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BIBLIOBUS Littérature française

2 - La carafe d’eau

 

 

 
 

 

Quatre jours après son installation à Paris, Hortense Daniel accepta de rencontrer, au Bois, le prince Rénine. Par une matinée radieuse, ils s’assirent à la terrasse du restaurant Impérial, un peu à l’écart.

La jeune femme était heureuse de vivre, enjouée, pleine de grâce et de séduction. Par peur de l’effaroucher, Rénine se garda bien de faire allusion au pacte qu’il avait proposé. Elle raconta son départ de La Marèze et affirma qu’elle n’avait pas entendu parler de Rossigny.

— Moi, dit Rénine, j’ai entendu parler de lui.

— Ah !

— Oui, il m’a envoyé ses témoins. Duel ce matin. Piqûre à l’épaule de Rossigny. Affaire liquidée.

— Causons d’autre chose.

Il ne fut plus question de Rossigny. Tout de suite, Rénine exposa à Hortense le plan de deux expéditions qu’il avait en vue et auxquelles il lui offrait, sans enthousiasme, de participer.

— La meilleure aventure, dit-il, c’est celle qu’on ne prévoit pas. Elle surgit à l’improviste, sans que rien l’ait annoncée et sans que personne même, sauf les initiés, remarque cette occasion d’agir et de se dépenser qui passe à la portée de la main. Il faut la saisir tout de suite. Une seconde d’hésitation et il est trop tard. Un sens spécial nous avertit, un flair de chien de chasse qui démêle la bonne odeur parmi toutes celles qui s’entrecroisent.

Autour d’eux, la terrasse commençait à se remplir. À la table voisine, un jeune homme dont ils apercevaient le profil insignifiant et la longue moustache brune, lisait un journal. En arrière, par une des fenêtres du restaurant, il arrivait une rumeur lointaine d’orchestre ; dans un des salons, quelques personnes dansaient.

Toutes ces personnes, Hortense les observait une à une, comme si elle eût espéré découvrir en l’une d’elles le petit signe qui révèle le drame intime, la destinée malheureuse ou la vocation criminelle.

Or, comme Rénine réglait les consommations, le jeune homme à la longue moustache étouffa un cri, et appela un des garçons d’une voix étranglée.

— Combien vous dois-je ?… Vous n’avez pas de monnaie ? Ah ! bon Dieu, hâtez-vous ! …

Sans hésiter, Rénine avait saisi le journal. Après un coup d’œil rapide il lut à demi-voix :

— M. Dourdens, le défenseur de Jacques Aubrieux, a été reçu à l’Élysée. Nous croyons savoir que le président de la République a refusé la grâce du condamné et que l’exécution aura lieu demain matin.

Lorsque le jeune homme eut traversé la terrasse, il se trouva sous le porche du jardin, en face d’un monsieur et d’une dame qui lui barraient le passage, et le monsieur lui dit :

— Excusez-moi, monsieur, mais j’ai surpris votre émotion. Il s’agit de Jacques Aubrieux, n’est-ce pas ?

— Oui… oui… Jacques Aubrieux…, balbutia le jeune homme. Jacques, mon ami d’enfance, je cours chez sa femme… elle doit être folle de douleur…

— Puis-je vous offrir mon assistance ? Je suis le prince Rénine. Madame et moi, nous serions heureux de voir Mme Aubrieux et de nous mettre à sa disposition.

Le jeune homme, bouleversé par la nouvelle qu’il avait lue, semblait ne pas comprendre. Il se présenta gauchement :

— Dutreuil… Gaston Dutreuil…

Rénine fit signe à Clément, son chauffeur, qui attendait à quelque distance, et poussa Gaston Dutreuil dans l’automobile, en demandant :

— L’adresse ? l’adresse de Mme Aubrieux ?

— C’est avenue du Roule, 23 bis…

Dès que Hortense fut montée, il répéta l’adresse au chauffeur, et, aussitôt en route, voulut interroger Gaston Dutreuil.

— Je connais à peine l’affaire, dit-il. Expliquez-moi en deux mots. Jacques Aubrieux a tué un de ses proches parents, n’est-ce pas ?

— Il est innocent, monsieur, répliqua le jeune homme qui paraissait incapable de donner la moindre explication. Innocent, je le jure… Voilà vingt ans que je suis l’ami de Jacques… Il est innocent… et ce serait monstrueux…

On ne put rien tirer de lui. D’ailleurs le trajet fut rapide. Ils entrèrent dans Neuilly par la porte des Sablons et, deux minutes plus tard, s’arrêtaient devant une étroite et longue allée, bordée de murs, qui les conduisit vers un petit pavillon à un seul étage.

Gaston Dutreuil sonna.

— Madame est dans le salon avec sa mère, déclara la bonne qui ouvrit.

— Je vais voir ces dames, dit-il en emmenant Rénine et Hortense.

C’était un salon assez grand, joliment meublé, qui, en temps ordinaire, devait servir de cabinet de travail. Deux femmes y pleuraient, dont l’une assez âgée, aux cheveux grisonnants, vint au-devant de Gaston Dutreuil. Celui-ci expliqua la présence du prince Rénine et, tout de suite, elle s’écria en sanglotant :

— Le mari de ma fille est innocent, monsieur. Jacques ! mais c’est le meilleur des hommes… un cœur d’or ! Lui, assassiner son cousin ! … Mais il l’adorait, son cousin ! Je vous jure qu’il est innocent, monsieur ! Et on va commettre l’infamie de le tuer ? Ah ! monsieur, c’est la mort de ma fille.

Rénine comprit que tous ces gens vivaient, depuis des mois, dans l’obsession de cette innocence, et dans la certitude qu’un innocent ne pouvait pas être exécuté. La nouvelle de l’exécution, inévitable maintenant, les rendait fous.

Il s’avança vers une pauvre créature courbée en deux, et dont le visage, tout jeune, encadré de jolis cheveux blonds, était convulsé par le désespoir. Déjà Hortense s’était assise auprès d’elle et doucement l’avait attirée contre son épaule. Rénine lui dit :

— Madame, je ne sais pas ce que je peux faire pour vous. Mais je vous affirme sur l’honneur que, s’il y a quelqu’un au monde qui peut vous être utile, c’est moi. Je vous supplie donc de me répondre comme si la clarté et la netteté de vos réponses pouvaient changer la face des choses, et comme si vous vouliez me faire partager votre opinion sur Jacques Aubrieux. Car il est innocent, n’est-ce pas ?

