant que nous choquions nos verres, je pus me convaincre qu’il était incapable, non seulement d’un crime, mais même d’une mauvaise action.

Après maints propos sur la pluie et le beau temps, il me demanda si j’étais satisfait de ma nouvelle demeure.

– Je l’ai trouvée, lui répondis-je, dans un état de propreté très douteuse. J’ai vu qu’elle n’avait pas été habitée depuis longtemps.

– C’est vrai, me dit-il, nous ne l’avons pas louée l’année dernière.

Je pris note de cette réponse, qui écartait l’hypothèse de la perpétration du crime par un locataire, et je repris :

– Ma foi, cela ne m’étonne qu’à moitié ; la maison est bien isolée, les haies ne sont pas hautes ; bref, c’est tout au plus si l’on est en sûreté.

Le bonhomme parut assez touché de cette objection.

– On aurait bientôt fait, continuai-je, d’escalader la haie et d’entrer dans la maison pour voler ou faire un mauvais parti aux habitants. Je sais bien que cela n’est jamais arrivé...

– Oh ! pour ça, non !

– Mais enfin...

– J’avais bien pensé, dans le temps, à faire bâtir un mur tout autour du jardin, surtout après une petite remarque...

– Quelle remarque, père Bourgeois ?

– Un jour, – c’est à la fin de cet hiver, – j’ai eu besoin d’aller à la maison. En faisant un tour dans le jardin, je m’aperçus que la porte de la cabane, – vous savez, c’est là que sont les outils, – était ouverte. J’étais bien sûr de l’avoir fermée la dernière fois que j’étais venu. Je crus un moment qu’on avait volé les outils, mais tout était en place et rien ne manquait.

– Et comment fermait cette porte ?

– Avec un simple loquet. – Depuis j’y ai mis un cadenas.

– Encore un mot. – Il y avait, je crois me rappeler, un écriteau indiquant que la maison était à louer ?

– Oui, un grand écriteau.

– Merci, père Bourgeois ; – ainsi vous croyez que je peux être tranquille ?

– Dormez sur vos deux oreilles. Depuis que j’habite la commune, je crois qu’il ne s’est pas volé une pomme.

Je vidai mon verre et je regagnai mon jardin en réfléchissant. Cette conversation ne m’avait pas été inutile. Elle m’amenait à supposer qu’après avoir commis son crime à peu de distance de la maison, le coupable, voyant, d’après l’écriteau, qu’elle était inhabitée, avait résolu d’ensevelir sa victime dans le jardin. Il avait franchi la haie, pris une bêche dans la cabane, et avait creusé le sol dans un angle où, la nuit aidant sans doute, il était caché à tous les yeux. Telles étaient mes conjectures, et j’avais hâte de les corroborer par l’examen des lieux.

Avant de rentrer, toutefois, je fis, à l’intérieur, le tour de mon jardin et j’observai attentivement la haie, surtout du côté du chemin de ronde. Elle partait de la cabane, qui, comme je l’ai dit, était construite en planches. Je remarquai que ces planches étaient disjointes en plusieurs endroits, et que l’on pouvait, du dehors, voir ce qui se trouvait à l’intérieur. Ce détail me fit penser qu’il pouvait y avoir eu préméditation dans l’affaire, et que le meurtrier, averti à la fois et par l’écriteau et par la présence des instruments, avait choisi à l’avance le lieu de la sépulture de sa victime. La haie, dans sa partie la plus rapprochée de la cabane, fut ensuite l’objet de mes investigations. À vrai dire, je n’en attendais guère un heureux résultat.

La végétation printanière qui couvrait les pieds d’aubépine avait fait probablement disparaître toute trace de passage. Cependant, comme j’écartais les branches, garnies d’épines, j’aperçus, attaché à l’une d’elle, un petit lambeau d’étoffe, ou plutôt une lanière de trois centimètres de longueur environ, sur cinq millimètres de largeur. Je détachai ce lambeau avec soin. C’était un morceau de soie, probablement noire à l’origine, mais à laquelle l’air, le soleil, la pluie, avaient donné une nuance rougeâtre. Je m’imaginai d’abord que ce morceau d’étoffe avait appartenu à la robe de la victime, mais j’inclinai bientôt à croire que c’était un fragment de cette soie mince dont on fait la doublure des vêtements d’homme. Si cette dernière supposition était exacte, il était vraisemblable que le meurtrier appartenait à la classe aisée de la société. Je rentrai et je joignis cette nouvelle pièce de conviction à celles que j’avais déjà recueillies.

