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BIBLIOBUS Littérature française

Camille Saint-Saëns (1835-1921)

Prélude

 

(à M. L. J. C.)



Te souviens-tu de la tonnelle
Où nous déjeunâmes si bien?
De l'étincelante prunelle
De la servante, et de son chien?

De l'omelette savoureuse?
De notre langage indiscret?
De la route au soleil poudreuse
Et des chênes de la forêt?

En déjeunant, la Poésie
Fut le thème de nos discours,
Et le goût de cette ambroisie
À ma lèvre est resté toujours.

Pourquoi? je ne saurais le dire,
Mais c'est un fait; pour mon malheur,
Je souffre à présent le martyre
Qui s'attache au flanc du rimeur.

Je suis prisonnier de la Lyre;
Apollon s'est fait mon geôlier.
Si rien ne calme ce délire
Je deviendrai fou à lier!

C'est toi, méchant petit gavroche,
Qui m'as fait ce cadeau fatal!
Ah! que n'es-tu sur une roche
Resté dans ton pays natal

Où l'huile vierge mais épaisse,
L'ayoli prompt à revenir,
La brandade et la bouillabaisse
Auraient bien dû te retenir!

Mais non! c'est trop d'ingratitude!
Pardonne à mon esprit pervers.
Entre nous, c'est la solitude
Qui m'a mis la tête à l'envers.

Tu ne seras pas responsable
Si mes vers me sont reprochés;
C'est moi seul qui suis le coupable
Et je t'absous de mes péchés.

Ou plutôt je te remercie:
Tu m'as ouvert un coin des cieux.
Sache-le bien: la Poésie
Est ce qui console le mieux.





La libellule



Près de l'étang, sur la prêle
Vole, agaçant le désir,
La Libellule au corps frêle
Qu'on voudrait en vain saisir.

Est-ce une chimère, un rêve
Que traverse un rayon d'or?
Tout à coup elle fait trêve
À son lumineux essor.

Elle part, elle se pose,
Apparaît dans un éclair
Et fuit, dédaignant la rose
Pour le lotus froid et clair.

À la fois puissante et libre,
Soeur du vent, fille du ciel,
Son aile frissonne et vibre
Comme le luth d'Ariel.

Fugitive, transparente,
Faite d'azur et de nuit,
Elle semble une âme errante
Sur l'eau qui dans l'ombre luit.

Radieuse elle se joue
Sur les lotus entr'ouverts,
Comme un baiser sur la joue
De la Naïade aux yeux verts.

Que cherche-t-elle? une proie.
Sa devise est: cruauté.
Le carnage met en joie
Son implacable beauté.




Mea culpa

Mea culpa! je m'accuse
De n'être point décadent.
Dans les fruits trop verts, ma Muse
N'ose pas mettre la dent.

Les gambades périlleuses
Ne sont pas de mon ressort:
Ces gaîtés sont dangereuses
Pour qui n'est pas assez fort.

La témérité m'enchante
Chez les jeunes imprudents;
Mais tranquillement je chante,
Laissant passer les ardents.

Ils vont, rompant tous les câbles,
Franchissant tous les fossés,
Truffant d'étranges vocables
Les hémistiches cassés,

Et composent des salades
De couleurs avec des sons,
À faire tomber malades
Les strophes et les chansons.

Du diable si je m'y frotte!
Tout ça n'est pas pour mon nez;
On m'enverrait à la hotte
Avec les journaux mort-nés.

Je deviendrais vite aphone,
Si j'allais en étourdi
M'égosiller comme un Faune
Fêtant son après-midi.

Laissons tous ces jeux d'adresse
À l'érudit, au savant.
Ce qui siérait à l'Altesse
Ne vaut rien pour le manant.




à M. Jacques D…

Jeune homme heureux à qui tout sourit dans la vie,
Garde bien ton bonheur!
Tu n'as jamais connu la haine ni l'envie;
 La paix est dans ton coeur.

Ta mère n'est plus là: mais ton père est un frère
 Et ta femme est un ciel;
La coupe qui souvent n'a qu'une lie amère
 Pour toi n'a que du miel.

Peut-être voudrais-tu guerroyer dans l'armée
 Des conquérants de l'Art,
Et qu'un jour t'acclamant, pour toi la Renommée
 Déployât l'étendard.

