BIBLIOBUS Littérature française

8 – « Au dieu Mercure »

 

À Madame Daniel, à La Roncière, par Bassicourt, le 30 novembre.

« Amie très chère,

Deux semaines encore sans lettre de vous. Je n’espère plus en recevoir avant cette date fâcheuse du 5 décembre à laquelle nous avons fixé le terme de notre association et j’ai hâte d’y arriver, puisque vous serez alors affranchie d’un contrat qui paraît ne plus avoir votre agrément. Pour moi, les sept batailles que nous avons livrées ensemble, et gagnées, furent un temps de joie infinie et d’exaltation. Je vivais près de vous. Je sentais tout le bien que vous faisait cette existence plus active et plus émouvante. Mon bonheur était tel que je n’osais pas vous en parler et vous laisser voir de mes sentiments secrets autre chose que mon désir de vous plaire et mon dévouement passionné. Aujourd’hui, chère amie, vous ne voulez plus de votre compagnon d’armes. Que votre volonté soit faite !

Mais si je m’incline devant cet arrêt, me permettrez-vous de vous rappeler en quoi j’ai toujours pensé que consisterait notre dernière aventure, et quel but se proposerait notre effort suprême ? Me permettez-vous de répéter vos paroles, dont pas une, depuis, ne s’est effacée de ma mémoire ?

J’exige, avez-vous dit, que vous me rendiez une agrafe de corsage ancienne, composée d’une cornaline sertie dans une monture de filigrane. Je la tenais de ma mère, et personne n’ignorait qu’elle lui avait porté bonheur et qu’elle me portait bonheur. Depuis qu’elle a disparu du coffret où elle était enfermée, je suis malheureuse. Rendez-la-moi, monsieur le bon génie.

Et, comme je vous interrogeais sur l’époque où cette agrafe avait disparu, vous avez répliqué en riant :

"Il y a six ou sept ans, ou huit… je ne sais trop… je ne sais pas comment… je ne sais rien…"

C’était plutôt, n’est-ce pas, un défi que vous me jetiez, et vous me posiez cette condition afin qu’il me fût impossible d’y satisfaire. Cependant, j’ai promis et je voudrais tenir ma promesse. Ce que j’ai tenté pour vous montrer la vie sous un jour plus favorable me semblerait inutile, s’il manquait à votre sécurité ce talisman auquel vous attachez du prix. Ne rions pas de ces petites superstitions. Elles sont bien souvent le principe de nos actes les meilleurs.

Chère amie, si vous m’aviez aidé, une fois de plus c’était la victoire. Seul et pressé par l’approche de la date, j’ai échoué, non toutefois sans mettre les choses en un tel état que l’entreprise, si vous voulez la poursuivre, de votre côté, a les plus grandes chances de réussir.

Et vous la poursuivrez, n’est-ce pas ? Nous avons pris vis-à-vis de nous-mêmes un engagement auquel nous devons faire honneur. Dans un temps déterminé, il faut que nous inscrivions au livre de notre existence huit belles histoires, où nous aurons mis de l’énergie, de la logique, de la persévérance, quelque subtilité, et parfois un peu d’héroïsme. Voici la huitième. À vous d’agir pour qu’elle prenne sa place le 5 décembre avant que sonne la huitième heure du soir au cadran de l’horloge.

Et ce jour-là, vous agirez de la façon que je vais vous dire.

Tout d’abord — et surtout, mon amie, ne taxez pas mes instructions de fantaisistes, chacune d’elles est une condition indispensable du succès — tout d’abord, vous couperez dans le jardin de votre cousine, où j’ai vu qu’il y en avait, trois brins de jonc bien minces, que vous tresserez ensemble, et que vous lierez aux deux bouts de manière à former une cravache rustique, comme un fouet d’enfant.

À Paris, vous achèterez un collier de boules de jais, taillées à facettes, et vous le raccourcirez de telle sorte qu’il se compose de soixante-quinze boules, à peu près égales.

Sous votre manteau d’hiver, vous aurez une robe de laine bleue. Comme chapeau, une toque ornée de feuillage roux. Au cou, un boa de plumes de coq. Pas de gants. Pas de bagues.

L’après-midi, vous vous ferez conduire, par la rive gauche, jusqu’à l’église Saint-Étienne-du-Mont. À quatre heures, exactement, il y aura, devant le bénitier de cette église, une vieille femme vêtue de noir, en train d’égrener un chapelet d’argent. Elle vous offrira de l’eau bénite. Vous lui donnerez votre collier, dont elle comptera les boules et qu’elle vous rendra. En suite de quoi, vous marcherez derrière elle, vous traverserez un bras de la Seine, et elle vous conduira dans une rue déserte de l’île Saint-Louis, devant une maison où vous entrerez seule.

Au rez-de-chaussée de cette maison, vous trouverez un homme encore jeune, de teint très mat, à qui vous direz, après avoir enlevé votre manteau :

« Je viens chercher mon agrafe de corsage. »

Ne vous étonnez pas de son trouble ni de son effroi. Restez calme en sa présence. S’il vous interroge, s’il veut savoir pour quelle raison vous vous adressez à lui, ce qui vous pousse à faire cette demande, ne donnez aucune explication. Toutes vos réponses doivent se résumer dans ces courtes formules : "Je viens chercher ce qui m’appartient. Je ne vous connais pas, j’ignore votre nom, mais il m’est impossible de ne pas faire cette démarche auprès de vous. Il faut que je rentre en possession de mon agrafe de corsage. Il le faut."

Je crois sincèrement que, si vous avez la fermeté nécessaire pour ne pas vous départir de cette attitude, quelle que soit la comédie que cet homme puisse jouer, je crois sincèrement à votre entière réussite. Mais la lutte doit être brève, et l’issue dépend uniquement de votre confiance en vous-même et de votre certitude du succès. C’est une sorte de match où vous devez abattre l’adversaire au premier round. Impassible, vous l’emporterez. Hésitante, inquiète, vous ne pouvez rien contre lui. Il vous échappe, reprend le dessus après un premier moment de détresse, et la partie est perdue en l’espace de quelques minutes. Pas de moyen terme : la victoire immédiate ou la défaite.

