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BIBLIOBUS Littérature française

4 - Le film révélateur

 

 

— Regardez donc celui qui joue le maître d’hôtel… dit Serge Rénine.

— Qu’est-ce qu’il a de particulier ? demanda Hortense.

Ils se trouvaient en matinée dans un cinéma des boulevards où la jeune femme avait entraîné Rénine pour y voir une interprète qui la touchait de près. Rose-Andrée, que l’affiche mettait en vedette, était sa demi-sœur, leur père s’étant marié deux fois. Depuis quelques années, fâchées l’une avec l’autre, elles ne s’écrivaient même plus. Belle créature aux gestes souples et au visage rieur, Rose-Andrée, après avoir fait du théâtre sans beaucoup de succès, venait de se révéler au cinéma comme une interprète de grand avenir. Ce soir-là elle animait de son entrain et de sa beauté ardente un film assez médiocre par lui-même : La Princesse Heureuse.

Sans répondre directement, Rénine reprit, pendant une pause de la représentation :

— Je me console de mauvais films en observant les personnages secondaires. Comment ces pauvres diables, à qui l’on fait répéter dix ou vingt fois certaines scènes, ne penseraient-ils pas souvent, lors de la « prise définitive », à autre chose qu’à ce qu’ils jouent ? Ce sont ces petites distractions, où perce un peu de leur âme ou de leur instinct, qui sont amusantes à noter. Ainsi, tenez, ce maître d’hôtel…

L’écran montrait maintenant une table luxueusement servie que présidait la Princesse Heureuse entourée de tous ses amoureux. Une demi-douzaine de domestiques allaient et venaient, dirigés par le maître d’hôtel, grand gaillard au mufle épais, à la figure vulgaire, dont les sourcils énormes se rejoignaient en une seule ligne.

— Une tête de brute, dit Hortense. Que voyez-vous en lui de spécial ?

— Examinez la façon dont il regarde votre sœur, et s’il ne la regarde pas plus souvent qu’il ne devrait…

— Ma foi, jusqu’ici, il ne me semble pas, objecta Hortense…

— Mais si, affirma le prince Rénine, il est évident qu’il éprouve dans la vie pour Rose-Andrée des sentiments personnels qui n’ont aucun rapport avec son rôle de domestique anonyme. Nul ne s’en doute peut-être, dans la réalité, mais sur l’écran, quand il ne se surveille pas, ou quand il croit que ses camarades de répétition ne peuvent le voir, son secret lui échappe. Tenez…

L’homme ne bougeait plus. C’était la fin du repas. La princesse buvait une coupe de champagne, et il la contemplait de ses deux yeux luisants que voilaient à demi ses lourdes paupières.

Deux fois encore, ils surprirent en lui de ces expressions singulières auxquelles Rénine attribuait une signification passionnée qu’Hortense mettait en doute.

— C’est sa façon de regarder, à cet homme, disait-elle.

L’épisode se termina. Il y en avait un second. La notice du programme annonçait « qu’un an s’était écoulé et que la Princesse Heureuse vivait dans une jolie chaumière normande, tout enguirlandée de plantes grimpantes, avec le musicien peu fortuné qu’elle avait choisi comme époux ».

Toujours heureuse, d’ailleurs, ainsi qu’on put le constater sur l’écran, la princesse était toujours également séduisante, et toujours assiégée par les prétendants les plus divers. Bourgeois et nobles, financiers et paysans, tous les hommes tombaient en pâmoison devant elle, et, plus que tous, une sorte de rustre solitaire, un bûcheron velu et à demi-sauvage qu’elle rencontrait dans toutes ses promenades. Armé de sa hache, redoutable et sournois, il rôdait autour de la chaumière et l’on sentait avec effroi qu’un péril menaçait la Princesse Heureuse.

— Tiens, tiens, chuchota Rénine, vous savez qui c’est, l’homme des bois ?

— Non.

— Le maître d’hôtel, tout simplement. On a pris le même interprète pour les deux rôles.

De fait, malgré la déformation de la silhouette, sous la démarche pesante, sous les épaules voûtées du bûcheron, se retrouvaient les attitudes et les gestes du maître d’hôtel, de même que sous la barbe inculte et sous les longs cheveux épais, on reconnaissait la face rasée de tout à l’heure, le mufle de bête et la ligne touffue des sourcils.

Au loin, la princesse sortit de la chaumière. L’homme se cacha derrière un massif. De temps en temps, l’écran montrait, en proportion démesurée, ses yeux féroces ou ses mains d’assassin aux pouces énormes.

— Il me fait peur, dit Hortense ; il est terrifiant de réalité.

— Parce qu’il joue pour son propre compte, fit Rénine. Vous comprenez bien que, dans l’intervalle des trois ou quatre mois qui semblent séparer les époques où les deux films furent tournés, son amour a fait des progrès, et, pour lui, ce n’est pas la princesse qui vient, mais Rose-Andrée.

L’homme s’accroupit. La victime approchait, allègre et sans méfiance. Elle passa, entendit du bruit, s’arrêta, et regarda d’un air souriant qui devint attentif, puis inquiet, puis de plus en plus anxieux. Le bûcheron avait écarté les branches et traversait le massif.

Ils se trouvaient ainsi l’un en face de l’autre.

Il ouvrit les bras comme pour la saisir. Elle voulut crier, appeler an secours, mais elle suffoquait, et les bras se refermèrent sur elle sans qu’elle pût opposer la moindre résistance. Alors il la chargea sur son épaule et se mit à galoper.

— Êtes-vous convaincue ? murmura Rénine. Croyez-vous que cet acteur de vingtième ordre aurait eu cette puissance et cette énergie s’il s’agissait d’une autre femme que Rose-Andrée ?

Le bûcheron, cependant, arrivait au bord d’un large fleuve, près d’une vieille barque échouée dans la vase. Il y coucha le corps inerte de Rose-Andrée, défit l’amarre et se mit à remonter le fleuve en suivant la rive.

