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BIBLIOBUS Littérature française

Lettre à la jeunesse - Emile Zola (1840 - 1902)

Je dédie cette étude à la jeunesse française, cette jeunesse qui a vingt ans aujourd’hui et qui sera la société de demain. Deux événements viennent de se produire, la première représentation de Ruy Blas à la Comédie-Française, et la réception solennelle de M. Renan à l’Académie. Un grand bruit s’est fait, un enthousiasme a éclaté, la presse a sonné des fanfares en l’honneur du génie de la nation, et l’on a dit que de pareils événements devaient nous consoler dans nos désastres et assuraient nos triomphes futurs. Il y a eu un envolement dans l’idéal ; enfin on échappait donc à la terre, on pouvait planer, c’était comme une revanche de la poésie contre l’esprit scientifique.

Je trouve la question nettement posée dans la République française. Je cite « Paris vient d’être le témoin et de donner au monde le spectacle de deux grandes fêtes intellectuelles qui resteront comme l’honneur et la parure de cette France éclairée et libérale que notre chère et glorieuse ville excelle à représenter. La réception de M. Ernest Renan à l’Académie, la reprise de Ruy Blas à la Comédie-Française peuvent, à bon droit, être considérées comme deux événements dont il nous est permis de nous enorgueillir.Ily a, chez nous, des jeunes gens qui cherchent leur voie ; ils vont droit devant eux, poussant leur pointe à l’aventure, avides de nouveautés, et ils se vantent, avec la naïveté de l’inexpérience, de trouver mieux que leurs devanciers dans le domaine sans limites de l’art qui cherche à lutter avec la nature. Oui, cela est vrai quelques-uns qui se rompent sur leurs forces ont déclaré la guerre à l’idéal, mais ils seront vaincus on peut leur prédire à coup sûr cette défaite, après la soirée d’avant-hier à la Comédie-Française. » Il faut, pour comprendre, éclairer ces phrases enguirlandées de journaliste. Entendez donc que les jeunes gens en question sont les écrivains naturalistes, ceux qui ont pour esprit le mouvement scientifique du siècle, et pour outils l’observation et l’analyse. Le journaliste constate que ces écrivains ont déclaré la guerre à l’idéal et il prédit qu’ils seront vaincus par le lyrisme, par la rhétorique romantique. Rien de plus précis on applaudit un soir les beaux vers de Victor Hugo, voilà le mouvement scientifique du siècle arrêté, voilà l’observation et l’analyse supprimées.

Je citerai d’autres documents afin de préciser mieux encore la question que je veux étudier. M. Renan, au début de son discours de réception, voulant flatter l’Académie et oubliant ses anciennes admirations pour l’Allemagne, a dit ceci « Vous vous défiez d’une culture qui ne rend l’homme ni plus aimable ni meilleur. Je crains fort que des races, bien sérieuses sans doute, puisqu’elles nous reprochent notre légèreté, n’éprouvent quelque mécompte dans l’espérance qu’elles ont de gagner la faveur du monde par de tout autres procédés que ceux qui ont réussi jusqu’ici. Une science pédantesque en sa solitude, une littérature sans gaieté, une politique maussade, une haute société sans éclat, une noblesse sans esprit, des gentilshommes sans politesse, de grands capitaines sans mots sonores ne détrôneront pas, je crois, de sitôt le souvenir de cette vieille société française, si brillante, si polie, si jalouse de plaire. » A cela, la Gazette nationale, de Berlin, a répondu « Les nations de l’Europe sont engagées dans une lutte de rivalité sans trêve ; quiconque ne marche pas en avant sera aussitôt devancé. Toute nation qui pense à s’endormir sur les lauriers acquis est, dès cet instant, condamnée à la décadence et à la mort ; Voilà la vérité, qu’une nation telle que la nation française peut ou doit apprendre à se laisserdire. Mais il lui faut pour cela des hommes sérieux et non des flatteurs. Nous considérons avant tout comme notre véritable ami celui qui nous apprend à nous garder de ce que nous craignons le plus au monde le vague vide et l’appréciation insuffisante de nos concurrents dans le domaine matériel et intellectuel. Nous en connaissons par expérience la conséquence inévitable. »

Eh bien je dis que le patriotisme de tout Français est de réfléchir sur ces deux documents. Je ne parle pas du patriotisme de parade qui s’enveloppe dans un drapeau, qui rime des odes et des cantates je parle du patriotisme des hommes d’étude et de science qui veulent la grandeur de la nation par des moyens pratiques. Oui, M. Renan a raison, nous avons eu et nous avons encore beaucoup de gloire ; mais entendez cette parole terrible : « Quiconque ne marche pas en avant sera aussitôt devancé. » N’est-ce pas là le glas des siècles que l’esprit nouveau emporte ? Demain, c’est ce vingtième siècle dont l’évolution scientifique aide la naissance laborieuse ; demain, c’est l’enquête universelle, l’esprit de vérité transformant les sociétés ; et si nous voulons que demain nous appartienne, il faut que nous soyons des hommes nouveaux, marchant à l’avenir par la méthode, par la logique, par l’étude et la possession du réel. Applaudir une rhétorique, s’enthousiasmer pour l’idéal, ce ne sont là que de belles émotions nerveuses ; les femmes pleurent, quand elles entendent de la musique. Aujourd’hui, nous avons besoin de la virilité du vrai pour être glorieux dans l’avenir, comme nous l’avons été dans le passé.

Voilà ce que je vais tâcher de démontrer à la jeunesse. Je voudrais lui souffler la haine de la phrase et la méfiance des culbutes dans le bleu. Nous autres qui ne croyons qu’aux faits, qui reprenons tous les problèmes, à l’étude des documents nous sommes accusés d’ordure, nous nous entendons chaque jour traiter de corrupteurs. Il est temps de prouver à la génération nouvelle que les véritables corrupteurs sont les rhétoriciens, et qu’il y a une chute fatale dans la boue après chaque élan dans l’idéal.

I

Les nations honorent leurs grands hommes. Elles se montrent surtout reconnaissantes pour les écrivains illustres qui laissent des monuments impérissables dans la langue. Homère et Virgile sont restés debout sur les ruines de la Grèce et de Rome. C’est ainsi que le monument poétique de Victor Hugo sera indestructible et que notre siècle doit avoir l’orgueil de cette construction superbe, qui fixera la langue française et la portera aux siècles les plus reculés. À ce titre, nous ne saurions trop acclamer le poète. Il est grand parmi les plus grands. Il a été un rhétoricien admirable et il demeurera le roi indiscuté des poètes lyriques.

Mais il faut ensuite distinguer. À côté de la ferme, du rythme et des mots, à côté du monument de pure linguistique, il y a la philosophie de l’œuvre. Elle peut apporter la vérité ou l’erreur, elle est le produit d’une méthode et devient fatalement une force qui pousse le siècle en avant ou le ramène en arrière. Si j’applaudis Victor Hugo comme poète, je le discute comme penseur, comme éducateur. Non seulement sa philosophie me paraît obscure, contradictoire, faite de sentiments et non de vérités, mais encore je la trouve dangereuse, d’une détestable influence sur la génération, conduisant la jeunesse à tous les mensonges du lyrisme, aux détraquements cérébraux de l’exaltation romantique.

Et nous venons bien de le voir, à cette représentation de Ruy Blas, qui a soulevé un si grand enthousiasme. C’était le poète, le rhétoricien superbe qu’on applaudissait. Il a renouvelé la langue, il a écrit des vers qui ont l’éclat de l’or et la sonorité du bronze. Dans aucune littérature, je ne connais une poésie plus large ni plus savante, d’un souffle plus lyrique, d’une vie plus intense. Mais personne, à coup sûr, n’acclamait la philosophie, la vérité de l’œuvre. Si l’on met à part le clan des admirateurs farouches, de ceux qui veulent faire de Victor Hugo un homme universel, aussi grand penseur qu’il est grand poète, tout le monde hausse les épaules aujourd’hui devant les invraisemblances de Ruy Blas. On est obligé de prendre ce drame comme un conte de fée sur lequel l’auteur a brodé une merveilleuse poésie. Dès qu’on l’examine, au point de vue de l’histoire et de la logique humaine, dès qu’on tâche d’en titrer des vérités pratiques, des faits, des documents, on entre dans un chaos stupéfiant d’erreurs et de mensonges, on tombe dans le vide de la démence lyrique. Le plus singulier, c’est que Victor Hugo a eu la prétention de cacher un symbole sous le lyrisme de Ruy Blas. Il faut lire la préface et voir comment, dans l’esprit de l’auteur, ce laquais amoureux d’une reine personnifie le peuple tendant vers la liberté, tandis que don Salluste et don César de Bazan représentent la noblesse d’une monarchie agonisante. On sait combien les symboles sont complaisants on en met où l’on veut, et on leur fait signifier ce qu’on veut. Seulement celui-ci, en vérité, se moque par trop de monde. Voyez-vous le peuple sans Ruy Blas, dans ce laquais de fantaisie qui a été au collège, qui rimait des odes avant de porter la livrée, qui n’a jamais touché un outil et qui, au lieu d’apprendre un métier, se chauffe au soleil et tombe amoureux des duchesses et des reines ! Ruy Blas est un bohème, un déclassé, un inutile ; jamais il n’a été le peuple. D’ailleurs, admettons un instant qu’il soit le peuple, examinons comment il se comporte, tâchons de savoir où il va. Ici, tout se détraque. Le peuple poussé par la noblesse à aimer une reine, le peuple devenu grand ministre et perdant son temps à faire des discours, le peuple tuant la noblesse et s’empoisonnant ensuite : quel est ce galimatias ? Que devient le fameux symbole ? Si le peuple se tue sottement, sans cause aucune, après avoir supprimé la noblesse, la société est finie. On sent ici la misère de cette intrigue extravagante, qui devient absolument folle, dès que le poète s’avise de vouloir lui faire signifier quelque chose de sérieux. Je n’insisterai pas davantage sur les énormités de Ruy Blas, au point de vue du bon sens et de la simple logique. Comme poème lyrique, je le répète, l’œuvre est d’une facture merveilleuse ; mais il ne faut pas une minute vouloir y chercher autre chose, des documents humains, des idées nettes, une méthode analytique, un système philosophique précis. C’est de la musique et rien autre chose.

