BIBLIOBUS Littérature française

La femme disparue - J.-H. Rosny aîné (1856 - 1940)

 

(Rosny Aîné est le pseudonyme de Joseph Henri Boex)

 

1926

 

 

 

 

I

– Vous passerez par la route des Loups, dit au cocher, Mme Francisca de Escalante, lorsque le coupé arriva au plus haut de la forêt.

C’est un site convulsé. Les futaies alternent avec des granits, des porphyres et des grès rouges ; les rocs ont d’étranges figures et des chênes six fois séculaires jaillissent sur des corniches indestructibles ; des labyrinthes tournoient parmi les blocs et les arbres. Ce fut jadis une formidable retraite de bêtes sauvages, un nid de parias, d’outlaws, de bandits, de sorciers et de sorcières. Les loups y dévoraient la chair vivante des voyageurs, on y célébra la messe noire ; les chauffeurs y rôtirent les pieds et y concassèrent les os de leurs victimes.

Francisca aimait ce lieu redoutable. Peut-être y retrouvait-elle l’âme des fauves sierras où avaient vécu ses ancêtres. Cet après-midi, dans la grande solitude, elle y examinait ses chances et ses malchances. Ses mains brûlaient ; tour à tour elle subissait les émotions qui soutiennent et qui dépriment.

Elle considérait le site d’une prunelle fervente. Pâle et presque tragique, c’était une émouvante créature. La nature lui avait donné le rythme, la grâce flexible, le « sel de séduction » des sensuelles Castillanes. Avec le feu noir de ses yeux, sa chevelure « nuit d’été », son teint de nacre et de muguet, sa bouche écarlate, avec ses gestes beaux comme ses contours, elle était faite pour donner aux hommes une image terrible du bonheur.

Son agitation parut s’accroître ; elle murmurait tout bas, avec une amère mélancolie :

– La reverrai-je jamais ?

D’un geste convulsif, elle tâta son corsage, elle en tira une lettre flétrie. C’était une de ces lettres de pauvre, qui se reconnaissent au papier fané, à l’encre rousse, à je ne sais quoi d’humble, de gauche et d’hésitant Francisca la parcourut avec une sorte de mysticisme :

– Que de fois je l’ai relue !

Une pénombre s’était faite ; on n’apercevait plus un rais de soleil. L’immobilité devint si complète qu’on eût cru que toute vie avait disparu. Et alors on entendit une détonation sèche et stridente…

Le cheval fit un bond : le cocher scrutait des yeux la route, les blocs et les sous-bois. Une deuxième détonation retentit, vite suivie d’une troisième. Atteint au crâne, le cheval s’abattit. Francisca put voir vers sa droite deux têtes masquées de toile, tandis que, sur la route, un homme trapu, masqué aussi, barrait le chemin.

Cependant, le cocher Marcel, d’abord abasourdi, reprenait son sang-froid. Ce n’était pas un lâche. Prêt à défendre sa vie, il fouilla dans un renfoncement, à l’arrière du siège, et en tira un revolver. Les deux têtes disparurent, tandis que le personnage de la route se jetait derrière un arbre.

Et le silence fut tragique.

Il ne dura pas même une minute. Deux nouveaux coups de feu crépitèrent ; le cocher visa dans la direction d’où les détonations étaient parties et tira trois fois, au jugé. Un rire s’éleva, souligné d’une fusillade. Atteint à la poitrine Marcel tira spasmodiquement deux des balles qui lui restaient et qui se perdirent dans le feuillage. Puis, il croula de son siège et poussa son cri d’agonie.

Une horreur innommable glaçait Francisca. La mort était là, la mort de la bête sous la griffe du vainqueur, la mort des temps féroces.

Toute force sociale était abolie : la jeune femme, puissante par la beauté, par la richesse, par la discipline traditionnelle, devenait une petite chose faible, misérable et abandonnée. Elle connut la peur brusque qui arrête le sang et paralyse chaque muscle. Mais Francisca appartenait à une race dure. Elle fut vite prête au pire. Toutefois, que faire ? Elle n’avait point d’armes ; son intervention ne servirait qu’à sa perte. Sa seule chance, si Marcel ne réussissait point à effrayer les malandrins ou à attirer quelque improbable renfort, était dans la fuite. Chance si faible qu’elle équivalait presque au néant.

Pendant la pause brève et la fin du combat plus brève encore, elle eut la vision complète de cette partie de la forêt si souvent parcourue, elle traça des plans et des projets, vains sans doute, mais énergiques.

Au moment où Marcel tombait, elle se trouvait déjà sur la route, du côté opposé à celui où se tenaient les bandits. Le hasard lui accorda une faible faveur : le revolver du cocher venait de rouler devant elle. Elle se baissa pour le saisir, et, quoiqu’il ne contînt plus qu’une seule cartouche, la possession de l’arme accrut son courage. Ensuite, elle s’élança droit devant elle.

Une fusillade la poursuivit : des balles sifflèrent à son oreille. Le tronc d’un hêtre énorme la cacha, puis elle se glissa derrière un bloc de porphyre.

Cependant les bandits avaient jailli de l’embuscade et commençaient la poursuite. Ils hésitaient, impuissants à découvrir où Francisca s’était cachée : de toutes parts, on apercevait des abris propres à servir de retraite. Et tous trois tendaient l’oreille.

Une course rapide, le battement des pieds légers sur le sol, des frôlements contre les plantes… mais il y avait tant d’échos parmi les granits qu’ils ne discernaient aucune direction.

– Faut s’égailler, fit le plus court des trois, individu fluet, dont les yeux brasillaient dans les trous du chanvre ; on s’avertira par le sifflet, histoire de n’pas se perdre.

– Ça barde ! fit le personnage trapu, qui ricanait d’une façon étrange et maniaque.

– Gy ! Courte-Échelle, ajouta le dernier d’une voix sourde.

Il était taillé en force, de haute stature, avec d’énormes pattes d’étrangleur.

– Oublie pas le sifflet ! insista l’homme fluet.

Et tendant le bras :

– V’là ma route. Toi, Tenaille, t’iras de l’aut’côté et Martin entre les deux.

Il disparut le premier, dans la direction du hêtre qui avait caché Mme de Escalante. L’hercule prit à droite et Martin le trapu, avec un faux air d’ours debout sur les pattes d’arrière, s’engagea par le centre.

Courte-Échelle et Tenaille se trouvèrent dans un bizarre labyrinthe : la terre pleine de creux, le granit et le porphyre fendus par quelque antique cataclysme, ouvraient des issues serpentantes, hérissées d’obstacles et de buissons.

Martin, lui, marchait dans une tranchée, vers le couchant. On n’entendait plus la course de la fugitive.

– Elle s’est peut-être bien cachée, songea Courte-Échelle avec un frémissement de rage, car il avait mauvais caractère.

Elle ne s’était pas cachée. Au sortir de la terre dure, elle avait trouvé une sente moussue, où les pas s’assourdissaient. Elle courait vertigineusement. La nature lui avait donné de bons jarrets et du souffle. Au bout d’un quart d’heure, ayant dépassé les granits, elle entrait dans la futaie épaisse.

C’était presque la sylve vierge, la force libre des végétaux. À cause de la difficulté des transports, ce terroir demeurait farouche. Des chênes du temps de Louis XIII y croissaient parmi des arbres plus jeunes, des troncs pourris par les parasites ou incendiés par la foudre.

Francisca sentit qu’elle avait de l’avance. Elle connaissait la route : toute sa volonté tendait vers la maison d’un garde-chasse, là-bas, où elle rencontrerait peut-être de l’aide. Mais il s’en fallait bien encore de quatre kilomètres !

Avant de s’élancer au travers d’une combe, elle se retourna, elle épia le sous-bois. Elle ne vit rien, elle n’entendit rien : la chance se dessinait-elle en sa faveur ? Mais un coup de sifflet strida, auquel deux autres répondirent. Si les derniers semblaient venir de loin, le premier se révélait assez proche…

– L’un des bandits est sur ma trace !…

II

Elle hésitait. Fallait-il traverser la clairière ou, pour donner le change, essayer d’un crochet ? Francisca prit un moyen terme ; au lieu de filer en ligne droite, elle franchit un mamelon, passa sous un arbre à demi renversé, dont un lierre dévorait les branches. Sa mémoire l’avait bien servie : une deuxième sente était devant elle, qui attaquait la combe en corniche. Elle y fila légère ; elle se perdit derrière un rideau d’arbustes.

Courte-Échelle perdait du temps. Après cinq ou six essais pour découvrir quelque indice, il avait pris le parti de marcher vers l’est, tout en clamant des conseils à ses complices. Pendant dix minutes, rien ne révéla si la voie était bonne. Il vit luire quelque chose, et, se baissant, il ramassa un peigne d’écaille blonde, incrustée de pierres bleues.

– Veine ! s’exclama-t-il. La gonzesse a passé par ici.

Tout en reprenant la chasse, il jeta un coup de sifflet, auquel répondirent Martin et Tenaille.

« Y n’sont pas encore trop loin, pensa Courte-Échelle. Faut voir avant de les faire rappliquer. »

Il ne découvrait rien de nouveau. Mais il craignit que la fugitive n’eût pris sous le couvert ; ses yeux flamboyants scrutaient les pénombres. D’évidence, il n’avait pas l’habitude de la forêt. C’était un homme des villes, un sauvage du pavé et du trottoir, perdu dans la nature.

– Y m’faut Martin ! grommela-t-il.

Et, sans arrêter sa marche, il se décida à donner trois coups de sifflet pour le rassemblement.

Un instant plus tard, il s’avisa que la terre molle sur laquelle il marchait gardait l’empreinte de ses semelles.

– Comme y a rien devant moi, c’est qu’elle y a pas passé !

Se souvenant que la sente avait bifurqué et qu’il avait pris à droite, il tenta de rejoindre l’autre embranchement. Après quelque temps, il y parvint et poussa un juron de joie : la trace de la fugitive se dessinait sur le sol.

Courte-Échelle répéta le signal du rassemblement et prit la chasse. Il était terriblement agile. Mais la terre molle prit fin, ou, du moins, sous des ombres plus légères, elle devint rare, jaunâtre, sèche ; elle cessa de guider le poursuivant.

– Saloperie ! gronda le malandrin repris d’un accès de colère.

Il ne crut pas devoir s’arrêter ; même, il garda son allure rapide dans l’espoir de surprendre la proie. Et c’est ainsi qu’il parvînt aux abords de la combe.

Là il comprit que la piste devenait tout à fait précaire. Penché sur le sol, il essaya de remplir son rôle de batteur d’estrade : le sol ne s’y prêtait point ; Francisca avait disparu sans laisser aucun vestige assez précis pour guider l’inexpérience du drille.

– Y a pas ! Faut que j’attende Martin ! fit-il en arrachant avec fureur des feuilles et des ramilles.

Il siffla encore une fois et attendit. Après cinq ou six minutes, un pas lourd ébranla le sous-bois : le puissant Tenaille apparut sous les branches.

– C’est Martin qu’y me faudrait ! fit Courte-Échelle.

Tenaille demandait :

– T’es sur la piste ?

– Oui, riposta l’autre avec mauvaise humeur, j’ai eu la veine de la piger. Seul’ment, elle s’arrête ici. Faut-y continuer par le fond ? Ou bien s’est-elle cavalée par ailleurs ?

Tenaille passa sa main énorme sur sa nuque. Homme des villes, il ignorait cette langue subtile que la terre parle aux chasseurs, aux chemineaux, aux rôdeurs des bois et de la plaine.

– Comment sais-tu que t’es sur la piste ? insista-t-il.

– À cause que j’ai trouvé ceci et puis des marques de bottines.

Il montrait le peigne d’écaille blonde.

L’athlète l’examina avec un cillement. Pour avoir jadis essayé la brocante et le recel, il possédait quelque science des métaux, des gemmes et des matières rares ; un éclair roux jaillit de sa prunelle.

– C’est de l’écaille comme y s’en vend pas des siaux ! Ce qu’il y a de plus bath ; pas un défaut. Mais, ce qui a surtout de la valeur, c’est les pierres bleues. Si c’est pas du saphir, je me laisse scier la margoulette, et y en a pour des faffes !

Courte-Échelle poussa un gémissement de convoitise.

– Nom de Dieu. Faut pas qu’elle carapate !

Tenaille hocha la tête et fit son geste d’étrangleur.

– Ça ne serait pas long ! Mais, pendant qu’on cause, elle prend de l’avance. Sais-tu quoi ? File par le trou, t’es le plus rapide : je m’arrangerai avec Martin.

Courte-Échelle trouva le conseil bon. Il fonça devant lui comme un chevreuil.

Martin ne tarda pas à paraître. Il soufflait, ayant fait une course plus longue que les autres, et aussi parce qu’il avait les articulations lourdes.

– Y a du bon ! déclara Tenaille en lui mettait la patte sur l’épaule. La gonzesse a passé, par ici, pas d’erreur ; seulement, de quel côté qu’elle s’a cavalée ? Toi qu’es cul terreux, tu le sauras peut-être.

Il négligea de parler du peigne d’écaille.

– On va voir ! fit Martin qui avait repris haleine.

Il examina les alentours avec attention. C’était un homme lent, aux yeux de bœuf, mais sagace.

Il finit par dire :

– Y a du grabuge sur ce mamelon. Et puis, v’là un caillou qu’est sorti ; la broussaille elle est froissée. Mon blair qu’elle s’est trottée par là.

– Allons-y, fit l’athlète, et ne traînons pas !

Ils se remirent en route.

Quoique la pente fût difficile et parfois défendue par des épines, la marche de Francisca demeurait rapide. Elle descendit d’abord obliquement, puis elle se remit à remonter : la traversée de la combe ne dura pas un quart d’heure. Désormais, elle avait neuf chances sur dix d’atteindre la maison du garde. Même elle jugea utile de couper au plus court, car le chemin, solide, ne devait pas garder de vestiges.

Dans le silence et la paix des choses, elle put croire au salut. Aucun coup de sifflet ne se faisait plus entendre : les bandits avaient dû hésiter devant la combe ; peut-être s’étaient-ils égarés. Une vague prière monta aux lèvres de la jeune femme ; elle demandait avec fièvre :

– Oh ! mon Dieu, que je ne meure pas avant de l’avoir revue !…

Au même instant, les coups de sifflet reprirent ; les chasseurs suivaient la voie. Alors, Francisca eut sa défaillance ; le cœur, après tant de palpitations, parut se dérober. Mais la vaillance des races dures protesta. Elle se sentait forte encore, et la maison du garde était proche.

– Anda ! Anda ! murmura-t-elle.

La sombre énergie revint à grandes ailes.

Un toit parut parmi les branches, puis une façade blanche, à moitié dissimulée par des glycines, des roses, de la vigne vierge. Mme de Escalante sortait du monde sinistre, du pays des fauves, et croyait revenir parmi les hommes. Dans ce premier moment, elle eut la certitude de rencontrer le garde.

Elle le connaissait bien. C’était un homme hardi et un bon tireur. Avant que les bandits eussent pu atteindre la maison, le fusil du garde les aurait abattus comme des sangliers. Si, par surprise, ils réussissaient à se glisser jusques auprès des portes ou des fenêtres, il leur faudrait tenter un assaut dont ils seraient sûrement victimes.

Aussi la fugitive arrivait pleine de confiance. Un doute commença de naître lorsqu’elle se trouva près de la clôture. La maison était silencieuse, les volets fermés. La jeune femme passa brusquement de l’espérance à la terreur…

Le garde était en tournée ; la fugitive aurait dû se le dire, mais l’instinct avait dominé, le grand instinct d’illusion sans quoi l’homme succomberait aux menaces perpétuelles du monde !…

Francisca ouvrant la porte à clairevoie, qui fermait au loquet, heurta successivement aux panneaux de chêne et aux volets de fer : tout était clos. Et, quand bien même la maison eût été ouverte, comment résister à l’assaut des trois hommes ?

– J’y aurais trouvé des armes, se dit-elle.

Elle fit deux ou trois fois le tour de la demeure, cherchant quelque défaut dans les fermetures.

Trois coups de sifflet stridèrent sous le couvert.

Mme de Escalante tira précipitamment une enveloppe de son corsage et la glissa dans une boîte aux lettres, clouée à la muraille. Puis, haletante, elle sortit du clos et reprit sa course.

III

D’abord aucun projet ne se dessina dans l’imagination de Francisca. Non qu’elle eût perdu courage ! Pour avoir réussi à éloigner si longtemps le péril, elle se sentait comme une provision de foi. Jusqu’ici, sa décision, son endurance et le hasard avaient travaillé pour elle. Pourquoi l’aide des hommes ne viendrait-elle pas à son tour ? Elle y comptait, comme un joueur compte voir sortir la rouge lorsque la noire a passé plusieurs fois.

Tout à coup, elle eut une illumination. Elle, se souvint qu’il y avait, à un quart d’heure du lac des Chevreuils, un campement de charbonniers. Il fallait, il est vrai, franchir le lac. Mais elle connaissait un havre où l’on amarrait un canot grossier, presque un bac, qui servait tantôt au passage, tantôt à la pêche. Cet endroit était assez proche. Si elle pouvait l’atteindre, ou bien elle trouverait le canot vide et pourrait s’en servir, ou bien il y aurait un ou deux pêcheurs, ou encore le bac serait en route et elle appellerait au secours. À la rigueur, elle irait à la rencontre des sauveteurs : elle savait nager…

Elle obliqua à droite, à travers un fourré d’abord, puis par une sente qu’elle avait parfois pratiquée. Ce changement de route lui fut favorable. Car les bandits ayant atteint à leur tour la maison du garde, Martin releva des traces de la fugitive, reprit la chasse avec une quasi-certitude, mais il dépassa la bifurcation. Puis, comme le terrain devenait mou et qu’il n’y percevait aucun vestige, il revint sur ses pas et siffla le rassemblement.

Ce signal apprit à Mme de Escalante que son avance s’était accrue.

Après une vingtaine de minutes, la futaie se raréfia, les chênes disparurent, les hêtres s’espacèrent ; il se présenta une surface plantée d’herbe et de broussailles. Au fond, parmi des saules, des peupliers, des roseaux, on discernait le lac des Chevreuils.

Francisca poussa un grand soupir, mais c’était un soupir de joie. Le moment approchait où elle allait sortir de ce cauchemar. Rien n’annonçait que les poursuivants fussent proches et elle apercevait la crique à demi cachée par les roseaux. Dans le canot, Francisca serait sauve : le lac s’étendait très loin à droite et à gauche, tandis qu’un promontoire avançait sa pointe et raccourcissait la traversée :

– Il était temps ! balbutia-t-elle.

Ses forces faiblissaient ; elle avait la poitrine rompue et ses jarrets commençaient à fléchir. Elle rassembla ses dernières énergies et, en moins d’un quart d’heure, elle atteignait la crique. Là, ses prunelles se dilatèrent et elle ne put arrêter une plainte : la crique était vide, les rives désertes, la surface du lac s’étendait immobile et solitaire.

Francisca demeura écrasée par le sort. Puis, l’instinct de la fuite renaissant, elle jeta un long regard autour d’elle, elle chercha la meilleure voie à suivre…

Un tremblement la parcourut : le bandit trapu venait de sortir du couvert.

Il l’avait vue. Il eut son ricanement funèbre et siffla trois fois sans arrêter sa course. Une minute plus tard, Courte-Échelle et Tenaille débouchaient à leur tour. Ils s’avançaient en ordre dispersé, de manière à couper toute retraite.

Francisca se sentit perdue.

Quand quatre heures sonnèrent, éclatantes et jeunes à l’horloge des Éperviers, poussives et rauques au clocher des saints Michel et Nicolas, Simone Vaugelade eut un frémissement. Elle se leva du fauteuil de cuir fauve où elle songeait, et regarda vers les fenêtres. Le paysage entrait fastueusement. On apercevait une pelouse verte comme un herbage d’Irlande, avec un bassin octogone où voguaient de grands cygnes, des canards de soie, de pourpre et de cuivre. Ensuite, le parc, petite forêt de chênes rouvres, de hêtres rouges, d’ormes et de sycomores ; et des lieues de futaies, un pays de cimes, une patrie d’arbres où persistait la Gaule celtique, la terre immense des ancêtres.

Simone Vaugelade portait une chevelure aussi claire que la paille de froment ; elle ouvrait sur les choses « les yeux vifs des Achéennes ». Avec son teint d’églantine, son visage où la vie frissonnait en sourires, sa structure allongée et sa démarche agile, elle semblait faire confiance au destin et le narguer :

« L’heure triste ! » songea-t-elle.

Elle ressentait l’oppression du mystère. Et, songeant à Francisca, elle soupirait d’inquiétude… Elle l’aimait, cette Francisca ombrageuse, tragique, et si mystérieuse depuis quelques jours.

Quand Simone s’était trouvée orpheline, la demeure des Escalante avait ouvert ses portes à elle-même et à son frère. Douze ans déjà ! Don Joaquin, à qui les unissait un vague cousinage, était mort ; sa veuve avait continué son œuvre.

« Pourquoi ne pas parler ? murmurait Simone. Elle aurait bien moins de peine. »

Comme elle rêvait, il s’éleva des clameurs. Des voix étrangères croassaient : Jacques, le valet de chambre, ripostait sans bienveillance :

– De la galette, jamais ! Du pain – et encore. Vous êtes bien dégoûtants d’avoir franchi cette grille !

– À force d’avoir marché, nous avons les pattes en sang… Donnez-nous de quoi prendre un train ! fit une voix rauque.

Une autre voix sifflante ajoutait :

– Deux ou trois balles qu’on vous dit. C’est pas autant pour vos patrons qu’un liard pour un ouverrier.

– Ne regardez pas dans la poche du voisin ! goguenarda Jacques. D’ailleurs, en v’là assez. Vous allez me ficher le camp, ou nous vous donnerons une conduite de Grenoble, les chiens et moi.

Simone s’était glissée dans le vestibule. Deux personnages sinistres sortaient par la porte grillée. L’un, d’imposante stature, couvert d’une veste roussie, déchiquetée et comme plaquée d’amadou, avec des culottes couleur d’argile, les pieds dans des croquenots infâmes ; l’autre court, bancal, vêtu d’une blouse qui ressemblait à une chemise sale, chaussé d’espadrilles et coiffé d’une casquette jaune, ils filaient le dos rond et les jambes pesantes.

Lorsqu’il fut sur la route, l’homme court cria :

– Qui dit larbin dit salaud. Et puis vos singes aussi. Tous salauds et tous vaches. Ce sera pas trop tôt que les anarchisses mettent le feu à vot’ piaule !

Mlle de Vaugelade regretta l’acte du domestique ; superstitieuse, Francisca voulait que toute demande fût accueillie. Simone se contenta de dire :

– Il fallait les traiter doucement.

Jacques regarda la jeune fille avec stupeur :

– De la vermine de bagnards, mademoiselle ! Si je m’étais écouté, j’aurais lâché les chiens. Même, faudra ouvrir l’œil.

– C’est égal, une autre fois, soyez moins brusque.

Et elle alla reprendre son rêve, apaisée par le calme de la pelouse, les cygnes argentés et la chair verte des arbres. Devant elle s’étalait l’avenir des êtres neufs, l’avenir profond comme l’Océan, lointain comme les soleils… À l’amont le passé presque féerique !

Cinq heures sonnèrent. Elle devint pâle. Ce fut un de ces pressentiments qui viennent des abîmes de l’être. Presque toujours, ils nous leurrent.

Simone, feuilletant des magazines, essaya de s’intéresser à Marion qui voyageait sur le Rhin, au prix de beauté de Chicago, à l’heureux Donnay qu’on montrait, vêtu d’un costume cycliste, en train de mimer une scène de sa prochaine pièce ; au signor d’Annunzio, qui avait des démêlés avec l’Europe.

Le temps passait mal, mais six heures approchèrent. Simone tendait l’oreille, qu’elle avait fine, essayant de discerner le roulement d’une voiture.

L’ombre du château s’allongeait démesurément sur la pelouse, la lumière s’orangeait. Enfin, l’horloge des Éperviers jeta dans l’espace ses appels de coq, tandis que gloussotait le timbre chevrotant des saints Michel et Nicolas.

Simone tremblait. Ce n’était plus un pressentiment. La route était déserte.

IV

Mlle de Vaugelade était à la recherche de Francisca. On n’avait relevé aucune trace. Jacques et Auguste faisaient de leur mieux : leur mieux était peu de chose.

Le premier savait mettre un couvert et servir à table. Sur une grande route et dans les bois, c’était un pauvre homme malhabile.

Auguste Monnerod, le jardinier, possédait quelque vague discernement : il observait la chaussée avec une perspicacité relative. Quoique ce fût une route carrossable, elle restait déserte. Les villages qu’elle desservait connaissaient la décadence, tandis que deux bourgades rivales, jadis humbles, prenaient de l’envergure.

La route participait au destin des villages. Les charretiers l’avaient abandonnée. Malgré les ponts et chaussées, elle produisait des herbes et des mousses qui, dans maints endroits, pouvaient dénoncer le passage récent d’une voiture. Auguste finit par déchiffrer leur langage :

– Possible, mademoiselle, que madame revienne par ici. Mais sûrement elle n’y a pas passé ce tantôt.

Il épia la longue surface droite. Les frondaisons formaient une manière d’ogive ; on ne percevait que la solitude.

– En tout cas, reprit-il, la voiture serait loin ! J’ai pas l’idée que nous faisons de bonne besogne.

Simone jetait d’ardents regards à travers la nef forestière.

Le soir approche. On distingue les forges du crépuscule. Des feux de cuivre et de soufre s’allument sur des lacs d’améthyste ; il s’élève des vapeurs étranges ; de grosses gouttes d’or rouge pleuvent sur le tronc des arbres et le sol pâlissant. Pendant quelques minutes, les passereaux se plaignent. Puis, un lourd frémissement affaisse les feuillages, et les mélancolies sans bornes s’emparent de l’étendue.

Simone sent la force de l’antique nature ; la menace des futaies pèse sur son cœur fragile.