C’était là tout ce que mes recherches locales devaient me fournir. J’en avais tiré tous les renseignements qu’elles pouvaient donner, et je me trouvai arrêté net dans mon instruction. Ni le meurtrier ni la victime n’avaient, suivant toute probabilité, habité Passy, où, dans le cas contraire, l’événement, qui n’était pas très éloigné, eût laissé quelque trace. La disparition de la jeune fille eût motivé une information, une enquête. Il n’y avait eu rien de tout cela. J’interrogeai de nouveau le père Bourgeois, toujours d’une manière indirecte et sans lui laisser deviner par quel intérêt j’étais guidé. Je pus me convaincre par ses réponses qu’il n’avait jamais été question dans le pays de rien qui eût quelque rapport avec le fait mystérieux qui m’occupait. D’un autre côté, grand amateur de choses judiciaires, lecteur assidu et passionné des débats criminels, et de tout ce qui, de près ou de loin, touchait à cet ordre d’idées, je n’avais gardé souvenir d’aucun détail qui pût avoir la moindre corrélation avec le crime dont j’avais entrepris la difficile instruction.

Je restai pendant quelques jours complètement dérouté, et j’étais même sur le point d’abandonner mon projet, quand j’y fus rattaché par une heureuse inspiration. Je partis immédiatement pour Paris, et je me rendis au bureau du Journal universel d’annonces. Il n’est pas probable, me disais-je, que la jeune fille disparue n’ait ni parents, ni amis ; il n’est pas non plus probable que ces personnes n’aient fait aucune démarche pour la retrouver. Un avis a dû être inséré dans les feuilles publiques, ou tout au moins dans le Journal universel d’annonces. – C’était cet avis que j’allais chercher.

Je me fis donner la collection très volumineuse du journal, depuis neuf mois, et je me mis courageusement à la feuilleter. Dans le numéro du 18 octobre 184., je lus les lignes suivantes :

« Mademoiselle Thérèse Boulanger a quitté le domicile de ses parents, le 15 de ce mois, et, depuis, n’a pas reparu. Voici le signalement de cette jeune personne. Elle a dix-huit ans ; elle est de petite taille, blonde avec les yeux bleus. Ses traits sont réguliers. Elle était, lors de son départ, coiffée d’un bonnet blanc et d’une robe d’indienne à pois blancs sur un fond bleu clair. Les personnes qui pourraient donner quelques renseignements sur le sort de cette jeune fille, sont priées de s’adresser à son père, M. Boulanger, rue de la Borne, n° 27. »

Je copiai cet avis, qui me parut s’appliquer très exactement à la jeune fille enterrée dans mon jardin. Mes prévisions sur l’époque du crime s’y trouvaient confirmées. La couleur des cheveux et la hauteur de la taille mentionnées dans le signalement se rapportaient d’une manière précise à mes propres observations. Une seule chose aurait pu me causer quelque incertitude, c’était l’omission dans l’avis du médaillon que Thérèse, – si c’était elle, – portait au cou. Mais, ayant réfléchi que l’existence de ce médaillon pouvait et devait même avoir été ignorée par les rédacteurs de la note, je ne poussai pas plus loin mes recherches. Je quittai le bureau du journal et je me rendis rue de la Borne, n° 27, chez M. Boulanger.

Je montai au quatrième étage d’une maison de modeste apparence. Sur une des portes du carré, étaient écrits ces mots : Boulanger, tailleur à façon. Je frappai ; une femme en deuil vint m’ouvrir. J’entrai dans une pièce qui servait d’atelier. Le père travaillait, accroupi sur une grande table dans l’attitude des gens de son état. Une petite fille de dix ans environ, la sœur de Thérèse, sans doute, aidait sa mère à préparer le repas du soir.

