BIBLIOBUS Littérature française

Toute la poésie - Anatole France (1844-1924)

1873


(Poèmes dorés; Poésie)


TABLE DES MATIERES
À La Lumière. 
La Mort d'une libellule. 
La Mort Du Singe.
La Mort. 
Le Chêne Abandonné. 
Le Désir.
Les choses de l’amour...
Vénus, Etoile Du Soir. 
Ames Obscures.
Marine. 
Les Arbres. 
La Vision Des Ruines.
Les Affinités.
Les Cerfs.
La Perdrix.
Les Sapins. 
Sur Une Signature De Marie Stuart. 
Théra.
Le Mauvais Ouvrier.
La Sagesse Des Griffons.
La Danse des morts.
La Part De Madeleine.
Denys Tyran De Syracuse.
Les Légions De Varus.
L'Autographe.
Sonnet.










À La Lumière.

Dans l'essaim nébuleux des constellations,
Ô toi qui naquis la première,
Ô nourrice des fleurs et des fruits, ô Lumière,
Blanche mère des visions,

Tu nous viens du soleil à travers les doux voiles
Des vapeurs flottantes dans l'air :
La vie alors s'anime et, sous ton frisson clair,
Sourit, ô fille des étoiles !

Salut ! car avant toi les choses n'étaient pas.
Salut ! douce ; salut ! puissante.
Salut ! de mes regards conductrice innocente
Et conseillère de mes pas.

Par toi sont les couleurs et les formes divines,
Par toi, tout ce que nous aimons.
Tu fais briller la neige à la cime des monts,
Tu charmes le bord des ravines.

Tu fais sous le ciel bleu fleurir les colibris
Dans les parfums et la rosée ;
Et la grâce décente avec toi s'est posée
Sur les choses que tu chéris.

Le matin est joyeux de tes bonnes caresses ;
Tu donnes aux nuits la douceur,
Aux bois l'ombre mouvante et la molle épaisseur
Que cherchent les jeunes tendresses.

Par toi la mer profonde a de vivantes fleurs
Et de blonds nageurs que tu dores.
Au ciel humide encore et pur, tes météores
Prêtent l'éclat des sept couleurs.

Lumière, c'est par toi que les femmes sont belles
Sous ton vêtement glorieux ;
Et tes chères clartés, en passant par leurs yeux,
Versent des délices nouvelles.

Leurs oreilles te font un trône oriental
Où tu brilles dans une gemme,
Et partout où tu luis, tu restes, toi que j'aime,
Vierge comme en ton jour natal.

Sois ma force, ô Lumière ! et puissent mes pensées,
Belles et simples comme toi,
Dans la grâce et la paix, dérouler sous ta foi
Leurs formes toujours cadencées !

Donne à mes yeux heureux de voir longtemps encor,
En une volupté sereine,
La Beauté se dressant marcher comme une reine
Sous ta chaste couronne d'or.

Et, lorsque dans son sein la Nature des choses
Formera mes destins futurs,
Reviens baigner, reviens nourrir de tes flots purs
Mes nouvelles métamorphoses.













La Mort D'Une Libellule.

Sous les branches de saule en la vase baignées
Un peuple impur se tait, glacé dans sa torpeur,
Tandis qu'on voit sur l'eau de grêles araignées
Fuir vers les nymphéas que voile une vapeur.

Mais, planant sur ce monde où la vie apaisée
Dort d'un sommeil sans joie et presque sans réveil,
Des êtres qui ne sont que lumière et rosée
Seuls agitent leur âme éphémère au soleil.

Un jour que je voyais ces sveltes demoiselles,
Comme nous les nommons, orgueil des calmes eaux,
Réjouissant l'air pur de l'éclat de leurs ailes,
Se fuir et se chercher par-dessus les roseaux,

Un enfant, l'oeil en feu, vint jusque dans la vase
Pousser son filet vert à travers les iris,
Sur une libellule ; et le réseau de gaze
Emprisonna le vol de l'insecte surpris.

Le fin corsage vert fut percé d'une épingle ;
Mais la frêle blessée, en un farouche effort,
Se fit jour, et, prenant ce vol strident qui cingle,
Emporta vers les joncs son épingle et sa mort.

Il n'eût pas convenu que sur un liège infâme
Sa beauté s'étalât aux yeux des écoliers :
Elle ouvrit pour mourir ses quatre ailes de flamme,
Et son corps se sécha dans les joncs familiers












La Mort Du Singe. (1872)

Dans la serre vitrée où de rigides plantes,
Filles d’une jeune île et d’un lointain soleil,
Sous un ciel toujours gris, sommeillant sans réveil,
Dressent leurs dards aigus et leurs floraisons lentes,

Lui, tremblant, secoué par la fièvre et la toux,
Tordant son triste corps sous des lambeaux de laine,
Entre ses longues dents pousse une rauque haleine
Et sur son sein velu croise ses longs bras roux.

Ses yeux, vides de crainte et vides d’espérance,
Entre eux et chaque chose ignorent tout lien;
Ils sont empreints, ces yeux qui ne regardent rien,
De la douceur que donne aux brutes la souffrance.

Ses membres presque humains sont brûlants et frileux;
Ses lèvres en s’ouvrant découvrent les gencives;
Et, comme il va mourir, ses paumes convulsives
Ont caché pour jamais ses pouces musculeux.

Mais voici qu’il a vu le soleil disparaître
Derrière les huniers assemblés dans le port;
Il l’a vu: son front bas se ride sous l’effort
Qu’il tente brusquement pour rassembler son être.

Songe-t-il que, parmi ses frères forestiers,
Alors qu’un chaud soleil descendait des cieux calmes,
Repu du lait des noix et couché sur les palmes,
Il s’endormait heureux dans ses frais cocotiers,

Avant qu’un grand navire, allant vers des mers froides,
L’emportât au milieu des clameurs des marins,
Pour qu’un jour, dans le vent, qui lui mordît les reins,
La toile, au long des mâts, glaçât ses membres roides?

À cause de la fièvre aux souvenirs vibrants
Et du jeûne qui donne aux âmes l’allégeance,
Grâce à cette suprême et brève intelligence
Qui s’allume si claire au cerveau des mourants,

Ce muet héritier d’une race stupide
D’un rêve unique emplit ses esprits exaltés:
Il voit les bons soleils de ses jeunes étés,
Il abreuve ses yeux de leur flamme limpide.

Puis une vague nuit pèse en son crâne épais.
Laissant tomber sa nuque et ses lourdes mâchoires,
Il râle. Autour de lui croissent les ombres noires:
Minuit, l’heure où l’on meurt, lui versera la paix.













La Mort.

Si la vierge vers toi jette sous les ramures
Le rire par sa mère à ses lèvres appris ;
Si, tiède dans son corps dont elle sait le prix,
Le désir a gonflé ses formes demi-mûres ;

Le soir, dans la forêt pleine de frais murmures,
Si, méditant d'unir vos chairs et vos esprits,
Vous mêlez, de sang jeune et de baisers fleuris,
Vos lèvres, en jouant, teintes du suc des mûres ;

Si le besoin d'aimer vous caresse et vous mord,
Amants, c'est que déjà plane sur vous la Mort :
Son aiguillon fait seul d'un couple un dieu qui crée.

Le sein d'un immortel ne saurait s'embraser.
Louez, vierges, amants, louez la Mort sacrée,
Puisque vous lui devez l'ivresse du baiser.














Le Chêne Abandonné.
 
