BIBLIOBUS Littérature française

Récits du Moyen-Age - Léon de  Duranville (1803-1881)

1863


RÉCITS DU MOYEN-AGE : LE PELERIN. — LA FÉE. LA SORCIÈRE. LA CAVERNE.
LA CLOCHE DES REVENANTS. — L'ASTROLOGIE ; ISTRASOF ; DUBRAVIUS.
LE DIABLE ET LA MORT. — LE POÈTE VIRGILE. - Léon de Duranville, Membre de l’Académie de Rouen et de plusieurs Sociétés savantes

 

 

 



Les récits du moyen-âge ont un grand charme. Si nos devanciers des trois derniers siècles trouvaient tant de plaisir à citer les faits mythologiques, nous n'en devons pas trouver moins à rappeler ce merveilleux d'une période qu'on a dédaignée pendant longtemps. Que de mystères ! Que de choses dont nous ne saurions nous rendre compte avec nos idées nouvelles, mais que le moyen-âge jugeait parfaitement admissibles, parce qu'il croyait à l'existence d'une puissance occulte. Grâce aux souvenirs du moyen-âge, les recoins les plus obscurs de nos hameaux deviennent remarquables, et des personnages intéressants arriment leur solitude.

C'est un vieux pèlerin, homme fervent et rempli d'humilité chrétienne, cheminant les pieds nus, le bourdon à la main, ne redoutant pas les brigands, d'abord parce qu'il est pauvre, en second lieu, parce que les brigands craindraient les vengeances d'en haut, s'ils attaquaient un voyageur des saints lieux. Il venait de gravir une montagne et se trouvait au détour d'un bois, lorsque deux habitants de l'enfer, doux démons, armés de cornes, et fesant entendre d'aigres sifflements, se présentèrent devant lui. Ces êtres méchants aiment surtout à jouer des tours au pauvre pèlerin : tantôt ils lui barrent le sentier ; tantôt leur haleine empestée dessèche le gazon sur lequel l'homme saint doit se coucher pour passer la nuit.

C'est la fée de la montagne. Elle réside dans une forteresse abandonnée, au milieu des ruines et des broussailles. Le soir, elle traverse les campagnes avec la rapidité de l'éclair. Quelquefois elle prend la figure d'une pauvre femme, et vient s'asseoir aux foyers hospitaliers : elle y paie son écot et témoigne aux hôtes sa reconnaissance en donnant aux enfants des hochets d'or et d'argent, à la jeune fille, un amant selon ses rêves, en transformant le bonnet du bûcheron eu une couronne baronniale, et sa cabane en un palais magnifique.

C'est une sorcière maudite, qui chaque semaine se rend aux assemblés nocturnes, eu chevauchant sur un manche à balai, pour rendre ses hommages à un bouc fétide, placé sur un boisseau. L'herbe meurt auprès de sa cabane ; on n'y voit guère d'autre végétation que celle de la verveine, employée dans des mystères coupables. Des chouettes font leurs nids sous son toit de chaume. Des reptiles, des crapauds, des lézards rampent dans un marais voisin. Quelques fioles, des amulettes, un grimoire, deux ou trois chaises délabrées, une table pareille à celle de Philémon et de Baucis, un misérable grabat, composent tout son mobilier. Oh ! combien d'amants ont vomi des imprécations contre la sorcière ! Oh ! combien d'épouses délaissées auraient voulu mettre en pièces la vieille femme aux joues ridées, aux yeux perçants et sinistres ! Elle a semé les calomnies les plus odieuses ; elle a tué dans les entrailles maternelles le fruit d'un chaste et légitime amour.

Voyez-vous cette caverne dont chacun tremble d'approcher, lorsque les ombres du soir viennent à descendre... Alors, on entend sortir de la caverne des hurlements affreux : le voyageur s'éloigne rapidement et se recommande au Ciel ; une frayeur mortelle a glacé tout son être : car ces cris lugubres n'ont rien d'humain, et sont cent fois plus effrayants que les rugissements du tigre et de l'hyène dans les vastes forêts du désert. Ceux qui sont entrés dans la caverne y ont vu des choses terribles, des tombeaux entrouverts, des squelettes secouant leurs chaînes, une fournaise ardente. Les imprudents, s'ils ne se sont pas enfuis assez vite, ont disparu pour toujours, les spectres se sont élancés sur eux, et les ont précipités dans un gouffre enflammé. Les oiseaux, les quadrupèdes n'osent passer la nuit auprès de cette caverne d'épouvante.