Je n’étais pas sans embarras. Entraîné par mon ardeur de découverte, je n’avais pas assez réfléchi au côté délicat, scabreux même de ma démarche. Pouvais-je en effet annoncer à ces braves gens que j’avais trouvé le cadavre de leur fille ? En étais-je assez sûr moi-même ? D’ailleurs, ils n’avaient probablement pas perdu l’espérance de la revoir. Fallait-il brusquement la leur enlever ? D’un autre côté, je devais me garder de la raviver par mes questions, et de leur préparer pour l’avenir des regrets d’autant plus cuisants. Ce fut seulement quand j’eus pris la chaise que l’on m’avait offerte que cette situation se dessina nettement.

Je gardai le silence pendant quelques secondes. Le père, la mère et la fille me regardaient avec inquiétude et étonnement. Je me décidai enfin à parler.

– Je viens, dis-je, vous demander quelques renseignements au sujet d’un avis que vous avez fait insérer dans le Journal universel d’annonces.

Ils s’étaient tous les trois rapprochés de moi. La mère, dont l’œil s’était animé, me dit vivement :

– Vous savez où est Thérèse ? – Oh ! dites, monsieur, dites-nous ce qu’elle est devenue. Depuis six mois nous l’attendons. Si elle a commis une faute, elle est toute pardonnée. Qu’elle revienne !

Le père essuyait furtivement une larme. – Je repris :

– Je ne sais rien de votre fille ; c’est par hasard que j’ai lu l’avis dont je parlais. Je ne suis pas un agent de police. Je ne viens pas non plus exploiter votre désir de retrouver votre fille, et vous demander de l’argent. Je veux seulement, si vous y consentez, vous aider à chercher sa trace. Je ne vous promets pas de vous la rendre, mais si un malheur était arrivé...

– Je ne peux même pas pleurer sur sa tombe, interrompit la mère en sanglotant.

L’émotion me gagnait, et je compris qu’il ne fallait pas aller plus loin dans mes insinuations. En quelques mots, j’appris sur Thérèse tout ce qu’en savaient ses pauvres parents. Elle travaillait avec eux et ne sortait que rarement seule. Le dimanche, elle allait souvent passer une partie de la journée chez une vieille tante ; elle était douce, tranquille, aimante, et on la citait dans le quartier comme un modèle.

J’écoutai ce touchant panégyrique sans l’interrompre. Quand la digne femme eut fini, je demandai quelques éclaircissements.

– Où demeurait cette tante chez laquelle votre fille allait le dimanche ?

– Dans le faubourg Saint-Honoré. Elle était paralysée et elle est morte depuis trois mois.

– L’avez-vous interrogée ? Savez-vous si votre fille allait en effet chez elle le dimanche, si elle y passait toute la journée ? Qui allait la chercher le dimanche ?

– Dans le commencement nous y allions, mon mari ou moi ; mais, dans les derniers temps, elle était ramenée par une amie de sa tante qui demeurait dans la maison.

Je conçus des doutes sur l’existence de cette amie. Mme Boulanger ne l’avait jamais vue et ne savait pas même son nom. Cette femme reconduisait Thérèse jusqu’à la porte et ne voulait jamais monter. J’appris aussi que cette tante, sœur de M. Boulanger, était brouillée avec celui-ci et avec sa femme. Elle n’avait d’affection que pour Thérèse, à qui elle avait promis de laisser sa petite fortune.

Le décès de cette tante, qui s’appelait Mme Bertaud, me privait d’un précieux élément d’information. Je notai toutefois son nom et son adresse. Revenant à la charge, je rappelai à Mme Boulanger, avec tous les ménagements possibles, qu’elle m’avait laissé entendre que Thérèse avait pu commettre une faute, et je lui demandai si elle avait quelques motifs particuliers de penser ainsi.