Dans la tiède forêt que baigne un jour vermeil,
Le grand chêne noueux, le père de la race,
Penche sur le coteau sa rugueuse cuirasse
Et, solitaire aïeul, se réchauffe au soleil.

Du fumier de ses fils étouffés sous son ombre,
Robuste, il a nourri ses siècles florissants,
Fait bouillonner la sève en ses membres puissants,
Et respiré le ciel avec sa tête sombre.

Mais ses plus fiers rameaux sont morts, squelettes noirs
Sinistrement dressés sur sa couronne verte ;
Et dans la profondeur de sa poitrine ouverte
Les larves ont creusé de vastes entonnoirs.

La sève du printemps vient irriter l'ulcère
Que suinte la torpeur de ses âcres tissus.
Tout un monde pullule en ses membres moussus,
Et le fauve lichen de sa rouille l'enserre.

Sans cesse un bois inerte et qui vécut en lui
Se brise sur son corps et tombe. Un vent d'orage
Peut finir de sa mort le séculaire ouvrage,
Et peut-être qu'il doit s'écrouler aujourd'hui.

Car déjà la chenille aux anneaux d'émeraude
Déserte lentement son feuillage peu sûr ;
D'insectes soulevant leurs élytres d'azur
Tout un peuple inquiet sur son écorce rôde ;

Dès hier, un essaim d'abeilles a quitté
Sa demeure d'argile aux branches suspendue ;
Ce matin, les frelons, colonie éperdue,
Sous d'autres pieds rameux transportaient leur cité ;

Un lézard, sur le tronc, au bord d'une fissure,
Darde sa tête aiguë, observe, hésite, et fuit ;
Et voici qu'inondant l'arbre glacé, la nuit
Vient hâter sur sa chair la pâle moisissure.











Le Désir.

Je sais la vanité de tout désir profane.
A peine gardons-nous de tes amours défunts,
Femme, ce que la fleur qui sur ton sein se fane
Y laisse d'âme et de parfums.

Ils n'ont, les plus beaux bras, que des chaînes d'argile,
Indolentes autour du col le plus aimé ;
Avant d'être rompu leur doux cercle fragile
Ne s'était pas même fermé.

Mélancolique nuit des chevelures sombres,
A quoi bon s'attarder dans ton enivrement,
Si, comme dans la mort, nul ne peut sous tes ombres
Se plonger éternellement ?

Narines qui gonflez vos ailes de colombe,
Avec les longs dédains d'une belle fierté,
Pour la dernière fois, à l'odeur de la tombe,
Vous aurez déjà palpité.

Lèvres, vivantes fleurs, nobles roses sanglantes,
Vous épanouissant lorsque nous vous baisons,
Quelques feux de cristal en quelques nuits brûlantes
Sèchent vos brèves floraisons.

Où tend le vain effort de deux bouches unies ?
Le plus long des baisers trompe notre dessein ;
Et comment appuyer nos langueurs infinies
Sur la fragilité d'un sein ?













Les choses de l’amour...

Les choses de l’amour ont de profonds secrets.
L’instinct primordial de l’antique Nature
Qui mêlait les flancs nus dans le fond des forêts
Trouble l’épouse encor sous sa riche ceinture;
Et, savante en pudeur, attentive à nos lois,
Elle garde le sang de l’Ève des grands bois.












Vénus, Etoile Du Soir. (1872)

La nuit vient nous ravir en ses puissants arcanes;
L’ombre avec des frissons envahit les platanes;
De légères vapeurs montent des chemins creux.
Les vieillards sont assis, et les voix alternées
Sous le feuillage obscur se perdent égrenées.
C’est l’heure où l’esprit rêve, heureux ou malheureux.

Le crépuscule expire et les étoiles blanches
Commencent en tremblant à poindre dans les branches.
Au regard exalté qui songe et les poursuit,

Voici que la plus belle allume la première
À l’occident pâli sa vibrante lumière,
Vénus splendide et chaste, honneur de notre nuit.

Depuis qu’ils ont chéri l’amour et sa souffrance,
Les hommes ont fait part de leur brève espérance
À cet astre indulgent qui ramène le soir.
-Si tu retiens mes yeux, Vénus; si ma pensée
Au sein du mol éther vers toi s’est élancée,
C’est toi seule et c’est toi toute que je veux voir.

J’ai surpris tes secrets: Ô céleste jumelle
De la Terre, astre cher qui mourras avec elle,
Tes destins sont pareils aux destins de ta soeur.
Le même soleil t’aime; et ce père des flammes
Jette en ton sein fleuri la vie, orgueil des âmes.
La nuit ainsi qu’à nous te verse sa douceur.

Monde, tu fais rouler dans la pâle étendue
La forme avec l’amour à tes flancs suspendue;
Tu livres aux troupeaux tes champs hospitaliers;
Tes mers ont leurs nageurs, et des siècles de fauves
Ont rugi le désir aux creux de tes rocs chauves;
Tes deux pôles de glace ont de blancs familiers.

Des reptiles, traînant leurs épais cartilages,
De leurs sillons visqueux souillaient tes chaudes plages,
Au temps où tu naissais dans les limons marins.
Et maintenant, mangeurs de chair ou d’herbe grasse,
Des êtres réjouis dans la force et la grâce,
Nés de ton corps adulte, ornent tes jours sereins.

Un air rouge et vibrant, semé de feux intimes,
Sur tes roides hauteurs dont nul n’a vu les cimes,
Nourrit avec excès de larges floraisons,
De grands lis pleins d’odeurs et de phosphorescences,
Les longs fûts des palmiers aux salubres essences,
Et des gerbes de dards exhalant leurs poisons.

Des îles en leurs lits récents de madrépores,
Vierges, sous le vent frais plein de baisers sonores,
Conçoivent les doux fruits des continents lointains.
De grands oiseaux guerriers s’assemblent, race antique,
Dans les sombres vapeurs de ton ciel magnétique,
Sous les cratères noirs de tes volcans éteints.

Et des guetteurs, du haut des roches caverneuses,
Lourds, velus, déployant leurs ailes membraneuses,
De nocturnes regards éclairent les granits:

Ils veillent, attendant que l’aire obscure dorme;
Ils vont se laisser choir, et sous leur masse énorme
Lentement étouffer les couples dans les nids.

Vénus, ô grande mère aux entrailles brûlantes,
Mère des animaux avides et des plantes,
Tout ce que tu contiens de divine chaleur
Dans un fécond travail a gonflé tes mamelles.
En allaitant, Vénus, tes nourrissons, tu mêles
Largement en leur sang la joie et la douleur.

Mais lorsque après tes nuits, tes sombres nuits sans lune,
Derrière l’Océan qui gémit sur la dune,
Immense et près de toi se lève le soleil,
Est-il, pour réfléchir ton ciel qui s’illumine,
Un regard où reluit la tristesse divine,
Un regard anxieux et fier, au mien pareil?

Nourris-tu des vivants de qui l’âme profonde
Te contient tout entier dans elle-même, ô monde!
Et qui sont ta vertu, ta splendeur et tes dieux?
N’as-tu pas enfanté des rois, frères des hommes,
Qui, superbes, hardis, pensifs, tels que nous sommes,
Seuls portent haut leur front et regardent les cieux?

Ces princes, nos égaux, recherchent-ils les causes,
La raison et la fin, la nature des choses?
Quels désirs, quels espoirs gonflent leurs coeurs puissants?
Ont-ils, promptes sans cesse à verser les dictames,
Des mères et des soeurs belles comme nos femmes,
Triomphe de la vie et délices des sens?

