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BIBLIOBUS Littérature française

Les Femmes de la Révolution , par Michelet - Jules Barbey d'Aurevilly (180 – 1809)

[Le Pays, 8 juin 1854.]

 

C’est toujours une bonne idée, pour qui tient à être lu et à faire son petit bruit immédiat, que d’écrire un livre sur les femmes… les femmes quelconques ? Que ce soient les femmes de telle société, de telle époque ou de telle autre dont on s’occupe et dont on jase, que ce soient les femmes de l’Antiquité ou du Moyen Âge, de la Renaissance ou des temps Modernes, de la Régence ou de la Révolution, peu importe ! mais que ce mot de femmes miroite dans le titre du livre qu’on publie, et les hommes s’y jetteront… quittes à être attrapés ! Par tout pays, c’est un prestige. Mais en France, c’est un talisman.

M. Michelet l’a pensé comme nous. M. Michelet n’a pas toujours feuilleté l’histoire pour y porter le trouble ou pour l’y trouver… Celle du passé a dû lui apprendre que la France, selon l’heureuse expression d’un moraliste anglais, n’a jamais eu de salique que sa monarchie, et l’histoire du présent a dû ajouter à cette notion vraie : que sur cette vieille terre du Vaudeville et de la galanterie, la femme continue d’être

pour les hommes, malgré l’épaisseur de leurs manières et la gravité de leurs cravates, la première et la plus chère de toutes les préoccupations. M. Michelet sait donc à merveille de combien de bonnets de femmes se compose, en France, l’opinion publique. À son cours, quand il pérorait en public, il avait l’art de grouper beaucoup de ces bonnets-là autour de sa chaire. C’est sans nul doute à ces reines de l’opinion, à ces belles affligées, veuves de sa parole, qu’il a dédié l’ouvrage intitulé : les Femmes de la Révolution.

Mais pourquoi les femmes de la Révolution ? Quand on s’appelle M. Michelet et quand on a fait un livre dans lequel on a poussé le panthéisme historique jusqu’à dépouiller de leur personnalité les chefs de la Révolution française au profit du peuple anonyme et de la chose révolutionnaire, pourquoi l’inconséquence d’un livre intitulé : les Femmes de la Révolution ? Pourquoi les femmes, quand on ne croit pas même aux hommes de la Révolution ? À quoi bon ces biographies individuelles ? Dans quel but cette aristocratie féminine ? Pourquoi ce Livre d’Or d’une noblesse recherchée et retrouvée dans cette foule que le poète Barbier appelle une sainte canaille et qui est bien au-dessus de tous les blasons du génie, de la gloire et du caractère, privilèges insolents de toutes les grandes personnalités de l’histoire ? Selon M. Michelet, c’est la masse acéphale, c’est le peuple obscur qui l’emporte sur tous les états-majors de la Révolution, en instincts, en vertus, en dévouements, et, qu’on nous passe le mot, en spiritualité révolutionnaire ; c’est le peuple qui est le vrai chef dans cette terrible campagne contre les principes éternels des sociétés et contre Dieu ; c’est le

peuple qui est le grand et, de fait, l’unique acteur de ce vaste drame, le bourreau masqué de sa masse même, comme le bourreau de Whitehall l’est de son voile noir ! Voilà l’opinion de M. Michelet, et c’est aussi la nôtre. Nous la partageons, mais en l’expliquant. Oui, pour nous aussi, le peuple est tout dans ce renversement d’une société. Les plus forts, les plus gigantesques de ses chefs apparents, qu’il poussait devant lui sous le coup de fourche de son inflexible volonté, ne furent, entre ses mains de Briarée, que d’énormes pantins qu’il fît jouer et qu’il brisa. Ni Danton, ni Robespierre, ni Marat, ni celui qui devait se mettre en travers du boulet qui l’eût coupé en deux, si la mort, venue à temps, ne lui eût épargné cette leçon cruelle, ni Mirabeau, ce Pitt manqué de la Monarchie française, qui a ressuscité sans lui, ni aucun de ceux qui se sont taillé un bout de renommée dans la colossale famosité de la Révolution, ne furent des personnalités libres, puissantes par elles-mêmes, possédant ce qui investit les vrais chefs, — les vraies têtes de gouvernement, — c’est-à-dire, l’autorité incontestée d’un commandement, plus forte que les passions qui frémissent de subir le commandement, mais qui le subissent ! Tous, sans exception, agirent sous la pression de cette tassée d’hommes qui venaient derrière eux et en qui, millions de poitrines haletantes de haine et d’envie, soufflait l’Esprit qui avait poussé Alaric à brûler Rome ! Excité par la Providence, seul, ce terrible souffle mit à flot tous ces chétifs brûlots humains, porte-noms, porte-enseignes et porte-flammes d’une révolution signée : Dieu ! et ce fut ainsi que se réalisa une fois de plus le beau mot de