Plus tard on le vit atterrir, puis franchir la lisière d’une forêt et s’enfoncer parmi de grands arbres et des amoncellements de roches. Ayant déposé la princesse, il déblaya l’entrée d’une caverne, où le jour se glissait par une fente oblique.

Une série de projections montra l’affolement du mari, les recherches, la découverte de petites branches cassées par la Princesse Heureuse et qui indiquaient la route suivie.

Puis ce fut le dénouement, la lutte effroyable entre l’homme et la femme et, au moment où la femme, vaincue, à bout de forces, est renversée, l’irruption brusque du mari et le coup de feu qui abat la bête fauve…

Il était quatre heures, lorsqu’ils sortirent du cinéma. Rénine, que son automobile attendait, fit signe au chauffeur de le suivre. Ils marchèrent tous deux par les boulevards et la rue de la Paix, et Rénine, après un long silence dont la jeune femme s’inquiétait malgré elle, lui demanda :

— Vous aimez votre sœur ?

— Oui, beaucoup.

— Cependant vous êtes fâchées ?

— Je l’étais du temps de mon mari. Rose est une femme assez coquette avec les hommes. J’ai été jalouse, et vraiment sans motif. Mais pourquoi cette question ?

— Je ne sais pas… ce film me poursuit, et l’expression de cet homme était si étrange !

Elle lui prit le bras et vivement :

— Enfin, quoi, parlez ! Que supposez-vous ?

— Ce que je suppose ? Tout et rien. Mais je ne puis m’empêcher de croire que votre sœur ait été en danger.

— Simple hypothèse.

— Oui, mais une hypothèse fondée sur des faits qui m’impressionnent. À mon avis, la scène de l’enlèvement représente, non pas l’agression de l’homme des bois contre la Princesse Heureuse, mais une attaque violente et forcenée d’un interprète contre la femme qu’il convoite. Certes, cela s’est passé dans les limites imposées par le rôle, et personne n’y a vu que du feu, personne, sauf peut-être Rose-Andrée. Mais moi, j’ai surpris des éclairs de passion qui ne laissent aucun doute, des regards où il y avait de l’envie, et même la volonté du meurtre, des mains contractées, toutes prêtes à étrangler, vingt détails enfin qui me prouvent qu’à cette époque-là l’instinct de cet homme le poussait à tuer cette femme qui ne pouvait lui appartenir.

— Soit, à cette époque, peut-être, dit Hortense. Mais la menace est conjurée puisque des mois se sont écoulés.

— Évidemment… évidemment… mais tout de même, je veux me renseigner.

— Près de qui ?

— Auprès de la Société Mondiale qui a tourné le film. Tenez, voici les bureaux de la Société. Voulez-vous monter dans l’automobile et attendre quelques minutes ?

Il appela Clément, son chauffeur, et s’éloigna.

Au fond, Hortense demeurait sceptique. Toutes ces manifestations d’amour, dont elle ne niait ni l’ardeur, ni la sauvagerie, lui avaient semblé le jeu rationnel d’un bon interprète. Elle n’avait rien saisi de tout le drame redoutable que Rénine prétendait avoir deviné, et se demandait s’il ne péchait pas par excès d’imagination.

— Eh bien ! lui dit-elle, non sans ironie, quand il revint, où en êtes vous ? Du mystère ? Des coups de théâtre ?

— Suffisamment, fit-il d’un air soucieux.

Elle se troubla aussitôt.

— Que dites-vous ?

Il raconta, d’un trait :

— Cet homme s’appelle Dalbrèque. C’est un être assez bizarre, renfermé, taciturne, et qui se tenait toujours à l’écart de ses camarades. On ne s’est jamais aperçu qu’il fût particulièrement empressé auprès de votre sœur. Cependant, son interprétation, à la fin du second épisode, parut si remarquable qu’on l’engagea pour un nouveau film. Il tourna donc en ces derniers temps. Il tourna aux environs de Paris. On était content de lui, lorsque soudain un événement insolite se produisit. Le vendredi 18 septembre, au matin, il crocheta le garage de la Société Mondiale et fila dans une superbe limousine, après avoir raflé la somme de 25,000 francs. On porta plainte, et la limousine fut retrouvée, le dimanche, aux environs de Dreux.

Hortense qui écoutait, un peu pâle, insinua :

— Jusqu’ici… aucun rapport…

— Si. Je me suis enquis de ce qu’était devenue Rose-Andrée. Votre sœur a voyagé cet été, puis elle est restée une quinzaine dans le département de l’Eure où elle possède une propriété, précisément la chaumière où l’on a tourné La Princesse Heureuse. Appelée en Amérique par un engagement, elle est revenue à Paris, a fait enregistrer ses bagages à la gare Saint-Lazare et s’en est allée vendredi le 18 septembre avec l’intention de coucher au Havre et de prendre le bateau du samedi.

— Vendredi le 18… balbutia Hortense… le même jour que cet homme… Il l’aura enlevée.

— Nous allons le savoir, dit Rénine. Clément, à la Compagnie Transatlantique.

Cette fois, Hortense l’accompagna dans les bureaux et s’informa elle-même près de la direction.

Les recherches aboutirent rapidement.

Une cabine avait été retenue par Rose-Andrée sur le paquebot La Provence. Mais le paquebot était parti sans que la passagère se fût présentée. Le lendemain seulement, on recevait au Havre un télégramme, signé Rose-Andrée, annonçant un retard et demandant que l’on gardât les bagages en consigne. Le télégramme venait de Dreux.

Hortense sortit en chancelant. Il ne semblait pas possible que l’on pût expliquer toutes ces coïncidences autrement que par un attentat. Les événements se groupaient selon l’intuition profonde de Rénine.

Prostrée dans l’automobile, elle l’entendit qui donnait comme adresse la préfecture de police. Ils traversèrent le centre de Paris. Puis elle resta seule sur un quai quelques instants.

— Venez, dit-il en ouvrant la portière.

— Du nouveau ? On vous a reçu ? demanda-t-elle anxieusement.