Oh! les meilleurs d’entre eux, dans la nuit solitaire,
Levant leur front blanchi d’un reflet de la terre,
Ont souvent médité les travaux de nos jours.
Connaître pour aimer, tel est la loi de l’être;
Et, dans leur mâle ardeur d’étreindre et de connaître,
Ils ont jusqu’à la terre étendu leurs amours.

L’esprit cherche l’esprit dans l’étoile prochaine;
Et, jetant dans l’espace une mystique chaîne,
Eux en nous, nous en eux, nous nous glorifions.
Tant il est naturel de sortir de soi-même,
Tant nous portons au coeur le besoin qu’on nous aime,
Tant notre âme de feu jette loin ses rayons.


                










Ames Obscures.

Tout dans l’immuable Nature
Est miracle aux petits enfants:
Ils naissent, et leur âme obscure
Éclôt dans des enchantements.

Le reflet de cette magie
Donne à leur regard un rayon.
Déjà la belle illusion
Excite leur frêle énergie.

L’inconnu, l’inconnu divin,
Les baigne comme une eau profonde;
On les presse, on leur parle en vain:
Ils habitent un autre monde;

Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts
S’emplissent de rêves étranges.
Oh! qu’ils sont beaux, ces petits anges
Perdus dans l’antique univers!

Leur tête légère et ravie
Songe tandis que nous pensons;
Ils font de frissons en frissons
La découverte de la vie.











Marine.

Sous les molles pâleurs qui voilaient en silence
La falaise, la mer et le sable, dans l’anse
Les embarcations se réveillaient déjà.
Du gouffre oriental le soleil émergea
Et couvrit l’Océan d’une nappe embrasée.
La dune au loin sourit, ondoyante et rosée.
On voyait des éclairs aux vitres des maisons.
Au sommet des coteaux les jeunes frondaisons
Commençaient à verdir dans la clarté première,
Et le ciel aspirait largement la lumière.

Il se fit dans l’espace une vague rumeur
Où le travail humain vint jeter sa clameur.
Les femmes en sabots descendent du village,
Les pêcheurs font sécher leurs filets sur la plage,
Et le soleil allume, au dos des mariniers,
Les spasmes des poissons dans l’osier des paniers.
Dans un creux de falaise où voltige l’étoupe,
Un vieil homme calfate, en chantant, sa chaloupe,
Tandis que tout en haut, parmi les chardons blancs,
Cheminent deux douaniers, au pas, graves et lents.
Dans un bateau pêcheur dont la voile latine,
Blanc triangle, reluit à travers la bruine,
Un vieux marin, debout sur le gaillard d’avant,
Tendant le bras au large, interroge le vent.











Les Arbres.

Ô vous qui, dans la paix et la grâce fleuris,
Animez et les champs et vos forêts natales,
Enfants silencieux des races végétales,
Beaux arbres, de rosée et de soleil nourris,

La Volupté par qui toute race animée
Est conçue et se dresse à la clarté du jour,
La mère aux flancs divins de qui sortit l'Amour,
Exhale aussi sur vous son haleine embaumée.

Fils des fleurs, vous naissez comme nous du Désir,
Et le Désir, aux jours sacrés des fleurs écloses,
Sait rassembler votre âme éparse dans les choses,
Votre âme qui se cherche et ne se peut saisir.

Et, tout enveloppés dans la sourde matière
Au limon paternel retenus par les pieds,
Vers la vie aspirant, vous la multipliez,
Sans achever de naître en votre vie entière.












La Vision Des Ruines.

Le fleuve qui, libre et tranquille,
Traîne ses marnes et ses eaux
Au milieu des pâles roseaux,
Presse en ses bras une longue île,

Qui semble un navire échoué
Par quelque héroïque aventure,
Perdant sa forme et sa nature,
Dormeur à l’oubli dévoué.

Le cri rauque et le vol des grues
Percent les nuages blafards;
Les cygnes et les verts canards
Voguent au fil des eaux accrues.

Dans l’île, un portail et deux tours,
Retraite aux hiboux familière,
Dressent sous la mousse et le lierre
Leurs profils noirs, douteux et lourds.

De maigres figures de pierre
Gisant dans les iris épais,
Les mains jointes, suivent en paix
Le rêve qui clôt leur paupière.

Tous ceux-là dont le vent du nord
Ronge avec lenteur les images,
Anges et rois, vierges et mages,
Ont grandement aimé la mort;

Car la roideur de leur stature
Et l’aridité de leur chair
Font voir combien il leur fut cher
D’aspirer à la sépulture.

De longtemps ne sera troublé
Le silence de l’île sainte:
Dans le fleuve dont elle est ceinte
Le dos des ponts s’est écroulé.

N’est-ce pas là le berceau rude
De la grande et belle cité,
Qui plus tard avec volupté
S’assit dans cette solitude?

Mais la terre avare a repris
Les pierres des quais et des rues,
Et les demeures disparues
Gisent sous les tertres fleuris.

Au sud de l’île, une colline
Couronne d’un amas confus
De murs, de chapiteaux, de fûts,
Ses flancs où le thuya s’incline.

Les marais coassent, le soir.
Vers l’ouest, loin dans la plaine verte,
Une porte se dresse ouverte
Sur le ciel pluvieux et noir.

Sculptés aux parois triomphales,
Des hommes, des boeufs, des chevaux,
Rappelant d’antiques travaux,
Se brisent au choc des rafales.

Et vers le nord, mais moins avant,
Candélabres, balustres, dalles,
Escaliers, murs en longs dédales,
Sonnent avec langueur au vent,

Ruines d’un temple où des lyres
Pendent à des chevilles d’or,
Où des pieds de nymphes encor
Dansent en de joyeux délires.

Muette, la maison des Rois
Est assise, comme une veuve,
Sur la rive droite du fleuve,
Dans les nymphéas blancs et froids;

Elle mire dans les eaux blêmes
Ce qui lui reste de joyaux
Et répand ses colliers royaux
De chiffres noués et d’emblèmes;

Sur un pavillon, les pâleurs
De la lune, au bord d’une nue,
Animent une forme nue
Qui sourit et verse des fleurs:

C’est un corps de femme accroupie,
Un corps lascif, jeune et lassé,
Qui fut sans doute caressé
Par le regard d’un siècle impie.













Les Affinités.

I

Le noir château, couvert de chiffres et d’emblèmes
Et ceint des froides fleurs dormant sur les eaux blêmes,
En un doux ciel humide effile ses toits bleus.
Dans le parc, où jadis on vit flotter des fées,
Les Nymphes, par le lierre en leur marbre étouffées,
Méditent longuement leurs amours fabuleux.

Déjà des vieux tilleuls les premières rangées
Versent sur les gazons leurs ombres allongées
Jusqu’au pied du fossé qui borde le manoir.

La forêt qui s’étend à l’horizon déroule,
Sous un vent large et frais, les grands plis de sa houle,
Et mugit tout au loin dans la brume du soir.

Sur le vieux banc de marbre envahi par la mousse
Cécile s’abandonne à sa tristesse douce.
Sa tête penche au faix des lourds cheveux châtains,
Des cheveux d’où jaillit une étrange étincelle
Quand le peigne se plonge en leur flot qui ruisselle
Sous l’ombre des rideaux, au secret des matins.