Balzac l’ancien sur la France : « La France est un vaisseau qui a pour pilote la tempête. » Évidemment, en présence de ces événements et de ces immensités, l’écrivain peut se tenir dispensé du maigre travail des biographies, ou, s’il lui plaît d’en faire encore, ce ne doit pas être pour mesurer la grandeur des hommes, mais pour montrer leur petitesse, et la montrer avec l’implacable exactitude d’un niveau.

Malheureusement ce n’est point ainsi que M. Michelet a compris ses biographies. Il n’est point un Pascal de l’histoire, un rabaisseur de l’orgueil humain devant la grandeur de la Providence. Lui, qui a essayé d’écrire l’histoire de la Révolution française, l’histoire prise dans son esprit et dans son idée, a bientôt perdu la tête à cette hauteur d’abstraction, et il est retombé dans les habitudes de l’idolâtrie personnelle. Pour lui, la Révolution qu’il disait, — et avec raison, — ne s’incarner dans aucun homme, se fait femme aujourd’hui, et tout aussitôt, avec la piété d’un enlumineur de fétiches, le voilà qui se met à nous peindre ce multiple visage de femme sous lequel l’idée révolutionnaire lui apparaît, peut-être d’autant plus puissante… Il est vrai qu’un remords le prend vers la fin de son travail. « Le défaut essentiel de ce livre, dit-il, c’est de ne pas remplir son titre. Il ne donne pas les femmes de la Révolution, mais quelques héroïnes, quelques femmes plus ou moins célèbres… Il dit telles vertus éclatantes, et il tait un monde de sacrifices obscurs d’autant plus méritants que la gloire ne les soutint pas. » Mais pourquoi ce remords tardif ? Le livre est fait quand M. Michelet nous dit cela, et s’étale fastueusement sous le pavillon de son titre. Tel qu’il est, du reste, inconséquent ou fallacieux, ce livre, qu’on nous permette de l’examiner.

Et d’abord, littérairement, c’est peu de chose. La plupart des portraits qu’il contient et qui passent sous nos yeux, nous les avons vus déjà dans d’autres panneaux, et il est aisé de les reconnaître. Vous les retrouveriez trait pour trait et presque mot pour mot dans cette Histoire de la Révolution française, maintenant terminée si vous vouliez les y chercher… et telle est la première sensation désagréable que nous cause ce livre fait avec un autre livre, dans lequel la pensée, devenu inféconde, se reprend à couver la coquille vidée d’un œuf éclos. En effet, puisqu’un écrivain comme M. Michelet revenait à l’histoire personnelle et à la défroque biographique, puisqu’il abordait un sujet (les femmes) si cher aux imaginations françaises, on pouvait croire, n’est-il pas vrai ? que les portraits tracés par lui accuseraient sinon l’éclat d’un talent… bien fatigué maintenant, au moins l’effort d’une œuvre nouvelle. Or, même cela eût été une déception. M. Michelet, malgré sa dévotion pour les Saintes révolutionnaires dont il écrit la légende, a mieux aimé (peut-être n’était-il pas libre dans ce choix) se répéter et se recopier que de penser et d’écrire à neuf. On dirait que son enthousiasme n’a qu’un certain nombre de phrases clichées et de moules, et que ces phrases une fois écrites, et que ces moules une fois remplis, il est obligé de recommencer mécaniquement un tel travail. Triste procédé qui pourrait dispenser la Critique de s’occuper d’un ouvrage dont le fond est déjà connu, si, d’un autre côté, le nom de l’auteur, le titre du livre et les quelques points de suture qui tiennent les morceaux dont il est composé, rapprochés, ne révélaient pas suffisamment l’éternel dessein de propagande contre lequel on ne saurait mettre trop en garde les esprits faibles sur lesquels M. Michelet, avec son talent mystico-sensuel, peut beaucoup agir.