« Si j'étais poète, » dit l'auteur du Génie du Christianisme, « je ne dédaignerais pas de dépeindre cette cloche agitée par les fantômes dans la vieille chapelle de la forêt. » Eh ! quels sont ces fantômes qui, pendant les ténèbres, à l'heure redoutable de minuit, répandent l'alarme dans le pays, troublent le sommeil du pâtre, égarent le voyageur ? Ils sont l'objet des entretiens pendant les longues veillées d'hiver : les villageois serrés autour de la bûche de Noël, prêtent une oreille attentive : mais cela les effraies plus que le tocsin du meurtre et de l'incendie. C'est peut-être un châtelain mort depuis longtemps, l'effroi du pays, le tyran de ses vassaux. Il agite l'airain sacré, qui servit tant de fois de signal à ses exécutions barbares ; ce grand coupable, bourrelé par les remords de sa conscience et portant l'enfer dans son soin, vient reconnaître dans le silence du tombeau ses anciennes victimes, et souille do sa présence le temple vénéré. Si les pierres du temple pouvaient parler, elles expliqueraient beaucoup de mystères nocturnes, ces hurlements des damnés plus effrayants que ceux des loups, ces profanations commises par les suppôts du diable… Mais les glas deviennent plus doux et leur son est mélodieux. C'est peut-être une jeune vierge, que sa fraîcheur et ses dix-huit printemps n'ont pu sauver des coups de la mort, et qui dort depuis quelques mois sous les arceaux du temple rustique, auprès de la fenêtre frangée de lierres et de ravenelles, au pied de la madone sainte et de ce même autel où son fiancé devait la conduire bientôt : elle sort quelquefois, pendant la nuit, de sa couche d'argile, et, couverte de son linceul blanc, s'approche de la cloche, afin de rappeler son souvenir à ses compagnes.

Le moyen-âge croyait à l'astrologie, science céleste, a dit Walter Scott, et non seulement parce qu'elle s'attache à lire sur le front des astres les destinées humaines, mais parce que celui qui la pratique la croit émanée d'une intelligence supérieure à la nôtre. Ses maîtres ne menaient pas la vie commune. Ainsi l'arabe Istrasof n'avait pas vu le soleil depuis quarante ans. Né dans les hautes montagnes de l'Arabie, Istrasof était destiné, suivant l'ordre naturel, à jouir de tout l'éclat de cet astre ; mais, voulant ouvrir les yeux de son esprit à la lumière intellectuelle, il ferma les yeux de son corps à la lumière matérielle : semblable à ces oiseaux nocturnes dont l'antiquité faisait les emblèmes de la sagesse, il ne voulut voir à la voûte des cieux que la lune et les étoiles. Ainsi Dubravius, cet homme puissant qui rompait les chaînes de la mort et rappelait sur le globe des âmes qui, depuis quelques jours, erraient dans les espaces de l'autre monde, Dubravius, à la voix duquel le trépas abandonnait ses victimes, et la vie rentrait dans des membres glacés, alla jusque dans l'Egypte, la mère des sciences occultes, pour y entendre les oracles du cheik Ebo-Ali.