— Oh, monsieur ! fit-elle avec un élan de tout son être.

— Eh bien ! cette certitude que vous n’avez pas pu communiquer à la justice, il faut me l’imposer. Je ne vous demande pas d’entrer dans les détails et de revivre l’affreux calvaire, mais simplement de répondre à un certain nombre de questions. Le voulez-vous ?

— Parlez, monsieur.

Elle était dominée. En quelques phrases, Rénine avait réussi à la soumettre et à lui insuffler la volonté d’obéir. Et, une fois de plus, Hortense comprit tout ce qu’il y avait en Rénine de force, d’autorité et de persuasion.

— Que faisait votre mari ? demanda-t-il, après avoir prié la mère et Gaston Dutreuil de garder un silence absolu.

— Courtier d’assurances.

— Heureux en affaires ?

— Jusqu’à l’autre année, oui.

— Donc, depuis quelques mois, des embarras d’argent ? Oui.

— Et le crime a été commis ?

— En mars dernier, un dimanche.

— La victime ?

— Un cousin éloigné, M. Guillaume, qui habitait Suresnes.

— Le montant du vol ?

— Soixante billets de mille francs que ce cousin avait reçus la veille en paiement d’une vieille dette.

— Votre mari le savait ?

— Oui. Le dimanche, son cousin le lui a dit au cours d’une conversation téléphonique, et Jacques insista pour que son cousin ne gardât pas chez lui une telle somme et la déposât dès le lendemain dans une banque.

— C’était le matin ?

— À une heure de l’après-midi. Jacques devait justement aller chez M. Guillaume avec sa motocyclette. Mais, assez fatigué, il le prévint qu’il ne sortirait pas. Il resta donc toute la journée ici.

— Seul ?

— Oui, seul. Les deux bonnes avaient congé. Moi, je me rendis dans un cinéma des Ternes avec maman et avec notre ami Dutreuil. Le soir, nous apprenions l’assassinat de M. Guillaume. Le lendemain matin, Jacques était arrêté.

— Sur quelles charges ?

La malheureuse hésita. Les charges devaient être écrasantes. Puis, sur un geste de Rénine, elle répliqua tout d’un trait :

— L’assassin s’est rendu à Saint-Cloud sur une motocyclette, et les traces relevées sont celles de la motocyclette de mon mari. On a retrouvé un mouchoir aux initiales de mon mari, et le revolver qui a servi lui appartenait. Enfin, un de nos voisins prétend qu’à trois heures il a vu mon mari sortir sur la motocyclette, et un autre l’a vu rentrer à quatre heures et demie. Or le crime a eu lieu à quatre heures.

— Et comment se défend Jacques Aubrieux ?

— Il affirme qu’il a dormi tout l’après-midi. Pendant ce temps quelqu’un est venu, a pu ouvrir la remise et a pris la motocyclette pour aller à Suresnes. Quant au mouchoir et au revolver, ils se trouvaient dans la sacoche. Rien d’étonnant à ce que l’assassin les ait utilisés.

— Cette explication est plausible…

— Oui, mais la justice fait deux objections. D’abord, personne, absolument personne, ne savait que mon mari devait rester chez lui toute la journée, puisque, au contraire, il sortait à motocyclette tous les dimanches après-midi.

— Ensuite ?

La jeune femme rougit et murmura :

— Dans l’office de M. Guillaume, l’assassin a bu à même la moitié d’une bouteille de vin. Sur cette bouteille, on a relevé les empreintes des doigts de mon mari.

Il sembla qu’elle avait donné tout son effort, et qu’en même temps l’espoir inconscient, qu’avait suscité en elle l’intervention de Rénine, s’évanouissait tout à coup devant l’accumulation des preuves. Elle retomba sur elle-même et s’absorba dans une sorte de rêverie silencieuse dont les soins affectueux d’Hortense ne purent la distraire.

La mère balbutia :

— Il est innocent, n’est-ce pas, monsieur ? Et on ne punit pas un innocent. On n’en a pas le droit. On n’a pas le droit de tuer ma fille. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que nous avons fait pour qu’on nous persécute ainsi ? Ma pauvre petite Madeleine…

— Elle se tuera, disait Dutreuil, d’une voix épouvantée. Jamais elle ne supportera l’idée qu’on guillotine Jacques. Tantôt… cette nuit… elle se tuera.

Rénine allait et venait dans la pièce.

— Vous ne pouvez rien faire pour elle, n’est-ce pas ? demanda Hortense.

— Il est onze heures et demie, répliqua-t-il d’un air soucieux… et c’est demain matin.

— Le croyez-vous coupable ?

— Je ne sais pas… je ne sais pas… La conviction de la malheureuse est une chose impressionnante et qu’on ne doit pas négliger. Quand deux êtres ont vécu côte à côte durant des années, ils ne peuvent guère se tromper l’un sur l’autre à ce point… Et cependant !…

Il s’étendit sur un canapé et alluma une cigarette. Il en fuma trois de suite sans que personne interrompît sa méditation. Parfois il regardait sa montre. Les minutes avaient tant d’importance !

À la fin, il retourna près de Madeleine Aubrieux, lui saisit les mains, et lui dit très doucement :

— Il ne faut pas vous tuer. Jusqu’à la dernière minute, rien n’est perdu, et je vous promets que, pour ma part, jusqu’à cette dernière minute je ne me découragerai pas. Mais j’ai besoin de votre calme et de votre confiance.

— Je serai calme, dit-elle, d’un air pitoyable.

— Et vous aurez confiance ?

— J’aurai confiance.

— Eh bien ! attendez-moi. D’ici deux heures, je serai de retour. Vous venez avec nous, monsieur Dutreuil ?

Au moment de monter dans l’auto, il demanda au jeune homme :

— Connaissez-vous un petit restaurant peu fréquenté, pas bien loin, dans Paris ?