Car là est le danger du livre en question. S’il n’y avait de dangereux que les chefs-d’œuvre, la Critique pourrait devenir sans inconvénient une bonne fille et le nouveau livre de M. Michelet rester bien tranquille dans sa primitive innocence. Mais, hélas ! il n’en est point ainsi pour lui et pour nous. Le livre qu’il publie aujourd’hui, comme pourraient être publiés les plus mauvais et les plus chétifs par le talent et par la forme, n’en est pas moins relativement dangereux. S’il ne s’adressait qu’à cette race de Vésuviennes… licenciées, qui, depuis le coup de foudre épurateur du 2 décembre, se sont remises à rêver… en attendant leur émancipation définitive, nous l’aurions laissé aller peut-être à son adresse sans l’intercepter, car nous sommes de ceux-là qui croient à l’endurcissement des idées fausses et à l’impénitence finale de certains partis. Mais les Femmes de la Révolution n’ont pas été destinées seulement à ces Nina humanitaires qui disent chaque jour : « Ce sera pour demain. » C’est un livre arrangé, combiné et écrit pour tout le monde. Ce n’est pas uniquement une consolation pour quelques-unes, c’est aussi pour toutes un exemple. Les héroïnes-modèles de M. Michelet, transportées de l’ensemble d’événements auxquels elles appartiennent, et mises à part dans des cadres et des fonds qui repoussent vigoureusement ce que M. Michelet croit leurs beautés, peuvent produire sur la moralité de celles qui les lisent un effet de jettatura funeste. Est-ce que l’Admiration et la Séduction ne sont pas sœurs ?… Et voilà pourquoi ici, — comme toujours et partout, — la question morale domine la question littéraire. Voilà pourquoi toute critique, qui va plus loin que l’œuvre d’art et l’édifice de la composition, ne doit pas laisser circuler, sans avertir et sans y attacher une étiquette, ce sachet de graines vénéneuses, ce hatchich préparé pour les têtes ardentes, ce petit poison de Java dans lequel les Tricoteuses des temps futurs peuvent tremper la pointe de leurs aiguilles et qu’on nous débite, en ce moment, avec des airs vertueux et sensibles, dignes de la femme de l’apothicaire de Roméo !

Sans doute, il faut le reconnaître, tout n’est pas dans le livre de M. Michelet de la même pureté de poison. À côté de l’aconit, il s’y trouve des laitues assez fades, mais l’impression générale de cette olla podrida de venin distillé et d’herbes à tisane, est une impression dont le cœur ou l’esprit, quand il l’a reçue, doit se ressentir bien longtemps. M. Michelet distingue entre les drogues de son bocal, mais quoique les unes ne puissent jamais neutraliser les autres, celles qu’il préfère et qu’il recommande sont précisément celles-là que nous voudrions lui voir rejeter. Les femmes qu’il expose… et propose à nos admirations n’ont pas pour lui (et on le comprend bien du reste,) la même valeur, la même grandeur, le même héroïsme. Égalitaire battu par les lois même de sa pensée, il ne peut pas les trouver égales devant la loi de son esprit. Ici les hiérarchies impossibles à abolir reviennent, et ne riez pas… M. Michelet se rencontre avec l’opinion de saint Paul. Pour M. Michelet, pour cet hagiographe de la Révolution française, les saintes de la Révolution ne sont pas toutes à la même place dans le ciel, et les très grandes saintes, comme sainte Olympe de Gouges, sainte Rose Lacombe, sainte Théroigne de Méricourt, sainte Roland, sainte Duplay, y sont bien au-dessus, par exemple, de sainte Condorcet et de sainte de Staël.