Le diable et la mort jouaient un grand rôle au moyen-âge. Le diable et la mort avaient beau jeu, quand, de tous côtés, dans les châteaux aussi bien que dans les chaumières, on parlait de sortilèges et d'apparitions fantastiques, quand des hommes bardés de fer traversaient les campagnes en provoquant au combat leurs adversaires, et que les châtelains faisaient creuser de profondes oubliettes, pour assouvir leurs vengeances. On rencontre donc fréquemment sur les vitraux et sur les sculptures qui nous ont été légués par nos pères, le diable et la mort.
Le diable, même après le moyen-âge, exerce le pinceau des artistes les plus habiles, des Téniers, des Callot, des Raphaël, des Michel-Ange, des Jean Cousin, des Rubens. On sait que Jérôme de Bos, peintre du quinzième siècle, natif de Bois-le-Duc, et l'un des premiers qui ait fait usage de la peinture à l'huile, avait choisi pour sa spécialité l'enfer et le diable. L'imagination du Dante s'est exercée à doter les suppôts de ce prince des ténèbres des noms tous plus caractéristiques les uns que les autres. Arracheur de dents. Fourbe, Chien hargneux, Barbe en désordre, Passion effrénée, Mordu par le Dragon, Sanglier aux longues défenses, Chien mordant et déchirant, Rouge de colère, voilà les noms qui équivalent en français aux noms italiens Scarmiglione, Alichino, Caguazzo, Barbarriccio, Libicocco, Dragnignazzo, Ciriato, Sannuto, Grafficano, Rabicante ; chacun de ces noms prête aux développements et caractérise bien son personnage. On rencontre encore le diable à chaque pas, sinon en Europe, du moins dans les autres parties du globe, aussi bien au Japon que sur les côtes de Guinée, aussi bien à Ceylan qu'aux Philippines et aux Maldives. Si l'on parle souvent des œuvres merveilleuses du diable, on ne parle pas moins souvent de la manière dont il exige son paiement. Son nom se trouve jusque dans l'histoire naturelle ; il existe un diable des bois, un oiseau diable, un diable de mer, et même un assez innocent insecte flétri du nom de diable, ou tout au moins de celui de diablotin.

Dans l'enfance du Théâtre-Français, quand on faisait monter les bienheureux sur la scène, on y faisait monter aussi les diables. Les représentations avaient lieu dans les cimetières des églises, aux principales fêtes de l'année : on se proposait un but moral, d'effrayer les pécheurs endurcis et de les amener à repentance. Quelquefois les suppôts de l'enfer étaient représentés par quatre personnages, qui faisaient un vacarme effrayant, hurlaient en vrais damnés, jetaient des flammes par la bouche, brandissaient, des torches, et donnaient à ce qui les entourait la couleur de l'incendie. De là cette expression diable à quatre, dont on a fait un surnom, hélas ! pour le meilleur des princes :

Vive Henri Quatre !
Vive ce roi vaillant !
Ce diable à quatre
A le triple talent
De boire et de battre.
Et d'être vert-galant (1).


Au commencement du XVIe siècle, Eloy d'Armenal, maître des enfants de chœur de Béthune, publiait en format in-folio un volume de diableries. Un antiquaire a voulu que beaucoup de figures bizarres qu'on rencontre dans les temples fussent autant de réminiscences des mystères (2) : on aurait donné à des figurines sculptées sur les boiseries des stalles, l'aspect et le costume des diables qu'on avait vus sur la scène quelques jours auparavant. Mais les quatre diables réunis au XVe siècle ne faisaient pas autant de bruit que le seul diable de Vauvert en faisait au XIIIe. Un vieux palais, construit par le roi Robert, puis abandonné par ses successeurs, était, nous disent d'anciennes chroniques, occupé par des revenants : on y voyait des spectres traînant de lourdes chaînes; on y entendait, des hurlements à mourir de frayeur ; un monstre vert, muni d'une longue barbe blanche, moitié homme, moitié serpent, apparaissait pendant la nuit, et menaçait d'assommer les passants avec une lourde massue. On se le rappelait au temps du joyeux curé de Meudon : « Car cest Anglois, disait-il, est ung aultre diable de Vauvert. » Le souvenir s'en retrouve encore dans une des rues de Paris.

Assez sur le diable : parlons maintenant de la mort. Chez les anciens Grecs on la nommait rarement, de peur d'appeler des idées tristes. Homère et Hésiode l'ont dépeinte chacun à sa manière. Il y a quelque chose de flamand dans la touche du poète de Tibur, quand il la montre heurtant du méme pied les chaumières du pauvre et les palais des rois :

Pallida mors oequo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turres (3).