Imprudent! fuis la route où son clairon résonne!
 Elle mène à l'enfer.
Si la déesse au front nous met une couronne,
 La couronne est de fer.

Tu connaîtras, hélas! si ton char met sa roue
 Dans ce chemin glissant,
L'ornière qui se creuse, et le froid sur ta joue
 De l'Aquilon puissant!

Tu connaîtras les yeux menteurs, l'hypocrisie
 Des serrements de mains,
Le masque d'amitié cachant la jalousie;
 Les pâles lendemains

De ces jours de triomphe où le troupeau vulgaire
 Qui pèse au même poids
L'histrion ridicule et le génie austère
 Vous met sur le pavois!

La Gloire est infidèle et c'est une maîtresse
 Plus âpre que la mort.
Quand on a le bonheur, à quoi bon cette ivresse?
 Crains de tenter le Sort!

Je sais qu'on avertit en vain ceux que dévore
 La soif de l'inconnu.
Si le soir est trompeur, souviens-toi qu'à l'aurore
 Je t'avais prévenu.




à Madame Pauline Viardot

Gloire de la Musique et de la Tragédie,
Muse qu'un laurier d'or couronna tant de fois,
Oserai-je parler de vous, lorsque ma voix
Au langage des vers follement s'étudie?

Les poètes guidés par Apollon vainqueur
Ont seuls assez de fleurs pour en faire une gerbe
Digne de ce génie éclatant et superbe
Qui pour l'éternité vous a faite leur soeur.

Du culte du beau chant prêtresse vénérée,
Ne laissez pas crouler son autel précieux,
Vous qui l'avez reçu comme un dépôt des cieux,
Vous qui du souvenir êtes la préférée!

Ah! comment oublier l'implacable Fidès
De l'amour maternel endurant le supplice,
Orphée en pleurs qui pour revoir son Eurydice
Enhardi par Éros pénètre dans l'Hadès!

Grande comme la Lyre et vibrante comme elle,
Vous avez eu dans l'Art un éclat nonpareil
Vision trop rapide, hélas! que nul soleil
Dans l'avenir jamais ne nous rendra plus belle!




Cave Canem


Le chien n'est qu'un animal;
Mais l'homme, par qui tout change,
De l'animal fait un ange,
De la bête un idéal;

D'un museau noir, un poème
De jais brillant au soleil.
Rien sous les cieux n'est pareil
Aux pattes du chien qu'on aime,

À ses oreilles, tombant
Avec grâce, ou redressées,
Selon que vont les pensées
De cet être captivant.

Un sourire est dans sa queue:
Le grand poète l'a dit.
Si quelque intrus en médit,
On l'évite d'une lieue.

À son chien se confiant
Chacun pousse le courage
Jusqu'à braver de la rage
Le péril terrifiant.

Devant Azor qu'on admire
Le genre humain disparaît.
Pour plus d'une, que serait
Un amant, près de Zémire!

Ce fantoche intelligent
Grâce aux erreurs que je blâme
(Peut-être en les partageant)
Prend le meilleur de notre âme.




A M. Gabriel Fauré


Ah! tu veux échapper à mes vers, misérable!
 Tu crois les éviter.
Ils sont comme la pluie: il n'est ni Dieu ni Diable
 Qui les puisse arrêter.

Ils iront te trouver, franchissant les provinces
 Et les départements,
Ainsi que l'hirondelle avec ses ailes minces
 Bravant les éléments.

Si tu fermes ta porte, alors par la fenêtre
 Ils te viendront encor,
Étincelants, cruels, comme de la Pharètre
 Sortent des flèches d'or;

Et tu seras criblé de rimes acérées
 Pénétrant jusqu'au coeur;
Et tu pousseras des clameurs désespérées
 Sans calmer leur fureur.

Pour te défendre, Aulète à l'oreille rebelle,
 Tu brandiras en vain
Du dieu Pan qui t'a fait l'existence si belle
 La flûte dans ta main.

Elle rend sous ta lèvre experte et charmeresse
 Un son voluptueux
Qui nous donne parfois l'inquiétante ivresse
 D'un parfum vénéneux;

Des accords savoureux, inouïs, téméraires,
 Semant un vague effroi,
Apportant un écho des surhumaines sphères,
 Inconnus avant toi.