— La brasserie Lutetia, au rez-de-chaussée de la maison où j’habite, place des Ternes.

— Parfait, cela nous sera très commode.

En route, ils parlèrent à peine. Rénine, cependant, interrogea Gaston Dutreuil.

— Autant que je m’en souvienne, on les a, les numéros des billets, n’est-ce pas ?

— Oui, le cousin Guillaume avait inscrit les soixante numéros sur son carnet.

Rénine murmura, au bout d’un instant :

— Tout le problème est là. Où sont ces billets ? Qu’on mette la main dessus, et l’on est fixé.

À la brasserie Lutetia le téléphone se trouvait dans une salle particulière où il pria qu’on leur servît à déjeuner. Une fois seul avec Hortense et avec Dutreuil, il décrocha le récepteur, d’un geste résolu.

— Allô… La préfecture de police, s’il vous plaît, mademoiselle… Allô… Allô… la préfecture ? Je voudrais communiquer avec le service de la Sûreté. Une communication de la plus haute importance. C’est de la part du prince Rénine.

Le récepteur à la main, il se retourna vers Gaston Dutreuil.

— Je puis convoquer quelqu’un ici, n’est-ce pas ? Nous y serons tout à fait tranquilles ?

— Certes.

Il écouta de nouveau.

— Le secrétaire de M. le chef de la Sûreté ? Ah ! très bien, monsieur le secrétaire, j’ai eu l’occasion d’être en rapport avec M. Dudouis, et de lui fournir, sur plusieurs affaires, des renseignements qui lui ont été fort utiles. Nul doute qu’il ne se souvienne du prince Rénine. Aujourd’hui je pourrais lui indiquer l’endroit où se trouvent les soixante billets de mille francs volés par l’assassin Aubrieux à son cousin. Si ma proposition l’intéresse, qu’il veuille bien m’envoyer un inspecteur à la brasserie Lutetia, place des Ternes. J’y serai avec une dame et avec M. Dutreuil, l’ami d’Aubrieux. Je vous salue, monsieur le secrétaire.

Lorsque Rénine raccrocha l’appareil, il aperçut auprès de lui les visages stupéfaits d’Hortense et de Gaston Dutreuil.

Hortense murmura :

— Vous savez donc ? Vous avez donc découvert ?

— Rien du tout, dit-il en riant.

— Alors ?

— Alors j’agis comme si je savais. C’est un moyen comme un autre. Déjeunons, voulez-vous ?

La pendule marquait alors midi trois quarts.

— Dans vingt minutes au plus, dit-il, l’envoyé de la préfecture sera là.

— Et si personne ne vient ? objecta Hortense.

— Cela m’étonnerait. Ah ! si j’avais fait dire à M. Dudouis «Aubrieux est innocent », je manquais mon effet. La veille d’une exécution, allez donc convaincre ces messieurs de la police ou de la justice qu’un condamné à mort est innocent ! Non. Jacques Aubrieux appartient d’ores et déjà au bourreau. Mais la perspective des soixante billets, voilà une aubaine qui vaut le dérangement. Pensez donc que c’est le point faible de l’accusation, ces billets qu’on n’a pas retrouvés.

— Mais puisque vous ne savez rien…

— Chère amie, vous me permettez de vous appeler ainsi ? chère amie, quand on ne peut pas expliquer tel phénomène physique, on adopte une hypothèse quelconque où toutes les manifestations de ce phénomène trouvent leur explication, et l’on dit que tout se passe comme s’il en était ainsi. C’est ce que je fais.

— Autant dire que vous supposez quelque chose ?

Rénine ne répondit pas. Ce ne fut que longtemps après, à la fin du repas, qu’il reprit :

— Évidemment, je suppose quelque chose. Si j’avais plusieurs jours devant moi, je prendrais la peine de vérifier d’abord cette hypothèse, laquelle s’appuie autant sur mon intuition que sur l’observation de quelques faits épars. Mais je n’ai que deux heures, et je m’engage sur la route inconnue comme si j’étais certain qu’elle me conduit à la vérité.

— Et si vous vous trompiez ?

— Je n’ai pas le choix. D’ailleurs il est trop tard. On frappe. Ah ! un mot encore. Quelles que soient mes paroles, ne me démentez pas. Vous non plus, monsieur Dutreuil.

Il ouvrit la porte. Un homme maigre, à barbe rousse, entra.

— Le prince Rénine ?

— C’est moi, monsieur. De la part de M. Dudouis, sans doute ?

— Oui.

Et le nouveau venu se présenta :

— Inspecteur principal Morisseau.

— Je vous remercie de votre diligence, monsieur l’Inspecteur principal, dit le prince Rénine, et je suis d’autant plus heureux que M. Dudouis vous ait envoyé, que je connais vos états de service, et que j’ai suivi avec admiration certaines de vos campagnes.

L’inspecteur s’inclina, très flatté.

— M. Dudouis m’a mis à votre entière disposition, ainsi que deux inspecteurs que j’ai laissés sur la place, et qui, tous deux, se sont occupés de l’affaire avec moi, dès le début.

— Ce ne sera pas long, déclara Rénine, et je ne vous demande même pas de vous asseoir. Il faut que ce soit réglé en quelques minutes. Vous savez de quoi il s’agit ?

— Des soixante billets de mille francs volés à M. Guillaume, et dont voici les numéros.

Rénine examina la liste et affirma :

— C’est cela même. Nous sommes d’accord.

L’inspecteur Morisseau parut très ému.

— Le chef attache à votre découverte la plus grande importance. Ainsi, vous pourriez m’indiquer ?…

Rénine garda le silence un instant, puis déclara :

— Monsieur l’Inspecteur principal, mon enquête personnelle, enquête rigoureuse et au courant de laquelle je vous mettrai tout à l’heure, m’a révélé qu’à son retour de Suresnes, l’assassin, après avoir apporté la motocyclette dans la remise de l’avenue du Roule, est venu en courant jusqu’aux Ternes et qu’il est entré dans cette maison.

— Dans cette maison ?

— Oui.

— Mais qu’y venait-il faire ?

