BIBLIOBUS Littérature française

Le Retour d’Arsène Lupin - Maurice Leblanc (1864 – 1941)

 


 

 

Le Retour d’Arsène Lupin

Pièce de théâtre en un acte
1920

 

Chez Georges Chandon-Géraud. Un fumoir très élégant. Livres, tableaux, trophées de chasse. Souvenirs récents d’un voyage dans l’Inde (éléphants de bronze, Bouddha, etc.).

 


Scène I


BRIZAILLES, LE DOMESTIQUE

 

BRIZAILLES, entrant.

Monsieur est rentré ?

 

ALBERT

Oui, Monsieur, Monsieur est rentré depuis huit jours.

 

BRIZAILLES

Je sais bien que Monsieur est rentré depuis huit jours des Indes. Je ne vous demande pas s’il est rentré à Paris. Je vous demande s’il est chez lui.

 

ALBERT

Ah oui ! Monsieur. Monsieur est chez lui. Qui dois-je annoncer ?

 

BRIZAILLES

Mais son ami, M. de Brizailles. Vous êtes donc un nouveau domestique ?

 

ALBERT

Oui, Monsieur, depuis avant-hier.

 

BRIZAILLES

Ah ! dites donc, si M. Chandon-Géraud est avec son futur beau-père ou sa fiancée, ne le dérangez pas. Je le verrai tout à l’heure. Je déjeune ici.

 

ALBERT

Monsieur est avec son médecin, Monsieur.

 

BRIZAILLES

Son médecin ? Il est donc souffrant ?

 

ALBERT

Monsieur a eu, cette nuit, un étourdissement.

 

BRIZAILLES

Rien de grave ?

 

ALBERT

Oh non ! Monsieur.

(Il sort.)

 


Scène II


BRIZAILLES, puis GEORGES

 

BRIZAILLES

Voyons… qu’est-ce qu’il y a de changé ici ? Tiens, c’est nouveau, ça. Très joli… un bouddha. (Avisant une photographie.) Eh ! mais voilà la petite d’Avremesnil, la future madame Chandon-Géraud… Bonjour ! Vous êtes charmante, mademoiselle… vous avez de la race, vous êtes fille d’ambassadeur, vous dansez très bien ; j’ai même été un peu amoureux de vous. Vous épousez un brave garçon, un secrétaire d’ambassade, bonne noblesse républicaine… notre noblesse à trait d’union… et puis si riche !… C’est vrai que j’ai été amoureux de vous. En avons-nous dansé des bostons ensemble !

 

GEORGES, entrant.

Brizailles ! Qu’est-ce que tu fais là ?

 

BRIZAILLES

Je flirtais avec ta fiancée. Bien content de te revoir, mon vieux, et je te félicite !

 

GEORGES

Oui, ça s’est fait là-bas, à Bombay. Je suis heureux. Je suis très heureux. D’ailleurs, tu la connais.

 

BRIZAILLES

Depuis que nous avons l’âge de sept ans.

 

GEORGES

« Nous » est admirable ! Elle a encore tous ses cheveux, Dieu merci ! Mais dis donc, ça n’est pas pour me dire que tu ne viens pas déjeuner qu’on te voit de si bonne heure ?

 

BRIZAILLES

Non. J’avais hâte de bavarder avec toi. Il y a quinze mois que je ne t’ai pas vu. Tu as une mine superbe. Tu n’as pas l’air malade.

 

GEORGES

Malade ? Je n’ai jamais été malade.

 

BRIZAILLES

Comment ? Tu n’étais pas tout à l’heure avec ton médecin ?

 

GEORGES

Ah bon ! Mais non, mon vieux, je n’étais pas avec un médecin. C’était le secrétaire de Guerchard.

 

BRIZAILLES

De Guerchard, l’inspecteur de la Sûreté ? Est-ce que par hasard tu aurais reçu la visite d’Arsène Lupin ?

 

GEORGES

Lupin ne se dérange pas pour si peu de chose. On ne m’a volé qu’une bague… mais j’y tenais. Figure-toi…

(Le domestique entre.)

 

ALBERT

On demande Monsieur à l’appareil.

 

GEORGES

C’est Mlle d’Avremesnil ?

 

ALBERT

Non, Monsieur, c’est la gouvernante. Monsieur a la communication.

 

GEORGES

C’est bien ! Tu permets ? Allô ! c’est vous, mademoiselle Kritchnoff ? — Oui, oui, c’est moi… moi même… oui, Germaine va venir ?… Oui, oui, j’attends, au revoir mademoiselle Kritchnoff ! La gouvernante est charmante aussi.

 

BRIZAILLES

Évidemment !

 

GEORGES

Germaine et moi, nous avons monté ce matin à cheval tous les deux… Mais il y a déjà deux heures que nous ne nous sommes vus. C’est long !

 

BRIZAILLES

Comme on voit bien que vous n’êtes pas encore mariés !

 

GEORGES

Brizailles, vous êtes un goujat, mon garçon. Allô, oui, c’est moi… vous allez bien… oui, très bien… Pas trop fatiguée par le cheval… Comment ?… Si je viens toujours dîner ce soir ?… En voilà une question ! Je viendrai d’abord prendre le thé… Comment ?.. ou ! ah ! oui, je vous aime… non, je ne peux pas, il y a quelqu’un.

 

BRIZAILLES

Tu sais, mon vieux, si je te dérange…

 

GEORGES

Oui, c’est une femme, une très jolie femme. Je vais lui passer l’appareil. Viens lui dire un mot.

 

BRIZAILLES, prenant les deux récepteurs et changeant sa voix.

C’est un flirt de votre fiancé qui vous parle, mademoiselle. (II rit.) Allô !… Qui je suis ? Jacques de Brizailles… Allô !… Si je veux conduire le cotillon le 15 ?… avec joie… un bal blanc ?… avec joie… je vous félicite, vous savez… vous allez être malheureuse comme les pierres… mais je vous félicite !

 

GEORGES

Dis donc, toi !

 

BRIZAILLES

Rappelez-moi au souvenir de monsieur votre père… oui, je viendrai prendre le thé demain… merci beaucoup ! (Passant l’un des récepteurs à Georges.) Elle est charmante.

(Il garde l’autre récepteur.)

 

GEORGES

Allô !… oui, c’est re-moi ! Gentil garçon, oui ! Comment ! Et vous ? grand comme quoi ?… vous êtes un ange ! (Brizailles rit.) Hein ? veux-tu lâcher le récepteur, toi ? Allô ! Non, c’est à BrizaiIles… Ne coupez pas, mademoiselle… vous déjeunez tout de suite ? Je vous téléphonerai après déjeuner… au revoir… Quoi ? Le Matin ? le journal Le Matin ? non pourquoi ? une lettre de Lupin ? À propos de votre père… une fumisterie ! je vais voir ça… à tout à l’heure… Elle est délicieuse. (Il sonne.) Bertaut, apportez-moi Le Matin… Tu as lu Le Matin, toi ?

 

BRIZAILLES

Non, mais j’ai lu L’Écho de Paris.

 

BERTAUT

Il y a un monsieur qui demande Monsieur.

 

GEORGES

Qui ça ?

 

BERTAUT

M. Henri Grécourt.

 

GEORGES

Oh ! mais, je crois bien.

 

BRIZAILLES

Il déjeune avec nous ?

 

GEORGES

Oui, tu le connais ?

 

BRIZAILLES

Intimement !

 

GEORGES

Sapristi ! Vous n’êtes pas brouillés, au moins ?

 

BRIZAILLES

Pas du tout ! Il vient de faire un livre remarquable… immoral, mais remarquable.

 

GEORGES

Entrez, mon cher Grécourt. On vous accuse d’immoralité.

 


Scène III


Les mêmes, puis GRÉCOURT, FALOISE, BERGÈS

 

GRÉCOURT, entrant.

C’est vous qui me débinez, Brizailles ?

 

BRIZAILLES

Au contraire ! Je vous accuse d’immoralité. Je vous fais de la réclame. Mais, enfin, votre livre. Le Vol à travers l’histoire, c’est l’apologie du vol… le vol désormais historique.

 

GEORGES, qui a sonné.

Un apéritif avant déjeuner ? Nous ne déjeunons que dans une demi-heure.

 

GRÉCOURT

Je ne m’éloignerai pas avec dédain d’un verre de porto.

 

GEORGES, à Brizailles.

Et toi ?

 

BRIZAILLES

Whisky and soda !

 

BERTAUT, entrant.

Voici Le Matin, Monsieur.

 

GEORGES

Merci. Apportez du porto et du whisky.

 

GRÉCOURT

Ah ! Dites-donc, à propos de journaux, avez-vous lu Le Figaro ?

 

GEORGES

Non. Pourquoi ?

 

GRÉCOURT

Il y a une lettre d’Arsène Lupin.

 

GEORGES

Dans Le Figaro aussi ? Justement ma fiancée vient de me téléphoner que dans Le Matin

 

GRÉCOURT

Allons donc, vous n’aviez pas lu l’article ? Il concerne votre futur beau-père. (Il tire Le Figaro de sa poche.) La lettre est d’ailleurs tout à fait bien, nette, insolente. Si Lupin n’est pas un mythe…

 

BRIZAILLES, l’interrogeant.

Lupin n’existe pas. C’est la création d’un fumiste.

 

GEORGES

Il n’y a pas de fumiste sans feu.

 

GRÉCOURT

Si Lupin et ses exploits sont réels, ce voleur-là serait de tous ceux que j’ai étudiés, le plus audacieux et le plus extraordinaire… Tenez, lisez la lettre à haute voix… j’aurai plaisir à l’entendre.

 

GEORGES, lisant.

« Monsieur le Rédacteur en chef… Il y a un an… »

 

BERTAUT, entrant.

M. Jean de Faloise…

 

FALOISE, entrant.

Dis donc, mon vieux… Ah ! bonjour Brizailles. (À Grécourt.) Monsieur...

 

GEORGES

Le baron Jean de Faloise, notre aéronaute national… M. Henri Grécourt, notre grand romancier.