— Je n’ai pas cherché à être reçu. Je voulais seulement me mettre en rapport avec l’inspecteur Morisseau, celui qui me fut envoyé l’autre jour, dans l’affaire Dutreuil. Si l’on sait quelque chose, nous le saurons par lui.

— Eh bien ?

— À cette heure-ci, il est dans un petit café, que vous voyez là-bas sur la place.

Ils y entrèrent et s’assirent devant une table isolée où l’inspecteur principal lisait son journal. Tout de suite, il les reconnut. Rénine lui serra la main, et, sans préambule :

— Je vous apporte une affaire intéressante, brigadier, et qui peut vous mettre en relief. Peut-être d’ailleurs êtes-vous au courant ?…

— Quelle affaire ?

— Dalbrèque.

Morisseau parut surpris. Il hésita, et d’un ton prudent :

— Oui, je sais… les journaux ont parlé de ça… vol d’automobile… 25,000 francs barbotés… Les journaux parleront aussi demain d’une découverte que nous venons de faire à la Sûreté, à savoir que Dalbrèque serait l’auteur d’un assassinat qui fit beaucoup de bruit l’an dernier, celui du bijoutier Bourguet.

— Il s’agit d’autre chose, affirma Rénine.

— De quoi donc ?

— D’un enlèvement commis par lui, dans la journée du samedi 19 septembre.

— Ah ! vous savez ?

— Je sais.

— En ce cas, déclara l’inspecteur qui se décida, allons-y. Samedi le 19 septembre, en effet, en pleine rue, en plein jour, une dame qui faisait des emplettes fut enlevée par trois bandits dont l’automobile s’enfuit à toute allure. Les journaux ont rapporté l’incident, mais sans donner le nom de la victime ni des agresseurs, et cela pour cette bonne raison, c’est qu’on ne savait rien. C’est seulement hier que, envoyé au Havre avec quelques hommes, j’ai réussi à identifier un des bandits. Le vol des 25,000 francs, le vol de l’auto, l’enlèvement de la jeune femme, même origine. Un seul coupable : Dalbrèque. Quant à la jeune femme, aucun renseignement. Toutes nos recherches ont été vaines.

Hortense n’avait pas interrompu le récit de l’inspecteur. Elle était bouleversée. Quand il eut fini, elle soupira :

— C’est effrayant… la malheureuse est perdue… il n’y a aucun espoir… S’adressant à Morisseau, Rénine expliqua :

— La victime est la sœur, ou plus exactement la demi-sœur de madame… C’est une interprète de cinéma très connue, Rose-Andrée…

Et, en quelques mots, il raconta les soupçons qu’il avait eus en voyant le film de La Princesse Heureuse et l’enquête qu’il poursuivait personnellement.

Il y eut un long silence autour de la petite table. L’inspecteur principal, cette fois encore, confondu par l’ingéniosité de Rénine, attendait ses paroles. Hortense l’implorait du regard, comme s’il pouvait aller du premier coup jusqu’au fond du mystère.

Il demanda à Morisseau :

— C’est bien trois hommes qu’il y avait à bord de l’auto ?

— Oui.

— Trois également à Dreux ?

— Non. À Dreux, on n’a relevé les traces que de deux hommes.

— Dont Dalbrèque ?

— Je ne crois pas. Aucun des signalements ne correspond au sien.

Il réfléchit encore quelques instants, puis, déplia sur la table une grande carte routière.

Un nouveau silence. Après quoi, il dit à l’inspecteur :

— Vous avez laissé vos camarades au Havre ?

— Oui, deux inspecteurs.

— Pouvez-vous leur téléphoner ce soir ?

— Oui.

— Et demander deux autres inspecteurs à la Sûreté ?

— Oui.

— Eh bien rendez-vous demain à midi.

— Où ?

— Ici.

Et du doigt, il appuya sur un point de la carte, qui était marqué « Le chêne à la cuve », et qui se trouvait en pleine forêt de Brotonne, dans le département de l’Eure.

— Ici, répéta-t-il. C’est ici que le soir de l’enlèvement, Dalbrèque a cherché un refuge. À demain, monsieur Morisseau, soyez exact au rendez-vous. Cinq hommes, ce n’est pas de trop pour capturer une bête de cette taille.

L’inspecteur n’avait pas bronché. Ce diable d’individu le stupéfiait. Il paya sa consommation, se leva, fit machinalement le salut militaire et sortit en marmottant :

— On y sera, monsieur.

Le lendemain, à huit heures, Hortense et Rénine quittaient Paris dans une vaste limousine que conduisait Clément. Le voyage fut silencieux. Hortense, malgré sa foi dans le pouvoir extraordinaire de Rénine, avait passé une nuit mauvaise et songeait avec angoisse au dénouement de l’aventure.

On approchait. Elle lui dit :

— Quelle preuve avez-vous qu’il l’ait conduite dans cette forêt ?

De nouveau il déploya la carte sur ses genoux et il fit voir à Hortense que, si l’on trace une ligne du Havre, ou plutôt de Quillebeuf (où l’on traverse la Seine) jusqu’à Dreux (où l’auto fut retrouvée) cette ligne touche aux lisières occidentales de la forêt de Brotonne.

— Or, ajouta-t-il, c’est dans la forêt de Brotonne, d’après ce que l’on m’a dit à la Société Mondiale, que fut tournée La Princesse Heureuse. Et la question qui se pose est celle-ci : maître de Rose-Andrée, Dalbrèque, en passant le samedi à proximité de la forêt, n’a-t-il pas eu l’idée d’y cacher sa proie, tandis que les deux complices continuaient sur Dreux et rentraient à Paris ? La grotte est là, toute proche. Comment ne pas y aller ? N’est-ce pas en courant vers cette grotte, quelques mois auparavant, qu’il tenait dans ses bras, contre lui, à portée de ses lèvres, la femme qu’il aimait et qu’il vient de conquérir ? Pour lui, logiquement, fatalement, l’aventure recommence. Mais, cette fois, en pleine réalité… Rose-Andrée est captive. Pas de secours possible. La forêt est immense et déserte. Cette nuit-là, ou l’une des nuits suivantes, il faut que Rose-Andrée s’abandonne…

Hortense frissonna.