Mais l'essaim de mes vers, tourbillonnant, farouche,
 Sur elle s'abattra,
Obstruant les tuyaux; le sens deviendra louche
 Des sons qu'elle émettra;

Puis, jouet inutile entre tes mains d'athlète,
 La flûte se taira.
O vengeance terrible et dont l'ingrat poète
 Le premier gémira!

Car, pour lui, le retour de la rose ingénue
 Après l'hiver méchant,
Après un jour brûlant la fraîcheur revenue
 Ne valent pas ton chant!


Charles Gounod


Son art a la douceur, le ton des vieux pastels.
Toujours il adora vos voluptés bénies,
Cloches saintes, concert des orgues, purs autels:
De son oeil clair il voit les beautés infinies.

Sur la lyre d'ivoire, avec les Polymnies,
Il dit l'hymne païen, cher aux Dieux immortels.
«Faust» qui met dans sa main le sceptre des génies
Égale les Juans, les Raouls et les Tells.

De Shakspeare et de Goethe il dore l'auréole;
Sa voix a rehaussé l'éclat de leur parole:
Leur oeuvre de sa flamme a gardé le reflet.

Échos du mont Olympe, échos du Paraclet
Sont redits par sa Muse aux langueurs de créole:
Telle vibre à tous vents une harpe d'Éole.


Le chêne
(À M. Edmond Cottinet.)


Le chêne a-t-il grandi? tient-il bien sa promesse,
Ami des anciens jours?
Et ce que tu disais de lui dans sa jeunesse,
Le penses-tu toujours?

Oui, c'était bien un chêne, et d'une fleur de serre
Il n'a pas l'agrément;
Son écorce est rugueuse et sombre: en pleine terre
Il a crû lentement.

Sa racine a senti bien souvent de la roche
Le contact détesté;
Mais elle la contourne et sur elle s'accroche
Avec ténacité.

Sa tête sans orgueil dépasse à peine l'herbe.
Qui durera verra!
L'herbe sera fauchée, et la cime superbe
Longtemps s'élèvera.

L'arbuste pousse vite et son riche feuillage
À bientôt recouvert
Le jeune arbre sans grâce et sans fleurs, qu'un même âge
Fait moins fort et moins vert.

Sois patient! le Temps qui sans pitié ravage
Et la tige et la fleur
De l'arbuste, saura du vieux chêne sauvage
Consacrer la valeur;

Ses branches se tordant ainsi que des reptiles
Croîtront dans l'avenir,
Quand on aura perdu des plantes inutiles
Même le souvenir.

À toi merci, prophète aux strophes téméraires,
Pour avoir deviné
Que le frêle arbrisseau, battu des vents contraires,
Était prédestiné!




Modestie

(À M. René de Récy )

Plus d'un croit à sa victoire,
N'étant pas très érudit;
À qui connaît mieux l'Histoire
Tout orgueil est interdit.

Tu pensais, triste éphémère,
Atteindre au comble de l'art!
Poète, regarde Homère!
Ou, musicien, Mozart!

À tous ces géants énormes
Que nous montre le passé
Compare tes maigres formes,
O lutteur bientôt lassé!

Des forces de la Nature
Ils ont la fécondité;
Ils ont la haute stature,
La surhumaine beauté

De ces montagnes sublimes
Qui sans effort à nos yeux
Montrent des fleurs, des abîmes,
Et la neige dans les cieux.



Si nous écrivons trois lignes,
L'Univers tout étonné
Est averti par des signes
Qu'un chef-d'oeuvre nous est né.

Étourdi par le tapage,
L'Univers est en arrêt.
Le temps souffle sur la page:
Le chef-d'oeuvre disparaît.

On encense des idoles
Avec les genoux pliés;
Ceux dont on boit les paroles
Demain seront oubliés.

Ne va pas, toi qui m'écoutes
En prenant des airs narquois,
T'aventurer dans des joûtes
Avec les grands d'autrefois!

Tu te verrais, pauvre athlète,
Aussi faible qu'un enfant
Qui prendrait une arbalète
Pour combattre un éléphant.




A Augusta Holmès


L'Irlande t'a donnée à nous. Ta gloire est telle
Qu'un double rayon brille à ton front: Astarté,
Aussi belle que toi, ne savait qu'être belle;
Sapho qui t'égalait n'avait pas ta beauté.

