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BIBLIOBUS Littérature française

Du quai des orfèvres à la rue des Saussaies : du Roman policier à la réalité (1934) - Georges Simenon

 (Publié dans Paris-soir n°3765 du 28 janvier 1934)

Les 6.000 Hongrois

Le 24 janvier, à midi, trois individus armés font irruption, dans les locaux de la banque Baruch, menacent les employés, en blessent un, et s'enfuient avec le contenu du coffre-fort, soit 135.000 francs.

Que se passerait-il dans un roman policier ? Le commissaire Maigret arriverait sur les lieux, lourd et secret, fumerait une dizaine de pipes, ferait monter de la bière et des sandwiches, s'en irait enfin, les mains dans les poches de son pardessus.

Trois jours, huit jours durant, nous le suivrions dans des bistrots, dans des logements, dans les rues, fumant toujours, buvant de plus en plus de bière en attendant de poser sa patte sur l'épaule d'un quidam en soupirant :

— T'es fait, petit !

Sherlock Holmes, accompagné du docteur Watson, prendrait quelques mesures, ramasserait trois grains de poussière puis, enfermé dans son appartement de Baker Street, jouerait du violon pendant quelques heures, ne s'arrêterait que pour déclarer :

— Un des cambrioleurs au moins, qui mesure un mètre soixante-treize et a deux dents en or, a vécu en 1913 entre le 22e et le 13e degré de latitude nord. Un autre est divorcé. Le troisième a les pieds sensibles.

Loin du roman policier

Je vais vous dire, moi, comment les choses se sont passées — et je pourrais ajouter : comment elles se passent toujours dans la réalité.

Bien entendu, on commence par interroger M. Baruch, qui déclare :

— Je crois que les cambrioleurs avaient l'accent yougoslave.

Un employé, deux employés répètent :

— Ils avaient l'accent yougoslave.

Mais le caissier, lui, est justement de par là ; il affirme avec force :

— Ils ont parlé hongrois entre eux ! J'en suis sûr ! Je connais cette langue !

Cela n'a l'air de rien. Vous allez voir !

Six mille Hongrois plus ou moins suspects, habitant Paris et la banlieue, sont connus à la Préfecture de Police. Six mille dossiers ont donc été examinés avec soin. Femmes, vieillards et enfants mis à part, il resta, après ce premier tri, six cents Hongrois susceptibles d'avoir fait le coup de la banque Baruch.

Et l'emploi du temps de ces six cents individus le jour du vol a été vérifié !

Les gros souliers sont nécessaires

Avez-vous une idée de ce que cela représente ? Six cents hommes de toutes classes sociales, habitant les quartiers les plus divers ! Et nos inspecteurs, à qui on ne paie par leurs déplacements en taxi, allant d'une adresse à l'autre. Rirez-vous encore, maintenant, en parlant de leurs souliers à clous ?

— J'étais dans tel café ! répond un Hongrois.

Or, il faut vérifier son alibi, interroger le patron, les clients.

— Moi, j'étais dans tel magasin.

La vendeuse a justement son jour de congé et il n'y a qu'à revenir le lendemain.

Cela dura trois jours, pendant lesquels il y eut un certain vide au Quai des Orfèvres. Et alors on apprit que le caissier avait tort, que M. Baruch avait raison : les bandits n'étaient pas Hongrois mais Yougoslaves et tout était à recommencer.

N'oubliez pas qu'entre temps les gares, les ports, les postes-frontières étaient gardés, le signalement de nos trois hommes envoyé à toutes les polices du monde. Ces jours-là, des millions de personnes qui allaient en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, s'étonnèrent, de voir qu'on épluchait les visas de leur passeport et que les douaniers fouillaient leurs bagages avec une minutie anormale. Sur les routes, des centaines d'automobilistes furent interpellés. Dans les hôtels, non seulement de Paris, mais de province, on regarda de plus près le registre des voyageurs.

Or, le 4 mars, dix jours après le vol, un des coupables était arrêté et les autres ne devaient pas tarder à le rejoindre en prison.

Trait de génie de la part d'un détective ? Intuition à la Sherlock Holmes ? Révélations du laboratoire ?

C'est plus simple que ça ! C'est presque toujours très simple. Parmi les billets volés à la banque Baruch, il y avait des billets neufs. Munis du numéro de ces billets, les inspecteurs allaient de magasin en magasin, à travers tout Paris.

Et un beau jour, aux Gobelins, dans une épicerie, on trouva un des billets.

C'était le bout de la piste et, dès lors, les bandits devaient fatalement être pris.

Le cambrioleur superstitieux

Je voudrais raconter une toute petite histoire où le rôle capital a été joué par un élément si étrange que je crains de m'empêtrer dans les périphrases.

Essayons ! C'était il y a quelques années, en Bourgogne. Des cambrioleurs avaient pénétré la nuit dans une propriété dont les habitants étaient absents.

Or, les cambrioleurs de cette sorte, qui sont de véritables professionnels, ont des habitudes. Que dis-je ? Ils ont des traditions. Et jamais ils ne s'en écartent. C'est ainsi que jamais ils ne quitteront les lieux de leurs exploits sans faire bombance à la cuisine. Tout le contenu du garde-manger y passe et le lendemain on retrouve bon nombre de bouteilles au goulot cassé.

Ce n'est pas tout. Après avoir mangé, ils sacrifient à une superstition qui veut que certaine chose porte bonheur. Comprenez-vous ?

Or donc, en l'occurrence, l'enquête se poursuit, difficile. Impossible de relever une seule empreinte digitale. A tout hasard, le laboratoire prélève ce dont je viens de parler, en fait une analyse. Et on découvre ainsi qu'un cambrioleur est atteint d'une maladie rarissime.

Des semaines passent. Un quidam est arrêté à Lyon, à la suite d'une rixe. On va le relâcher quand on s'aperçoit qu'il est atteint du mal cité plus haut.

Rassurez-vous ! Il n'y a pas besoin d'apporter les pièces, à conviction dans le prétoire. Interpellé à brûle-pourpoint, le bonhomme a été si bien désarçonné par le raisonnement inattendu des policiers qu'il a tout avoué.

Ce qui prouve, tout au moins, qu'il faut parfois se méfier des porte-bonheur. - FIN

Date de dernière mise à jour : 14/08/2023