— Ou qu’elle meure. Ah ! Rénine, nous arrivons trop tard.

— Pourquoi ?

— Pensez donc ! trois semaines… Vous ne supposez pas qu’il la tienne enfermée là depuis tant de temps !

— Certes non, l’endroit que l’on m’a indiqué se trouve à un croisement de routes et la retraite n’est pas sûre. Mais nous y découvrirons sûrement quelque indice.

Ils déjeunèrent en route, un peu avant midi, et pénétrèrent dans les hautes futaies de Brotonne, antique et vaste forêt toute pleine de souvenirs romains et de vestiges du Moyen Age. Rénine, qui l’avait souvent parcourue, dirigea l’auto vers un chêne célèbre à dix lieues à la ronde, dont les branches, en s’évasant, formaient une large cuve. L’auto s’arrêta au tournant qui précède et ils allèrent à pied jusqu’à l’arbre. Morisseau les attendait en compagnie de quatre gaillards solides.

— Venez, leur dit Rénine, la grotte est à côté, parmi les broussailles.

Ils la trouvèrent aisément. D’énormes roches surplombaient une entrée basse où l’on se glissait par un étroit sentier entre des fourrés épais.

Il y entra et fouilla de sa lampe électrique les recoins d’une petite caverne aux parois encombrées de signatures et de dessins.

— Rien à l’intérieur, dit-il à Hortense et à Morisseau. Mais voici la preuve que je cherchais. Si le souvenir du film a vraiment ramené Dalbrèque vers la grotte de la Princesse Heureuse, nous devons penser qu’il en fut de même pour Rose-Andrée. Or, la Princesse Heureuse, dans le film, avait cassé les bouts de branches durant tout le trajet. Et voici justement, à droite de cet orifice, des branches qui ont été récemment brisées.

— Soit, dit Hortense. Je vous accorde qu’il y a là une preuve possible de leur passage, mais elle date de trois semaines, et depuis…

— Depuis, votre sœur est enfermée dans quelque trou plus isolé.

— Ou bien morte et ensevelie sous un monceau de feuilles…

— Non, non, dit Rénine, en frappant du pied, il n’est pas croyable que cet homme ait fait tout ce qu’il a fait pour arriver à un meurtre stupide. Il aura patienté. Il aura voulu prendre sa victime par les menaces, par la faim…

— Alors ?

— Cherchons.

— Comment ?

— Pour sortir de ce labyrinthe, nous avons un fil conducteur qui est l’intrigue même de La Princesse Heureuse. Suivons-le, en remontant de proche en proche, jusqu’au début. Dans le drame, l’homme des bois, pour amener la Princesse ici, a traversé la forêt après avoir ramé le long du fleuve. La Seine est à un kilomètre de distance. Descendons vers la Seine.

Il repartit. Il avançait sans hésitation, l’œil aux aguets, comme un bon chien de chasse que son flair guide sûrement. Suivis de loin par l’auto, ils gagnèrent un groupe de maisons, au bord de l’eau. Rénine alla droit à la maison du passeur et le questionna.

Dialogue rapide. Trois semaines auparavant, un lundi matin, cet homme avait constaté la disparition d’une de ses barques. Cette barque, il devait la retrouver dans la vase, une demi-lieue plus bas.

— Non loin d’une chaumière où l’on a fait du cinéma, cet été ? demanda Rénine.

— Oui.

— Et c’est là où nous sommes qu’on avait débarqué une femme enlevée ?

— Oui, la Princesse Heureuse ou plutôt Mme Rose-Andrée à qui appartient ce qu’on appelle le Clos-Joli.

— La maison est ouverte en ce moment ?

— Non. La dame en est partie, il y a un mois, après avoir tout fermé.

— Pas de gardien ?

— Personne.

Rénine se retourna et dit à Hortense :

— Aucun doute. C’est la prison qu’il a choisie.

La chasse recommença. Ils suivirent tout le chemin de halage, le long de la Seine. Ils marchaient sans bruit sur le gazon des bas-côtés. Le chemin rejoignait la grande route, et il y avait des bois taillis, au sortir desquels ils aperçurent du haut d’un tertre le Clos-Joli, tout entouré de haies. Hortense et Rénine reconnurent la chaumière de la Princesse Heureuse. Les fenêtres étaient barricadées de volets et les sentiers déjà tapissés d’herbe.

Ils demeurèrent là plus d’une heure, blottis dans des fourrés. Le brigadier s’impatientait ; la jeune femme avait perdu confiance et ne croyait pas que le Clos-Joli pût servir de prison à sa sœur. Mais Rénine s’obstinait.

— Elle est là, vous dis-je. C’est mathématique. Il est impossible que Dalbrèque n’ait pas choisi cet endroit pour l’y tenir captive. Il espère ainsi, dans un milieu qu’elle connaît, la rendre plus docile.

Enfin, vis-à-vis d’eux, de l’autre côté du Clos, un pas se fit entendre, lent et assourdi. Une silhouette déboucha sur la route. À cette distance, on ne pouvait voir le visage. Mais la marche pesante, l’allure étaient bien celles de l’homme que Rénine et Hortense avaient vu sur le film.

Ainsi, en vingt-quatre heures, sur les vagues indications que peut donner l’attitude d’un interprète, Serge Rénine aboutissait, par un simple raisonnement de psychologie, au cœur même du drame. Ce que le film avait suggéré, le film l’avait imposé à Dalbrèque. Dalbrèque avait agi dans la vie réelle comme dans la vie imaginaire du cinéma, et Rénine, remontant pas à pas le chemin que Dalbrèque remontait lui-même sous l’influence du film, arrivait au lieu même où l’homme des bois tenait emprisonnée la Princesse Heureuse.

Dalbrèque semblait vêtu comme un chemineau, de vêtements rapiécés et de loques. Il portait une besace d’où émergeaient le col d’une bouteille et l’extrémité d’une baguette de pain. Sur l’épaule, une hache de bûcheron.