 

FALOISE

Oh ! Monsieur, j’ai lu votre livre… admirable ! Mais il manque un chapitre. Le chapitre d’Arsène Lupin. (À Georges.) Tu as lu Le Gaulois ? Pourquoi riez-vous ?

 

GEORGES

Justement, j’allais lire la lettre d’Arsène Lupin dans Le Matin. Elle est aussi dans Le Gaulois ?

 

FALOISE, tirant Le Gaulois de sa poche.

Elle est épatante !

 

TOUS TROIS

« M. le Rédacteur en chef… »

 

BRIZAILLES

Ah non ! tirons au sort.

 

ALBERT, annonçant.

M. Bergès.

 

GEORGES

Ah ! voici notre escrimeur. Tu n’as tué personne, ce matin ? Vous vous connaissez ?

 

TOUS

Oui, certainement !

 

BERGÈS, à Faloise.

Je crois, monsieur, que j’ai eu l’honneur d’être témoin contre vous dans un duel.

 

FALOISE

Vous confondez, monsieur, vous m’avez bel et bien flanqué un coup d’épée.

 

BERGÈS

Oh ! Je vous demande pardon !

 

GEORGES

, à Grécourt.

Eh bien, cet article ? (À Bergès.) Il parait qu’il y a un article sensationnel, aujourd’hui.

 

BERGÈS

Oh la la ! J’en ai un autre à vous offrir.

 

TOUS

Ah ! Lequel ?

 

BERGÈS

Dans Le Journal. (Tirant Le Journal de sa poche.) Vous n’avez pas lu Le Journal ? Une lettre d’Arsène Lupin. (Il lit.) « M. le Rédacteur en chef… » (On se tord.) Qu’est-ce que vous avez ?

 

GRÉCOURT

Alors, quoi, c’est une circulaire ?

 

GEORGES

Grécourt, toi qui fais des conférences. Lis-nous ça de ta voix d’or.

(Bertaut, le maître d’hôtel, apporte les apéritifs.)

 

GEORGES

Tiens, voilà le verre d’eau, voilà le tapis vert.

 

BERTAUT

Pardon, Monsieur, Monsieur n’a pas lu Le Petit Journal ?

 

GEORGES

Non, pourquoi ?

 

BERTAUT

Il y a une lettre qui concerne Son Excellence, le futur beau-père de Monsieur. (Commençant à lire.) « M. le Rédacteur en chef… »

(On rit.)

 

GEORGES

Ah ! M. Bertaut, non !

 

BERTAUT

Bien, Monsieur.

(Il sort.)

 

FALOISE

C’est inouï, et je suis sûr que la lettre est aussi dans le Gîl Blas, dans La Libre Parole, dans Le Petit Parisien, dans Comœdia… quel arriviste, ce Lupin !

 

GRÉCOURT

Je lis ?

 

TOUS

On écoute.

 

GRÉCOURT, lisant.

« M. le Rédacteur en chef. Vous voudrez bien excuser la longueur de cette missive, mais je crois opportun de préciser certains faits. D’ailleurs, dût cette illusion être trop flatteuse pour moi, j’ai l’impression que ma prose n’est pas trop désagréable à vos lectrices. » Hein ?

GEORGES

Quel cabot !

 

GRÉCOURT, continuant.

« … Voici les faits : ayant appris, il y a un an, que M. le comte d’Avremesnil, chargé de représenter la France au Congrès de Bombay, rapporterait, à la fin de sa mission, un diadème, cadeau royal du rajah au président de la République, il me vint un scrupule. En effet, à ce diadème, disait-on, resplendissent les plus merveilleuses émeraudes qui soient au monde. Justement inquiet… » Inquiet est un chef-d’œuvre !…

 

TOUS

Continuez ! Continuez !…

 

GRÉCOURT

« Justement inquiet, j’écrivis au président de la République la lettre suivante : « Monsieur le Président, mon patriotisme tant de fois mis à l’épreuve… » Je trouve ça charmant.

 

GEORGES

Mais, continue ! On dirait que c’est toi qui l’as écrite.

 

TOUS

La lettre !

 

GRÉCOURT

« … tant de fois mis à l’épreuve, s’épouvante à l’idée qu’un diadème, destiné à figurer un jour dans notre musée national du Louvre, puisse être dérobé à la France… »

 

BRIZAILLES

Vive l’armée !

 

GRÉCOURT

« Il n’y a qu’une personne, par ce temps d’immoralité à outrance, qui soit capable de vous rapporter ce diadème en bon état, et, à coup sûr, ce n’est point ce parfait honnête homme, mais un point c’est tout. J’ai cité M. le comte d’Avremesnil. »

(On lit.)

 

GEORGES

, se levant.

Je vous en prie ! Ce n’est pas drôle ! (À Grécourt.) Non, je ne ris pas, mon vieux.

 

GRÉCOURT

« Si vous vous refusez avec un parti pris qui, prenez garde, devient de l’obstination à vous passer de mes services, je vous prouverai qu’on ne peut impunément s’en priver et je m’offrirai ce diadème… vous savez ce que cela veut dire… Veuillez avoir la bonté de me répondre dans les vingt-quatre heures, à mon adresse ordinaire : M. Arsène Lupin. France. » Je trouve ça délicieux.

 

GEORGES

C’est lui qui l’a écrite !

 

GRÉCOURT

Cette lettre, chose paradoxale, étant demeurée sans réponse, je me suis vu forcé d’adresser au président de la République le billet suivant : « Monsieur le Président, M. d’Avremesnil est arrivé à Paris, il y a huit jours. M. Balsan, secrétaire d’ambassade, en ce moment porteur du fameux diadème, arrivera à Paris, le 14 mars, à 6 heures du soir. J’ai le regret de vous informer que le 14, à minuit, le diadème sera en ma possession. Ne vous en prenez qu’à vous-même, car il y a quelques mois, je vous en eusse fait cadeau volontiers contre la croix de la Légion d’honneur, que je pense avoir mieux méritée que certains couturiers, autres gens de lettres. »

 

GEORGES

Ça, c’est drôle ! ça c’est franchement drôle !

 

GRÉCOURT, continuant.

« … autres gens de lettres et diplomates… » Il y a diplomates, mon vieux.

 

GEORGES

Oui, enfin, tout ça, c’est quelqu’un qui a voulu être désagréable au père de ma fiancée.

 

BRIZAILLES

Mais oui, il n’a jamais existé, ce Lupin.

 

FALOISE

C’est un bruit que fait courir la police, quand elle ne sait plus à quel saint se vouer.

 

GEORGES

Et cela fait le bonheur des apaches. Quand Lupin paraît, les surins dansent.

 

FALOISE

Donnez-nous aujourd’hui notre Lupin quotidien.

 

BRIZAILLES

Pour moi, Lupin, c’est comme Jacques l’Éventreur, comme tous ces gigolos-là, une série de crimes que l’incurie de notre République…

BERGÈS

Bravo !

 

BRIZAILLES

… et la superstition des foules attribuent au même état légendaire.

 

TOUS

Voilà.

 

FALOISE

Pourquoi conduis-tu des cotillons ? Tu devrais être orateur.

 

GRÉCOURT

Comparer Lupin à Jacques l’Éventreur, c’est formidable !

 

BERGÈS

Ça, c’est vrai. Lupin n’a jamais assassiné.

 

FALOISE

Il n’a même jamais tué quelqu’un en duel.

 

GEORGES

Tu crois à l’existence de Lupin, toi ?…

 

GRÉCOURT

Oui, j’y crois. Il annonce qu’il prendra le diadème, je crois sa menace sincère. Il annonce qu’après cela il prendra La Joconde.

GEORGES

Hum !…

 

FALOISE

C’est vrai… j’ai lu cette fumisterie dans les journaux.

 

GEORGES

La Joconde du musée du Louvre… Et, malgré ça, tu crois en Lupin ?

 

GRÉCOURT

Oui.

 

BRIZAILLES, déclamant.

Moi, je crois en Lupin comme je crois en Dieu…

 

GEORGES

C’est son rôle. Il vient de faire un livre sur les voleurs ; Lupin lui donne de l’actualité.

 

GRÉCOURT

Laissez-moi donc tranquille… Vous nieriez l’existence de Napoléon ?

 

FALOISE

Elle est bonne !

 

GRÉCOURT

Parfaitement ! C’est un principe chez vous ! Dès qu’il y a un être qui sort un peu de l’ordinaire, qui a de l’allure, qui vous dépasse, ou bien vous le blaguez, ou bien vous le niez. Vous avez des âmes veules, médiocres… vous êtes pourris de littérature… vous puez le scepticisme… Et d’abord, ! vous ne croyez à rien…

 

GEORGES

Et toi

 

GRÉCOURT

Vous ne croyez pas à la guerre et vous êtes tous ébahis quand elle vous tonne dessus, vous ne croyez pas à l’amour… vous ne croyez pas à l’héroïsme… vous ne croyez pas aux vrais duels.

 

BERGÈS

Ah ! pardon !

 

GRÉCOURT

Enfin, vous êtes des êtres trop intelligents, trop raffinés, trop cultivés, de sorte que vous ne comprenez plus rien à notre époque et que vous niez ce produit synthétique de notre temps, cette résultance, cette évidence, ce document : Arsène Lupin !

 

GEORGES

Mais, enfin, où sont tes preuves ? Sur quoi fondes-tu ta croyance en Lupin ?

 

GRÉCOURT

Sur ses actes, mon chéri, sur les actes qu’on lui attribue, dont il se vante et qu’on peut constater… Il y a là, comment dirais-je… une marque de fabrique, un procédé nouveau et qui lui est propre.

 

BRIZAILLES

Un manque de procédés, plutôt.

 

GRÉCOURT

Prenez chacune de ses aventures, prenez son évasion de la Santé, prenez l’affaire Cahorn, vous retrouverez toujours une certaine manière d’agir, dont je ne saisis pas encore le secret, mais qui est comme une signature très personnelle et tout à fait inimitable.

 

BERGÈS

Il y a du vrai…

 

GRÉCOURT

C’est une sorte de pression exercée sur la victime choisie, tout un ensemble de travaux d’approche….