Dans ce dernier cas, il vous faudrait, et je m’en excuse, accepter de nouveau ma collaboration. Je vous l’offre d’avance, mon amie, sans condition aucune, et en spécifiant bien que tout ce que j’ai pu faire pour vous, et tout ce que je ferai, ne me donne d’autre droit que de vous remercier et de me dévouer encore davantage à celle qui est toute ma joie et toute ma vie. »

Cette lettre, Hortense, après l’avoir lue, la jeta au fond d’un tiroir, en disant avec résolution :

— Je n’irai pas.

D’abord, si elle avait attaché jadis quelque importance à ce bijou, qui lui semblait avoir la valeur d’un porte-bonheur, elle ne s’y intéressait guère aujourd’hui que la période des épreuves paraissait terminée. Ensuite, elle ne pouvait oublier ce chiffre de huit qui était le numéro d’ordre de l’aventure nouvelle. S’y lancer, c’était reprendre la chaîne interrompue, se rapprocher de Rénine et lui donner un gage qu’avec son adresse insinuante il saurait bien exploiter.

L’avant-veille du jour fixé la trouva dans les mêmes dispositions. La veille au matin également. Mais tout à coup, sans même qu’elle eût à lutter contre des tergiversations préalables, elle courut au jardin, coupa trois brins de jonc qu’elle tressa comme elle en avait l’habitude, au temps de son enfance, et à midi elle se faisait conduire au train. Une ardente curiosité la soulevait. Elle ne pouvait résister à tout ce que l’aventure offerte par Rénine promettait de sensations amusantes et neuves. C’était vraiment trop tentant. Le collier de jais, la toque au feuillage d’automne, la vieille femme au chapelet d’argent… comment résister à ces appels du mystère, et comment repousser cette occasion de montrer à Rénine ce dont elle était capable ?

« Et puis, quoi ? se disait-elle en riant, c’est à Paris qu’il me convoque. Or, la huitième heure n’est dangereuse pour moi qu’à cent lieues de Paris, au fond du vieux château abandonné de Halingre. La seule horloge qui puisse sonner l’heure menaçante, elle est là-bas, enfermée, captive !  »

Le soir, elle débarquait à Paris. Le matin du 5 décembre, elle achetait un collier de jais qu’elle réduisait à soixante-quinze boules ; elle se parait d’une robe bleue et d’une toque en feuillage roux, et, à quatre heures précises, elle entrait dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont.

Son cœur battait violemment. Cette fois elle était seule, et comme elle sentait maintenant la force de cet appui auquel, par crainte irréfléchie plutôt que par raison, elle avait renoncé ! Elle cherchait autour d’elle, espérant presque le voir. Mais il n’y avait personne… personne qu’une vieille dame en noir, debout près du bénitier.

Hortense marcha vers elle. La vieille dame, qui pressait entre ses doigts un chapelet aux grains d’argent, lui offrit de l’eau bénite, puis se mit à compter une par une les boules du collier qu’Hortense lui tendit.

Elle murmura :

— Soixante-quinze. C’est bien. Venez.

Sans un mot de plus, elle trottina sous la lueur des réverbères, franchit le pont des Tournelles, s’engagea dans l’île Saint-Louis, et suivit une rue déserte qui la conduisit à un carrefour où elle s’arrêta devant une ancienne maison à balcons de fer forgé.

— Entrez, dit-elle.

Et la vieille dame s’en alla.

Hortense vit alors un magasin de belle apparence qui occupait presque tout le rez-de-chaussée, et dont les vitres étincelantes de lumière électrique laissaient apercevoir un amoncellement désordonné d’objets et de meubles anciens. Elle demeura là quelques secondes, regardant d’un œil distrait. L’enseigne portait ces mots « Au dieu Mercure » et le nom du marchand : « Pancardi ». Plus haut, sur une avancée qui bordait la bas : du premier étage, une petite niche abritait un Mercure en terre cuite pose sur une jambe, des ailes aux pieds, le caducée à la main, et qui, remarqua Hortense, un peu trop penché en avant, entraîné par sa course, aurait dû logiquement perdre l’équilibre et piquer une tête dans la rue.

« Allons », dit-elle, à demi-voix.

Elle saisit la poignée et entra.

Malgré le bruit de sonnettes et de grelots que fit la porte, personne ne vint à sa rencontre. Le magasin semblait vide. Mais, tout au bout, il y avait une arrière-boutique, et une autre à la suite, toutes deux remplies de bibelots et de meubles dont beaucoup devaient avoir une grande valeur. Hortense suivit un passage étroit qui serpentait entre deux parois d’armoires, de consoles et de commodes, monta deux marches et se trouva dans la dernière pièce.

Un homme était assis devant un secrétaire et compulsait des registres. Sans tourner la tête, il dit :

— Je suis à vous… Madame peut visiter…

Cette pièce-là ne contenait que des objets d’un genre spécial qui la rendaient pareille à quelque laboratoire d’alchimiste du Moyen Age, chouettes empaillées, squelettes, crânes, alambics de cuivre, astrolabes, et partout, suspendues aux murs, des amulettes de toutes provenances où dominaient des mains d’ivoire et des mains de corail, avec les deux doigts dressés qui conjurent les mauvais sorts.

— Est-ce que vous désirez particulièrement quelque chose, madame ? dit enfin le sieur Pancardi qui ferma son bureau et se leva.

« C’est bien lui », pensa Hortense.

Il avait, en effet, un teint extraordinairement mat. Une barbiche grisonnante à deux pointes allongeait son visage, que surmontait un front chauve et terne, en bas duquel luisaient, à fleur de peau, deux petits yeux inquiets et fuyants.

Hortense, qui n’avait point enlevé sa voilette ni son manteau, répondit :

— Je cherche une agrafe de corsage.

— Voici la vitrine, dit-il en la ramenant vers la boutique intermédiaire.

Après un coup d’œil sur la vitrine, elle prononça :

— Non… non… il n’y a pas ce que je veux. Ce que je veux, ce n’est pas telle ou telle agrafe, mais une agrafe qui a disparu autrefois d’une boîte à bijoux et que je viens chercher ici.

Elle fut stupéfaite de voir le bouleversement de ses traits. Ses yeux devenaient hagards.

— Ici ? Je ne pense pas que vous ayez aucune chance… Comment est-elle ?…

En cornaline, sertie dans du filigrane d’or… et de l’époque 1830…

— Je ne comprends pas… balbutia-t-il… Pourquoi me demandez-vous cela ? …

Elle ôta sa voilette et retira son manteau.