J’arrive à un second point. Ruy Blas, dit-on, est un envolement dans l’idéal ; de là, toute sorte de précieux effets il agrandit les âmes, il pousse aux belles actions, il rafraîchit et réconforte. Qu’importe si ce n’est qu’un mensonge il nous enlève à notre vie vulgaire et nous mène sur les sommets. On respire, loin des œuvres immondes du naturalisme. Nous touchons ici le point le plus délicat de la querelle. Sans le traiter encore à fond, voyons donc ce que Ruy Blas contient de vertu et d’honneur. Il faut d’abord écarter don Salluste et don César. Le premier est Satan, comme dit Victor Hugo ; quant au second, malgré son respect chevaleresque de la femme, il montre une moralité douteuse. Passons à la reine. Cette reine se conduit fort mal en prenant un amant ; je sais bien qu’elle s’ennuie et que son mari a le tort de beaucoup chasser ; mais, en vérité, si toutes les femmes qui s’ennuient prenaient des amants, cela ferait pousser des adultères dans chaque famille. Enfin, voilà Ruy Blas, et celui-là n’est qu’un chevalier d’industrie, qui, dans la vie réelle, passerait en cour d’assises. Eh quoi ! ce laquais a accepté la reine des mains de don Salluste ; il consent à entrer dans cette tromperie, qui devrait paraître au spectateur d’autant plus lâche que don César, le gueux, l’ami des voleurs, vient de la flétrir dans deux superbes tirades ; il fait plus, il vole un nom qui n’est pas le sien. Puis, il porte ce nom pendant un an, il trompe une reine, une cour entière, tout un peuple ; et, ces vilenies, il s’en rend coupable pour consommer un adultère ; et il comprend si bien la traîtrise, l’ordure de sa conduire, qu’il finit par s’empoisonner ! Mais cet homme n’est qu’un débauché et qu’un filou ! Mon âme ne s’agrandit pas du tout en sa compagnie. Je dirai même que mon âme s’emplit de dégoût, car je vais malgré moi au delà des vers du poète, dès que je veux rétablir les faits et me rendre compte de ce qu’il ne montre pas je vois alors ce laquais dans les bras de cette reine, et cela n’est pas propre. Au fond, Ruy Blas n’est qu’une monstrueuse aventure, qui sent le boudoir et la cuisine. Victor Hugo a beau emporter son drame dans le bleu du lyrisme, la réalité qui se trouve par-dessous est infâme. Malgré le coup d’aile des vers, les faits s’imposent, cette histoire n’est pas seulement folle, elle est ordurière elle ne pousse pas aux belles actions, puisque les personnages ne commettent que des saletés ou des gredineries ; elle ne rafraîchit pas et ne réconforte pas, puisqu’elle commence dans la boue et finit dans le sang. Tels sont les faits. Maintenant, si nous passons aux vers, il est très vrai qu’ils expriment souvent les plus beaux sentiments du monde. Don César fait des phrases sur le respect qu’on doit aux femmes ; la reine fait des phrases sur les sublimités de l’amour ; Ruy Blas fait des phrases sur les ministres qui volent l’État. Toujours des phrases, oh ! des phrases tant qu’on en veut Est-ce que, par hasard, les vers seuls seraient chargés de l’agrandissement des âmes ? Mon Dieu ! oui, et voilà où je voulais en arriver il s’agit simplement ici d’une vertu et d’un honneur de rhétorique. Le romantisme, le lyrisme met tout dans les mots. Ce sont les mots gonflés, hypertrophiés, éclatant sous l’exagération baroque de l’idée. L’exemple n’est-il pas frappant dans les faits, de la démence et de l’ordure dans les mots, de la passion noble, de la vertu fière, de l’honnêteté supérieure. Tout cela ne pose plus sur rien c’est une construction de langue bâtie en l’air. Voilà le romantisme.

J’ai étudié, à plusieurs reprises, l’évolution romantique, et il est inutile que je recommence une fois encore l’historique de ce mouvement. Mais je veux insister sur ce fait qu’il a été une pure émeute de rhétoriciens. Le rôle de Victor Hugo, rôle considérable, s’est borné à renouveler la langue poétique, à créer une rhétorique nouvelle. On s’est battu en 1830 sur le terrain du dictionnaire. La langue classique se mourait d’anémie ; les romantiques sont venus lui donner du sang par la mise en circulation d’un vocabulaire inconnu ou dédaigné, par l’emploi de tout un monde d’images éclatantes, par une façon plus large et plus vivante de sentir et de rendre. Mais si l’on sort de cette question de langage, on voit que les romantiques ne se séparaient pas des classiques ; comme eux, ils restaient déistes, idéalistes, symboliques ; comme eux, ils costumaient les êtres et les choses, ils les mettaient dans un ciel de convention, ils avaient, des dogmes, de communes mesures, des règles. Même il faut ajouter que le lyrisme emportait la nouvelle école dans l’absurde beaucoup plus loin que la vieille école classique. Les poètes de 1830 avaient bien élargi le domaine littéraire en voulant introduire l’homme tout entier, avec ses rires et ses larmes, en donnant un rôle à la nature, mise en œuvre par Rousseau depuis longtemps. Mais ils gâtaient ces libertés conquises, ils en abusaient d’une étrange manière, en sortant du premier coup hors de l’humanité et hors des choses ; par exemple, s’ils s’inquiétaient de la nature, s’ils la peignaient, au lieu de l’étudier comme un milieu exact complétant les personnages, ils l’animaient de leurs propres rêves, la peuplaient de légendes et de cauchemars de même, pour les personnages, ils se flattaient d’accepter tout l’homme, chair et âme, et leur premier besoin était d’enlever l’homme dans les nuages, d’en faire un mensonge. Alors, fatalement, il arrivait que les classiques, avec leurs abstractions, leur monde raidi et mort, étaient encore plus humains, plus près de la vérité, plus logiques et plus complets que les romantiques, avec leur horizon vaste et les nouveaux éléments de vie qu’ils employaient. Une évolution accomplie par des poètes lyriques devait aboutir là ; c’est ce que nous constatons nettement à cette heure. Le lyrisme, dans une littérature, est l’exaltation poétique échappant à toute analyse, touchant à la folie. Victor Hugo n’est donc qu’un poète lyrique tout en lui est d’un rhétoricien de génie, sa langue, sa philosophie, sa morale. Et ne cherchez pas sous les mots ni sous les rythmes, car, je le dis encore, vous y trouveriez le chaos le plus incroyable, des erreurs, des contradictions, des enfantillages solennels, des abominations pompeuses.

Aujourd’hui, quand on étudie le mouvement littéraire depuis le commencement du siècle, le romantisme apparaît comme le début logique de la grande évolution naturaliste. Ce n’est pas sans raison que des poètes lyriques se sont produits les premiers. Socialement, on expliquerait leur venue par les secousses de la Révolution et de l’Empire après ces massacres, les poètes se consolaient dans le rêve. Mais ils venaient surtout parce que, littérairement, ils avaient une besogne considérable à accomplir. Cette besogne, c’était le renouvellement de la langue. Il fallait jeter l’ancien dictionnaire dans le creuset, refondre le langage, inventer des mots et des images, créer toute une nouvelle rhétorique pour exprimer la société nouvelle et seuls peut-être des poètes lyriques prouvaient mener à bien un pareil travail. Ils arrivaient avec la rébellion de la couleur, avec la passion de l’image, avec le souci dominant du rythme. C’étaient des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui poursuivaient avant tout le son, la forme, la lumière. Pour eux, l’idée ne venait qu’au second plan, et l’on se souvient de cette école de l’art pour l’art, qui était le triomphe absolu de la rhétorique. Tel est le caractère essentiel du lyrisme un chant, la pensée humaine échappant à la méthode et s’envolant en mots sonores. Aussi peut-on constater quel éclat notre langue a pris en passant par cette flamme des poètes. Mettez au commencement du siècle une littérature de savants, pondérée, exacte, logique, et la langue, affaiblie par trois cents ans d’usage classique, restait un outil émoussé et sans vigueur. Il fallait, je le répète, une génération de poètes lyriques pour empanacher la langue, pour en faire un instrument large, souple et brillant. Ce Cantique des Cantiques du dictionnaire, ce coup de folie des mots hurlant et dansant sur l’idée, était sans doute nécessaire. Les romantiques venaient à leur heure, ils conquéraient la liberté de la forme, ils forgeraient l’outil dont le siècle devait se servir. C’est ainsi que tous les grands États se fondent sur une bataille.