Très lasse, de souffrance et de langueur parée,
De sa propre faiblesse elle-même enivrée,
Elle vit en silence à l’ombre des tilleuls.
Son âme un peu farouche a cette clairvoyance
Et ces secrets instincts, sûrs comme la science,
Noble et fatal trésor de ceux qui vivent seuls.

D’un long et plein oubli nonchalamment éprise,
Elle respire, émue au souffle de la brise,
Les amères senteurs qui voyagent dans l’air;
Et, le sein frissonnant des frissons dont l’automne
Fait tressaillir le soir la forêt monotone,
Elle laisse errer son regard couleur de mer.

Et, comme un vol d’oiseaux, sur la mer, ses pensées
Aiment, en tournoyant, à plonger dispersées
Dans le vague océan où s’égarent ses yeux.
Ses nerfs qui gémissaient, pareils, les jours de crise,
Aux cordes en éclats d’un instrument qu’on brise,
Allument leur réseau d’un feu mystérieux.

À sentir sur sa joue et dans ses molles tresses
Passer confusément d’invisibles caresses,
Une vague épouvante enfle son coeur prudent.
Avide avec effroi de fraîcheurs innomées,
Buvant comme un poison l’odeur des fleurs aimées,
Enfin elle s’abîme en un repos ardent.

Et, ses longs cils baignés d’une brume légère,
Surprise, sans mémoire, à soi-même étrangère,
Voici qu’elle s’anime avec des sens nouveaux.
Une vie indécise, affreusement diffuse,
À qui son être épars se livre et se refuse,
L’éveille sourdement pour de blêmes travaux.

Hors de son propre sein, hors de sa forme inerte,
Belle comme la Mort maintenant, et déserte.
Elle existe, elle voit, elle entend, elle sent.

Tout son esprit s’exhale en effluves mystiques,
Abandonne et reçoit des ondes magnétiques,
Et s’échappe bien loin de la chair et du sang.

En des affres d’horreur et de vague, entraînée
Vers un but que fixa l’obscure Destinée,
Comme un fluide au fil du métal conducteur,
Elle glisse, et voici qu’elle aborde éperdue
Une phosphorescente et liquide étendue
Où l’air austral épand sa chaude pesanteur.

Dans les blanches clartés et les ombres légères
Des constellations de formes étrangères,
Une frégate lofe au souffle de la mer.
Un marin, dans le vent, debout sous la dunette,
Sous les trois galons d’or de sa sombre casquette,
Plonge au large un regard impérieux et clair.

Il a, croisant les bras, cette grâce un peu rude
Que la force au repos prend dans la solitude.
Immobile, étant vu de Cécile, il la voit.
Nul frisson n’a troublé son manteau militaire,
Mais un sourire doux, sur son visage austère,
S’achève lentement plus étrange et plus froid.

Tout s’efface. Bientôt Cécile, revenue
De la silencieuse et fatale entrevue,
Va s’éveiller devant le parc tranquille et noir,
Mais rapportant du sein des magiques abîmes
Un écrin merveilleux d’épouvantes intimes
Qui dans son coeur ému s’ouvrira chaque soir.


II

Dans l’air dont l’éventail bat les ondes tiédies,
Le timbre italien des claires mélodies
Monte avec les parfums de la chair et des fleurs:
Et l’orchestre remplit de ses éclats sonores
Cette loge où Cécile, aux doux reflets des stores,
Songe, de diamants ornée et de pâleurs.

Depuis deux ans, pour mieux chasser de sa pensée
L’étrange souvenir dont son âme est blessée,
Elle cherche le bruit des soirs parisiens;
Mais, dans le lourd repos de ses fatigues vaines,
Elle sent par instants lui monter dans les veines
Le regret généreux de ses effrois anciens.

Et, blême pour jamais d’avoir été ravie
Dans la mouvante horreur des confins de la vie,
Souvent, à la clarté triste des jours tombants,
Une délicieuse et mortelle tendresse
Se trouble amèrement en elle et l’intéresse
À l’Inconnu pensif sous les sveltes haubans.

Au théâtre, ce soir, de diamants fleurie,
Elle regarde, mais sans voir; sa rêverie.
Dans l’espace incertain flottant comme un parfum
En une volontaire et paisible démence,
Au gré des visions musicales commence
Mille songes subtils sans en finir aucun.

Et soudain, comme un arc se courbant en arrière,
Rigide, ses grands yeux révulsés, sans lumière,
Elle pousse un cri sourd dans sa gorge expirant;
Elle a vu sur la mer la frégate connue,
Mais donnant sur le flanc, ses trois mâts rasés, nue,
Sinistre et noir ponton dans la tempête errant.

Aux agrès amarrés sur l’avant qui se dresse,
C’est Lui, Lui, qu’elle voit couché dans sa détresse:
Seul, épuisé, mourant, il se soulève un peu,

Et donne à la voyante un regard triste et tendre,
Un regard où l’on sent son âme se détendre
Dans la fière douceur d’un ineffable aveu.

Mais une lame croule avec des bruits funèbres,
Et dans l’affaissement de ses lourdes ténèbres
Fait sombrer le navire entr’ouvert. Dans la mer
Le jeune homme au front pur descend; il s’abandonne,
Et des algues lui font une glauque couronne.
Elle, alors, avec lui, goûte le sel amer.

Il a gagné son lit pacifique et repose.
À l’abri des requins gloutons, le corail rose
Étend sur lui ses bras animés et fleuris.
Elle-même, elle est là, baisant sa bouche froide;
Elle a du sang aux yeux; ses tempes sifflent; roide.
Étouffée, elle exhale à jamais ses esprits.

-Invisible lien! -La frêle créature
A péri sans effort, docile à la nature;
Le flacon dans ses doigts, qui ne s’ouvriront plus,
Luit. La Mort sur sa chair silencieuse étale
Sa majesté funèbre et sa splendeur fatale,
Et la divine paix des destins révolus.

Puisque ta vision fut vraie, ô jeune femme,
due ta terrestre vie ait dénoué sa trame,
Qu’importe! Plonge au sein du monde essentiel!
Tes sens, féconds naguère en exquises souffrances,
Ta forme, douce aux yeux, étaient des apparences.
Le corps n’est rien de plus; l’esprit seul est réel.











Les Cerfs.

Aux vapeurs du matin, sous les fauves ramures
Que le vent automnal emplit de longs murmures,
Les rivaux, les deux cerfs luttent dans les halliers :
Depuis l'heure du soir où leur fureur errante
Les entraîna tous deux vers la biche odorante,
Ils se frappent l'un l'autre à grands coups d'andouillers.

Suants, fumants, en feu, quand vint l'aube incertaine,
Tous deux sont allés boire ensemble à la fontaine,
Puis d'un choc plus terrible ils ont mêlé leurs bois.
Leurs bonds dans les taillis font le bruit de la grêle ;
Ils halettent, ils sont fourbus, leur jarret grêle
Flageole du frisson de leurs prochains abois.

Et cependant, tranquille et sa robe lustrée,
La biche au ventre clair, la bête désirée
Attend ; ses jeunes dents mordent les arbrisseaux ;
Elle écoute passer les souffles et les râles ;
Et, tiède dans le vent, la fauve odeur des mâles
D'un prompt frémissement effleure ses naseaux.

Enfin l'un des deux cerfs, celui que la Nature
Arma trop faiblement pour la lutte future,
S'abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
L'oeil terne, il a léché sa mâchoire brisée ;
Et la mort vient déjà, dans l'aube et la rosée,
Apaiser par degrés son poitrail pantelant.