Il recula, comme devant un spectacle qui l’eût épouvanté et murmura :

— La robe bleue… la toque… Ah ! est-ce possible ? le collier de jais ! …

Ce fut peut-être la vue de la cravache aux trois baguettes de jonc qui lui donna la plus violente commotion. Il tendit le doigt vers elle, se mit à vaciller sur lui-même, et, à la fin, battant l’air de ses bras comme un nageur qui se noie, il tomba sur une chaise, évanoui.

Hortense ne bougea pas. « Quelle que soit la comédie qu’il puisse jouer, avait écrit Rénine, ayez le courage de rester impassible. » Bien qu’il ne jouât peut-être pas la comédie, cependant elle se contraignit au calme et à l’indifférence.

Cela dura une ou deux minutes, après quoi le sieur Pancardi sortit de sa torpeur, essuya la sueur qui lui baignait le front, et, cherchant à se Maîtriser, reprit d’une voix tremblante :

— Pourquoi vous êtes-vous adressée à moi ?

— Parce que cette agrafe est en votre possession.

— Qui vous l’a dit ? fit-il sans protester contre l’accusation. Comment savez-vous ?

— Je le sais parce que cela est. Personne ne m’a rien dit. Je suis venue avec la certitude de trouver mon agrafe ici, et avec la volonté implacable de l’emporter.

— Mais vous me connaissez ? vous savez mon nom ?

— Je ne vous connais pas. J’ignorais votre nom avant de le voir sur votre magasin. Pour moi, vous êtes simplement celui qui me rendra ce qui m’appartient.

Il était très agité. Il allait et venait dans un petit espace laissé par un cercle de meubles empilés, sur lesquels il frappait stupidement au risque d’en démolir l’équilibre.

Hortense sentit qu’elle le dominait, et, profitant de son désarroi, elle lui ordonna brusquement, avec un ton de menace :

— Où se trouve cet objet ? Il faut me le rendre. Je l’exige.

Pancardi eut un moment de désespoir. Il joignit les mains et marmotta des mots de supplication. Puis, vaincu, soudain résigné, il articula :

— Vous l’exigez ?…

— Je le veux, cela doit être…

— Oui, oui… cela doit être… j’y consens.

— Parlez ! commanda-t-elle, plus durement encore.

Parler, non, mais écrire… Je vais écrire mon secret… et tout sera fini pour moi.

Il retourna devant son bureau et traça fiévreusement quelques lignes sur une feuille qu’il cacheta.

— Tenez, dit-il, voici mon secret… C’était toute ma vie…

Et en même temps, il porta vivement contre sa tempe un revolver qu’il avait saisi sous un monceau de papiers et il tira.

D’un geste rapide, Hortense lui heurta le bras. La balle troua la glace d’une psyché. Mais Pancardi s’affaissa et se mit à gémir comme s’il eût été blessé.

Hortense fit un grand effort sur elle-même pour ne pas perdre son sang-froid.

« Rénine m’a prévenue, songeait-elle. C’est un comédien. Il a gardé l’enveloppe. Il a gardé son revolver. Je ne serai pas sa dupe. »

Cependant elle se rendait compte que, si elle restait calme en apparence, cette tentative de suicide et cette détonation l’avaient complètement désemparée. Toutes ses forces étaient désunies comme un faisceau dont on a coupé les liens, et elle avait l’impression pénible que l’homme, qui se traînait à ses pieds, en réalité reprenait peu à peu l’avantage sur elle.

Elle s’assit, épuisée. Ainsi que Rénine l’avait prédit, le duel n’avait pas duré plus de quelques minutes, mais c’était elle qui avait succombé, par la faute de ses nerfs de femme, et à l’instant même où elle pouvait croire à son triomphe.

Le sieur Pancardi ne s’y trompa point, et, sans prendre la peine de chercher une transition, il cessa ses jérémiades, se releva d’un bond, esquissa devant Hortense une manière d’entrechat qui montra toute sa souplesse, et s’écria d’un ton goguenard :

— Pour la petite conversation que nous allons avoir, je crois gênant d’être à la merci du premier client qui passe, n’est-ce pas ?

Il courut jusqu’à la porte d’entrée et, l’ayant ouverte, il abattit le tablier de fer qui clôturait la boutique. Puis, toujours sautillant, il rejoignit Hortense.

— Ouf ! j’ai bien cru que j’y étais. Un effort de plus, madame, et vous gagniez la partie. Mais aussi, je suis un naïf, moi. Il m’a semblé vous voir arriver du fond du passé, comme un émissaire de la Providence, pour me réclamer des comptes, et bêtement j’allais restituer… Ah ! mademoiselle Hortense — laissez-moi vous appeler ainsi, c’est sous ce nom que je vous connaissais — mademoiselle Hortense, vous manquez d’estomac, comme on dit.

Il s’assit auprès d’elle et, la figure méchante, brutalement, il lui lança :

— Maintenant, il s’agit d’être sincère. Qu’est-ce qui a machiné cette histoire ? Pas vous, hein ? Ce n’est pas votre genre. Alors, qui ? Dans ma vie, j’ai toujours été honnête, scrupuleusement honnête… sauf une fois… cette agrafe. Et tandis que je croyais l’affaire finie, enterrée, voilà que ça remonte à la surface. Comment ? Je veux savoir.

Hortense n’essayait même plus de combattre. Il pesait sur elle de toute sa force d’homme, de toute sa rancune, de toute sa peur, de toute la menace qu’il exprimait par ses gestes furieux et par sa physionomie à la fois ridicule et mauvaise.

— Parlez ! Je veux savoir. Si j’ai un ennemi secret, que je puisse me défendre ! Quel est cet ennemi ? Qui vous a poussée ? Qui vous a fait agir ? Est-ce un rival que ma chance exaspère et qui veut à son tour profiter de l’agrafe ? Mais parlez donc, nom d’un chien… ou je vous jure Dieu…

Elle s’imagina qu’il faisait un mouvement pour reprendre son revolver et recula en tendant les bras avec l’espoir de s’échapper.

Ils se débattirent ainsi l’un contre l’autre, et Hortense qui avait de plus en plus peur, non pas tant de l’attaque probable que de la figure convulsée de son agresseur, commençait à crier, lorsque le sieur Pancardi resta subitement immobile, les bras en avant, les doigts écartés et les yeux dirigés par-dessus la tête d’Hortense.

