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BIBLIOBUS Littérature française

LE SALON DU MARQUIS DE CUSTINE

Encore un des foyers brillants où je m’assis aux jours heureux, qui vient de s’éteindre sans bruit, après avoir retenti souvent des noms les plus éclatants de la littérature nouvelle et de l’ancienne aristocratie. C’était un vrai gentilhomme que le marquis de Custine, appartenant à la vieille noblesse, allié aux premières familles françaises, et tenant aux siècles passés non-seulement par l’ancienneté de sa race, mais par cet esprit d’homme du monde, fin, juste, moqueur et ingénieux, dont le prince de Ligne fut le représentant le plus finement spirituel, Montesquieu le plus sublime interprète, et Voltaire la plus complète et la plus puissante expression.

Le marquis de Custine a écrit un assez grand nombre de volumes ; les plus remarquables sont ses voyages dans les différents États de l’Europe. Il commença ses pérégrinations par l’Angleterre, dont il disait :

« Il n’y a là ni nature, ni art ; tout y est industrie, l’Angleterre n’est qu’une grande boutique servie par des commis de mauvaise humeur…

« Ici une machine qui brode, là une machine qui fait de la toile ; et ces personnages muets qu’on voit concourir à un but qui leur est inconnu font peur comme le surnaturel ; il semble que ce sont des intelligences emprisonnées dans des aiguilles, du fil et de la toile, et qui accomplissent leur temps d’épreuve dans le palais de quelque mauvaise fée..... Je suis toujours tenté de tourner autour d’un Anglais pour découvrir les contre-poids qui font mouvoir sa machine.

« Il faut étudier l’Italie pour savoir ce qu’a été le genre humain, il faut voir l’Angleterre pour deviner ce qu’il deviendra ! »

M. de Custine porta ce même esprit satirique dans quatre volumes écrits sur la Russie ; mais, cette fois, il y eut réplique et réfutation de la part du gouvernement russe, sentinelle vigilante qui a pour consigne l’honneur du pays, et, au moindre mot qui pourrait l’effleurer, crie : « On ne passe pas ! »

La Russie est une belle, jeune et grande dame un peu susceptible, comme toute grandeur d’origine récente ; sa brillante parure est neuve encore et s’embellit chaque jour ; mais, dès qu’on tente de ternir son éclat destiné à éblouir le monde, on la voit se défendre et se venger.

L’Espagne est une femme encore belle, mais déjà sur le retour, et que ses conquêtes abandonnent à son grand regret, qu’elle manifeste par cette mauvaise humeur ordinaire aux femmes qui vieillissent. On n’entend au delà des Pyrénées que disputes hargneuses qui ne lui permettent pas de faire attention aux bruits du dehors. Aussi les quatre volumes de M. de Custine, intitulés l’Espagne sous Ferdinand VII, passèrent sans soulever la moindre objection contre leur sévérité.

Quant à l’Angleterre, si elle n’avait rien dit des critiques dont elle était l’objet, c’est qu’elle est trop fière, cette belle dame, sûre de sa force, et qu’elle dit comme le Scythe devant Alexandre :

— Nous ne craignons que Dieu, et nous ne comptons qu’avec lui !

Le marquis de Custine publia deux romans assez froids ; puis il en arriva au grand œuvre, à cette pierre philosophale de l’écrivain qui ne lui donne que bien rarement l’or et l’immortalité.

Une tragédie !

M. de Custine fit donc aussi sa tragédie.

Cette tragédie s’appelait Béatrix Cenci ; tout le monde en connaît le triste et cruel sujet. La pièce se jouait au théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont le directeur était toujours aux expédients. Le marquis de Custine passait pour fort riche, et plusieurs petites pièces se jouèrent dans les coulisses pour amener une partie de l’argent de l’auteur dans la caisse épuisée du directeur… D’abord on lui fit payer tous les frais de décors et de costumes qu’exigeait l’ouvrage ; chaque jour c’était quelque nouvelle dépense, et l’on ne répétait pas la pièce sans qu’il en coûtât quelque chose au poëte marquis. Cependant, la veille de la représentation, il se trouva encore de nouveaux frais indispensables, lui dit-on, et, à plusieurs reprises, la bourse du grand seigneur s’ouvrit pour les acquitter, et ne se referma que tout à fait vide. Lorsque M. de Custine se retira, un acteur célèbre qui jouait dans la pièce et qui avait assisté à toutes les péripéties de cette bourse arrivée toute rebondie, et qui s’en allait si plate, regardant son directeur avec la sauvage et malicieuse énergie de Robert-Macaire, lui dit :

« Vous le laissez partir ? mais il a encore sa montre ! »

La tragédie de Béatrix Cenci n’était pas sans mérite, mais la représentation en était pénible ; elle fut jouée peu de fois et l’auteur n’en eut pas pour son argent.

Il y avait ainsi sur tout ce que faisait M. de Custine comme une funeste influence qui atténuait tous ses bonheurs. Bien qu’il réunît les plus grands avantages de la nature et de la société, car il était grand et beau, très-spirituel, bien élevé, extrêmement instruit, fort riche et tout à fait grand seigneur de race, de manière et de sentiment, toutes ces prospérités ne l’empêchaient pas d’avoir une âme inquiète et tourmentée qui ne lui laissait aucun repos, et il ne pouvait tenir en place, il semblait poussé par un inexplicable vertige qui l’arrachait à tout ce qui fait le bonheur des autres hommes.