Tu chantes, comme vibre une forêt superbe
Qu'agite la fureur des grands vents déchaînés;
Comme aux feux de midi la cigale dans l'herbe;
Comme sur un récif les flots désordonnés.

Ton talent réunit la force et la souplesse,
Et d'une défaillance il n'a pas à rougir;
Si tu peux gazouiller comme en son allégresse
L'oiseau des champs, tu sais comme un fauve rugir.

La République, l'Art et l'Amour ont ensemble
Mêlé leurs voix, guidés par ta puissante main,
Cette main qui jamais n'hésite ni ne tremble,
Que la lyre soit d'or ou qu'elle soit d'airain.

Tout un peuple a chanté l'Hymne de délivrance,
Vignerons, matelots, artisans, laboureurs,
Artistes et savants, parure de la France,
Les guerriers, les enfants qui leur jettent des fleurs.

À ta flamme allumée en brillante spirale
La flamme des trépieds sur tous les fronts a lui,
Et nous avons trouvé dans l'Ode Triomphale
Pour le grand Centenaire un chant digne de lui.

La Patrie adorée au tout-puissant génie
Te presse avec amour sur son coeur glorieux.
Sois par nous acclamée et par elle bénie,
Et puisse ton étoile illuminer les cieux!


A la même 


Il est beau de passer la stature commune;
 Mais c'est un grand danger:
Le vulgaire déteste une gloire importune
 Qu'il ne peut partager.

Tant qu'on a cru pouvoir vous tenir en lisière
 Dans un niveau moyen,
On vous encourageait, souriant en arrière
 Et vous disant: c'est bien!

Mais quand vous avez eu le triomphe insolite,
 L'éclat inusité,
Cet encouragement banal et vain bien vite
 De vous s'est écarté;

Et vous avez senti le frisson de la cime
 Qui, seule dans le ciel,
N'a que l'azur immense autour d'elle, l'abîme
 Et l'hiver éternel.

On craint les forts; celui qui dompte la chimère
 Est toujours détesté.
La haine est le plus grand hommage: soyez fière
 De l'avoir mérité.




Gnoti Seauton


La mer tente ma lyre avec ses épouvantes,
Ses caresses de femme et ses goëmons verts.
O mer trois fois perfide! alors que tu me hantes
Sur mon indignité j'ai les yeux grands ouverts.

Je pourrais comme un autre en alignant des rimes
Dire ton glauque azur aux vastes horizons;
Je pourrais par des mots semés sur tes abîmes
Faire comme les flots s'entrechoquer des sons.

Mais non, je suis trop peu pour cette rude tâche;
Tu m'as découragé par ton immensité.
L'effort est surhumain et je me sens trop lâche
Pour peindre dans mes vers ta terrible beauté.

Que d'autres plus hardis t'adressent la parole,
Comparent ton murmure à celui du sapin;
Je n'ose pas. Et puis ce serait chose folle
De te chanter encor après Jean Richepin.




à M. Pierre B…


Pierre, je t'ai vu naître et de ta jeune gloire
J'aimerais à fêter les lauriers radieux.
D'où vient donc ton silence et quelle est l'humeur noire
Qui fait plier ton aile et te ferme les cieux?

Je la connais; je sais qu'une triste chimère
A toujours assombri ton âme. La Vertu
Que tu voulais chanter dans ton désir austère
A mis son doigt glacé sur ton luth: il s'est tu.

La Vertu! que le ciel me garde d'en médire!
Il n'est rien de si beau, de si grand à mes yeux.
Mais-(mieux que moi ton père est là pour t'en instruire)
On la célèbre mal dans la langue des dieux.

Quand Homère chantait la colère d'Achille,
Quand Horace effeuillait des roses sur le vin,
Sur la reine Didon lorsque pleurait Virgile
Inventant pour la plaindre un langage divin,

Nul d'entre eux ne songeait à réformer le monde;
Poètes, ils faisaient des vers, comme en été
L'abeille cherche dans la corolle profonde
Son miel dont la saveur est une volupté.

Rouvre ton aile, ami! sois digne de ta race!
De corriger les moeurs ne va pas te flatter.
Le feu de la Jeunesse est la lave qui passe,
Et des sermons rimés ne peuvent l'arrêter.