— Qu’est-ce qui est là ? Comment êtes-vous entré ? fit-il d’une voix étranglée.

Hortense n’eut même pas besoin de se retourner pour être sûre que Rénine venait à son secours, et que c’était l’apparition inexplicable de cet intrus qui effarait ainsi l’antiquaire. De fait, une silhouette mince glissa hors d’un amas de fauteuils et de canapés, et Rénine avança d’un pas tranquille.

— Qui êtes-vous ? répéta Pancardi. D’où venez-vous ?

— De là-haut, dit-il, très aimable et en montrant le plafond.

— De là-haut ?

— Oui, du premier étage. Je suis locataire, depuis trois mois, de l’étage ci-dessus. Tout à l’heure, j’ai entendu du bruit. On appelait au secours. Alors je suis venu.

Mais comment êtes-vous entré ici ?

— Par l’escalier.

— Quel escalier ?

— L’escalier de fer qui est au fond de la boutique. Votre prédécesseur était aussi locataire de mon étage, et communiquait directement par cet escalier intérieur. Vous avez fait condamner la porte. Je l’ai ouverte.

— Mais de quel droit, monsieur ? C’est une effraction.

— L’effraction est permise quand il s’agit de secourir un de ses semblables.

— Encore une fois, qui êtes-vous ?

— Le prince Rénine… un ami de madame, fit Rénine en se penchant sur Hortense et en lui baisant la main.

Pancardi parut suffoqué et marmotta :

— Ah ! je comprends… C’est vous l’instigateur du complot… vous qui avez envoyé madame…

— Moi-même, monsieur Pancardi, moi-même.

— Et quelles sont vos intentions ?

— Très pures, mes intentions. Pas de violence. Simplement un petit entretien après lequel vous me remettrez ce que je viens chercher à mon tour.

— Quoi ?

— L’agrafe de corsage.

— Cela, jamais, fit l’antiquaire avec force.

— Ne dites pas non. C’est couru d’avance.

— Il n’y a pas de force au monde, monsieur, qui puisse me contraindre à un pareil acte.

— Voulez-vous que nous convoquions votre femme ? Mme Pancardi se rendra peut-être mieux compte que vous de la situation.

L’idée de n’être plus seul en présence de cet adversaire imprévu parut plaire à Pancardi. Il y avait tout près de lui un timbre. Il appuya trois fois sur la sonnerie.

— Parfait ! s’écria Rénine. Vous voyez, chère amie, M. Pancardi est tout à fait aimable. Plus rien du diable déchaîné qui vous terrorisait tout à l’heure. Non… il suffit que M. Pancardi soit en face d’un homme pour retrouver ses qualités de courtoisie et d’obligeance. Un vrai mouton ! Ce qui ne veut pas dire que les choses vont aller toutes seules. Loin de là ! Rien d’entêté comme un mouton…

Tout au bout du magasin, entre le bureau de l’antiquaire et l’escalier tournant, une tapisserie fut soulevée, livrant passage à une femme qui tenait le battant d’une porte. Elle avait peut-être une trentaine d’années. Vêtue fort simplement, elle semblait, avec son tablier, plutôt une cuisinière qu’une patronne. Mais le visage était sympathique et la tournure avenante.

Hortense, qui avait suivi Rénine, fut très étonnée de reconnaître en elle une femme de chambre qu’elle avait eue à son service, étant jeune fille :

— Comment ! C’est vous, Lucienne ? Vous êtes Mme Pancardi ?

La nouvelle venue la regarda, la reconnut aussi et parut embarrassée. Rénine lui dit :

— Votre mari et moi, nous avons besoin de vous, madame Pancardi, pour terminer une affaire assez compliquée… une affaire où vous avez joué un rôle important…

Elle avança, sans un mot, visiblement inquiète, et elle dit à son mari, qui ne la quittait pas des yeux :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que me veut-on ? Quelle est cette affaire ?

À voix basse, Pancardi articula ces quelques mots :

— L’agrafe… l’agrafe de corsage…

Il n’en fallut pas davantage pour que Mme Pancardi entrevît la situation dans toute sa gravité. Aussi n’essaya-t-elle pas de faire bonne contenance ou d’opposer d’inutiles protestations. Elle s’affaissa sur une chaise, en soupirant :

— Ah ! voilà… je m’explique… Mlle Hortense a retrouvé la piste…

Ah ! nous sommes perdus !…

Il y eut un moment de répit. À peine la lutte avait-elle commencé entre les adversaires que le mari et la femme prenaient l’attitude de vaincus qui n’espèrent plus qu’en la clémence du vainqueur. Immobile et les yeux fixes, elle se mit à pleurer. Penché sur elle, Rénine prononça :

— Mettons les choses au point, voulez-vous, madame ? Nous y verrons plus clair et je suis sûr que notre entrevue trouvera sa solution toute naturelle. Voici. Il y a neuf ans, alors que vous serviez en province chez Mlle Hortense, vous avez connu le sieur Pancardi, lequel bientôt devint votre amant. Vous étiez corses tous les deux, c’est-à-dire d’un pays où les superstitions sont violentes, où la question de chance et de malchance, la jettatura, le mauvais sort, influent profondément sur la vie de chacun. Or, il était avéré que l’agrafe de corsage de votre patronne avait toujours porté chance à ceux qui la possédaient. C’est la raison pour laquelle, dans un moment de défaillance, stimulée par le sieur Pancardi, vous avez dérobé ce bijou. Six mois après, vous quittiez votre place et vous deveniez Mme Pancardi. Voilà, résumée en quelques phrases, toute votre aventure, n’est ce pas ? toute l’aventure de deux personnages qui seraient restés honnêtes gens s’ils avaient pu résister à cette tentation passagère.