– Que faire ?

– Je vas vous dire, fit Monnerod qui, dans ce milieu sauvage, prend de l’autorité. Sauf respect, je continuerai par ici : ça me connaît. C’est l’heure où le camarade Martial Barguigne rapplique au gîte. Il connaît la forêt, mademoiselle, comme un vieux loup. Et des yeux de lynx !

– Mais vous allez être seul !

– C’est plutôt vous, Mademoiselle. Moi, avec ma trique, mon revolver et mes bons yeux, faudrait être malin pour me prendre. J’aurais voulu vous voir hors de la forêt.

– Ne vous inquiétez pas de moi, fit Mlle de Vaugelade.

– Va bien ! riposta le jardinier qui n’avait pas l’habitude de discuter. Je vas essayer de saisir Barguigne.

Simone s’en retourna avec le valet de chambre. Comme la route descend légèrement, ils employèrent moins de temps qu’ils n’avaient fait à l’aller. À l’orée de la forêt, attendait un jeune garçon, envoyé du château, selon qu’il avait été convenu.

– Eh bien ? s’écria Simone.

– Il n’y a aucune nouvelle de madame.

Cela tomba comme un glas. Le soir parut plus fauve. Au couchant, la braise colossale des nuages s’éteignait avec lenteur. Une lune montait, plus sanglante que le crépuscule. Le malheur semblait caché dans les futaies comme une bête sauvage.

– Allons voir, dit Simone, sur la route des Tourbières.

Sur la route des Tourbières, il n’y avait personne, soit que les serviteurs fussent encore en forêt, soit qu’ils eussent pris le chemin du château… Simone s’obstinait à interroger les pénombres où, par rais, descendait l’argenture de la lune.

Ce fut l’attente vaine, le heurt du tragique et de l’inconnu, l’intolérable rage de l’impuissance.

Le valet de chambre finit par dire :

– Faudra-t-il faire une battue et avertir le maire ? Mademoiselle sait que M. Fontane fera tout ce qu’il pourra… et puis les gars de bonne volonté…

Simone y avait déjà songé, mais elle craignait de mécontenter Mme de Escalante.

Le maire, avocat à la cour d’appel, qu’une fatigue du larynx tenait éloigné des tribunaux, professait de l’admiration pour la châtelaine. C’était un homme de ressources, dont l’aide pouvait être efficace.

Simone se décida à le faire avertir :

– Vous avez raison, dit-elle.

Et, s’adressant au jeune garçon :

– Charlot, vous repasserez au château. Si madame est toujours absente, vous irez prévenir M. Fontane.

– Mademoiselle devrait aller reprendre des forces, suggéra Jacques. L’air du soir est traître sous ces arbres.

– Non ! fit-elle avec amertume, je ne rentrerai pas maintenant.

Jacques jugeait cette attente, au coin d’un bois, inutile et déraisonnable. Par surcroît, la faim le talonnait, sans qu’il osât le dire. Mais Simone y pensa :

– Charlot, ajouta-t-elle, au moment où le jeune garçon enfourchait sa bicyclette, vous direz aussi au cuisinier qu’il envoie des vivres.

La silhouette de Charlot décrut sur la route argentée. Simone songeait à Martial Barguigne. Comme il arrive aux heures de détresse, elle s’hypnotisa sur cette image. Martial seul était capable de s’orienter à travers les pièges de la sylve. Homme des fourrés et des futaies, des plantes et des bêtes, de la pluie et de l’ouragan, il ne se livrait pas au braconnage. Selon la saison, il cueillait la fraise, la framboise, les champignons, les fleurs nouvelles, les fougères, les herbes médicinales et ramassait le bois mort.

Son luxe croissait sur le sein sacré de la terre. Il goûtait l’aventure des saisons et la vie innombrable, les chants du merle, de la grive et de l’alouette, l’appel d’horloge du coucou, le croassement des corbeaux, la plainte du chat-huant, la voix de vieille femme des grenouilles parmi les roseaux et les nymphéas, le raire du chevreuil et du cerf, et tous les frissons, toutes les clameurs, tous les chuchotements, tous les bégaiements des ramures.

Il ignorait, en somme, combien toutes ces choses remuaient en lui l’instinct des temps farouches.

Sans le dénoncer, il se divertissait à combattre le braconnage. Habile à défaire les collets ou à rompre les pièges, il faussait aussi les traces à l’aide de ses chiens, Dévorant et Loup-Garou, et jetait les braconniers sur de fausses pistes.

Quelques-uns lui cherchèrent noise et s’en repentirent. Astucieux, leste et brave, adroit au tir, au bâton et à la lutte, il s’aidait de ses chiens au nez subtil et aux crocs de granit. À la fin, les rôdeurs s’arrangèrent pour braconner loin de Barguigne.

Cet homme s’était pris de sympathie pour les gens des Éperviers. Il y écoulait ses fraises, ses framboises, ses fleurs sauvages, mais surtout on s’y intéressait à sa personne.

Mais c’est Maurice Vaugelade qu’il aimait. Encore enfant, ce dernier ne connaissait rien de plus beau qu’une excursion avec Barguigne. Et Barguigne, en retour, s’éjouissait de guider le jeune garçon.

Le temps n’avait pas défait cette affection, car c’en était une. Maurice partait en randonnées avec l’errant ; il apprenait à connaître la vie mystérieuse de la forêt, à la manière des Indiens, des Malais de Bornéo, des vieux Celtes et ne devait jamais oublier le secret mélancolique des solitudes.

Comme elle songeait, Simone crut ouïr un aboiement lointain :

– Avez-vous entendu ? fit-elle, en se tournant vers Jacques.

Jacques, homme vorace, que la faim rendait rêveur, bâillait et mâchait à vide :

– Non, mademoiselle, je n’ai rien entendu.

La lune, moins grande et plus claire, pareille à une roue d’argent, faisait une rivière blanche sur la route et pleuvait à travers les feuillages. Une haleine tiède, légèrement électrique, fluait dans l’étendue.

On entendait les voix fraîches de végétaux ; une senteur de volupté semblait monter de la terre et tomber du ciel ; et tout était antique et tout était très jeune.

Un nouveau bruit attira l’attention de Simone :

– Une automobile ?

Jacques, après un moment d’attention – et le bruit se rapprochant – acquiesça. Le bruit s’enfla ; un grand œil phosphorescent grandit du fond des ténèbres ; on put voir la machine, pareille à quelque bête fabuleuse. Elle stoppa et trois hommes en descendirent : c’était Charles Fontane, le maire de Mortange ; son fils Philippe et le garde champêtre.

Fontane s’avança, le chapeau à la main :

– J’ai voulu, dit-il, me concerter avec vous au plus vite. Il n’y a pas lieu d’être inquiet, je le crois, j’en suis presque sûr, mais nous agirons comme s’il y avait du danger.

Il parlait d’une voix creuse et lasse. À la lueur de la lune et de la grosse lanterne d’automobile, on voyait un corps maigre, des yeux ardents, dont le bleu se nuançait d’émeraude. La moustache longue et fauve, retombait tristement.

Son fils Philippe tournait vers Mlle de Vaugelade un regard timide. Sa bouche luisait sous la moustache claire comme un feu sous la cendre.

Le garde champêtre, quinquagénaire bas sur pattes, se recommandait par une tête en citrouille, où poussait un poil d’albinos roide comme des soies de porc, en sorte que ses sourcils ressemblaient à des brosses à dents, sa moustache à une brosse à ongles et ses favoris à des brosses à cheveux.

– Je ne vois qu’une chose à faire, dit mélancoliquement Simone : une battue dans les bois.

Fontane répondit :

– J’ai donné des ordres à mes serviteurs, averti ceux de Mme de Escalante et fait appel aux gens de bonne volonté. Avant une demi-heure, nous aurons trente hommes.

Elle le remercia d’un regard. Philippe fit un mouvement vers Simone ; puis il devint très rouge. Et il bredouillait quelque chose, tout bas.

Un aboiement retentit dans la futaie ; une voix rude s’entendit :

– Vous dérangez pas, j’accoste !

– C’est Martial Barguigne, remarqua le garde champêtre. Qu’est-ce qu’il fiche dans les bouès, à c’te heure ?

Il fit le geste d’arrêter le contrevenant ; il se plaisait à ce geste, qui symbolisait sa suprême illusion.

Déjà Martial apparaissait sur la route, précédé de ses chiens et suivi par Auguste.

Dévorant et Loup-Garou levaient des têtes de chacals, aux prunelles phosphorescentes, aux dents aiguës comme des dents de scie. Leur démarche était furtive, silencieuse, redoutable. Un poil fauve, argenté à la poitrine, couvrait leurs corps flexibles.

Le maître rappelait les loups, les grands loups de la vieille France. Il en avait la forte sécheresse, les reins agiles, les membres infatigables ; il en avait aussi la nuque renflée et les farouches mâchoires. Le visage couvert d’un poil ras, analogue au pelage de ses chiens, il était sauvage et méfiant.

Simone le regardait venir. Dans la nuit, au murmure des grands arbres, avec le drame qui planait, le rôdeur et ses bêtes semblaient les maîtres de l’heure.

Martial, tenant à la main son chapeau roussi, aux ailes retombantes, s’adressa à Simone :

– Je suis venu, dit-il d’une voix qui rappelait le bruit des sources, parce qu’aucune voiture n’a passé par la route de Sivery. C’est par ici qu’y faut commencer les recherches.

Ses prunelles agiles photographiaient êtres et choses.

– Croyez-vous, s’enquit Simone, que vous pourrez suivre le chemin parcouru par Mme de Escalante ?

Martial désigna ses chiens, orgueilleusement.

– Avec eux, mademoiselle !… Y a qu’une seule chose qui pourrait nous arrêter.

– Et quoi donc ? intervint Fontane.

– L’orage !

Martial tournait son visage vers l’Occident. On y distinguait des nuages couleur ardoise, entremêlés de lueurs pâles.

– Oui, l’orage seul.

– Mais il n’y a pas d’orage.

– Pas encore, non, mademoiselle ; même, je ne sais pas s’il y en aura. Tout de même, ces nuages-là et l’odeur de l’air !… Mais ce ne sera pas avant deux bonnes heures. D’ici là, nous pourrons faire de la besogne.

– Mais, insista Simone, pourquoi l’orage vous arrêterait-il ?

– À cause de la pluie. Si c’est une grosse pluie, elle lavera le sous-bois, et nous perdrons notre gros atout, je veux dire le nez des chiens. Aussi, faut que chaque minute profite. Je vais filer devant avec Auguste, M’sieu le maire organisera une battue, une battue en éventail, de manière à couvrir la droite et la gauche.

– Martial, s’écria Mlle de Vaugelade d’un ton de prière, je vous accompagne.

– C’est qu’y faudra aller vite.

– J’irai vite.

– C’est qu’y faudra marcher sous bois et grimper ; y a des granits.

– J’aiderai Mlle de Vaugelade lorsqu’il le faudra, intervint Philippe.

Il n’était pas négligeable : ses gestes décelaient l’homme entraîné aux sports.

– Comme vous voudrez ! acquiesça Barguigne. Seulement, si vous ne pouvez pas me suivre, je ne m’arrête pas ! Faudrait encore quelqu’un avec vous et Auguste.

– Ce sera moi ! fit mollement le valet de chambre.

Il parlait par devoir ; des images de viandes rouges, de pommes de terre frites, de miches, dansaient une sarabande dans sa cervelle.

– Vous ne valez pas gras pour la forêt, objecta l’errant.

Il tendait l’oreille.

– V’là du monde.

– Ce sont les hommes pour la battue, fit le maire.

– Y en aura bien un, dans le tas, qui connaît les bois. Il nous rejoindra.

Dévorant poussa un aboiement sec, que répéta Loup-Garou.

– Cette fois, c’est par là ! remarqua Martial en montrant la voûte des Tourbières, et c’est du monde de connaissance. En route ! Vous êtes armé, m’sieu Philippe ?

– Oui.

– Pas peur ! J’ai un revolver, dit Auguste.

– Arme prohibée ! grommela le garde champêtre.

– On t’en collera des armes prohibées ! ricana Barguigne. T’as seulement pas deviné que j’ai mon fusil sur moi, Bas-sur-Pattes.

– Inutile de vous demander si vous n’auriez pas un objet ayant appartenu à Mme de Escalante ? demanda Martial à Simone.

– Hélas ! non, fit-elle avec regret, car elle comprit le but de cette demande.

– On verra à s’en passer. Hop ! mes loups !

Il s’engagea par la route des Tourbières, tantôt suivi, tantôt précédé par les chiens. Ses sens étaient tendus, sa vigilance continue. Simone sentit passer un petit souffle d’espérance.

Brusquement, les chiens, qui avaient aboyé par intervalles, s’élancèrent à bonds vifs.

– Qui va là ? s’écria le rôdeur.

Deux voix encore lointaines répondirent :

– C’est nous, Édouard… Baptiste !

– Bon, ça ! Stop, Loup-Garou. La paix, Dévorant.

Loup-Garou et Dévorant s’arrêtèrent net, avec un faible grondement.

On discerna les silhouettes des deux domestiques. Ils semblaient recrus de fatigue.

– Qu’est-ce que vous nous apportez ? demanda Martial.

Édouard, petit homme blafard, au poil carotte, se tourna vers Simone :

– On apporte ceci !

Il tendait fièrement un briquet de fumeur.

– Le briquet du cocher Marcel !

– On l’a trouvé au haut de la route, près de la traverse de Montenoire.

Barguigne avança la main pour le prendre, mais Édouard ne le lui donna point.

– Ça peut être une pièce d’éconviction !

– Obéissez à Martial ! dit Simone. Édouard tendit le briquet. L’errant y jeta un coup d’œil rapide et grommela :

– Y a là-dedans la vapeur du cocher et la vapeur des chevaux. Nous allons suivre la piste comme si elle était marquée avec des drapeaux. Ici, les loups !

Il fit renifler l’objet aux compagnons fauves, puis :

– Allez !

Les chiens flairèrent la route, puis levèrent le nez vers Édouard.

– Son odeur s’est mêlée au briquet, remarqua Barguigne, mais y vont savoir ce qu’y a à faire.

Il répéta avec force :

– Allez !

Loup-Garou et Dévorant filèrent en ligne droite.

– Ils ne vont d’abord pas servir à grand’chose, vu que nous connaissons le chemin jusqu’à la Traverse, mais il vaut mieux les tenir en haleine.

La petite troupe continua sa route jusqu’à la Traverse, où il n’y eut aucune halte. Tout de suite, les chiens prirent une route latérale.

– Pas peur, déclara Martial. Y z’ont des yeux dans le nez…

À mesure que la piste devenait plus fraîche, les chiens hâtaient leur marche. Ils changèrent deux fois encore de direction et s’engagèrent dans la Route des Loups. Ils allaient d’une telle allure que Simone ne pouvait plus les suivre ; Martial lui-même perdait du terrain… Partout, des arbres antiques, des rocs de granit et de porphyre, des trouées caverneuses, des défilés d’embûche et de trahison…

– Sûr qu’on approche de quelque chose ! marmonnait Auguste. Les chiens ont la fièvre.

Une clameur l’interrompit.

C’était ce hurlement qui ramène le fauve dans le chien, et qui évoque la terreur des vieux âges.

– Les chiens hurlent à la mort !

V

Une eau froide perle aux tempes de Simone, et les hurlements enflent sans relâche leur fanfare de sabbat, dans les pénombres fatidiques… On arrive à cette passe ombrageuse où naguère la voiture de Mme de Escalante s’était engagée. À peine si, dans l’atmosphère humide, filtre une sorte de poussière lumineuse comparable à « l’obscure clarté des étoiles ».

Philippe, découvrant la lueur d’une petite lanterne électrique, projette sur la route un cône violâtre.

Les hurlements ont cessé.

On n’entend que le frémissement des ramures, l’immense respiration de la forêt. Là-bas, Martial Barguigne promène son fanal de corne.

– La voiture, fait Simone d’une voix de songe.

On discerne le caisson verni du coupé, le grand corps du cheval étendu sur la chaussée, et, vers la gauche de la voiture, un autre corps que Martial examine…

La mort plane sur la sylve, elle change de fantastique manière la forme des choses. Simone, assurée que dona Francisca gît à quelques pas de son serviteur, demeure paralysée… À la fin, elle se rapproche et, tremblante :

– Mme de Escalante est là ?

– Non ! répond Martial, qui, après avoir regardé à l’intérieur de la voiture, s’engage dans la futaie.

Un espoir sans forme se mêle à l’angoisse de la jeune fille. Philippe, le jardinier Auguste et l’homme envoyé par le maire se tiennent devant le cadavre : la majesté de la mort enveloppe le cocher Marcel.

– Aucune piste prochaine, vient dire Martial, en surgissant du couvert.

Il a rappelé ses chiens. Il leur fait flairer un petit châle de soie trouvé à l’intérieur de la voiture et commande :

– Cherche, Dévorant ! En chasse, Loup-Garou !

Les bêtes hésitèrent à peine. Le premier, Dévorant prit la piste. Ils contournèrent le tronc d’un grand arbre et s’élancèrent.

Martial, écoutant leur marche rapide et légère, déclara :

– Mme de Escalante a fui ou essayé de fuir.

Puis, à travers les interstices des ramures, il épia la nue et détermina la direction de la brise :

– Une bonne heure que nous sommes en route, dit-il. L’orage gagne… Avant une deuxième heure, il éclatera. Je vais aller en avant avec Loup-Garou et je vous laisserai Dévorant.

– Est-ce qu’il ne nous fuira pas ? demanda Philippe.

– Non, monsieur.

Le coureur des bois attira Dévorant, le traîna auprès de Philippe, lui fit flairer les mains du jeune homme, prononça quelques paroles sans suite sur un rythme de mélopée, et s’éloigna en scandant :

– Reste, Dévorant !

Et la chasse continua.

Il n’y avait plus de doute. Il fallait suivre des sentiers vagues, sous des frondaisons très épaisses. Philippe, Simone, Monnerod et Martial même, tâtonnaient dans le mystère. Seules, deux créatures inférieures, douées du vieil instinct millénaire, connaissaient leur route.

Elles percevaient la trace impalpable plus clairement que si, en plein jour, elle avait été imprimée dans un sol malléable, et peut-être avaient-elles quelque obscure conscience du drame d’épouvante qui émouvait les hommes.

Martial gagnait du terrain. Tant de nuits passées dans la forêt lui avaient fait des sens rapides. Hors l’odorat, il pouvait jouter avec ses bêtes.

La combe fut difficile à franchir : lorsque Philippe et Simone en sortirent, l’errant atteignait la maison du garde.

Ensuite, la marche devint moins aventureuse. Cette partie de la forêt avait subi des coupes. La lueur lunaire s’étala ; on distinguait l’immense nimbus où croissaient les orages.

– Martial a pris une forte avance, dit Philippe. Et c’est bon signe.

– Croyez-vous ? balbutia la jeune fille.

– C’est logique… Ou Mme de Escalante a réussi à échapper à la poursuite, ou les assassins l’ont entraînée au loin et c’est qu’ils avaient quelque autre dessein que le meurtre.

L’aboiement lointain de Loup-Garou frémit sous les ramures ; la petite troupe atteignit la maison du garde.

Dévorant alla jusqu’à la porte, flaira et montra de l’indécision :

– Personne ! fit observer le jardinier. Je crois même que le garde a deux ou trois jours de congé. Mais madame y est venue sûrement !

Et il rappela Dévorant. L’animal, après une courte recherche, s’orienta.

– Il a hésité, rapport que madame a dû avoir une hésitation, dit encore Auguste.

L’orage est proche. Le nimbus déploie un vaste vélum aux franges tremblotantes. Les poitrines déjà haletantes de fatigue, s’alourdissent. Toutefois, le disque nacré de la lune roule encore au-dessus des grands arbres. On aperçoit les peupliers du lac, puis les rideaux de saules et de roseaux. L’eau se montre, ample miroir de vif argent où frissonne l’image de la nue orageuse.

Loup-Garou jeta plusieurs aboiements brefs auxquels Dévorant répondit. Et l’on discerna le coureur des bois auprès d’une crique, courbé vers la terre.

– Eh bien ? cria Philippe.

Martial ne répondit point. Il tendit un objet humide, et tous les assistants reconnurent un chapeau de femme.

– Le chapeau de madame ! s’exclama Monnerod.

Les fleurs étaient à moitié déformées par l’eau, le fond écrasé et tassé. Cependant, aucun doute n’était possible.

– Où l’avez-vous trouvé ? demanda la jeune fille, qui grelottait comme par un grand froid.

– Parmi les roseaux.

Elle avait saisi la coiffure. Elle constata que les épingles ornées chacune d’un gros diamant, avaient disparu :

– Naturellement ! fit Martial d’un air pensif.

Il abaissait une prunelle pleine de trouble.

– Il faut tout me dire ! ordonna Simone.

Et le rôdeur, d’une voix basse et résignée :

– Il y a du sang dans le bac.

Il montrait une embarcation trapue, à demi-cachée par les végétaux :

– Il était à la dérive et je ne l’ai remarqué qu’après la découverte du chapeau.

Un tourbillon se déchaîna sur l’étendue, dans un immense bruissement de feuillage, d’herbes et de roseaux ; sur le lac, des vagues s’enflèrent.

– Je veux voir ! déclara encore Simone.

Martial, attirant le bac, darda la lumière de son fanal sur une grande tache et sur des éclaboussures rouges.

Simone poussa un cri et s’appuya sur le bras de Philippe. Une même fatalité pénétrait les âmes. La pluie roula ses torrents sur le lac glauque et sur les ramures sans nombre.

VI

Le lendemain, Fontane continuait ses battues ; Martial parcourait les voies que lui suggérait son flair et sa connaissance de la forêt ; le lac avait été sondé ; un juge d’instruction était venu ; on attendait de Paris Charles Duguay, jeune inspecteur que deux affaires venaient de mettre en vedette.

Étienne Dubard, le juge d’instruction, était un homme de trente ans, au teint de goret. Calme, sensé, bénévole, il pratiquait sa profession avec astuce et sans éclat.

Lorsqu’une affaire était compliquée, il se bornait aux constatations utiles, prenait beaucoup de notes et attendait le secours des circonstances. Comme il avait peu d’imagination et guère d’intuition, il se privait du luxe des systèmes.

– Je suis un positiviste ! déclarait-il, en passant sa main dans sa barbe oléagineuse. Je crois aux faits.

De nature tolérante, il supportait les chimères du prochain.

Malgré le mauvais état des routes, il s’était porté vers l’endroit où gisait le cadavre du cocher Marcel et la crique où l’on avait retrouvé le chapeau de dona Francisca. Son greffier inscrivait les témoignages et classait les documents.

Ces derniers n’abondaient pas. Outre le chapeau, il y avait trois ou quatre balles de revolver, parmi lesquelles deux se faisaient remarquer par un calibre plus fort que les balles ordinaires. En somme, l’enquête n’avait rien appris que Simone, Philippe et Martial ne connussent déjà.

Comme deux heures sonnaient à l’horloge des Éperviers et au clocher des Saints Michel et Nicolas, un homme parut à la grande porte grillée. Il balançait un corps trapu et flexible, sous un visage de Berrichon : à peine si une vague ébauche de moustache pénombrait sa lèvre supérieure.

Cet individu fit un signe à Firmin, l’aide-jardinier, se dirigea vers le château, monta le perron et découvrit, par un flair spécial, le salon où se tenaient Dubard et son greffier.

La porte étant entrebâillée, il la poussa et se trouva en face du juge.

VII

– Monsieur ? fit le magistrat en affectant un air bourru.

– Excusez-moi, répondit le survenant avec un affable sourire. J’ai l’honneur, je crois bien, de parler à monsieur le juge d’instruction Dubard…

– Après vous être introduit ici sans autorisation…

– Je le reconnais, monsieur le juge. J’ai cédé à ma nature, une nature incorrigible. Permettez-moi de me présenter : Charles Duguay, inspecteur de la Sûreté.

– Bien ! murmura le juge, d’un ton où la curiosité bousculait la réserve.

Le détective fixa sur son interlocuteur des yeux couleur de châtaigne, tantôt aigus, tranchants, rapides ; tantôt joviaux et presque innocents.

Parfois, ces yeux, perdant tout regard, devenaient pareils à des billes d’agate. Si Dubard avait été de ces magistrats rogues, qui mènent leurs enquêtes en consuls, ces yeux lui eussent considérablement déplu. Mais il aimait se servir du prochain. Il n’est que de savoir attendre : alors l’habileté du détective tourne fatalement à la gloire du juge.

– Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes Charles Duguay ? demanda-t-il avec bénévolence.

Le nouveau venu tira son portefeuille et exhiba une carte.

– C’est bien ! dit le juge.

Il se mit à narrer l’affaire. L’inspecteur l’écoutait avec une déférence nonchalante, tandis que son regard sautait autour du salon dont le magistrat, provisoirement, faisait son cabinet.

Lorsqu’un point lui paraissait topique, il faisait, entendre un petit souffle qui, parfois devenait presque un sifflement.

– Fameuse affaire, monsieur le juge ! dit-il.

Il manifesta le désir de rencontrer les principaux témoins, surtout Mlle de Vaugelade et Martial Barguigne.

Avide de voir ce professionnel, Simone le reçut sans retard.

Elle avait passé une nuit désolante ; son visage semblait amaigri ; ses yeux clairs dardaient une lueur de fièvre.

L’inspecteur examina cette charmante créature comme il aurait examiné un apache ou une empoisonneuse. Puis un sourire presque doux erra sur sa lèvre glabre :

– Mademoiselle, fit-il, on m’a mis au courant – sommairement. Je voudrais vous poser quelques questions subsidiaires.

Elle acquiesça d’un signe.

– Je ne vous demanderai que ce qui me paraîtra utile. Mais sait-on où commence l’utile et l’inutile ? Souvent, les faits lointains apportent le plus de lumière. Si j’ai bien compris, depuis plusieurs jours, Mme de Escalante était agitée ?