Il trouva ouvert le cadenas de la barrière, pénétra dans le verger, et bientôt fut dissimulé par une ligne d’arbustes qui le conduisit vers l’autre façade de la maison.

Rénine saisit par le bras Morisseau qui voulait s’élancer.

— Mais pourquoi ? demanda Hortense. Il ne faut pas laisser entrer ce bandit… sans quoi…

— Et s’il a des complices ? Si l’éveil est donné ?

— Tant pis. Avant tout, sauvons ma sœur.

— Et si nous arrivons trop tard pour la défendre ? Dans sa rage, il peut la tuer d’un coup de hache.

Ils attendirent. Une heure encore s’écoula. L’inaction les irritait. Hortense pleurait par moments. Mais Rénine tint bon, et personne n’osait lui désobéir.

Le jour baissa. Déjà les premières ombres du crépuscule s’étendaient sur les pommiers, lorsque, soudain, la porte de la façade qu’ils apercevaient fut ouverte, des clameurs d’épouvante et de triomphe jaillirent, et un couple bondit, couple enlacé où l’on discernait cependant les jambes de l’homme et le corps de la femme qu’il portait dans ses bras, au travers de sa poitrine.

— Lui !… lui et Rose !… balbutia Hortense bouleversée… Ah Rénine, sauvez-la…

Dalbrèque se mit à courir parmi les arbres, comme un fou, riant et criant. Il faisait, malgré son fardeau, des sauts énormes, ce qui lui donnait un air de bête fantastique, ivre de joie et de carnage. L’une de ses mains, libérée, brandit la hache dont l’éclair étincela… Rose hurlait de terreur. Il traversa le verger en tous sens, galopa le long de la haie puis s’arrêta tout à coup devant un puits et, raidissant les bras, le buste penché, comme s’il voulait la précipiter dans l’abîme.

La minute fut affreuse. Allait-il se résoudre à accomplir l’acte effroyable ? Mais ce n’était là, sans doute, qu’une menace dont l’horreur devait induire la jeune femme à l’obéissance, car il repartit subitement, revint en ligne droite vers la porte principale, et s’engouffra dans le vestibule. Un bruit de verrou. La porte fut close.

Chose inexplicable, Rénine n’avait pas bougé. De ses deux bras, il barrait la route aux inspecteurs, tandis qu’Hortense, cramponnée à ses vêtements, le suppliait :

— Sauvez-la… C’est un fou… Il va la tuer… je vous en prie…

Mais, à ce moment, il y eut comme une nouvelle offensive de l’homme contre sa victime. Il apparut à une lucarne qui trouait le pignon entre les ailes de chaume du grand toit, et il recommença son atroce manœuvre, suspendant Rose-Andrée dans le vide et la balançant ainsi qu’une proie qu’on va jeter dans l’espace.

Ne put-il se décider ? Ou n’était-ce vraiment qu’une menace ? Jugeât-il Rose suffisamment domptée ? Il rentra.

Cette fois Hortense eut gain de cause. Ses mains glacées pressaient la main de Rénine, et il la sentit qui tremblait désespérément.

— Oh ! je vous en prie… je vous en prie… qu’attendez-vous ?

Il céda :

— Oui, dit-il, allons-y. Mais pas trop de hâte. Il faut réfléchir.

— Réfléchir ! Mais Rose… Rose qu’il va tuer !… Vous avez vu la hache ?… C’est un fou… Il va la tuer.

— Nous avons le temps, affirma-t-il… je réponds de tout.

Hortense dut s’appuyer sur lui, car elle n’avait pas la force de marcher. Ils descendirent ainsi du tertre, et choisissant un endroit que dissimulaient les frondaisons des arbres, il aida la jeune femme à franchir la haie. D’ailleurs, l’obscurité naissante n’eût pas permis qu’on les aperçût.

Sans un mot, il fit le tour du verger, et ils arrivèrent ainsi derrière la maison. C’était par là que Dalbrèque était entré la première fois. En effet, ils virent une petite porte de service qui devait être celle de la cuisine.

Un coup d’épaule, dit-il aux inspecteurs, et vous pourrez vous introduire quand le moment sera venu.

— Le moment est venu, grogna Morisseau, qui déplorait tous ces retards.

Pas encore. Je veux d’abord me rendre compte de ce qui se passe sur l’autre façade. Quand je sifflerai, jetez bas brusquement ces planches, et sus à l’homme, le revolver au poing. Mais pas avant, n’est-ce pas ? Sans quoi nous risquons gros…

— Et s’il se débat ? C’est une brute forcenée.

— Tirez-lui dans les jambes. Et surtout qu’on le prenne vivant. Vous êtes cinq, que diable !

Il entraîna Hortense qu’il ranima en quelques paroles :

— Vite !… Il n’est que temps d’agir. Ayez pleine confiance en moi.

Elle soupira :

— Je ne comprends pas… je ne comprends pas.

— Moi non plus, dit Rénine. Il y a dans tout cela quelque chose qui me déconcerte. Mais j’en comprends assez pour craindre l’irréparable.

— L’irréparable, dit-elle, c’est le meurtre de Rose.

— Non, déclara-t-il, c’est l’action de la justice. Et c’est pourquoi je veux prendre les devants.

Ils contournèrent la maison, en se cognant dans les massifs d’arbustes. Puis Rénine s’arrêta devant une des fenêtres du rez-de-chaussée…

— Écoutez, dit-il, on parle… Cela vient de la pièce qui est là.

Ce bruit de voix laissait supposer qu’il devait y avoir quelque lumière pour éclairer celui ou ceux qui parlaient. Il chercha, écarta les plantes dont la végétation tardive masquait les volets clos, et vit qu’une lueur filtrait entre deux de ces volets qui étaient mal joints.

Il put passer la lame de son couteau qu’il fit glisser doucement, et avec lequel il souleva un loquet intérieur. Les volets s’ouvrirent. De lourds rideaux d’étoffe s’appliquaient contre la fenêtre, mais en s’écartant dans le haut.

— Vous allez monter sur le rebord ? chuchota Hortense.