Quand Malherbe imite ce passage d'Horace, la mort, dans son ode à Du Perrier, n'affecte pas de dédain ; elle demeure seulement impassible et se bouche les oreilles ; en pénétrant jusque dans les profondeurs du Louvre, malgré la garde nombreuse qui veille auprès des rois de France ; elle les fait ses prisonniers, mais en conservant une noble attitude, comme un conquérant qui vient d'entrer par la brèche avec une troupe de vainqueurs.

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles;
On a beau la prier :
La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.
Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois.
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas nos rois.


Depuis deux cents ans, ces vers sont dans la mémoire de tous les hommes de goût, et conservent toujours leur jeunesse et leur sublimité.

De même que le poète de Sulmone, dans ses Métamorphoses, a décrit magnifiquement le palais du soleil, deux poètes du XVIIe siècle ont décrit le temple de la Mort. Le premier occupe un rang fort honorable dans la littérature anglaise : c'est Jean Scheffield, duc de Buckingham, le favori de Guillaume III et de la reine Marie. « Au centre d'une vallée, dit-il,  s'élève un temple fameux, vieux comme le monde, auquel il donne des lois. Sa forme est circulaire, et quatre portes d'un métal solide admettent la foule des humains, qui, soumis à l'ordre dos destinées, viennent y chercher l'asile commun du tombeau, jeunes, vieux, rois, esclaves. La vieillesse et les maladies qui affligent le plus l'humanité, sentinelles inflexibles, veillent à ces portes fatales : leurs vêtements lugubres ressemblent aux tentures qui tapissent les murs sacrés de cette obscure de meure. Des cierges de poix-résine, exhalant des nuages de fumée, redoublent les ténèbres. Dans ce royaume de la Nuit règne un monstre aveugle, inexorable, tyran cruel : son nom, c'est la Mort. » Le second poète, Philippe Habert, a composé un Temple de la Mort qui renferme de beaux vers. On a été jusqu'à dire que ce poème plaisait à tous les vivants ; il plaisait tant, ajoutait-on, à la Mort elle-même, qu'elle trancha les jours de l'auteur à la fleur de son âge, de peur qu'il n'eût la pensée d'élever un aussi beau temple en l'honneur de la Vie.

Mais le moyen-âge avait recours à d'autres fictions pour rappeler aux individus et aux populations la pensée de la mort. Il aimait les danses macabres. On en rencontrait partout, et dans les églises, et dans les cimetières, et sur les vitraux, et sur les miniatures des missels, et jusque sur les gardes d'épée des chevaliers, qui parfois avaient la fantaisie de se revêtir d'armures noires, et de s'intituler chevaliers de la mort. L'émule de Saintrailles et de La Hire s'élançait au combat avec un redoublement d'ardeur, quand il posait son large gantelet de fer sur un emblème aussi redoutable. Il se disait : « Mais, en touchant à la mort, je donne à ma main une sorte de consécration : elle devient l'instrument de cette grande dévastatrice, et les humains vont tomber sous ses coups, comme la moisson sous la faulx du moissonneur. » Mais un jour le chevalier devenait la victime de celle qui l'avait armé : quelquefois, il tombait renversé sur l'arène avant d'avoir employé cette puissance dont il était dépositaire.