– C’est exact.

– N’avez-vous aucune idée sur la nature des événements qui avaient pu provoquer cette agitation ?

– Non.

– C’est-à-dire que Mme de Escalante ne vous a fait aucune confidence ?

Simone hésita, comme naguère elle avait hésité devant le juge. Mais elle pensa que la catastrophe la déliait de toute vaine discrétion.

– Aucune confidence directe, non certes. Mais Mme de Escalante ne m’a pas caché qu’elle avait reçu une nouvelle importante, extraordinaire même… et qui la bouleversait…

– Qui la bouleversait, dites-vous. Dans quel sens ? Je veux dire : Mme de Escalante était-elle triste ou gaie ?

– Inquiète, avec de brusques éclairs de confiance.

– Vous n’avez pas fait de suppositions ?

– J’ai essayé d’en faire. Aucune ne paraissait logique ou seulement admissible.

Le policier prit une petite note dans son carnet, puis :

– Savez-vous quand cette nouvelle est parvenue ici ?

– Il y a près de douze jours. Exactement le mercredi de l’avant-dernière semaine.

– Et depuis ?

– Rien que je sache.

Duguay inscrivit une deuxième note.

– Mme de Escalante n’a fait aucune démarche de nature à attirer votre attention ?

– La semaine passée, elle s’est rendue chez son notaire, où elle n’allait guère.

– Elle n’emportait rien avec elle ?

– Pardon, elle a emporté une grosse enveloppe.

– C’est important. Avait-elle, les jours précédents, écrit plus que d’habitude ?

– Je l’ignore. Si elle a écrit, c’est dans sa chambre.

– A-t-elle veillé ?

– Elle ne s’en cachait pas.

– Hier, avant de faire sa promenade, paraissait-elle émue ?

– Comme les jours précédents.

– Elle ne semblait pas avoir d’appréhension ?

– Aucune.

– Vous en êtes sûre ?

– Je ne suis sûre que de mon impression. À l’égard de la promenade, ma marraine manifestait une insouciance profonde. C’est moi qui étais inquiète. J’ai toujours ressenti de la crainte quand elle s’engageait seule dans la forêt.

– Pourquoi ?

– Elle a la passion des bijoux et elle en a de magnifiques. Jamais elle ne sortait sans être parée de brillants, de perles, de saphirs ou d’émeraudes.

– Le fait, nécessairement était connu ?

– Trop connu.

– Au moment où je vous ai interrompue, vous alliez me donner, je crois, un autre motif d’inquiétude ?

– Oui, on m’avait annoncé hier que des récidivistes rôdaient dans le pays.

– Monsieur le juge m’en a informé. C’est eux que vous soupçonnez ?

– Je les ai vivement soupçonnés, oui, et j’ai pensé à eux tout l’après-midi d’hier… surtout après leur passage au château.

Simone raconta la scène avec les domestiques.

– Cela devait vous frapper, concéda le détective. Mais il n’y a là aucune raison pour les soupçonner. Dans l’espèce, la circonstance serait plutôt en leur faveur. Il y a néanmoins des chances pour qu’ils soient coupables, simplement parce que ce sont des bandits et parce qu’ils ont pu saisir une allusion aux bijoux de Mme de Escalante. Je rechercherai particulièrement ces hommes. Ils étaient deux ?

– Deux, oui. Un troisième les avait accompagnés jusqu’au village de Querne.

Charles Duguay prit une troisième note.

– En l’absence de Martial Barguigne, qui a, paraît-il, joué le grand rôle dans les premières recherches, voulez-vous avoir l’obligeance de me donner une idée sommaire de ce que vous avez vu hier soir ?

Une pâleur ardente couvrit le visage de Simone. Mais elle n’hésita pas à répondre.

Tandis qu’elle racontait sa course dans la forêt orageuse, le policier continuait à tracer des hiéroglyphes.

– En somme, conclut-il, le fait capital, l’extraordinaire disparition de Mme de Escalante, reste énigmatique jusque dans ses moindres détails.

Son visage se ferma. Ses yeux se dépolirent. Il méditait. Ce n’est pas qu’il espérât se faire une opinion. L’affaire était trop vague et les indices incohérents. Mais il faisait la somme des possibles.

Le système rudimentaire consistait à inculper les repris de justice. S’ils avaient commis le crime, il serait vraisemblablement facile de le démontrer. S’ils étaient innocents, deux hypothèses se présentaient : 1° Le meurtre avait un rapport quelconque avec les circonstances qui occupaient Mme de Escalante ; 2° Le meurtre n’avait que le vol pour mobile.

Dans le premier cas, l’affaire pouvait devenir intéressante. Dans le second cas, elle était plutôt fade.

Duguay demanda encore :

– D’habitude, Mme de Escalante portait-elle beaucoup d’argent sur elle ?

– Oui.

Il songea :

« Si ce sont nos récidivistes, ils feront des dépenses. Il vaudrait mieux les laisser libres pendant quarante-huit heures ! D’autre part, s’ils ont de l’argent, ils ne doivent pas être proches ! »

Et reprenant l’interrogatoire :

– Mme de Escalante a de la famille ?

– Elle a une nièce et quelques parents fort éloignés.

– Cette nièce est par suite son héritière ?

– Sans aucun doute.

– A-t-elle été prévenue des événements ?

– M. Fontane l’a prévenue par télégramme, avant l’arrivée du juge d’instruction.

– Savez-vous quelque chose de sa situation de fortune ?

– Elle est fort riche.

– Mariée ?

– Divorcée.

– Une dernière question, mademoiselle, et que j’éprouve vraiment de la gêne à vous poser, tellement elle va vous paraître impertinente. Croyez-vous que Mme de Escalante aurait confié à sa nièce un secret important ?

– En quel sens ? fit Mlle de Vaugelade avec hauteur.

Charles Duguay lui jeta un regard presque humble :

– Un secret du genre de celui qui la troublait.

– Comment pourrais-je vous répondre, puisque j’ignore la nature de ce secret ?

– Sans doute. Pourtant, vous avez quelque impression ?

– Madame de Escalante aurait désiré l’aide d’une personne énergique et expérimentée. Et Mme de Vargas n’a pas vingt-deux ans.

– Alors, l’arrivée de Mme de Vargas est sans importance. J’aurais, naturellement, préféré le contraire.

Comme il disait ces mots, des rumeurs s’élevèrent. Et l’on vit près de la grille un long individu vêtu de panne rouilleuse, suivi d’un petit homme boitillant, au visage couleur d’argile. Quatre ou cinq paysans emboîtaient le pas ; Jacques, le valet de chambre, guidait le groupe d’un air paterne.

Flairant quelque péripétie, le détective s’était glissé dans le vestibule.

VIII

Le détective rencontra les survenants au haut du perron et demanda :

– Que se passe-t-il ?

– C’est Zidore Fanchot qui les a vus ! éjacula le personnage vêtu de panne. Zidore, ma vieille, parle comme un homme.

Zidore ouvrit des lèvres épaisses et demeura coi. Ses yeux rappelaient des pruneaux trop cuits ; son sourire mêlait la ruse à l’imbécillité :

– Pour ce qui est d’en avoir vu, j’en ai vu ! articula-t-il enfin.

– Vers quatre heures, sur la route des Loups ! triompha l’homme long. Y me l’a dit peut-êt’ ? J’suis Franquehomme.

– Sur la route des Loups, est-ce que je dis le contraire ? reprit Zidore. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Des hommes ! J’en vois tous les jours, des hommes. Et puis tretous vous en voyez.

Il leva son épaule droite, qu’il avait plus grosse que la gauche.

– Ça prouve que c’est eusses, rapport aux masques ! affirma Franquehomme avec énergie.

Duguay dressa l’oreille :

– Des masques ! Quels masques ? s’écria-t-il.

– Monsieur, intervint le valet de chambre d’un air sagace, vous savez que c’est sur la route des Loups qu’on a massacré ce pauvre Marcel, dans un endroit qu’on nomme les Pierres-Rouges. Cet homme a vu trois individus aux Pierres-Rouges. Ils avaient des masques de toile.

Le détective regarda sévèrement Isidore Fanchot :

– Dans quelles circonstances avez-vous vu ces hommes ? Étiez-vous sur la route ?

– Ah ! que non pas ! s’écria Zidore épouvanté. J’étais dans un fourré, caché comme une belette, et j’ai idée que ça valait mieux pour ma peau… Je me suis tenu ben coi, jusqu’à ce que je les aie vus installés aux Pierres-Rouges. Puis après, je me suis ensauvé, vous entendez ben, tout doucement, sans faire chanter la terre et sans montrer seulement une mèche de mes chiveux !

– Vous aviez donc peur ?

– Des hommes avec des masques ! Vous aureriez pas eu peur, vous ?

– Comment étaient ces individus ?

– Un grand et deux petits. Le grand semblait fort ; un des petits était râblé et l’autre chétit. Pour dire vrai, je les voyais assez mal, sauf le chétit qu’est venu reluquer pas loin de mon buisson. Faut savoir que les feuilles et les branches me gênaient…

– Monsieur l’inspecteur remarquera, fit encore Jacques, que les brigands étaient un grand solide et un petit râblé. Tant qu’au troisième, ça doit être celui qu’était avec les deux autres avant de venir marauder par ici.

– Il était petit et chétit, remarqua un des assistants. Mon cousin Roussi, le meunier, me l’a dit.

L’inspecteur fronçait les sourcils, rêveur.

– Isidore Fanchot, reprit-il brusquement, vous n’avez pas eu l’idée de surveiller ces personnages ?

– Pour ce qui est d’avoir eu l’idée, j’en ai eu l’idée, mais des idées, à quoi que ça sert ? Mes affaires étaient pas aux Pierres-Rouges.

– Vous auriez pourtant dû vous dire que c’étaient des brigands ? ronchonna Jacques.

– Pourquoè ? rétorqua aigrement le petit homme. Qu’est-ce qu’y pouvaient brigander dans les bois ? J’ons cru qu’y voulaient braconner, ce qui est pas un crime, peut-être ? Ça serait-y les premiers braconniers qui se flanquent des masques ?

Duguay n’écoutait guère. Il fit un signe à Jacques et dit :

– Menez cet homme devant le juge.

Quand le groupe eut disparu, Simone murmura :

– Qu’en pensez-vous, monsieur ?

– Je pense que les présomptions s’accumulent contre les repris de justice.

Le visage de Simone se contracta. Tout son espoir se portait sur une aventure moins directe : alors, des événements compliqués devenaient admissibles, tel l’enlèvement de la jeune femme. Avec des bandits vulgaires, on aboutissait au meurtre vulgaire.

Il ne demeurait qu’une chance invraisemblable jusqu’à la chimère et qui décroissait d’heure en heure ! Car, enfin, sauvée, Francisca aurait dû être de retour.

– Oui, reprit le détective, si les signalements concordent, il devient probable que ce sont nos hommes qui ont commis le crime. À la rigueur, un signalement, deux même, peuvent coïncider, mais trois, ça ne s’est jamais vu. Reste l’illusion !

Il s’inclinait prêt à se retirer ; Simone balbutia :

– Attendez, voici MM. Fontane, qui peut-être apportent des nouvelles.

Charles et Philippe Fontane venaient de paraître à la grande porte. Le maire semblait fatigué ; Philippe montrait un visage ardent et mélancolique.

Ce fut lui qui parla d’abord :

– Rien ! dit-il avec rancune. Martial n’a pu découvrir aucune trace nouvelle.

– Sinon ceci, intervint Charles Fontane ; c’est peut-être plus important qu’il ne semble.

Il montrait un objet bizarre. C’était le manche d’un os de jambon, gravé avec une virtuosité sauvage ; on discernait une tête de femme, un cœur, un couteau et deux inscriptions, plus malhabiles que les gravures : « Mort aux fois blancs ! » « Mon cueur à fonsine. »

Duguay retourna en tous sens ce document caractéristique.

– Cela peut avoir, avoua-t-il, une certaine importance. Surtout…

Et, dévissant une extrémité, il sortit de la cavité de l’os une scie et un foret minuscules :

– Surtout en y ajoutant ces outils ! Aucun doute à avoir sur la nature du propriétaire : c’est un cheval de retour. Regardez comme tout est à la fois fin et sauvage, délicat et grossier. Soyez sûrs que ces petits outils fonctionnent à miracle. Ils doivent attaquer le fer comme du bois ! Où la découverte a-t-elle été faite ?

– Entre le lac et la forêt.

– Allons voir le juge, fit-il.

Le juge terminait l’interrogatoire d’Isidore Fanchot. Il renvoya le petit homme après lui avoir fait signer sa déposition, et considéra l’os, la scie et le foret. Ces objets lui semblaient ridicules.

Il murmura pourtant avec condescendance :

– C’est très curieux. Il me semble que cette trouvaille va servir à nos recherches ?

– Incontestablement. C’est une véritable pièce d’identité, quelque chose comme une signature. On retrouverait des équivalents de la scie et du foret, mais leur contenant doit être rare.

– En somme, le crime aurait été commis par des professionnels ?

– Je n’ai point là-dessus le moindre doute.

– Je suis positiviste, articula le juge… Donc, j’aurai des doutes jusqu’à la preuve irréfutable.

Il tira sur les fourches de sa barbe :

– Comment comptez-vous engager les opérations ?

– Je me le demande. Nous allons nous efforcer de rejoindre les récidivistes qui ont été aperçus dans le pays. Mais faut-il les arrêter tout de suite ? Il y a là un dilemme.

– Certes, certes ! ânonna le juge, un dilemme… et cependant !

Son geste exprimait des abîmes de sagesse.

– Et cependant ? répéta-t-il sous forme interrogative.

– Vous avez raison, fit le détective. Si je les laisse courir, je leur donne du temps, mais, ne se croyant pas poursuivis, ils prendront confiance, ils feront des bêtises.

– Et s’ils se croient poursuivis, dame ?

– Ils risquent de se débarrasser du butin. Ah ! si je pouvais les cerner brusquement, la nuit, par exemple…

– Il me semble qu’on le peut, remarqua Philippe. À condition qu’ils soient dans le pays.

Les yeux tranchants de Duguay se fixèrent sur le visage du jeune homme.

– Ils peuvent être dans le pays, monsieur. Mais alors, ils ont un plan très retors. Leur jeu normal est de filer sur Paris. C’est la bonne forêt des fauves ! S’ils étaient dans les environs tout de même, comment les cerneriez-vous ? Feriez-vous télégraphier aux maires et aux gendarmeries ?

Un sourire narquois plissait la lèvre rase du détective :

– Je m’en garderais bien ! riposta Philippe. Les maires et les gendarmes feraient presque sûrement des sottises. Non, je lancerais dans différentes directions des messagers sûrs. Et je tâcherais de savoir où ils se trouveraient vers le soir.

– Et puis ?

– Avec Martial et ses chiens, suivis d’une demi-douzaine d’hommes résolus, on pourrait organiser une poursuite.

Duguay approuva :

– Ce n’est pas un mauvais plan. On peut craindre qu’il ne soit un peu tard pour bien l’exécuter. Car enfin, il s’est passé au moins vingt heures depuis l’attentat. Les éclaireurs, même montés à bicyclette, auraient dû être envoyés dès ce matin.

– Évidemment ! appuya le juge d’instruction.

– Philippe y a pensé, intervint M. Fontane. Il a eu l’idée, ce matin, de lancer une douzaine d’hommes dans les directions principales. Nous attendons des nouvelles…

Un appel rauque traversa l’espace. Duguay se pencha vivement vers la fenêtre, l’œil au guet :

– Des nouvelles… en voilà !

IX

Un cycliste arrivait à grande allure sur la route. Il franchit l’entrée du château, roula le long de l’allée et ne s’arrêta qu’au bas du perron. C’était un homme vêtu de futaine, dont la paupière gauche, agitée d’un tic, ne cessait de faire des clins d’œil. Il tira son chapeau à Charles Fontane, qui s’était avancé, et s’exclama :

– Ils sont dans le truc !…

– Voulez-vous dire qu’ils sont pris ? intervint le détective.

– Non, mais y sont dans la pince… On les cerne… on les pousse vers le parc. Seulement, faudrait cinq ou six hommes sur la route de Chavances, ousque la pince elle est mal fermée.

– Ohé ! cria le maire.

Trois domestiques, le jardinier et son aide, outre deux personnages amenés par les Fontane, accoururent aux appels. Le maire désigna cinq hommes pour l’accompagner, tandis que Philippe, le détective, Jacques, le valet de chambre, Auguste Monnerod, le juge et le greffier devaient rester au château.

Trois minutes plus tard, l’automobile de Charles Fontane roulait sur la route de Chavances…

– Si on les rabat sur le parc, grommela le juge, il me semble que la pince reste ouverte de ce côté-ci ?

Le détective regarda Philippe avec un imperceptible sourire :

– Ce n’est pas à craindre, répondit le jeune homme. Nous suffirions à couper la retraite. Mais les gens qui poursuivent connaissent le site. Avant que les fugitifs soient près du parc, les issues seront occupées.

Il s’interrompit et tendit l’oreille. On discernait la sonnerie lointaine d’une trompe, bientôt suivie d’aboiements :

– Martial est en chasse !

– Allons voir ! fit Duguay.

C’était l’heure dorée. Déjà les ombres s’allongeaient démesurément sur les pelouses ; une odeur d’herbes et de corolles montait avec le souffle voluptueux du parc, et la grande contrée verte, étendue sur la plaine et sur les collines, décelait les énergies de la terre profonde.

Le silence s’était refait, le vaste silence où la nature abrite la vie et la mort, la lutte sans merci et la fécondité invincible… Puis, de nouveaux sons de trompe. Un homme passa furtivement au travers d’une allée, puis un autre ; des abois rapides, auxquels répondaient les clameurs des chiens de ferme, annoncèrent un drame humain mêlé aux tragédies latente des futaies :

– Ne vaudrait-il pas mieux que vous rentriez ? demanda anxieusement Philippe, en se tournant vers Simone.

Elle fit signe que non, d’un hochement énergique. On ouït des voix rudes, puis des pas saccadés… Soudain, un homme de haute stature, aux épaules redoutables, surgît entre la roseraie et le château d’eau. Il s’arrêta, il jeta autour de lui un regard fauve. Malgré la distance, on distinguait un masque taillé à la hache, des mâchoires farouches, des joues ravinées et musculeuses… Cet homme était vêtu d’une horrible veste de panne, tailladée par l’usure et par les épines, et d’un pantalon auquel manquait presque la moitié d’une jambe.

Il aperçut le groupe rassemblé à la terrasse. Un ricanement hagard lui contracta le visage, et se glissant entre deux hêtres rouges, il rentra dans la futaie…

Il en ressortit presque aussitôt et se rua vers le château d’eau, puis vers la gauche, où l’on voyait un massif de frênes… Des paysans surgirent. Il recula et biaisa, rentra de nouveau dans le parc et en rejaillit cent mètres plus loin, haletant, avec un grondement où se mêlaient la fatigue, la colère et la menace…

Un moment plus tard, il était cerné. Deux hommes gardaient la lisière ; un troisième se dressait sur la pelouse ; un quatrième, revolver au poing, accourait vers le château d’eau. C’est sur ce dernier que se précipita le fugitif. Les deux hommes se rencontrèrent à quelques mètres de la rive…

– Rends-toi ! cria le personnage au revolver.

D’un geste imprévu, geste d’ours aussi rapide qu’un geste de léopard, l’autre rejeta l’arme tournée contre sa poitrine et saisit son adversaire aux épaules… Il le souleva comme un enfant, le balança au-dessus de l’eau où il parut vouloir le lancer. Mais, se ravisant, il se tourna vers les trois autres hommes qui accouraient à vive allure. La scène fut prodigieusement brève… Le fugitif précipita l’homme au revolver contre le premier arrivant, bondit, culbuta les deux autres et redisparut pour la troisième fois dans le parc. Déjà Philippe, Jacques et le détective venaient à la rescousse.

Pendant un moment, on entendit le bruit d’une course précipitée. Ensuite des cris, des jurements, des bruits mous et des détonations.

Quand Philippe et Duguay arrivèrent dans la clairière des Daguets, ils trouvèrent trois hommes éclopés, dont l’un hurlait :

– Garde à vous ! Garde à vous ! Il a f… le camp !

– Par où ? cria une voix éclatante.

Et Martial Barguigne montra sa silhouette flexible.

– Par la route de la forêt.

Martial jeta un coup d’œil sur les éclopés et murmura :

– C’est un gaillard qui travaille proprement !

Puis, apercevant Philippe et le détective, il salua :

– Si j’avais seulement Loup-Garou et Dévorant ! remarqua-t-il. Mais je les ai « donnés » pour acculer les deux autres. Va falloir que je le pige tout seul.

– Et nous ? grommela Duguay.

– Vous n’êtes pas des chiens, soupira l’errant. C’est des nez qu’il faut là dedans. Entre la pointe du parc et la forêt, il n’y a qu’un saut ! Une fois dans la forêt, c’est une épingle dans une meule. Allons ! il n’y a pas une minute à perdre. Suivez-moi si vous pouvez.

Il avait pris son élan. Sa tactique était de couper droit vers la forêt ; partout ailleurs, le fugitif devait se heurter à des poursuivants.

D’abord, Philippe et Duguay ne perdirent guère de terrain. À mesure qu’on avançait, les issues se hérissaient d’obstacles, car Francisca de Escalante voulait qu’une partie du parc demeurât sauvage. Subtil comme un loup, Barguigne se glissait à travers la broussaille et les épines ; il devint invisible ; Philippe n’entendait plus même le froufrou des ramilles et des feuilles.

L’errant ne mit qu’une demi-heure pour arriver aux limites du parc.

– Presque impossible qu’il m’ait devancé ! marmonna-t-il. Seulement, par où va-t-il sortir ?

Une route barbue et défoncée, une faible bande de terrain séparaient le parc de la sylve. À la rigueur un homme pouvait passer sans être vu : tout dépendait de la distance.

Martial tendit son oreille de sauvage ; il s’étendit même sur le sol pour mieux entendre. Puis il prit son galop vers le couchant. Deux ou trois fois, il s’immobilisa, sans un souffle, « prenant conseil » de l’air, de la terre, des herbes et des arbres. Quand il fut entré dans la forêt, il changea de direction et poussa un grand cri d’appel, suivi, trente secondes plus tard, d’une clameur qui semblait venir d’un autre être et d’un autre endroit :

– Je le cerne ! ricana-t-il avec un âpre sourire.

Il filait maintenant en ligne droite. Puis il se glissa au travers d’un fourré très sombre et poussa de nouveau un cri éclatant. Le fourré s’ouvrit. Des roseaux parurent ; l’eau d’un marécage scintilla dans un rayon d’émeraude et Barguigne, avec un rire silencieux, apparut à dix pas du formidable fugitif…

– Je te tiens ! s’écria-t-il.

Et l’autre, redressant son torse musclé, répondit en héros de Sparte.

– Viens me prendre !

X

Martial avait capturé le colosse, aidé bientôt par deux des poursuivants. Le détective ayant reconnu un récidiviste, commença l’interrogatoire, repris plus tard par le juge.

Ils n’avaient pu obtenir aucune réponse précise. Alors, Simone demanda à interroger l’homme : avec sa face bourrue, ses yeux d’ours, il lui inspirait une sorte de confiance.

Lui la regardait avec étonnement et timidité. Il finit par dire :

– Ben ! j’y répondrai à elle seule !

– Laissez-moi avec lui, dit Simone.

Les autres essayaient de la dissuader, mais elle s’obstina dans sa résolution.

Quand elle fut seule avec le misérable, il demeura un moment silencieux, les sourcils contractés, plongé dans une rêverie chagrine. Il demanda enfin :

– La mouche m’a parlé d’un os de jambon… C’est-y qu’on a trouvé un manche d’os, où qu’y avait écrit : « Mon cœur à Fonsine » et : « Mort aux foies blancs » ?

La question aurait paru insidieuse au détective. Simone n’hésita pas à répondre.

– Oui.

– Dans la forêt, mamzelle ?

– Dans la forêt.

– Aujourd’hui ?

– Aujourd’hui.

– Alors, grommela le prisonnier, y a pas d’erreur : c’est lui qu’a fait le coup ! Et qu’on soye harpé pour lui… y a pas, c’est canulant !

Sa lourde face se coupait de plis énormes, et il serrait les mâchoires.

– Croiriez-vous ? fit-il à voix basse. Si c’était pas pour vous, eh bien, je marcherais pas tout de même. Mais j’ai pas deux langues. Alors, l’os de jambon est à Tenaille, un type costaud, presque aussi costaud que moi, qu’a fait jadis de la brocante. Y aura qu’à le nommer à la mouche. Pas de danger, on le connaît dans la piaule du bord de l’eau !

Il parlait vite, d’une voix haletante. Quand il s’arrêta, il avait un petit frémissement au coin des lèvres.

– Vous allez pas croire que je suis un salaud ! ajouta-t-il avec désolation.

– Non ! dit-elle doucement, je crois que vous êtes franc et courageux.

– Ah ! cria le drille, comme en extase, si vous saviez ce que c’est bon pour un pauvre bougre de s’entendre dire ça !

Elle le regardait avec compassion. Dans son âme intuitive, elle était sûre que ce malheureux n’était pas de la race des criminels. Elle répartit :

– Merci ! Ce service vous sera compté.

– Oh ! gémit-il, un service ! Ça me ferait plaisir, allez, de me faire casser les pattes pour des genses comme vous. Seulement, où qu’y sont ?

Duguay attendait avec patience le résultat de l’entrevue. Il n’en espérait rien d’utile, mais, par principe, il ne dédaignait aucun concours. Il regarda attentivement Simone, sourit du coin de l’œil et affirma :

– Vous ne revenez pas bredouille ?

– Non ! dit-elle, mais je voudrais que vous me fissiez une promesse.

– Laquelle ? demanda-t-il astucieusement.

– Je crois que les criminels se vengent parfois de ceux qui les dénoncent ?

Il acquiesça d’un hochement de tête.