Douce aux destins nouveaux, son âme végétale
Se disperse aisément dans la forêt natale ;
L'universelle vie accueille ses esprits :
Il redonne à la terre, aux vents aromatiques,
Aux chênes, aux sapins, ses nourriciers antiques,
Aux fontaines, aux fleurs, tout ce qu'il leur a pris.

Telle est la guerre au sein des forêts maternelles.
Qu'elle ne trouble point nos sereines prunelles :
Ce cerf vécut et meurt selon de bonnes lois,
Car son âme confuse et vaguement ravie
A dans les jours de paix goûté la douce vie :
Son âme s'est complu, muette, au sein des bois.

Au sein des bois sacrés, le temps coule limpide,
La peur est ignorée et la mort est rapide ;
Aucun être n'existe ou ne périt en vain.
Et le vainqueur sanglant qui brame à la lumière,
Et que suit désormais la biche douce et fière,
A les reins et le coeur bons pour l'oeuvre divin.

L'Amour, l'Amour puissant, la Volupté féconde,
Voilà le dieu qui crée incessamment le monde,
Le père de la vie et des destins futurs !
C'est par l'Amour fatal, par ses luttes cruelles,
Que l'univers s'anime en des formes plus belles,
S'achève et se connaît en des esprits plus purs.











La Perdrix.

Hélas! celle qui, jeune en la belle saison,
Causa dans les blés verts une ardente querelle
Et suivit le vainqueur ensanglanté pour elle,
La compagne au bon coeur qui bâtit la maison

Et nourrit les petits aux jours de la moisson,
Vois: les chiens ont forcé sa retraite infidèle.
C’est en vain qu’elle fuit dans l’air à tire-d’aile,
Le plomb fait dans sa chair passer le grand frisson.

Son sang pur de couveuse à la chaleur divine
Sur son corps déchiré mouille sa plume fine.
Elle tournoie et tombe entre les joncs épais.

Dans les joncs, à l’abri de l’épagneul qui flaire,
Triste, s’enveloppant de silence et de paix,
Ayant fini d’aimer, elle meurt sans colère.












Les Sapins.

On entend l'Océan heurter les promontoires ;
De lunaires clartés blêmissent le ravin
Où l'homme perdu, seul, épars, se cherche en vain ;
Le vent du nord, sonnant dans les frondaisons noires,
Sur les choses sans forme épand l'effroi divin.

Paisibles habitants aux lentes destinées,
Les grands sapins, pleins d'ombre et d'agrestes senteurs,
De leurs sommets aigus couronnent les hauteurs ;
Leurs branches, sans fléchir, vers le gouffre inclinées,
Tristes, semblent porter d'iniques pesanteurs.

Ils n'ont point de ramure aux nids hospitalière,
Ils ne sont pas fleuris d'oiseaux et de soleil,
Ils ne sentent jamais rire le jour vermeil ;
Et, peuple enveloppé dans la nuit familière,
Sur la terre autour d'eux pèse un muet sommeil.

La vie, unique bien et part de toute chose,
Divine volupté des êtres, don des fleurs,
Seule source de joie et trésor de douleurs,
Sous leur rigide écorce est cependant enclose
Et répand dans leur corps ses secrètes chaleurs.

Ils vivent. Dans la brume et la neige et le givre,
Sous l'assaut coutumier des orageux hivers,
Leurs veines sourdement animent leurs bras verts,
Et suscitent en eux cette gloire de vivre
Dont le charme puissant exalte l'univers.

Pour la fraîcheur du sol d'où leur pied blanc s'élève,
Pour les vents glacials, dont les tourbillons sourds
Font à peine bouger leurs bras épais et lourds,
Et pour l'air, leur pâture, avec la vive sève,
Coulent dans tout leur sein d'insensibles amours.

En souvenir de l'âge où leurs aïeux antiques,
D'un givre séculaire étreints rigidement,
Respiraient les frimas, seuls, sur l'escarpement
Des glaciers où roulaient des îlots granitiques,
L'hiver les réjouit dans l'engourdissement.

Mais quand l'air tiédira leurs ténèbres profondes,
Ils ne sentiront pas leur être ranimé
Multiplier sa vie au doux soleil de mai,
En de divines fleurs d'elles-mêmes fécondes,
Portant chacune un fruit dans son sein parfumé.

Leurs flancs s'épuiseront à former pour les brises
Ces nuages perdus et de nouveaux encor,
En qui s'envoleront leurs esprits, blond trésor,
Afin qu'en la forêt quelques grappes éprises
Tressaillent sous un grain de la poussière d'or.

Ce fut jadis ainsi que la fleur maternelle
Les conçut au frisson d'un vent mystérieux ;
C'est ainsi qu'à leur tour, pères laborieux,
Ils livrent largement à la brise infidèle
La vie, immortel don des antiques aïeux.

Car l'ancêtre premier dont ils ont reçu l'être
Prit sur la terre avare, en des âges lointains,
Une rude nature et de mornes destins ;
Et les sapins, encor semblables à l'ancêtre,
Éternisent en eux les vieux mondes éteints.







Sur une signature de Marie Stuart
À Étienne Charavay.

Cette relique exhale un parfum d'élégie,
Car la reine d'Écosse, aux lèvres de carmin,
Qui récitait Ronsard et le missel romain,
Y mit en la touchant un peu de sa magie.

La reine blonde, avec sa fragile énergie,
Signa MARIE au bas de ce vieux parchemin,
Et le feuillet heureux a tiédi sous la main
Que bleuissait un sang fier et prompt à l'orgie.

Là de merveilleux doigts de femme sont passés,
Tout empreints du parfum des cheveux caressés
Dans le royal orgueil d'un sanglant adultère.

J'y retrouve l'odeur et les reflets rosés
De ces doigts aujourd'hui muets, décomposés,
Changés peut-être en fleurs dans un champ solitaire.






Théra

Cette outre en peau de chèvre, ô buveur, est gonflée
De l'esprit éloquent des vignes que Théra,
Se tordant sur les flots, noire, déchevelée
Étendit au puissant soleil qui les dora.

Théra ne s'orne plus de myrtes ni d'yeuses,
Ni de la verte absinthe agréable aux troupeaux,
Depuis que, remplissant ses veines furieuses,
Le feu plutonien l'agite sans repos.

Son front grondeur se perd sous une rouge nue ;
Des ruisseaux dévorants ouvrent ses mamelons ;
Ainsi qu'une Bacchante, elle est farouche et nue,
Et sur ses flancs intacts roule des pampres blonds.


 

 

 



Le mauvais Ouvrier.

Maître Laurent Coster, coeur plein de poésie, 
Quitte les compagnons qui du matin au soir, 
Vignerons de l’esprit, font gémir le pressoir; 
Et Coster va rêvant selon sa fantaisie. 
Car il aime d’amour le démon Aspasie. 
Sur son banc, à l’église, il va parfois s’asseoir, 
Et voit flotter dans la vapeur de l’encensoir 
La dame de l’enfer que son âme a choisie;
 
Ou bien encor, tout seul au bord d’un puits mousseux, 
Joignant ses belles mains d’ouvrier paresseux, 
Il écoute sans fin la sirène qui chante. 
Et je ne sais non plus travailler ni prier; 
Je suis, comme Coster, un mauvais ouvrier, 
À cause des beautés d’une femme méchante









Sonnet.