Nous verrons plus loin quel État allait se fonder, grâce à la bataille romantique. La rhétorique avait vaincu, l’idée pouvait passer et se formuler, grâce à la langue nouvelle. Il faut donc saluer dans Victor Hugo l’ouvrier puissant de cette langue. Si, en lui, l’auteur dramatique, le romancier, le critique, le philosophe sont discutables, si le lyrisme, le coup de démence sublime arrive toujours à détraquer à un moment ses jugements et ses conceptions, il a été quand même et partout le rhétoricien de génie que je viens d’étudier. Elle est la raison de la souveraineté qu’il a exercée et qu’il exerce encore. Il a créé une langue, il tient le siècle, non par les idées, mais par les mots ; les idées du siècle, celles qui le conduisent, ce sont la méthode scientifique, l’analyse expérimentale, le naturalisme, les mots, ce sont ces richesses nouvelles de termes exhumés ou inventés, ces images magnifiques, ces tournures superbes dont l’usage est devenu commun. Au début d’un mouvement, les mots écrasent toujours l’idée, parce qu’ils frappent davantage. Victor Hugo est royalement drapé depuis sa jeunesse dans le manteau qu’il s’est taillé en plein velours de la forme. À côté de lui, Balzac apporte l’idée du siècle, l’observation et l’analyse, et il semble nu, on le salue à peine. Heureusement, plus tard, l’idée se dégage de la rhétorique, s’affirme, règne avec une force souveraine. Nous en sommes là. Victor Hugo reste un grand poète, le plus grand des poètes lyriques. Mais le siècle s’est dégagé de lui, l’idée scientifique s’impose. Dans Ruy Blas, c’est le rhétoricien que nous applaudissons. Le philosophe et le moraliste nous font sourire.

II

Voyons, maintenant, la réception de M. Ernest Renan à l’Académie française. Cette réception a été aussi une grande fête littéraire. Il y avait là un triomphe de la liberté de penser qu’il faut constater avant tout. Pour me bien faire entendre, je distinguerai entre le Renan de la légende et le Renan de la réalité. Il faut se souvenir de la publication de la Vie de Jésus. Ce fut un coup de foudre. M. Renan était inconnu du grand public. Il avait une réputation d’érudit, de linguiste très distingué, qui ne dépassait pas un monde spécial. Et, brusquement, du matin au soir sa figure se dressait sur la France, avec le profil terrifiant de l’Antéchrist. C’était un sacrilège lui secouant Jésus sur sa croix. On le représentait, pareil à Satan, avec deux cornes et une queue. L’effarement fut surtout immense parmi le clergé tous les curés de campagne firent sonner leurs cloches et l’excommunièrent dans leurs prônes ; les évêques lancèrent des mandements et des brochures, le pape pâlit sous la tiare. On racontait que les jésuites brûlaient les éditions de la Vie de Jésus, à mesure que l’éditeur les mettait en circulation, ce qui assurait une vente inépuisable. Dans le public, l’émotion alla en grandissant devant cet affolement du clergé. Les dévotes se signaient et terrifiaient les petites filles méchantes en les menaçant de M. Renan, tandis que les indifférents s’intéressaient à cet audacieux et lui donnaient volontiers des proportions gigantesques. Il devenait le géant de la négation, il symbolisait la science tuant la foi. En un mot, notre siècle d’enquête scientifique s’incarnait en lui. Si l’on ajoute qu’il passait pour un prêtre défroqué, on complétera la figure de cet archange rebelle, un Satan moderne, vainqueur de Dieu, supprimant Dieu avec l’arme du siècle.

Tel était le Renan de la légende, et tel il est resté pour certaines personnes. Si nous passons au Renan de la réalité, nous restons surpris. Le savant demeure un érudit, mais il devient un poète. Imaginez un tempérament de croyant, un être contemplatif, grandi dans la brume, sur une côte de Bretagne. Il a été élevé dans les pratiques les plus strictes du catholicisme ; son premier désir est d’être prêtre, et toute son éducation, toute son instruction le destinent au sacerdoce. Il vient à Paris, il entre au séminaire, trempé de religiosité, apportant le rêve dévot de sa race et du milieu où il a poussé. Là, une case du cerveau, muette jusqu’à ce jour, se met à fonctionner. Est-ce un souffle de Paris qui l’a frappé au passage ? Est-ce une prédisposition lointaine qui s’éveillait chez l’homme, après avoir balbutié chez l’enfant ? Lui seul pourrait nous le dire, en nous confessant ses péchés de gamin. Quoi qu’il en soit, le libre examen parlait en lui. Dès lors, le prêtre était mort. C’est toujours la même histoire le premier frisson du doute, puis les combats douloureux, puis le déchirement final. M. Renan avait quitté le séminaire et s’était réfugié dans l’étude des langues. Mais ce qui n’était pas mort en lui, c’était l’idéaliste, le spiritualiste. Toutes ses croyances du jeune âge combattues et refoulées, avaient trouvé un autre lit et s’épanchaient en un flot de poésie tendre. Il y a là un cas bien curieux de la satisfaction tyran nique d’un tempérament il ne pouvait plus être prêtre, il serait poète, et son tempérament se contenterait quand même. Sans doute une nature moins trempée dans la religiosité, grandie dans un milieu moins brumeux, serait allée jusqu’au bout de la \oie scientifique, aurait resserré de plus en plus la formule due ses négations. M. Renan devait s’arrêter à mi-chemin, avec l’éternel regret de sa foi perdue et la vague jouissance de douter de son doute. Cette transformation de la foi en poésie est ce qui le caractérise. Il n’est plus un croyant, mais il n’est pas un savant. Je vois en lui un homme de transition. Pour moi, l’esprit romantique a passé par là.

Oui, M. Renan est un panthéiste de l’école romantique. On a expliqué que, mettant Dieu dans l’humanité, il n’a point nié précisément la divinité du Christ, puisqu’il en a fait le plus parfait et le plus aimable des hommes. Je ne veux pas me perdre dans la question philosophique ; je n’examinerai point ses théories de la formation lente d’une humanité supérieure, d’un groupe de Messies intellectuels régnant sur la terre par la puissance de leurs facultés. Il me suffit qu’il soit déiste comme Victor Hugo, et que ses croyances, pour être plus équilibrées, n’en soient pas moins des imaginations de poète lyrique, aussi éloignées des affirmations des dogmes que des affirmations de la science. Ni croyant ni savant, poète, voilà son étiquette. Il flotte dans le vague des contemplatifs. L’idée, chez lui, n’a jamais une netteté solide. On sent ce qu’il pourrait penser ; mais le pense-t-il réellement ? c’est ce qu’on ne saurait dire, car il répugne à toute conclusion claire. Et si, laissant le philosophe, nous passons à l’écrivain, nous trouvons le romantique dans tout son charme et sa puissance. Sans doute, ce n’est pas l’effarement superbe de Victor Hugo, le grossissement des antithèses, l’entassement des grands mots et des grandes images. C’est plutôt le miel coulant de Lamartine, une rêverie béate et religieuse, un style qui a la volupté d’une caresse et l’onction d’une prière. La phrase s’agenouille et se pâme, dans une vapeur d’encens, sous le jour mystique des vitraux. On devine tout de suite que M. Renan est entré dans la cathédrale gothique du romantisme, et qu’il y est resté non plus comme croyant, mais comme écrivain. Nous retrouvons là le poète, s’attardant à mi-chemin du style de l’érudit et du savant, comme il est demeuré à mi-chemin des formules du philosophe. Cela complète et arrête sa personnalité d’un trait définitif. Voilà donc le Renan de la légende et le Renan de la réalité. Il faut ajouter que les entêtés seuls, les farouches du catholicisme et les sots qui s’en tiennent aux idées toutes faites, continuent à regarder M. Renan comme l’Antéchrist. Les années ont passé on a fini par comprendre que la Vie de Jésus était un aimable poème, dissimulant sous des fleurs romantiques quelques-unes des affirmations de l’exégèse moderne. Toutes les vérités ne sont pas là ; il y en a seulement un choix, fait par une main d’artiste, et embelli des couleurs les plus tendres de l’imagination. Si l’on veut surprendre le procédé de M. Renan, il suffit de comparer son livre à celui de l’Allemand Strauss, qui a des raideurs de discussions et de démonstrations rebutantes ; nous ne trouvons plus ici qu’un érudit et un savant, dont le style n’a pas d’ornements et dont l’unique souci est la vérité. Aussi, à cette heure, pour le plus grand nombre, le terrible M. Renan est-il devenu le doux M. Renan. On l’accepte comme un mélodiste, qui a eu certainement tort de choisir un motif irrespectueux pour chanter sa musique, mais qui, en somme, a écrit là de la musique bien agréable. Et c’est au mélodiste que l’Académie française a ouvert ses portes. Je voulais en venir là : je constate que l’Académie a fêté le rhétoricien et non le savant. Toute cette fête littéraire s’est encore donnée en l’honneur d’un poète lyrique.

Il faut être sévère, parce que, dans nos temps d’hypocrisie et de complaisance, la sévérité seule peut rendre la nation virile. Sans doute l’Académie, en accueillant M. Renan, a fait un très bon choix, tel qu’il lui arrive rarement d’en faire un semblable. M. Renan, dont l’érudition est réellement très large, est en outre un de nos prosateurs les plus raffinés. Littérairement, il vaut dans son petit doigt plus que dix académiciens pris au hasard sur les bancs de la docte compagnie. Seulement, il ne faudrait pas regarder son élection comme le triomphe à l’Institut de la formule scientifique moderne. Il n’y a, sous la fameuse coupole, qu’un poète de plus. Le vrai courage était de nommer M. Renan après son retentissant succès de la Vie de Jésus. Aujourd’hui, il force les portes par son charme ; il ne s’assoit pas dans son fauteuil avec sa queue et ses cornes, il s’y assoit couronné par les dames. Personne n’a plus peur de lui ; il est même devenu le refuge des âmes religieuses que la science sèche et nue inquiète. Alors, qu’on ne fasse pas tant de tapage du libéralisme de l’Académie. Elle a accueilli un écrivain, c’est parfait. La science moderne n’a pas à crier victoire, comme aux réceptions solennelles de Claude Bernard et de M. Littré.