Elle me répondit qu’elle n’avait jamais eu aucune raison de soupçonner que la conduite de sa fille ne fût pas régulière ; que, cependant, depuis sa disparition, et en faisant des recherches dans une armoire, elle avait trouvé, derrière un amas de linge, une petite boîte contenant une paire de boucle d’oreille en or, d’une valeur relativement élevée. Elle ignorait complètement que sa fille possédât ce bijou et ne pouvait s’expliquer comment il se trouvait parmi ses effets. Jamais Thérèse n’avait eu à sa disposition une somme assez grande pour en faire l’acquisition. Il n’était pas probable qu’elle l’eût reçu de sa tante, dont la générosité n’était pas la qualité dominante. Et, dans ce dernier cas, elle n’aurait eu aucune raison pour le cacher. C’était évidemment un cadeau, mais de qui venait-il ?

Je demandai à voir les boucles d’oreilles. Mme Boulanger me les apporta. Comme je m’y attendais, l’adresse du bijoutier se trouvait dans l’intérieur de la boîte. Mme Boulanger, dont j’avais apparemment gagné la confiance, consentit aisément à me laisser emporter la boîte et les bijoux. Je me disposais à me retirer, quand l’idée me vint de demander à la pauvre mère si elle n’avait pas un portrait de sa fille. Elle me conduisit alors dans la chambre à coucher et me montra une toile qui n’avait assurément aucun mérite artistique, mais qui, peinte avec une certaine naïveté, pouvait être ressemblante. J’eus beaucoup de peine à obtenir qu’on me laissât emporter ce portrait. J’y parvins cependant, en assurant qu’il pouvait m’être d’un grand secours pour retrouver la trace de Thérèse. Je me retirai donc avec ce double butin. Comme il était tard, je retournai à Passy. Je suspendis le portrait au mur de ma chambre d’instruction et je consignai sur mon journal le résultat de mes recherches.

Ce résultat avait quelque valeur et m’avait remis plus que jamais en humeur de poursuivre mon œuvre. Le lendemain, je me rendis de bonne heure chez le bijoutier qui avait vendu les boucles d’oreilles. Il demeurait au Palais-Royal. J’avais apporté avec moi le médaillon trouvé au cou de la victime. Je présentai d’abord la boîte au marchand, qui la reconnut aisément. Il chercha dans ses livres et m’apprit qu’il avait vendu les boucles d’oreilles le 11 septembre de l’année précédente. Je lui demandai s’il n’avait pas vendu, soit le même jour, soit à une autre époque qui ne devait pas être éloignée, un petit médaillon en or. Il constata qu’il avait en effet vendu le même jour, et probablement à la même personne, un médaillon en or. Les deux articles se trouvaient inscrits sur le livre l’un au-dessous de l’autre, et avaient été payés 97 fr. Le bijoutier reconnut, malgré l’état d’oxydation dans lequel il était, le médaillon que je lui présentai.

Tout cela, à vrai dire, ne m’avançait guère. Ce que je voulais savoir du bijoutier, c’était le nom, le signalement, une particularité de l’acquéreur de ces objets. Sous ce rapport, je ne fus pas très heureux. Les bijoux ayant été payés comptant, les livres ne portaient point mention de nom, non plus que d’adresse. J’engageai le bijoutier à rassembler ses souvenirs. Il crut pouvoir m’affirmer que c’était un homme qui avait fait ces achats. Sa femme, qui était présente à notre entretien, ajouta que c’était un homme de haute taille, brun, portant des moustaches noires et ayant une apparence militaire. On ne l’avait point revu depuis l’achat des bijoux, et il était probable qu’il n’habitait pas le quartier.

Avec des renseignements aussi vagues, quel espoir pouvais-je conserver de découvrir, dans une ville comme Paris, l’acquéreur de ces bijoux, qu’à tort ou à raison je supposais ne pas devoir être étranger à la mort de Thérèse ? Rien ne me disait d’ailleurs qu’il eût continué d’habiter la ville. N’était-il pas probable, au contraire, qu’il s’était empressé de la quitter pour fuir l’atteinte de la justice, dans le cas où le hasard déjouerait ses combinaisons ? J’étais donc parvenu aux dernières limites de mon enquête. Toute ma sagacité ne pouvait me faire faire un pas de plus. Il fallait désormais que je comptasse sur une intervention providentielle.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis ma visite au bijoutier. J’avais repris mon train de vie ordinaire. Plusieurs fois j’avais été sur le point de prévenir la justice de ma découverte et des recherches auxquelles je m’étais livré. Mais j’avais reculé devant ce moyen extrême pour plusieurs raisons. Le rôle que je serais appelé à jouer dans l’instruction qui s’ouvrirait, le dérangement qui en résulterait pour moi, le temps que j’y perdrais, – toutes ces considérations étaient de nature à justifier mon hésitation. En outre, mon amour-propre se révoltait contre cette abdication. Un secret espoir me restait au fond du cœur. Je comptais vaguement sur un événement inattendu, une rencontre fortuite. J’avais vu, dans tant d’affaires criminelles, le hasard avoir une si grande part dans la découverte des coupables, que je ne pouvais encore me décider à avouer ma défaite entière et définitive.