« Inutile de vous dire à quel point vous avez réussi tous les deux, et comment, maîtres du talisman, croyant à sa vertu et confiants en vous-mêmes, vous vous êtes poussés au premier rang de marchands de bric-à-brac. Aujourd’hui, riches, propriétaires du magasin « Au dieu Mercure », vous attribuez le succès de vos entreprises à cette agrafe de corsage. La perdre, pour vous, ce serait la ruine et la misère. Toute votre vie est concentrée en elle. C’est le fétiche. C’est le petit dieu domestique qui protège et qui conseille. Il est là, quelque part, caché sous le fouillis, et personne évidemment n’aurait rien soupçonné (car je le répète, sauf cette erreur, vous êtes de braves gens), si le hasard ne m’avait conduit à m’occuper de vos affaires. »

Rénine fit une pause et reprit :

— Il y a deux mois de cela. Deux mois d’investigations minutieuses, qui m’étaient faciles puisque, ayant retrouvé votre piste, j’avais loué l’entresol et que je pouvais utiliser cet escalier… mais tout de même, deux mois perdus jusqu’à un certain point, puisque je n’ai pas encore réussi. Et Dieu sait si je l’ai bouleversé votre magasin ! Pas un meuble qui n’ait été visité. Pas une lame de parquet qui n’ait été interrogée. Résultat nul. Si, pourtant, quelque chose, une découverte accessoire. Dans un casier secret de votre bureau, Pancardi, j’ai déniché un petit registre où vous avez conté vos remords, vos inquiétudes, votre peur du châtiment, votre crainte de la colère divine.

« Grosse imprudence, Pancardi. Est-ce qu’on écrit de tels aveux ? Et surtout est-ce qu’on les laisse traîner ? Quoi qu’il en soit, je les ai lus, et j’y ai relevé cette phrase, dont l’importance ne m’a pas échappé, et qui m’a servi à préparer mon plan d’attaque :

« Qu’elle vienne à moi celle que j’ai dépossédée, qu’elle vienne à moi telle que je la voyais dans son jardin, tandis que Lucienne prenait le bijou. Qu’elle m’apparaisse, vêtue de la robe bleue, coiffée de la toque de feuillage roux, avec le collier de jais et la cravache aux trois baguettes de jonc tressées qu’elle portait ce jour-là ! Qu’elle m’apparaisse ainsi et qu’elle me dise « Je viens vous réclamer ce qui m’appartient. » Alors je comprendrai que c’est Dieu qui lui inspire cette démarche et que je dois obéir aux ordres de la Providence. »

« Voilà ce qui est écrit dans votre registre, Pancardi, et ce qui explique la démarche de celle que vous appelez Mlle Hortense. Celle-ci, suivant mes instructions, et conformément à la petite mise en scène que vous avez vous-même imaginée, est venue vers vous, du fond du passé — c’est votre propre expression. Un peu plus de sang-froid et vous savez qu’elle eût gagné la partie. Malheureusement, vous jouez la comédie à merveille, votre tentative de suicide l’a désorientée, et vous avez compris qu’il n’y avait point là un ordre de la Providence, mais simplement une offensive de votre ancienne victime. Je n’avais donc plus qu’à intervenir. Me voici, et maintenant, concluons :

« Pancardi, l’agrafe ?

— Non, fit l’antiquaire, à qui l’idée de restituer l’agrafe rendait toute son énergie.

Et vous, madame Pancardi ?

— Je ne sais pas où elle est, affirma la femme.

— Bien. Alors, passons aux actes. Madame Pancardi, vous avez un fils âgé de sept ans, que vous aimez de tout votre cœur. Aujourd’hui jeudi, comme chaque jeudi d’ailleurs, ce fils doit revenir tout seul de chez sa tante. Deux de mes amis sont postés sur son chemin, et, sauf contre-ordre, l’enlèveront au passage.

Tout de suite, Mme Pancardi s’affola.

— Mon fils ! oh ! je vous en prie… non, pas cela… je vous jure que je ne sais rien. Mon mari n’a jamais voulu se confier à moi.

Rénine continua :

— Deuxième point : dès ce soir, une plainte sera déposée au Parquet. Comme preuve, les aveux du registre. Conséquences : action judiciaire, perquisition, etc.

Pancardi se taisait. On avait l’impression que toutes ces menaces ne l’atteignaient pas et que, protégé par son fétiche, il se croyait invulnérable. Mais sa femme se jeta aux pieds de Rénine en bégayant :

— Non… non… je vous en supplie, ce serait la prison, je ne veux pas… Et puis, mon fils… oh ! je vous en supplie…

Hortense, apitoyée, prit Rénine à part.

— La pauvre femme ! j’intercède pour elle.

— Tranquillisez-vous, dit-il en riant, il n’arrivera rien à son fils.

— Mais vos amis sont postés ?…

— Pure invention.

— Cette plainte au Parquet ?

— Simple menace.

— Que cherchez-vous donc ?…

— À les effarer, à les faire sortir d’eux-mêmes, dans l’espoir qu’un mot leur échappera, un mot qui me renseignera. Nous avons essayé tous les moyens. Celui-là seul nous reste, et c’est un moyen qui me réussit presque toujours, rappelez-vous nos aventures.

— Mais si le mot que vous attendez n’est pas prononcé ?

— Il faut qu’il le soit, dit Rénine d’une voix sourde. Il faut en finir. L’heure approche.

Ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune femme, et elle rougit en pensant que l’heure à laquelle il faisait allusion, c’était la huitième, et qu’il n’avait d’autre but que d’en finir avant que cette huitième heure ne sonnât.

— Voilà donc, d’une part, ce que vous risquez, dit-il au couple Pancardi. La disparition de votre enfant, et la prison… La prison certaine puisqu’il y a le registre des aveux. Et maintenant, d’autre part, voici mon offre. Contre la restitution immédiate, instantanée de l’agrafe, vingt mille francs. Elle ne vaut pas trois louis.

Aucune réponse. Mme Pancardi pleurait.

Rénine reprit, en espaçant ses propositions :

— Je double… Je triple… Fichtre, vous êtes exigeant, Pancardi… Alors quoi, il faut mettre le chiffre rond ? Soit. Cent mille.

Il allongea la main comme s’il n’y avait point de doute qu’on ne lui donnât le bijou.

Ce fut Mme Pancardi qui fléchit la première et elle le fit avec une rage soudaine contre son mari :

— Mais avoue donc !… Parle !… où l’as-tu cachée ? Enfin, quoi, tu ne vas pas t’obstiner ? Sinon, c’est la ruine… la misère… Et puis, notre fils !… Voyons, parle…

Hortense murmura :

— Rénine, c’est de la folie, le bijou n’a aucune valeur.