Ce qui m’a paru bien caractéristique, dans le discours de M. Renan, c’est la façon dont il accepte les découvertes de la science, en idéaliste plein de souplesse, qui utilise tout pour continuer et élargir ses rêves. Une citation, prise dans son discours de réception, est nécessaire. « Le ciel, tel qu’on le voit avec les données de l’astronomie moderne, est bien supérieur à solide, constellée de points brillants, portée sur des piliers à quelques lieues de distance en l’air, dont les siècles naïfs se contentèrent. Si, par moments, j’ai quelques mélancoliques souvenirs pour les neuf chœurs d’anges qui embrassaient les orbes des sept planètes, et pour cette mer cristalline qui se déroulait aux pieds de l’Éternel, je me console en songeant que l’infini où notre œil plonge est un infini réel mille fois plus sublime, aux yeux du vrai contemplateur, que tous les cercles d’azur des paradis d’Angelico de Fiésole. Combien les vues profondes du chimiste et du cristallographe sur l’atome dépassent la vague notion de la matière dont vivait la philosophie scolastique ! Le triomphe de la science est en vérité le triomphe de l’idéalisme. » Retenez ce cri, il est typique. C’est l’échappée du poète qui, chaque fois que vous reculerez les limites de l’inconnu, consentira bien à marcher avec vous, mais pour s’installer et rêver dans le coin de mystère où vous ne serez pas encore descendu. Comme M. Renan lui-même le constate dans la suite de son discours, un savant n’admet l’inconnu, l’idéal, que comme un problème posé dont il cherchera la solution. Nouvelle preuve que M. Renan n’est pas un savant, car il lui faut son coin de mystère, et plus vous rétrécirez ce coin, plus vous le porterez au fond de l’infini et plus il affectera de paraître enchanté, parce que, dira-t-il, son rêve en devient d’autant plus lointain et sublime. C’est ainsi que « le triomphe de la science est le triomphe de l’idéalisme ». Je connaissais déjà la phrase, pour l’avoir souvent entendu donner comme un argument suprême. Elle est le refuge des idéalistes qui ne nient pas les sciences modernes. Comme ils comptent qu’un point du mystère de la matière et de la vie restera toujours fermé, ils font voyager leur idéal à chaque découverte, en se disant que, même traqués de croyance en croyance, ils auront toujours ce point final comme un asile inexpugnable. Cela est d’une foi en l’idéal bien élastique. J’ai une médiocre estime philosophique pour ces rêveurs enragés qui, à chaque étape de la science, demandent à s’arrêter pour faire un petit bout de rêve, quittes à déménager de nouveau et à aller achever de prendre leur jouissance plus loin. M. Renan est un de ces poètes de l’idéal qui suivent les savants en traînant la jambe et en profitant de chaque halte pour cueillir quelques fleurs.

Et remarquez que son grand succès, je parle du succès bruyant et populaire, vient de sa rhétorique. En Allemagne, Strauss, enfermé dans les sécheresses de son argumentation, avait simplement remué le public spécial des érudits et des théologiens la foule des gens du monde et des simples lettrés s’était désintéressée. Au contraire, chez nous, M. Renan, beaucoup moins net comme négation, mais traitant la matière avec des brassées de fleurs de rhétorique, a passionné le public tout entier. Encore une preuve de la toute-puissance de la forme. Le succès de la Vie de Jésus, c’est le succès de Ruy Blas c’est la phrase, le son, la couleur, l’odeur séduisant tout un peuple d’artistes par les sens. Il y a là un effet nerveux, matériel. Quand un rhétoricien a du génie, il est le maître incontesté des foules, il les prend par leur chair et les conduit où il veut. Un savant fera le vide dans un auditoire, lorsqu’un poète enthousiasmera jusqu’à ses adversaires. Cela explique le coup de folie du romantisme, dans la première moitié du siècle. Aujourd’hui encore, nous applaudissons à tout rompre, lorsqu’une bouffée de poésie lyrique nous passe dans les oreilles.

Pourtant, ce qu’il faut dire bien haut, c’est que ce tapage de la forme est passager. On classe l’écrivain ; puis ; on hausse les épaules, lorsqu’il se pose en penseur et en savant. Et la punition est là pour les timides qui n’ont point osé aller jusqu’au bout de leur pensée, pour les habiles qui ont cru très fort de gagner chacun en ménageant tout le monde. Oui, ces finesses d’ambitieux, ce procédé de ne lâcher que les vérités aimables et bien vêtues, cet équilibre plein d’art qui n’est pas le mensonge sans être la vérité, toute cette tactique hypocrite se retourne contre ceux qui l’emploient par calcul ou par tempérament. Un jour, après avoir été acclamés, ils se trouvent seuls, très célèbres il est vrai, chargés d’honneurs et de récompenses ; mais ils n’ont qu’une réputation de joueurs de flûte, lorsqu’ils auraient pu ambitionner la gloire indestructible des grands penseurs et des grands savants. Je ne conclurai pas moi-même. J’ai trouvé dans un article un jugement très sévère qui m’a beaucoup frappé, et je le donne ici sans commentaire « Un homme comme M. Renan devrait avoir quelque influence sur son temps ; il n’en a aucune. On ne l’a point pris au sérieux. En vain, il aborde les plus terribles problèmes on n’a point admis ses solutions ; on a vu des jeux et des ris où le philosophe, l’épigraphiste, le savant eût voulu une entière et austère attention. L’écrivain seul subsistera ; on dira qu’il a connu tous les secrets de la langue et qu’au milieu des instrumentistes d’aujourd’hui il a su, parmi tant de cuivres, faire dominer les trillesde son hautbois. La postérité le classera parmi les illustres inutiles, parmi ceux qui, en un siècle d’enfantement et de réveil, ont pris la part des doux loisirs et des sommeils champêtres. »

III

Par une sorte d’ironie, il arrive presque toujours que l’académicien nouvellement élu doit faire l’éloge d’un académicien mort de tempérament absolument opposé au sien. C’est ce qui vient d’arriver ; on a pu voir M. Renan, le rhétoricien, le poète, jeter toutes les fleurs de ses phrases sur la vie et l’œuvre de Claude Bernard, le savant qui a mis toute sa force dans la méthode expérimentale. Le spectacle est assez curieux pour qu’on s’y arrête. D’ailleurs, je veux mettre debout cette haute et sévère figure de Claude Bernard, en face des figures de Victor Hugo et de M. Renan. Ce sera la science en face de la rhétorique, le naturalisme en face de l’idéalisme. Il me fallait ce point d’appui. Et, ensuite, je pourrai conclure.

Le côté plaisant, c’est que je n’aurai pas à intervenir. M. Renan lui-même va me fournir, dans son discours de réception, toutes les citations dont j’aurai besoin. Je trouve là une foule d’arguments décisifs en faveur du naturalisme. Il me suffira de couper des phrases et de les commenter en quelques lignes. D’abord, je résumerai brièvement la vie de Claude Bernard. Il naquit « au petit village de Saint-Julien, près Villefranche, dans une maison de vignerons qui lui resta toujours chère. » Ayant perdu son père de bonne heure, élevé par sa mère, il reçut ses premières leçons du curé de son village, alla ensuite au collège de Villefranche, puis débuta dans la vie comme aide pharmacien, à Lyon. Il rêvait alors la gloire littéraire. « Il essayait toute chose, eut un petit succès sur un théâtre de Lyon, avec un vaudeville dont il ne voulait jamais dire le titre, vint à Paris, ayant dans sa valise une tragédie en cinq actes et une lettre. » Cette lettre était adressée à M. Saint. Marc Girardin, qui le détourna de la littérature. Dès lors, Claude Bernard allait trouver sa voie. Il rencontra Magendie, qui en fit son élève préféré. Ses luttes furent longues et terribles. On connaît ses merveilleux travaux, ses découvertes, qui ont élargi la physiologie. Et je laisse parler M. Renan « Les récompenses vinrent lentement à cette grande carrière, qui, à vrai dire, pouvait s’en passer, car elle était à elle-même sa propre récompense. Votre confrère avait eu les rudes commencements de la vie du savant ; il en eut les tardives douceurs. L’Académie des sciences, la Sorbonne, le Collège de France, le Muséum tinrent à honneur de le posséder. Votre compagnie mit le comble à ces faveurs en lui conférant le premier des titres auxquels puisse aspirer l’homme voué aux travaux de l’esprit. Une volonté personnelle de l’empereur Napoléon III l’appela au Sénat. »

Je m’arrête, ce bout de biographie est suffisant pour établir un court parallèle entre Claude Bernard et M. Renan. Remarquez le point de départ tous deux ont été élevés par un prêtre seulement le premier a grandi sur un coteau ensoleillé, tandis que l’autre a été trempé dès l’enfance par les brumes de l’Océan. Tout de suite, les différences de tempérament s’affirment M. Renan, de nature poétique et religieuse, rêve d’être prêtre et plus tard, malgré son érudition très large, malgré ses négations, ne peut se dégager du spiritualisme le plus nuageux ; Claude Bernard, d’esprit exact, va droit à la science expérimentale et n’a plus qu’un but, celui de traquer la vérité d’inconnu en inconnu. Ce que je trouve surtout de caractéristique, c’est la tentative littéraire de celui-ci. Sa tragédie est mauvaise, le rhétoricien en lui est pitoyable. On le sent empêtré dans une formule littéraire où ses facultés d’observation, son analyse, sa logique ne peuvent lui servir à rien. Il patauge dans la littérature classique, comme il pataugerait dans la littérature romantique, et dès lors il n’a de refuge que la science. M. Renan le dit lui-même. « Le temps était plus favorable à une littérature souvent de médiocre aloi qu’à des recherches qui ne prêtaient pas à de jolies phrases. » Ces lignes font sourire ; on songe immédiatement que M. Renan a trouvé le moyen d’écrire de jolies phrases sur des recherches qui ne prêtaient guère au style lyrique. Mais on y voit nettement les raisons qui ont jeté Claude Bernard dans la science.