— Oui, et couper un carreau. S’il y a urgence, je braque mon revolver sur l’individu, et vous donnerez un coup de sifflet pour que l’attaque ait lieu par là-bas. Tenez, voici le sifflet.

Il monta avec beaucoup de précaution et se dressa peu à peu contre la fenêtre jusqu’à l’endroit où les rideaux étaient écartés. D’une main il engagea son revolver dans l’échancrure de son gilet. De l’autre, il tenait une pointe de diamant.

— Vous la voyez ? souffla Hortense.

Il colla son front à la vitre, et aussitôt il lui échappa une exclamation étouffée.

— Ah ! dit-il, est-ce croyable ?

— Tirez ! Tirez ! exigea Hortense.

— Mais non…

Alors je dois siffler ?

— Non… non… au contraire…

Toute tremblante, elle mit un genou sur le rebord, Rénine la hissa contre lui et s’effaça pour qu’elle pût voir également.

— Regardez.

Elle appuya son visage.

— Ah ! fit-elle à son tour avec stupeur.

— Hein ! qu’en dites-vous ? Je soupçonnais bien quelque chose, mais pas ça !

Deux lampes sans abat-jour et vingt bougies peut-être illuminaient un salon luxueux, entouré de divans et orné de tapis orientaux. Sur un de ces divans, Rose-Andrée était à moitié couchée, vêtue d’une robe en tissu de métal qu’elle portait dans le film de La Princesse Heureuse, ses belles épaules nues, sa chevelure tressée de bijoux et de perles.

Dalbrèque était à ses pieds, à genoux sur un coussin. Habillé d’une culotte de chasse et d’un maillot, il la contemplait avec extase. Rose souriait, heureuse, et caressait les cheveux de l’homme. Deux fois elle se pencha sur lui, et lui baisa d’abord le front, puis la bouche longuement, tandis que ses yeux, éperdus de volupté, palpitaient.

Scène passionnée ! Unis par le regard, par les lèvres, par leurs mains frissonnantes, par tout leur jeune désir, ces deux êtres s’aimaient évidemment d’un amour exclusif et violent. On sentait que, dans la solitude et la paix de cette chaumière, rien ne comptait plus pour eux que leurs baisers et leurs caresses.

Hortense ne pouvait détacher ses yeux de ce spectacle imprévu. Était-ce là cet homme et cette femme dont l’un, quelques minutes auparavant, emportait l’autre dans une sorte de danse macabre qui semblait tourner autour de la mort ? Était-ce vraiment sa sœur ? Elle ne la reconnaissait pas. Elle voyait une autre femme, animée d’une beauté nouvelle et transfigurée par un sentiment dont Hortense devinait, en frémissant, toute la force et toute l’ardeur.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, comme elle l’aime ! Et un pareil individu, est-ce possible ?

— Il faut la prévenir, dit Rénine et se concerter avec elle…

— Oui, oui, fit Hortense, à aucun prix il ne faut qu’elle soit mêlée au scandale, à l’arrestation… Qu’elle s’en aille Qu’on ne sache rien de tout cela…

Par malheur, Hortense se trouvait dans un tel état de surexcitation qu’elle agit avec trop de hâte. Au lieu de cogner doucement à la vitre, elle heurta la fenêtre en frappant sur le bois à coups de poing. Effrayés, les deux amoureux se levèrent, les yeux fixes, l’oreille tendue. Aussitôt Rénine voulut couper un carreau afin de leur jeter quelques mots d’explication. Mais il n’en eut pas le temps. Rose-Andrée qui sans doute, savait son amant en péril et recherché par la police, le poussa vers la porte d’un effort désespéré.

Dalbrèque obéit. L’intention de Rose était certainement de le contraindre à fuir en utilisant l’issue de la cuisine. Ils disparurent.

Rénine vit clairement ce qui allait se passer. Le fugitif tomberait dans l’embuscade que lui-même, Rénine, avait préparée. Il y aurait bataille, mort d’homme peut-être…

Il sauta à terre et fit en courant le tour de la maison. Mais le trajet était long, le chemin obscur et encombré. D’autre part, les événements s’enchaînèrent plus vite qu’il ne le supposait. Quand il déboucha sur l’autre façade, un coup de feu retentit, suivi d’un cri de douleur.

Au seuil de la cuisine, à la lueur de deux lampes de poche, Rénine trouva Dalbrèque étendu, maintenu par trois policiers, et gémissant. Il avait la jambe cassée.

Dans la pièce, Rose-Andrée, titubant, les mains en avant, le visage convulsé, bégayait des mots que l’on n’entendait point. Hortense l’attira contre elle et lui dit à l’oreille :

— C’est moi… ta sœur… je voulais te sauver… Tu me reconnais ?

Rose semblait ne pas comprendre. Ses yeux étaient hagards.

Elle marcha, d’un pas saccadé, vers les inspecteurs et commença :

— C’est abominable… L’homme qui est là n’a rien fait qui…

Rénine n’hésita pas. Agissant avec elle comme avec une malade qui n’a plus sa raison, il la saisit entre ses bras et, suivi d’Hortense, qui refermait les portes, la ramena dans le salon.

Elle se débattait furieusement, et protestait d’une voix haletante :

— C’est un crime… On n’a pas le droit… Pourquoi l’arrêter ? Oui, j’ai lu… le meurtre du bijoutier Bourguet… j’ai lu cela ce matin dans le journal, mais c’est un mensonge. Il peut le prouver.

Rénine la déposa sur le divan, et avec fermeté :

— Je vous en prie, du calme. Ne dites rien qui puisse vous compromettre… Que voulez-vous ! cet homme a tout de même volé… l’automobile… puis les 25,000 francs…

— Mon départ pour l’Amérique l’avait affolé. Mais l’auto a été retrouvée… L’argent sera rendu… il n’y a pas touché. Non, non, on n’a pas le droit… J’étais ici de mon plein gré. Je l’aime… je l’aime plus que tout… comme on n’aime qu’une fois dans sa vie… Je l’aime… je l’aime.