Entrons dans un de ces lieux de sépulture, où l'on a médité tant de fois sur le néant des choses terrestres, sur la promptitude avec laquelle se brisent les liens les plus doux, où tant de veuves, d'orphelins, de mères, de sœurs, ont versé d'abondantes larmes. Voyons à chaque colonne un personnage qu'un squelette décharné saisit et précipite dans la tombe. C'est un guerrier revêtu de son armure ; intrépide au milieu des hasards, ainsi que les Roland, les Zerbin, les Roger, mille fois il avait échappé aux plus grands périls : or, il advint qu'un jour, en pleine paix, au sein du foyer domestique, et quand le guerrier se croit le plus en assurance, la terrible mort l'entraîne. Considérons ce monarque puissant, cet homme vêtu d'étoffes précieuses, ce mendiant, ce grand dignitaire ecclésiastique, cette jeune fille dans la saison des ris et des amours ; tous prennent part au branle de la mort, tous frémissent on sentant sa main glaciale ; tous sont arrachés à leurs palais, à leurs domaines, à leurs chaumières, à leurs fonctions, à leurs rêves d'avenir. La danse macabre, c'est l'une des créations le plus affreusement bizarres que nous ait légué le moyen-âge : les antiquaires ont bien raison de recueillir soigneusement ses débris. On peut rêver longtemps auprès de ces figurines pourvues d'une signification si frappante, et, dans les longues nuits d'hiver, en pensant aux nombreuses générations qui dorment d'un profond sommeil, on croit entendre des chants lugubres, on tressaille en s'imaginant voir des rondes de fantômes sur un sol jonché d'ossements. Parmi ces fantômes, on distingue des diables, qui ne sont plus là des constructeurs de ponts, ni des créateurs de choses admirables, mais des ménétriers, dont les instruments s'harmonisent avec la voix rauque de la mort. Leurs symphonies lugubres retentissent pendant de longues heures. La ronde de la mort ressemble à la ronde du sabbat : on ne peut la voir que pendant les ténèbres. Le chantre des larves, des dragons, des vampires et des gnomes termine l'une de ses ballades par ces quatre vers.

L'aube pâle a blanchi les arches colossales.
Il fuit, l'essaim confus des démons dispersés;
Et les morts, rendormis sous le pavé des salles.
Sur leurs chevets poudreux posent leurs fronts glacés (4).


Certains récits du moyen-âge sont noirs à faire trembler ; si vous les entendez entre onze heures et minuit, vous avez le cauchemar à deux ou trois heures du matin ; vous vous éveillez en sursaut, vous portez des regards inquiets dans tous les recoins de votre chambre, pour voir si quelque spectre ne lève pas un bras menaçant. D'autres récits sont amusants et d'une gaîté folle : nos pères les aimaient ; ils n'avaient pas tort, car la gaîté, c'est une excellente chose ; les apparitions fantastiques ont leur charme, quand elles sont pourvues de couleurs riantes. Pourquoi les personnages de l'autre monde ne seraient-ils pas quelquefois couronnés de roses, et pourquoi les diables ne seraient-ils pas quelquefois aimables ? Voyez ces lutins qui voltigent auprès de cotte fenêtre : la jeune fille l'ouvre, mais en hésitant, et dans l'appréhension que ce ne soit un oiseau de sinistre présage, et trouve au milieu des pots de violettes et de giroflées, un joli petit sylphe, dont la figure est délicate et vermeille, dont les yeux sont doux et les aîles diaphanes.

Or, ce n'était pas entre onze heures et minuit, mais au lever de l'aurore, dans le beau mois de juin, qu'un grave précepteur, assis avec ses jeunes élèves à l'ombre d'un chêne, leur racontait, le fait suivant.
« Ce Virgile, disait le mentor, ce poète mélancolique, dont nous avons tant de fois admiré les beaux vers, fit un jour une plaisante découverte. Le chantre d'Alexis, de Corydon et du pieux Enée prenait plaisir, dès son enfance, à méditer le long des bosquets d'aubépines et dans les allées obscures, à voir le disque blanc de la, lune, et ses reflets dans un lac paisible. C'était un rêveur de profession ; il chérissait la solitude préférablement à tout. Un jour donc, pendant que ses camarades prenaient leurs joyeux ébats, sautaient par-dessus les fossés, escaladaient les murs, dérobaient les fruits des jardins, Virgile gravit une des hauteurs voisines. A mesure que le jeune Andésien s'élevait, il voyait un immense tableau se dérouler sous ses yeux, et le Mincius tourner, comme un serpent d'azur, dans l'émeraude des prairies. Il n'entendait déjà plus les voix de ses condisciples ; l'inspiration approchait ; il pouvait dire: Deus ecce Deus !... Apercevant une ouverture dans le flanc de la montagne, il y pénètre, et s'enfonce dans la profondeur d'une caverne ; il distingue une clarté. Chez les poètes, l'amour du merveilleux est une passion qui domine tout autre sentiment : Virgile avance toujours, sans éprouver la moindre frayeur; puis il se trouve au milieu d'une lumière purpurine. Grande était sa surprise de ne découvrir aucune lampe, aucun flambeau d'où cette lumière pût venir ; elle fut encore plus grande quand il entendit une voix appeler distinctement Virgile. A ce moment, dit-on, malgré sa passion pour le merveilleux, la frayeur fit un peu battre le cœur de l'enfant d'Apollon, qui se voyait seul, dans le fond d'un souterrain, loin de ses amis.... Au bout de quelques minutes, la même voix prononce distinctement ces paroles : « Virgile, ne vois-tu pas une petite planche devant tes pieds ? » Il y avait effectivement une petite planche qui paraissait fixée dans le sol avec quatre clous ; des caractères étrusques, écrits en noir, formaient ces mots : « Enlève cette planche, afin que je puisse sortir. »