Elle a des yeux d’acier; ses cheveux noirs et lourds 
Ont le lustre azuré des plumes d’hirondelle; 
Blanche à force de nuit amassée autour d’elle, 
Elle erre sur les monts et dans les carrefours. 
Et nocturne, elle emporte à travers les cieux sourds, 
Dans le champ sépulcral où fleurit l’asphodèle, 
La pâle jeune fille idéale, et fidèle 
À quelque rêve altier d’impossibles amours. 
Vierge, elle aime le sang des vierges; et, farouche, 
Elle entr’ouvre la fleur funèbre de sa bouche 
Et d’un sourire froid éclaire ses pâleurs, 
Lorsque, prête à subir une peine inconnue, 
La victime aux cheveux de miel chargés de fleurs, 
Mourante et les yeux blancs, offre sa gorge nue. 











La sagesse des Griffons.

C’était la nuit ardente et le retour du bal;
Vaincue et triomphante et chastement lascive,
Elle disait d’un ton de bien-être: J’ai mal!
Les roses s’effeuillaient sur sa tête pensive
Où murmurait encor l’âme des violons;
Son pied avait parfois un spasme mélodique.
Le mouchoir de dentelle au bout de ses doigts longs
Glissait; et sur les bras du fauteuil héraldique,

Ses bras minces et blancs s’allongeaient mollement,
Nus, et laissaient tomber le fragile corsage,
Si bien que, sur le sein, à chaque battement,
L’ombre qui rend songeur se creusait davantage
Dans la blancheur de sa chair de camélia.
Mais soulevant ses bras, lianes odorantes,
Lentement sur mon col, douce, elle les lia,
Et soupira: Toujours! de ses lèvres mourantes.
Sur sa tête d’enfant penchée au poids des fleurs
Le dossier droit et haut montait lourd de ténèbres,
Et sur sa nuque folle aux neigeuses fraîcheurs
Les Griffons lampassés prenaient des airs funèbres,
Car ils remémoraient, en de calmes ennuis,
La longue obsession de leurs regards de chêne:
Les bras évanouis des anciennes nuits
Qui tous voulaient jeter une éternelle chaîne,
Insensés! sur le cou docile de l’aimé,
Ne sachant pas qu’au fond des demeures affreuses,
Tout seuls, pliés en croix sur le sein accalmé,
Ils s’en iraient où vont les bras des amoureuses.
Car les Griffons debout au chevet féodal,
Chimériques témoins de mes belles chimères,
S’étaient enfin lassés d’entendre, après le bal,
Les serments éternels des bouches éphémères.











La danse des Morts.

Dans les siècles de foi, surtout dans les derniers,
La grand' danse macabre était fréquemment peinte
Au vélin des missels comme aux murs des charniers.

Je crois que cette image édifiante et sainte
Mettait un peu d'espoir au fond du désespoir,
Et que les pauvres gens la regardaient sans crainte.

Ce n'est pas que la mort leur fût douce à prévoir;
Dieu régnait dans le ciel et le roi sur la terre:
Pour eux mourir, c'était passer du gris au noir.

Mais le maître imagier qui, d'une touche austère,
Peignait ce simulacre, à genoux et priant,
Moine, y savait souffler la paix du monastère.

Sous les pas des danseurs on voit l'enfer béant:
Le branle d'un squelette et d'un vif sur un gouffre,
C'est bien affreux, mais moins pourtant que le néant.

On croit en regardant qu'on avale du soufre,
Et c'est pitié de voir s'abîmer sans retour
Sous la chair qui se tord la pauvre âme qui souffre.

Oui, mais dans cette nuit étalée au grand jour
On sent l'élan commun de la pensée humaine,
On sent la foi profonde. -Et la foi, c'est l'amour!

C'est là, c'est cet amour triste qui rassérène.
Les mourants sont pensifs, mais ne se plaignent pas,
Et la troupe est très-douce à la Mort qui la mène.

On se tient en bon ordre et l'on marche au compas;
Une musique un peu faible et presque câline
Marque discrètement et dolemment le pas:

Un squelette est debout pinçant la mandoline,
Et, comme un amoureux, sous son large chapeau,
Cache son front de vieil ivoire qu'il incline.

Son compagnon applique un rustique pipeau
Contre ses belles dents blanches et toutes nues,
Ou des os de sa main frappe un disque de peau.

Un squelette de femme aux mines ingénues
Éveille de ses doigts les touches d'un clavier,
Comme sainte Cécile assise sur les nues.

Cet orchestre si doux ne saurait convier
Les vivants au Sabbat, et, pour mener la ronde,
Satan aurait vraiment bien tort de l'envier.

C'est que Dieu, voyez-vous, tient encor le vieux monde.
Voici venir d'abord le Pape et l'Empereur,
Et tout le peuple suit dans une paix profonde.

Car le baron a foi, comme le laboureur,
En tout ce qu'ont chanté David et la Sibylle.
Leur marche est sûre: ils vont illuminés d'horreur.

Mais la vierge s'étonne, et, quand la main habile
Du squelette lui prend la taille en amoureux,
Un frisson fait bondir sa belle chair nubile;

Puis, les cils clos, aux bras du danseur aux yeux creux
Elle exhale des mots charmants d'épithalame,
Car elle est fiancée au Christ, le divin preux.

Le chevalier errant trouve une étrange dame;
Sur ses côtes à jour pend, comme sur un gril,
Un reste noir de peau qui fut un sein de femme;

Mais il songe avoir vu dans un bois, en avril,
Une belle duchesse avec sa haquenée;
Il compte la revoir au ciel. Ainsi soit-il!

Le page, dont la joue est une fleur fanée,
Va dansant vers l'enfer en un très-doux maintien,
Car il sait clairement que sa dame est damnée.

L'aveugle besacier ne danserait pas bien,
Mais, sans souffler, la Mort, en discrète personne,
Coupe tout simplement la corde de son chien:

En suivant à tâtons quelque grelot qui sonne,
L'aveugle s'en va seul tout droit changer de nuit,
Non sans avoir beaucoup juré. Dieu lui pardone

Il ferme ainsi le bal habilement conduit;
Et tous, porteurs de sceptre et traîneurs de rapière,
S'en sont allés dormir sans révolte et sans-bruit.

Ils comptent bien qu'un jour le lévrier de pierre,
Sous leurs rigides pieds couché fidèlement,
Saura se réveiller et lécher leur paupière.

Ils savent que les noirs clairons du jugement,
Qu'on entendra sonner sur chaque sépulture,
Agiteront leurs os d'un grand tressaillement,

Et que la Mort stupide et la pâle Nature
Verront surgir alors sur les tombeaux ouverts
Le corps ressuscité de toute créature.

La chair des fils d'Adam sera reprise aux vers;
La Mort mourra: la faim détruira l'affamée,
Lorsque l'éternité prendra tout l'univers.

Et, mêlés aux martyrs, belle et candide armée,
Les époux reverront, ceinte d'un nimbe d'or,
Dans les longs plis du lin passer la bien-aimée.

Mais les couples dont l'Ange aura brisé l'essor,
Sur la berge où le souffre ardent roule en grands fleuves,
Oui, ceux-là souffriront: donc ils vivront encor!

Les tragiques amants et les sanglantes veuves,
Voltigeant enlacés dans leur cercle de fer,
Soupireront sans rin des paroles très-neuves.

Oh! bienheureux ceux-là qui croyaient à l'Enfer.












La part de Madeleine.