– Eh bien, il faudrait que vous ne disiez à personne ce que je vais vous apprendre.

– Si c’est dans l’ordre des choses légitimes, personne ne le saura de ma bouche.

– Je crois que c’est légitime. D’ailleurs, je m’en rapporterai à votre loyauté.

– En général, la loyauté n’est pas de ma compétence, avertit-il.

– N’importe ! vous tiendrez parole. Alors, voici : l’os de jambon appartient à un nommé Tenaille, un ancien brocanteur.

– Ah bah ! s’exclama Duguay, qui ne put celer complètement un mouvement de surprise.

Tout de suite, son visage se roidit et ses yeux se dépolirent.

– Facile à vérifier ! Tenaille est un gros seigneur de la pègre, très habile et très redouté. Dans l’espèce, j’aimerais assez qu’il soit coupable : on pourrait s’attendre à des complications ; l’affaire deviendrait amusante.

Il se reprit avec un bredouillement :

– Je veux dire que les chances en faveur de Mme de Escalante seraient beaucoup plus grandes.

– Pourquoi s’attendrait-on à des complications ? demanda Simone.

– D’abord, parce que Tenaille est beaucoup plus fûté que notre homme qui est un malandrin de troisième classe ; ensuite, parce que Tenaille opère par destination à Paris. Pour qu’il soit venu à la campagne, il doit y avoir un motif sérieux. Donc, la préméditation, une préméditation savante, est probable, – et, naturellement, toute l’affaire en prend de l’allure.

Il avait peine à cacher son contentement. Jusqu’alors, il n’avait eu que des déboires. Chaque fait nouveau rendait plus plausible un crime vulgaire et inepte. Le seul épisode passionnant demeurait la disparition complète de la victime… Avec Tenaille, avec la perspective d’un coup mijoté à distance, on pouvait travailler !

– J’aurais parié que nous faisions fausse-route ! reprit-il. Mais comment faire autrement ? On a vu trois hommes dans la forêt, et leur signalement répond grosso modo au signalement de nos drilles ! Toutes les règles du jeu exigeaient leur arrestation. C’est égal, si l’hercule n’avait pas parlé, nous risquions de patauger pendant des semaines. Et ce n’est pas à moi qu’il aurait parlé. Comment avez-vous bien pu faire, mademoiselle ?

– Je lui ai dit que je ne le croyais pas coupable : c’est ma conviction.

– Oh ! votre conviction, fit l’autre avec une imperceptible pointe de goguenardise. Tout de même, l’expérience la plus consommée ne vous aurait rien suggéré d’aussi habile.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

Il eut un rire sec et bref.

– Je ne suis pas une jeune fille, hélas ! De ma part, il n’aurait vu là qu’une odieuse ruse de guerre. Puis, ils n’ont aucun souci de notre estime.

Simone de Vaugelade pencha le front. L’espoir, si faible naguère, battait à grandes ailes. Elle continuait à sentir toute espèce de perceptions nouvelles, en même temps qu’une curiosité ardente. De plus en plus, elle voulait savoir.

– Est-ce que vous croyez qu’on pourra promptement arrêter ce Tenaille ? demanda-t-elle.

– Je ne sais. Il a tant de tours dans son sac ! Une chose pourtant le dessert : sa haute taille et sa silhouette massive. Il n’y a guère que sept ou huit bandits avec lesquels on puisse le confondre. Pour le criminel comme pour le policier, il faut avoir l’aspect quelconque… ni nain ni géant, ni boiteux ni manchot. Encore un nain peut-il s’étoffer, un manchot s’ajouter un bras ; mais, que Tenaille se grossisse, le truc ne prendra point.

– On l’a arrêté souvent ?

– Non. Sa ruse consiste à n’être pas soupçonné, à ne pas laisser de trace. Il y a quatre ans que nous ne pouvons rien contre lui : ce qu’il a dû commettre de crimes ! Ah ! c’est un joli lutteur ! acheva le détective avec une nuance d’admiration. Et ce serait bien agréable de lui servir un knock-out !

Elle écoutait avec un intérêt croissant.

– Allons ! il faut travailler, reprit-il. Vous avez nécessairement le téléphone. Mais communiquez-vous avec Paris ?

– Peut-être pas à cette heure. Il faudrait que le téléphoniste de Livrannes fût averti.

– Mais c’est tout près, Livrannes. L’automobile qui m’a conduit a mis une heure à peine. J’irai. Si Louvart est disponible à la préfecture, on pourra marcher dès ce soir. Sept heures !… Merci, mademoiselle.

Quand il eut disparu, Simone se réfugia dans sa chambre. Elle avait la fièvre.

« Ils n’ont pourtant pas pu la transporter jusqu’à Paris, songeait-elle. On les aurait vus. Pourtant, s’ils avaient une automobile ? Il faudrait savoir s’il a paru des voitures inconnues dans le pays. Oui, mais l’orage ?… »

Tandis qu’elle réfléchissait ainsi ardemment, le valet de chambre se présenta. Il y avait du trouble sur son visage et dans ses gestes.

– C’est Martial Barguigne qui demande à voir mademoiselle. Il dit qu’il revient de là-bas et qu’il a vu des choses !

XI

Martial entra de son pas furtif de coureur des bois. Une fierté tranquille et sans forfanterie s’exhalait de toute sa personne. La face sauvage, éclairée de grands yeux fauves, ne montrait aucune ligne ignoble, aucun méplat brutal. Et l’on devinait que cet homme ne subissait l’ascendant d’aucune créature.

– Qu’avez-vous découvert, monsieur Barguigne ? demanda doucement la jeune fille.

– Ceci et ceci, répondit-il en montrant un gant gris pâle et une petite cravate d’irlande.

Le cœur de Mlle de Vaugelade palpita.

– Où les avez-vous trouvés ? fit-elle d’une voix faible.

– Dans la Crevasse-aux-Mésanges.

C’était une anfractuosité creusée dans le porphyre, entre le sommet et la base d’un roc.

– Mais alors ? haleta Simone.

– Alors, Mme de Escalante a probablement franchi le lac et est arrivée jusqu’aux Roches Bleues. Elle s’est cachée dans la crevasse. On y arrive difficilement, à travers les broussailles ; il faut être du pays pour le savoir, et il n’y a place que pour une seule personne. Donc, on n’y a pas été en même temps qu’elle… Il m’est revenu tout à l’heure que Mme de Escalante connaissait la crevasse et qu’elle avait bien pu y chercher un refuge. Je crois que je ne me suis pas trompé.

Simone contemplait le gant et la petite cravate avec une telle émotion que ses yeux s’emplissaient de larmes. Martial poursuivit :

– Il n’y a pas deux voies pour en sortir. Le roc est presque partout à pic. Si les bandits l’ont capturée là, ou bien ils ont obtenu qu’elle les suive ou bien ils l’ont traînée sur la pente : la plupart du temps, un seul pouvait la traîner, et à condition d’être rudement fort.

– Il y avait avec eux un homme très vigoureux.

– Je le sais, mademoiselle. Mais quand on est descendu des Roches Bleues, ce n’est pas fini, Pas de chemins. Rien que des méchants sentiers pleins de broussailles et d’épines. La route est à huit cents mètres, qui en valent deux mille. J’ai fureté tout autour avec Loup-Garou et Dévorant, histoire de vous rendre compte. Rien. Sur la route, je ne sais pas : une voiture pouvait attendre.

– Vous n’avez pas eu l’idée de demander aux gens ?

– Oh ! mademoiselle… C’est fait depuis ce matin. À moins d’un miracle, il n’y a que quatre routes possibles… Sur toutes les quatre, y a des maisons et des cahutes. J’ai interrogé les bonnes gens. Personne n’a vu de voitures inconnues, ni l’après-midi ni le soir. Possible qu’il y ait des erreurs. Tout de même, ce serait extraordinaire.

– Hélas ! tout est extraordinaire dans cette aventure, dit rêveusement Mlle de Vaugelade. C’est égal, monsieur Barguigne, on ne pouvait pas faire plus que vous n’avez fait. Tout ce qu’il a été possible de découvrir, vous l’avez découvert. Sans vous, on ne saurait littéralement rien du tout ! Nous ne l’oublierons jamais.

Il eut un geste d’inquiétude. Il craignait qu’elle ne fît allusion à une récompense, et son visage s’assombrit. Mais elle connaissait bien l’errant : elle se borna à lui tendre la main. Il la prit avec un plaisir calme et grave.

– Considérez-vous comme possible que Mme de Escalante soit dans le pays ? demanda-t-elle.

Les sourcils de Martial ne formèrent plus, en se rapprochant, qu’une seule barre velue.

– Dans la forêt ? Il faudrait qu’elle y soit cachée. Je connais quelques cahutes vides. J’en ai visité déjà plusieurs. Je verrai les autres. Y a aussi quelques trous qui peuvent servir de cachette : tous sont bien incommodes. Chez les bonnes gens, impossible. Dans un château, il faudrait des complices riches… ou des domestiques. Je n’y crois pas, mademoiselle.

– Ni moi, fit-elle. Donc, il faut chercher plus loin ?

– Probable. À moins que…, commença-t-il.

Son teint basané prit une teinte ocreuse.

– À moins que ? dit-elle avidement.

Il hésita, puis :

– À moins qu’on ne l’ait ramenée au lac. Il est grand, y a des fonds où c’est difficile de draguer. Je ne crois pas non plus ! Enfin, mademoiselle, je ne lâche rien. Tantôt, au clair de lune, je ferai une tournée par les Trois Sources ; demain nous marcherons ferme, Loup-Garou, Dévorant et moi.

Évidemment, il se passionnait. L’instinct de poursuite était en lui, qui est le grand jeu primitif. Et, malgré sa peine, il y avait aussi de ce jeu exaltant dans l’âme de la jeune fille.

Tandis qu’ils se taisaient, rêveurs, on frappa doucement et une femme de chambre parut.

– C’est Henriot, le garde-chasse, qui voudrait dire un mot à mademoiselle.

– Il est donc de retour ? s’exclama Barguigne.

– Faites entrer, dit Simone. Non, monsieur Barguigne, ne vous retirez pas encore.

Ces paroles de confiance amenèrent un rire silencieux sur les lèvres du sauvage.

Le garde-chasse montra une barbe feuille-morte et des yeux triangulaires. Au repos, il avait un air irrité et plein de méfiance.

– Pardon, excuse, mademoiselle, grommela-t-il. Je suis rentré tantôt, et j’ai trouvé ça.

Il exhibait une enveloppe bleuâtre, qui portait une suscription : Monsieur Michel de Vaugelade. Même à distance, Simone avait reconnu l’écriture de Francisca. Elle prit le pli, le tâta involontairement et le déposa sur une table. Ses yeux étincelaient.

– Où l’avez-vous trouvé ?

– Dans ma boète aux lettres, mademoiselle.

– Fameux ! fit tout bas Martial.

Si la vue même du pli surprenait Mlle de Vaugelade, elle estimait assez naturel qu’il se fût trouvé chez le garde-chasse : il n’y avait qu’à se rappeler les péripéties de la poursuite.

– Je vous remercie, fit-elle gentiment.

– C’est tout ? demanda Martial.

– C’est tout ! riposta le garde d’une voix rauque, mais avec un sourire aimable, car il regardait l’errant comme un allié naturel. C’est pas assez ?

– C’est plus qu’on n’espérait.

Un moment, les regards convergèrent sur le petit rectangle pâle.

À un geste de Simone, Barguigne comprit qu’il fallait la laisser seule.

– On fera route ensemble, dit-il à Henriot. D’autant plus que c’est peut-être pas inutile de causer.

Demeurée seule, Simone saisit fiévreusement la missive. Elle l’observait avec un mélange de peur et d’espérance.

« Puis-je l’ouvrir ? se demandait-elle. Michel ne sera ici que demain, – et d’ici demain !… »

Elle savait bien que Michel ne lui ferait aucun reproche, ni Francisca, si jamais Francisca devait reparaître. Tout de même, elle éprouvait un scrupule presque mystique. Si encore, elle n’avait pas été si curieuse ! Mais la curiosité s’élevait en elle comme un péché et, par réaction, doublait son scrupule.

– Sa vie n’en dépend-elle pas ?

Elle prit un léger coupe-papier et, d’un trait vif, déchira le côté supérieur.

Il y avait une seconde enveloppe. On y lisait : Personnel. Simone sentit qu’elle n’irait pas plus loin. Elle le sentit avec dépit et presque avec colère ; elle se le reprochait en vain : le scrupule était devant elle comme un mur.

La nuit. Sur les baies occidentales s’attardait une lueur de béryl nuée de grenat. Vesper tremblait au-dessus des ramures, et la nuit soupirante, avec ses encens et ses baumes, s’abattait mollement sur les pelouses.

La corne d’une automobile sonna sur la route. Ce ne pouvait être Duguay : il y avait à peine une heure et demie qu’il était parti. Plus probablement, c’était un des Fontane. Dans l’état d’énervement où se trouvait Simone, tout visiteur serait le bienvenu, et les Fontane étaient de bon conseil.

Elle tourna le commutateur, puis elle écouta, endolorie d’impatience. Une voix retentit, qui la fit pâlir : la voix de Michel de Vaugelade ! Elle ne se demanda pas pourquoi il arrivait avec douze heures d’avance ; elle se précipita dans le corridor, haletante, et tenant à la main la lettre de Francisca.

XII

À peine Simone avait-elle franchi le seuil de la porte qu’elle aperçut son frère. Il s’avançait au détour du corridor, suivi du valet de chambre. Tragiquement pâle, à la vue de sa sœur, il s’immobilisa, comme saisi d’épouvante. Puis il la prit contre son cœur et l’étreignit désespérément…

Il ressemblait à Mlle de Vaugelade, mais il semblait plus ombrageux et plus grave. Alors qu’elle ne demandait qu’à rire à la vie, il montrait des yeux où l’énergie se nuançait vite d’inquiétude ou de ferveur. Il était de ces hommes qui ne peuvent se passer d’un but : l’entreprise, la lutte, la passion leur sont aussi nécessaires que l’oxygène. Plus naïf que Simone, malgré une expérience supérieure, il s’exaltait vite et ne devait jamais s’adapter aux trahisons du sort et des êtres.

– Est-ce possible ! murmura-t-il d’une voix sourde.

Ses larges yeux gris exprimaient un désespoir insondable ; des sanglots contenus soulevèrent ses côtes. Il se laissa entraîner dans le salon, et quand ils furent seuls, il demanda :

– Qu’est-ce qu’on sait ?… Qu’est-ce qu’on a fait ?

Comme il avait appris peu de chose, hâtivement, elle s’efforça de lui narrer l’aventure avec concision et clarté. Il écoutait, pantelant d’angoisse, de tendresse et de fureur. Quand elle eut fini, il demeura un instant muet. Tout son grand corps grelottait, comme saisi par un froid glacial ; puis il poussa un cri éclatant.

– S’ils l’ont tuée, malheur à eux ! Ils mourront. La survie de ses assassins serait un sacrilège et une abomination.

Une énergie formidable contractait son visage. Puis il s’effondra, secoué de rauques sanglots.

Simone le regardait, saisie d’une pitié immense. Elle savait bien qu’il aimait Francisca, mais elle avait cru que c’était d’un amour de jeune homme, qui finirait par se convertir en tendresse. Devant cette douleur orageuse, elle concevait une passion farouche et indestructible.

Homme d’action, il se redressa vite. Ses yeux chauds de larmes commencèrent à lire la lettre que lui avait adressée Mme de Escalante. Quand il l’eut parcourue, il la reprit une deuxième fois et, silencieusement, il la passa à Simone. Elle lut :

« Mon cher Michel,

» Vous savez que je crois aux avertissements mystérieux que nous donne la destinée : j’ai la certitude que je vais courir de graves dangers, des dangers inévitables, qui me frapperont, quoi que je fasse. Il me semble même que je suis en danger de mort. J’aime la vie à cause d’elle-même, à cause de vous et de Simone, qui êtes de délicieux compagnons de route et, en tout temps, il m’aurait été pénible de périr. Mais j’ai un motif nouveau de bonheur, qui rend plus cruel les périls qui me menacent, et qui veut aussi que je prenne des mesures exceptionnelles. J’ai donc refait mon testament : je vous lègue tout, mon cher Michel, à vous et à Simone, sachant que vous exécuterez ma dernière volonté, sans que j’aie à ajouter aucune clause officielle aux papiers que j’ai remis à mon notaire. Quoi qu’il arrive, vous garderez pour vous deux le quart de ma fortune mobilière : je le veux. Ensuite vous remettrez trente mille francs à chacun de mes serviteurs et servantes. Le demeurant qui s’élève à environ sept millions, et à quoi il faut joindre ma terre des Éperviers, mon domaine de Franquemont, ma maison de l’avenue du Bois-de-Boulogne, fera retour à mon héritière naturelle. J’ai cru jusqu’à présent que cette héritière était Micaëla, mais il est à peu près certain aujourd’hui que ce sera ma fille Rosario. Vous savez que je la croyais morte, et il n’y avait pas la moindre raison pour ne pas le croire. Sa mort n’avait présenté aucune particularité suspecte ; elle fut seulement plus douloureuse, parce qu’elle survint pendant que j’accompagnais mon mari, alors malade, lors d’un voyage indispensable aux États-Unis. Quand nous revînmes, je fis en sorte de revoir le corps : il ressemblait incontestablement à celui de Rosario, mais avait subi des changements qui ne permettaient pas une reconnaissance minutieuse ; d’ailleurs, nous n’avions aucun motif pour soupçonner ni les êtres ni les circonstances. Et, quoique j’eusse eu je ne sais quel doute obscur, je ne pensai jamais par la suite à Rosario que pour la pleurer… Or, je viens de recevoir une lettre qui éclaire le passé et change la signification de toute mon existence, Cette lettre émane de la veuve d’un ancien serviteur des Escalante, et en voici la traduction :

« Madame,

» Avant de mourir, mon mari, Ramon Arcos, m’a confessé qu’il avait enlevé votre fille Rosario et qu’il lui avait substitué le corps d’une morte. Il n’est pas entièrement responsable de cette mauvaise action : elle lui fut commandée par une personne qui avait un grand pouvoir sur lui. Jamais il n’a voulu me dire le nom de cette personne, ni même si c’était un homme ou une femme. Je vais partir pour l’Europe : je vous apporterai votre petite Rosario. Vous la reconnaîtrez, tellement elle ressemble à son père, et vous pardonnerez à Ramon, qui a voulu réparer son crime et s’en est amèrement repenti. Il m’a dit aussi d’être prudente, parce qu’il y avait du danger. »

» Cette lettre est datée de Montevideo ; elle ne porte aucune adresse : vous comprendrez, mon cher Michel, dans quelles transes mêlées de joie je vis depuis plusieurs jours. Je recopie ma lettre, et j’en déposerai le double chez mon notaire, à qui je donnerai les indications utiles.

» Malgré mes pressentiments, j’ai presque la certitude de vous revoir, mais je me sens contrainte de prendre les précautions les plus minutieuses. »

*

* *

– Ses pressentiments, fit tout bas Michel, lui ont vraisemblablement été suggérés par la dernière phrase de la veuve Arcos.

– Et surtout par l’événement même, répondit sur le même ton Simone. Car il renferme à coup sûr une menace… et pour une imagination aussi sombre…

– Mais pourquoi Francisca est-elle allée dans la forêt ?

– Par fatalisme !… Elle ne devait pas s’y croire en danger plutôt qu’ailleurs.

Dans le silence frémissant qui suivit, Michel ne cessait de voir les profondes futaies où s’était accompli le drame. C’était sa forêt, sauvage et vénérable, âpre et douce : il ne pouvait concevoir qu’elle eût été funeste à Francisca.

Il dit soudain :

– Qu’est-ce que tu crois ?

Car, comme beaucoup d’hommes énergiques, il avait confiance dans l’intuition féminine. Elle hésitait. Craignant également de le désespérer et de lui préparer une déception, elle prit un moyen terme.

– Les chances sont grandes ! Songe que sa trace est perdue… que rien, absolument rien ; n’indique qu’elle ait péri dans la forêt.

Il ne demandait qu’à se laisser piper par l’espoir ; un besoin d’action s’élevait en lui, si âpre et si violent qu’il ne devait céder que devant la pire évidence.

– Y a-t-il ou n’y a-t-il pas connexité entre la lettre de la veuve de Ramon et la disparition de Francisca ?… Et quelle connexité ? Je ne puis croire que cette femme ait écrit à quelque autre personne qu’à notre amie… surtout à l’ennemi.

– Je ne crois pas non plus qu’elle l’ait fait ! Mais…

– Mais quoi ?…

Simone secoua doucement la tête. Cent idées s’y heurtaient, qu’elle ne parvenait pas à mettre en ordre. Loin de s’éclaircir, l’affaire s’était, en somme, obscurcie. On ne savait pas même à quels mobiles avait pu obéir celui ou celle qui avait voulu la substitution. Problème d’argent ou vengeance ? Si c’était une vengeance, quelles ténèbres devant son origine ! Si c’était un problème d’argent, dix hypothèses étaient plausibles.

– Personne n’avait intérêt à la mort de notre amie ! fit péremptoirement Michel, dont l’imagination suivait des voies parallèles à celles que suivait la pensée de Simone.

– Au moins en apparence ! concéda la jeune fille.

À table, ils se trouvèrent avec M. Dubard, qui avait accepté à dîner. Michel ne mangea pas. Simone guère, mais M. Dubard savourait avec intelligence cette joie sûre qui accompagne la mastication des mets savoureux.

Il émettait, par intervalles, des paroles positives et ne décourageait aucune des hypothèses que suggérait le jeune homme.

– Croyez-vous qu’on arrête rapidement Tenaille ? demanda celui-ci au moment où neuf heures sonnaient à l’horloge des Éperviers et à la tour des saints Michel et Nicolas.

– C’est l’affaire de Duguay, répondit le juge en sucrant ses fraises. Je lui ai donné les ordres nécessaires. Mais…

– Je crois que le voici ! dit Simone qui, depuis un moment, semblait distraite.

La porte s’ouvrit. À côté de Jacques, on aperçut le visage glabre du détective.

– J’ai eu de la chance, annonça-t-il.

XIII

M. Dubard fronçait les sourcils, pour le principe. Bénévole jusqu’à l’indifférence, il jugeait pourtant qu’il faut toujours user, moralement, de ce bâton de longueur dont parle la Bible, et qui tient les inférieurs à distance. Mais Duguay connaissait son rang et s’y tenait : il demeura debout, respectueusement, attendant qu’on le questionnât.

M. Dubard garda le silence, jusqu’à ce que le maître d’hôtel eût quitté la salle à manger, puis :

– Vous avez eu de la chance, dites-vous ?

Et il attendit la réponse, en triturant, avec méthode et sensualité, une bouchée de fraises.

– D’abord, fit le détective, j’ai pu parler avec Fèvre, qui me comprend à demi-mot. Ensuite j’ai appris que Tenaille est à Paris et qu’une affaire récente permet de l’arrêter sans attirer l’attention sur la nôtre… ce qui me paraît assez utile… en attendant. Troisièmement, Tenaille s’est mis en ménage avec une jeune délinquante que nous connaissons… et dont il est fou. S’il a fait « de la confidence » elle est capable de parler.

Michel écoutait, les yeux étincelants. Mais M. Dubard ne sacrifiait pas une bouchée. Fidèle à sa méthode, il laissait pisser le mérinos.

– Ce sont des gens taillables et arrêtables à merci ! approuva-t-il avec un sourire. Je ne vois, par suite, aucun inconvénient à ce qu’on s’en assure. Mais ne nous emballons point. L’affaire s’est encore compliquée pendant votre absence.

Il y eut une pause. Le maître d’hôtel avait reparu et, ayant versé du champagne, se mit à passer le dessert M. Dubard choisit des pruneaux fourrés, pour lesquels il avait un petit culte, et un de Lesseps qu’il croquait avec prudence :

– Je laisse à M. de Vaugelade le soin de vous mettre au courant, reprit-il quand le domestique se fut éloigné pour aller prendre les rince-bouche. Rien ne presse. Car il n’y a évidemment plus rien à faire avant le matin. À moins que vous ne croyiez votre présence nécessaire à Paris.

– Je ne crois pas qu’elle le soit immédiatement, monsieur le juge. Même si je changeais d’avis, je ne pourrais pas partir avant cinq heures du matin ; l’horaire des trains s’y oppose.

– Cela étant, on vous renseignera un peu plus tard, dit le juge, en faisant un petit signe aimablement autoritaire, à la suite duquel Duguay se retira.

D’ailleurs il avait besoin de casser une croûte.

Une heure plus tard, Michel et Simone conféraient avec le détective. Il était de bonne humeur : l’affaire prenait une tournure compliquée qui l’excitait :

– Le rôle de Tenaille et consorts semble désormais bien déterminée : quelqu’un s’est servi d’eux pour des fins inconnues. Et ce quelqu’un est particulièrement troublant. Car la connexité entre la mort de Ramon Arcos, la lettre de la femme et l’attentat contre Mme de Escalante a quelque chose de prodigieux. Tout d’abord, ce quelqu’un est en Europe.

– Ou un complice, suggéra Michel.

– Ou un complice… j’allais le dire, mais je préfère que vous l’ayez dit avant moi. Ensuite, ce quelqu’un a eu un intérêt plutôt soudain à accomplir son forfait. Et quel intérêt ? Les hypothèses foisonnent. Primo, Ramon Arcos, se sentant mourir, a pu prononcer des paroles imprudentes… ou écrire à celui qui lui avait commandé la substitution. Motif : le remords. Secundo, le criminel n’a pas osé toucher à Mme de Escalante pendant la vie de Ramon Arcos, qui, saisi d’horreur, pouvait le dénoncer. Tertio, le criminel traversait une crise, qui l’a déterminé à l’action, et alors la mort d’Arcos devient un épisode subsidiaire. Quarto, le criminel a eu vent de la lettre écrite par la veuve… Mais passons. Car aucune de ces conjectures n’a, provisoirement, d’importance. Il faudrait savoir d’abord la raison pour laquelle a été faite la substitution. Vous avez très bien vu qu’il ne pouvait y avoir que deux motifs : la vengeance ou l’intérêt. Mais un élément personnel pourrait aussi éclairer l’affaire : la folie. J’entends une folie mitigée… une idée fixe qui laisserait à peu près intacte les facultés générales du maniaque. J’ai eu, il y a deux ans, une affaire qui offrait des analogies avec la vôtre… une affaire qui paraissait inexplicable. Et, en effet, normalement, elle l’était : le délinquant était un fou. Plus nous irons, plus la folie interviendra dans les crimes ; elle s’étend dans les mêmes proportions que les suicides. Toutefois, il convient d’examiner d’abord à fond les hypothèses logiques.