 

FALOISE

Oui, mais…

 

GRÉCOURT

Un investissement progressif de l’ennemi… du bluff, du battage, bref, tout un système de combinaisons obscures, lointaines, enchevêtrées, mais qui, toutes, ont ce caractère commun de forfanterie calculée, de certitude prétentieuse et mathématique… Vous me demandiez mes preuves… les voilà ! Et puis, quoi ! peut-être le connaissions-nous tous… N’a-t-on pas prétendu que Lupin n’était autre que d’Arbelles !

 

BERGÈS

D’Arbelles ! Édouard d’Arbelles !

 

GRÉCOURT

Oui.

 

GEORGES

D’Arbelles ! Mais j’ai connu d’Arbelles !

 

FALOISE

Moi aussi ! Et c’est vrai qu’il avait mauvaise réputation. Il a été blackboulé au Jockey.

 

GRÉCOURT

Musset aussi.

 

BERGÈS

D’Arbelles ! n’était-ce pas ce très jeune homme, menant grand train, fort pâle, joli garçon et qui ressemblait à d’Andrésy ?

GRÉCOURT

Oui, il y avait entre eux une ressemblance extraordinaire et tous deux étaient à la mode. Un beau jour, il y a près de dix ans, d’Arbelles s’est évaporé. Le lendemain, un mandat d’amener a été lancé contre lui… On l’a poursuivi jusqu’en Australie. Et, le jour où on a mis la main dessus, on s’aperçut qu’on avait arrêté… devinez qui ?

 

BRIZAILLES

Alphonse XIII.

 

GRÉCOURT

Non. Mais d’Andrésy.

 

GEORGES

Hein ?

BERGÈS

Ce pauvre d’Andrésy ! Il a dû en faire une grimace ! Il était très lié avec d’Arbelles.

 

GEORGES

Ah ! Ils étaient très liés ?

 

BRIZAILLES

Mais, au fait, qu’est-ce qu’il est devenu ?

 

FALOISE

Qui ça ? d’Arbelles ou d’Andrésy ?

 

BRIZAILLES

D’Andrésy. D’Arbelles n’est pas intéressant.

 

GRÉCOURT

À moins qu’il ne soit Lupin.

 

FALOISE

D’Andrésy est mort, du moins, on me l’a dit.

 

BERGÈS

Moi, on m’a dit que s’étant introduit dans un harem, il avait enlevé la femme d’un pacha !

 

BRIZAILLES

Moi, on m’a dit qu’en chassant le buffle, il avait rencontré un tigre et que c’est du tétanos qu’il était mort. (À Georges.) Pourquoi ris-tu ?

 

GRÉCOURT

Moi, on m’a assuré qu’il avait découvert une mine d’or. Je le tiens d’un ami de sa famille.

 

FALOISE

D’ailleurs, elle est très bien, sa famille. D’Andrésy est le neveu du duc de Charmerace.

 

BERGÈS

Oui, mais aucune fortune ! Je me suis même laissé dire que c’était là la cause de son départ.

 

BRIZAILLES

Eh bien moi, on m’a dit plus fort.

 

TOUS

Quoi ?

 

BRIZAILLES

Je ne me rappelle plus, mais c’était effrayant !

 

GRÉCOURT

En tout cas, il a disparu de la circulation. Un Parisien de moins… Dis donc, Georges, avec tout ça, on meurt de faim.

 

TOUS

Oui.

 

BRIZAILLES

Si on se mettait à table.

 

GEORGES

Impossible ! J’attends quelqu’un.

 

GRÉCOURT

Qui ça ?

 

GEORGES

Il n’est pas ruiné, il n’a pas enlevé de femme turque, il n’a pas attrapé le tétanos avec un tigre, et il est généralement exact.

 

GRÉCOURT

Tu te f… de nous ?

 

GEORGES

Je l’ai vu pour la dernière fois au Thibet, il y a six mois. Et il m’a dit : Je viendrai déjeuner chez vous, le lundi 1er mars, à une heure un quart.

 

BRIZAILLES

Le nom du Juif errant ?

 

GEORGES

C’est mon meilleur ami !

 

TOUS

Merci !

 

GEORGES

Du moins, je devrais être son meilleur ami. Il m’a sauvé la vie.

 

TOUS

Qui est-ce ?

 

GEORGES

Seulement, il est si mystérieux, si distrait…

BRIZAILLES

Le nom du terre-neuve, ou je brise cette potiche.

 

GEORGES

Ah non ! ne la casse pas. C’est d’Andrésy.

 

BRIZAILLES

Oh !

(Il laisse tomber la potiche.)

 

GEORGES

Animal !

 

BERGÈS

D’Andrésy ! Il n’est donc pas mort ?

 

GEORGES, ramassant les débris.

Une potiche unique !

 

GRÉCOURT

Et il vient déjeuner ?

 

BRIZAILLES

Et il t’a sauvé la vie ?

 

GRÉCOURT

Raconte-nous l’histoire.

 

GEORGES

Vous n’y croiriez pas. À Paris, ça a l’air idiot !

 

TOUS

Mais non…

 

GEORGES

Et puis, ça m’est désagréable… vous savez que je ne suis pas lâche… eh bien, je n’ai jamais eu peur comme ça !

 

FALOISE

Tu nous mets l’eau à la bouche.

 

GEORGES

Puisque vous y tenez, voilà ! Sachez qu’il se trouve à mi-chemin de Menasson à Calcutta un temple sacré dont l’entrée, périlleuse aux Européens, est interdite aux femmes. Des prêtres fanatiques le desservent, dont le chef religieux n’est autre, paraît-il, que le daïlama de Lhassa.

 

BRIZAILLES

Ah non ! mon vieux, pas de géographie. Ça embrouille et c’est la barbe !

 

GEORGES

Soit ! Mais il faut bien vous dire qu’on raconte à propos de ce temple les légendes les plus abominables, supplices, sacrifices humains, tortures…

 

FALOISE

Agence Cook. 2 francs d’entrée.

 

GEORGES

Tu es idiot ! Ça existe !

 

GRÉCOURT

Oui ça existe !

GEORGES

Et nos imaginations étaient tellement surexcitées par ces histoires que nous racontait d’Andrésy – d’Andrésy dont nous avions fait la connaissance trois jours auparavant – qu’un soir, sans le prévenir, je me suis mis en route pour le temple accompagné de ma fiancée et de Mlle Kritchnoff.

 

BERGÈS

C’est idiot d’emmener des femmes dans ces cas-là.

 

GEORGES

Pardon, c’étaient elles qui insistaient, moi je voulais y aller seul. Au reste, habillées comme moi d’amples vêtements de flanelle, elles avaient l’air de jeunes garçons. L’expédition commença bien. Vers six heures du soir, après avoir traversé un pays pittoresque, que le coucher du soleil…

 

BRIZAILLES

La barbe !

GEORGES

Je me sens incapable de raconter dans ces conditions-là…

 

GRÉCOURT, à Brizailles.

Mais oui, taisez-vous donc. Raconte comme tu veux.

 

GEORGES

Bref, nous arrivons au temple. La porte était entrouverte ; nous nous glissons… Figurez-vous une lumière laiteuse… une ombre bleue… Et parmi des parfums de roses et d’encens, une odeur atroce, suffocante… À un moment, nous eûmes l’idée de rebrousser chemin, mais l’autel, là-bas, nous attirait, un autel de marbre blanc et noir… un autel funéraire devant lequel trois prêtres… deux qui psalmodiaient à voix basse… un troisième, incliné vers quelque chose que nous ne pouvions pas voir, vers quelque chose qui vivait, qui vivait… douloureusement. Brusquement, un cri, un abominable cri, le cri de quelqu’un qu’on égorge… et nous restions là, tremblants d’horreur, Mlle Kritchnoff auprès de moi, Mlle d’Avremesnil, à quelques pas… séparés les uns des autres par plusieurs brahmes, qui, blancs comme des fantômes, venaient d’entrer un à un. Atrocement angoissé, je voulus me frayer un passage. Impossible ! J’insistai ! violemment et cherchais déjà mon revolver, quand des mains s’agrippèrent à mon bras et un bâillon me ferma la bouche. Mlle d’Avremesnil poussa un cri et j’eus cette intuition horrible, effrayante, qu’on l’entraînait vers l’autel, qu’elle était la victime choisie, et que le sacrifice…

 

BERGÈS

Mais, c’est odieux !

 

TOUS

Eh bien ?

 

GEORGES

Eh bien, au fond du sanctuaire, une petite porte s’ouvrit. Quelqu’un entra. Je reconnus d’Andrésy. Il s’approcha de l’autel, regarda fixement les misérables qui entouraient Mlle d’Avremesnil et fit un geste ; rien de plus. Pas un mot. Je sentis que les mains me relâchaient. Le bâillon tomba de ma bouche. Le sanctuaire se vida. Quelques secondes après, nous étions seuls, tous les trois, en face de d’Andrésy.

 

BERGÈS

Comédie !

 

BRIZAILLES

C’est Monte-Cristo, ton d’Andrésy.

 

GEORGES

Blaguez ! Je n’oublierai jamais la minute d’épouvante que j’ai passée là… et jamais non plus, – et cela est plus étrange encore ! – jamais non plus la sensation immédiate de paix et de certitude que j’éprouvai en voyant d’Andrésy apparaître au seuil de la porte et s’avancer sans hâte…

 

GRÉCOURT

Du théâtre ! du théâtre !

 

GEORGES

Soit, mais où sont les ficelles ? Et dans quel but cette mise en scène ? Et cette autorité sur ces prêtres, d’où lui venait-elle ?

 

BERGÈS

Mais lui-même, quelle explication t’en a-t-il donnée ?

 

GEORGES

Aucune. Il a souri… de son indéfinissable sourire et il m’a dit : « Vous ne comprendriez pas », et il a ajouté : « D’ailleurs, vous vous feriez de moi une opinion fausse. ».

 

GRÉCOURT

Enfin, toi, que ressens-tu à l’égard de d’Andrésy ?

 

GEORGES

Je ne sais pas… Il m’a sauvé la vie… il a sauvé la vie de celle que j’aime… je lui dois une gratitude profonde, et pourtant…

 

GRÉCOURT

Il t’inquiète ?

