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BIBLIOBUS Littérature française

Anna de Noailles (1873-1933)

 

 

 

La comtesse Anna-Élisabeth de Noailles, née princesse Bibesco Bassaraba de Brancovan, poétesse et romancière française, d'origine roumaine, née à Paris le 15 novembre 1876 et morte à Paris le 30 avril 1933.

 

 

 

 

 

 

A la nuit

 

Nuits où meurent l'azur, les bruits et les contours,

Où les vives clartés s'éteignent une à une,

Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour

Descendent mollement et dansent à la lune,

 

Jardin d'épais ombrage, abri des corps déments,

Grand cœur en qui tout rêve et tout désir pénètre

Pour le repos charnel ou l'assouvissement,

Nuit pleine des sommeils et des fautes de l'être,

 

Nuit propice aux plaisirs, à l'oubli, tour à tour,

Où dans le calme obscur l'âme s'ouvre et tressaille

Comme une fleur à qui le vent porte l'amour,

Ou bien s'abat ainsi qu'un chevreau dans la paille,

 

Nuit penchée au-dessus des villes et des eaux,

Toi qui regardes l'homme avec tes yeux d'étoiles,

Vois mon cœur bondissant, ivre comme un bateau,

Dont le vent rompt le mât et fait claquer la toile !

 

Regarde, nuit dont l'œil argente les cailloux,

Ce cœur phosphorescent dont la vive brûlure

Éclairerait, ainsi que les yeux des hiboux,

L'heure sans clair de lune où l'ombre n'est pas sûre.

 

Vois mon cœur plus rompu, plus lourd et plus amer

Que le rude filet que les pêcheurs nocturnes

Lèvent, plein de poissons, d'algues et d'eau de mer

Dans la brume mouillée, agile et taciturne.

 

A ce cœur si rompu, si amer et si lourd,

Accorde le dormir sans songes et sans peines,

Sauve-le du regret, de l'orgueil, de l'amour,

Ô pitoyable nuit, mort brève, nuit humaine !...

 

 

 

 

 

 

Dissuasion

 

Fermez discrètement les vitres sur la rue

Et laissez retomber les rideaux alentour,

Pour que le grondement de la ville bourrue

Ne vienne pas heurter notre fragile amour.

 

Notre tendresse n'est ni vive ni fatale,

Nous aurions très bien pu ne nous choisir jamais ;

Je vous ai plu par l'art de ma douceur égale,

Et c'est votre tristesse amère que j'aimais.

 

La peine de nos cœurs est trop pareille, et telle

Que nous nous mêlerions sans nous renouveler :

Évitons le mensonge et la brève étincelle

D'un désir qui nous luit sans pouvoir nous brûler.

 

La vie a mal gardé ce que nous lui donnâmes,

Rien du confus passé ne peut se ressaisir ;

Nous aurions tous les deux trop pitié de nos âmes,

Après l'oubli léger et fuyant du plaisir :

 

Car nous entendrions sangloter notre enfance

Pleine de maux secrets, toujours inapaisés,

Que ne rachète pas, dans sa munificence,

La réparation tardive des baisers...

 

 

 

 

 

Il fera longtemps clair ce soir

 

Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,

La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,

Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,

Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...

 

Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,

Répandent leurs parfums et semblent les étendre ;

On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre

De peur de déranger le sommeil des odeurs.

 

De lointains roulements arrivent de la ville...

La poussière, qu'un peu de brise soulevait,

Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,

Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

 

Nous avons tous les jours l'habitude de voir

Cette route si simple et si souvent suivie,

Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,

Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir...

 

 

 

 

 

 

Chaleur

 

Tout luit, tout bleuit, tout bruit,

Le jour est brûlant comme un fruit

Que le soleil fendille et cuit.

Chaque petite feuille est chaude

Et miroite dans l'air où rôde

 

 

 

 

 

 

 

L'automne

 

Voici venu le froid radieux de septembre :

Le vent voudrait entrer et jouer dans les chambres ;

Mais la maison a l'air sévère, ce matin,

Et le laisse dehors qui sanglote au jardin.

 

Comme toutes les voix de l'été se sont tues !

Pourquoi ne met-on pas de mantes aux statues ?

Tout est transi, tout tremble et tout a peur ; je crois

Que la bise grelotte et que l'eau même a froid.

 

Les feuilles dans le vent courent comme des folles ;

Elles voudraient aller où les oiseaux s'envolent,

Mais le vent les reprend et barre leur chemin

Elles iront mourir sur les étangs demain.

 

Le silence est léger et calme ; par minute

Le vent passe au travers comme un joueur de flûte,

Et puis tout redevient encor silencieux,

Et l'Amour qui jouait sous la bonté des cieux

 

S'en revient pour chauffer devant le feu qui flambe

Ses mains pleines de froid et ses frileuses jambes,

Et la vieille maison qu'il va transfigurer

Tressaille et s'attendrit de le sentir entrer...

 

 

 

 

 

 

L'inquiet désir

 

Voici l'été encor, la chaleur, la clarté,

La renaissance simple et paisible des plantes,

Les matins vifs, les tièdes nuits, les journées lentes,

La joie et le tourment dans l'âme rapportés.