Chante l'astre, la fleur, les bois, la mer si belle,
Les splendeurs de la Femme et les malheurs des Rois,
Le tout-puissant Amour, la Vengeance cruelle,
Et non le pot-au-feu d'un ménage bourgeois!

Sois poète: tes doigts savent toucher la Lyre;
Ils ont eu les leçons d'une savante main.
Oh! comme il me sera délicieux de lire
Le volume de vers que tu feras demain!

Ne soyons pas débonnaires


Ne soyons pas trop débonnaires;
Aimer quand même est lâcheté.
Pour les méchants restons sévères,
Gardons aux bons notre bonté.

Pardonnez! dit-on.-C'est facile,
Et doux même aux coeurs bien placés.
L'âpre vengeance est inutile;
Le mépris venge bien assez.

Mais prodiguer à tous les traîtres
Le trésor de son amitié!
Jeter son or par les fenêtres
À des assassins sans pitié!

Devant eux ôter sa cuirasse!
Presser sur un sein désarmé
Ceux dont on peut suivre la trace
À tout le mal qu'ils ont semé!

Ce n'est pas seulement faiblesse,
C'est une mauvaise action.
De quoi paiera-t-on la tendresse,
La fidèle dévotion

De l'ami vrai, si l'hypocrite
Dont le sourire est plein de fiel
Comme celui qui la mérite
Reçoit l'amitié, don du ciel!

Pour le Titan point de clémence!
Il est précipité des cieux.
Le dragon périt sous la lance
De l'Archange victorieux.

Ayons plus de miséricorde;
Mais pas d'attendrissement vain!
Aux méchants le sage n'accorde
Qu'un entier et parfait dédain.


Les heures

Toutes nous blessent, la dernière
Nous tue, ayant enfin pitié
Quand elle achève sans colère
L'oeuvre faite plus d'à moitié.

Les autres, même la plus douce,
Hélas! nous usent lentement,
Et chacune d'elle nous pousse
Vers le funèbre monument.

Funèbre? non. Quelle caresse
Vaut le sommeil sans lendemain?
Vienne l'heure, pâle maîtresse
Qu'on espère jamais en vain!

Elle viendra, consolatrice,
Tarir la source des remords:
Nulle passion tentatrice
Ne trouble le repos des morts.


Ces heures, pleines d'espérance,
De terreur ou de volupté,
Ne sont pourtant qu'une apparence,
Un rêve sans réalité.

Le temps, l'espace: vain mirage,
Mots creux auxquels rien ne répond;
Bruit de la vague sur la plage,
Du caillou dans le puits profond!

Avec le mètre et l'heure, infime,
L'homme prétend jauger les mers
Dont l'infini creuse l'abîme,
Qui pour flots ont des univers!

Sonnez, sonnez, Heures futiles,
Mensonge par l'homme inventé!
Résonnez! vos sons inutiles
Se perdent dans l'éternité.



A Grenade

(À M. Georges Clairin.)

L'Alhambra, qu'ont bâti les enfants du prophète,
Contre la vétusté vaillamment se défend.
Il est toujours paré comme pour une fête;
On dirait qu'il espère: on dirait qu'il attend.

Qui sait-(toujours l'Islam agrandit son empire!)
Si les fils de Mahom, enchantement des yeux,
Quand le Christ ne sera plus là pour les maudire,
N'y replanteront pas l'étendard des ayeux?

Car le Christ dont la croix pâlit sur les murailles
N'est plus l'inspirateur des conquérants jaloux;
Les peuples d'Occident se livrent des batailles,
Mais ce n'est plus la Foi qui dirige leurs coups.

Ils ergotent sans fin sur des questions vaines;
Ils veulent agrandir la terre sous leurs pas;
Et, faisant bon marché des souffrances humaines,
Devant les pleurs, le sang, ils ne désarment pas.

Ils ne veulent pas voir, aveugles et stupides,
L'ange exterminateur qui vient pour les punir!
Le néant est au bout des luttes fratricides:
Ils disparaîtront tous, s'ils ne savent s'unir;

Et quand, repus de gloire et soûlés de carnages,
Ils seront endormis dans l'éternel sommeil,
De l'Orient divin, d'où sont venus les Mages,
De l'Orient vainqueur renaîtra le Soleil!