Duguay s’interrompit et parut un moment rêveur. Ses yeux avaient pris cette apparence dépolie qui leur ôtait toute autre expression que celle d’une sorte de sommeil.

– Vous m’avez affirmé, reprit-il, que personne n’avait intérêt à la mort de Mme de Escalante… Sa nièce, Mme Micaëla de Vargas est très riche et vous la croyez, d’ailleurs…

– D’une honnêteté absolue ! interrompit énergiquement Simone. Puis, elle a vingt-deux ans, et la substitution remonte à l’époque où elle en avait seize.

– Oh ! je ne l’ai pas un instant soupçonnée ! reprit le détective. Quelqu’un d’autre a pu avoir antérieurement intérêt à la mort de Mme de Escalante. Les parents de Mme de Vargas ont-ils toujours été riches ?

– Non ! Mais ils sont morts avant la substitution.

– Les parents éloignés ?

– Ils auraient d’abord dû se défaire de Micaëla !

– Actuellement !… Mais à cette époque ? Comprenez-moi bien… On a pu supprimer l’enfant, et avoir l’intention de se défaire ensuite des autres obstacles. Des événements ont pu s’y opposer.

– Non, reprit Michel. C’est impossible. Les seuls parents qui pouvaient espérer l’héritage dans ces conditions sont trop riches.

– Alors, fit le détective, en levant à demi les bras, réservons la question d’intérêt. La vengeance ?

– Nous ne connaissons aucun ennemi, ni dans le présent, ni dans le passé, à Mme de Escalante.

– Diantre ! Ni à M. de Escalante ?

Michel et Simone se regardèrent : ils ne savaient pas.

– Remarquez, fit Duguay, que toutes les questions que je viens de poser pour Mme de Escalante se posent à propos de son mari. Car, enfin, lors de la substitution, il vivait encore.

– Mais lui n’avait plus d’autre parent qu’un cousin veuf, sept à huit fois millionnaire.

– Ah ! grommela Duguay, avec une nuance d’énervement, c’est compliqué à outrance ! L’hypothèse du fou ou de la folle n’est plus au dernier plan.

Il retomba dans sa rêverie. Par la fenêtre entr’ouverte, on voyait s’élever une lune de nacre au-dessus des cimes tremblotantes du parc. Une odeur de volupté et de béatitude s’élevait des parterres ; la grande nature était pleine d’une joie féconde ; dans la sécurité immense qui semblait traverser l’espace, monter de la terre et descendre des astres, l’idée de la mort s’évanouissait.

– Il n’est pas possible qu’elle ait disparu ! soupira Michel.

Il s’était levé, son regard se perdait vers la forêt lointaine ; son cœur s’était mis à battre avec une telle force qu’il n’entendait plus la voix de l’inspecteur qui déclarait :

– Il faudra que j’aille à Paris.

– Mais croyez-vous, demanda Simone à voix basse, croyez-vous que nous la reverrons vivante ?

– Elle a pu s’échapper, répondit Duguay, évasif.

Elle insista :

– Ou bien on l’a enlevée !

Il ne le croyait pas. L’affaire n’était déjà que trop mystérieuse. Si l’on y joignait encore un enlèvement, elle devenait fantastique.

– Ce n’est pas impossible ! fit-il pour ne pas inquiéter vainement la jeune fille… Ah ! si on pouvait supposer une affaire passionnelle !

– Comment une affaire passionnelle ?

– Mme de Escalante était… est très belle, n’est-ce pas ?

– Très belle.

– Et très captivante ?

– Oui.

– Alors, qui sait ? Le fou peut être un amoureux.

En ce moment, Michel quitta la fenêtre et demanda :

– Tu m’as dit, Simone, que Martial devait visiter ce soir les Trois-Sources ?

– Oui.

– J’y vais. Il faut que la forêt me dise son secret.

Une foi soudaine lui était venue, inspirée par sa jeunesse, par son amour, par la nuit d’été, par cette ferveur qui anime les hommes d’action et sans laquelle notre race se mourrait de lassitude et de découragement.

– N’y va pas seul ! s’écria la jeune fille.

Il hésita, contrarié. Tout autre compagnon que Martial lui était désagréable : il désirait courir librement dans sa forêt ; il y démêlerait mieux ce qu’il lui fallait faire. Toutefois, pour ne pas contrarier Simone, il allait céder, lorsque des abois s’entendirent au fond du parc. Quelques minutes plus tard, deux corps fauves, deux silhouettes de loup s’esquissèrent à l’orée :

– Loup-Garou ! cria Michel… Dévorant !

Les bêtes agiles accouraient en grondant, car elles rendaient à Michel le même culte obscur et passionné qu’elles rendaient à Martial Barguigne.

Tandis qu’il les caressait, leur maître se montrait à son tour. Dès qu’il fut proche, Simone et Duguay devinèrent que Martial avait fait quelque nouvelle découverte…

Un petit homme trapu et difforme le suivait à distance.

XIV

Michel serra vivement la main de l’errant et celui-ci rendit l’étreinte avec une joie évidente mais sans timidité. Une âpre affection unissait ces deux hommes. Leurs mentalités, si dissemblables dans l’ensemble, se rejoignaient dans une même passion pour la forêt. Ils avaient vécu ensemble dans le pays des arbres, par le vent, par la pluie, par le soleil, par les nuits sans astres, par les matins exaltants de l’avrillée, par les divins étés, l’automne rousse et les grands hivers blancs. Personne ne connaissait aussi bien que Michel l’âme sauvage de Martial.

– Quelle trouvaille nous apportez-vous ? intervint le détective.

Martial montra le petit homme trapu et difforme qui arrivait en clopinant. Les rais de la lune éclairaient un visage triangulaire et hideux, mais non antipathique.

– C’est lui qui apporte la trouvaille, répondit le rôdeur.

Le petit homme ôta un chapeau de paille aux ailes déchiquetées et marmonna :

– Étienne Chefneux, trimardeur pour vous servir… et pas plus méchant qu’un autre.

Un rire sardonique retroussait sa lèvre plantée d’un poil pareil à du tabac pour cigarettes.

– Si ça peut vous être utile, v’là ce que j’ai vu. Faut vous dire que je m’étais endormi, hier vers les quatre heures, dans la forêt, pas loin d’un endroit que monsieur (il montra Martial) nomme les Roches-Bleues. J’étais dans une manière de fourré. Quand j’ai ouvert les yeux, une couple d’heures plus tard, j’ai vu un type qui passait dans l’éclaircie. Dans not’ métier, on a toujours l’œil. J’aurais de toute façon reluqué le type, puis j’y aurais plus pensé. Seulement, il portait un masque de toile. Je me suis dit : « C’est pas pour des prunes ! » Il s’est arrêté pas loin de moi. Je pense qu’il avait dû courir : il soufflait. Il a relevé son masque un moment, pour se donner de la fraîcheur, que je suppose. Puis, il s’est remis en route. C’était un homme bas sur pattes et assez large, un trapu, quoi !

Il jouit un moment de l’intérêt que son récit éveillait chez le bourgeois et reprit :

– Quand je suis sorti de mon fourré, il était loin, et j’avais plus envie de casser ma croûte que de le suivre. J’y pensais plus beaucoup, ce tantôt, lorsque j’ai revu mon homme près de cet autre endroit que monsieur nomme les Trois-Sources.

– En êtes-vous sûr ? cria impétueusement Michel.

– Une supposition qu’on l’aurerait photographié… eh bien ! m’sieu, ces mirettes et la photographie, je parie que c’est mes mirettes qu’auraient gardé la meilleure ressemblance… C’est seulement pour dire !

Duguay ne douta guère de la véracité ni de la mémoire du petit homme, qui avait ces yeux saillants, ces yeux en billes, qui happent les images et les fixent inaltérablement.

– En chasse ! gronda Michel.

– Et quoi pour ma peine ? soupira le trimardeur.

Le jeune homme fouilla dans sa poche et ramena deux louis.

– Mince qu’on va s’envoyer un gueuleton ! ricana Étienne Chefneux.

Le détective était rêveur. Cette nouvelle complication le prenait par surprise : parce que Tenaille était à Paris, il semblait certain que ses complices l’y avaient accompagné. La présence de l’un d’entre eux dans le pays changeait de nouveau le plan de campagne.

– Après tout, c’est mieux ainsi ! conclut Duguay après un silence.

Et se tournant vers Michel :

– Allons-y !

Une nuit d’argent et de saphir sur la lande. À peine s’il soufflait une brise faible et tiède, qui s’assoupissait par intermittences. La lune, faiblement écornée, était déjà toute sur l’Orient et la lande semblait enchantée. Ses plantes âpres, ses arbres rabougris, ses mares, ses îlots de terre pierreuse, prenaient une douceur merveilleuse dans la nuit d’été. Mais c’était une douceur des âges anciens, fiévreuse, qui évoquait nos frêles aïeux frissonnants devant l’immense nature. Un groupe de quatre hommes se dissimulait parmi les saules, au bord d’une petite mare. L’un d’eux, à l’aide d’une longue-vue, inspectait surtout l’objectif vers une lointaine cahute, faite de planches pourries et vaguement maçonnée avec de la boue sèche.

– S’il est dans la hutte, il n’a pas bougé ! finit-il par dire.

– Il y est sans aucun doute ! affirma un deuxième. N’est-ce pas, Martial ?

– J’en réponds, monsieur Michel ! fit le coureur des bois avec un hochement de tête.

Il fit entendre un son cristallin qui imitait parfaitement la voix du crapaud, et on vit, à environ cent mètres, la tête d’un chien s’élever parmi des bruyères.

– Dévorant veille.

– Je le vois bien, répondit le premier personnage, mais je n’entends pas le langage par lequel vous communiquez ensemble.

Il y avait plus d’une heure que le détective, Michel de Vaugelade et Martial Barguigne s’occupaient de cerner le récidiviste. On savait qu’il avait dû se réfugier dans la cahute abandonnée. Une reconnaissance de Martial, qu’il avait organisée à la manière d’un Peau-Rouge ; l’attitude de Loup-Garou et de Dévorant ne laissait sur ce point aucune incertitude.

Il s’agissait de le surprendre ; il s’agissait aussi de ne lui laisser aucune chance de fuite.

Dans la lande même, il semblait que ce fût facile : de toute manière, les chiens retrouveraient la piste. Mais il y avait, au sud-est, non loin de la hutte, une grande tourbière.

Elle n’était pas praticable, quoique entrecoupée d’îlots asséchés ; ceux qui s’y engageaient n’avaient que la ressource de rejoindre la rive. Il y existait pourtant une sorte de chaussée étroite par où des hommes avertis pouvaient rejoindre la terre ferme. C’était à la corne nord de la tourbière. Une crête de granit s’y dressait, de-ci, de-là interrompue ; les habitants du pays avaient jeté des ponceaux sommaires pour assurer sa continuité. Si le bandit découvrait cette issue, l’étroitesse de la chaussée lui donnerait de grands avantages, et si, par surcroît, il avait l’idée de démolir un ponceau, – chose facile, – il prendrait une avance considérable, car il faudrait le poursuivre en contournant la corne. Aussi, de commun accord, le détective, Michel et Martial avaient résolu de faire couper cette ligne de retraite ; dans ce moment même, trois hommes vigoureux se glissaient parmi les saules et les roseaux.

– Nos hommes approchent du but, remarqua Michel, qui maniait à son tour la longue-vue ; avant un quart d’heure, nous pourrons agir.

Il parlait d’une voix fébrile ; il tendait de toutes ses forces vers une issue qui, cependant, l’épouvantait.

Le quart d’heure passa et Martial fit à voix basse :

– Messieurs, nous pouvons partir… la retraite est coupée…

– Je suis d’avis de mener les choses rondement, riposta le jeune homme… d’autant plus que nous ne pouvons sortir d’ici sans être en vue. S’il veille, à nos premiers pas, nous serons dénoncés… S’il dort, il suffira que nous fassions aussi peu de bruit que possible.

Il sortit le premier de sa retraite. Sa silhouette se dessina précise sur la lande, sous la lune claire. Ce fut le signal : les quatre hommes et les deux chiens convergeaient silencieusement vers la cahute.

D’abord, rien ne bougea dans la masure. Puis, un personnage trapu et bas sur pattes apparut, tourna rapidement le visage dans toutes les directions et poussa un grognement. Un autre homme surgit, si pareil au premier par la stature et la démarche que, de loin, on eût dit des jumeaux. Tous deux prirent le galop : Martial, Michel et Duguay regardaient fuir ces silhouettes avec stupéfaction :

– J’ai vu des affaires ténébreuses, oui, marronna le détective. Mais tout de même !…

– On dirait, remarqua Martial, qu’ils connaissent le passage.

Après un moment, Michel acquiesça :

– Ils le connaissent !

Les deux fugitifs venaient de s’évanouir comme des « téléplasmes ». Mais Martial connaissait, lui, les lieux aussi bien que les ancêtres sauvages. Il n’eût qu’à écarter des broussailles ; la terre s’ouvrit et, Michel ayant allumé des lanternes électriques, chiens et hommes s’élancèrent dans le pays des cavernes…

XV

Après une dizaine de minutes, les fugitifs et les poursuivants se retrouvèrent en plein air. Les premiers avaient de l’avance, mais comme cette avance diminuait continuellement, l’un d’eux s’engagea vers la droite, tandis que l’autre filait à gauche parmi des rocs, beaucoup moins vite que son compagnon. Il finit même par s’arrêter, comme s’il attendait les traqueurs.

– Monsieur Michel, demanda Barguigne, est-ce que vous tenez à les avoir tous deux ?

– Oui, fit résolument le jeune homme ; le fait qu’un seul des deux s’arrête m’inspire de la méfiance !

– Alors, je vais amuser celui-ci et vous continuerez la poursuite avec Dévorant et Loup-Garou. Faut pas les lâcher sur l’homme, monsieur, à moins que ce ne soit indispensable.

Michel eut un mélancolique sourire :

– Je les connais ! fit-il. Je sais comment leur parler pour qu’ils tournent autour du bandit, n’attaquent pas sans mon ordre. Mais vous, que comptez-vous faire ?

– Je compte lui offrir la bataille à ma manière, monsieur. J’ai tout ce qu’y faut sur moi. D’abord, j’essayerai de ne pas l’abîmer. Je lui ferai le coup de la veste et du nœud coulant. Vous ne voulez pas de la corde ? J’en ai un bon rouleau.

– Voilà mes cordes ! riposta Michel en montrant ses poings.

– Oh ! je sais, monsieur. Méfiez-vous seulement des pièges.

– Avec Loup Garou et Dévorant ?…

Tout en parlant, les deux hommes s’étaient avancés. Quand ils furent à une centaine de mètres du drille qui attendait, Michel et Martial parlèrent aux bêtes ; elles divergèrent et s’en furent reprendre la piste.

Puis Martial marcha vers l’homme. Celui-ci n’avait pas bougé… Dès qu’il eut compris la tactique des poursuivants, il esquissa un mouvement offensif, puis il battit en retraite. Martial le suivait en batteur d’estrade, avec une vitesse réglée sur la vitesse de la fuite. Il gagnait du terrain, mais lentement. À mesure que la distance décroissait, il lui semblait reconnaître la silhouette. Ce n’était pas une silhouette familière ; à coup sûr, il ne l’avait pas aperçue depuis de longues années.

– Est-ce que je ne l’ai pas vu dans le temps ? grommela Martial. Alors, ce serait Martin. Un braconnier qui savait se servir de son fusil.

L’homme portait une carabine en bandoulière. Quand il eut dépassé le mamelon, il coupa vers l’ouest ; il parut bientôt évident qu’il reprenait le chemin de la Tourbière, mais presque à l’opposite de la Corne.

Martial accéléra son allure en cessant de suivre le fugitif en ligne droite. Au bout de dix minutes, le rôdeur avait sans doute réussi sa manœuvre, car l’homme s’arrêta de nouveau et lentement, détacha sa carabine.

– C’est bien Martin ! s’affirma le poursuivant…

Dans la lueur lunaire, il apercevait distinctement un visage large, couvert d’un poil sombre, mais il discernait mal le ricanement maniaque qui retroussait la lèvre.

Martin venait d’épauler.

– À trois cent mètres, au clair de lune, ce serait un joli coup ! fit Martial.

La détonation éclata, au moment précis où le rôdeur se laissait couler dans un pli du terrain. Il rampa parmi les fougères jusqu’à ce qu’il fût au bas d’une faible éminence, qu’il contourna. Et il revit Martin, à la même place, qui scrutait attentivement le site. Le drille n’aperçut le rôdeur que lorsque celui-ci eut atteint une petite mare que bordaient des saules et une oseraie. En se glissant parmi les végétaux, Martial gagna cent toises. Mais, pendant ce temps, l’autre avait repris sa course vers la Tourbière. Il fallut de nouveau lui couper le chemin, ce qui demanda plus de dix minutes.

– Prends garde ! hurla alors le bandit. C’est peau contre peau !… Si tu me manques, je ne te manquerai pas !

Le lieu était morne et tragique. Des bruyères alternaient avec des pins rabougris et des îlots de broussailles. Martin se trouvait au bord d’un de ces îlots, Martial avait pour s’abriter un bloc de granit, où l’on apercevait une vague inscription latine.

La voix du braconnier s’élevait rauque et puissante comme le beuglement d’un bison :

– Merci tout de même ! clama railleusement Martial.

Ils s’observèrent un moment, avec calme et vigilance. Aucune surprise ne semblait possible. Si l’un d’eux faisait mine d’épauler son fusil, l’autre pouvait instantanément se dérober. Derrière son bloc, le coureur des bois serait à l’abri des balles ; dans sa broussaille, le malandrin deviendrait invisible.

– Pourquoi que tu te mêles de mes affaires ? cria encore Martin. T’es pas un bourgeois !

– Je suis pire ! riposta Martial.

Le bandit avait insensiblement remonté la main qui tenait la carabine ; il épaula d’un geste rapide :

– Coucou ! ricana Martial, déjà recroquevillé à l’ombre de sa pierre.

Martin se garda bien de gaspiller ses cartouches. L’errant éjaculait :

– Si c’est tout ce que tu as dans ton sac, tu peux préparer tes guibolles.

Il y eut une longue pause. Martin avait disparu dans la broussaille. Martial veillait, son arme prête et, par intermittences, scrutait le paysage. Il examinait aussi une nue fine qui se dirigeait vers la lune.

À la fin, il tira de sa poche un sachet de couleur bise, qui servait à divers usages et se mit à le remplir d’herbes et de lichen barbu. Ensuite, ôtant son chapeau, il le fixa sur le sachet bourré. Très lentement, il poussa le tout vers la gauche de la pierre, où il y avait une sorte d’échancrure.

Le nuage commençait à faire pâlir le clair de lune.

Une détonation retentit. Martial poussa un long cri funèbre. Le chapeau roula sur le sol ; le sachet eut comme un soubresaut :

– Un rude coup de fusil ! chuchotait le rôdeur avec approbation. Ils sont rares ceux qui en feraient autant.

Il contemplait les déchirures par où la balle était entrée et ressortie.

Le silence reprit, un silence pareil à celui des grandes solitudes. Martial s’était glissé vers la droite, d’où il pouvait épier la retraite de Martin sans être aperçu lui-même. Pendant dix minutes, celui-ci ne fit aucun mouvement. Tapi dans la broussaille, tous ses sens en éveil, il guettait. À peu près aussi sauvage que Martial, il jouissait d’une ouïe de loup et de prunelles d’émouchet. Il croyait avoir atteint le but. La chute du chapeau, le cri funèbre, le mouvement spasmodique de ce qu’il prenait pour la tête de l’adversaire, le sentiment de son adresse, tout dispensait au braconnier une conviction parfaite. D’autre part, il ne soupçonnait pas la ruse qui l’avait leurré ; ce n’était pas une ruse selon sa manière. Il ne l’avait jamais vu pratiquer et, peu imaginatif, ne tenait compte que de son expérience – expérience variée d’ailleurs et abondante. Tout de même, il se méfiait, par nature d’abord, par habitude ensuite.

– Est-ce qu’il est mort ? Est-ce qu’il est seulement blessé ?

Aucun bruit. Par intervalle, un souffle si faible qu’il fait à peine frémir la broussaille… Martin songe au cri qu’à poussé le rôdeur. Si la blessure avait été légère, il n’aurait pas fait entendre une telle plainte… Il doit être mort, évanoui ou trop faible pour combattre.

– Faut en finir ! grommelle le malandrin.

Il se dresse, il fait un premier pas, non vers la pierre, mais dans la direction opposée. Puis, il hésite. Le sentiment qui l’entraîne est trop complexe pour qu’il y réfléchisse : il veut voir son travail. Après avoir bien tendu l’oreille, il se tourne, il marche délibérément vers le bloc, la carabine prête, la prunelle attentive. Après tout, l’autre ne peut tirer sans se découvrir, et s’il se découvre il lui faudra un moment pour viser et tirer…

À mesure qu’il avance, Martin se rassure. Quand il n’est plus qu’à une vingtaine de mètres de la pierre, son âme brutale n’a plus de crainte : tout doute s’évanouit ; l’adversaire a succombé ou est réduit à l’impuissance. Toutefois, Martin ralentit ; son arme est épaulée ; à la moindre alerte, il n’aura qu’à tirer, comme il a cent fois tiré sur la bête débusquée. Le voilà à dix pas, à cinq pas… Une dernière fois, il s’arrête… Quelque chose a bougé. Une forme vague surgit, Martin tire et tout soudain se sent pris aux jambes, trébuche et s’étale.

Avant qu’il ait le temps de se reconnaître, une poigne s’abat sur sa gorge :

– Hein ! Peau pour peau, ricane l’errant.

Et d’un coup de poing énorme, en plein nez, il étourdit le drille :

– Le chapeau… la veste… et la corde !

Martin se débat obscurément, ses narines saignent à gros bouillons, et Martial continue à enrouler la corde qui a pris le vaincu aux jambes…

– Un de réglé ! murmure-t-il.

Il scrute l’horizon, avec la vague espérance d’aider à la capture du second bandit. L’étendue est déserte… Dévorant et Loup-Garou sont trop loin pour se faire entendre.

XVI

Pendant que Michel de Vaugelade et Martial Barguigne se concertaient, le deuxième malandrin avait pris du champ. Les chiens-loups se remirent à sa poursuite. Il venait de gravir un mamelon : on vit un moment, sur le faîte, devant la lune, sa silhouette noire comme de la houille ou de la marcassite. Puis, il disparut :

– À la piste, bons chiens ! dit le jeune homme.

Ils le comprenaient, mieux encore au ton qu’à la parole ; ils surent qu’il fallait être prompts, suivre la trace avec vigilance, tout en laissant un intervalle entre eux et l’homme. C’était un vieux jeu, connu dès la petite enfance, lorsqu’ils menaient leur joie de vivre dans les fourrés de la forêt profonde. Dévorant, le plus sagace, savait maintenir Loup-Garou qui avait des fougues brusques. Ils chassaient au nez, mais aussi à l’ouïe : tous deux discernaient promptement le rythme de l’être poursuivi, qu’il fût bipède au quadrupède.

Quand on fut au haut du mamelon, on revit le bandit, dans un creux qui menait vers une autre crête. En peu de minutes, les bêtes aux reins d’acier, l’homme aux jarrets de cerf, eussent rejoint cet être trapu, qui n’avait pour lui que son souffle. Eux aussi avaient des poitrines infatigables, des cœurs solides et riches d’énergie. Si Michel n’avait suivi que son instinct, il eût d’un élan fondu sur l’homme. Mais il ne voulait pas risquer en vain sa vie ; il fallait d’abord atteindre et punir ceux qui s’étaient attaqués à Francisca. Il suivit à trois cent pas, comptant épuiser le fugitif.

L’autre traversa la manière de ravin qui séparait les mamelons, escalada la pente, tourna la tête, quand il fut au sommet et de nouveau devint invisible.

– Alerte, Dévorant !

Dévorant monta à la manière d’un félin et Loup-Garou se mit à gronder : il devait y avoir quelque péripétie. Si Michel avait eu leur prodigieuse ouïe, il aurait su que le bruit de la course venait de s’éteindre. Il ne le sut pas, mais il devina une anomalie en voyant l’attitude des bêtes et leur tactique : au lieu d’aller en ligne droite, elles s’écartaient, elles tournaient, selon l’enseignement de Martial quand il voulait attaquer de flanc ou cerner l’ennemi. « L’homme s’était-il arrêté ? Attendait-il, embusqué derrière la crête, prêt à l’attaque ou à la défense ? » Dans le doute, Michel allait plus lentement.

Quand Loup-Garou, toujours plus impulsif, parvint en haut, il apparut que l’homme n’attendait point. L’aboi rude et bref de la bête annonçait tout autre chose qu’une présence. Michel grimpa comme un bouquetin. Et, arrivé près du chien, il comprit : le drille avait disparu.

Il n’avait pu se cacher ni sur la pente nue, ni dans la plaine, plantée d’une herbe basse, de mesquines fougères ou de maigres pins isolés : avait-il pénétré dans la terre ?