Que de fois l’ai-je raillé de cette activité fiévreuse, et de ce qu’il connaissait moins Paris que Londres, Pétersbourg et Madrid ! Aussi me proposa-t-il un jour un voyage dans notre capitale, que je ne connaissais guère mieux que lui, et nous commençâmes par visiter le Jardin des Plantes. Ce jardin a toujours été pour ma pensée une inépuisable source d’enseignements et de rêveries. Il s’y joint maintenant pour mon cœur un pieux souvenir de reconnaissance ! Voyez cette maison qui domine tout ce beau parc et qui produit à travers les arbres un effet pittoresque et charmant. Eh bien, ce lieu réveille dans mon âme les sympathies les plus élevées, soit dans les souvenirs de ma rieuse enfance, quand tout était espoir et joie… soit dans les années plus pensives où dominent les regrets et les chagrins. Et savez-vous ce qui distingue pour moi cette habitation de toute autre, ce qui en fait une espèce de sanctuaire d’où émanent de touchantes et belles émotions qui me prennent tout le cœur ? C’est que d’abord ce fut là que vécut longtemps Buffon. Le nom de Buffon se joint toujours dans mon esprit à celui de Bossuet, parce que tous deux naquirent à Dijon, ma ville natale… Ce fut à Dijon que tous deux ouvrirent les yeux à la lumière de ce ciel dont ils devaient étudier, découvrir et enseigner quelques-uns des plus merveilleux secrets, soit dans le monde visible de la nature, soit dans le monde invisible de la pensée.

Ces deux grands noms me furent révélés dès l’enfance par le culte d’admiration qu’on leur rendait autour de moi, et plus tard, quand je connus leurs œuvres immortelles, elles emportèrent plus d’une fois dans de sublimes contemplations ma jeune âme, que le beau ravissait et qui trouvait dans la sphère élevée où l’emportaient ces grands esprits une atmosphère où elle respirait plus fortement avec bonheur !

Et maintenant cette demeure, qui fut habitée par Buffon, renferme un de ses plus brillants successeurs, M. Flourens. À ce nom illustre, ma sympathie pour tout ce qui est d’un ordre supérieur s’accroît d’une reconnaissance personnelle pleine de tendresse et de respect. Que ce toit soit béni, qu’il n’abrite que le bonheur à côté de la gloire ! Que les enfants y croissent en vertus, en talents, en beauté ; qu’ils ornent des joies de la jeunesse et de l’affection la vie glorieuse toute remplie d’un travail incessant, qui ne prend pour repos que le soin paternel de les diriger dans le bien ; que leur illustre père et leur mère charmante n’aient par eux que les ineffables félicités de la famille, et qu’il n’ait jamais besoin de consolation, celui dont les paroles éloquentes cherchèrent à consoler une famille dans le deuil !

M. Flourens fit à l’Académie, comme M. Patin l’avait fait sur sa tombe, un éloge de M. Ancelot, avec cet admirable talent où la parole, digne, ingénieuse et puissante, sert merveilleusement de belles pensées, et tous deux apportèrent ainsi du soulagement à un irréparable malheur.

Mais nous voilà loin de M. de Custine. C’est peut-être parce qu’il s’éloigna aussi : huit jours après, il était en Sicile.

Sans le besoin de changer de place qui tourmenta toujours M. de Custine, sa maison eût été la plus agréable de toutes celles où l’élite du monde parisien pouvait se rencontrer, et il aurait eu un des meilleurs salons de Paris. Nous y avons vu des réunions choisies dans toutes les classes de la société, dans toutes les positions de fortune, dans toutes les idées politiques et littéraires, mais reliées par une pensée commune : le goût des choses de l’intelligence. Les légitimistes y dominaient dans la politique et les romantiques dans la littérature ; car les plus brillantes de ces soirées avaient lieu à l’époque où l’on se classait ainsi dans deux camps distincts. Et nous avons vu réunis, sous le charme des improvisations harmonieuses de Chopin et de la voix si sympathique de M. Duprez, les adversaires du romantisme à côté de M. Victor Hugo… qui venait de se placer en clairon à la tête de la phalange militante, et de M. de Lamartine, qui en était la lumineuse étoile… Il y avait, de plus, dans les élégants salons, ouvrant sur un joli jardin, ce luxe qu’aiment les gens de talent et d’esprit, et qui est un bel ornement à la gloire. Enfin, on trouvait là tout ce qui constitue ce qu’on appelait autrefois un salon, et devient de plus en plus rare ; il y aura toujours des fêtes où l’on dansera, de très-riches maisons où se réuniront les banquiers chez des millionnaires, ou de grands seigneurs d’autrefois chez quelques duchesses ou marquises du faubourg Saint-Germain ; il y aura des salons tout remplis d’avocats et de gens tenant au barreau et à la magistrature, d’autres où ce sera tout avoués et agents de change ; puis des salons d’artistes, et d’autres d’écrivains ; mais il n’y aura plus de ces salons qui réunissaient tous ces éléments différents sous un seul roi… l’esprit, qui établissait entre ses sujets les plus différents une complète égalité. Car, il faut le dire et le répéter, la seule égalité qui existe en ce monde est celle de l’intelligence, de l’éducation et du savoir : jamais un homme ignorant et grossier ne sera l’égal d’un homme instruit et bien élevé, et chacun d’eux sentira la distance qui le sépare de l’autre ; aussi rien n’est plus étonnant, à mon gré, que de mettre l’égalité dans la loi sans y mettre aussi l’éducation générale. C’est donc à cette égalité de lumière et de vertu que chacun doit chercher à contribuer de son mieux… Alors… oh ! alors, il n’y aura plus besoin de ces réunions dont l’usage tend à se perdre, puisque toute la France ne sera qu’un vaste salon rempli d’égaux par l’instruction, qui tous se tendront amicalement la main. - FIN

 

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Date de dernière mise à jour : 06/04/2016