— Rien à craindre, dit Rénine, il n’acceptera pas… Mais regardez-le… Dans quel état d’agitation il se trouve ! Exactement ce que je voulais… Ah ! cela, voyez-vous, c’est passionnant… Faire sortir les gens d’eux-mêmes ! … Leur enlever tout contrôle sur ce qu’ils pensent et sur ce qu’ils disent ! … Et, dans ce désordre, dans la tempête qui les secoue, apercevoir la petite étincelle qui jaillira quelque part !… Regardez-le ! Regardez-le

Cent mille francs pour un caillou sans valeur… sinon la prison… Il y a de quoi vous tourner la tête !

De fait, l’homme était livide, ses lèvres tremblaient et laissaient couler un peu de salive. On devinait le bouillonnement et le tumulte de tout son être, secoué par des sentiments contradictoires, par des peurs et des convoitises qui se heurtaient. Il éclata soudain, et vraiment il était facile de se rendre compte que ses paroles jaillissaient au hasard, et sans qu’il eût aucunement conscience de ce qu’il disait :

— Cent mille ! Deux cent mille ! Cinq cent mille ! Un million ! Je m’en moque ! Des millions ? à quoi ça sert, des millions ? On les perd. Ça disparaît… Ça s’envole… Il n’y a qu’une chose qui compte, le sort qui est pour vous ou contre vous. Et le sort est pour moi depuis neuf ans. Jamais il ne m’a trahi, et vous voudriez que je le trahisse ? Pourquoi ? Par peur ? La prison ? Mon fils ?… Des bêtises !… Rien de mauvais ne m’arrivera tant que j’obligerai le sort à travailler pour moi. C’est mon serviteur, mon ami… Il est attaché à l’agrafe. Comment ? Est-ce que je sais, moi ? C’est la cornaline, sans doute… Il y a des pierres miraculeuses qui contiennent le bonheur, comme d’autres contiennent du feu, ou du soufre, ou de l’or…

Rénine ne le quittait pas des yeux, attentif aux moindres mots et aux moindres intonations. L’antiquaire riait maintenant d’un rire nerveux, tout en reprenant l’aplomb de l’homme qui se sent sûr de lui, et il marchait devant Rénine, avec des gestes saccadés, où l’on sentait une résolution croissante.

— Des millions ? Mais je n’en voudrais pas, cher monsieur. Le petit morceau de pierre que je possède vaut beaucoup plus que cela. Et la preuve, c’est tout le mal que vous vous donnez pour me l’enlever. Ah ! ah ! des mois de recherches, vous l’avouez vous-même. Des mois où vous avez tout bouleversé, tandis que moi, qui ne soupçonnais rien, je ne me défendais même pas ! Pourquoi me défendre ? La petite chose se défendait toute seule… Elle ne veut pas être découverte et elle ne le sera pas… Elle se trouve bien ici. Elle préside à de bonnes et loyales affaires qui la satisfont… La chance de Pancardi ? Mais c’est connu dans tout le quartier, chez tous les antiquaires. Je le crie sur les toits « J’ai la chance. » J’ai même eu le toupet de prendre comme patron le dieu de la chance… Mercure ! Lui aussi me protège. Tenez, j’en ai mis partout dans ma boutique, des Mercures ! Regardez là-haut, sur cette planche, toute une série de statuettes, comme celle de l’enseigne, des épreuves signées d’un grand sculpteur, qui s’est ruiné et qui me les a vendues. En voulez-vous une, cher monsieur ? ça vous portera bonheur aussi. Choisissez ! Un cadeau de Pancardi pour vous dédommager de votre échec ! Ça vous va ?

Il dressa un escabeau contre la muraille, en dessous de la planche, saisit une statuette qu’il descendit et qu’il coucha dans les bras de Rénine. Et, riant de plus belle, d’autant plus surexcité que l’ennemi semblait lâcher pied et reculer devant son attaque fougueuse, il s’exclama :

— Bravo ! il accepte ! Et s’il accepte, c’est que tout le monde est d’accord ! Madame Pancardi, ne vous faites pas de bile. Votre fils va revenir, et il n’y aura pas de prison ! Au revoir, mademoiselle Hortense…

Au revoir, monsieur. Quand vous voudrez me dire un petit bonjour, trois coups au plafond. Au revoir… emportez votre cadeau… et que Mercure vous favorise ! Au revoir, mon cher prince… Au revoir, mademoiselle Hortense…

Il les poussait vers l’escalier de fer, les prenait tour à tour par le bras et les dirigeait jusqu’à la porte basse qui se dissimulait au haut de cet escalier.

Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que Rénine ne protesta pas. Il n’eut pas un mouvement de résistance. Il se laissa conduire, comme un enfant que l’on punit et que l’on met à la porte.

Entre l’instant où il avait fait son offre à Pancardi et l’instant où Pancardi, triomphant, le jetait à la porte avec une statuette dans les bras, il ne s’était pas écoulé cinq minutes.

La salle à manger et le salon de l’entresol que Rénine avait loués donnaient sur la rue. Dans la salle à manger, deux couverts étaient mis.

— Excusez ces préparatifs, dit Rénine à Hortense, en lui ouvrant le salon. J’ai pensé que, en tout état de cause, les événements me permettraient de vous recevoir en cette fin de journée, et que nous pourrions dîner ensemble. Ne me refusez pas cette faveur, qui sera la dernière de notre dernière aventure.

Hortense ne refusa pas ; la façon dont se terminait la bataille, qui était si contraire à tout ce qu’elle avait vu jusqu’ici, la déconcertait. Pourquoi, d’ailleurs, eût-elle refusé puisque les conditions du pacte n’étaient pas remplies ?

Rénine se retira pour donner des ordres à son domestique, puis, deux minutes plus tard, vint rechercher Hortense et la conduisit dans la salle. Il était, à ce moment, un peu plus de sept heures.

Il y avait des fleurs sur la table. Au milieu se dressait la statuette de Mercure, cadeau du sieur Pancardi.

— Que le dieu de la chance préside à notre repas dit Rénine.

Il se montra fort gai, et dit toute la joie qu’il avait à se trouver en face d’elle.

— Ah ! s’écria-t-il, c’est que vous mettiez de la mauvaise volonté ! Madame me condamnait sa porte… Madame n’écrivait plus… Vraiment, chère amie, vous avez été cruelle, et j’en souffrais profondément. Aussi ai-je dû employer les grands moyens et vous attirer par l’appât des plus fabuleuses entreprises. Avouez que ma lettre était joliment habile ! Les trois baguettes… la robe bleue… Comment résister à tout cela ! Par surcroît, j’ai ajouté de mon cru quelques énigmes de plus, les soixante-quinze boules du collier, la vieille au chapelet d’argent… bref, de quoi rendre la tentation irrésistible. Ne m’en veuillez pas. Je voulais vous voir, et que ce fût aujourd’hui. Vous êtes venue. Merci.