— Y cacher le produit de son vol, les soixante billets de mille.

— Comment ? Dans quel endroit ?

— Dans un appartement dont il avait la clef, au cinquième étage.

Gaston Dutreuil s’écria, stupéfait :

— Mais au cinquième étage, il n’y a qu’un appartement, et c’est moi qui l’habite.

— Justement, et comme vous étiez au cinéma avec Mme Aubrieux et sa mère, on a profité de votre absence…

— Impossible, il n’y a que moi qui aie la clef.

— On entre sans clef.

— Mais je n’ai relevé aucune trace.

Morisseau s’interposa :

— Voyons, expliquons-nous. Vous dites que les billets de banque auraient été dissimulés chez M. Dutreuil ?

— Oui.

— Mais puisque Jacques Aubrieux a été arrêté le lendemain matin, ces billets y seraient encore ?

— C’est mon avis.

Gaston Dutreuil ne put s’empêcher de rire.

— Mais c’est absurde, je les aurais découverts.

— Les avez-vous cherchés ?

— Non. Mais je serais tombé dessus à chaque instant. Le logement est grand comme la main. Voulez-vous le voir ?

— Si petit qu’il soit, il suffit pour contenir soixante feuilles de papier.

— Évidemment, fit Dutreuil, évidemment, tout est possible. Cependant je dois vous répéter que personne, à mon avis, n’est entré chez moi, qu’il n’y a qu’une clef, que je fais mon ménage moi-même, et que je ne comprends pas très bien…

Hortense non plus ne comprenait pas. Ses yeux attachés aux yeux du prince Rénine, elle essayait de pénétrer jusqu’au fond de sa pensée. Quel jeu jouait-il ? Devait-elle l’appuyer dans ses affirmations ? Elle finit par dire :

— Monsieur l’Inspecteur principal, puisque le prince Rénine prétend que les billets ont été déposés là-haut, le plus simple n’est-il pas de chercher ? M. Dutreuil nous conduira, n’est-ce pas ?

— Tout de suite, dit le jeune homme. C’est en effet ce qu’il y a de plus simple.

Tous les quatre ils escaladèrent les cinq étages de l’immeuble, et Dutreuil ayant ouvert, ils pénétrèrent dans un logement exigu composé de deux chambres et de deux cabinets, tout cela rangé avec un ordre méticuleux. On devinait que chacun des fauteuils et que chacune des chaises de la pièce qui servait de salon occupait sa place définitive. Les pipes avaient leur étagère, les allumettes la leur. Suspendues à trois clous, s’alignaient par rang de taille trois cannes. Sur un guéridon, devant la fenêtre, un carton à chapeau, rempli de papier de soie, attendait le chapeau de feutre que Dutreuil y déposa avec soin… À côté, sur le couvercle, il allongea ses gants. Il agissait posément et machinalement, en homme qui se plaît à voir les choses dans la position qu’il a choisie pour elles. Aussi, dès que Rénine eut déplacé un objet, il esquissa un geste de protestation, reprit son chapeau, le colla sur sa tête, ouvrit la fenêtre, et s’accouda au rebord, le dos tourné, comme s’il eût été incapable de supporter le spectacle de pareils sacrilèges.

— Vous affirmez, n’est-ce pas ?… demanda l’inspecteur à Rénine.

— Oui, oui, j’affirme qu’après le crime, les soixante billets ont été apportés ici.

— Cherchons.

C’était facile et ce fut rapidement exécuté. Au bout d’une demi-heure, il ne restait pas un coin qui n’eût été exploré, pas un bibelot qui n’eût été soupesé.

— Rien, fit l’inspecteur Morisseau. Devons-nous continuer ?

— Non, répliqua Rénine. Les billets n’y sont plus.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’on les a enlevés.

— Qui ? Précisez votre accusation.

Rénine ne répliqua point. Mais Gaston Dutreuil fit volte-face. Il suffoquait.

— Monsieur l’inspecteur, voulez-vous que je la précise, moi, l’accusation, telle qu’elle apparaît dans les propos de monsieur ? Tout cela signifie qu’il y a un malhonnête homme ici, que les billets cachés par l’assassin ont été découverts, volés par ce malhonnête homme, et déposés dans un autre endroit plus sûr. Voilà bien votre idée, n’est-ce pas, monsieur ? Et c’est bien moi que vous accusez de vol, n’est-ce pas ?

Il avançait en se frappant la poitrine à grands coups.

— Moi ! moi ! j’aurais trouvé les billets ! et je les aurais gardés pour moi ! Vous osez prétendre…

Rénine ne répondait toujours pas. Dutreuil s’emporta, et prenait à partie l’inspecteur Morisseau, il s’écria :

— Monsieur l’Inspecteur, je proteste énergiquement contre toute cette comédie, et contre le rôle que vous y jouez à votre insu. Avant notre arrivée, le prince Rénine nous a dit, à madame et à moi, qu’il ne savait rien, qu’il s’aventurait dans cette affaire au hasard, et qu’il suivait la première route venue, en s’en remettant à sa bonne chance. N’est-ce pas vrai, monsieur ?

Rénine ne broncha pas.

— Mais parlez donc, monsieur ! Expliquez-vous, car enfin, vous alléguez, sans donner aucune preuve, les faits les plus invraisemblables ! ! ! C’est trop commode de dire que j’ai volé les billets. Mais encore faudrait-il savoir s’ils étaient ici ? Qui les avait apportés ? Pourquoi l’assassin aurait-il choisi mon appartement pour les cacher ? Tout cela est absurde, illogique et stupide… Des preuves, monsieur !… une seule preuve !

L’inspecteur Morisseau paraissait perplexe. Il interrogeait Rénine du regard.

Celui-ci prononça impassible :

— Puisque vous voulez des précisions, c’est Mme Aubrieux elle-même qui les donnera. Elle a le téléphone. Descendons. En une minute, nous serons fixés.

Dutreuil haussa les épaules.

Comme vous voudrez, mais que de temps perdu !

Il semblait fort irrité. Sa longue station à la fenêtre, sous un soleil brûlant, l’avait mis en sueur. Il passa dans sa chambre et revint avec une carafe d’eau dont il but quelques gorgées et qu’il reposa sur le bord de la fenêtre.