D’ailleurs, traitons tout de suite la question du style. À plusieurs reprises, M. Renan revient sur cette question, et en termes excellents. Je cite : « La vraie méthode d’investigation, supposant un jugement ferme et sain, entraîne les solides qualités du style. Tel mémoire de Letronne et d’Eugène Burnouf, en apparence étranger à tout souci de la forme, est un chef-d’œuvre à sa manière. La règle du bon style scientifique, c’est la clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, l’abnégation absolue. Mais c’est là aussi la règle pour bien écrire en quelque matière que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s’oublie lui-même pour laisser parler son sujet. » Et plus loin « Écrivain, certes, il l’était, et écrivain excellent, car il ne pensa jamais à l’être. Il eut la première qualité de l’écrivain, qui est de ne pas songer à écrire. Son style, c’est sa pensée elle-même ; et comme cette pensée est toujours grande et forte, son style aussi est toujours grand, solide et fort. Rhétorique excellente que celle du savant, car elle repose sur la justesse du style vrai, sobre, proportionné à ce qu’il s’agit d’exprimer, ou plutôt sur la logique, base unique, base éternelle du bon style. » Et plus loin encore : « Il faut remonter à nos maîtres de Port-Royal pour trouver une telle sobriété, une absence de tout souci de briller, un tel dédain des procédés d’une littérature mesquine, cherchant à relever par de fades agréments l’austérité des sujets. »

Je n’aurais peut-être point osé condamner la rhétorique romantique en termes si sévères. M. Renan, emporté par la vérité, oublie les « fades agréments » dont il a relevé « l’austérité » de la Vie de Jésus. Que nous sommes loin aussi des tirades de Ruy Blas, avec la logique « base unique, base éternelle du bon style ! » Voilà l’outil de la vérité, l’outil du siècle. Le lyrisme, son panache de grands mots, ses épithètes retentissantes, sa musique d’orgue et son envolement, ne sont plus qu’un coup de folie, qu’une démence d’esprits extatiques, à genoux devant l’idéal, tremblant qu’on ne leur ravisse le dernier coin du mystère où ils logent leurs rêves.

Mais j’arrive au fond même de la querelle, à la guerre engagée par la science contre l’idéal, contre l’inconnu. Le grand rôle de Claude Bernard est là. Il a pris la nature à ses sources, il a résolu les problèmes par l’expérience, en s’appuyant sur les faits et en faisant, à chacun de ses pas, reculer l’inconnu devant lui. Écoutez M. Renan : « La plus haute philosophie résultait de cet ensemble de faits constatés avec une inflexible rigueur. Comme loi suprême de l’univers, Bernard reconnaît ce qu’il appelle le déterminisme, c’est-à-dire la liaison inflexible des phénomènes, sans que nul agent extra-naturel intervienne jamais pour en modifier la résultante. Il n’y a pas, comme on l’avait dit souvent, deux ordres de sciences celles-ci d’une précision absolue, celles-là toujours en crainte d’être dérangées par des forces mystérieuses. Cette grande inconnue de la physiologie que Bichat admettait encore, cette puissance capricieuse qui, prétendait-on, résistait aux lois de la matière et faisait de la vie une sorte de miracle, Bernard l’exclut absolument. L’obscure notion de cause, disait-il, doit être rapportée à l’origine des choses ; elle doit faire place, dans la sciences, à la notion du rapport des conditions. » Et, plus bas, M. Renan ajoute : « Claude Bernard n’ignorait pas que les problèmes qu’il soulevait touchaient aux plus graves questions philosophiques. Il n’en fut jamais ému. Il ne croyait pas qu’il fût permis au savant de s’occuper des conséquences qui peuvent sortir de ses recherches. Il n’était d’aucune secte. Il cherchait la vérité, et voilà tout. » Eh bien toute l’enquête moderne est là. On a remis les problèmes en question, la science actuelle procède à une révision des prétendues vérités que le passé affirmait au nom de certains dogmes. On étudie la nature et l’homme, on classe les documents, on avance pas à pas, en employant la méthode expérimentale et analytique mais on se garde bien de conclure, parce que l’enquête continue et que nul encore ne peut se flatter de connaître le dernier mot. On ne nie pas Dieu, on tâche de remonter à lui, en reprenant l’analyse du monde. S’il est au bout, nous le verrons bien, la science nous le dira. Pour le moment, nous le mettons à part, nous ne voulons pas d’un élément surnaturel, d’un axiome extra-humain qui nous troublerait dans nos observations exactes. Ceux qui débutent par affirmer l’absolu introduisent, dans leurs études des êtres et des choses, une donnée de pure imagination, un rêve personnel, d’un charme esthétique plus ou moins grand, mais d’une vérité et d’une morale absolument nulles.

Et je ne reste pas dans le domaine scientifique, j’entre ici dans le domaine littéraire. La formule naturaliste en littérature, telle que je la poserai tout à l’heure, est identique à la formule naturaliste dans les sciences, et particulièrement en physiologie. C’est la même enquête, portée des faits vitaux dans les faits passionnels et sociaux ; l’esprit du siècle donne le branle à toutes les manifestations intellectuelles, le romancier qui étudie les mœurs complète le physiologiste qui étudie les organes. M. Renan est encore ici avec moi. Écoutez-le : « Quoique Claude Bernard parlât peu des questions sociales, il avait l’esprit trop grand pour ne pas y appliquer ses principes généraux. Ce caractère conquérant de la science, il l’admettait jusque dans le domaine des sciences de l’humanité. Le rôle actif des sciences expérimentales, disait-il, ne s’arrête pas aux sciences physicochimiques et physiologiques ; il s’étend jusqu’aux sciences historiques et morales. On a compris qu’il ne suffit pas de rester spectateur inerte du bien et du mal, en jouissant de l’un et en se préservant de l’autre. La morale moderne aspire à un rôle plus grand elle recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut, en un mot, dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer, lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire. » Ces paroles sont grandes, et elles contiennent toute la haute et sévère morale du roman naturaliste contemporain, qu’on a l’imbécillité d’accuser d’ordure et de dépravation. Élargissez encore le rôle des sciences expérimentales, étendez-le jusqu’à l’étude des passions et à la peinture des mœurs ; vous obtenez nos romans qui recherchent les causes, qui les expliquent, qui amassent les documents humains, pour qu’on puisse être le maître du milieu et de l’homme, de façon à développer les bons éléments et à exterminer les mauvais. Nous faisons une besogne identique à celle des savants. Il est impossible de baser une législation quelconque sur les mensonges des idéalistes. Au contraire sur les documents vrais que les naturalistes apportent, on pourra sans doute un jour établir une société meilleure, qui vivra par la logique et par la méthode. Du moment où nous sommes la vérité, nous sommes la morale.

Voyez le tableau que M. Renan trace des travaux du savant « Il passait sa vie dans un laboratoire obscur, au Collège de France : et là, au milieu des spectacles les plus repoussants, respirant l’atmosphère de la mort, la main dans le sang, il trouvait les plus intimes secrets de la vie, et les vérités qui sortaient de ce triste réduit éblouissaient tous ceux qui savaient les voir. Claude Bernard disait lui-même "Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant, c’est un homme absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit ; il n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organises qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir. De même, le chirurgien n’est pas arrêté par les cris et les sanglots, parce qu’il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore, l’anatomiste ne sent pas qu’il est dans un charnier horrible ; sous l’influence d’une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides, qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d’horreur." » Devant un pareil tableau, nous pardonnera-t-on nos quelques audaces à nous, romanciers naturalistes, qui, par amour du vrai, poursuivons parfois avec délices les détraquements que produit une passion dans un personnage gâté jusqu’aux moelles ? Nous reprochera-t-on nos charniers horribles, le sang que nous faisons couler, les sanglots que nous n’épargnons pas aux lecteurs ? C’est que de nos tristes réduits nous espérons faire sortir des vérités qui éblouiront ceux qui sauront les voir.

Telle est donc la haute figure de Claude Bernard. Il représente la science moderne dans son dédain de la rhétorique, dans son enquête vigoureuse et méthodique, exempte de toute concession au rêve et à l’inconnu. Il n’admet aucune source irrationnelle, telle qu’une révélation, une tradition, une autorité conventionnelle et arbitraire. Il prétend que, dans le problème de l’homme, tout doit être étudié et expliqué avec le seul outil de l’expérience et de l’analyse. En un mot, cet homme est l’incarnation de la vérité affirmée et prouvée. Aussi, quelle décisive influence sur son temps ! Chacune de ses découvertes est un élargissement de l’intelligence humaine. Les élèves se pressent autour de lui. Il laisse des documents sur lesquels travaillera l’avenir. Et, maintenant, reportez-vous à la solitude de M. Renan, du rhétoricien qui a idéalisé ses emprunts et ses trouvailles d’érudit. Évidemment, ce n’est ici qu’un charmeur, un rêveur attardé ; la force du siècle est chez Claude Bernard. Le magnifique élan poétique, le lyrisme de Victor Hugo n’est plus lui-même qu’une musique superbe, à côté des conquêtes viriles de Claude Bernard sur le mystère de la vie. Tandis que le poète lyrique brouille tout, augmente l’erreur, élargit l’inconnu pour y promener la folie de son imagination, le physiologiste diminue le champ du mensonge, laisse une place de plus en plus restreinte à l’ignorance humaine, honore la raison et fait œuvre de justice. Eh bien ! c’est ici que se trouve la seule et véritable morale, c’est dam ce spectacle qu’on doit puiser de grandes leçons et de grandes pensées.

IV

Voyons maintenant cette formule de la science moderne appliquée à la littérature. D’abord, je connais l’argument des lyriques : il y a la science et il y a la poésie. Certes, oui ; il n’est pas question de supprimer les poètes. II s’agit simplement de les mettre à leur place et d’établir que ce ne sont pas eux qui, marchant à la tête du siècle, ont le privilège de la morale et du patriotisme.