Un matin, vers dix heures, j’entendis, – chose insolite et qui devait attirer mon attention, – le pavé de la rue de la Croix retentir sous les pas d’un cheval allant au trot. Je prêtai l’oreille au bruit. Au tournant de la rue, l’allure de l’animal se ralentit. J’entrouvris le rideau de ma croisée avec une vivacité dont je me repentis presque immédiatement. Je fus, en effet, aperçu par le cavalier, qui éperonna son cheval et partit comme une flèche. Je l’avais donc seulement entrevu pendant une seconde, mais c’en était assez pour que ses traits se fussent gravés dans mon esprit. Au moment où j’entrouvris le rideau, il marchait au pas, le long de la haie, en face de la maison. Légèrement penché sur sa selle, il semblait examiner quelque chose dans l’intérieur du jardin.

Mon cœur battait violemment. Une voix secrète et instantanée me criait que ce cavalier était l’assassin de la pauvre Thérèse. Son extérieur répondait au signalement qui m’avait été donné par la femme du bijoutier. Quel motif pouvait l’avoir amené dans des parages aussi peu fréquentés ? Pourquoi avait-il ralenti le pas en tournant l’angle de la rue, et avait-il donné à mon jardin, – qui n’avait assurément rien de remarquable, – une attention aussi singulière ? Enfin, pourquoi était-il si brusquement parti quand le mouvement de mon rideau l’avait averti qu’on l’observait ?

Ces circonstances, insignifiantes au point de vue juridique, devenaient, par leur rapprochement, de graves présomptions pour moi. Je les discutai mentalement, mais ce travail intérieur ne put ébranler en rien la certitude obstinée, absolue, qui s’était faite en moi dès le premier moment. Il est incontestable que lorsque l’esprit s’est, – longtemps et avec persistance, – renfermé dans un ordre d’idées spécial et restreint, lorsqu’il a tendu toutes ses facultés vers un but unique, sa puissance se trouve en quelque sorte doublée. Il acquiert une véritable divination, grâce à laquelle il perçoit instantanément les rapports des faits les plus étrangers en apparence avec l’objet de sa préoccupation. Je ne peux expliquer autrement la conviction qui, avec la rapidité et l’éblouissement de l’éclair, avait tout à coup illuminé mon esprit.

Il s’agissait désormais de retrouver la trace de cet homme. Sortir brusquement, me lancer à sa poursuite, eût été chose inutile. Son cheval l’avait déjà sans doute mis hors de la portée de mes regards. Il fallait user d’un autre moyen.

Le lendemain, vers deux heures, j’étais installé sur un banc à l’entrée des Champs-Élysées, observant les cavaliers, plongeant mes yeux dans les voitures qui se dirigeaient vers l’Arc de Triomphe. Le personnage que je cherchais, homme du monde, cavalier, ne pouvait manquer à ce rendez-vous de la fashion parisienne. Tel était du moins mon raisonnement. J’eus bientôt la satisfaction de voir qu’il était juste. En effet, un peu avant quatre heures, je vis arriver mon inconnu, monté sur le même cheval que la veille. D’un coup d’œil, je reconnus l’homme et la bête. À côté du cavalier marchait une jeune femme, dans une amazone élégante, et dont je remarquai à travers son voile vert les traits fins et distingués. Le couple, – le mari et la femme probablement, – se dirigeait au petit trot vers le rond-point.