 

GEORGES

Oui… non… c’est un sentiment… Comment dirais-je ?… un sentiment de sympathie à la fois et de malaise… le sentiment que c’est un être spécial, trop différent de nous tous. Il voit, il devine des choses que personne au monde ne verrait, ne devinerait. Il y a du fakir, chez cet homme-là.

 

BRIZAILLES

Il lit dans le marc de café ?

 

GEORGES

Tenez… on m’a volé une bague, hier au soir, une bague à laquelle je tenais. J’ai fait venir le secrétaire de Guerchard. Il n’a rien trouvé, naturellement ! Eh bien, je suis sûr qu’au bout de cinq minutes d’Andrésy me dirait où elle est.

 

FALOISE

Allons donc !

 

BRIZAILLES

Cent sous que je donnerais pour voir ça !

 

GEORGES

Et puis quoi ! C’est un être qui m’impressionne, parce que je le sens supérieur, oui, supérieur par les ressources dont il dispose, par les secrets dont il vous domine. Et, malgré tout cela, un être dont je subis le charme autoritaire ; un être de séduction… oui, tu disais le mot, Brizailles : Monte-Cristo… Monte-Cristo devait produire cet effet à Albert de Morcerf.

BRIZAILLES

Fichtre ! À ta place je ne serais pas plus tranquille que ça !

 

FALOISE

Moi, mon avis, c’est que tu as eu le cauchemar. Et vous, Grécourt ?

 

GRÉCOURT

Eh bien, moi, Messieurs, j’ai un tout autre avis. J’admets Lupin, mais je ne vais pas jusqu’à croire en Monte-Cristo. Avoue que tu as eu là une réminiscence, mon cher Georges. Tu n’as pas lu Monte-Cristo, ces jours-ci ?

 

GEORGES

Tu plaisantes ! Pourquoi ?

 

GRÉCOURT

Parce que la situation est la même. Tu n’as pas Monte-Cristo ici ?

 

GEORGES

Si (indiquant un rayon à la bibliothèque). J’adore Dumas !

 

GRÉCOURT

Eh bien ! attends mon vieux (tout en cherchant le livre). Tome III. Albert de Morcerf, fait prisonnier à Rome par des bandits italiens, est mystérieusement sauvé par Monte-Cristo, comme toi par d’Andrésy, comme toi aussi, Morcerf donne rendez-vous à Monte-Cristo, chez lui, pour déjeuner à dix heures et demie.

 

BRIZAILLES

Un peu tôt !

 

GRÉCOURT

Comme Morcerf, tu convies à ce déjeuner un dandy, quelques boulevardiers.

 

BRIZAILLES, désignant Grécourt.

Un homme de lettres à la mode.

 

GRÉCOURT

Et comme Morcerf… mais tenez, je lis :

« Raillez, raillez, tant que vous voulez, Messieurs, dit Morcerf, un peu piqué. Quand je vous regarde, vous autres, Parisiens, habitués du Boulevard, promeneurs du Bois de Boulogne, et que je me rappelle cet homme, eh bien, il me semble que nous ne sommes pas de la même espèce.

« Je m’en flatte ! dit Beauchamp ou Brizailles.

« Toujours est-il, ajoute Château-Renaud ou Faloise, que votre comte de Monte-Cristo est un galant homme dans ses moments perdus, sauf toutefois ses petits arrangements avec les bandits italiens.

« Eh ! il n’y a pas de bandits italiens, dit Debray ou Grécourt. « Pas de Monte-Cristo, ajouta Beauchamp.

« Tenez, cher ami, voilà dix heures et demie qui sonnent. Avouez que vous avez eu le cauchemar et allons déjeuner, dit Beauchamp.

« Mais la vibration de la pendule ne s’était pas encore éteinte, lorsque la porte s’ouvrit et que Germain annonça : Son Excellence… »

 

BERTAUT, entrant.

Monsieur le comte d’Andrésy !

 


Scène IV


LES MÊMES, D’ANDRÉSY

(Mouvement. Tout le monde se lève.)

 

D’ANDRÉSY

Mon cher Georges, je crois être exact. Je vous ai donné rendez-vous il y a six mois, pour le 1er mars, à une heure un quart… et, regardez est une heure un quart… Avouez que vous me prenez pour Monte-Cristo !

 

GEORGES

Quand je vous le disais, que c’est un devin ! Nous en parlions.

 

D’ANDRÉSY

J’en étais sûr… car, enfin, je débarque, et le temps de remettre mon pardessus au fidèle Bertaut…

 

GEORGES

Comment ?

 

D’ANDRÉSY

Quoi ?

 

GEORGES

Vous dites le fidèle Bertaut… vous l’avez donc connu ?

 

D’ANDRÉSY

Naturellement… chez votre pauvre mère… il y a dix ans… niais vous oubliez vos devoirs de maître de maison, mon cher Georges. Je vais être obligé de me présenter moi-même. (Après une seconde d’hésitation.) Monsieur Grécourt, n’est-ce pas ?

 

GRÉCOURT

Oui, Monsieur…

 

D’ANDRÉSY

Votre livre Le Vol à travers les âges est une œuvre… Il y a des pages remarquables… tenez, les pages 17, 18, et 19 sont, à mon sens, définitives.

 

GRÉCOURT

Ah monsieur !… que je suis heureux de vous entendre dire cela… ce sont les pages que j’ai la faiblesse de préférer.., et vous êtes le premier lecteur à me les signaler…

 

GEORGES, présentant.

Monsieur Bergès…

 

D’ANDRÉSY

Oh ! mais je connais Monsieur… j’ai eu l’honneur de faire assaut contre lui… nous étions dans la même salle, chez Roulland.

 

GRÉCOURT

Vous devez confondre, monsieur… Je n’y ai point fréquenté.

 

D’ANDRÉSY

Au Cercle d’Anjou, alors ?

 

GRÉCOURT

Ah oui !… et il me semble, en effet…

 

D’ANDRÉSY

N’est-ce pas ?

 

GEORGES, présentant.

Vous connaissez le baron Jean de Faloise ?

 

D’ANDRÉSY

Je crois bien ! Un camarade de cercle ! Vous rappelez-vous le cyclamen aux temps héroïques de la bicyclette ?

 

FALOISE

Tiens ! c’est vrai !… mais ma parole…

 

D’ANDRÉSY

Vous ne me remettez pas… et vous non plus, mon cher Brizailles !… Vous avez donc oublié le dernier cotillon que nous avons conduit ensemble chez la duchesse d’Étampes ?

 

BRIZAILLES

Pas du tout… pas du tout… mais je n’avais gardé de vous l’image…

 

D’ANDRÉSY

Hélas !… vous me confirmez l’implacable accusation de mon miroir. J’ai donc tellement vieilli.

 

BRIZAILLES

Au contraire, c’est que…

 

D’ANDRÉSY

Quoi donc ?

 

BRIZAILLES

Vous avez rajeuni…

 

FALOISE

C’est vrai !

 

D’ANDRÉSY

Oh !

 

BRIZAILLES

Mais, maintenant, je retrouve votre regard, vos gestes… le d’Andrésy d’autrefois… ça va bien, mon vieux ?

 

D’ANDRÉSY

Mais très bien… et vous ?

 

BRIZAILLES

En avons-nous fait des noces ensemble ! Ça me fait plaisir… vieux copain…

 

BERTAUT

Monsieur est servi !

 

TOUS

Ah !

 

BRIZAILLES, à Georges.

Ah non !… la bague !

 

GRÉCOURT

Ah oui !… la bague !

 

D’ANDRÉSY

Quelle bague ?

 

BRIZAILLES, à d’Andrésy.

Dis donc, mon vieux, il paraît… on se tutoie toujours, hein ?

 

D’ANDRÉSY

Plus que jamais !

 

BRIZAILLES

Il paraît que tu as des dons de devin… Et que tu es devenu sorcier…

 

GEORGES

C’est une plaisanterie, mon cher d’Andrésy… mais une bague avait disparu de chez moi et je prétendais, tout à l’heure, qu’au lieu de m’adresser à Guerchard j’aurais mieux fait de vous demander conseil.

 

BRIZAILLES

Il m’a affirmé qu’en cinq minutes tu retrouverais la bague.

 

GEORGES

Oui, j’ai eu la faiblesse…

 

D’ANDRÉSY

Cinq minutes… on peut…

 

TOUS

Ah !

 

D’ANDRÉSY

Quand la bague a-t-elle disparu de chez vous ?

 

GEORGES

Je ne sais pas ; hier après-midi, à quatre heures, elle était encore sur la cheminée de mon cabinet de toilette et à minuit, quand je suis rentré, elle n’y était plus.

 

D’ANDRÉSY

Qui a pu pénétrer dans cette pièce ?

 

GEORGES

Mes domestiques. Je ne soupçonne personne.

 

D’ANDRÉSY

La bague a-t-elle une singularité… est-elle, par exemple… très mince ?…

 

GEORGES

Comment, diable, savez-vous ça ?

 

D’ANDRÉSY

Ce garçon qui m’a ouvert la porte, ce jeune valet de pied, vous l’avez depuis longtemps ?

 

GEORGES

Non, depuis huit jours, mais j’ai sur lui les meilleurs renseignements.

 

D’ANDRÉSY

Quand il est entré à votre service il portait déjà ce gros anneau de cuivre au médius de la main droite ?

 

GEORGES

Il porte au médius de la main droite ?.. Je n’avais jamais remarqué cela.

 

D’ANDRÉSY

Sonnez votre valet de pied sous un prétexte quelconque. Ah ! un moment… vous allez me donner votre parole que si je vous rends votre bague, le coupable pourra sortir d’ici sans être inquiété ?…

 

GEORGES

Ma parole… mais…

 

D’ANDRÉSY

Par affection pour vous, je puis vous rendre ce petit service. Mais je ne suis ni un dénonciateur, ni un justicier. C’est même là un métier qui me répugnerait un peu.

 

GEORGES, sonnant.

Alors, vous croyez qu’Albert… ce garçon, dont les certificats… Enfin… (Entre Albert.) Albert je, oui… téléphonez donc au garage… c’est ça… vous demanderez l’automobile pour trois heures.