Cadix


Blanche, verte et rosée,
Ignorante des maux,
Cadix, perle irisée
Dans le reflet des eaux,

Par la chaleur lassée
Préfère aux durs travaux
Du corps, de la pensée,
Les courses de taureaux.

La baie immense creuse
Sa coupe radieuse
Pleine d'azur subtil;

Cadix, joie et délice,
De l'énorme calice
Est l'éclatant pistil.

En Espagne


Guitares et mandolines
Ont des sons qui font aimer.
Tout en croquant des pralines
Pépa se laisser charmer
Quand jetant dièses, bécarres,
Mandolines et guitares
Vibrent pour la désarmer.

Mandoline avec guitare
Accompagnent de leur bruit
Les amants suivant le phare
De la beauté dans la nuit;
Et Juana montre, féline,
(Guitare avec mandoline)
Sa bouche et son oeil qui luit.




Le Japon

À Madame Judith Gautier


Rêve de laque et d'or, le Japon merveilleux,
Planète inaccessible, étonnement des yeux,
Brillait là-bas. Ce qu'il accomplissait naguère,
Aucun peuple n'a su ni ne saura le faire;
C'était surnaturel à force d'être exquis;
Son génie éclatait dans le moindre croquis.
Il avait sa façon de comprendre les choses;
Les oiseaux, les poissons, l'arbre, les lotus roses.
La lune même, avaient des aspects inconnus
Dans son art fantastique et vrai pourtant. Corps nus,
Ou vêtus comme nul n'est vêtu sur la terre,
Les Japonais vivaient gaîment et sans mystère
Dans leurs maisons de bois aux cloisons de papier.
Nourris d'un peu de riz, exerçant un métier,
Ils travaillaient sans hâte, en riant; leur envie
Se bornait simplement à jouir de la vie,
À cultiver des fleurs, à charmer leurs regards
Par tous ces bibelots qu'avaient créés leurs arts.
Ils poétisaient tout; chez eux les hétaïres,
Adorables, étaient «marchandes de sourires».
De l'Extrême-Orient ils étaient l'Orient,
Et la Chine pour eux n'était que l'Occident.



Ils sont las d'être heureux! Il leur faut l'Industrie,
Le labeur écrasant, la machine qui crie,
Siffle, obscurcit l'azur de ses noires vapeurs,
Nos costumes sans goût, sans formes, sans couleurs,
Notre vulgarité, nos chapeaux impossibles,
Nos pantalons, nos arts frelatés et nos bibles.
Ils étaient jolis dans leurs habits japonais;
Sous nos accoutrements ils veulent être laids.
Leurs femmes, d'élégance et de grâce prodiges,
Étaient comme des fleurs se penchant sur leurs tiges;
Elles pouvaient au monde imposer leurs atours,
Changer l'axe du beau, le thème des amours!
Mais telle qui traînait des robes de déesse
Avec nos falbalas n'est plus qu'une singesse.
C'en est fait! du Japon il faut faire son deuil,
Tuer l'illusion et clouer son cercueil.
«L'Empire du Soleil Levant» n'est plus qu'un trope;
C'est l'Extrême-Occident, le singe de l'Europe!


Au Fouji-Yama


La solitude sied à l'âme endolorie
Lasse de tout plaisir et veuve du bonheur
Qui n'a plus rien à craindre et se sent aguerrie
Contre l'âpre destin par l'excès du malheur.

Vous qui souffrez et qui pleurez, n'ayez pas peur
D'être seuls; de vos maux il se peut que l'on rie
Si vous vous asseyez près du joyeux viveur,
Et la foule banale est aux lieux où l'on prie.

Ce mont fut un volcan: le temps l'a dévasté,
Il est éteint. Les jours sont passés, où la lave
Le long de ses beaux flancs ruisselait comme un gave.

Maintenant revêtu d'immortelle beauté,
Seul dans le ciel, géant de neige à l'aspect grave,
Il n'est plus que silence et qu'immobilité.



À M. HENRI SECOND

Réponse à son sonnet :
Peines d'amour perdues.

Si nous nions le jour pour la lueur fugace,
C'est que depuis l'aurore on égare nos pas,
Avec un soin jaloux nous dérobant la trace
Du droit chemin, qu'hélas! nous ne connaissons pas.