— Allons, dit-il.

Le prince Rénine ricana :

— On dirait que vous avez hâte de quitter cet appartement ?

— J’ai hâte de vous confondre, répliqua Dutreuil en claquant la porte.

Ils descendirent et gagnèrent le cabinet particulier où se trouvait le téléphone. La pièce était vide. Rénine demanda le numéro des Aubrieux à Gaston Dutreuil, décrocha, et obtint la communication.

Ce fut la bonne qui vint à l’appareil. Elle répondit que Mme Aubrieux, après une crise de désespoir, venait de s’évanouir, et que maintenant, elle dormait.

— Appelez sa mère. De la part du prince Rénine. C’est urgent.

Il passa un récepteur à Morisseau. D’ailleurs les voix étaient si nettes que Dutreuil et Hortense purent entendre toutes les paroles échangées.

— C’est vous, madame ?

— Oui. Le prince Rénine, n’est-ce pas ? Ah ! monsieur, qu’avez-vous à me dire ? Y a-t-il quelque espoir ? implora la vieille dame.

— L’enquête se poursuit d’une façon satisfaisante, prononça Rénine, et vous êtes en droit d’espérer. Pour l’instant, je viens vous demander un renseignement très grave. Le jour du crime, Gaston Dutreuil est-il venu chez vous ?

— Oui, après le déjeuner, il est venu nous chercher, ma fille et moi.

— A-t-il su à ce moment-là que le cousin Guillaume avait 60, 000 francs chez lui ?

— Oui, je lui ai dit.

— Et que Jacques Aubrieux, un peu souffrant, ne ferait pas sa promenade ordinaire à motocyclette et resterait à dormir ?

— Oui.

— Vous en êtes bien sûre, madame ?…

— Absolument certaine.

— Et vous avez été ensemble au cinéma tous les trois ?

— Oui.

— Et vous avez assisté à la séance l’un près de l’autre ?

— Ah ! non, il n’y avait pas de place libre. Il s’est installé plus loin.

— À un endroit d’où vous pouviez le voir ?

— Non.

— Mais pendant l’entracte, il est venu près de vous ? Non, nous ne l’avons revu qu’à la sortie.

— Aucun doute à ce propos ?

— Aucun.

— C’est bien, madame, dans une heure, je vous rendrai compte de mes efforts. Mais surtout ne réveillez pas Mme Aubrieux.

— Et si elle se réveillait ?

— Rassurez-la et donnez-lui confiance. Tout va de mieux en mieux, beaucoup mieux même que je ne l’espérais.

Il raccrocha et se retourna vers Dutreuil en riant :

— Eh ! eh jeune homme, ça commence à prendre tournure. Qu’en dites-vous ?

Que signifiaient ces paroles ? Et quelles conclusions Rénine avait-il tirées de sa communication ? Le silence fut lourd et pénible.

— Monsieur l’Inspecteur principal, vous avez du monde sur la place, n’est-ce pas ?

— Deux brigadiers.

— Il y aurait intérêt à ce qu’ils fussent là. Veuillez aussi prier le patron qu’on ne nous dérange sous aucun prétexte.

Et lorsque Morisseau fut de retour, Rénine ferma la porte, se planta devant Dutreuil, et scanda d’un ton de bonne humeur :

— Somme toute, jeune homme, de trois heures à cinq heures, ce dimanche-là, ces dames ne vous ont pas vu. C’est un fait assez curieux.

— Un fait tout naturel, riposta Dutreuil, et qui, du reste, ne prouve rien du tout.

— Qui prouve, jeune homme, que vous avez eu à votre disposition deux bonnes heures.

— Évidemment, deux heures que j’ai passées au cinéma.

— Ou autre part.

Dutreuil l’observa.

— Ou autre part ?

— Oui, puisque vous étiez libre, vous avez eu tout le loisir pour aller vous promener à votre guise… Du côté de Suresnes, par exemple.

— Oh ! oh ! fit le jeune homme en plaisantant à son tour, Suresne, c’est bien loin.

— Tout près ! N’aviez-vous pas la motocyclette de votre ami Jacques Aubrieux ?

Un nouveau silence suivit ces paroles. Dutreuil avait froncé les sourcils comme s’il cherchait à comprendre. À la fin on l’entendit chuchoter :

— Voilà donc où il voulait en venir… Ah ! le misérable…

La main de Rénine s’abattit sur son épaule.

— Plus de bavardages. Des faits ! Gaston Dutreuil, vous êtes la seule personne qui savait ce jour-là deux choses essentielles : 1° que le cousin Guillaume avait 60,000 francs chez lui ; 2° que Jacques Aubrieux ne devait pas sortir. Tout de suite le coup à faire vous apparut. La motocyclette était à votre disposition. Vous vous êtes esquivé pendant la séance. Vous avez été à Suresnes. Vous avez tué le cousin Guillaume. Vous avez pris les soixante billets de banque et vous les avez portés chez vous. Et, à cinq heures, vous retrouviez ces dames.

Dutreuil avait écouté d’un air à la fois goguenard et ahuri, en regardant de temps à autre l’inspecteur Morisseau comme pour le prendre à témoin.

— C’est un fou, il ne faut pas lui en vouloir.

Lorsque Rénine eut fini, il se mit à rire.

— Très drôle… une bonne farce… C’est donc moi que les voisins ont vu aller et revenir à motocyclette ?

— C’est vous, caché sous les vêtements de Jacques Aubrieux.

— Et ce sont les traces de mes doigts que l’on a relevées sur la bouteille dans l’office du cousin Guillaume ?

— Cette bouteille fut débouchée par Jacques Aubrieux, au déjeuner, chez lui, et c’est vous qui l’avez portée là-bas comme pièce à conviction.

— De plus en plus drôle, s’écria Dutreuil, qui avait l’air de s’amuser franchement. Alors j’aurais combiné mon affaire pour que Jacques Aubrieux fût accusé du crime ?

— C’était le plus sûr moyen de n’être pas accusé, vous.

— Oui, mais Jacques est mon ami d’enfance.