La malheureuse n’avait plus de force. Elle parlait comme dans un rêve, affirmait son amour d’une voix qui s’éteignait. À la fin, épuisée, elle eut un brusque sursaut et se renversa. Elle était évanouie.

Une heure plus tard, étendu sur le lit d’une chambre, Dalbrèque, les poignets solidement attachés, roulait des yeux féroces. Un médecin des environs, ramené par l’auto de Rénine, avait bandé la jambe et prescrit le repos le plus complet jusqu’au lendemain. Morisseau et ses hommes montaient la garde.

Quant à Rénine, il allait et venait à travers la pièce, les mains au dos. Il avait l’air fort gai, et, de temps en temps, observait les deux sœurs en souriant, comme s’il eût trouvé charmant le tableau qu’elles offraient à ses yeux d’artiste.

— Qu’y a-t-il donc ? lui demanda Hortense, lorsqu’elle s’aperçut de son allégresse insolite et qu’elle se fut à moitié tournée vers lui.

Il se frotta les mains et prononça :

— C’est drôle.

— Qu’est-ce qui vous paraît drôle ? dit Hortense d’un ton de reproche.

— Eh mon Dieu, la situation. Rose-Andrée libre, filant le parfait amour, et avec qui, Seigneur ? Avec l’homme des bois, un homme des bois domestiqué, pommadé, moulé dans un maillot, et qu’elle baise à bouche que veux-tu… tandis que nous la cherchions au fond d’une grotte ou d’un sépulcre.

« Ah certes, elle a connu les affres de la captivité, et j’affirme que, la première nuit, elle fut jetée, à moitié morte, dans la caverne. Seulement, voilà, le lendemain, elle était vivante ! Une seule nuit avait suffi pour qu’elle s’apprivoisât, la mâtine, et pour que Dalbrèque lui parût aussi beau que le Prince Charmant. Une seule nuit ! … et qui leur donne à tous deux l’impression si nette qu’ils sont faits l’un pour l’autre, qu’ils décident de ne plus se quitter et que, d’un commun accord, ils cherchent un refuge à l’abri du monde. Où ? Ici, parbleu ! Qui donc irait relancer Rose-Andrée jusqu’au Clos-Joli ? Mais ce n’est pas suffisant. Il faut davantage aux deux amoureux. Une lune de miel de quelques semaines ? Allons donc ! C’est toute leur vie qu’ils se consacreront l’un à l’autre. Comment ? Mais en suivant la route charmante et pittoresque sur laquelle ils se sont déjà engagés, c’est-à-dire en « tournant » de nouvelles créations ! Dalbrèque n’a-t-il pas réussi dans La Princesse Heureuse, au-delà de toute espérance ? L’avenir, mais le voici ! Los Angeles ! Les États-Unis Fortune et liberté … Pas une minute à perdre. Tout de suite au travail ! Et c’est ainsi que nous, spectateurs épouvantés, nous les avons surpris, tout à l’heure, en pleine répétition, jouant un drame de folie et de meurtre. Je vous avouerai, pour être franc, qu’à ce moment, j’ai eu quelques soupçons de la vérité. Épisode de cinéma, me suis-je dit. Mais quant à deviner l’intrigue amoureuse du Clos-Joli, ah cela, j’en étais à cent lieues. Que voulez vous ! sur l’écran, de même qu’au théâtre, les princesses heureuses résistent ou se tuent. Comment supposer que celle-ci avait préféré le déshonneur à la mort ?

Décidément, l’aventure divertissait Rénine, et il reprit :

— Non, non, sacrebleu, ce n’est pas de cette façon que les choses se passent dans les films Et c’est cela qui m’a fait faire fausse route. Depuis le début, je déroulais le film de La Princesse Heureuse, et je marchais en mettant mes pas dans les empreintes toutes faites. La Princesse Heureuse avait agi ainsi. L’homme des bois s’était comporté de cette manière… Donc, comme tout recommence, suivons-les. Eh bien ! pas du tout. Contrairement à toutes les règles, voilà que Rose-Andrée prend le mauvais chemin, et voilà qu’en l’espace de quelques heures, la victime se transforme en la plus amoureuse des princesses Ah ! sacré Dalbrèque, tu nous as bien roulés. Car enfin quoi, quand on nous montre au cinéma une brute, une espèce de sauvage à longs poils et à face de gorille, nous avons le droit d’imaginer que, dans la vie, c’est quelque brute formidable. Allons donc ! C’est un don Juan. Farceur, va !

De nouveau Rénine se frotta les mains. Mais il ne continua pas, car il s’aperçut qu’Hortense ne l’écoutait plus. Rose s’éveillait de sa torpeur. La jeune femme l’entoura de ses bras en murmurant :

— Rose… Rose… c’est moi… Ne crains plus rien.

Elle se mit à lui parler tout bas et à la bercer affectueusement contre elle. Mais Rose peu à peu, et tout en écoutant sa sœur, reprenait sa figure de souffrance et demeurait immobile et lointaine, assise sur le divan, le buste rigide et les lèvres serrées.

Rénine eut l’impression qu’il ne fallait pas heurter cette douleur et qu’aucun raisonnement ne pourrait prévaloir contre la décision réfléchie de Rose-Andrée.

Il s’approcha et lui dit doucement :

— Je vous approuve, madame. Votre devoir, quoi qu’il puisse advenir, est de défendre celui que vous aimez et de prouver son innocence. Mais rien ne presse, et j’estime que, dans son intérêt, il vaut mieux différer de quelques heures et laisser croire encore que vous étiez sa victime. Demain matin, si vous n’avez pas changé d’avis, c’est moi-même qui vous conseillerai d’agir. Jusque-là, montez dans votre chambre avec votre sœur, préparez-vous au départ, rangez vos papiers pour que l’enquête ne puisse rien révéler contre vous. Croyez-moi… Ayez confiance.

Rénine insista longtemps encore et réussit à persuader la jeune femme. Elle promit d’attendre.

On s’installa donc pour passer la nuit au Clos-Joli. Il y avait des provisions suffisantes. Un des inspecteurs prépara le dîner.