 

ALBERT

Bien, Monsieur.

 

D’ANDRÉSY, une cigarette à la bouche, à Albert.

Je cherche… je cherche… les allumettes…

 

ALBERT

Voilà, Monsieur…

(Albert frotte une allumette et la présente à d’Andrésy.)

 

D’ANDRÉSY, à Albert.

Tiens, vous avez donc été au Cambodge ?

 

ALBERT

Moi, Monsieur ?

 

D’ANDRÉSY

Ce gros anneau de cuivre que vous avez au doigt… il n’y a qu’une peuplade qui fabrique et qui porte ces anneaux-là.

 

ALBERT

En effet, c’est un camarade…

 

D’ANDRÉSY

Faites donc voir…

(Il avance la main. L’autre recule.
D’Andrésy saisit son bras brusquement.)

 

ALBERT

Eh bien, quoi ? que voulez-vous de moi ?

(Faloise, Georges, Bergès se sont avancés.)

 

D’ANDRÉSY

Je vous en prie !

 

BRIZAILLES

, bas.

D’Andrésy va se faire aplatir.

 

D’ANDRÉSY

, à Albert.

Cet anneau…

 

ALBERT

Mais…

 

D’ANDRÉSY prend Albert au collet.

(Celui-ci se débat et tombe. D’Andrésy s’empare de l’anneau et, tout en maintenant Albert du genou, ouvre l’anneau et en tire la bague.) À Georges.

C’est bien cette bague-là ?

 

GEORGES

Oh… oui…

 

D’ANDRÉSY, à Albert.

Vous êtes un misérable, mon garçon, mais, pour cette fois, vous avez le champ libre. Allez vous faire pendre ailleurs ! (Bas.) Je ne t’ai pas fait mal ?

 

ALBERT

Non, patron !

 

BERTAUT, entrant et voyant Albert se relever.

Oh !

 

GEORGES, à Bertaut.

J’ai renvoyé Albert, dites à Jean de monter avec lui et de fouiller malle.

 

BERTAUT

Oh !

 

GEORGES

Après cela, vous pourrez servir.

(Sort Bertaut.)

 

FALOISE

Moi, je n’ai plus faim.

 

BRIZAILLES

Écoute, tu as été épatant.

 

GEORGES

Enfin, nous allons déjeuner… Ah ! nom d’un chien de nom d’un chien !

TOUS

Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

 

GEORGES, prenant un coffret.

La perle ? Pourvu que ce gredin ne m’ait pas chipé… ah ! s’il m’avait chipé cette perle… non, elle est là…

 

D’ANDRÉSY

Une perle ?

 

GEORGES

Oui, elle est là… je l’avais achetée hier… ma fiancée l’avait remarquée… alors j’ai eu peur que ce gredin… ça fera un beau pendentif, n’est-ce pas ?…

 

D’ANDRÉSY

Elle est superbe !

 

BERTAUT

Monsieur est servi.

 

GEORGES

Albert est parti ?

 

BERTAUT

Oui, Monsieur, il n’est même pas monté pour faire sa malle, il est parti, tout de suite.

 

GEORGES

Bon débarras. À table Messieurs. (À d’Andrésy.) Et vous savez, Hubert, encore merci.

 

D’ANDRÉSY

Il n’y a pas de quoi !

 


Scène V


GERMAINE, SONIA

 

GERMAINE, entrant et à la cantonade.

Ne prévenez pas Monsieur, ne le prévenez pas !… (À Sonia.) C’est très amusant. Vous pouvez entrer, Mademoiselle, ils sont tous à table.

 

SONIA

Si Monsieur l’ambassadeur apprend notre équipée, il sera furieux.

 

GERMAINE

Mademoiselle, papa n’est jamais furieux. Il est de la carrière. Ce qui peut arriver de pis, c’est qu’il soit infiniment mécontent. Vous savez que c’est la première fois que je vais chez un garçon.

 

SONIA

Je l’espère bien !

 

GERMAINE

Quoi ! C’est idiot ! Pourquoi une fiancée n’aurait-elle pas le droit d’aller chez son fiancé et de fouiller partout… C’est bien arrangé, n’est-ce pas !… Georges a de l’ordre.

(Elle bouscule une pile de livres.)

 

SONIA

Il a de l’ordre. Mais si vous continuez…

 

GERMAINE

Je voudrais voir qui Georges a invité à déjeuner. Ah par exemple ! s’il a invité une femme… Je suis sûre que la salle à manger est là. Je vais entrouvrir la porte sans qu’on m’entende.

 

SONIA

Pas comme ça !

 

GERMAINE

Comment !

 

SONIA

Vous allez faire crier le bois… soulevez le loquet avant d’ouvrir.

 

GERMAINE

C’est vrai… Ah ! je vois… Oh !

 

SONIA

Quoi ?

 

GERMAINE

Un chapeau de femme… Le misérable ! Ah non ! c’est une corbeille de fleurs.

 

SONIA

Vous m’amusez beaucoup…

(Elle regarde les livres et la bibliothèque.)

 

GERMAINE

Je vois Brizailles… je vois Faloise… ah ! voilà Georges… comme ils écoutent… Qui est-ce qu’ils écoutent comme ça… Oh !

 

SONIA

Quoi encore ?

 

GERMAINE

En mille ! Je vous le donne en mille ! Devinez qui est là ?

 

SONIA

Qui ?

 

GERMAINE

Un flirt à vous.

 

SONIA

Quelle idée !

 

GERMAINE

Votre flirt de Calcutta… le monsieur qu’à la fois vous admirez et qui vous agace.

 

SONIA

M. d’Andrésy !

 

GERMAINE

Regardez !

 

SONIA

C’est vrai !

 

GERMAINE

Ah ! vous avez rougi.

 

SONIA

Encore cette plaisanterie.

 

GERMAINE

Vous avez rougi, Mademoiselle, et vous rougissez de nouveau.

 

SONIA

Prenez garde… ils vont vous entendre.

 

GERMAINE

Oui.

(Elle va pour refermer la porte.)

 

SONIA

Soulevez le loquet.

 

GERMAINE

Oui… (Elle referme la porte.) Ça vous a donné un coup, hein ?

 

SONIA

Quoi ?

 

GERMAINE

De revoir M. d’Andrésy. Avouez que c’est votre type.

 

SONIA

Mademoiselle, vous avez des façons de parler…

 

GERMAINE

Vous étiez très amusants tous les deux, à Bombay… Moi, je crois qu’il a le béguin pour vous…

 

SONIA

M. d’Andrésy a mieux à faire que de s’occuper d’une pauvre fille comme moi…

 

GERMAINE

C’est que vous êtes jolie !

 

SONIA

Mais non !

 

GERMAINE

Si… très jolie ! Et avec ça, ombrageuse, farouche. Diane ! le surnom lue vous a trouvé d’Andrésy est très exact… Diane !…

 

SONIA

Allons… voyons !

 

GERMAINE

Non ?… Vous n’êtes pas farouche, peut-être ?

 

SONIA

J’ai horreur des galanteries et des propos fades, voilà tout.

 

GERMAINE

Tiens ! c’est fermé à clé, ça.

 

SONIA

Qu’est-ce que vous faites ?

 

GERMAINE

C’est fermé à clé… je voudrais bien voir ce qu’il y a dedans. Il doit y avoir des lettres compromettantes…

 

SONIA

Ce serait une raison pour ne pas regarder.

 

GERMAINE

Georges m’a parlé d’un petit meuble en marqueterie, où il enferme tous ses secrets. Donnez-moi un truc pour ouvrir la serrure.

 

SONIA

Comment, voulez-vous…

 

GERMAINE

Venez là. Vous connaissez un tas de trucs. Vous êtes si adroite de vos mains.

 

SONIA

Je ne veux pas être témoin de ce que vous allez faire ; je trouve que votre attitude…

 

GERMAINE

Mademoiselle, la barbe… Allons bon !…

(Elle renverse une statue.)

 

SONIA

C’est bien fait ! Et on vous aura entendue.

 

GERMAINE

Mais le tiroir est ouvert. (La porte s’ouvre.) Oh !

(Elle cache le paquet derrière son dos.)

 

GEORGES, entrant.

Vous !… (À la cantonade.) Excusez-moi, je suis à vous. Une seconde. (À Germaine.) Vous ici ! (Voyant le tiroir ouvert.) Et… ça par exemple !

 

SONIA

Oui, Monsieur Georges, voilà ce qu’elle faisait.

 

GEORGES

Germaine, vous n’êtes pas honteuse ?

 

GERMAINE

Non !

 

GEORGES

Vous n’avez rien pris, au moins ?

 

GERMAINE

Si !

 

GEORGES

Comment si ! (Il regarde.) Germaine, rendez-moi mes lettres !

 

GERMAINE

Jamais de la vie, par exemple ! De qui sont-elles ?

 

GEORGES

De personne… d’un ami… Rendez-les-moi !

 

GERMAINE

Si c’est d’un ami je peux regarder.

 

GEORGES

Non !

 

GERMAINE

Alors, c’est d’une femme.

 

GEORGES

Germaine, vous êtes insupportable !

 

GERMAINE

M’aimez-vous, oui ou non ?

 

SONIA

Mademoiselle Germaine…

 

GERMAINE

Oh Sonia ! ne vous mêlez pas à des querelles de ménage. Fouillez dans la bibliothèque. Les livres, c’est votre partie. (À Georges.) De qui sont ces lettres ?

 

GEORGES

Germaine, c’est absurde !

 

GERMAINE

Alors, vous gardez des lettres de femme quand vous êtes fiancé ?

 

GEORGES

Eh bien, oui, là… ce sont des lettres de femme.

 

GERMAINE

Oh ! c’est trop fort !

 

GEORGES, la poursuivant.

Germaine !

 

GERMAINE

Ah ! je veux voir… Oh !…

 

GEORGES

Vous êtes bien avancée, maintenant.

 

GERMAINE

Elles étaient de moi… mais il n’y a pas que des lettres…

 

GEORGES

Germaine, non, pas ça, non.