Tout de suite, Vaugelade en fut sûr, Loup-Garou s’en allait en grognant près d’une crevasse, assez large et assez liante pour laisser passer un homme. Dévorant, ayant repris la piste, aboutit au même lieu. C’était grave. Ce dur pays de refuge, de guerre religieuse, de sabbat, avait ses cavernes et ses couloirs, vastes, parfois compliqués par l’industrie humaine. La tactique des fugitifs se décelait : ils avaient imaginé une diversion, afin de retarder la poursuite : ainsi celui dont la fuite importait le plus atteindrait le refuge.

Michel perdit deux bonnes minutes à réfléchir. La chasse présenterait de perfides dangers : l’homme connaissait certainement le souterrain et pouvait régler les péripéties à sa convenance.

– Reste, Loup-Garou ! ordonna enfin le jeune homme. Dévorant, la piste !

Loup-Garou demeura là, bouillant de fougue ; Dévorant, sinueux et flexible, entra dans la terre. C’était moins une caverne qu’un couloir, mais large, mais spacieux, où l’on marchait sans peine. Michel avait une petite lanterne électrique : il différa de s’en servir. Il suivait le chien en tâtonnant. La bête ne se hâtait point et s’arrêtait par intervalles : donc le bandit était proche.

Une lueur étoila les ténèbres, une détonation se répercuta, en échos brefs. Michel entendit le sifflement de la balle, vers sa gauche. Tout de suite après, deux autres détonations retentirent, puis on entendit un roulement de pierres, le bruit d’une course rapide. Saisi de fièvre, Dévorant fonça dans l’ombre avec un long hurlement… Michel sentit une cuisson légère à son épaule. Il n’y prêta aucune attention, il darda les rais de sa lanterne et prit son élan. Le couloir se rétrécissait, surtout vers le haut ; à la fin, il parut clos :

– Impossible ! grommela Michel.

Il poussa de toute sa force contre l’obstacle ; une grosse pierre s’écarta, montrant une ouverture ronde ; l’homme et le chien s’y engagèrent et retrouvèrent la voie libre. Une impatience intolérable tenait Michel. Aussi capable de ruse que Martial, il n’avait pas ce tempérament sauvage qui comporte une patience sans bornes. Il continuait à fouiller l’ombre des rais de sa lanterne, il galopait sur le sol calcaire, et même il oubliait de contenir Dévorant. La bête, entendant galoper le maître, crut que c’était le moment de la bataille et bondit frénétiquement…

Soudain, au fond, devant une muraille pâle, le fugitif se profila. Coup sur coup, quatre détonations se suivirent. Dévorant s’éleva en foudre. Mais l’autre attendait cette attaque. Avec un ricanement étrange, il tendit son poing enveloppé d’une étoffe épaisse, s’effaça, frappa. Son propre élan, accru par le coup de l’homme, emporta la bête. Elle disparut dans un trou d’ombre, avec un long hurlement.

Michel arrivait. Il arrivait comme un grand fauve. Rien ne pouvait l’arrêter ; la ruse semblait désormais vaine : comment se retrouver dans l’ombre sans le flair infaillible de Dévorant ?… D’ailleurs, il fallait en finir. Cette course ne pouvait durer interminablement.

Là-bas, le bandit ayant épuisé ses munitions, brandissait un large couteau, dont la lame semblait quelque étrange phosphorescence. Son ricanement ne cessait plus, un ricanement maniaque et sinistre.

Quand Michel fut proche, il se dressa de toute sa hauteur et proféra :

– Vache !

C’était son grand mot, qui résumait toute haine et toute injure. Il ajouta :

– J’en ai assez… faut que je scionne !

Il feignit de se jeter sur le jeune homme, puis recula et s’effaça. Michel ne se laissa pas prendre au piège : maintenant qu’il était face à face avec l’adversaire, il retrouvait son sang-froid. Il fit posément deux pas en arrière, l’œil attentif, et levant sa trique :

– Jette ton couteau ! cria-t-il.

Le ricanement de l’homme devint épouvantable :

– Voilà !

Un gros caillou frappa le front de Michel, puis le couteau traça dans l’air un sillage étincelant : le drille venait de le lancer comme un javelot. L’arme atteignit la poitrine du jeune homme qui, pourtant, eut le temps de changer de position ; la pointe pénétra de biais et ne trancha que la peau :

– À mon tour !

Deux mains rapides s’abattirent sur le bandit. Il eut un rire sarcastique et « ceintura » Michel. Mais les mains frappèrent, l’homme poussa un gémissement tandis qu’une étreinte formidable lui enlevait le souffle.

– J’ai eu tort, se dit Vaugelade, en couchant le vaincu sur le soi, de ne pas accepter la corde de Martial.

Il asséna deux coups de poing sur le crâne du malandrin, afin de l’étourdir, puis soucieux de Dévorant, il darda la lueur de sa lanterne dans le trou d’ombre. C’était une cavité profonde de trois mètres, avec des murailles surplombantes ; la lumière électrique en éclairait fort bien le fond : ce fond ne contenait que des pierres. Donc Dévorant n’était pas mort ; il avait incontestablement, trouvé quelque issue.

– Dévorant ! cria Michel, d’une voix éclatante.

Un aboi sourd s’éleva de l’autre côté de la muraille, on entendit une sorte de grattement et le chien surgit des ténèbres. À travers son émotion, le jeune homme sentit une émotion très douce.

– En route, dit-il rudement au drille qui reprenait ses sens.

L’autre, avec une sorte de soupir, se leva et obéit : son âme brutale acceptait les lois de la guerre.

Au dehors, Loup-Garou accueillit l’arrivée de son compagnon par un hurlement de joie.

L’homme avait reconquis ses forces. Il marchait d’un air sombre et sournois sur la terre aride.

Brusquement, Michel cria :

– C’est vous qui avez assassiné le cocher, dans la forêt ?

– Quel cocher ?

La fureur faisait palpiter Michel ; il voyait fuir, dans le plus profond des arbres, une jeune femme au visage pâle… L’amour, l’épouvante et la douleur pénétraient toute sa chair.

– Vous étiez trois ! gronda-t-il. Et vous, on vous a reconnu. Qu’avez-vous fait d’elle ?

Le bandit écoutait de son air équivoque.

– On m’a reconnu ? fit-il d’une voix traînante. Et où ça ?

– Dans la forêt.

– J’ai pas été dans une forêt.

Mais Michel l’avait pris à la gorge et, saisi d’une inspiration, il le fouilla… Des perles apparurent comme des gouttes de lueur lunaire, une broche de brillants :

– Si elle est morte, vous mourrez ! hurla Vaugelade.

Son accent était si terrible que le malandrin se mit à trembler. Leurs regards se pénétrèrent. Un irrésistible aveu se lisait dans celui du vaincu…

XVII

Ce grand Michel n’était pas un psychologue, mais il avait des intuitions soudaines. Il déchiffra l’aveu qui crispait le visage du bandit et faisait clignoter ses paupières :

– Les preuves sont trop fortes ! affirma-t-il. On sait que vous étiez trois dans la forêt. Il y avait un nommé Tenaille qui est à Paris et qui est pris… ; il y avait vous. Vous portiez des masques de toile. Vous avez ôté le vôtre : on vous a vu ! Et ces bijoux ?

L’autre ricanait en sa manière bestiale et maniaque. Mais il était pâle ; il avait un grelottement.

– Dites la vérité ! clama Michel.

– Je sais rien !

– Vous savez tout !

Cet interrogatoire aurait rempli Duguay d’une gaieté douce. Mais Michel avait pour lui la mystérieuse influence, le prestige énigmatique qui trouble les primitifs. Le malandrin baissait la tête. Il avait encore dans les oreilles la menace de Vaugelade : « Si elle est morte, vous mourrez ! » À cause de la brutalité de sa nature, il croyait le vainqueur capable d’une fureur meurtrière.

– Qu’est-ce que vous voulez savoir ? bégaya-t-il.

– Est-elle morte ? demanda Michel avec tremblement…

Le drille hésita quelques secondes encore. Puis, il vit les preuves accumulées. Il était affaibli, presque épuisé, il se méfiait de Tenaille et de Courte-Échelle, il se méfiait de tout l’inconnu et presque de soi-même :

– Je sais pas ! dit-il. J’en jure que j’sais pas. Nous, on l’a pas zigouillée… Moi, je l’aurais pas fait… J’aurais pas pu : une si bath femme ! Ce qu’est sûr, c’est qu’on ne l’a pas fait. Elle a cavalé. Ah ! elle a chouettement cavalé. J’ai jamais vu une gonzesse comme ça !

Le bandit s’interrompit. Une joie formidable passait sur le visage de Michel. Au travers, l’inquiétude houlait, équivoque et sournoise.

– Écoutez, fit-il d’une voix impressionnante. Si vous ne l’avez pas tuée, je ferai tout pour vous venir en aide auprès de la justice. Je vous donnerai de l’argent. Mais c’est à condition de dire la vérité et rien que la vérité.

La lande était autour d’eux, la lande âpre et dure, l’étendue primitive, la nuit fauve. Ils étaient comme deux sauvages sur la savane ; ce rude décor valait mieux pour agir sur le drille que l’appareil subtil de la police et de la magistrature :

– Je dirai la vérité. J’ai maintenant rien de mieux à dire. Ben ! on a d’abord poursuivi la personne jusqu’au lac, où on croyait la tenir. Elle s’est sauvée dans les roseaux. Quand on est arrivé, il était trop tard ; on n’a trouvé que le chapeau. Elle avait découvert un canot ; on la voyait qui s’ensauvait ; elle ramait comme un homme. Même y aurait plus rien eu à faire pour nous, si Courte-Échelle avait pas trouvé lui aussi un bachot… plus loin… même qu’il ne valait pas grand’chose. On a traversé. On a recommencé la course. C’est alors qu’on s’est mis à trouver des bijoux… de l’or… des perles… des diamants… des pierres vertes et bleues. Y en avait tous les quatre ou cinq cents pas. Naturellement, on regardait, on ramassait, on perdait du temps, vu que c’est pour les bijoux qu’on était venu. C’est alors qu’elle a échappé, dans des buissons. On a eu beau faire, on n’a plus rien vu.

Il y avait un accent de vérité dans ses paroles. Simone, d’intuition plus aiguë que son frère, n’en eût pas douté. Duguay aurait remarqué la netteté du récit. Michel écoutait l’accent : il était dans une minute lucide, comme en crée parfois l’excès de surexcitation. Chaque mot suscitait des images sans nombre. La face de Francisca devenait parfois si distincte qu’il en aurait crié. Ou bien, il reconnaissait le rythme de la course, et ce beau corps de Castillane dont chaque mouvement était une grâce ou évoquait une volupté. La ruse qu’elle avait employée pour retarder la poursuite paraissait si naturelle !

– Vous n’avez plus rien vu ? insista Vaugelade ?

L’autre eut un geste de dénégation, à la fois simple et véhément.

– Alors » pourquoi ne l’a-t-on pas retrouvée ?

– Je peux pas savoir. Tenaille est parti avec Courte-Échelle pour Paname. Même que vous le savez. Ils n’ont plus eu le temps de fourrager dans la forêt.

– Et vous ? Qu’est-ce que vous faisiez dans le pays ?

– Je veux pas mentir. Je suis resté parce que j’espérais trouver le gros brillant.

– Misérable ! hurla Michel. Comment saviez-vous qu’il y avait un gros brillant ?

Sa fureur était si brusque, si imprévue et si farouche, que le bandit fut repris de son grelottement :

– J’en savais rien ! C’est le petit homme qui l’avait dit à Tenaille…

– Quel petit homme ?

– Celui qui a fait marcher Tenaille et qui promettait vingt-cinq mille balles pour le gros brillant.

– Vous connaissiez cet homme ?

– Je l’ai jamais vu. C’est à Tenaille qu’il a proposé l’affaire. Tenaille m’a mis avec lui et Courte-Échelle, vu que je suis cul terreux et que je connaissais la forêt.

– D’où venait-il ?

– J’en sais encore moins. Paraît qu’il était envoyé à Tenaille par un poteau.

– Vous ne savez rien de plus ?

– Je vous le dirais. Je n’ai plus aucun intérêt à mentir et j’aimerais mieux qu’on pige ce gonse !

Peu à peu, dans l’âme de Michel, l’inquiétude avait assombri la joie, comme la nue d’orage assombrit la clarté d’un fleuve. Il croyait que Francisca avait échappé aux trois bandits, mais il entrevoyait une autre énigme. Les propos de Duguay revenaient à sa mémoire, justifiés par l’événement. Ceux qui avaient tué le cocher Marcel et pourchassé Mme de Escalante n’étaient que des comparses. Et, puisqu’elle n’était pas revenue, une tragédie plus obscure encore se superposait à la première.

– Qui était avec vous ? fit presque machinalement le jeune homme.

– Mon frère.

– Il vous ressemble ?

– C’est mon besson.

Et le bandit affirma avec véhémence :

– Il n’est pas dans l’affaire… Ce qu’il a fait, c’est pour me sauver et rien de plus.

– Il est du pays ?

– On en est tous deux, c’est-à-dire de là-bas : Saint-Julien-aux-Loups. On se nomme Martin.

Ils marchèrent en silence. Puis Martin remarqua :

– Faudrait pas que Tenaille sache que j’ai parlé.

Michel réfléchit un moment et répondit :

– Je tâcherai qu’il n’en sache rien.

– Ça vaudrait peut-être mieux pour vous autres aussi, insinua le gredin. On pourrait lui dresser des pièges…

Tandis qu’ils gravissaient un mamelon, Loup-Garou prit les devants. Parvenu au sommet, Michel vit s’avancer un homme, suivi à distance de trois autres individus. Il discerna Martial à sa démarche et, plus tard, l’inspecteur Duguay. Le troisième était le frère de Martin. Le dernier, un paysan.

Duguay, après avoir organisé la poursuite, s’était rabattu avec un compagnon dans la direction où il croyait retrouver Michel et Martial. Le sort lui avait été favorable. Il avait rejoint le rôdeur qui veillait sur son captif et procédé à l’interrogatoire de ce dernier. Le braconnier Martin avait adopté le système taciturne et, tout d’abord, refusé de faire le moindre mouvement. Il finit par céder à l’envie de se retrouver sur ses jambes et, les mains liées derrière le dos, il suivit les trois hommes avec une lenteur savante. Martial avait repris la piste, mais, privé du concours des chiens, il n’allait guère vite. Quoi qu’il eût confiance dans la force et même dans la ruse de Vaugelade, il le savait enclin à d’irrésistibles fougues : heureusement, il y avait aussi Loup-Garou et Dévorant.

Dès qu’il vit Michel, il prit le galop… Dix minutes plus tard, les six hommes étaient réunis et Duguay renvoyait le paysan, avec mission d’avertir les auxiliaires qu’ils eussent à interrompre toute poursuite.

Après quoi, le détective se disposa à cuisiner le deuxième Martin. Mais Michel, ayant confié sa prise à Martial, s’écarta avec l’inspecteur et narra – brièvement – ce qu’il venait d’apprendre.

– C’est du travail utile ! approuva Duguay… Et qui ouvre des fenêtres ! Si cette fripouille a dit vrai, et c’est pour le moins probable, nous discernons à merveille la partie subalterne de l’affaire ! D’abord, et je crois utile de faire remarquer que c’était mon opinion, continua-t-il avec satisfaction, – les trois types incriminés sont des figurants – oh ! des figurants féroces… capables d’exécuter une rude besogne, mais enfin des seigneurs de moindre importance ! Il devient évident que notre ami Martial a été, dans sa partie, d’une clairvoyance parfaite. Il nous avait presque convaincus que Mme de Escalante avait échappé à la première poursuite et c’est à lui que nous devons le résultat inestimable de cette nuit. Seulement, voilà ; Mme de Escalante n’en a pas moins disparu ! Si nous savons désormais qu’un péril a été évité, nous savons aussi qu’un autre a pu se dresser devant elle. Le rôle de Martial prend fin. C’est entre X… et moi que va se livrer la bataille. Et la question capitale est posée : Mme de Escalante vit-elle encore ?

La disparition de Francisca remontait maintenant à trois jours pleins. L’enquête, intensive et rapide, avait en somme utilisé tous les faits et tous les indices. Rarement, plus de sagacité humaine et même animale s’était dépensée autour d’une énigme criminelle. Barguigne avait déployé toutes les finesses sauvages, tout le flair qu’on attribue aux Indiens Peaux-Rouges ; Dévorant et Loup-Garou s’étaient montrés supérieurs, de beaucoup, aux meilleurs chiens policiers ; Simone et Michel avaient obtenu des aveux précieux ; Duguay, qui venait de partir pour Paris, où il « cuisinait » Tenaille et sa maîtresse, avait tiré des circonstances les conclusions subtiles et logiques, propres à coordonner les recherches. Au total, on connaissait à peu près les péripéties de la fuite de Francisca, depuis la route des Loups jusqu’aux Roches Bleues et même jusqu’aux Trois Sources. On savait que les trois bandits masqués avaient perdu la piste de la fugitive ; on savait aussi que leur action centrale et que leurs grossières individualités ne jouaient dans l’aventure qu’un rôle subordonné. Le rôle de vedette, comme on dit au théâtre, était tenu par un autre personnage, ce que Duguay ainsi que Simone soupçonnaient depuis près de quarante-huit heures.

*

* *

Vers le déclin de l’après-midi, Michel et Simone se retrouvèrent au château. Tous deux avaient passé dehors la plus grande partie du jour. Michel cherchait avec Martial de nouveaux indices aux Trois Sources et dans les environs ; Simone faisait une enquête auprès des habitantes du pays dont, pour une raison ou une autre, elle croyait pouvoir tirer quelque renseignement utile.

Depuis la veille, Mme Micaëla de Vargas et sa tante, la demoiselle Costanza de Gamboa, étaient descendues aux Éperviers. Dona Micaëla montrait un visage taillé à la diable, mais auquel une pâleur éclatante, des yeux fervents et vastes, une bouche couleur coquelicot, où le sourire faisait passer des rais de nacre, donnaient beaucoup d’agrément.

Costanza, la lèvre moustachue, le teint safrané, les mouvements tour à tour engourdis et agiles, avait au repos une face extatique et, lorsqu’elle s’animait, un masque où se mêlaient étrangement la tendresse et l’inquiétude. Elle semblait n’avoir guère de vie individuelle, tellement elle rapportait ses actes et ses sentiments à sa nièce. On connaissait, dans les familles de Escalante, de Gamboa et de Canelo, le dévouement généreux de cette femme, qu’un amour baroque et malheureux avait maintenue dans le célibat, en dépit d’un inextinguible besoin de maternité.

Dona Micaëla, selon les fluctuations de l’enquête, passait de l’affliction à l’espérance. Cette jeune femme gardait en partie les dons séduisants de l’enfance ; elle vivait presque uniquement dans le présent, tout de suite hypnotisée par une image ou un fait nouveaux. D’ailleurs, son affection pour Francisca était vive. Costanza, dont les impressions s’espaçaient davantage, suivait les événements avec une « nonchalance attentive ». Il ne semblait pas qu’elle y prît spontanément un grand intérêt : les émotions qui apparaissaient sur son visage safrané semblaient être, en général, le reflet des émotions de sa nièce. Mais l’une et l’autre ne se rattachaient pas seulement au drame par leurs impressions. Elles avaient dû répondre d’abord aux questions de Duguay, qui tenait à éclairer sa psychologie par des renseignements sur la famille. Cet interrogatoire n’avait donné aucun résultat positif. Néanmoins, Simone y revenait continuellement. Elle interrogeait de préférence la tante, car les souvenirs de Mme de Vargas se décelaient futiles et restreints. La vieille fille, au contraire, possédait un répertoire varié et nombreux, tant sur l’histoire que sur les ramifications des Gamboa, Escalante et Canelo. Elle répondait, sans entrain, mais avec patience, clarté, minutie, et jamais à la légère. À la moindre incertitude, elle réfléchissait, parfois longuement, avec son air d’attentive nonchalance. Comme il fallait s’y attendre, elle n’avait aucune idée de la substitution, elle avouait ne pouvoir imaginer aucun motif plausible. Toutefois, elle inclinait vers des idées de vengeance. Deux ou trois fois, elle s’anima à ce sujet, et son visage sortit de sa torpeur.

– Aucun des membres de la famille » affirmait-elle, ne fut avide d’argent. Les pauvres – qui n’étaient que relativement pauvres – vivaient insoucieux. À l’époque où le père et la mère de Micaëla ne jouissaient que d’un revenu modeste, je ne les ai jamais vus s’inquiéter du lendemain. Gregorio s’amusait des moindres choses comme un enfant. C’était un de ces hommes qui trouvent de la volupté à boire un verre d’eau fraîche, et il riait de joie devant une rose ou un rayon de soleil. Carmen était une sainte – une sainte gaie… Non, croyez-moi, il doit y avoir une histoire d’amour… ou une injure, à l’origine de cette affaire.

– Mais, objectait Simone, pourquoi tout s’est-il assoupi depuis tant d’années ?

– C’est peut-être une apparence ! Du reste, n’y a-t-il pas eu une nouvelle affaire ?

– Laquelle ?… La mort de Ramon.

La tante haussait les épaules avec un dédain tranquille.

– Pourquoi la mort de Ramon ?

Mlle de Vaugelade devait bien s’avouer que ces causeries ne dissipaient aucune ombre. Tout demeurait vague, lointain, opaque. Elle finit par ne questionner qu’au hasard de l’inspiration. Elle vivait avec une intensité croissante. Cette obsession qui avait commencé en elle, quelques heures après l’arrivée de l’inspecteur, ne cessait plus une minute. Simone se sentait incapable de découvrir des indices matériels, mais il lui semblait qu’elle pouvait tirer quelque chose, par voie intuitive, des faits acquis. Comme trop d’idées lui passaient par la tête pour les retenir toutes, elle griffonnait des notes et, quelquefois, prenait un croquis. La relecture des notes établissait des corrélations nouvelles. Par malheur, tout restait négatif. Son travail ressemblait, avec moins de méthode, aux travaux de ces savants qui aiment à procéder par élimination. Seulement, les savants ont en vue « un résidu » qu’ils connaissent grosso modo ou qu’ils pressentent : Simone ne voyait aucun résidu. Sa solution aboutissait au vide.

Lorsque Duguay télégraphia l’arrestation de Tenaille et de sa maîtresse, Mlle de Vaugelade se sentit un grand désir de voir ces criminels. Elle dit à Dubard :

– Ne serait-il pas utile que vous les fassiez venir ici ?

Dubard n’avait sur ce point aucun avis personnel. Plus l’affaire avançait, moins il s’efforçait de la résoudre. Il en faisait noter les phases avec soin, par le sieur Brindemarre, son greffier, et montrait un visage optimiste. Pour lui, tout marchait à merveille. On tenait deux des criminels ; l’arrestation d’un troisième, le nommé Varjusse, dit Courte-Échelle, semblait imminente. C’étaient là des résultats positifs, irréfutables, inespérés. Il savait qu’il en tirerait de toute manière profit et considération. Déjà des épithètes agréables s’accolaient à son nom dans les colonnes des journaux. Il estimait les avoir méritées. Non qu’il s’attribuât une perspicacité surprenante : il ne croyait guère à cette perspicacité – mais il avait suivi ses principes : accepter toutes les collaborations, ne pas se rebiffer contre l’opinion du prochain, ne pas décourager les initiatives, même téméraires, ni les vanités, même puériles. Ce faisant, il agissait en philosophe, il profitait sans fatigue et avec malice de l’activité de son semblable : selon lui, c’était le comble de la sagesse positiviste et sociologique…

– C’est assez la coutume, répondit-il à Simone, de mener les criminels au lieu où ils ont commis leur forfait… Toute coutume consacrée par le temps a des racines profondes. Il y a dix chances contre une qu’elle soit judicieuse. Nous ferons donc venir ce Tenaille et la dame en qui nous pouvons présumer une complice.

Il disait nous avec une emphase discrète, avec le sentiment de cette royauté qu’exerce le fonctionnaire insuffisamment rétribué qu’est un juge d’instruction. Il ne lui était pas désagréable d’obtempérer, tout en remplissant son devoir, au désir de cette charmante fille.

Michel avait le même désir, mais tandis que Simone comptait surtout interroger la femme, il espérait tirer les aveux de Tenaille.

À leur retour aux Éperviers, Dubard leur communiqua les dernières nouvelles :

– Le Tenaille, dit-il, confirme les dires de votre Martin. Je pense que Duguay a obtenu les aveux par quelque subterfuge. Peu importe. Le principal est qu’il y ait accord, quant à la genèse du crime.

– Le petit homme… commença Michel.

– Le petit homme, oui, reprit Dubard, en consultant un papier bleu. Peut-être confronterons-nous demain Martin et Tenaille.

– Croyez-vous ? fit vivement Simone.

Dubard sourit de côté, ce qui était sa manière fine :

– On dirait que ce n’est pas votre avis ?

– Non, dit-elle, ou du moins il faudrait attendre !

– Eh ! repartit le juge, avez-vous cru qu’on allait les mettre bonnement face à face ? La justice est boiteuse, mademoiselle, et c’est, non malgré, mais à cause de cela qu’elle arrive.

Simone était devenue subitement distraite. Ses pommettes rosissaient ; son regard semblait fixer quelque perspective très lointaine ; son souffle était suspendu :

– Qui sait ? murmura-t-elle machinalement.

– Quoi donc ? demanda le juge.

Elle devint plus rouge encore, puis blême – et elle avait un petit tremblement de la lèvre.

XVIII

Charles Duguay ramenait aux Éperviers le sieur Tenaille et sa compagne, Antoinette Méchaigne, dite Choléra. Le détective les avait cuisinés en conscience. Tenaille, vaste fripouille sournoise, qui cachait une ruse de Targui sous une apparence bestiale, avait résisté selon les règles. Il connaissait, pour en avoir bénéficié, l’effet des dénégations sur l’esprit, sinon des juges, du moins des jurés. Mais Duguay sut lui faire croire qu’on l’avait « donné ». Il ne le crut qu’une minute ; ce fut assez pour provoquer une explosion de colère et déterminer un bref aveu qui confirmait celui de Martin. Après quoi, le drôle se referma comme une boîte et garda le silence.