 

- Voici le temps de rêve et de douce folie

Où le cœur, que l'odeur du jour vient enivrer,

Se livre au tendre ennui de toujours espérer

L'éclosion soudaine et bonne de la vie,

 

Le cœur monte et s'ébat dans l'air mol et fleuri.

- Mon cœur, qu'attendez-vous de la chaude journée,

Est-ce le clair réveil de l'enfance étonnée

Qui regarde, s'élance, ouvre les mains et rit ?

 

Est-ce l'essor naïf et bondissant des rêves

Qui se blessaient aux chocs de leur emportement,

Est-ce le goût du temps passé, du temps clément,

Où l'âme sans effort sentait monter sa sève ?

 

- Ah ! mon cœur, vous n'aurez plus jamais d'autre bien

Que d'espérer l'Amour et les jeux qui l'escortent,

Et vous savez pourtant le mal que vous apporte

Ce dieu tout irrité des combats dont il vient...

 

 

 

 

 

 

L'orgueil

 

Bel orgueil qui logez au sein des âmes hautes

Et qui soufflez ainsi que le vent dans les tours,

Afin qu'aujourd'hui soit sans détresse et sans fautes,

Bandez mon cœur penchant contre l'ombre et l'amour.

 

Faites que mon cœur soit héroïque et vivace

Et porte sans plier le poids des yeux humains,

Mettez votre clarté paisible sur ma face

Et votre force rude et chaude dans mes mains.

 

Demeurez, bel orgueil, afin que je connaisse,

En ce jour où je sens défaillir mes genoux

Et mon âme mourir de rêve et de faiblesse,

L'auguste isolement de me mêler à vous...

 

 

 

 

 

 

La chaude chanson

 

La guitare amoureuse et l'ardente chanson

Pleurent de volupté, de langueur et de force

Sous l'arbre où le soleil dore l'herbe et l'écorce,

Et devant le mur bas et chaud de la maison.

 

Semblables à des fleurs qui tremblent sur leur tige,

Les désirs ondoyants se balancent au vent,

Et l'âme qui s'en vient soupirant et rêvant

Se sent mourir d'espoir, d'attente et de vertige.

 

- Ah ! quelle pâmoison de l'azur tendre et clair !

Respirez bien, mon cœur, dans la chaude rafale,

La musique qui fait le cri vif des cigales,

Et la chanson qui va comme un pollen sur l'air...

 

 

 

 

 

 

 

 

Le cœur

 

Mon cœur tendu de lierre odorant et de treilles,

Vous êtes un jardin où les quatre saisons

Tenant du buis nouveau, des grappes de groseilles

Et des pommes de pin, dansent sur le gazon...

- Sous les poiriers noueux couverts de feuilles vives

Vous êtes le coteau qui regarde la mer,

Ivre d'ouïr chanter, quand le matin arrive,

La cigale collée au brin de menthe amer.

- Vous êtes un vallon escarpé ; la nature

Tapisse votre espace et votre profondeur

De mousse délicate et de fraîche verdure.

- Vous êtes dans votre humble et pastorale odeur

Le verger fleurissant et le gai pâturage

Où les joyeux troupeaux et les pigeons dolents

Broutent le chèvrefeuille ou lissent leur plumage.

- Et vous êtes aussi, cœur grave et violent,

La chaude, spacieuse et prudente demeure

Pleine de vins, de miel, de farine et de riz,

Ouverte au bon parfum des saisons et des heures,

Où la tendresse humaine habite et se nourrit...

 

 

 

 

 

 

Les parfums

 

Mon cœur est un palais plein de parfums flottants

Qui s'endorment parfois aux plis de ma mémoire,

Et le brusque réveil de leurs bouquets latents

- Sachets glissés au coin de la profonde armoire -

Soulève le linceul de mes plaisirs défunts

Et délie en pleurant leurs tristes bandelettes...

Puissance exquise, dieux évocateurs, parfums,

Laissez fumer vers moi vos riches cassolettes !

Parfum des fleurs d'avril, senteur des fenaisons,

Odeur du premier feu dans les chambres humides,

Arômes épandus dans les vieilles maisons

Et pâmés au velours des tentures rigides ;

Apaisante saveur qui s'échappe du four,

Parfum qui s'alanguit aux sombres reliures,

Souvenir effacé de notre jeune amour

Qui s'éveille et soupire au goût des chevelures ;

Fumet du vin qui pousse au blasphème brutal,

Douceur du grain d'encens qui fait qu'on s'humilie,

Arome jubilant de l'azur matinal,

Parfums exaspérés de la terre amollie ;

Souffle des mers chargés de varech et de sel,

Tiède enveloppement de la grange bondée,

Torpeur claustrale éparse aux pages du missel,

Acre ferment du sol qui fume après l'ondée ;

Odeur des bois à l'aube et des chauds espaliers,

Enivrante fraîcheur qui coule des lessives,

Baumes vivifiants aux parfums familiers,

Vapeur du thé qui chante en montant aux solives !