 

GERMAINE

Un de mes mouchoirs… un ruban… une plume de mon éventail…

 

GEORGES

Dans ma situation… Un diplomate…

 

GERMAINE, à Sonia.

Mademoiselle, devinez ce qu’il y avait là-dedans.

 

GEORGES

Germaine, je ne veux pas.

 

GERMAINE

Oh ! ce que c’est orgueilleux, un homme ! Georges, vous ne m’aimez pas.

 

GEORGES

Et vous ?

 

GERMAINE

Moi non plus.

 

GEORGES

Alors, on s’embrasse.

 

GERMAINE

Oh ! devant Sonia !

 

GEORGES

Elle fouille dans la bibliothèque.

(Ils s’embrassent.)

 

GERMAINE

Vous venez goûter tout à l’heure ?

 

GEORGES

Vous ne le méritez pas.

 

GERMAINE

Allons donc ! Je vous ai fait une scène et nous ne sommes pas encore mariés… vous êtes ravi… Sur ce, je vous rends à vos invités. Ah ! ne dites pas à papa que je suis venue.

 

GEORGES

Il serait infiniment mécontent ?

 

GERMAINE

Tu parles ! Et ce n’est pas le moment. Il est dans un état de nerfs !

 

GEORGES

Ah ? cette plaisanterie, la lettre d’Arsène Lupin l’aurait-elle affecté ?

 

GERMAINE

Oh ! pour ça non. Il ne croit pas à Lupin, papa : c’est un esprit fort !

 

GEORGES

Il tient ça de sa fille.

 

GERMAINE

Certainement. (À Sonia.) Mademoiselle, on les met.

 

SONIA

Comment ?

 

GERMAINE

On calte, on démarre ; enfin, quoi, on fiche le camp ! Qu’est-ce qu’on vous apprend donc en Russie ?

 

SONIA, qui est montée sur une chaise et a pris un livre.

Vous permettez, Monsieur Georges, que je vous emprunte un livre ?…

GEORGES

Mais, je crois bien. Lequel ?

 

SONIA

C’est un livre traduit de l’anglais : « De la supériorité des femmes vierges sur tous les hommes et même sur les autres femmes ».

GERMAINE

Croyez-vous, hein ? quel numéro !… Ah ! dites-donc, vous allez me donner une parole d’honneur…

 

GEORGES

À propos de quoi ?

 

GERMAINE

Vous ne direz à aucun de vos invités que je suis venue. Au fond, ça n’est pas convenable.

 

GEORGES

C’est entendu !

 

GERMAINE

Même pas au beau d’Andrésy, vous savez que Sonia est folle de lui.

 

SONIA

Mademoiselle…

 

GERMAINE

Vous en mourrez. (La poussant.) Good by you !…

 

GEORGES

Good by you !

(Elles sortent, reconduites par Georges.)

 


Scène VI


BERGÈS, D’ANDRÉSY, FALOISE, GRÉCOURT, BRIZAILLES

 

BERGÈS

Alors, quoi, vraiment, vous croyez que vous pourrez m’obtenir ça ?…

 

D’ANDRÉSY

Que le président de la République assiste à votre assaut d’honneur ? Mais c’est la moindre des choses. Je m’en charge !

 

BERGÈS

C’est vrai ? Vous comprenez, notre cercle est tout jeune. Ça lui donnera une consécration… Je vous remercie… et ça au nom de tous mes collègues. Vous connaissez donc le président de la République ?

 

D’ANDRÉSY

Je ne vais pas à l’Elysée. C’est trop mêlé. Mais enfin, je suis assez bien avec le gouvernement. Aussi, monsieur Grécourt, si vous pensez au Prix Nobel…

 

FALOISE

Il ne pense qu’à ça. On a de ces obsessions. C’est ridicule ! Ainsi moi, j’avoue que la Légion d’honneur…

 

D’ANDRÉSY

Le Prix Nobel… en Suède ? Monsieur Grécourt, ce n’est pas impossible...

 

GRÉCOURT

C’est sérieux ?

 

D’ANDRÉSY

J’écrirai, ce soir même, au comte de… Sichy…

 

GRÉCOURT

Allons donc !…

 

D’ANDRÉSY

Comptez sur moi… (À Faloise.) Et vous… (Lui prenant la boutonnière.) C’est une affaire entendue !

 

FALOISE

Non ! La Légion d’honneur ?… Vous pouvez me décrocher ça ? Ah ! mon cher, je vous remercie… c’est un ridicule que j’ai, je vous l’avoue, mais je vous remercie !

 

BRIZAILLES

Dis donc, mon vieux ?

 

D’ANDRÉSY

Quoi ?

 

BRIZAILLES

Tu remarqueras que je ne t’ai rien demandé ? Tous les autres sont là, après toi, parce que tu as de l’influence. Mais enfin, ils ne te connaissent pas autant que moi. On se tutoie tous les deux… on est de vieux copains. Enfin, je ne t’ai rien demandé, n’est-ce pas ?

 

D’ANDRÉSY

Non, rien.

 

BRIZAILLES

Eh bien ! voilà, mon vieux, moi, c’est un bureau de tabac.

 

D’ANDRÉSY

Hein, tu veux un bureau de tabac ?

 

BRIZAILLES

Oui. Elle a figuré dans une revue où elle jouait Mme de Maintenon. L’année prochaine, elle a un engagement aux Nouveautés. Alors tu comprends, c’est pour sa mère.

 

D’ANDRÉSY

Ça, c’est plus difficile. Elle ne se contenterait pas d’une place de concierge ?

 

BRIZAILLES

Ah non ! mon vieux, une place de concierge pour sa mère ! Tout ce que tu veux, mais pas ça !

 

D’ANDRÉSY

Pourquoi ?

 

BRIZAILLES

Parce que sa mère est déjà concierge.

 

D’ANDRÉSY

Ah ! Eh bien, je vais voir ça… tu me l’enverras !

 

BRIZAILLES

La mère !…

 

D’ANDRÉSY

Ah non !… la fille !

 

BRIZAILLES

Merci, mon vieux… tu es un type épatant !

 

GEORGES, rentrant.

Ah ! vous êtes sortis de table !

 

GRÉCOURT

Dis donc : c’est un être délicieux, tu sais…

 

GEORGES

Qui ça !

 

TOUS

Ah exquis !… charmant !… D’Andrésy ! c’est un type épatant !

 

BERTAUT, entrant.

Monsieur, c’est le bijoutier.

 

GEORGES

Le bijoutier !

 

BERTAUT

Il dit que c’est pour une monture.

 

GEORGES

Ah oui ! la perle, c’est pour le cadeau que je fais à ma fiancée… vous permettez. (Il prend le coffret, l’ouvre.) Tiens ! Alors ça, c’est plus fort que tout… ce n’est pas possible !

 

D’ANDRÉSY

Je… ça par exemple… (II regarde autour de lui.) Ah ça ! mais…

 

GEORGES

Vous soupçonnez quelqu’un ?

 

D’ANDRÉSY

Ah non ! cette fois-ci, je ne soupçonne plus personne. Mais elle est raide, celle-là !

 

GEORGES

Ah oui ! alors, elle est raide ! (À Bertaut.) Oui, vous n’êtes pas entré dans cette pièce… vous serviez à table. (Appelant.) Joseph ! (Il lui parle bas.)

 

JOSEPH

Monsieur n’a qu’à téléphoner à Mademoiselle. Je n’ai même pas dépassé la porte.

 

GEORGES

C’est bien ! D’ailleurs, je vous crois. (À Bertaut.) Renvoyez le bijoutier.

 

D’ANDRÉSY

C’est bien simple. Il faut nous fouiller.

 

TOUS, ainsi que Georges.

Oh !

 

D’ANDRÉSY

Dame ! il n’y a qu’un de nous, qui ait pu prendre cette perle. (Mouvement.) Tout à l’heure. pendant que nous déjeunions, qui êtes-vous venu retrouver dans cette pièce ?

 

GEORGES

Personne… je…

 

D’ANDRÉSY

Mais si ! Dites ?

 

TOUS

Oui, dites !

 

GEORGES

Non… des gens de ma famille… mon frère… mon cousin…

 

D’ANDRÉSY

Oui, votre frère, je le connais, mais votre cousin…

 

GEORGES

Ah ! mon cher…

 

D’ANDRÉSY

Quoi !… nous en sommes réduits à nous soupçonner nous-mêmes… nous pouvons bien dire quelques mots de trop.

 

GEORGES

Mes amis, n’insistez pas ! C’est un malheur… on n’en meurt pas… Enfin, quoi, c’est très désagréable… et voilà tout…

 

BRIZAILLES

Ah mais non ! je tiens à ce qu’on me fouille… J’y tiens absolument…

(Il enlève sa jaquette.)

 

GRÉCOURT

Moi aussi… j’ai fait un livre sur les voleurs… de là à conclure que je suis kleptomane ! Ah mais non !

 

GEORGES

Je vous en prie… Assez, vous me désobligez extrêmement.

 

D’ANDRÉSY

Georges a raison, messieurs, vous êtes ses amis, des familiers de la maison… Moi, je suis un étranger, qu’on me laisse seul avec Georges.

 

GEORGES

Vous êtes fou, d’Andrésy !

 

BRIZAILLES

À ce compte-là, je demande qu’on fouille Georges aussi.

 

FALOISE

D’autant que, par mégarde, il a très bien pu mettre la perle dans sa poche.

 

GEORGES

Tiens ! je n’avais pas pensé à cela. C’est qu’au fond… Oh !

 

TOUS

Quoi ?

 

GEORGES

Dans ma doublure… mais je l’ai… je l’avais…

 

TOUS

Ah !

 

GEORGES

Mais oui… je l’avais… Tenez… tâtez…

 

D’ANDRÉSY

C’est vrai !

 

BERGÈS

Ah ! on ne fait pas de ces blagues-là aux gens.

 

GEORGES

Je vous demande pardon : je suis désolé. C’est une aventure ridicule et pénible.

 

TOUS

Mais non ! Ça n’a aucune importance !

 

BRIZAILLES

Eh bien, mon vieux, j’aime mieux ça… on a beau être sûr de ses amis… on perd une perle comme ça… il en reste toujours quelque chose…

 

GEORGES

Je vais faire défaire ma doublure… Comment, vous partez déjà ?