L'ombre versait au flanc des monts sa paix bénie,
Le chemin était bleu, le feuillage était noir,
Et les palmiers tremblaient d'amour au vent du soir.
L'enfant de Magdala, la fleur de Béthanie,

Gémissait dans la pourpre et l'azur des coussins.
Le grand épervier d'or des femmes étrangères
Agrafait sur son front les étoffes légères;
La myrrhe tiédissait dans l'ombre de ses seins;

Ses doigts, où les parfums des jeunes chevelures
Avaient laissé leur âme et s'exhalaient encor
Autour du scarabée et des talismans d'or,
Gardaient des souvenirs pareils à des brûlures.

Or elle haïssait ce corps qui lui fut cher;
Tous les baisers reçus lui revenaient aux lèvres
Avec l'âcre saveur des dégoûts et des fièvres.
Madeleine était triste et souffrait dans sa chair;

Et ses lèvres, ainsi qu'une grenade mûre,
Entr'ouvrant leur rubis sous la fraîcheur du ciel,
L'abeille des regrets y mit son âcre miel,
Et le vent qui passait recueillit ce murmure:

« J'avais soif, et j'ai ceint mon front d'amour fleuri;
J'ai pris la bonne part des choses de ce monde,
Et cependant, mon Dieu, ma tristesse est profonde,
Et voici que mon coeur est comme un puits tari!

« Mon âme est comparable à la citerne vide
Sur qui le chamelier ne penche plus son front;
Et l'amour des meilleurs d'entre ceux qui mourront
Est tombé goutte à goutte au fond du gouffre avide.

« Je n'ai bu que la soif aux lèvres des amants:
Ils sont faits de limon, tous les fils de la mère;
La fleur de leurs baisers laisse une cendre amère,
L'étreinte de leurs bras est un choc d'ossements.

« Je brisais malgré moi l'argile de leur chaîne.
Seigneur! Seigneur! ce qui n'est plus ne fut jamais!
Leurs souvenirs étaient des morts que j'embaumais
Et qui n'exhalaient plus qu'à peine un peu de haine.

« Et je criais, voyant mon espoir achevé:
« Pleureuses, allumez l'encens devant ma porte,
« Apprêtez un drap d'or: la Madeleine est morte,
« Car étant la Chercheuse elle n'a pas trouvé! »

« Et j'ouvrais de nouveau mes bras comme des palmes;
J'étendais mes bras nus tout parfumés d'amour,
Pour qu'une âme vivante y vînt dormir un jour,
Et je rêvais encor les vastes amours calmes!

« Le Silence entendit ma voix, qui soupirait
Disant: « La perle dort dans le secret des ondes;
« Or je veux me baigner dans des amours profondes
« Comme tes belles eaux, lac de Génésareth!

« Que votre chaste haleine à mon souffle se mêle,
« Tranquilles fleurs des eaux, afin que le baiser
« Que sur le front élu ma lèvre ira poser,
« Calme comme la mort, soit infini comme elle! »

« Telle je soupirais au bord du lac natal,
Mais sur mes flancs blessés une mauvaise flamme,
Rebelle, dévorait ma chair avec mon âme,
Et voici que je meurs sur mon lit de santal.

« Pourtant, j'accepte encor la part de Madeleine
J'avais choisi l'amour et j'avais eu raison.
Comme Marthe, ma soeur, qui garda la maison,
Je n'aurai point pesé la farine ou la laine;

« La jarre, au ventre lourd d'olives ou de vin,
Dans les soins du cellier n'aura point clos ma vie;
Mais ma part, je le sais, ne peut m'être ravie,
Et je l'emporterai dans l'inconnu divin! »

Elle dit: le reflet des choses éternelles
L'illumina d'horreur et d'épouvantement.
Alors elle se tut et pleura longuement:
Une âme flottait vague au fond de ses prunelles.

Or, Jésus, celui-là qui chassait le Démon
Et qui, s'étant assis au bord de la fontaine,
But dans l'urne de grès de la Samaritaine,
Soupait ce même soir au logis de Simon.

Vers ce foyer, ce toit fumant entre les branches,
Madeleine tendit, humble, ses belles mains;
Et l'on aurait pu voir des pensers plus qu'humains
Rayonner sur son front comme des lueurs blanches.

La tristesse rendait plus belle sa beauté;
Ses regards au ciel bleu creusaient un clair sillage,
Et ses longs cils mouillés étaient comme un feuillage
Dans du soleil, après la pluie, un jour d'été.

L'enfant de Magdala, la fleur de Béthanie,
S'en alla vers Jésus qu'on a nommé le Christ,
Et parfuma ses pieds ainsi qu'il est écrit.
Et la terre connut la tendresse infinie.











Denys Tyran De Syracuse. 

LE TYRAN
Je suis roi, fils de Zeus, car Zeus ayant reçu 
Dans sa couche d’airain la Nuit aux sombres voiles, 
En son flanc mit mon germe. Ainsi je fus conçu 
Avant que dans les cieux veillassent les étoiles.
 
LE CHOEUR
Fils auguste de Zeus et de la sombre Nuit, 
Ne pleure point des cieux l’obscurité première: 
Nos yeux sont si bien clos que le soleil qui luit, 
N’y pourrait pas glisser un trait de sa lumière. 

LE TYRAN
Sachez-le bien: je suis entre vous et les cieux, 
Et je viens parmi vous, esclaves aux fronts pâles, 
Afin que vous n’ayez que ma bouche et mes yeux; 
Et moi j’enfanterai seul entre tous vos mâles. 

LE CHOEUR
Et tu nous vois aussi, troupeau morne et tremblant, 
Au poids de ton cothurne accoutumer nos nuques. 
La belle Liberté nous a tendu son flanc, 
Et nous avons counu que nous étions eunuques.

LE TYRAN
Si certains sont tentés de répandre, imprudents! 
Le miel que sur leur langue a mis l’Abeille antique, 
Qu’ils se coupent plutôt la langue avec leurs dents, 
Pour que vous l’approuviez, voici ma politique. 

LE CHOEUR
Parle, et ne crains plus, roi, l’Abeille et son miel d’or: 
Sur des lèvres sans voix l’Abeille est expirée; 
Son miel, trop fort pour nous, en paix suinte encor 
Aux fentes des tombeaux sur la route sacrée. 

LE TYRAN
Or, vous saurez ceci de moi, qu’une cité 
Ne vaut pas tant par l’or qui sort des lèvres sages, 
Que par le fer aigu que portent au côté 
Ceux qui font dans le sang fleurir les nouveaux âges. 

LE CHOEUR
Je suis de ton avis, ô roi, me souvenant 
Que l’an dernier, trois cents bonnes têtes civiques, 
En vérité faisaient un effet surprenant 
Sur les murs ennemis, mornes, au bout des piques. 

LE TYRAN
Et je vous dis ceci: quand sous le hêtre épais, 
Assis pour vous juger, je tiendrai la balance, 
J’ordonne que vous tous me regardiez en paix 
Au plateau des amis jeter mon fer de lance. 

LE CHOEUR
Devant ta chaise d’or nous nous tiendrons soumis. 
Roi, nous haïssons tous les balances égales,
Mais au plateau penchant, étant de tes amis, 
Nous mettrons jusqu’aux clous qui tiennent nos sandales. 

LE TYRAN
Or, ceux que d’entre vous le plus j’honorerai, 
Porteront à genoux à mes blanches cavales, 
De l’avoine dorée, et je leur permettrai 
De prendre les troupeaux des peuplades rivales. 