Aux premiers jours du monde, la poésie a été le rêve de la science chez les peuples enfants. Des deux facultés de l’homme, sentir et comprendre, la première a fait les poètes, et la seconde, les savants. Prenez l’homme au berceau, il a simplement des sens qui fonctionnent, c’est une extase sur chaque chose ; il ne voit pas la réalité, il la rêve. Puis, à mesure qu’il grandit, une curiosité de savoir lui pousse ; son intelligence tâtonne, il risque hypothèse sur hypothèse, il se fait du milieu où il se trouve des idées plus ou moins grandes, plus ou moins justes. À cet âge, il est poète, l’univers pour lui n’est qu’un immense idéal où il promène ses essais de compréhension. Ensuite, certaines notions exactes s’imposent, son idéal se restreint, il finit par le loger dans un ciel lointain et dans les causes obscures de la vie. Eh bien l’histoire de l’humanité est pareille à celle de cet homme. L’idéal nous vient de nos premières ignorances. À mesure que la science avance, l’idéal doit reculer. M. Renan le transforme, cela revient au même. Je ne veux pas entrer dans la discussion philosophique ni affirmer que la science, un jour, supprimera absolument l’inconnu. Nous n’avons pas à nous inquiéter de cela ; notre seule besogne est d’aller toujours en avant dans la conquête du vrai, quittes à accepter les conclusions dernières. Notre querelle avec les idéalistes est uniquement dans ce fait que nous partons de l’observation et de l’expérience, tandis qu’ils partent d’un absolu. La science est donc, à vrai dire, de la poésie expliquée ; le savant est un poète qui remplace les hypothèses de l’imagination par l’étude exacte des choses et des êtres. À notre époque, il n’y a plus qu’une question de tempérament : les uns ont le cerveau ainsi bâti qu’ils trouvent plus large et plus sain de reprendre les antiques rêves, de voir le monde dans un affolement cérébral, dans la vision de leurs nerfs détraqués ; les autres estiment que le seul état de santé et de grandeur possible, pour un individu comme pour une nation, est de toucher enfin du doigt les réalités, d’asseoir notre intelligence et nos affaires humaines sur le terrain solide du vrai. Ceux-là sont les poètes lyriques, les romantiques ; ceux-ci sont les écrivains naturalistes. Et l’avenir dépendra du choix que les générations vont faire entre les deux voies. C’est à la jeunesse de décider.

Dit-on assez de sottises depuis quelque temps sur la formule naturaliste ! On en a fait, dans la presse, je ne sais quelle imbécile théorie qui me serait personnelle. Je me suis vainement efforcé, depuis trois ans, d’expliquer que je n’étais pas un novateur, que je n’avais pas dans la poche une invention. Mon seul rôle a été celui d’un critique qui étudie son âge et qui constate, avec preuves à l’appui, dans quel sens le siècle lui semble marcher. J’ai trouvé la formule naturaliste au dix-huitième siècle ; même, si l’on veut, elle part des premiers jours du monde. Je l’ai montrée magnifiquement appliquée, dans notre littérature nationale, par Stendhal et Balzac ; j’ai dit que notre roman actuel continuait les œuvres de ces maîtres, et j’ai cité, au premier rang, MM. Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet. Dès lors, où a-t-on pu voir que j’inventais une théorie à mon usage particulier ? Quels sots se sont imaginé de me présenter comme un orgueilleux qui veut imposer sa rhétorique, qui base sur une œuvre à lui tout le passé et tout l’avenir de la littérature française ?

En vérité, c’est ici le comble de l’aveuglement et de la mauvaise foi. M’entendra-t-on aujourd’hui, comprendra-t-on que la formule scientifique de Claude Bernard n’est autre que la formule des écrivains naturalistes ? Cette formule est celle du siècle tout entier. Elle ne m’appartient pas, à moi ; je ne suis pas fou au point de me substituer à des siècles de travail, au labeur si long du génie humain. Mon humble besogne s’est bornée à préciser l’évolution actuelle, à la dégager de la période romantique, à déblayer nettement le terrain pour y établir la lutte fatale qui a lieu entre les idéalistes et les naturalistes, enfin à prédire la victoire de ces derniers. En dehors de ces discussions théoriques, je ne me suis jamais posé que comme le soldat le plus convaincu du vrai.

Oui, notre formule naturaliste est la formule des physiologistes, des chimistes et des physiciens. L’emploi de cette formule, dans notre littérature, date du siècle dernier, des premiers bégayements de nos sciences modernes. Le branle était donné, l’enquête allait devenir universelle. J’ai déjà fait vingt fois l’historique de cette évolution immense qui nous emporte à l’avenir. Elle a renouvelé l’histoire et la critique, en les tirant de l’empirisme des formules scolastiques elle a transformé le roman et le drame, depuis Diderot et Rousseau jusqu’à Balzac et ses continuateurs. Peut-on nier les faits ? N’y a-t-il pas là cent ans de notre histoire, qui montrent l’esprit scientifique détruisant la belle ordonnance classique des autres siècles, bégayant dans l’insurrection romantique, puis triomphant avec les écrivains naturalistes ? Encore un coup ce n’est pas moi, le naturalisme ; c’est tout écrivain qui, le voulant ou non, emploie la formule scientifique, reprend l’étude du monde par l’observation et l’analyse, en niant l’absolu, l’idéal révélé et irrationnel. Le naturalisme, c’est Diderot, Rousseau, Balzac, Stendhal, vingt autres encore. On fait de moi une caricature grotesque, en me présentant comme un pontife, comme un chef d’école. Nous n’avons pas de religion, donc personne ne pontifie chez nous. Quant à notre école, elle est trop large pour qu’elle obéisse à un chef. Elle n’est pas comme l’école romantique, qui s’incarne dans la fantaisie individuelle, dans le génie d’un poète. Elle ne vit pas par une rhétorique, elle existe au contraire par une formule et, à ce titre, le jour où nous prendrons un chef, nous choisirions plutôt un savant, comme Claude Bernard. Si, tout à l’heure, j’ai pris à M. Renan de si longs extraits, c’était justement afin d’établir, sur des preuves empruntées à un idéaliste, que la force du siècle est dans la science, dans le naturalisme. Voilà Claude Bernard, voilà notre homme, l’homme de la formule scientifique, dégagé de toute rhétorique, tel que l’a représenté l’auteur de la Vie de Jésus.

Me permettra-t-on une anecdote personnelle ? Un pour, je donnais à un journaliste de beaucoup d’esprit ces explications, en lui répétant que jamais je n’avais eu la sotte ambition de jouer un rôle de chef d’école. J’ajoutai que, sans remonter à Balzac, j’avais dans la littérature contemporaine des aînés illustres qui pourraient mieux que moi prendre le titre de maître. Enfin, je faisais remarquer que l’erreur sur mon prétendu orgueil venait sans doute de ce que j’étais le porte-drapeau de l’idée scientifique. Or, pendant que je parlais, le journaliste devenait grave, prenait un air désappointé et ennuyé. Lui qui, jusque-là, s’était beaucoup amusé du naturalisme, finit par m’interrompre en s’écriant « Comment ! ce n’est que cela ; mais ce n’est plus drôle ! » Le mot est bien profond. Du moment où j’étais raisonnable, où je n’avais pas dans la poche une religion cocasse, ce n’était plus drôle ; du moment où le naturalisme ne s’incarnait pas dans un rhétoricien de l’ordure, et s’élargissait jusqu’à être le mouvement intellectuel du siècle, il ne méritait plus qu’on s’en occupât.

Car, c’est ici le comble de l’imbécillité, on a voulu, on veut encore que le naturalisme soit la rhétorique de l’ordure. J’ai eu beau protester, dire que mes tentatives personnelles n’engageaient que moi et laissaient la formule intacte, on n’en répète pas moins que le naturalisme est une invention que j’ai lancée pour poser l’Assommoir comme une Bible. Ces gens ne voient que la rhétorique. Toujours les mots, ils ne peuvent imaginer quelque chose derrière les mots. Certes, je suis un homme de paix, mais il me prend des besoins farouches d’étrangler les gens qui disent devant moi « Ah oui, le naturalisme, les mots crus » Eh ! qui a jamais dit cela Je me tue justement à répéter que le naturalisme n’est pas dans les mots, que sa force est d’être une formule scientifique. Combien de fois me forcera-t-on à dire encore qu’il est simplement l’étude des êtres et des choses soumis à l’observation et à l’analyse, en dehors de toute idée préconçue d’absolu. La question de rhétorique vient ensuite. Nous allons en causer maintenant, si vous voulez.

J’ai expliqué plus haut comment, selon moi, les romantiques étaient venus faire spécialement une besogne de rhétoriciens dans la langue. Cet élargissement du dictionnaire était une nécessité. Personnellement, je regrette parfois que des poètes lyriques se soient trouvés forcément chargés de ce travail, en voyant quel effarement et quel clinquant ils ont mis dans le style ; nous en avons encore pour des années, avant d’équilibrer ces matériaux et d’arriver à une langue aussi solide que riche. Nous tous, écrivains de la seconde moitié du siècle, nous sommes donc, comme stylistes, les enfants des romantiques. Cela est indéniable. Ils ont forgé un outil qu’ils nous ont légué et dont nous nous servons journellement. Les meilleurs d’entre nous doivent leur rhétorique aux poètes et aux prosateurs de 1830.

Mais qui ne comprend aujourd’hui que le règne des rhétoriciens est fini ? À présent qu’ils nous ont donné l’outillage, ils disparaissent forcément. Et nous venons à notre heure faire notre besogne. Le terrain a été déblayé ; la question de langue ne nous arrête plus, nous avons toute liberté et toute facilité de procéder à la grande enquête. C’est l’heure de vision nette où l’idée se dégage de la forme : la forme, les romantiques nous en ont légué une qu’il nous faudra pondérer et ramener là la stricte logique, tout en essayant d’en garder les richesses ; l’idée, elle s’impose de plus en plus, elle est la formule scientifique appliquée en tout, aussi bien dans la politique que dans la littérature.