Le poison du mensonge a nourri notre race,
Le venin dans la coupe abreuve nos repas:
En nos veines il coule et du sang prend la place;
Le pain de vérité nous donne le trépas.

L'esprit faussé depuis la première jeunesse,
Comment goûterions-nous les vrais biens? notre coeur
A senti du Serpent la trompeuse caresse;

Il prend pour l'Idéal une impossible ivresse,
Méprisant la Nature et le simple bonheur:
Le Vrai voile sa face et le Faux est vainqueur.





À M. R. DE LA B***


En Espagne, mais loin du Tage
Quand je me promène en chantant,
Avez-vous retrouvé Carthage
Aussi belle qu'en la quittant?

Vous êtes fidèle à l'image
D'un passé bien vague pourtant.
Vous accuser d'être volage
Serait un mensonge éclatant.

Jeune homme, vous êtes un sage!
Vous ne suivez pas le mirage
D'un prisme mobile et changeant:

Vous marchez droit, avec courage,
Guidé par le pas diligent
De Minerve au casque d'argent.





Adieu

À M. Louis Gallet.

Je pars. Le vaisseau superbe
Qui m'emportera demain
Comme un sanglier dans l'herbe
Dort, puissant, calme et hautain.
Trouverai-je la tempête?
Le cyclone, cet enfer?
Qu'importe! c'est une fête
De s'évader sur la mer.
Je vais dans une île verte
Que couronnent les volcans;
Cette île n'est pas déserte:
On y vit plus de cent ans.
Là sont des plantes énormes,
Des feuillages d'ornement.
Vous m'attendrez sous les ormes
En disant: quel garnement!
Les succès et les déboires
Des artistes du moment,
Les batailles oratoires
Des membres du Parlement,
L'Opéra, temple des gloires
Et des ennuis mêmement,
Je vous laisse ces histoires:
Jouissez-en largement!
Moi, j'aurai pour nourriture
De mon âme et de mon coeur
Le calme de la Nature,
L'oubli, père du bonheur!
Ce sont voluptés réelles;
Et je m'embarquerai sur
Les triomphantes nacelles,
Bercé par la mer d'azur
Où les poissons ont des ailes!



L’arbre


L'arbre, dont on fera des planches,
Est vivant; il lève ses branches
Comme de grands bras vers les cieux;
Avec un murmure joyeux
Il agite son beau feuillage
Où l'oiseau plus joyeux que sage
En chantant viendra se poser;
Il donne à la terre un baiser
De fraîcheur, dans la forêt sombre;
On n'oserait compter le nombre
De ses feuilles et de ses fleurs;
C'est une fête de couleurs
Quand sa verdure monotone
S'enrichit aux feux de l'automne
De pourpre et d'or; dans ses ramures,
La nuit, comme en des chevelures
On voit briller les diamants
Aux yeux éblouis des amants,
Les constellations scintillent;
Des peuples d'insectes fourmillent
Sur lui, vivent de son sang clair,
Pur et limpide comme l'air
Qui baigne sa cime orgueilleuse;
L'enfant, la fillette rieuse,
Malgré son âge et son aspect
Auguste, viennent sans respect
Cueillir avec des cris de joie
Ses fruits savoureux, douce proie!
Il est la force et la beauté;
Il est la vie et la gaieté;
À l'hamadryade pareille
Dans ses flancs se cache l'abeille...



La longue racine, sans bruit,
Trace son chemin dans la nuit.
Elle est l'obscure nourricière;
Tandis qu'inondé de lumière
L'arbre balance dans l'azur
Son front verdoyant, d'un pas sûr
Elle s'enfonce dans la fange;
L'arbre chante et rit, elle mange;
La feuille respire, au soleil
La fleur ouvre son sein vermeil;
Mais la racine vit sans joie:
Pour que l'arbre à nos yeux déploie
Tant de charmes et de splendeurs,
Il faut qu'au monde des laideurs,
De la pourriture fétide,
Elle plonge, dans l'ombre humide.
La froide limace, le ver,
Toute une faune de l'enfer
Rampe sur son écorce grise;
Elle s'insinue, elle brise
La pierre sous son lent effort;
Dans l'oeil de la tête de mort
Elle enfonce ses radicelles
Sans hésiter; elle est de celles
Qui ne s'arrêtent devant rien;
Pour elle il n'est ni mal ni bien.