Il raconta ensuite comment il avait retrouvé la piste du bijou volé.

— Vous espériez bien, n’est-ce pas, en m’imposant cette condition, qu’il ne me serait pas possible de la remplir ? Erreur, chère amie. L’épreuve, du moins, au début, était facile, puisqu’elle s’appuyait sur une donnée certaine : le caractère du talisman qui s’attachait à l’agrafe. Il suffisait de rechercher si, dans votre entourage, parmi vos domestiques, il y avait eu quelqu’un sur qui ce caractère ait pu exercer une attraction quelconque. Or, tout de suite, sur la liste des personnes que je parvins à établir, je notai le nom de Mlle Lucienne, originaire de Corse. Ce fut mon point de départ. Après cela, tout s’enchaînait.

Hortense le considérait avec surprise. Comment se faisait-il qu’il acceptât sa défaite d’un air si nonchalant et qu’il parlât même en triomphateur, alors que, dans la réalité, il avait été nettement vaincu par l’antiquaire, et quelque peu tourné en ridicule ?

Elle ne put s’empêcher de le lui faire sentir, et le ton qu’elle y mit revêtait un certain désappointement, une certaine humiliation.

— Tout s’enchaînait, soit. Mais la chaîne est rompue, puisque, en fin de compte, si vous connaissez le voleur, vous n’avez pas réussi à mettre la main sur l’objet volé.

Le reproche était manifeste. Rénine ne l’avait pas accoutumée à l’insuccès. Et plus encore, elle s’irritait de constater avec quelle insouciance il se résignait à un échec qui, somme toute, entraînait la ruine des espérances qu’il avait pu concevoir.

Il ne répondit pas. Il avait rempli deux coupes de champagne, et il en vidait une lentement, les yeux attachés sur la statuette du dieu Mercure. Il la fit pivoter sur son piédestal, comme un voyageur qui se réjouit.

— Quelle admirable chose qu’une ligne harmonieuse ! La couleur m’exalte moins que la ligne, la proportion, la symétrie, et tout ce qu’il y a de merveilleux dans la forme. Ainsi, chère amie, la couleur de vos yeux bleus, la couleur de vos cheveux fauves, je les aime. Mais ce qui m’émeut, c’est l’ovale de votre visage, c’est la courbe de votre nuque et de vos épaules. Regardez cette statuette. Pancardi a raison : c’est l’ouvre d’un grand artiste. Les jambes sont à la fois fines et solidement musclées, toute la silhouette donne l’impression de l’élan et de la rapidité. C’est très bien. Une seule faute, cependant, très légère, et que vous n’avez peut-être pas remarquée.

— Si, si, affirma Hortense. Elle m’a frappée dès que j’ai vu l’enseigne, dehors. Vous voulez parler, n’est-ce pas, de cette espèce de déséquilibre ? Le dieu est trop penché sur la jambe qui le porte. On croirait qu’il va tomber en avant.

— Tous mes compliments, dit Rénine. La faute est imperceptible, et il faut un œil exercé pour s’en apercevoir. Mais, en effet, logiquement, le poids du corps devrait l’emporter, et logiquement, selon les lois de la matière, le petit dieu devrait piquer une tête.

Après un silence, il reprit :

— J’ai remarqué ce défaut depuis le premier jour. Comment n’en ai-je pas, alors, tiré de conclusions ? J’ai été choqué parce qu’on avait péché contre une loi esthétique, alors que j’aurais dû l’être parce qu’on avait manqué à une loi physique. Comme si l’art et la nature ne se confondaient pas ! Et comme si les lois de la pesanteur pouvaient être dérangées, sans qu’il y ait là une raison primordiale…

— Que voulez-vous dire ? demanda Hortense, intriguée par ces considérations qui semblaient si étrangères à leurs pensées secrètes. Que voulez-vous dire ?

— Oh ! rien, fit-il. Je m’étonne seulement de n’avoir point compris plus tôt pourquoi ce Mercure ne piquait pas une tête, comme ce serait son devoir.

— Et le motif ?

— Le motif ? J’imagine que Pancardi, en tripotant la statuette pour la faire servir à ses desseins, en aura dérangé l’équilibre, mais que cet équilibre s’est retrouvé grâce à quelque chose qui retient le petit dieu en arrière, et qui compense son attitude vraiment trop risquée.

— Quelque chose ?

— Oui. En l’occurrence, la statuette aurait pu être scellée. Mais elle ne l’était pas, et je le savais, ayant remarqué que Pancardi, du haut d’un : échelle, la soulevait et la nettoyait tous les deux ou trois jours. Reste donc, une seule hypothèse : le contrepoids.

Hortense tressaillit. Un peu de lumière l’éclairait à son tour. Elle murmura :

— Un contrepoids !… Est-ce que vous supposeriez que ce serait… dans le piédestal ?…

— Pourquoi pas ?

Est-ce possible ? Mais, dans ce cas, comment Pancardi vous aurait donné cette statuette ?…

— Il ne m’a pas donné celle-ci, déclara Rénine. Celle-ci, c’est moi qui l’ai prise.

— Mais où ? Quand ?

Tout à l’heure, quand vous étiez au salon. J’ai enjambé cette fenêtra laquelle est située au-dessus de l’enseigne, et à côté de la niche du petit dieu. Et j’ai fait l’échange. C’est-à-dire que j’ai pris la statue qui était dehors et qui avait de l’intérêt pour moi, et que j’ai mis celle que m’avait donnée Pancardi et qui n’avait aucun intérêt.

— Mais celle-là n’était pas penchée en avant ?

— Non, pas plus que celles qui sont sur la planche de son magasin. Mais Pancardi n’est pas un artiste. Un défaut d’aplomb ne le frappe pas, il n’y verra que du feu, et il continuera à se croire favorisé par la chance, ce qui revient à dire que la chance continuera à le favoriser. En attendant, voici la statuette, celle de l’enseigne. Dois-je en démolir le piédestal et en sortir votre agrafe de la gaine de plomb soudée à l’arrière de ce piédestal, et qui assure l’équilibre du dieu Mercure ?