— Vous aimez sa femme.

Le jeune homme bondit, furieux soudain.

— Vous avez l’audace ! … Quoi ! une pareille infamie ?

— J’en ai la preuve.

— Mensonge, j’ai toujours eu pour Mme Aubrieux un respect, une vénération…

— En apparence. Mais vous l’aimez. Vous la désirez. Ne dites pas non. J’ai toutes les preuves.

— Mensonge ! Vous me connaissez depuis tantôt.

— Allons donc, il y a des jours que je vous guette dans l’ombre et que j’attends le moment de vous sauter dessus.

Il saisit le jeune homme par les épaules et le secoua violemment.

— Allons, Dutreuil, avouez. J’ai toutes les preuves. J’ai des témoins que nous retrouverons tout à l’heure devant le chef de la Sûreté. Avouez donc ! Malgré tout, vous êtes bourrelé de remords. Rappelez-vous votre épouvante, au restaurant, quand vous avez lu le journal. Hein ! Jacques Aubrieux condamné à mort … Vous n’en demandiez pas tant ! Le bagne pour lui, ça vous suffisait. Mais l’échafaud… Jacques Aubrieux exécuté demain, lui qui est innocent ! Avouez donc, pour sauver votre tête. Avouez donc !

Courbé sur lui, de toutes ses forces, il essayait de lui arracher l’aveu. Mais l’autre se redressa, et froidement, avec une sorte de dédain, il prononça :

— Vous êtes fou, monsieur. Pas un mot de ce que vous dites n’a le sens commun. Toutes vos accusations sont fausses. Et les billets de banque, est-ce que vous les avez trouvés chez moi, comme vous l’affirmiez ?

Exaspéré, Rénine lui montra le poing.

— Ah ! canaille, j’aurai ta peau, va.

Il entraîna l’inspecteur :

— Eh bien ! qu’en dites-vous ? un fieffé coquin, n’est-ce pas ?

L’inspecteur hocha la tête.

— Peut-être… Mais tout de même… jusqu’ici… aucune charge réelle…

— Attendez, monsieur Morisseau, dit Rénine. Attendez notre entrevue avec M. Dudouis. Car nous le verrons à la préfecture, n’est-ce pas, M. Dudouis ?

— Oui, il y sera à trois heures.

— Eh bien ! vous serez édifié, monsieur l’Inspecteur principal ! Je vous prédis que vous serez édifié.

Rénine ricanait en homme sûr des événements. Hortense qui était près de lui, et qui pouvait lui parler sans être entendue des autres, dit à voix basse :

— Vous le tenez, n’est-ce pas ?

Il acquiesça de la tête.

— Si je le tiens ! c’est-à-dire que je ne suis pas plus avancé qu’à la première minute.

— Mais c’est affreux ! et vos preuves ?

— Pas l’ombre d’une preuve… J’espérais le démonter. Il s’est repris, le gredin.

— Pourtant, vous êtes certain que c’est lui ?

— Ce ne peut être que lui. J’en ai eu l’intuition dès le début, et depuis je ne le lâche pas de l’œil. J’ai vu grandir son inquiétude, au fur et à mesure que mon enquête semblait tourner autour de lui et se rapprocher. Maintenant, je sais.

— Et il aimerait Mme Aubrieux ?

— Logiquement, oui. Mais tout cela, ce sont des suppositions théoriques, ou bien des certitudes qui me sont personnelles. Ce n’est pas avec cela qu’on retient le couperet de la guillotine. Ah ! si l’on trouvait les billets de banque, M. Dudouis marcherait. Sinon, il me rira au nez,

— Alors ? murmura Hortense, le cœur serré d’angoisse.

Il ne répondit pas. Il arpentait la pièce, affectant l’allégresse et se frottant les mains. Tout allait à merveille ! Vraiment il est agréable de s’occuper d’affaires qui s’arrangent pour ainsi dire d’elles-mêmes.

— Si on se rendait à la préfecture, monsieur Morisseau ? Le chef doit y être déjà. Et, au point où nous en sommes, autant en finir. M. Dutreuil veut bien nous accompagner ?

— Pourquoi pas ? fit celui-ci d’un air d’arrogance.

Mais à l’instant même où Rénine ouvrait la porte, il y eut du bruit dans le couloir, et le patron accourut en gesticulant.

— M. Dutreuil est encore là ? Monsieur Dutreuil, des flammes dans votre appartement ! C’est un passant qui nous avertit… il a vu cela de la place.

Les yeux du jeune homme brillèrent. Une demi-seconde peut-être, sa bouche grimaça un sourire que Rénine avisa.

— Ah ! bandit, s’écria-t-il, tu t’es trahi C’est toi qui as mis le feu là-haut, et maintenant les billets flambent.

Il lui barra le passage.

— Laissez-moi donc, hurlait Dutreuil. Il y a le feu et personne ne peut entrer, puisque personne n’a la clef. Tenez, la voici… Laissez-moi passer, sacrebleu !

Rénine lui arracha la clef des mains, et le tenant au collet :

— Ne bouge pas, mon bonhomme. Maintenant la partie est gagnée. Ah ! gredin… Monsieur Morisseau, voulez-vous donner l’ordre au brigadier de ne pas le perdre de vue et de lui brûler la cervelle s’il cherchait à décamper ? N’est-ce pas, brigadier, nous comptons sur vous ? une balle dans la tête…

Il monta précipitamment l’escalier, suivi d’Hortense et de l’inspecteur principal, qui, d’assez mauvaise humeur, protestait :

— Voyons, quoi, ce n’est pas lui qui a mis le feu, puisqu’il ne nous a pas quittés ?

— Eh parbleu, il l’aura mis d’avance.

— Comment, je vous le répète ? Comment ?

— Est-ce que je sais ! mais un incendie ne se déclare pas comme ça, sans raison, au moment même où l’on a besoin de brûler des papiers compromettants.

On entendait du bruit là-haut. C’étaient les garçons de la brasserie qui essayaient de démolir la porte. Une odeur âcre emplissait la cage de l’escalier.

Rénine atteignit le dernier étage.

— Place, les amis ! J’ai la clef.

Il l’introduisit dans la serrure et ouvrit.