Oh! Dans les rayons, les étoiles
Et l'azur, à travers les voiles
Des légers brouillards du matin,
Admirez l'arbre, le satin
Des feuilles, le velours des mousses,
Le vert tendre des jeunes pousses;
D'un oeil charmé voyez encor
L'éclat des fleurs et des fruits d'or:
Mais ne cherchez pas le mystère
De la racine sous la terre!





MORS


Pourquoi craindre la mort? pourquoi s'effrayer d'elle?
 La mort est chose naturelle:
Naître, vivre et mourir, c'est tout l'homme en trois mots.
 Comme aux flots succèdent les flots,
Comme un clou chasse l'autre, un homme prend la place
De celui qui vivait hier, et qui n'est plus;
 On s'en va sans laisser de trace.
 C'est la loi. Les derniers venus

Reprennent le fardeau qui tombe de l'épaule
Des anciens fatigués par le rude chemin
 Qui va de l'un à l'autre pôle.
Ils ont marché longtemps; le repos vient enfin.
On devrait le bénir, et comme une caresse
Accueillir le baiser de l'obscure déesse.

Ah! dit l'homme, autrefois, quand on avait l'espoir
D'un bonheur éternel, en s'endormant au soir
De la vie, on croyait que sous la froide pierre
 S'ouvrait un gouffre de lumière;
 La mort était alors un bien.
 Mais quoi! songer, en mon destin morose,
Qu'après avoir vécu je ne serai plus rien...

 -Crois-tu donc être quelque chose?



Le pays merveilleux

À M. Albert Périlhou.


Lorsqu'on a cheminé bien longtemps dans la plaine.
Que les pieds sont lassés du chemin parcouru,
On voit surgir au loin, vision surhumaine,
Le mont géant. Il est brusquement apparu,
Enveloppé d'azur et baigné de lumière;
Plus haut que la nuée aux contours éclatants
Il élève sa cime; on dirait qu'à la Terre
Il est extérieur: ses pics étincelants
Se dressent radieux dans un monde de gloire;
C'est le pays rêvé, c'est l'Olympe des Dieux
Qui boivent le nectar sur des trônes d'ivoire,
C'est l'Idéal! montons, allons vivre en ces lieux
Enchantés! gravissons la montagne, courage!
Encor! montons encor! toujours! élevons-nous
Au-dessus des forêts, au-dessus de l'orage
Qui pour nous arrêter roule d'effrayants coups
De tonnerre, et soufflant ses bruyantes rafales
Brise et disperse au loin les branches des sapins;
Là-haut plus de tempête, et plus de brouillards pâles
Qui voilent le soleil! les vigoureux alpins
Bravant sans hésiter fatigues et vertiges
Auront pour récompense un séjour merveilleux
Interdit à jamais aux faibles; des prodiges
Attendent le regard de ces audacieux
Qui méprisent le sol où rampent les timides.
En route vers les cieux, loin des plaines humides,
En avant!

 -Mais le roc a déjà remplacé
La terre verdoyante et les pentes fleuries;
Malgré l'ardent soleil, c'est un souffle glacé
Qui tombe sur nos fronts; nos mains endolories
S'écorchent au contact de la muraille à pic
Qu'il faut escalader au risque de la chute.
Plus un être vivant: le scorpion, l'aspic.
Habitants des déserts, abandonnent la lutte
Avec une nature implacable. Voici
La neige immaculée, et voici dans la glace
Perfide qui se fend, s'entr'ouvre, et sans merci
Nous engloutit, l'affreux piège de la crevasse.
Enfin l'air manque, et l'on respire avec effort...
Le pays merveilleux est celui de la mort.



Et c'est la plaine alors, la plaine dédaignée,
Déroulant à nos pieds des tableaux inconnus,
Qui dans l'azur et dans la lumière baignée
Oppose sa richesse aux rochers froids et nus.
La vie à sa surface est partout répandue:
Confondant sa limite avec celle du ciel,
L'oeil ne peut mesurer son immense étendue...



O mirage qui fais d'un calice de fiel
La coupe dont l'éclat fascinant nous attire,
Tu nous trompes toujours! l'inassouvissement
De l'âme des humains est l'éternel martyre,
Et de leur fol orgueil l'éternel châtiment.

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021