LE CHOEUR
Nous briguons tous l’honneur d’apporter à genoux 
Une avoine dorée â tes cavales blanches, 
Ô roi; puis, pour ton lit, nous engraissons chez nous, 
Nos femmes aux grands yeux, nos soeurs aux belles hanches. 

LE TYRAN
Cest bien, mais pour rançon, ô dormante cité, 
Du marbre de tes dieux et du sang de tes sages; 
Pour rançon de ta gloire et de ta liberté, 
Quel est donc le trésor que de moi tu présages? 

LE CHOEUR
La volupté qui donne et parfume la mort, 
Les spasmes énervants des amours infécondes; 
Et, pour farder nos fronts que blêmit le remord, 
La lie âcre du vin et des bouches immondes.












Les légions de Varus. 

Auguste regardait pensif couler le Tibre;
Il songeait aux Germains: ce peuple pur et libre
L’étonnait; ces gens-là lui causaient quelque effroi:
Ils avaient de grands coeurs et n’avaient point de roi.
César trouvait mauvais qu’ils pussent se permettre
D’être fiers, et de vivre insolemment sans maître.
Puis le bon César prit pitié de leur erreur
Au point de leur vouloir donner un empereur.
Il crut d’un bon effet qu’aussi l’aigle romaine
Se promenât un peu par la forêt germaine:
Il n’est tel que son vol pour éblouir les sots
Puis, l’or des chefs germains lui viendrait par boisseaux.
On s’ennuyait; la guerre était utile en somme
On n’avait pas d’un an illuminé dans Rome.

Auguste se souvint d’un homme de talent;
Varus s’était montré proconsul excellent;
Maigre il était entré dans une place grasse,
Et s’en était allé gras d’une maigre place.
Donc Varus, que César aimait pour ses travaux,
Ayant trois légions, trois ailes de chevaux,
Et pour arrière-garde ayant quatre cohortes,
De l’Empire romain les troupes les plus fortes,
Mena ces braves gens à travers les forêts,
Le front dans les taillis, les pieds dans les marais.

Alors la forêt mère, inviolée et sainte,
Etreignit les Romains dans son horrible enceinte,
Les fit choir dans des trous, leur déroba les cieux;
Chaque arbre avait des doigts et leur crevait les yeux.
Les soldats abattaient ces arbres pleins de haines
Et les chevaux, oyant gémir l’âme des chênes,
Se jetaient effarés dans la nuit des halliers,
Et, contre les troncs durs, brisaient leurs cavaliers.
Des flèches cependant venaient, inattendues,
Aux arbres ébranlés, clouer les chairs tordues
Et les soldats mouraient la javeline aux mains.

Hermann était debout au milieu des Germains
Le chef dormant s’était relevé pour leur cause,
Hermann, gloire sans nom! Hermann, l’homme, la chose
De l’antique patrie et de la liberté,
Toujours beau, toujours jeune et toujours indompté!
Le chef blond était là, dans sa force éternelle
Pieuse, le gardait la forêt maternelle.
Le chef au pavois rouge, autour du bois hurlant,
Serrait un long cordon de Germains au corps blanc;
Et, trois jours et trois nuits, la sainte Walkyrie,
Sur ces bois pleins de sang, fit planer sa furie
Son oeil bleu souriait -et ses neigeuses mains
Tranchèrent le jarret aux enfants des Romains.
Lorsque le courrier vint, poudreux, dire l’armée
De l’empire romain dormant sous la ramée,
L’Empereur en conçut de si fortes douleurs
Qu’il ôta de son front sa couronne de fleurs,
Et renvoya la foule au milieu d’une fête;
Aux tapis de son lit il se cogna la tête,
En s’écriant: "Varus, rends-moi mes légions!".
Bien quitte alors envers les expiations,
Il allait s’endormir, quand, pleurante et meurtrie,
Devant ses yeux mal clos, se dressa la Patrie.

« César, rends-moi mes fils, lui dit-elle; assassin,
Rends-moi, rends-moi ma chair et le lait de mon sein!
César, trois fois sacré, toi qui m’as violée,
Et qui m’as enchaînée et qui m’a mutilée,
Oui, la chair et le sang de mes plus beaux guerriers,
N’est vraiment qu’un fumier à verdir tes lauriers:
A leur cime, une sève épouvantable monte,
Hélas! et fait fleurir ma misère et ma honte.
Et je n’ai plus mes fils, ceux qui dans mes beaux jours
Me couronnaient d’épis, me couronnaient de tours.
Rends-moi mes légions, ma force et ma couronne,
Et dors sous tes lauriers, car leur ombre empoisonne!
Autrefois, quand, aux jours de ma fécondité,
J’enfantais dans la gloire et dans la liberté,
Je riais à mes fils morts pour la cause sainte,
Tombés en appelant ceux dont j’étais enceinte
Leurs frères étaient prêts, et mon oeil radieux
Les suivait citoyens, les perdait demi-dieux.
Je sentais des guerriers frémir dans mes entrailles,
Et mon lait refaisait du sang pour les batailles...
Mais comme la lionne, en sa captivité,
Je fais tout mon orgueil de ma stérilité.
César! vois mes beautés maternelles flétries;
Vois pendre tristement mes mamelles taries.
Sur les fruits de ton viol mes flancs se sont fermés;

Je ne veux pas des fils que ton sang a formés.
Rends-moi mes légions, ces dernières reliques
De la force romaine et des vertus publiques!
César! rends-moi leur sang précieux et sacré;
Rends-moi mes légions!... mais non, non; je croirai
Le ciel assez clément et toi-même assez juste,
Si seulement tu veux, divin César-Auguste,
De tout ce sang glacé que les lunes du nord
Boivent, de tant de chairs que la dent des loups mord,
Me rendre ce qu’il faut de nerfs, de chair et d’âme,
Pour tirer de ton cou tordu ton souffle infâme! »

Ainsi, sur l’empereur roulant ses yeux ardents,
Hurla la Louve, avec des grincements de dents.
Puis Auguste entendit des murmures funèbres
Tout remplis de son nom monter dans les ténèbres
Formidables, et vit, par le ciel entr’ouvert,
Des soldats défiler, blancs sous leur bronze vert;
Et Varus, qui menait la troupe pâle et lente,
Leur montrait le César de sa droite sanglante.
César ferma les yeux et sentit, tout tremblant,
Ses lauriers d’or glacer son front humide et blanc.
Tendant ses maigres bras au ciel de Germanie,
Il cria, blême, avec un râle d’agonie:
«Varus! garde la troupe intrépide qui dort!
Garde mes légions, ô ma complice! ô Mort! »










 
L'Autographe.

A Etienne Charavay.

Cette feuille soupire une étrange élégie, 
Car la reine d’Écosse aux lèvres de carmin 
Qui récitait Ronsard et le Missel romain, 
A mis là pour jamais un peu de sa magie. 
La Reine blonde avec sa débile énergie 
Signa Marie au bas de ce vieux parchemin, 
Et le feuillet pensif a tiédi sous sa main 
Que bleuissait un sang fier et prompt à l’orgie. 
Là de merveilleux doigts de femme sont passés 
Tout empreints du parfum des cheveux caressés 
Dans le royal orgueil d’un sanglant adultère. 
J’y retrouve l’odeur et les reflets rosés 
De ces doigts aujourd’hui muets, décomposés, 
Changés peut-être en fleurs dans un champ solitaire.


 FIN

Date de dernière mise à jour : 21/08/2016