 

BERGÈS

Oui, j’ai un assaut.

 

FALOISE

Moi, j’ai rendez-vous au cercle.

 

GRÉCOURT

Moi, je vais à la Chambre.

 

BRIZAILLES

Ça a jeté un froid.

 

GEORGES

Eh bien ! on se reverra tout à l’heure ? Vous allez à « l’Union » ?

 

TOUS

Oui, oui !

 

GEORGES

Eh bien ! à tout à l’heure !

 

TOUS

Oui, à tout à l’heure… (Cordialement.) Au revoir, monsieur d’Andrésy !…

 


Scène VII


GEORGES, D’ANDRÉSY

 

GEORGES, les ayant accompagnés et revenant en scène.

Très embêtant… ils ont l’air de m’en vouloir, et… très embêtant… Enfin, la perle est retrouvée… Vous ne vous en allez pas, vous, au moins ?

 

D’ANDRÉSY

Non, non… Vous n’avez rien à faire ?

 

GEORGES

Rien du tout !

 

D’ANDRÉSY

Vous ne défaites pas votre doublure ?

 

GEORGES

Non… Tout à l’heure…

 

GEORGES

Qui ça peut-il être ? Pourquoi auraient-ils fait ça ? Ils n’ont de dettes, ni les uns ni les autres. Ils ne jouent pas… Ça ne peut pas être Bertaut, il servait à table… Ça n’est pas Joseph non plus… Personne d’autre n’est entré… Ça n’a pas beaucoup d’importance… Eh bien ! tout à coup… je suis… je suis désemparé…

 

D’ANDRÉSY

Désemparé, c’est idiot. Il faut savoir qui c’est… ce ne doit pas être difficile… Voyons… ce cousin… Vous êtes sûr de votre cousin ?

 

GEORGES

Mon cousin ? Ah ! oui, certainement ! Il a toute notre confiance !

 

D’ANDRÉSY

Pardon ?

 

GEORGES

Oui. Enfin, il n’y a pas à douter de lui…

 

D’ANDRÉSY

Comment était placé le coffret, quand vous nous avez montré la perle ?

 

GEORGES

Je ne sais pas… comme ça…

 

D’ANDRÉSY

Quand vous êtes entré dans la pièce, où se trouvait votre cousin ?

 

GEORGES

Mon cousin ?… Eh bien, ma… he… mon frère était placé… à la petite table… il me faisait une blague…

 

D’ANDRÉSY

Une blague ?

 

GEORGES

Oui, une blague… Et mon cousin… mon cousin était là, près de la bibliothèque...

 

D’ANDRÉSY

Ah !… il y a de la poussière sur votre bibliothèque ?…

 

GEORGES

Oui, dès qu’on ouvre la fenêtre. On l’a pourtant époussetée ce matin…

 

D’ANDRÉSY

Une bonne, alors ?

 

GEORGES

Non, pourquoi ? C’est le valet de chambre.

 

D’ANDRÉSY

Dites donc, il est tout petit, votre cousin ?

 

GEORGES

De taille moyenne… Ah ! et puis j’aime autant vous le dire, pour que vous n’insistiez pas davantage, ce n’était ni mon frère, ni mon cousin ; c’était ma fiancée… avec Mlle Kritchnoff.

 

D’ANDRÉSY

Avec ?… avec… ah oui !…

 

GEORGES

Oui, alors, vous comprenez, n’insistez plus !

 

D’ANDRÉSY

Certainement… Mlle Kritchnoff…

 

GEORGES

Comment ?

 

D’ANDRÉSY

Rien. Elle va bien ?

 

GEORGES

Oui, merci. N’est-ce pas, n’en dites rien ; une fiancée ne fait pas de visite chez un garçon… je lui avais promis de ne rien dire. N’en parlez pas !

 

D’ANDRÉSY

Non, d’ailleurs, j’aime mieux cela pour vous, car l’idée que, pendant vos fiançailles, vous receviez des femmes et que vous vous en cachiez…

 

GEORGES

Des femmes ? Mais je ne vous avais jamais dit… je vous ai dit que c’était mon frère et mon cousin.

 

D’ANDRÉSY

Oui, mais le contraire sautait aux yeux, c’est la trace de doigts de femmes, cela… (II montre le rayon de la bibliothèque.) Puis quand nous sommes entrés, ce parfum de White-rose et de violette… J’avais tout de suite compris que vous blaguiez.

 

GEORGES

Ah !

(Il le regarde.)

 

D’ANDRÉSY

Tout de suite. Puis cette petite plume de boa… c’est une femme et même une femme très élégante. Elle vous a pris un livre aussi.

 

GEORGES

Quel merveilleux détective vous auriez fait !… Je l’ai prêté, ce livre.

 

D’ANDRÉSY

C’est même un livre anglais et le nom de l’auteur commence par un C.

 

GEORGES

Hein ?

 

D’ANDRÉSY

Dame ! C’est dans votre catégorie de livres anglais et à la lettre C ; ce n’est pas bien malin !

 

GEORGES

C’est juste !

 

D’ANDRÉSY

Je vous disais qu’elle était petite, parce que pour atteindre le livre elle a dû grimper sur cette chaise.

 

GEORGES

Comment savez-vous ?

 

D’ANDRÉSY

Parce que la trace du pied est restée dans le coussin.

 

GEORGES

Ah oui !

 

D’ANDRÉSY

Ah c’est curieux !… c’est amusant !

 

GEORGES

Et vous saviez tout cela, quand vous êtes entré dans la pièce ?

 

D’ANDRÉSY

Mon Dieu, je ne le savais pas, parce que cela ne m’intéressait point. Mais, du moment que cela présentait un intérêt pour vous, j’ai jeté un coup d’œil circulaire – et j’ai su.

 

BERTAUT

, entrant.

On demande Monsieur à l’appareil, de la part de M. Guerchard.

 

D’ANDRÉSY

Déjà ?

 

GEORGES

Oh ! c’est pour l’affaire de la bague. (Il téléphone.) Allô !… oui… Monsieur Guerchard lui-même ?… Ah ! je suis confus, Monsieur Guerchard. Pour la bague ?.. Oui.

 

D’ANDRÉSY

Vous savez ce que vous m’avez promis ?…

 

GEORGES

Oui, oui. (Téléphonant.) Eh bien, monsieur l’Inspecteur, je l’ai retrouvée. Oui, elle était par terre, sur le tapis… Comment ?… Vous voulez me voir ?… au sujet d’Arsène Lupin ? L’histoire du diadème ?… Allô… mon futur beau-père ?… Oui, je suis chez moi… ne coupez pas, mademoiselle… Vous prenez cela au sérieux ?… Qui est à Paris ?.. Lupin ?… il est à Paris ?… Non, vous ne me dérangez pas du tout…

 

D’ANDRÉSY

Je ne vous tiendrai pas longtemps.

 

GEORGES

, au téléphone.

Dans trois quarts d’heure, parfait ! Au revoir, monsieur l’Inspecteur. (Raccrochant l’appareil.) C’est inouï, me voici en plein roman-feuilleton.

 

D’ANDRÉSY

Pourquoi dites-vous : roman-feuilleton. C’est la vie quotidienne. Il y a des gens riches, qui tiennent à rester riches, et des gens pauvres, qui tiennent à devenir riches. On n’a jamais été d’accord sur le choix des moyens… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de diadème ? Je ne sais rien que par les journaux.

 

GEORGES

Alors, vous en savez autant que moi.

(Georges marche dans la pièce, et allume une cigarette.)

 

D’ANDRÉSY

Qu’est-ce que vous avez ?

 

GEORGES

Je ne sais pas… rien du tout… La brusquerie de tout cela… l’inconfort… depuis ce matin, c’est comme un fait exprès… la bague… cette histoire stupide de Lupin… et puis cette perle… et surtout l’idée qu’un de mes amis… Je voudrais que vous compreniez que c’est surtout l’idée qu’un de mes amis… oui, c’est surtout cela…

 

D’ANDRÉSY

Oui, oui…

 

GEORGES

Je voudrais ne plus y penser… j’y pense malgré moi… je suis un peu énervé.

 

D’ANDRÉSY

Ne vous excusez pas, c’est logique. Vous êtes en proie au soupçon. C’est peut-être ce qu’il y a de plus bouleversant. Car le soupçon, qui est à la fois un mélange de curiosité fiévreuse et de crainte souvent d’en trop apprendre, est l’un des états de la sensibilité, qui se supporte le moins aisément. À ces moments-là, il semble que plus rien n’a de certitude, tout prend un aspect d’insécurité. Les gens vous apparaissent hostiles, le sol vous manque. Oui, mon cher, il y a dans le soupçon, quelque chose de perfide, de lancinant, et de vertigineux… Ah ! ce sont là des moments passionnants pour un psychologue… C’est intéressant !

 

GEORGES

Pour les autres… Car lorsqu’il se porte sur un être que l’on aimait, que l’on estimait, il n’est rien de plus affreux que le soupçon.

 

D’ANDRÉSY

Si, il y a la certitude.

 

GEORGES

Mais non… pas quand on aime les gens ; quand on aime, on est partial. Vos ennemis sont assez partiaux avec vous, pour qu’on soit partial avec ses amis. C’est une banalité que de le dire, on aime ses amis souvent plus pour leurs défauts que pour leurs qualités… Et tenez, j’aurais un ami, qui serait un voleur, et qui viendrait me le dire, un ami que j’aurais des raisons d’aimer vraiment, qui m’aurait, par exemple, comme vous, rendu de ces services, qui vous lient à la vie à la mort… Eh bien !… le premier moment de stupeur, d’horreur passé, j’aurais un grand soulagement, je lui tendrais la main… oui, je lui tendrais la main… Le soupçon, voyez-vous, c’est cela qui est intolérable.

 

D’ANDRÉSY, se levant, mettant ses gants.

Il n’y a d’intolérable que la preuve.

 

GEORGES

Vous partez ?

 

D’ANDRÉSY

Vous attendez Guerchard ?

 

GEORGES

Vous ne tenez pas à le rencontrer ?