Je les laissai passer. Rien ne me pressait. J’arrêtai seulement la première voiture qui passa et je m’y installai, après avoir donné mes instructions au cocher. Vers cinq heures et demie, le couple reparut. Mon cocher s’ébranla, et se mit à les suivre à une distance de trente pas. Inutile d’ajouter que ce manège n’avait été nullement remarqué par les deux promeneurs.

Au bout de quelques minutes, ils s’arrêtèrent devant un hôtel de confortable apparence dans une rue voisine du jardin des Tuileries. La porte cochère s’ouvrit et se referma sur eux. Je congédiai mon cocher et jetai un regard sur les alentours. En face de l’hôtel se trouvait un de ces petits cafés borgnes où les domestiques des grandes maisons se donnent rendez-vous. J’y entrai. La salle était vide, le garçon avait l’air bavard. J’étais servi à souhait. Au même instant, les deux chevaux sortaient de l’hôtel, conduits par un palefrenier qui les menait à l’écurie.

– Deux belles bêtes ! dis-je au garçon qui me servait. À qui sont-elles ?

– Au comte de P..., le propriétaire de l’hôtel d’en face.

– C’est un heureux mortel. J’ai tantôt aperçu sa femme, qui est charmante.

– Oui. – C’est un mariage d’amour, – du moins à ce que M. Joseph m’a raconté.

– Quel est ce M. Joseph ?

– Le valet de chambre de M. de P...

– Ah ! bon. – Et il y a longtemps qu’ils sont mariés ?

– Pas plus de six mois. Ils sont revenus de voyage la semaine dernière. – Ah ! c’est un beau rêve qu’il a fait là !

– Comment cela ?

– M. de P... est d’origine espagnole. Il était attaché à la légation d’un État du sud de l’Amérique. Il vivotait. Un beau soir, la fille unique du marquis de P... devint amoureuse de lui. Les parents se sont longtemps fait tirer l’oreille, mais il a bien fallu qu’ils donnassent leur consentement et plusieurs centaines de mille francs de dot.

En ce moment, un domestique en livrée entra dans le café, s’assit et demanda de la bière. Il paraissait de très mauvaise humeur.

– Comment cela va-t-il, monsieur Joseph ? lui dit le garçon en lui apportant un cruchon.

– Mal. – On n’a pas une minute de repos dans cette maison.

Je compris qu’il s’agissait de l’hôtel du comte de P..., et je devins attentif.

– Ce soir, reprit M. Joseph, nous allons à l’ambassade turque et demain nous partons pour Bade.

Je n’avais pas un moment à perdre si je ne voulais pas retarder indéfiniment la confirmation de mes soupçons. Je quittai le café et je me dirigeai vers mon appartement, où je n’avais pas mis les pieds depuis que j’étais installé à Passy. S’il y avait bal à l’ambassade, je devais y être invité. J’avais été tout l’hiver un des hôtes assidus du salon de Son Excellence. Je trouvais, en effet, chez moi une lettre d’invitation. Après avoir dîné, j’endossai le harnais de cérémonie, et vers dix heures je faisais mon entrée dans les salons. Qu’y venais-je faire ? Il m’eût été difficile de le dire. J’allais à l’aventure, mais j’avais comme un pressentiment que la nuit ne se passerait pas sans quelque événement.

J’étais là depuis un quart d’heure quand on annonça le comte de P... Il était seul. Quelques personnes s’approchèrent de lui et lui demandèrent des nouvelles de sa femme. Il répondit que la comtesse était souffrante, et que, comme ils devaient partir le lendemain pour Bade, elle avait dû rester chez elle. Il exprima lui-même l’intention de se retirer de bonne heure. Pendant ce colloque, je pus l’observer à mon aise. C’était un très élégant cavalier. Ses manières avaient de l’aisance et de la distinction. Sa moustache noire ressortait sur son teint pâle. Son regard me parut d’une extrême mobilité.

Je le vis se diriger vers un des salons de jeu, et je l’y suivis. Deux personnes de sa connaissance causaient, assises à une table de whist. Il les rejoignit, et ils cherchèrent du regard un quatrième pour commencer la partie. Je m’approchai alors et me fis présenter au comte par un attaché de l’ambassade russe avec lequel j’étais lié et qui se trouvait justement à cette table. La partie s’entama bientôt. J’avais le comte pour partenaire.