La demoiselle Choléra parut d’abord plus obstinée que Tenaille. Elle observait l’inspecteur avec vigilance et lui posait autant de « colles » qu’il en posait lui-même. Puis, soudain, elle changea d’allure :

– Je crois bien qu’il est f…u, remarqua-t-elle avec élégance. Alors, c’est pas la peine que je la soye avec lui. Vu que je n’ai rien fait, et puis rien ! Même des fois vaudrait mieux pour lui que je parle carrément, car il n’est pas le plus coupable : c’est le petit gonse qu’a monté le coup.

Dès lors elle donna des détails surabondants. Duguay crut même remarquer qu’elle y mettait de la complaisance et qu’elle « chargeait » adroitement son homme. Il ne se trompait point. Choléra avait sourdement pris Tenaille en grippe et aspirait à lui donner un successeur. Ce n’est pas qu’il eût des torts envers elle : à sa manière, il avait déployé des qualités de paladin et il « casquait » sans parcimonie. Elle ne l’aimait pas, voilà tout. Elle trouvait qu’il abusait du droit d’être herculéen, elle lui en voulait aussi d’être un assassin, et un assassin roulé par les mouches. Au reste, elle n’était pas de la race qui s’attache aux vaincus : elle aimait frénétiquement la victoire. La défaite lui paraissait plus dégoûtante en raison même de la force de Tenaille : à quoi servaient ses « pommes de terre » si c’était pour être pincé comme une tourte ?

Par elle, Duguay sut que l’instigateur du crime était un petit « gonse » au teint mastic, avec de fines moustaches rousses et des cheveux blonds ; elle avait remarqué ses dents, à cause de leur petitesse, et ses yeux, à cause de leurs cils tout raides ; il avait l’accent du Midi. Tenaille ne le connaissait pas. Il s’était présenté à l’improviste, dans un bar de la Râpée, chez le père Chenique ; le bandit l’avait suivi dans la rue, ils avaient causé au bord du fleuve. Choléra savait que le petit homme, après avoir expliqué le coup à faire avec la dame des Éperviers, avait promis vingt-cinq mille francs si on lui procurait le grand brillant qu’elle portait toujours sur elle. On devait se revoir, le surlendemain du crime, dans un autre bar, « Au Bock géant ». Tenaille avait engagé Courte-Échelle et Martin, le premier parce qu’il était un poteau, l’autre parce qu’il venait de la campagne.

– J’y ai dit de pas zigouiller la gonzesse ! affirmait Choléra. Je suis pas pour qu’on estourbisse… ça coûte trop cher ! Il a promis, puis alors y-z’ont tiré le cocher… Quand j’ai su ça, ça ma f… une coup dans les sangs. Tant, qu’au petit gonse, on l’a pas revu !

Duguay ramassa autant de détails que possible. Il amenait Tenaille et Choléra avec la conviction que personne n’aurait déployé plus d’astuce qu’il n’en avait déployé dans cette circonstance. Mais il ne goûtait qu’une satisfaction médiocre. L’x continuait à lui échapper.

Tenaille comparut devant le juge et réclama un avocat : il daigna se contenter de celui qu’on fit venir de B… Au rebours, Choléra déclara qu’elle n’avait aucun besoin de ces oiseaux-là et confirma tout ce qu’elle avait avoué à l’inspecteur. Au total, le nouvel interrogatoire n’apprit rien de nouveau. Dubard, confiant dans la cuisine du détective, montra une aimable nonchalance. Il était ravi. De quelque façon que tournât l’affaire, on tenait de bons et beaux coupables, passibles de la guillotine ou, à tout le moins, des travaux forcés. Le juge ne tremperait pas ses lèvres dans la liqueur amère du non-lieu.

Comme il l’avait désiré, on permit à Michel de voir Tenaille. La brute ne consentit à desserrer les dents que pour marronner d’obscures ou obscènes goguenardises. Lorsque Simone parut devant Choléra, la fille montra tout d’abord une froide insolence :

– Faudrait voir à ne pas me barber, vu que le rasoir n’arrête pas depuis hier !

– Madame, fit doucement Mlle de Vaugelade, vous pouvez peut-être nous rendre un grand service… et nous saurons vous montrer notre reconnaissance.

Cette rude Choléra appréciait la politesse quand elle s’adressait à sa personne. De plus, elle comprit qu’il y avait, dans l’espèce, plus à gagner qu’à perdre. Elle secoua son épaisse tignasse crespelée et, fixant sur la jeune fille ses yeux de maugrabine, grommela :

– Elle est gironde… et puis maline… et puis pas teigne !

Et reprit à voix haute :

– On est pas si rosse qu’on en a l’air. Alors, quoi qu’y gna pour votre service ?

– Je voudrais que vous me disiez tout ce que vous savez sur l’homme qui a été l’instigateur du crime.

– J’sais pas grand’chose. Enfin, ce sera comme vous voudrez.

Il suffit de lui poser quelques questions pour qu’elle partît à fond de train. Elle avait une rétine de sauvagesse qui retenait puissamment les images. Elle décrivit avec détail l’aspect physique, les particularités, les gestes de l’individu qu’elle avait vu au bar du père Chenique, essaya d’imiter son accent et jusqu’au timbre de sa voix :

– Une voix qui était, comme qui dirait plus jeune que sa figure…

Simone se faisait répéter les détails, non seulement pour mieux se les fixer dans la mémoire, mais encore parce que les répétitions s’enflaient de caractéristiques nouvelles. Quand elle crut avoir tiré de Choléra tout ce qu’on pouvait en tirer, elle dit :

– Je vous remercie… Je vous remercie de tout cœur. Vous pouvez compter sur mon frère et moi !

– Ah bien ! fit Choléra, estomaquée par cette bonne grâce… sûr que vous n’êtes pas une vache !

L’après-midi, Duguay fit avec Martial et Michel une longue randonnée. On avait maintenant interrogé tous les habitants du pays, dont un seul demeurait suspect. C’était un solitaire, un peu fou, qui habitait, au-delà des Trois-Sources, une tanière jadis utilisée par les sorciers et par les huguenots. Il y menait une vie famélique et se montrait violemment misanthrope. On le redoutait, on lui confiait de menus travaux pour l’amadouer, on lui achetait des objets qu’il façonnait avec un couteau et des morceaux de bois. Personne ne pouvait l’accuser d’un délit grave, mais on le soupçonnait de « manigances ». En tout cas, on le croyait capable d’un mauvais coup.

Martial, Simone, Michel avaient successivement interrogé ce personnage. Il répondait avec insolence et d’un air équivoque :

– Faudra voir ! disait Barguigne.

Michel, qui avait pour lui une vive antipathie, croyait qu’il avait pu finalement être mêlé à l’aventure de Francisca.

À tout hasard, le détective se décida à prendre personnellement contact avec le solitaire.

Les trois hommes arrivèrent auprès de la caverne, vers quatre heures : rien n’en défendait l’entrée qu’une espèce de trappe, grossièrement fixée au roc, et qu’il était facile de forcer, sans laisser de traces sensibles…

– Cherche, Dévorant… Marche, Loup-Garou ! fit l’errant, après avoir longuement frappé.

L’attitude des chiens montra qu’il n’y avait personne dans la tanière ni aux alentours.

– Si on entrait ? fit Martial après un silence.

– Pas en ma présence ! répliqua prudemment le détective.

L’errant eut son rire muet de sauvage :

– Il est pas chez lui, là-dedans ! remarqua-t-il. Cette caverne appartient à Mme de Escalante, qui est maîtresse de cette partie de la forêt.

– Il a raison ! affirma Michel. L’homme y vit par pure tolérance. D’ailleurs, soyez tranquilles, ce n’est pas lui qui réclamera !

Duguay fit un geste évasif ; Martial, après quelques tâtonnements, dégagea la trappe et la souleva. Un trou ténébreux apparut, d’où se dégageait une odeur plutôt nauséabonde :

– Ça sent la bête ! remarqua le rôdeur.

Délibérément, il entra dans la caverne avec Dévorant et Loup-Garou. Il avait allumé sa petite lanterne de corne, il explorait minutieusement le sol, les parois…

– Voilà, dit l’errant…

Il ramenait » parmi de menus objets, une bague sertie d’une grosse émeraude, qu’il alla montrer dehors à Michel…

Michel devint très pâle :

– C’est à elle ! chuchota-t-il.

– Attention, fit Martial… Cachez la bague monsieur.

Un homme venait de jaillir d’un fourré. Il ne voyait pas le groupe dont le séparaient des feuillages.

XIX

L’homme s’était arrêté, méfiant. Il tournait de tous côtés un énorme visage couvert d’un poil gris et rêche, qui figurait exactement le poil du sanglier. De petits yeux triangulaires scintillaient entre des cils roides ; le nez affectait presque la forme d’un sabot et la lèvre retroussée découvrait une solide denture jaune, où les canines saillaient ainsi que des canines de vieux léopard. Le masque était convulsé, farouche et dément.

Martial alla à sa rencontre ; l’autre fit un geste de défense et ses prunelles s’emplirent de fureur sournoise.

– Qué que tu veux, l’homme aux bêtes ? cria-t-il.

Loup-Garou et Dévorant s’étaient glissés furtivement des deux côtés.

– Je te veux pas de mal ! répondit Barguigne. Tu me connais, Mazargues, je ne veux de mal qu’à ceux qui m’ennuient. Alors, je vas te donner un conseil, et puis un bon ! Dis la vérité sur la bague.

– La bague ! clama le solitaire, dont les poings velus se levèrent… Qué que tu veux dire ?

La tête hagarde oscillait comme une branche dans l’ouragan.

– Tu le sais bien ! reprit insidieusement le rôdeur. Vois comme tu trembles ! Crois-moi, dis la vérité. Si tu ne la dis pas, ton affaire est sûre. Si tu la dis, y aura voir une récompense.

Marzargues continuait à grelotter ; la haine, le vertige, la rage de la bête tombée dans la trappe apparaissaient sur ses traits bestiaux. Il reprit dans un grondement :

– T’es entré chez moi ?

– Je ne te le fais pas dire. C’est comme si tu avais avoué que tu avais la bague. Faut dire maintenant d’où elle vient, faut le dire, ou bien, pas de doute, tu iras moisir en prison, et tu penses si on finira par savoir tout de même.

– T’es pas un juge !

– Non ! répondit Martial d’un air mystérieux. Aussi je ne l’ai pas dit de me parler à moi, mais à ceux qui vont venir, qui t’ont entendu et qui savent que tu avais la bague.

– Y m’ont entendu ! fit le solitaire avec ahurissement.

– Y t’entendent !

Martial fit un signe ; des branchages frémirent ; le détective et Michel se montrèrent à leur tour. Leur apparition troubla jusqu’au tréfonds la mentalité chaotique de Mazargues. Il connaissait Michel et le redoutait ; il ne douta pas que Duguay, avec son bizarre visage glabre, ne fût un juge.

– Où avez-vous pris la bague ? fit celui-ci de la voix dont il cuisinait les criminels à mentalité simple.

– Qué qu’on me fera ? demanda l’autre avec une épouvante d’enfant.

L’inspecteur le considéra un moment en silence, en faisant cet œil fixe et rond à l’aide duquel les commissaires de police hypnotisent les naïfs. Il avait tout de suite classé Mazargues : si cet homme savait quelque chose l’aveu jaillirait infailliblement de sa bouche.

– Si vous n’avez rien fait à la dame des Éperviers, on ne vous fera rien non plus ! risqua-t-il.

L’épouvante tomba en quelque sorte de l’énorme visage, comme un voile.

– Rien ?

Duguay secoua la tête. Il se sentit certain que le solitaire était étranger au drame : au reste, il l’eût parié avant même de sortir de sa retraite. Une brute de cette épaisseur ne pouvait être utilisée que par raccroc.

– Rien ! affirma encore l’inspecteur. Il y aura même de l’argent pour vous.

– Vous aurez cent francs ! ajouta Michel.

– Cent francs !

À cette manière de gorille, la somme semblait aussi fantastique qu’un million. Il n’avait aucun moyen d’en calculer la valeur vraie : il savait seulement que ça pouvait se composer de cinq pièces de vingt francs et jamais sa main velue ne s’était refermée sur plus d’une pistole.

– Je dirai tout ! fit-il d’une voix défaillante.

Duguay se recueillit un instant et reprit :

– Vous avez vu la dame ?

– Oui.

– Où ?

– Là-bas ! fit l’homme en étendant le bras… sur la sente des Biches.

– Quand ?

– Je sais pas. Y a plusieurs jours… vers la brune. J’étais dans le taillis… elle pouvait pas me voir, mais moi, je la voyais bien. Elle descendait vers le Clair des Sonneurs.

– Vous en êtes sûr ? intervint fiévreusement Michel.

– Si j’en suis sûr ? ricana stupidement Mazargues. Quien ! Comme de mes pattes !

– Et puis ?

– Et puis, je l’ai plus vue. La sente s’enfonce dans la broussaille.

– Vous ne l’avez pas suivie ?

– Pourquoué ? J’avais ren à lui dire !

– Et la bague ?

– Je l’ai trouvée !… trouvée… trouvée ! répéta trois fois l’homme, saisi d’un retour de crainte.

– Dans la sente ?

– Non, plus haut, pas loin des Trois Sources.

Il y eut une pause. Personne ne doutait. Michel lui-même avait senti tomber ses soupçons ; une sincérité morne émanait de la bouche pesante, des yeux sanglants, de la grosse voix effarée qui rappelait le meuglement des taureaux.

– C’est bien tout ce que vous savez ? redemanda le détective.

– J’peux claquer là ! affirma elliptiquement Mazargues.

– On vérifiera ! dit Michel. Si tu as dit vrai, tu auras les cent francs. En attendant, voilà un acompte.

Il tendait un louis. L’autre saisit le disque jaune avec un cri sourd, le contempla avec stupeur, et l’enfouit sauvagement dans sa poche…

– Nous tournons en rond ! remarqua Duguay tandis que les trois hommes s’en retournaient vers le château. Certes, le témoignage de ce crétin n’est pas absolument inutile, mais c’est tout comme. Nous savions que Mme de Escalante vivait encore vers le soir. Martial avait indiqué la sente des Biches comme une des voies probablement suivie par la fugitive. Il a fait de ce côté son enquête.

– Il n’y avait qu’à « faire » le terrain et à interroger la Madeleine, qui est une amie du château.

– Une amie sûre ! appuya Michel.

– Et qui n’a rien vu !

– Autant dire que nous revenons bredouilles ! répartit l’inspecteur d’un ton maussade. Quand on retrouverait encore deux ou trois objets appartenant à Mme de Escalante cela ne nous apprendrait absolument rien. C’est un fait nouveau qu’il faudrait ; j’entends un fait d’une nature nouvelle.

– Celui-ci aurait pu en être un ! dit Michel.

– Et même un fameux ! approuva le détective. Car si notre adversaire avait utilisé le nommé Mazargues, cela signifierait, je pense, une modification subite du plan primitif.

– Pourquoi ?

– C’est trop simple ! Le plan primitif, n’est-ce pas, c’était de faire tuer Mme de Escalante par Tenaille, Courte-Échelle et Martin. Ce plan raté, il fallait ou abandonner la partie, ou avoir un plan de rechange, ou improviser quelque chose. Puisque la victime n’a pas reparu, c’est qu’il y a eu une suite aux premiers événements. Un ou des personnages inconnus sont entrés en action. Lesquels ? L’instigateur lui-même ? Un ou des complices engagés d’avance ? Un ou des complices recrutés au hasard ? Dans le cas où Mazargues aurait participé au crime, la dernière hypothèse devient la plus plausible : on ne prépare pas quelque chose avec un pareil animal. Ai-je besoin d’insister sur l’importance que cela pouvait avoir au point de vue de nos recherches ?

– Non ! répondit Michel d’une voix sombre et avec un frémissement de terreur.

Il semblait clair, en effet, que si le solitaire avait participé aux contingences, la mort de Francisca s’en fût suivie.

– Vous n’ayez plus d’espoir ! fit-il avec détresse.

Le détective cilla ; sa face prit cette roideur, sous laquelle il dissimulait ses pires impressions. Il croyait sincèrement que Francisca était morte : ce point, d’ailleurs, ne l’avait jamais beaucoup intéressé. Sa mauvaise humeur venait de ce que l’affaire n’offrait aucune prise : les dernières découvertes apparaissaient décevantes jusqu’à en être dérisoires.

– Loin de là ! mentit-il. Nous avons maintenant la certitude que Mme de Escalante vivait au crépuscule. On avait donc perdu sa trace ; sinon, elle n’eût pu quitter les Roches Bleues. Il y avait plus d’une heure qu’elle avait dépisté ses premiers poursuivants.

Il entr’apercevait une machination dont il préférait ne rien dire ; ou bien, un coup de hasard qui avait livré l’infortunée à son ennemi. Les conjectures se succédaient sang nombre, dont aucune n’avait de consistance.

L’automobile les attendait sur la route des Loups. En dix minutes, ils atteignirent les Éperviers, et Michel se rendit auprès de Simone, suivi de près par le détective. Ils la trouvèrent dans le petit salon ; elle se livrait à une occupation qui, dans la circonstance, parut insolite aux deux hommes : elle peignait. À la vue de son frère, elle jeta une feuille de papier sur son travail et demanda :

– Eh bien ?

– Rien du tout ! répondit le jeune homme.

Il raconta succinctement ce qui s’était passé avec Mazargues. Elle écoutait pensive ; elle posa quelques questions précises.

– Et voilà ! fit Michel, en haussant les épaules.

– Nous revenons bredouilles ! appuya Duguay.

Une agitation croissante faisait palpiter la jeune fille.

– L’automobile est là ?

Et comme Michel faisait un signe affirmatif.

– Il faut retourner là-bas ! affirma-t-elle. Je vous accompagnerai.

XX

Michel et le détective regardaient la jeune fille avec stupéfaction.

– Retourner là-bas ! fit enfin ce dernier… Et pourquoi faire ?

Elle ouvrit la bouche pour répondre. Mais elle ne parla pas.

– Eh bien ? demanda Michel.

– Il vaut mieux que je ne le dise pas, fit-elle avec décision.

Duguay l’épiait sournoisement ; il commençait à la connaître et savait qu’elle ne parlait pas à la légère. Il était ensemble curieux et un peu choqué. Quant à Michel, tout ce qui le ramenait vers l’action était bienvenu.

– Allons ! fit-il.

Cinq minutes plus tard, l’automobile roulait vers la forêt. Au moment où on allait dépasser le village, Simone cria au chauffeur :

– Conduisez-nous chez le docteur Farrèze.

La voiture s’engagea dans une route latérale et s’arrêta devant une maison à tourelles, qui tenait de la ferme et de la gentilhommière. Le médecin était chez lui. Quinquagénaire au visage bistre et aux yeux fins, ses facultés le désignaient pour une carrière brillante, mais son goût pour l’alcool le condamnait à l’obscurité ! Il ne fit aucune question, étant un animal de l’espèce taciturne, et se joignit au groupe.

Quand on eut atteint la Croix-de-Javarre, Simone donna de nouveaux ordres : l’automobile s’arrêta au lieu dit le Clair des Sonneurs.

– Alors, décidément, nous allons à la Sente des Biches ? grommela Michel.

– Nous allons chez Madeleine Lavragne.

L’inspecteur redressa la tête ; son œil trahit une sorte d’agitation.

– L’amie du château ? demanda-t-il.

– Oui.

L’œil devint fixe et vitreux. Dix hypothèses se mirent à danser la sarabande dans la caboche inventive de Duguay.

La Sente des Biches passait à vingt toises du Clair des Sonneurs. Elle était en pente douce. On discernait, en amont, la broussaille où Mazargues affirmait avoir vu disparaître Mme de Escalante.

Le détective scruta le site.

« Qu’est-ce qu’elle espère ? » se demandait-il, agacé.

Simone ne pouvait évidemment rien espérer de la femme Lavragne, qui avait déjà affirmé ne rien savoir… Tandis qu’il méditait, on arrivait devant une habitation assez bizarre, construite en planches et couverte de bardeaux. La mousse et le lichen y poussaient à foison, des giroflées fleurissaient aux murailles, des joubarbes sur le toit. Étroite, mais singulièrement longue, elle donnait accès par une petite porte, à l’extrémité sud. Sur la demande de Simone, Michel frappa deux fois. La porte s’ouvrit lentement, et l’on vit paraître une vieille femme grande et mince, qui, malgré l’âge, paraissait très souple.

– Eh là ! que bonne surprise ! cria-t-elle. V’là m’sieu Michel et la chère demoiselle. Quoi qui gna pour vot’ service ?

– Nous allons vous le dire. Mais dans la maison ! » fit résolument Simone.

Elle était pâle et tremblait un peu. Duguay, qui ne la perdait pas de vue, se dit :

« Elle doute ! »

Madeleine branlant du chef, entrefermait ses yeux jaunes.

– Ça sera ben de l’honneur de vous recevoir ! répondit-elle après une courte pause.

Simone entra la première, suivie de près par Michel et le détective tandis que le médecin retardait. Quand ils furent dans la chambre étroite et basse, où l’on apercevait un fourneau du temps de Louis-Philippe, une table à demi défoncée et des escabeaux rudimentaires. Mlle de Vaugelade saisit la main de la femme et lui parla avec une douceur impérieuse.

– Madeleine, pourquoi ne nous avez-vous pas dit la vérité ?

– Quelle vérité ? fit la vieille, dont le visage apparut sauvage et plein de ruse.

– Nous vous connaissons, Madeleine, reprit la jeune fille, nous savons que vous êtes toute dévouée à Mme de Escalante. Mais il n’est plus temps de cacher votre secret : nous savons tout !

– Tout ? croassa la vieille. Ben ! c’est beaucoup plus que moué !

– Nous allons bien voir ! dit Simone.

Et, se tournant vers le détective :

– Veuillez nous attendre un moment ! Mon frère et moi, nous allons visiter la maison.

– Mademoiselle, fit la femme, qui devint blême sous son bistre, vous ne ferez pas ça !

– Ah ! enfin, s’écria la jeune fille d’une voix éclatante. Viens, Michel. Nous allons savoir !

Madeleine fit mine de leur barrer la route, puis elle eut une espèce de spasme, et tout à coup :

– Puis qu’y gna rien à faire, tant mieux ! Elle est dans la chambre du fond !

Il y eut un moment de stupeur. Simone semblait égarée, Michel demeurait sans souffle, haletant d’espérance et de la terreur d’avoir mal compris, le détective, cachant sa curiosité, montrait une agitation mêlée de dépit ; seul le docteur Farrèze gardait ce sang-froid que lui avait donné l’habitude de gagner son pain à l’aide des misères humaines.

– Venez, mes éfants ! dit la vieille, qui avait repris son allure habituelle.

Elle précéda Michel et Simone par un bref couloir, suivi d’une chambre basse, puis elle monta un escalier, ouvrit une porte vermoulue et chuchota :

– Je crois qu’elle s’éveille.

Ils virent sur un oreiller couvert d’une taie de chanvre, le magnifique visage pâle et la grande chevelure ténébreuse de Francisca.

Elle venait d’ouvrir les yeux ; ces grands yeux d’ombre et de lumière semblaient encore à demi voilés par un songe.

– Doucement !… Tout doucement ! murmura Madeleine.

Simone se dirigea vers le lit de son pas léger jusqu’à ce qu’elle fût auprès de la jeune femme. D’abord, l’œil de Francisca demeura vague, puis, une lueur y parut, puis une tendresse inquiète et craintive.

– C’est moi, marraine, fit tout bas Mlle de Vaugelade. C’est moi, Simone…

Le regard dont elle enveloppait Francisca calmait un peu la malade. Michel, entraîné par une impulsion irrésistible, s’avança à son tour : un trouble formidable soulevait sa poitrine, ses yeux de feu se fixèrent passionnément sur Mme de Escalante. Ce regard de passion et de prière agissait comme une force matérielle. Les paupières de Francisca palpitaient ; elle balbutia d’une voix lointaine :

– Michel !… C’est Michel !

Tout de suite après, la première reconnaissance entraînant la seconde :

– Petite Simone !

Ce fut un de ces minutes de féerie, de sécurité miraculeuse, de tendresse condensée, où l’homme oublie la férocité du monde et de ses pièges… Soudain le drame reparut, le drame qui déchire l’âme humaine, comme la foudre déchire les nuages. Une horreur innommable dilata et contracta alternativement le visage de Francisca ; la forêt meurtrière développa ses pénombres…

– Anda ! Anda ! cria la jeune femme.

Sa tête était retombée ; les yeux immenses reflétaient l’épouvante sans bornes ; le délire crispait la bouche rouge.

– Rosarito !… Que vont-ils faire de Rosarito.

Francisca fit entendre une sorte de râle et sombra dans l’inconscience.

Le médecin auscultait minutieusement la malade, tandis que la vieille narrait l’arrivée de Francisca blessée, au crépuscule, sa fatigue, sa fièvre, ses sursauts. Vingt fois, elle faisait jurer à Madeleine de la garder sans rien dire à personne, puis elle était prise de délire. D’abord la fièvre avait été vive ; plus tard, la jeune femme était tombée dans une torpeur profonde. Depuis, elle demeurait affaiblie et obstinément silencieuse. De-ci, de-là, un réveil, un retour léger de la fièvre ; chaque fois elle répétait :

– Personne ne doit savoir où je suis… personne… personne !

Ce qu’il y avait de plus surprenant, c’est qu’elle ne semblait pas se souvenir de son arrivée chez Madeleine, et qu’elle ne parlait jamais, dans les rares moments où elle parlait, que d’une époque lointaine de sa vie, là-bas, en Amérique…

Le docteur, homme sûr, écoutait les confidences de la vieille, qui pouvaient lui servir pour son diagnostic. Quand elle eut tout dit, il déclara :

– C’est une crise d’amnésie qu’expliquent l’excès des émotions et probablement aussi une chute au cours de la fuite. Mais puisqu’elle vous a reconnus, je pense que cette crise a pris fin. Pour le demeurant, rien à craindre ; madame de Escalante est bâtie à chaux et à sable.