Une vague de fumée le heurta, si violente, que l’on eût pu croire que tout l’étage brûlait. Mais Rénine vit tout de suite que l’incendie s’était éteint de lui-même, faute d’aliment, et qu’il n’y avait plus de flammes.

— Monsieur Morisseau, que personne n’entre avec nous, n’est-ce pas ? Le moindre importun pourrait tout contrarier. Fermez la porte au verrou, cela vaudra mieux.

Il passa dans la pièce de devant, où il était visible que l’incendie avait eu son foyer principal. Les meubles, les murs et le plafond, noircis par la fumée, n’avaient pas été atteints. En réalité, tout se réduisait à une flambée de papiers qui se consumaient encore au milieu de la pièce, devant la fenêtre.

Rénine se frappa le front.

— Triple imbécile Faut-il que je sois bête !

— Quoi ? fit l’inspecteur.

— Le carton à chapeau qui était sur le guéridon. C’est là qu’il avait caché les papiers. C’est là qu’ils étaient tout à l’heure encore, durant notre perquisition.

— Impossible !

— Eh oui, on l’oublie toujours, cette cachette-là, celle qui est trop en vue, à portée de la main ! Comment penser qu’un voleur laisse 60,000 francs dans un carton ouvert, où il dépose son chapeau en entrant, d’un geste distrait. On ne cherche pas là-dedans… Bien joué, monsieur Dutreuil !

L’inspecteur, qui demeurait incrédule, répéta :

— Non, non, impossible. Nous étions avec lui, et il n’a pas pu mettre le feu lui-même.

— Tout était préparé d’avance dans l’hypothèse d’une alerte… Le carton… les papiers de soie… les billets, tout cela devait être imprégné de quelque enduit inflammable. Il y aura jeté, au moment de partir, une allumette, une drogue, est-ce que je sais !

— Mais nous l’aurions vu, sapristi ! Et puis est-il admissible qu’un homme qui a tué pour dérober 60,000 francs les anéantisse de la sorte ? Si la cachette était si bonne — et elle l’était puisque nous ne l’avons pas découverte — pourquoi cette destruction inutile ?

— Il a eu peur, monsieur Morisseau. N’oublions pas qu’il joue sa tête. Tout plutôt que la guillotine, et cela, ces billets, c’était la seule preuve que l’on pouvait avoir contre lui. Comment l’aurait-il laissée ?

Morisseau fut stupéfait.

— Comment ! la seule preuve…

— Évidemment !

— Mais, vos témoins, vos charges ? tout ce que vous deviez raconter au chef ?

— Du bluff.

— Eh bien, vrai, bougonna l’inspecteur abasourdi, vous en avez de l’aplomb !

— Est-ce que vous auriez marché sans cela ?

— Non.

— Alors, qu’est-ce que vous réclamez ?

Rénine se baissa pour remuer les cendres. Mais il ne restait même pas de ces débris de papiers raidis qui gardent encore la forme de ce qu’ils étaient.

— Rien, dit-il. C’est tout de même drôle ! Comment diable s’y est-il pris pour allumer le feu ?

Il se releva et réfléchit, les yeux attentifs. Hortense eut l’impression qu’il donnait son effort suprême et qu’après ce dernier combat dans les ténèbres épaisses, il aurait son plan de victoire, ou se reconnaîtrait vaincu.

Défaillante, elle demanda avec anxiété :

— Tout est perdu, n’est-ce pas ?

— Non… non…. dit-il pensivement, tout n’est pas perdu. Il y a quelques secondes, tout était perdu. Mais voici une lueur qui se lève et qui me donne de l’espoir.

Oh ! mon Dieu, si cela pouvait être vrai !

— N’allons pas trop vite, dit-il. Ce n’est qu’une tentative… mais une très belle tentative… et qui peut réussir.

Il se tut un moment, puis il eut un sourire amusé, et dit, avec un claquement de langue :

Rudement fort, le Dutreuil. Cette façon de brûler les billets… quelle invention !… Et quel sang-froid Ah ! il m’a donné du fil à retordre, l’animal ! C’est un maître !

Il chercha un balai et poussa une partie des cendres dans la pièce voisine. De cette pièce, il rapporta un carton à chapeau de même grandeur et de même apparence que celui qui avait été brûlé, le posa sur le guéridon après avoir remué les papiers de soie qui le remplissaient, et avec une allumette y mit le feu.

Des flammes jaillirent, qu’il étreignit quand elles eurent consumé la moitié du carton et presque tous les papiers. D’une poche intérieure de son gilet, il tira une liasse de billets de banque, en prit six qu’il brûla presque entièrement et dont il arrangea les débris et cacha le reste au fond du carton parmi les cendres et les papiers noircis.

— Monsieur Morisseau, dit-il enfin, je vous demande une dernière fois votre concours. Allez chercher Dutreuil. Dites-lui simplement ces mots :

« Vous êtes démasqué, les billets n’ont pas pris feu. Suivez-moi » ; et amenez-le ici.

Malgré ses hésitations et la crainte d’outrepasser la mission que lui avait donnée le chef de la Sûreté, l’inspecteur principal ne put se soustraire à l’ascendant que Rénine avait pris sur lui. Il sortit.

Rénine se tourna vers la jeune femme.

— Vous comprenez mon plan de bataille ?

— Oui, dit-elle, mais l’épreuve est dangereuse. Croyez-vous que Dutreuil tombera dans le piège ?

— Tout dépend de l’état de ses nerfs et jusqu’à quel point il est démoralisé ; une attaque brusquée peut parfaitement le démolir.

— Cependant, s’il reconnaît, à quelque signe, le changement de carton ?