Il jouait assez mal, d’une façon nerveuse, saccadée, impatiente. J’étais moi-même assez préoccupé. Néanmoins la fortune nous fut très favorable. Nos adversaires, voulant regagner leur argent, ne parlaient point de lever la séance. Nous n’osions nous-mêmes, étant en gain, faire cette proposition. Cependant, à une heure et demie du matin, par suite de la fatigue des deux parties, il y eut un armistice. Le comte regarda sa montre.

– Bientôt deux heures ! s’écria-t-il.

– Je ne pourrai jamais aller à Passy ! insinuai-je.

Le comte n’avait pas fait un mouvement, mais j’avais saisi au passage l’éclair de son regard qui s’était fixé sur moi pendant moins d’une seconde.

– Vous habitez Passy ? me demanda-t-il négligemment.

– Oui, depuis quelques semaines, répondis-je en riant, une vraie retraite de poète ou d’amoureux, à un coin de route, devant les fortifications, à cinq cents pas de toute maison habitée, une maison mystérieuse s’il en fut, également propre à cacher un crime ou un amour. Je me hâte de vous dire que je n’y cache ni l’un ni l’autre.

L’attention du comte allait croissant, et j’étais obligé de détourner les yeux pour ne pas rencontrer ses regards ardemment fixés sur moi. Sur la demande de nos adversaires, nous nous remîmes à jouer. Mais, cette fois, la préoccupation de mon partenaire fut si grande, que nous fîmes faute sur faute et que nous perdîmes, avec tout ce que nous avions gagné, une somme assez ronde. Il était trois heures et demie quand nous quittâmes la table de jeu. Les salons étaient à peu près déserts. C’était jour de petite réception. Il n’y avait pas de souper. Je feignis d’avoir grand faim et je proposai d’aller dans un restaurant du boulevard pour réparer nos forces. Le comte fit quelques difficultés, mais je parvins à le décider à nous suivre.

– Nous causerons, lui dis-je en riant, de ma maison de Passy.

Son regard parut vouloir scruter le fond de ma pensée ; mais je demeurai impassible et souriant. Je crus voir qu’il était rassuré, sans cesser toutefois d’être fort intrigué. Quelques minutes après, nous étions installés dans un cabinet de restaurant, devant une table servie. Le comte de P... était silencieux et buvait beaucoup. Il demanda du vin de Champagne, et, sous l’influence de cette boisson, il devint d’une loquacité fatigante. J’étais à côté de lui et je ne laissai pas son verre vide un seul instant.

Les deux autres convives, joueurs acharnés, avaient demandé des cartes et avaient entamé une interminable série de parties d’écarté. Le comte, au bout d’une heure, se tut, se renversa sur le canapé et s’assoupit. Je le réveillai pour lui offrir une tasse de café. Il refusa et demanda du grog. Je remplis un grand verre de cognac ; j’y ajoutai quelques gouttes d’eau chaude, et je lui donnai cette boisson. Il vida le verre d’un trait, et retomba profondément endormi sur le canapé. Il avait laissé échapper le verre, qui s’était brisé sur le tapis.

Je venais de concevoir un projet hardi, et dont un concours inouï, je pourrai dire providentiel de circonstances, favorisait l’exécution.

– Le comte est ivre-mort, dis-je aux joueurs, je vais le ramener chez lui.

Absorbés par le jeu, ils firent à peine attention à mes paroles. Aidé de deux garçons, je transportai le comte dans une voiture de place et je donnai ordre au cocher de nous conduire à ma maison de Passy.

Chemin faisant, une lutte terrible s’engagea en moi. J’étais assailli de doutes ; ma conviction faiblissait. Je pensais que je pouvais bien m’être trompé. Sur quels indices avais-je fondé ma conviction ? En était-il de plus fugitifs, de moins certains ? – Des regards, des frémissements, rien de plus. De quel droit allais-je mettre cet homme que je voyais pour la première fois dans une situation inexplicable pour lui, et que, pour ma part, je ne pourrais nullement justifier ? Quel compte aurait-il le droit de me demander le lendemain de cette atroce mystification ? – Plusieurs fois je fus sur le point de donner au cocher l’ordre de revenir sur ses pas. Je ne le fis pas cependant ; une volonté supérieure me poussait. Je persistai.