 

D’ANDRÉSY, après un temps et le regardant.

Georges !

 

GEORGES

Eh bien ! oui, là ! Eh bien ! oui là, c’est absurde, c’est odieux, c’est offensant, c’est même abominable ! Je n’ai pas de raisons, je n’ai aucune raison, qui justifie cette pensée atroce… mais moi aussi… tout à coup, je ne sais pas pourquoi, depuis tout à l’heure, j’ai comme une de ces intuitions… D’Andrésy, il y a en vous une âme énigmatique, obscure, quelque chose d’inquiétant, quelque chose que je ne connais pas… et puis…

 

D’ANDRÉSY

Parlez… de quoi avez-vous peur ?

 

GEORGES

Et puis, je ne sais pas d’où vous venez… tout est mystérieux chez vous… Notre rencontre même, l’épisode du temps… et puis…

 

D’ANDRÉSY

Parlez !

 

GEORGES

Parler… c’est que je cherche mes mots… enfin, c’est idiot… vous allez vous tordre… et puis Lupin… n’est-ce pas… Lupin… eh bien… Lupin… on se le représente sous l’aspect d’un homme jeune, élégant, policé… Le souvenir de d’Arbelles, un être inquiétant, lointain peut-être comme vous… un peu comme vous… c’est drôle, n’est-ce pas ?… Vous devez rire… Ah ! vous ne riez pas ?…

 

D’ANDRÉSY

Non !

 

GEORGES

Vous ne riez pas ?

 

D’ANDRÉSY

Non !

 

GEORGES

D’Andrésy ?

 

D’ANDRÉSY

Quoi !

 

GEORGES

D’Andrésy, ce n’est pas possible !

 

D’ANDRÉSY

Si !

 

GEORGES

D’Andrésy, vous me faites grimper… Vous riez… Est-ce que vous sériez ?…

 

D’ANDRÉSY

Parlez donc, ça vous brûle les lèvres.

 

GEORGES

Vous seriez Arsène Lupin ?

 

D’ANDRÉSY

Oui !

 

GEORGES

Oh !

 

D’ANDRÉSY

Eh bien ! la main… (Un temps.) Votre soulagement me paraît long à venir… Voyons, j’ai eu de la franchise… je vous ai dit ce que je n’ai dit à personne, que je suis un voleur, et quel voleur !… Seulement, je vous ai sauvé la vie, et je vous ai délivré d’un soupçon… Alors, la main…

 

GEORGES, tendant la main.

Eh bien oui !

 

D’ANDRÉSY, stupéfait.

C’est vrai !

 

GEORGES, la main toujours tendue.

Oui… Je vous dois la vie. C’est bien le moins… à l’instant de vous dire adieu…

 

D’ANDRÉSY, à part.

Allons donc !

 

GEORGES, la main toujours tendue.

Eh bien, voilà. (À d’Andrésy qui pouffe de rire.) Qu’est-ce qui vous prend ?

 

D’ANDRÉSY

Vous en avez une santé !… C’est admirable !… il m’aurait serré la main… et il l’a cru… car vous l’avez cru…

 

GEORGES

Hein ?

 

D’ANDRÉSY

C’est merveilleux ! Il faut dire que j’ai été épatant, mais c’est merveilleux… Ah ! mon pauvre Georges… (Il se tord.) Mon pauvre Georges !

 

GEORGES

Ce n’est pas drôle !

 

D’ANDRÉSY

Et il est vexé… Ah ! quand je vais raconter cela à l’Union….

 

GEORGES

Ah mais non ! il est inutile…

 

D’ANDRÉSY

Je vais me gêner… elle est bien trop drôle… avoir pu se faire passer pour Arsène Lupin !… Et vous voulez que je ne le raconte pas…

 

GEORGES

J’ai été idiot !

 

D’ANDRÉSY

Mais non ! vous êtes un cœur d’or. Vous êtes exquis. Et puis vous gobez, vous y coupez, vous marchez, vous êtes à mettre dans une vitrine…

 

GEORGES

Je suis à enfermer, oui !

 

D’ANDRÉSY

C’est la même chose,. Ah ! elle est bonne ! Et puis cette phrase à propos de Guerchard : « Vous ne tenez pas à le rencontrer. » Toute ma vie… je vivrais mille ans… toute ma vie je retrouverai votre intonation… Et il y a des gens qui se plaignent que la vie est triste… Ah ! ils ne vous ont pas vu tout à l’heure… « Vous ne tenez pas à le rencontrer. »

 

GEORGES

Oui, je suis ridicule… et je le sais bien… Vous riez… mais vous riez comme ça… vous m’en voulez…

 

D’ANDRÉSY

Moi ?

 

GEORGES

Oui, c’est tout naturel, vous seriez en droit… je ne sais pas… un soupçon aussi offensant… vous seriez en droit de me tourner le dos… de m’envoyer des témoins… de… enfin vous auriez tous les droits… ce serait bienfait !

 

D’ANDRÉSY

Oh !

 

GEORGES

Oui, bien fait ! Ah ! je n’ai pas de chance aujourd’hui… et j’ai perdu votre amitié.

 

D’ANDRÉSY, lui mettant la main sur l’épaule.

Imbécile !

 

GEORGES

Quoi ?

 

D’ANDRÉSY

Veux-tu qu’on se tutoie ?

 

GEORGES

D’Andrésy !

 

D’ANDRÉSY

C’est d’aujourd’hui que j’ai de l’amitié pour toi, c’est d’aujourd’hui que je t’estime et que tu me plais !

 

GEORGES

Tu… vous… tu te moques de moi ?

 

D’ANDRÉSY

En ai-je l’air ? Comment, toi, Chandon-Géraud, arrière-petit-fils du conventionnel, fils de Jérôme Chandon-Géraud, membre de l’Institut, toi, le diplomate un peu snob, bourgeois d’essence et de tradition, élevé dans la terreur du scandale, dans l’horreur du vol, dans la répugnance de tout ce qui n’est pas digne, vertueux, coutumier, toi, Georges ChandonGéraud, enfin !… tu apprends, tu crois savoir qu’un de tes amis est un bandit, le dernier et le premier des bandits, et tu l’aimes assez, tu as pour lui assez de sympathie instinctive, d’affection irraisonnée pour lui pardonner, pour l’excuser… pour faire ce geste inouï, lui serrer la main ! Ah ! mon cher Georges, tu me dois la vie… mais depuis cinq minutes, nous sommes quittes.

 

GEORGES

Tu t’es bien payé ma tête !

 

D’ANDRÉSY

Un peu !

 

GEORGES

Avoue que tu l’as fait exprès. Ça t’amusait de me faire monter, de me tenir sur le gril… de paraître féroce et railleur. Ça t’amuse d’ailleurs, ce genre de bluff.

 

D’ANDRÉSY

Mon Dieu, ça m’amuse, en effet… mais, voyons, n’es-tu pas content ?

 

GEORGES

Si !

 

D’ANDRÉSY

Ne sens-tu pas que nous sommes, maintenant, et maintenant seulement, des amis ?

 

GEORGES

Oui !

 

D’ANDRÉSY

N’éprouves-tu pas comme moi une impression nouvelle, robuste, saine, le sentiment que, désormais, nous pouvons, et pour toujours, compter l’un sur l’autre ?

 

GEORGES

Tu as raison. Et tiens, qu’est-ce que tu fais, ce soir ?

 

D’ANDRÉSY

Ce soir ? Rien de précis.

 

GEORGES

Eh bien, je t’emmène dîner chez mon beau-père. (Geste de refus de d’Andrésy.) Si, si, je t’emmène. Tu sais comme il est… Le jeune d’Andrésy que tu fus il y a quelques années, avant ton départ, l’avait un peu scandalisé… tu avais fait des bêtises pour les femmes, tu t’étais affiché un peu. Dans les Indes, il n’y a pas eu moyen de te présenter au père de ma fiancée… Eh bien, je prends tout sur moi. Tu vas venir… Si, si, j’y tiens.

 

D’ANDRÉSY

Soit. (Souriant.) Alors, cette fois, la main ?

 

GEORGES

Ah mon vieux !… et de tout mon cœur !

 

D’ANDRÉSY, entre ses dents.

Jeune crétin !

 

BERTAUT, entrant.

C’est M. Guerchard.

(D’Andrésy rit.)

 

GEORGES

Ah non ! ne ris pas, ne me rends pas ridicule devant lui. (À Bertaut.) Faites entrer. (À d’Andrésy.) Non, ne ris plus, mon vieux.

 

D’ANDRÉSY

Tiens, correct comme une fripouille.

 


Scène VIII


LES MÊMES, puis GUERCHARD

(Guerchard entre.)

 

GEORGES

Monsieur l’Inspecteur, je suis confus que vous vous soyez dérangé vous-même. Enfin, si c’est pour me parler de l’affaire du diadème… (À d’Andrésy.) Tu connais, sans doute ? M. Guerchard, inspecteur de la Sûreté… M. le comte d’Andrésy.

 

GUERCHARD

Ah monsieur ! je comptais justement aller chez vous.

 

D’ANDRÉSY

Ah !

 

GUERCHARD

Oui, pour ce que vous m’avez fait demander par votre secrétaire. C’était trop naturel. Le neveu du duc de Charnacé ! le fils du comte d’Andrésy, l’ancien ambassadeur ! J’ai toujours eu les plus excellentes et les plus flatteuses relations avec votre famille. Alors, j’allais porter… mais puisque j’ai l’honneur de vous rencontrer, voici… (Il lui remet une enveloppe.)

 

D’ANDRÉSY

Je suis votre obligé, monsieur Guerchard. Vous me donnez l’occasion de vous remercier de vive voix, ce que je n’aurais pas manqué de faire par écrit si je n’avais eu ici le plaisir de vous serrer la main. À bientôt, j’espère.

 

GUERCHARD

Monsieur le comte…

 

GEORGES

, reconduisant d’Andrésy.

Dis donc… viens me prendre pour le dîner… Mais, qu’est-ce que Guerchard t’a remis là ?

 

ANDRÉSY

Un coupe-file !

(Il sort.)

 

Rideau

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021