Quant à sainte Condorcet, il fait ce qu’il peut pour la placer très haut dans le paradis jacobin et philosophique entr’ouvert à ses mystiques regards au-dessus de la tête de la déesse de la Raison, et ce n’est pas sa faute, à lui, si elle n’y a pas une des plus splendides auréoles. « Elle ressemblait, — dit-il, — à l’ange de la métaphysique », apparemment un des anges du paradis en question ! Un historien célèbre nous avait déjà donné l’ange de l’assassinat en parlant de Charlotte Corday3. Nous aimons encore mieux l’ange de la métaphysique, quand même il devrait assassiner le bon sens. Seulement, n’est-il pas singulier que des écrivains, qui ne croient pas au Dieu personnel du christianisme, viennent, dans leur indigence de métaphores, prostituer cette pure et spirituelle notion d’anges aux actrices, plus ou moins jeunes-premières, de leurs révolutions ?… « Mme de Condorcet, — dit M. Michelet, — avait la mélancolie d’un jeune cœur auquel quelque chose a manqué. — L’enfant, le seul enfant qu’elle eut, naquit neuf mois après la prise de

la Bastille, — ce fut elle qui donna à Condorcet le sublime conseil de… terminer l’Esquisse des progrès de l’esprit humain. » Tels sont les seuls et singuliers mérites de Sophie Condorcet que M. Michelet a pu trier dans toute sa vie, et c’est sur ce triple mérite que l’hagiographe exécute l’assomption de cette glorieuse sainte. Mais pour sainte de Staël, c’est bien différent ; on voit l’instant où la canonisation va se trouver impossible. M. Michelet a des rancunes contre Mme de Staël. Sensible, inconséquente, entraînée, vraie femme au fond sous ses airs grenadiers de virago, Amazone de la pensée qui n’eut jamais le sein coupé, Mme de Staël se prit d’horreur pour la Révolution qu’elle avait aimée. Elle l’a flétrie dans ses plus belles pages, elle l’a foulée sous ce pied que Rivarol, toujours magnifique, même quand il s’abaissait jusqu’au calembour, appelait avec flatterie : un piédestal. Pour la punir, M. Michelet lui a refusé net le génie. « La naïveté profonde, dit-il, et la grande invention (qu’appelle-t-il la grande invention ?), ces deux traits saillants du génie, ne se trouvèrent jamais chez elle. » C’était « une bourgeoise enrichie », le fait est vrai, mais M. Michelet veut dire qu’elle était restée bourgeoise d’esprit et de cœur — ce qui est faux ! Rien de moins bourgeois que Mme de Staël ; elle avait bien des défauts et nous les reconnaissons… Pédante, si l’on veut, quelquefois sans grâce et précieuse, esprit faux en philosophie, bas-bleu, à ravir l’Angleterre de l’éclat enragé de son indigo, Mme de Staël, par la distinction de sa pensée, par la subtilité de son observation sociale, par son style brillant d’aperçus, par ses goûts, ses préoccupations, ses passions même,

tendait vers la plus haute aristocratie, vers la civilisation la plus raffinée. Bourgeoise, elle ! c’est Rousseau, devant lequel M. Michelet s’incline comme devant son calife, qui est un bourgeois. C’est Mme Roland qui est une bourgeoise. Tout est en elle, bourgeois, ménage, vertu, talent, quand elle en a, déclamation, quand elle déclame. Scribe comme Robespierre, trop scribe même (l’observation est de M. Michelet), et comme lui, — eût-il pu ajouter, — une pharisienne, un sépulcre blanchi… mais blanchi ! elle a, dans sa robe blanche, quelque chose de la prosaïque propreté de l’habit bleu de Robespierre, et, s’il est un nom qui lui convienne et qu’on ne lui a pas donné encore, c’est la bourgeoise de la liberté !

Du reste, ce n’est point sur le compte de Mme Roland que l’auteur des Femmes de la Révolution augmente la somme des connaissances acquises et des renseignements connus. Il se contente de nous dire une fois de plus ce que tout le monde en sait. Rien d’étonnant. Mme Roland est un des grands lieux communs de la Révolution française. La vie de cette femme est percée à jour. On pourrait peut-être l’éclairer encore par l’aperçu, par l’originalité du jugement ; mais, pour cela, il faudrait une impartialité et une profondeur que depuis longtemps M. Michelet ne possède plus. Il en est de même pour Charlotte Corday. La biographie qu’il en fait est détachée intégralement de l’Histoire de la Révolution française (volume VI ou VII). Vous revoyez passer la figure déjà dessinée, les mêmes détails, entre lesquels il est bon de ne pas oublier la mort philosophique, sans confession, et le petit éloge de la femme de Marat, épousée devant le soleil