— Non !… non !… inutile…, répondit vivement Hortense à voix basse.

L’intuition, la subtilité de Rénine, l’adresse avec laquelle il avait mené toute cette affaire, pour elle, tout cela restait dans l’ombre à cette minute précise. Mais elle songeait soudain que la huitième aventure était achevée, que les épreuves avaient tourné à son avantage, et que l’extrême délai fixé pour la dernière de ces épreuves n’était pas encore atteint.

Il eut, d’ailleurs, la cruauté de le remarquer :

— Huit heures moins le quart, dit-il.

Un lourd silence s’établit entre eux, dont l’un et l’autre subissaient la gêne, au point qu’ils hésitaient à faire le moindre mouvement. Pour le rompre, Rénine plaisanta :

— Ce brave M. Pancardi, comme il a été bon de me renseigner ! Je savais bien, du reste, qu’en l’exaspérant je finirais par recueillir dans ses phrases la petite indication qui me manquait. C’est exactement comme si l’on mettait un briquet dans les mains de quelqu’un et qu’on lui intimât l’ordre de s’en servir. À la fin, une étincelle se produit. L’étincelle chez moi, ce qui l’a produite, c’est le rapprochement inconscient, mais inévitable, qu’il a fait entre l’agrafe de cornaline, principe de chance, et Mercure, dieu de la chance. Cela suffisait. Je compris que cette association d’idées provenait de ce que, dans la réalité, il avait associé les deux chances en les incorporant l’une à l’autre, c’est-à-dire, pour être clair, en dissimulant le bijou dans le bloc même de la statuette. Et instantanément je me souvins du Mercure placé à l’extérieur et du défaut d’équilibre…

Rénine s’interrompit brusquement ; il lui semblait que toutes ses paroles tombaient dans le vide. La jeune femme avait appuyé sa main contre son front, et voilant ainsi ses yeux, elle demeurait immobile, très lointaine.

En vérité, elle n’écoutait point. Le dénouement de cette aventure particulière et la façon dont Rénine s’était comporté en cette occasion ne l’intéressaient plus. Ce à quoi elle songeait, c’était à l’ensemble des aventures qu’elle avait vécues depuis trois mois, et à la conduite prodigieuse de l’homme qui lui avait offert son dévouement. Elle apercevait, comme sur un tableau magique, les actes fabuleux accomplis par lui, tout le bien qu’il avait fait, les existences sauvées, les douleurs apaisées, les crimes punis, l’ordre rétabli partout où s’était exercée sa volonté de maître. Rien ne lui était impossible. Ce qu’il entreprenait, il l’exécutait. Chacun des buts vers lesquels il marchait, d’avance était atteint. Et tout cela sans effort excessif, avec le calme de celui qui connaît sa puissance, et qui sait que rien ne lui résistera.

Alors que pouvait-elle contre lui ? Pourquoi et comment se défendre ? S’il exigeait qu’elle se soumît, ne saurait-il pas l’y contraindre, et cette aventure suprême serait-elle pour lui plus difficile que les autres ? En admettant qu’elle se sauvât, y avait-il dans l’immense univers une retraite où elle fût à l’abri de sa poursuite ? Dès le premier instant de leur première rencontre, le dénouement était certain, puisque Rénine avait décrété qu’il en serait ainsi.

Cependant, elle cherchait encore des armes, une protection, et elle se disait que, s’il avait rempli les huit conditions, et s’il lui avait rendu l’agrafe de cornaline avant que la huitième heure ne fût sonnée, toutefois elle était protégée par ce fait que la huitième heure devait sonner à l’horloge du château de Halingre, et non pas ailleurs. Le pacte était formel. Rénine avait dit, ce jour-là, en regardant les lèvres qu’il convoitait : « Le vieux balancier de cuivre reprendra son mouvement, et lorsque, à la date fixée, il frappera de nouveau huit coups, alors… »

Elle releva la tête. Lui non plus ne bougeait pas, grave, paisible dans son attente.

Elle fut sur le point de lui dire, et même elle prépara ses phrases :

« Vous savez… notre accord veut que ce soit l’horloge de Halingre. Toutes les conditions sont remplies. Mais pas celle-ci. Alors je suis libre, n’est-ce pas ? J’ai le droit de ne pas tenir une promesse, que je n’avais pas faite d’ailleurs, mais qui tombe, en tout cas, d’elle-même… Et je suis libre… affranchie de tout scrupule ?… »

Elle n’eut pas le temps de parler. À cette seconde exacte, derrière elle, un déclenchement se produisit, pareil à celui d’une horloge qui va sonner.

Un premier coup de timbre retentit, puis un second, puis un troisième.

Hortense eut un gémissement. Elle avait reconnu le timbre même de la vieille horloge de Halingre, qui trois mois auparavant, en rompant d’une façon surnaturelle le silence du château abandonné, les avait jetés l’un et l’autre sur le chemin des aventures.

Elle compta. L’horloge sonna les huit coups.

— Ah ! murmura-t-elle, toute défaillante, et se cachant la figure entre les mains… l’horloge… l’horloge qui est ici… celle de là-bas… je reconnais sa voix…

Elle n’en dit pas davantage. Elle devinait que Rénine avait les yeux sur elle, et ce regard lui enlevait toutes ses forces. Elle aurait pu d’ailleurs les recouvrer qu’elle n’en eût pas été plus vaillante, et qu’elle n’eût point cherché à lui opposer la moindre résistance, pour cette raison qu’elle ne voulait pas résister. Toutes les aventures étaient finies, mais il en restait une à courir, dont l’attente effaçait le souvenir de toutes les autres. C’était l’aventure d’amour, la plus délicieuse, la plus troublante, la plus adorable des aventures. Elle acceptait l’ordre du destin, heureuse de tout ce qui pourrait advenir, puisqu’elle aimait. Elle sourit, malgré elle, en pensant que la joie revenait dans sa vie à l’instant même où son bien-aimé lui apportait l’agrafe de cornaline.

Une seconde fois, le timbre de l’horloge retentit.

Hortense leva les yeux sur Rénine. Quelques secondes encore elle se débattit. Mais elle était, ainsi qu’un oiseau fasciné, incapable d’un geste de révolte, et, comme le huitième coup sonnait, elle s’abandonna contre lui, en tendant ses lèvres…

 

 

FIN

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021