Donc, une fois encore, le naturalisme est purement une formule, la méthode analytique et expérimentale. Vous êtes naturaliste, si vous employez cette méthode, quelle que soit d’ailleurs votre rhétorique. Stendhal est un naturaliste, comme Balzac, et certes sa sécheresse de touche ne ressemble guère à la largeur parfois épique de Balzac ; mais tous les deux procèdent par l’analyse et par l’expérience. Je pourrais citer, de nos jours, des écrivains dont le tempérament littéraire paraît tout opposé, et qui se rencontrent et communient ensemble dans la formule naturaliste. Voilà pourquoi le naturalisme n’est pas une école, au sens étroit du mot, et voilà pourquoi il n’y a pas de chef distinct, parce qu’il laisse le champ libre à toutes les individualités. Comme le romantisme, il ne s’enferme pas dans la rhétorique d’un homme ni dans le coup de folie d’un groupe. Il est la littérature ouverte à tous les efforts personnels, il réside dans l‘évolution de l’intelligence humaine à notre époque. On ne vous demande pas d’écrire d’une certaine façon, de copier tel maître ; on vous demande de chercher et de classer votre part de documents humains, de découvrir votre coin de vérité, grâce à la méthode.

Ici, l’écrivain n’est encore qu’un homme de science. Sa personnalité d’artiste s’affirme ensuite par le style. C’est ce qui constitue l’art. On nous répète cet argument stupide que nous ne reproduisons jamais la nature dans son exactitude. Eh sans doute, nous y mêlerons toujours notre humanité, notre façon de rendre. Seulement, il y a un abîme entre l’écrivain naturaliste qui va du connu à l’inconnu, et l’écrivain idéaliste qui a la prétention d’aller de l’inconnu au connu. Si nous ne donnons jamais la nature tout entière, nous vous donnerons au moins la nature vraie, vue à travers notre humanité tandis que les autres compliquent les déviations de leur optique personnelle par les erreurs d’une nature imaginaire, qu’ils acceptent empiriquement comme étant la nature vraie. En somme, nous ne leur demandons que de reprendre l’étude du monde à l’analyse première, sans rien abandonner de leur tempérament d’écrivain.

Existe-t-il une école plus large ? Je sais bien que l’idée emporte la forme. C’est pourquoi je crois que la langue s’apaisera et se pondérera, après la fanfare superbe et folle de 1830. Si nous sommes condamnés à répéter cette musique, nos fils se dégageront. Je souhaite qu’ils en arrivent à ce style scientifique dont M. Renan fait un si grand éloge. Ce serait le style vraiment fort d’une littérature de vérité, un style exempt du jargon à la mode, prenant une solidité et une largeur classiques. Jusque-là, nous planterons des plumets au bout de nos phrases, puisque notre éducation romantique le veut ainsi ; seulement, nous préparerons l’avenir en rassemblant le plus de documents humains que nous pourrons, en poussant l’analyse aussi loin que nous le permettra notre outil.

Tel est le naturalisme, ou, si ce mot effraye, si l’on trouve une périphrase plus claire, la formule de la science moderne appliquée à la littérature

V

Et je m’adresse, maintenant, à la jeunesse française, je la conjure de réfléchir, avant de s’engager dans la voie de l’idéalisme ou dans la voie du naturalisme car la grandeur de la nation, le salut de la patrie dépendent aujourd’hui de son choix.

On mène la jeunesse applaudir les vers sonores de Ruy Blas, on donne le cantique de M. Renan comme une solution exacte de la philosophie et de la science moderne, et des deux côtés on la grise de lyrisme, on lui emplit la tête de mots, on lui détraque le système nerveux avec cette musique, au point de lui faire croire que la morale et le patriotisme sont uniquement dans des phrases de rhétoriciens Un journal républicain va jusqu’à écrire : « Quelques-uns, qui se trompent sur leurs forces, ont déclaré la guerre à l’idéal mais ils seront vaincus. » Eh ! ce n’est pas nous qui avons déclaré la guerre à l’idéal, c’est le siècle tout entier, c’est la science de ces cent dernières années. Alors, le siècle sera vaincu, la science sera vaincue, Claude Bernard, et tous ses devanciers, et tous ses élèves, seront vaincus. En vérité, on croit rêver, lorsqu’on trouve des affirmations aussi enfantines dans une feuille qui se pique de gravité et qui ne paraît même pas soupçonner que la République existe aujourd’hui chez nous par la force d’une formule scientifique. Certes, qu’on applaudisse le grand poète chez Victor Hugo et le prosateur exquis chez M. Renan, rien de mieux. Mais qu’on ne dise pas à la jeunesse : « Voilà le pain que vous devez manger pour devenir forts ; nourrissez-vous d’idéal et de rhétorique pour être grands. » C’est là un conseil désastreux, on meurt d’idéal et de rhétorique, on ne vit que de science. C’est la science qui fait reculer l’idéal devant elle, c’est la science qui prépare le vingtième siècle. Nous serons d’autant plus honnêtes et heureux que la science aura davantage réduit l’idéal, l’absolu, l’inconnu, comme on voudra le nommer.

J’irai plus loin. C’est ici une œuvre de sévérité et de franchise. M. Renan a soulevé une douloureuse question, celle de nos défaites de 1870. Il nous place devant nos vainqueurs ; il les accuse de n’avoir que la culture aride de l’esprit ; il exalte la culture si polie et si gaie de l’ancien esprit française. S’il n’y avait là qu’une flatterie à l’adresse de l’Académie, on en trouverait le tour ingénieux. Mais nous avons évidemment affaire à une conviction de M. Renan, qui, dans une longue lettre, est revenu sur le parallèle des deux nations, l’une dont le charme a conquis le monde, l’autre dont la raideur militaire, le tempérament maussade écartent les peuples amis de la grâce. Je n’ai point à examiner ce qui se passe en Allemagne aujourd’hui, et je veux bien que nous ne changions pas de tempérament, ce qui nous serait d’ailleurs assez difficile. Si M. Renan veut dire que nous devons rester polis, joyeux, beaux diseurs et beaux convives, il a raison. Mais s’il cherchait à insinuer que la rhétorique et l’idéal restent les seules armes avec lesquelles on peut conquérir le monde, que nous serons d’autant plus forts et d’autant plus grands que nous resterons plus aveuglément soumis à la vieille culture française représentée par l’Académie, je dirais qu’il professe là une opinion bien dangereuse pour la nation. Ce qu’il faut confesser très haut, c’est qu’en 1870 nous avons été battus par l’esprit scientifique. Sans doute l’imbécillité de l’empire nous lançait sans préparation suffisante dans une guerre qui répugnait au pays. Mais est-ce que, dans des circonstances plus fâcheuses encore, la France d’autrefois n’a pas vaincu, lorsqu’elle manquait de tout, de troupes et d’argent ? C’est évidemment que l’ancienne culture française, la gaieté de l’attaque, les belles folies du courage suffisaient à assurer la victoire. En 1870, au contraire, nous nous sommes brisés contre la méthode d’un peuple plus lourd et moins brave que nous, nous avons été écrasés par des masses manœuvrées avec logique, nous nous sommes débandés devant une application de la formule scientifique à l’art de la guerre sans parler d’une artillerie plus puissante que la nôtre, d’un armement mieux approprié, d’une discipline plus grande, d’un emploi plus intelligent des voies ferrées. Eh bien je le répète, en face des désastres dont nous saignons encore, le véritable patriotisme est de voir que des temps nouveaux sont venus et d’accepter la formule scientifique, au lieu de rêver je ne sais quel retour en arrière dans les bocages littéraires de l’idéal. L’esprit scientifique nous a battus, ayons l’esprit scientifique avec nous si nous voulons battre les autres. Les grands capitaines aux mots sonores ne sont pas à regretter, si désormais les mots sonores ne doivent plus aider à la victoire.

Ainsi donc, voilà pourquoi les idéalistes nous accusent de manquer de patriotisme, nous autres naturalistes, hommes de science. C’est parce que nous ne rimons pas des odes, que nous, n’employons pas de mots sonores. L’école romantique a fait du patriotisme une simple question de rhétorique. Pour être patriote, il suffit dans un drame, dans une œuvre littéraire quelconque, de ramener le mot « patrie » le plus souvent possible, d’agiter des drapeaux, d’écrire des tirades sur des actes de courage. Dès lors, on prétend que vous relevez les âmes et que vous préparez la revanche. Toujours la même question de musique. Ce n’est là que de l’excitation sensuelle aux belles actions. On agit sur les nerfs ; on ne parle point à l’intelligence, aux facultés de compréhension et d’application. Le rôle que ces théoriciens du patriotisme remplissent, peut être comparé à celui d’une musique militaire jouant des airs de bravoure, pendant que les soldats se battent ; cela les excite, les grise, leur donne plus ou moins le mépris du danger. Mais cette excitation nerveuse n’a qu’une influence relative et passagère sur la victoire. La victoire tend de plus en plus, dans nos temps modernes, à être le génie technique du général en chef, la main qui applique à la guerre la formule scientifique de l’époque. Voyez l’histoire de tous les grands capitaines. Conduisez donc notre jeunesse en classe chez les savants, et non chez les poètes, si vous voulez avoir une jeunesse virile. La folie du lyrisme ne peut faire naître que des fous héroïques, et il nous faut des soldats solides, sains d’esprit et de corps, marchant mathématiquement à la victoire. Gardez la musique des rhétoriciens mais qu’il soit bien entendu que c’est là simplement une musique. C’est nous qui sommes les vrais patriotes, nous qui voulons la France savante, débarrassée des déclamations lyriques, grandie par la culture du vrai, appliquant la formule scientifique en toute chose, en politique comme en littérature, dans l’économie sociale comme dans l’art de la guerre.

