BIBLIOBUS Littérature française

Ou le plus malin des policiers, Saynète (1918) - Alin Monjardin

 

 (Publiée dans Fantasio n°277 du 1er août 1918)

 

Personnages :

  • Raoul Monin
  • M. Arsène Tapin
  • Marguerite.

 

 

(...Dans un salon Monsieur Arsène Tapin, le célèbre détective, est entouré de plusieurs jeunes et jolies femme qui l'écoutent avec le plus vif intérêt. Le fin limier raconte les aventures dont il fut le héros, et son récit pittoresque, plein d'anecdotes, est aussi palpitant qu'un drame de l'Ancien-Ambigu... Un riche industriel, Monsieur Raoul Monin, s'est approché pour écouter. Il hausse les épaules, car il ne croit pas à toutes les histoires que Sherlock et Nick Carter mirent, pendant un certain moment, à la mode. Le policier s'est aperçu de son geste, et, piqué, lui adresse la parole...)

ARSÈNE. — Vous doutez de la véracité de mon récit, Monsieur ?

RAOUL. — Mais...

ARSÈNE. — Je ne me fâcherai pas. Allons, avouez que vous venez de penser : Ah ! les bonnes blagues que ce Monsieur-là nous raconte !

RAOUL. — C'est un peu ça !

ARSÈNE. — Pourtant, tout ce que je viens de relater est l'exacte vérité.

RAOUL, railleur. — Tous mes compliments... Moi je suis moins malin... C'est ainsi que, depuis trois mois, je suis entré dans les bonnes grâces d'une jeune femme... Eh bien ! j'ignore tout d'elle. hors qu'elle est jolie... qu'elle possède de beaux yeux et que Praxitèle, s'il revenait au monde, la prendrait immédiatement pour modèle...

LES DAMES, se rapprochant intriguées. — Et son nom ?

RAOUL. — Je ne sais même pas son prénom... Je lui donne celui de Mathilde.

UNE DAME. — Pourquoi ?

ARSÈNE. — Parce que c'est l'idole de son âme.

RAOUL. — J'ai essayé de savoir qui elle était... Mariée ?... Veuve ?... Parisienne ?... Provinciale ?... Elle a éludé toutes mes question, évité tous mes pièges... Elle est toujours arrivée et partie sans oublier le moindre objet qui aurait pu me mettre sur la voie et dissiper le mystère qui l'entoure...

ARSÈNE. — Il fallait s'adresser à moi... Dans vingt-quatre heures, je vous aurais dit qui elle était... Où elle demeurait... le nom de son mari ou du défunt... Ou encore du protecteur !

RAOUL. — Dans vingt-quatre heures ?... Oh ! oh !

ARSÈNE. — Monsieur, ne discutons pas ! Agissons à la manière anglaise ! Parions !

RAOUL. — Quoi ?

ARSÈNE. — Que dans vingt-quatre heures je vous aurai dit le nom de cette dame !

RAOUL. — Non !... Il me déplairait de faire suivre mon inconnue... Il y a une question de délicatesse que vous devez comprendre.

ARSÈNE. — C'est une défaite...

RAOUL. — Pas du tout !... Exercez votre talent de limier d'une autre façon... Tenez, parions cent louis, par exemple, que vous ne saurez pas ce que j'aurai fait demain... de huit heures du matin à huit heures du soir !

ARSÈNE, vivement. — Tenu !

RAOUL. — Accepté !... J'ai gagné... Il y a tant de maisons à deux issues, cher monsieur !... Il y a tant de stations au métropolitain où l'on peut descendre, puis remonter pour constater si l'on est suivi ou pas...

ARSÈNE. — Et Arsène Tapin a tant d'agents qu'il peut poster à toutes les maisons à deux issues... et tant de limiers qu'il peut faire monter et descendre à chaque station !

RAOUL. — Ça doit bigrement coûter cher !

ARSÈNE. — Je ne regarde pas à la dépense ! ...D'autant plus qu'avec vos cent louis je pourrai offrir de bons pourboires à mes agents !

RAOUL. — Oh ! vous pourrez-dire : va-t-en voir s'ils viennent, agents, va-t-en voir s'ils viennent !

ARSÈNE. — Ils viendront !... Bien entendu que vous me donnez votre parole que vous coucherez chez vous cette nuit ?

RAOUL. — Je vous la donne.

ARSÈNE. — La filature commencera donc dès huit heures du matin.

(Raoul rentre chez lui, enchanté d'avoir fait ce pari qu'il considère comme gagné... Ah ! soliloque-t-il, ils nous la bâillent bonne avec leur histoires de police. Demain je vais leur en faire voir du pays... Justement je suis libre, et je gagnerai facilement mes cent louis... Tout d'un coup, Raoul pousse un cri de surprise. Sa servante, la fidèle Maria, vient de lui remettre un petit bleu qui lui est expédié par sa mystérieuse inconnue...)

« Chéri, lui dit-elle, avançons d'un jour notre rendez-vous du mercredi au Grand-Hôtel. Voyons-nous demain car mon mari veut que je l'accompagne, après-demain, à la répétition générale d'une grande pièce policière. Et puis maintenant que je t'ai tout donné : mon cœur, ma tendresse, et mon être entier, il faut que je te donne aussi ma confiance... J'ai pu apprécier ta discrétion, ta délicatesse et c'est pourquoi je veux t'avouer dès ce jour, que je m'appelle en réalité Marguerite et que je suis la femme d'Arsène Tapin, le fameux détective dont tu as dû entendre certainement parler. Mes lèvres sur les tiennes... »

Raoul demeure un instant abasourdi !... Son inconnue était la femme du policier ! Soudain, il pâlit légèrement. Il venait de se rappeler son pari. Demain, il serait suivi pas à pas... Et impossible de prévenir sa maîtresse !... Ah ! quelle fâcheuse idée avait-elle eue là de fixer ce rendez-vous à demain !