Le détective demeurait à l’écart. Il rongeait, son frein ; il était humilié et plus encore furieux contre soi-même ; il cherchait à recomposer la manière dont cette petite fille avait conduit son analyse.

XXI

Tandis qu’il méditait, Simone reparut seule.

– Voulez-vous m’accompagner au château ? dit-elle. Votre présence sera probablement nécessaire.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

– Pour interroger Tenaille et Choléra.

Le visage de l’inspecteur marqua une stupeur agacée et vaguement agressive.

– Vous croyez donc que Choléra n’a pas tout dit ?

– Elle a dit tout ce qu’elle savait, je le crois.

– Alors ?

Simone eut le sourire malicieux de la femme.

– Est-ce que ça suffit ?

– Ah ! bougonna-t-il, vous me faites monter à l’arbre, mademoiselle.

Tout en parlant, il l’avait suivie ; on discernait l’automobile arrêtée au Clair des Sonneurs.

– Il faudrait que je fusse bien ingrate ! Si jamais cette affreuse affaire s’éclaircissait, c’est bien à vous et à Martial que nous le devrons.

– Est-ce Martial et moi qui avons fait retrouver Mme de Escalante ?

– Sans contredit…

– Ah ! par exemple, je serais curieux de savoir comment !

Ils étaient arrivés au Clair des Sonneurs. Simone donna des ordres au chauffeur et s’installa dans la voiture avec le détective.

– Ce n’est pas bien compliqué, riposta-t-elle. Tout d’abord, vous avez développé en moi un instinct que j’ignorais. Avec un autre que vous, moins ingénieux, moins imaginatif, je n’aurais pas même songé à débrouiller des événements dont la complication m’apparaissait effrayante. En développant tant d’hypothèses subtiles, vous m’avez rendue curieuse jusqu’à la fièvre, et vous avez surexcité mon intuition. Il m’était précieux de connaître ce qui était possible et ce qui était impossible. Qui pouvait mieux me renseigner que vous ? Toutefois jusqu’à l’arrestation de Martin, je n’en restais pas moins plongée dans les plus épaisses ténèbres. Je croyais à une machination prodigieusement embrouillée. L’arrestation de Martin et ses aveux commencèrent à m’ouvrir les yeux. Je me suis dit : ce n’est peut-être pas aussi enchevêtré que ça… Si on essayait de simplifier l’affaire ? Vous m’avez encouragée dans cette voie avec votre idée d’un double plan… d’un plan de rechange, comme vous disiez. J’ai d’autant moins cru à l’existence d’un tel plan que Mme de Escalante avait, presque à coup sûr, été débarrassée de tout poursuivant pendant son arrêt dans la Crevasse aux Mésanges. Cette circonstance faisait un gros « trou » dans la combinaison. Ma conviction s’est affirmée après l’interrogatoire de Tenaille et de Choléra. La manière dont s’y est pris « le petit homme » pour faire agir le bandit m’a semblé habile, mais pas particulièrement « organisée ». Pour tout dire, j’eus l’impression d’un individu hardi, hasardeux, assez original, nullement d’un homme entraîné au crime et surtout aux crimes qui exigent de nombreux complices… Bien entendu, sur ce dernier point, je suivais surtout mon intuition.

– Elle était logique, avoua le détective, et conforme à l’expérience. Moi-même, j’ai eu une impression analogue, mais, hypnotisé par la disparition de Mme de Escalante, je ne pouvais me délivrer d’une obsession d’assassinat ou d’enlèvement…

– En somme, ma conversation avec Choléra a été décisive, poursuivit Simone. Je n’ai plus guère été capable d’admettre ni l’enlèvement ni l’assassinat. L’idée que ma marraine avait pu se sauver est presque devenue une conviction. Seulement, cette idée se heurtait à des objections bien troublantes. On pouvait difficilement supposer que Mme de Escalante fût loin ; où eût-elle trouvé un véhicule pour l’emporter ? Il aurait fallu un ensemble de circonstances improbables, et admettre une bizarre entente avec le conducteur de la voiture. Sans écarter absolument l’hypothèse, je me suis attachée à la supposition normale : la fugitive avait trouvé un refuge dans le pays, chez des amis sûrs. Mais lesquels ? Martial, Michel et moi avions à peu près interrogé tout le monde !

– N’étiez-vous pas arrêtée par la pensée que, vivante, Mme de Escalante vous aurait spontanément donné de ses nouvelles ?

– Si ! Mais moins que vous ne pourriez le croire. D’abord, je supposais qu’elle était blessée. Ensuite, je connais son caractère et son tempérament. Elle a infiniment d’imagination et cette imagination est tragique. Plus que nous, elle a dû croire à des trames extraordinaires, à des conjurations inouïes ; de là à conclure que le mieux était de se terrer, loin de tous, loin même de moi qu’elle ne jugeait, certes, aucunement menacée, il n’y a qu’un pas… J’hésitais, je me perdais en conjectures, lorsque vous êtes venus me rapporter les propos de Mazargues. À l’instant, tout s’est enchaîné !… Vous voyez que c’est plutôt simple.

– Après coup ! grommela Duguay. Il n’y a pas d’affaire qui ne paraisse relativement simple lorsqu’elle est débrouillée. Vous avez été extraordinairement habile et je me marquerais un gros bon point si je l’avais été autant que vous !

Un silence. L’auto filait en grande vitesse sur les routes désertes. On approchait du village, on apercevait déjà la tour baroque des Saints Michel et Nicolas et le château des Éperviers.

– Nous allons vraiment tenter quelque chose de nouveau, là-bas ? demanda soudain Duguay.

Il n’avait pas repris sa bonne humeur, mais il n’était plus aussi maussade. Sa philosophie, pratique tirait de l’aventure un enseignement dont il comptait profiter à l’avenir.

– Eh ! oui, répartit Simone.

– Voilà qui m’intrigue prodigieusement !… Quelque chose qui pourrait nous mettre sur la piste du meneur ?

– Si cela réussit, oui.

Le détective eut un petit geste d’impatience ; ses yeux ne cachaient plus leur curiosité.

– Comptez-vous réussir ?

– Ah ! J’y compte un peu moins que je ne comptais retrouver Mme de Escalante chez Madeleine.

Elle eut le même sourire malicieux que tantôt et elle donna l’ordre au chauffeur de ralentir. On longea le village et l’on atteignit enfin le château.

Simone descendit prestement, se rendit au petit salon et sortit d’un tiroir quelques menus panneaux où elle avait peint la tête d’un homme. Elle remit un de ces panneaux au détective :

– Voulez-vous demander à Tenaille, fit-elle, s’il reconnaît cette tête ?… De mon côté, je voudrais parler à Choléra.

L’inspecteur regarda la tête, regarda Simone, mordit sa lèvre mince et proféra :

– Ça, c’est le fin fond de l’extraordinaire !

Puis, roidissant les muscles de son visage :

– Si vous me le permettez, je verrai tout d’abord Tenaille.

– Cela vaudra même mieux.

Le détective sortit à grands pas. Il se dirigea vers la penderie où l’on détenait le sieur Tenaille, se fit ouvrir la porte cadenassée par les soins des gendarmes, entra, et, s’adressant au drille :

– Plus de blagues, vieux birbe : on sait tout. Et surtout, ne va pas dire que tu ne reconnais pas cette tête. Ça ne prendrait pas !

Tenaille jeta un regard morne sur le panneau. Ses yeux s’arrondirent ; sa bouche laissa échapper un sifflement.

– Le petit gonse ! grogna-t-il.

– Pas d’erreur ! éjacula le détective. C’est bien lui ?

– Pisque vous le savez ! ricana l’assassin.

Il eut un rire opaque.

– Où que tu l’as pincé ? Ben ! ça sera pas trop tôt qu’y prenne un renfoncement !

Quand Duguay reparut devant Simone, il était positivement pâle.

– Il l’a reconnu ! fit-il, haletant. J’avoue que ça m’a donné le plus rude coup que j’aie jamais reçu dans le cours de ma carrière.

– Je voudrais encore l’aveu de Choléra, dit-elle.

L’inspecteur l’amena lui-même près de la fille.

– Tu sais, ronchonna celle-ci en tournant vers Duguay une face gouailleuse, tu n’as qu’à f… le camp : j’ai rien à te dire. Tant qu’à mademoiselle, tout ce qu’elle voudra.

Duguay ne se le fit pas répéter. Dès que Simone fut seule avec la drôlesse, elle exhiba le panneau.

– Vous le reconnaissez ? demanda-t-elle.

– Ben ! plutôt deux fois qu’une : c’est ce salaud de « petit gonse ».

– Vous en êtes sûre ?

– Oh ! pour ça… Y aurait ben quelque chose-à dire sur la magnière dont il est coiffé… et puis deux ou trois rien du tout. Mais, pour l’ensemble, ça y est en plein.

– Eh bien ? demanda impatiemment le détective, lorsque Mlle de Vaugelade sortit du réduit où l’on détenait Choléra.

– Elle le reconnaît !

– Et alors…

– Alors, soupira Simone, nous allons tâcher d’en finir avec cet abominable cauchemar !

XXII

– En finir ! s’exclama l’inspecteur. Est-ce à dire, mademoiselle, que vous n’avez qu’un geste à faire pour atteindre le coupable ?

– Si je ne me trompe pas, oui.

– Effarant ! Et si vous vous trompiez ?

– Je craindrais que l’affaire ne demeurât longtemps sans issue.

Une étrange mélancolie passa sur le visage de Simone.

– Monsieur, reprit-elle après un moment de rêverie, voulez-vous avoir l’obligeance de m’accompagner ?

– Je suis à vos ordres, mademoiselle, fit-il d’un ton pincé.

Simone s’arrêta devant une fenêtre du corridor et jeta un coup d’œil sur la pelouse ; là-bas, sous un hêtre rouge, Micaëla de Vargas feuilletait une revue.

– Tant mieux, soupira Mlle de Vaugelade.

Elle traversa vivement le corridor, suivie du détective, et alla frapper à la porte de la dernière chambre, Duguay eut un tressaut ; ses yeux froids scintillèrent.

– Entrez ! cria une voix de contralto.

Mlle Costanza de Gamboa reposait dans un profond fauteuil rouge ; ses yeux noirs se fixèrent sur Simone. Le détective, avec une curiosité dévorante, examina ce visage safrané où se mêlaient si étrangement la tendresse et l’inquiétude.

– Du nouveau ? demanda Costanza, de sa voix ensemble veloutée et rauque.

Simone était fort pâle et tremblait.

« Elle se tient mal ! » songea l’inspecteur.

L’instinct professionnel, plus fort que le dépit, le poussa à intervenir.

– Oui, du nouveau, mademoiselle…

Il parlait de ce ton ensemble impétueux et énigmatique dont il usait en virtuose.

Costanza s’était roidie ; sous son teint safrané, on voyait une pâleur presque égale à celle de Simone, Celle-ci faisant un grand effort murmura :

– Hélas ! nous savons tout… nous connaissons celle qui a voulu faire assassiner Mme de Escalante.

Une énergie fiévreuse animait les yeux clairs.

– Celle qui a voulu faire assassiner Francisca ! C’est donc une femme ? fit Costanza d’une voix défaillante.

– C’est vous-même, mademoiselle, dit fortement le détective, risquant le tout pour le tout.

Costanza de Gamboa se mit à trembler comme une ramille dans la tempête. Une épouvante affreuse dilata ses pupilles. Ce fut un de ces effondrements d’être où toute volonté s’abîme. Et l’inspecteur, sentant qu’il avait devant lui une créature superstitieuse, chuchota mystérieusement :

– Quand l’heure est venue, personne ne peut échapper à son sort.

Costanza poussa une plainte sinistre, s’affaissa dans son fauteuil ; elle n’avait pas besoin d’avouer ; sa personne tout entière la dénonçait… Une lassitude sans bornes la livrait au Destin.

– Soit ! murmura-t-elle. Aussi bien, je ne pouvais plus vivre ainsi.

Elle tordait ses mains ascétiques ; une nouvelle sorte de terreur fit vaciller ses prunelles, une terreur mêlée d’une immense tendresse et d’une honte mortelle.

– Micaëla ! soupira-t-elle.

Elle élevait vers Simone des mains suppliantes.

– Ayez pitié de moi ! Où plutôt, non, pas de pitié pour moi : elle est inutile – et elle serait injuste. Mais pitié pour ma chérie ! Que vous importe… qu’importe à la justice, puisque je vais disparaître !

Duguay et Simone se regardèrent.

– Ce serait un scandale pour Francisca même… ou pour sa mémoire, poursuivit Costanza. Si elle vit…

– Elle vit ! ne put s’empêcher de dire Simone.

– Elle sera la première à vouloir que le nom d’une femme de sa race ne soit pas flétri par des juges…

Un silence. De quelque manière que tournât l’affaire, le détective s’en lavait les mains ; il n’y avait joué d’un rôle de comparse et ne se le pardonnerait pas de sitôt.

– Il vaudrait peut-être mieux s’adresser au juge d’instruction ! grommelait-il. Moi, n’est-ce pas, ça m’est indifférent !

– Est-ce que vous ne tenez pas mes complices ? demanda fiévreusement Mlle de Gamboa.

– N’en avez-vous pas d’autres ? fit-il, repris mécaniquement par sa curiosité… Il y a eu ce Ramon…

– Il est mort.

– Nous ne l’ignorons pas ! marmonna le policier. Mais il peut être utile de savoir dans quel but vous avez agi.

– Jadis, j’ai uniquement agi par amour pour Micaëla.

– Nous le savons aussi, intervint Simone. Seulement, nous avons peine à comprendre ce que vous espériez.

– Mon médecin m’avait confié que don Joaquin était mortellement atteint et les cartes prédisaient que Francisca mourrait jeune. En faisant disparaître Rosarito, Micaëla seule demeurait héritière. À cette époque, les parents de Micaëla étaient pauvres. Et moi, ajouta sombrement Costanza, je voulais que ma chérie fût riche.

Si sceptique qu’il fût, Duguay admit cette genèse du crime. La physionomie de Costanza s’éclairait pour lui comme elle s’était éclairée pour Simone : il comprit la passion profonde, presque démente, que cette vieille fille avait conçue pour sa nièce.

– Ce Ramon était un coquin ? demandait-il.

– C’était un très honnête homme. Il me devait en quelque sorte la vie. Il a payé sa dette.

– Puisqu’il était mort, qu’aviez-vous donc à craindre ?

– Sa femme apportait des révélations à Francisca : du moins, je le croyais. J’ai perdu la tête !

– Pas tant que ça ! remarqua sardoniquement l’autre. Vous avez mené habilement les négociations avec l’ami Tenaille. La manière de lui jeter l’appât… le déguisement…

– J’ai agi dans une espèce de délire ! Jamais, de sang-froid, je n’aurais été capable de telles choses.

Après un nouveau silence, tragique pour Simone et Costanza, agaçant pour le détective :

– Nous allons réfléchir, fit enfin ce dernier de son ton morne, où toutefois transparaissait une confuse promesse.

Quand il se retrouva seul avec Simone, il annonça :

– Cette personne ne vivra plus demain matin ! Si on l’arrêtait, on ne ferait que hâter les événements : elle doit avoir sur elle de quoi se tuer, et se tuer en un clin d’œil. Somme toute, son suicide sera une solution propre et élégante, pour elle d’abord, cela va sans dire, ensuite pour Mmes de Escalante et de Vargas…

– S’il en est ainsi, et je le crois comme vous, ne pourrait-on pas épargner sa mémoire ?

– Je ne sais pas. En fait, il n’y a aucun intérêt à ce que l’affaire soit entièrement débrouillée. Mlle de Gamboa décédée, Tenaille et compagnie recevront le salaire de leur joli travail. C’est tout ce qu’il faut à la société. Par définition, la justice ne poursuit pas les morts. Mais elle tient à éclairer sa lanterne.

– Alors, vous ne pouvez pas nous aider ?

– Il faut que je médite un peu là-dessus. M. Dubard est absent : j’ai le droit d’aller faire une promenade… en attendant. D’ici là, qui sait, les circonstances auront pris une tournure favorable.

Il eut un haussement d’épaules plein de philosophique dédain. Et, changeant de ton :

– C’est égal, vous méritez de rudes félicitations : je ne vous cache pas que je suis un peu jaloux et que je me sens vaguement ridicule. D’autant plus que, j’en ai le sentiment, jamais je n’aurais abouti dans cette affaire. Vous y avez introduit un élément psychologique qui, dans l’espèce, n’était pas à ma portée. Même, il y a une heure, je vous aurais à peine comprise : la vue exacte de la demoiselle Costanza m’a dessillé les yeux. Je crois voir le trajet de votre pensée. D’abord, comme pour retrouver Mme de Escalante, vous avez abandonné les complications : vous vous êtes demandé si ce que nous cherchions au loin n’était pas tout proche. Ensuite, vous avez songé que seule Mlle de Gamboa avait eu intérêt à faire disparaître la petite. C’est ici que s’est manifestée votre finesse féminine : l’intérêt s’est trouvé indirect ; la coupable voulait la fortune de Mme de Escalante, mais elle la voulait pour une autre. Pour concevoir l’affaire sous ce jour, il fallait avoir observé, et observé profondément.

– Attendez ! interrompit Simone. L’observation, si observation il y a, était facilitée parce que je connaissais depuis longtemps l’affection extraordinaire de la tante pour sa nièce et aussi l’ardeur concentrée, excessive, un peu folle, qui anime Costanza. Ici, j’ai tiré parti d’une remarque que vous avez faite.

– Laquelle ?

– N’avez-vous pas maintes fois répété que, peut-être, il y aurait à considérer l’intervention de quelque folie ?…

– Je parlais de folie amoureuse.

– Sans doute ! Mais toutes les affections extrêmes se ressemblent. Plus pondérée, la tante de Micaëla n’aurait pas commis le crime !

– Oui, vous êtes tout plein gentille, fit Duguay d’un ton bourru, où perçait de la déférence et de l’attendrissement : vous voulez absolument me donner une part dans l’affaire… Prétendrez-vous aussi que je suis pour quelque chose dans l’idée du portrait ? Avoir repeint la tête de Mlle de Gamboa selon le signalement donné par Choléra, c’est un truc que j’envierai toute ma vie !

Il tira sa montre :

– Il faut que je me sauve…

XXIII

Lorsque le détective eut disparu, Simone ne se sentit pas le courage de revoir Costanza. Elle écrivit rapidement : « Tout sera tenté pour accomplir votre vœu », et fit remettre le billet par une femme de chambre.

Au moment où elle se disposait à sortir, le juge d’instruction apparut au bas du grand perron.

Il avait l’air plus animé que d’habitude et, dès qu’il vit Simone, il demanda :

– Est-il vrai qu’on a retrouvé Mme de Escalante ?

– C’est vrai.

– Et qui donc l’a retrouvée ?

– Je crains que ce ne soit moi.

– Capital ! fit-il d’un ton joyeux. Duguay doit être un peu vexé…

Il se frottait les mains, heureux une fois encore de n’avoir formulé aucune vaine hypothèse. Êtres et circonstances avaient travaillé pour lui : il entrevoyait les fruits savoureux de l’avancement.

– Nous voilà à peu près au terme ! Tout le monde a bien travaillé, mademoiselle. Vous… l’homme aux chiens… Duguay, qui, après tout, est un habile homme… M. de Vaugelade…

– Nous nous souviendrons avec gratitude de l’indulgence avec laquelle vous avez accueilli tous les concours.

– C’est mon système, fit le juge avec complaisance. Il ne faut décourager aucune bonne volonté ! La méthode expérimentale… des faits et puis encore des faits ! Les faits finissent toujours par parler d’eux-mêmes.

– Il y a bien encore un événement, fit Simone, mais je voudrais d’abord en voir la suite.

– Eh ! sans doute, sans doute. Pas de vaine hâte ! Nous en reparlerons quand vous le jugerez convenable.

Ayant mis ses scrupules à l’abri, Mlle de Vaugelade murmura :

– M. Duguay, je crois bien, estime que son rôle est terminé.

– Je le crois aussi, appuya Dubard, qui aimait autant finir seul une affaire qu’il jugeait désormais sans aléas. Ses chefs sauront qu’il a bien manœuvré, malgré un excès d’hypothèses, mais chacun a ses petites tares.

Il eut un rire bénévole :

– Croyez-vous que Mme de Escalante soit disposée à faire sa déposition aujourd’hui ?

– Oh ! non, répliqua vivement Simone. Son état ne le lui permettrait pas.

Dubard n’avait parlé que pour la forme ; il préférait de beaucoup attendre.

– Chaque chose en son temps ! acquiesça-t-il.

Et il rentra, avec son greffier, dans la chambre que les Vaugelade avaient mise à sa disposition.

La jeune fille allait monter en voiture, lorsque la femme de chambre de Costanza vint lui remettre une enveloppe. Simone la décacheta et lut :

« Merci ! L’expiation sera moins amère… »

Un frisson d’horreur et de pitié bouleversa Mlle de Vaugelade. La fatalité pesa sur elle et la remplit d’épouvante. Que faire cependant ? Aucun acte ne pouvait sauver cette malheureuse. Au rebours, toute tentative d’intervention ne ferait que hâter le dénouement inexorable. Pendant une minute, Simone demeura comme paralysée. Puis, avec un soupir, elle monta en voiture et commanda :

– Au Clair des Sonneurs.

ÉPILOGUE

Les jours avaient coulé dans la clepsydre éternelle. Costanza avait disparu au fond de ce grand rêve qu’est le passé des êtres et des choses. Le sieur Tenaille, Martin et Courte-Échelle attendaient dans le calme des geôles l’heure d’être salés et fumés. M. Dubard n’ignorait point qu’une promotion méritée lui permettrait d’aspirer bientôt à des fiançailles somptueuses ; Duguay, après une période de neurasthénie, connaissait une gloire nouvelle, avec l’affaire Paturalle, où il déployait le plus astucieux génie.

Cet après-midi, l’été enchantait ces sylves redoutables où naguère Francisca de Escalante fuyait devant ses assassins. L’heure sonna poussive au clocher des Saints Michel et Nicolas, éclatante et fraîche à la tour des Éperviers. Les ombres étaient longues et s’étalaient démesurément à l’orient des collines ; une grâce voluptueuse, s’épandant sur les herbes et sur les feuillages, faisait songer aux vers troublants du poète :

Et c’est toi qui, rythmant les divines étoiles

Fais tressaillir d’amour le cœur de l’Univers.

Ils étaient trois sur la terrasse : Francisca, Michel et Simone. On voyait, à l’orée du parc, une petite fille, dont les cheveux retombaient en toison noire sur les épaules et que surveillait une femme bistre, au profil de Maugrabine.

Francisca rêvait avec langueur. L’oubli était en elle, l’oubli divin sans quoi la vie n’aurait pu persister parmi ceux que l’aède appelle « les hommes à la voix articulée ». Elle se souvenait bien de sa course à travers les pénombres, de la minute où elle avait senti le frôlement de la mort, de sa fuite dans la barque cachée parmi les roseaux, de son attente à la Crevasse aux Mésanges… Mais les sensations terribles avaient disparu : elle ne pouvait se rappeler qu’infidèlement son épouvante, sa fièvre et son désespoir. De tant d’épreuves, il restait la jeunesse, la beauté, la féerie de l’heure et les vœux incertains qui fleurissent au fond des âmes comme les stellaires dans les forêts. Elle contemplait avec ivresse la petite Rosario, revenue aussi mystérieusement que si elle sortait du pays des Ombres.

Les rêves de Michel avaient plus de rudesse. Son amour était en lui comme un fauve. Le grand garçon scrupuleux s’effarait d’aimer Francisca, et le problème ne pouvait se résoudre qu’en étranglant le fauve ou en prenant honnêtement la fuite.

Simone s’abandonnait à la fable du présent, elle laissait aller et venir ses pensées qui n’aspiraient pas au lendemain ; elle n’était pas inquiète non plus du sort des autres. De son incursion dans l’aventure, elle gardait un sens aigu de l’inévitable et la volonté d’accueillir les circonstances plutôt que d’aller à leur recherche : elles seront toujours assez riches, nombreuses et passionnantes…

Comme elle méditait ainsi, Michel se leva et se mit à errer sur la pelouse. Alors Simone se rapprocha de Mme de Escalante.

– Savez-vous qu’il va partir ? dit-elle.

Francisca avait tressauté.

– Partir !

– Je croyais que vous le saviez, murmura la jeune fille.

Elles se regardèrent. La fine Simone avait pris une sorte d’ascendant sur l’étincelante et tragique Francisca. Les yeux noirs avouèrent leur secret et que toute joie serait assombrie si Michel quittait le domaine.

– Cela ne sera point ! chuchota Mme de Escalante.

Leurs mains s’étaient jointes. Toute sécurité, toute douceur étaient auprès de cette fille argentine et de ce sauvage Michel.

Elles descendirent à leur tour sur la pelouse. La petite Rosarito courait vers Michel ; elle voulait qu’il la portât au bord du miroir d’eau, et, tandis qu’il obéissait, Francisca vint à leur rencontre. Quand elle fut proche, elle dit :

– C’est vrai ce que m’a dit Simone ? Vous voulez partir ?

Il devint pâle et baissa la tête.

– Moi, je ne veux pas ! ordonna-t-elle.

Il la regarda et se mit à trembler, puis, s’agenouillant, il tendit Rosarito qui riait avec un bruit de source…

Des abois s’élevèrent. Loup-Garou parut, flexible, sournois et farouche, puis Dévorant montra sa tête aiguë. Martial suivait, aussi loup qu’eux et plein de la même joie indomptable.

– Martial, dit Francisca, vous nous conduirez demain à la Fontaine des Fiançailles !…

L’ombre des collines remplissait la pelouse, et ceux qui se tenaient là ne sentaient plus la marche immense de l’Éternité. - FIN