Et si j’abordais la question de morale ! J’ai démontré que d’honnêtes gens ne recevraient pas un seul des personnages de Ruy Blas dans leur salon. Il n’y a là que des gredins, des chevaliers d’industrie et des femmes adultères. Tout le répertoire romantique se roule ainsi dans la boue et dans le sang, sans avoir l’excuse de vouloir tirer un seul document vrai de ces cadavres étalés. La morale des idéalistes est en l’air, au-dessus des faits ; elle consiste en maximes, qu’il s’agit d’appliquer à des abstractions. C’est l’idéal qui est la commune mesure, un dogme de la vertu, et c’est pourquoi beaucoup de gens sont vertueux comme ils sont catholiques, sans pratiquer. Je ne veux faire ici aucune personnalité ; mains j’ai remarqué que les débauchés affichaient les principes moraux les plus rigides. Derrière ces grands mots, que d’intérieurs malpropres le père partageant ses maîtresses avec le fils, la mère s’oubliant entre les bras des amis de la maison. Ou bien ce sont des dames jouant le vertige de l’idéal, affectant des raffinements de délicatesse, et tombant à chaque pas dans la vilaine prose de l’adultère. Ou encore ce sont des hommes politiques défendant la famille dans leurs journaux jusqu’à ne pas y tolérer un mot risqué, et battant monnaie dans tous les tripotages financiers, volant les uns, assommant les autres, lâchant la bride à leurs appétits de fortune et d’ambition. Pour ces gaillards, l’idéal est un voile derrière lequel ils peuvent tout se permettre. Quand ils ont tiré les rideaux de l’idéal, quand ils ont soufflé la chandelle du vrai, ils sont certains qu’on ne les voit plus et ils égayent la nuit qu’ils ont faite des ordures les plus sales. Au nom de l’idéal, ils prétendent imposer silence à toute vérité trop rude qui les dérangerait ; l’idéal devient une police, une défense de toucher à certains sujets, un lien qui doit garrotter le menu peuple pour qu’il se tienne sage, pendant que les malins sourient d’une façon sceptique et se permettent largement ce qu’ils défendent aux autres. On sent toute la misère de cette morale dogmatique, qui bat la grosse caisse dans la rhétorique des poètes, qu’on applaudit furieusement, comme une danseuse, et qu’on oublie dès qu’on a le dos tourné. Elle n’est qu’un effleurement de l’épiderme, un régal musical d’honnêteté qu’on prend en commun dans un théâtre, mais qui individuellement, n’engage personne. On n’est ni meilleur ni pire en sortant ; on reprend ses vices, et le monde va toujours son train. Tout ce qui n’est pas basé sur des faits, tout ce qui n’est pas démontré par l’expérience n’a aucune valeur pratique. On nous accuse de manquer de morale, nous autres écrivains naturalistes, et certes oui, nous manquons de cette morale de pure rhétorique. Notre morale est celle que Claude Bernard a si nettement définie « La morale moderne recherche lescauses, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut, en un mot, dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer, lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire. » Toute la haute et sévère philosophie de nos œuvres naturalistes se trouve admirablement résumée dans ces quelques lignes. Nous cherchons les causes du mal social ; nous faisons l’anatomie des classes et des individus pour expliquer les détraquements qui se produisent dans la société et dans l’homme. Cela nous oblige souvent à travailler sur des sujets gâtés, à descendre au milieu des misères et des folies humaines. Mais nous apportons les documents nécessaires pour qu’on puisse, en les connaissant, dominer le bien et le mal. Voilà ce que nous avons vu, observé et expliqué en toute sincérité ; maintenant, c’est aux législateurs à faire naître le bien et à le développer, à lutter avec le mal, pour l’extirper et le détruire. Aucune besogne ne saurait donc être plus moralisatrice que la nôtre, puisque c’est sur elle que la loi doit se baser. Comme nous voilà loin des tirades en faveur de la vertu qui n’engagent personne ! Notre vertu n’est plus dans les mots, mais dans les faits : nous sommes les actifs ouvriers qui sondons l’édifice, indiquant les poutres pourries, les crevasses intérieures, les pierres descellées, tous ces dégâts qu’on ne voit pas du dehors et qui peuvent entraîner la ruine du monument entier. N’est-ce pas là un travail plus vraiment utile, plus sérieux et plus digne que de se planter sur un rocher, une lyre au bras, et d’encourager les hommes par une fanfare sonore ? Et si j’établissais un parallèle entre les œuvres romanesques et les œuvres naturalistes ! L’idéal engendre toutes les rêveries dangereuses ; c’est l’idéal qui jette la jeune fille aux bras du passant, c’est l’idéal qui fait la femme adultère. Du moment où l’on quitte le terrain solide du vrai, on est lancé dans toutes les monstruosités. Prenez les romans et les drames romantiques, étudiez-les à ce point de vue ; vous y trouverez les raffinements les plus honteux de la débauche, les insanités les plus stupéfiantes de la chair et de l’esprit. Sans doute, ces ordures sont magnifiquement drapées ; ce sont des alcôves abominables dont on a tiré les rideaux de soie ; mais je soutiens que ces voiles, ces réticences, ces infamies cachées offrent un péril d’autant plus grand que le lecteur peut rêver à son aise, les élargir, s’y abandonner comme à une récréation délicieuse et permise. Avec les œuvres naturalistes ; cette hypocrisie du vice secrètement chatouillé est impossible. Elles épouvantent peut-être ; elles ne corrompent pas. La vérité n’égare personne : Si on l’épargne aux enfants, elle est faite pour les hommes, et quiconque l’approche en tire un profit certain. Ce sont pourtant là des idées bien simples et irréfutables, sur lesquelles tout le monde devrait être d’accord. On nous appelle corrupteurs, rien de plus sot. Les corrupteurs sont les idéalistes qui mentent.

Justement, si l’on nous discute avec tant d’âpreté, cela vient de ce que nous dérangeons bien du monde dans leurs jouissances discrètes. Il est dur de renoncer au mauvais lieu de l’idéal, à ce paradis sensuel dont les fenêtres sont hermétiquement closes. On entrait là par une petite porte, on y trouvait en plein jour des chambres noires que des bougies éclairaient. Ce n’était plus la vie banale, la terre avec ses aspects toujours les mêmes ; on était dans une volupté cachée, relevée d’une pointe d’inconnu. Nous démolissons ce mauvais lieu, et forcément on se fâche. Puis, il y avait un tel ronron dans les grands mots des rhéteurs, un frisson si agréable dans le lyrisme des poètes romantiques ! Toute la jeunesse s’y abandonnait comme elle s’abandonne aux plaisirs faciles. Se mettre à la science, entrer dans le laboratoire austère du savant, quitter les rêves si doux pour de terribles vérités, cela fait trembler les collégiens échappés de la veille. On veut avoir ses années de belles erreurs. Et voilà pourquoi une partie de la jeunesse d’aujourd’hui en est encore aux effarements lyriques. Mais le mouvement est donné, la formule scientifique s’impose, beaucoup de jeunes gens l’acceptent déjà. C’est demain qui se prépare. Les enfants qui naissent aujourd’hui seront, ils ne doivent pas l’oublier, les hommes du vingtième siècle. Que les poètes idéalistes chantent l’inconnu, mais qu’ils nous laissent, nous autres écrivains naturalistes, reculer cet inconnu tant que nous le pourrons. Je ne pousse pas mon raisonnement, comme certains positivistes, jusqu’à prédire la fin prochaine de la poésie. J’assigne simplement à la poésie un rôle d’orchestre ; les poètes peuvent continuer à nous faire de la musique, pendant que nous travaillerons.

Maintenant, il me reste à conclure. Je finirai en disant quel doit être, selon moi, la situation et la besogne de la France dans l’Europe moderne. Nous avons régné longtemps sur les nations. D’où vient donc qu’aujourd’hui notre influence semble décroître ? C’est qu’après le coup de foudre de notre Révolution, nous ne nous sommes pas mis au labeur de savants que les temps nouveaux demandaient. Certes, nous avons dans la race le génie qui trouve et qui impose la vérité par un acte de brusque initiative. Ce qui nous manque ensuite, c’est la méthode patiente, l’application logique de la loi formulée énergiquement en un jour de crise. Nous sommes capables de planter debout un phare qui éclaire le monde, et le lendemain nous naviguons en poètes, nous nous perdons en déclamations lyriques, nous dédaignons les faits pour nous noyer dans je ne sais quel idéal obscur. Voilà pourquoi, nous qui devrions être au sommet, après les semences de vérité que nous avons sans cesse jetées au vent, nous sommes à cette heure amoindris, écrasés par des races plus lourdes et plus méthodiques. Eh bien ! notre voie est toute tracée, si nous voulons régner encore. Nous n’avons qu’à nous mettre résolument à l’école de la science. Plus de lyrisme, plus de grands mots vides, mais des faits, des documents. L’empire du monde va être à la nation qui aura l’observation la plus nette et l’analyse la plus puissante. Et remarquez que toutes les qualités de la race dont parle M. Renan peuvent être employées ; il ne s’agit point d’être maussade, de manquer d’esprit et de gaieté, de gâter nos conquêtes par le pédantisme et la raideur militaire nous serons d’autant plus forts, que nous aurons la science pour arme, que nous l’emploierons au triomphe de la liberté, avec la générosité de tempérament qui nous est propre. Que la jeunesse française m’entende, le patriotisme est là. C’est en appliquant la formule scientifique qu’elle reprendra un jour l’Alsace et la Lorraine.- FIN