— Bah ! je saurai bien dépister mes suiveurs.

Pas du tout ! Pendant toute la matinée, Raoul put constater que la police d'Arsène Tapin était admirablement faite... Il eut beau employer tous les stratagèmes, sauter dans un taxi pour en reprendre un autre, toujours à un moment donné, il voyait, à quelques mètres de lui, l'individu qui s'était attaché à ses pas, remplacé plus tard, par un autre individu qui suivait la filature avec la même habileté.

— Diable ! murmura-t-il.

Il songea, à un moment, à ne pas aller au rendez-vous donné par Marguerite.

— Non ! non ! impossible !... Elle croira que c'est son aveu qui a détruit mon amour... Elle s'inquiétera, s'affolera... D'ailleurs, de plus en plus je désire gagner mon pari. Je yeux que le plus malin des policiers soit joué par moi !

Au cours du déjeuner, servi par Maria, il poussa un formidable Eurêka ! qui faillit faire échapper des mains de la domestique une pile d'assiettes...

Il avait trouvé !...

A l'heure fixée pour se diriger vers le Grand-Hôtel, il sortit de chez lui, sous les traits d'une vieille servante allant aux provisions, un cabas au bras... Il avait emprunté une robe à sa domestique et, comme il était tout rasé, il n'avait eu aucune peine à se métamorphoser... Le policier, posté sous les fenêtres, s'y trompa, et, rasséréné, soulagé, Raoul put filer allègrement sans la désagréable sensation d'avoir un œil constamment braqué sur soi. Au Grand-Hôtel, ce fut bien d'une autre !... Marguerite entra dans la chambre, affolée... Elle avait aperçu un des agents de son mari, posté dans le vestibule !... Elle lui avait même dit bonjour !... Mais, de son côté à lui, pourquoi cette mascarade ?... Et Raoul lui raconta tout : le pari, la filature, le moyen qu'il avait trouvé pour dépister ses suiveurs.

MARGUERITE, affolée. — Oh ! nous sommes perdus !

RAOUL. — Pas du tout !

MARGUERITE. —. Que raconter à mon mari ?... Qu'inventer ?... Vous avez brûlé la politesse à l'un de ses agents... soit ! Mais l'autre, celui qui est en bas, pour montrer qu'il faisait bien son service, il ne manquera pas de dire qu'il m'a vue... Et alors, quelle explication donner à ma présence au Grand-Hôtel ?

RAOUL. — N'importe laquelle ! Dire par exemple que vous êtes venue rendre visite à une amie... lui demander un conseil... Attendez donc !... Connaissez-vous la Gyraldose ?

MARGUERITE. — Non.

RAOUL. — Bravo !... La Gyraldose est un produit qui embellit le corps de la femme... qui la rend saine... qui fait disparaître tous les bobos... Il vous faut de la Gyraldose dans votre cabinet de toilette... vous aurez ainsi une jeunesse plus que d'ordinaire durée !... Et puisque sûrement vous fûtes dans les temps passés une déesse, vous retrouverez dans la Gyraldose les vertus de la fontaine de Jouvence qui donnait, à l'époque de Jupiter, l'éternelle jeunesse aux mortelles... Et je pourrai chanter, à jamais adorateur de ton cœur :

Air : Germaine était si jolie.

Ma mie était si jolie !
Elle avait des yeux d'azur,
D'azur du ciel d'Italie
Où le bleu est toujours pur.

Ma mie était si jolie !
Son pied tenait dans la main,
Et le jasmin d'Arabie
N'est pas plus blanc que son sein.

Ma mie était si jolie !
Ses cheveux — blonde moisson —
Rappelaient à ma folie
La toison d'or de Jason !

Ma mie était si jolie !
Lorsque dans les nuits d'été
Elle m'offrait la féerie
De sa blonde nudité !

Ma mie était si jolie !
Car la Gyraldose avait
Offert toute la magie
De son arôme parfait.

Ma mie était si jolie !
O sa nuque plus ultra,
Douce comme l'ambroisie ;
Merveille qu'un Dieu sculpta !

MARGUERITE. — Ah ! chéri ! tu me rassures !

RAOUL. — Parbleu !... D'ailleurs, tu viens de te servir du « tu » qui indique que l'inquiétude est partie de ton cœur !... La confiance règne et ton mari sera roulé !...
Il le fut...

Il le fut amplement.

Rentré chez lui, Raoul se débarrassa du vêtement féminin et, quand il sortit de nouveau sous son habit masculin, il fut repris en filature jusqu'à huit heures du soir... Le lendemain, Raoul reçut un rapport lui détaillant heure par heure ce qu'il avait fait... Le temps passé au Grand-Hôtel était ainsi désigné : « De trois heures à cinq heures est resté tranquillement chez lui ! » — « tranquillement » — Ah ! ces maris !

Jouant à celui qui perd gagne, Raoul envoya les cent louis. Quant à Marguerite elle ne fut pas soupçonnée par son mari, car elle rapporta le soir même, plusieurs boîtes de Gyraldose. Et Raoul, tranquillisé, reçoit maintenant chez lui Marguerite, Marguerite à qui il peut dire en toute sécurité : « Je t'aime, un peu, beaucoup, passionnément... » - FIN

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021