- J'ai dans mon cœur un parc où s'égarent mes maux,

Des vases transparents où le lilas se fane,

Un scapulaire où dort le buis des saints rameaux,

Des flacons de poison et d'essence profane.

Des fruits trop tôt cueillis mûrissent lentement

En un coin retiré sur des nattes de paille,

Et l'arome subtil de leur avortement

Se dégage au travers d'une invisible entaille...

- Et mon fixe regard qui veille dans la nuit

Sait un caveau secret que la myrrhe parfume,

Où mon passé plaintif, pâlissant et réduit,

Est un amas de cendre encor chaude qui fume.

- Je vais buvant l'haleine et les fluidités

Des odorants frissons que le vent éparpille,

Et j'ai fait de mon cœur, aux pieds des voluptés,

Un vase d'Orient où brûle une pastille...

 

 

 

 

 

 

Les saisons et l'amour

 

Le gazon soleilleux est plein

De campanules violettes,

Le jour las et brûlé halète

Et pend aux ailes des moulins.

 

La nature, comme une abeille,

Est lourde de miel et d'odeur,

Le vent se berce dans les fleurs

Et tout l'été luisant sommeille.

 

- Ô gaieté claire du matin

Où l'âme, simple dans sa course,

Est dansante comme une source

Qu'ombragent des brins de plantain !

 

De lumineuses araignées

Glissent au long d'un fil vermeil,

Le cœur dévide du soleil

Dans la chaleur d'ombre baignée.

 

- Ivresse des midis profonds,

Coteaux roux où grimpent des chèvres,

Vertige d'appuyer les lèvres

Au vent qui vient de l'horizon ;

 

Chaumières debout dans l'espace

Au milieu des seigles ployés,

Ayant des plants de groseilliers

Devant la porte large et basse...

 

- Soirs lourds où l'air est assoupi,

Où la moisson pleine est penchante,

Où l'âme, chaude et désirante,

Est lasse comme les épis.

 

Plaisir des aubes de l'automne,

Où, bondissant d'élans naïfs,

Le cœur est comme un buisson vif

Dont toutes les feuilles frissonnent !

 

Nuits molles de désirs humains,

Corps qui pliez comme des saules,

Mains qui s'attachent aux épaules,

Yeux qui pleurent au creux des mains.

 

- Ô rêves des saisons heureuses,

Temps où la lune et le soleil

Écument en rayons vermeils

Au bord des âmes amoureuses...

 

 

 

 

 

 

Ô lumineux matin

 

Ô lumineux matin, jeunesse des journées,

Matin d'or, bourdonnant et vif comme un frelon,

Qui piques chaudement la nature, étonnée

De te revoir après un temps de nuit si long ;

 

Matin, fête de l'herbe et des bonnes rosées,

Rire du vent agile, œil du jour curieux,

Qui regardes les fleurs, par la nuit reposées,

Dans les buissons luisants s'ouvrir comme des yeux ;

 

Heure de bel espoir qui s'ébat dans l'air vierge

Emmêlant les vapeurs, les souffles, les rayons,

Où les coteaux herbeux, d'où l'aube blanche émerge,

Sous les trèfles touffus font chanter leurs grillons ;

 

Belle heure, où tout mouillé d'avoir bu l'eau vivante,

Le frissonnant soleil que la mer a baigné

Éveille brusquement dans les branches mouvantes

Le piaillement joyeux des oiseaux matiniers,

 

Instant salubre et clair, ô fraîche renaissance,

Gai divertissement des guêpes sur le thym,

- Tu écartes la mort, les ombres, le silence,

L'orage, la fatigue et la peur, cher matin...

 

 

 

 

 

 

Soir d'été

 

Une tendre langueur s'étire dans l'espace ;

Sens-tu monter vers toi l'odeur de l'herbe lasse ?

Le vent mouillé du soir attriste le jardin ;

L'eau frissonne et s'écaille aux vagues du bassin

Et les choses ont l'air d'être toutes peureuses ;

Une étrange saveur vient des tiges juteuses.

Ta main retient la mienne, et pourtant tu sens bien

Que le mal de mon rêve et la douceur du tien

Nous ont fait brusquement étrangers l'un à l'autre ;

Quel cœur inconscient et faible que le nôtre,

Les feuilles qui jouaient dans les arbres ont froid

Vois-les se replier et trembler, l'ombre croît,

Ces fleurs ont un parfum aigu comme une lame...

Le douloureux passé se lève dans mon âme,

Et des fantômes chers marchent autour de toi.

L'hiver était meilleur, il me semble ; pourquoi

Faut-il que le printemps incessamment renaisse ?

Comme elle sera simple et brève, la jeunesse !...

Tout l'amour que l'on veut ne tient pas dans les mains ;

Il en reste toujours aux closes du chemin.

Viens, rentrons dans le calme obscur des chambres douces ;

Tu vois comme l'été durement nous repousse ;

Là-bas nous trouverons un peu de paix tous deux.

- Mais l'odeur de l'été reste dans tes cheveux

Et la langueur du jour en mon âme persiste :

Où pourrions-nous aller pour nous sentir moins tristes ?...

 

 

 

 

 

                                                                                             FIN

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021