— Ah ! certes, toutes les chances ne sont pas contre lui. Le gaillard est bien plus malin que je ne le croyais, et fort capable de s’en tirer. Mais, d’autre part, comme il doit être inquiet ! Comme le sang doit lui bourdonner aux oreilles et lui brouiller les yeux Non, non, je ne pense pas qu’il tienne le coup… Il flanchera…

Ils n’échangèrent plus une parole. Rénine ne bougeait pas. Hortense demeurait troublée jusqu’au plus profond d’elle-même. Il s’agissait de la vie d’un homme innocent. Une erreur de tactique, un peu de malchance et, douze heures plus tard, Jacques Aubrieux était exécuté. Et, en même temps qu’une angoisse horrible, elle éprouvait, malgré tout, une sensation de curiosité ardente. Qu’allait faire le prince Rénine ? Qu’allait-il advenir de l’expérience tentée ? Comment résisterait Gaston Dutreuil ? Elle vivait une de ces minutes de tension surhumaine où la vie s’exaspère et prend toute sa valeur.

On perçut des pas dans l’escalier. C’étaient des pas d’hommes qui se hâtent. Le bruit se rapprocha. Ils arrivaient au dernier étage.

Hortense regarda son compagnon. Il s’était levé. Il écoutait, la figure transformée déjà par l’action. Dans le couloir, des pas résonnaient. Alors, soudain, il se détendit comme un ressort, courut vers la porte et cria

— Vite !… finissons-en !

Des inspecteurs et deux garçons de la brasserie entrèrent. Dans le groupe des inspecteurs, il agrippa Dutreuil et le tira par le bras en disant avec gaieté :

— Bravo ! mon vieux. Le coup du guéridon et de la carafe, admirable Un chef-d’œuvre ! Seulement ça a raté.

— Quoi ! qu’est-ce qu’il y a ? marmotta le jeune homme en chancelant.

— Mon Dieu, oui, le feu n’a consumé qu’à moitié les papiers de soie et le carton, et, s’il y a eu des billets de banque brûlés, comme les papiers de soie… les autres sont là, au fond… Tu entends ? les fameux billets… la grande preuve du crime… ils sont là, où tu les avais cachés… Par hasard, ils ne sont pas brûlés… Tiens regarde… voici les numéros… tu peux les reconnaître… Ah ! tu es bien perdu, mon gaillard.

Le jeune homme s’était raidi. Ses yeux papillotaient. Il ne regarda pas, comme l’y invitait Rénine, il n’examina ni le carton, ni les billets. Du premier coup, sans prendre le temps de réfléchir, et sans que son instinct l’avertît, il crut, et, brutalement, il s’effondra sur une chaise en pleurant.

L’attaque brusquée, selon l’expression de Rénine, avait réussi. En voyant tous ses plans déjoués et l’ennemi maître de tous ses secrets, le misérable n’avait plus la force ni la clairvoyance nécessaires pour se défendre. Il abandonnait la partie.

Rénine ne le laissa pas respirer.

— À la bonne heure ! Tu sauves ta tête, tout simplement, mon petit. Écris donc ton aveu, pour t’en débarrasser. Tiens, voilà un stylo… Ah ! ça, tu n’as pas eu de veine, je le reconnais. C’était pourtant rudement bien machiné, ton truc du dernier moment. N’est-ce pas ? vous avez des billets de banque qui vous gênent, et que vous voulez anéantir ? Rien de plus facile. Vous posez sur le bord de la fenêtre une grosse carafe à ventre rebondi. Le cristal formera lentille et enverra les rayons du soleil sur le carton et sur les chiffons de soie convenablement préparés. Dix minutes après, ça flambe. Invention merveilleuse ! Et, ainsi que toutes les grandes découvertes, celle-ci provient du hasard, n’est-ce pas ? La pomme de Newton ?… Un jour, le soleil, en passant à travers l’eau de cette carafe, aura fait flamber des brins de mousse ou le soufre d’une allumette, et, comme tu avais le soleil, tout à l’heure, à ta disposition, tu t’es dit :

« Allons-y » et tu as placé la carafe au bon endroit. Mes compliments, Gaston. Tiens, voilà une feuille de papier. Écris « C’est moi l’assassin de M. Guillaume. » Écris donc, sacrebleu !

Penché sur le jeune homme, de toute son implacable volonté, il le contraignait à écrire, lui dirigeait la main et lui dictait la phrase. À bout de force, épuisé, Dutreuil écrivit.

— Monsieur l’Inspecteur principal, voici l’aveu, dit Rénine. Vous voudrez bien le porter à M. Dudouis. Ces messieurs, j’en suis sûr — il s’adressait aux garçons de la brasserie — consentiront à servir de témoins.

Et comme Dutreuil, accablé, ne bougeait pas, il le bouscula.

— Eh ! camarade, il faut se dégourdir. Maintenant que tu as été assez bête pour avouer, va jusqu’au bout de ta tâche, idiot.

L’autre l’observa, debout devant lui.

— Évidemment, reprit Rénine. Tu n’es qu’un gourde. Le carton avait été bel et bien brûlé, les billets aussi. Ce carton-là, c’est un autre, mon vieux, et ces billets-là, c’est à moi. J’en ai même brûlé six pour mieux te faire gober la chose. Et tu n’y as vu que du feu. Faut-il que tu sois abruti.

Au dernier moment, me donner une preuve, alors que je n’en avais pas une seule ! Et quelle preuve ! Ton aveu écrit ! Ton aveu écrit devant témoins ! Écoute, mon bonhomme, si on te coupe la tête, comme je l’espère bien, vrai, tu l’auras mérité. Adieu ! Dutreuil.

Dans la rue, le prince Rénine pria Hortense Daniel de prendre l’automobile, d’allez chez Madeleine Aubrieux et de la mettre au courant.

— Et vous ? demanda Hortense.

— J’ai beaucoup à faire… Des rendez-vous urgents…

— Comment, vous refusez la joie d’annoncer la nouvelle ?…

— C’est une joie dont on se lasse. La seule joie qui se renouvelle toujours, c’est celle du combat. Après, cela n’a plus d’intérêt.

Elle lui saisit la main et la garda dans les siennes un instant. Elle eût voulu dire toute son admiration à cet homme étrange qui semblait faire le bien comme un sport, et qui le faisait avec une sorte de génie. Mais elle ne put parler. Tous ces événements la bouleversaient. L’émotion lui serrait la gorge et lui mouillait les yeux.

Il s’inclina en disant :

— Je vous remercie. J’ai ma récompense.

 

 

 

Chapitre suivant : Thérèse et Germaine

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021