Nous arrivâmes enfin, après un trajet qui me parut interminable. Il faisait grand jour. Il était plus de six heures du matin. Le comte était toujours dans un état d’insensibilité complète. Nous eûmes beaucoup de peine, le cocher et moi, à le monter dans ma chambre, où nous le couchâmes sur un canapé. Nous fîmes ensuite glisser ce canapé dans la pièce voisine. Cela fait, je congédiai le cocher et je restai seul avec le comte.

Il dormait toujours. La chambre dans laquelle il se trouvait contenait, on se le rappelle, tout ce que j’avais pu recueillir des objets ayant appartenu à la pauvre Thérèse, entre autres son portrait. La vue de ce portrait devait frapper le comte à son réveil. En outre, en cherchant à se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, il ne pouvait manquer de reconnaître le jardin où il avait enseveli sa victime. La surprise, la terreur devaient, s’il était coupable, agir puissamment sur son esprit à peine dégagé des fumées du sommeil et de l’ivresse, et lui arracher un cri, un aveu que je serais à portée de recueillir.

Vers sept heures, il commença à faire quelques mouvements. Je crus qu’il allait se réveiller et je me retirai dans ma chambre, séparée par une simple cloison de celle qu’il occupait. Je fermai la porte à clef, et j’armai à tout hasard mon pistolet. Je m’assis enfin près de la porte, prêtant l’oreille.

Malgré la profonde anxiété à laquelle j’étais en proie, je sentis que le sommeil appesantissait mes paupières. Je me levai et fis quelques pas pour secouer cette torpeur. Enfin, m’étant rassis, je cédai au sommeil sans avoir conscience que je m’endormais.

Quand je me réveillai, le soleil inondait ma chambre. Je jetai un coup d’œil à la pendule : il était dix heures. Le sentiment de ma situation me revint instantanément. Je bondis plutôt que je ne me levai et je courus à la porte. Elle était dans l’état où je l’avais laissée, c’est-à-dire fermée à double tour. Je l’ouvris. La chambre était vide.

Je remarquai que tous les objets qui composaient mon musée funèbre avaient été touchés et dérangés. Le cahier sur lequel j’avais écrit le récit de mes découvertes était froissé, lacéré et gisait par terre. Le portrait de Thérèse, décroché, était placé près de la fenêtre, en pleine lumière.

Une seconde suffit à toutes ces observations. Je me demandai aussitôt ce que pouvait être devenu le comte. Une seule issue lui était ouverte : la fenêtre. Cette fenêtre était assez rapprochée du mur pour qu’en s’aidant du grillage comme d’une échelle on pût descendre sans trop de difficulté dans le jardin.

Voulant vérifier le fait, je m’approchai de la croisée. Quelle ne fut pas ma surprise en voyant le comte tranquillement assis sur le gazon, au milieu du jardin ! Je descendis et j’allai à lui.

– Que faites-vous là ? lui dis-je.

– Oh ! me répondit-il, je suis bien tranquille maintenant. On ne la retrouvera plus ; je l’ai enterrée bien profondément.

– Malheureux ! m’écriai-je.

Je m’arrêtai, frappé de l’air égaré du meurtrier. Il me regardait en souriant. S’étant levé, il se mit à piétiner le gazon.

– Figurez-vous, me dit-il, qu’elle veut m’empêcher de me marier, me suivre à l’église, faire un esclandre, me faire manquer une fortune.

– Eh bien ! qu’en avez-vous fait ?

Il se met à rire, de ce rire nerveux et strident des insensés.

Il avait perdu la raison.

Quelques mois après, il expirait dans une maison d’aliénés où on l’avait placé.

Quant à moi, j’éprouvai de cette aventure une secousse dont je fus longtemps à me remettre. Je rendis aux parents de Thérèse leurs douloureuses reliques, en leur disant que tous mes efforts avaient été infructueux, et je quittai, pour n’y plus rentrer jamais, la maison de la rue de la Croix. - FIN