— « Et qui es-tu donc ? » dit Virgile.

— « Hélas ! je suis un diable enfermé sous cette planche, pour une légère espièglerie que j'ai commise. Je dois demeurer dans cette prison jusqu'à la fin du monde, à moins qu'une main humaine ne veuille bien soulever la planche qui me ferme l'issue. Ah ! Virgile, si tu me rendais ce service, tu en serais bien récompensé ! Je t'enseignerais tous les secrets de la nécromancie, toutes ces merveilles de l'autre monde, dont les habitants de la terre ne peuvent avoir la moindre idée. Tu deviendrais en un instant plus docte que tous tes condisciples ensemble et que votre maître. Voilà, certes, d'admirables choses que tu obtiendrais à bon marché. »

« Virgile voulut profiter de l'occasion favorable. Cependant, craignant un piège, il mit la condition indispensable de connaître les ouvrages dans lesquels de si précieuses connaissances étaient déposées. L'habitant du noir séjour lui dit de regarder dans un angle de la grotte. Là se trouvaient des livres de nécromancie, car les hommes les plus versés dans les sciences occultes venaient jadis dans cette grotte, et de fort loin ; la clarté qui brillait de leur temps au milieu des ténèbres, surpassait de dix fois celle qua Virgile voyait pour le moment. Après avoir constaté la présence des livres dans l'angle indiqué, il lève la planche. O surprise ! Il voit un petit trou pareil à celui d'une taupe ; puis une figure d'une taille d'environ 14 ou 15 centimètres, s’élance avec la rapidité de l'éclair. Si Virgile fût venu seize siècles plus tard, les minces proportions du diable ne l'auraient pas étonné, puisque dom Léandro Pérez en vit sortir un d'une bouteille de verre. Mais on ne connaissait point encore l'histoire d'Asmodée, sa détention dans une fiole. Virgile ne pouvait concevoir qu'un être aussi puissant pût sortir d'une ouverture aussi petite. »

— « C'est, » lui dit le démon, « que nous avons la faculté de nous allonger, de nous rapetisser, de prendre toutes les formes. »

— « Mais te serait-il facile de rentrer par la petite ouverture d'où tu es sorti ? »

— « Juge toi-même de notre élasticité »

« Puis le petit diable s'enfonce dans la prison, où depuis tant de siècles il avait gémi. Le poète replace habilement la petite planche sur l'ouverture, trouve moyen de la fixer solidement : la captivité recommence et durera probablement jusqu'au dernier jour du monde. Virgile eut les livres à sa disposition, et devint très savant dans la magie noire.
« Cette historiette peut apprendre les avantages qui résultent de la présence d'esprit. »

Personne n'oserait révoquer en doute l'autorité du grave précepteur, qui s'appuyait sur celle du moyen-âge.- FIN

 

NOTES :
(1) Couplet de la Partie de chasse d'Henri IV.^^
(2) Stalles de la cathédrale de Rouen, par H. Langlois.^^
(3) Ode 4 du premier livre.^^
(4) Odes et Ballades, par M. Victor Hugo.^^

Date de dernière mise à jour : 30/10/2016