Le soir, Hortense partagea la chambre de Rose. Rénine, Morisseau et deux inspecteurs couchèrent sur les divans du salon, tandis que les deux autres inspecteurs gardaient le blessé.

La nuit s’écoula sans incident.

Au matin, les gendarmes, prévenus la veille par Clément, arrivèrent de bonne heure. Il fut décidé que Dalbrèque serait transféré à l’infirmerie de la prison départementale. Rénine proposa son automobile que Clément amena devant la chaumière.

Les deux sœurs, ayant perçu des allées et venues, descendirent. Rose-Andrée avait l’expression dure de ceux qui veulent agir. Hortense la regardait anxieusement et observait l’air placide de Rénine.

Tout étant prêt, il n’y avait plus qu’à réveiller Dalbrèque et ses gardiens.

Morisseau s’y rendit lui-même. Mais il constata que les deux hommes étaient profondément endormis et qu’il n’y avait personne dans le lit. Dalbrèque s’était évadé.

Le coup de théâtre ne causa pas, sur le moment, une grande perturbation parmi les policiers et les gendarmes, tellement ils étaient sûrs que le fugitif, avec sa jambe cassée, serait vite repris. L’énigme de cette fuite, effectuée sans que les gardiens entendissent le moindre bruit, n’intrigua personne. Dalbrèque se cachait inévitablement dans le verger.

Tout de suite la battue s’organisa. Et le résultat faisait si peu de doute que Rose-Andrée, de nouveau bouleversée, se dirigea vers l’inspecteur principal.

— Taisez-vous, murmura Serge Rénine qui la surveillait.

Elle balbutia :

— On va le retrouver… l’abattre à coups de revolver.

— On ne le retrouvera pas, affirma Rénine.

— Qu’en savez-vous ?

— C’est moi, avec l’aide de mon chauffeur, qui l’ai fait évader cette nuit. Un peu de poudre dans le café des inspecteurs, ils n’ont rien entendu.

Elle fut stupéfaite et objecta :

— Mais il est blessé, il agonise dans quelque coin.

— Non.

Hortense écoutait, sans comprendre davantage, mais rassurée et confiante en Rénine.

Il reprit à voix basse :

— Jurez-moi, madame, que dans deux mois, quand il sera guéri et que vous aurez éclairé la justice en son endroit, jurez-moi que vous partirez avec lui pour l’Amérique.

— Je vous le jure.

— Et que vous l’épouserez ?

— Je vous le jure.

— Alors, venez, et pas un mot, pas un geste d’étonnement. Une seconde d’oubli et vous pouvez tout perdre.

Il appela Morisseau, qui commençait à se désespérer, et lui dit :

— Monsieur l’Inspecteur principal, nous devons conduire madame à Paris et lui donner les soins nécessaires. En tout cas, quel que soit le résultat de vos recherches — et je ne doute pas qu’elles aboutissent soyez certain que vous n’aurez pas d’ennuis à cause de cette affaire. Ce soir même, j’irai à la préfecture où j’ai de bonnes relations.

Il offrit son bras à Rose-Andrée et la conduisit vers l’auto. En marchant, il sentit qu’elle chancelait et qu’elle s’accrochait à lui.

— Ah, mon Dieu, il est sauvé… je le vois, murmura-t-elle.

Sur le siège, à la place de Clément, elle avait reconnu, très digne dans sa tenue de chauffeur, la visière basse, les yeux dissimulés par de grosses lunettes, elle avait reconnu son amant.

— Montez, dit Rénine.

Elle s’assit près de Dalbrèque. Rénine et Hortense prirent place dans le fond. L’inspecteur principal, le chapeau à la main, s’empressait autour de la voiture.

On partit. Mais deux kilomètres plus loin, en pleine forêt, il fallut s’arrêter. Dalbrèque, qui, au prix d’un effort surhumain, avait pu surmonter sa douleur, eut une défaillance. On l’étendit dans la voiture. Rénine se mit au volant, Hortense à son côté. Avant Louviers, nouvel arrêt : on cueillait au passage le chauffeur Clément, qui cheminait vêtu de la défroque de Dalbrèque.

Puis il y eut des heures de silence. L’auto filait rapidement. Hortense ne disait rien et n’avait même pas l’idée d’interroger Rénine sur les événements de la nuit précédente. Qu’importaient les détails de l’expédition et l’exacte façon dont il avait procédé pour escamoter Dalbrèque ! Cela n’intriguait pas Hortense. Elle ne songeait qu’à sa sœur, et elle était toute remuée par tant d’amour et tant d’ardeur passionnée !

Rénine dit simplement, en approchant de Paris :

— J’ai parlé cette nuit avec Dalbrèque. Il est certainement innocent de l’assassinat du bijoutier. C’est un brave et honnête homme tout différent de ce qu’il paraît ; un tendre, un dévoué, et qui est prêt à tout pour Rose-Andrée.

Et Rénine ajouta :

— Il a raison. Il faut tout faire pour celle que l’on aime. Il faut se sacrifier à elle, lui offrir tout ce qu’il y a de beau dans le monde, de la joie, du bonheur… et, si elle s’ennuie, de belles aventures qui la distraient, qui l’émeuvent et qui la font sourire… ou même pleurer.

Hortense frémit, les yeux un peu mouillés. Pour la première fois, il faisait allusion à l’aventure sentimentale qui les unissait par un lien, fragile jusqu’ici, mais auquel chacune des entreprises qu’ils poursuivaient ensemble dans l’angoisse et dans la fièvre donnait plus de force et plus de résistance. Déjà, près de cet homme extraordinaire, qui soumettait les événements à sa volonté et semblait jouer avec le destin de ceux qu’il combattait ou qu’il protégeait, elle se sentait faible et inquiète. Il lui faisait peur à la fois et l’attirait. Elle pensait à lui comme à son maître, quelquefois comme à un ennemi contre qui elle devait se défendre, mais le plus souvent comme à un ami troublant, plein de charme et de séduction…

 

 

 

Chapitre suivant :  Le cas de Jean-Louis  

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021