et la nature, de cette femme dévouée dont l’histoire n’aurait jamais parlé sans M. Michelet. À côté de ces figures d’une gloire officielle, l’historien des Femmes de la Révolution nous en montre d’autres entourées d’un nimbe moins éclatant et moins large. Ainsi Théroigne de Méricourt, Théroigne, à propos de laquelle M. Michelet ne craint pas de dire, page 113 : « Entourée d’amants en Angleterre, elle leur préférait un chanteur de chapelle italienne, laid et vieux, qui la pillait et vendait ses diamants, et en France… » Nous ne pouvons achever la citation sur cette touchante Théroigne, la meurtrière de Suleau, et qu’on pourrait appeler aussi l’ange de l’assassinat, puisque le mot est consacré ! Ainsi encore, après Théroigne de Méricourt, une figure moins terrible, une sainte plus douce, Mme Kéralio, Mme Robert, une fille noble, mal mariée, devenue ambitieuse et tombée à force d’abjection et de folie dans le mépris de Mme Roland et si bas que M. Michelet, ému jusqu’aux entrailles dans la personne de cette petite Mme Robert, se risque à protester contre le portrait déshonorant qu’en fait Mme Roland dans ses Mémoires, — « ce qui prouve, ajoute-t-il mélancoliquement, que les plus grands caractères ont leurs misères et leurs faiblesses ! » Ainsi encore ces intéressantes mesdemoiselles Duplay, dont la vie se passait « à dérider le front soucieux de Robespierre », les Vestales de ce feu sacré ! Tant qu’enfin, arrivé à n’avoir plus à copier de médaillons historiques, il est obligé de revenir à l’éloge et à la glorification en masse des Femmes de la Révolution, depuis les femmes du 6 octobre jusqu’aux dames jacobines (dames est joli) de 1790 ! Tel est le livre de M. Michelet.

En avons-nous succinctement donné une idée ? Nous en avons nommé les héroïnes ; mais ce qui dépasse infiniment l’admiration et le culte que M. Michelet leur a voués, c’est le sentiment qui anime son livre de la première page à la dernière ; ce sont les détails à côté de ces quelques portraits épars, mis là pour attirer peut-être la curiosité sur autre chose que sur ces portraits. Qui ne connaît M. Michelet ? Qui ne sait l’outrance de la pensée de l’écrivain qui a écrit le Prêtre, la Femme et la Famille ? Cet homme peut-il foncer d’une nuance de plus cette pensée extrême ? Peut-il faire un seul pas de plus dans la route où le fanatisme de sa passion l’a placé ?… N’est-ce pas assez de se soutenir au niveau de soi-même et de continuer l’auteur du Prêtre et de la Femme dans les Femmes de la Révolution ? M. Michelet n’y a pas manqué, par ce côté-là, du moins, il n’a pas vieilli. Dans ses Femmes de la Révolution, il a retrouvé tout entière son ancienne rage contre le prêtre à propos des femmes, près desquelles il le voit toujours, et qui furent hostiles à la confiscation des biens de l’Église, à la boucherie de l’échafaud ! Cette rage retrouvée l’aveugle au point que lui, l’historien, l’homme des faits, dans une note de la page  129 qu’il nous est impossible de transcrire, non par pudeur, mais par honte (que le lecteur la lise sans nous !) et qui commence ainsi : « Ne cherchez point le prêtre dans la science et dans les lettres, etc., etc. », il écrit avec aplomb que « le prêtre n’a plus que les petites facultés d’intrigue et de ménage, mais qu’il a perdu les grandes facultés viriles, surtout l’invention, et que depuis cent cinquante ans il s’est énervé et n’a plus rien produit ».

Encore une fois, les phrases de M. Michelet, nous ne les citons pas. Est-ce que jamais plus insolente négation de la vérité avait échappé à un homme qui se dit historien encore ? Est-ce que, sans remonter les cent cinquante dernières années et en restant parmi les contemporains que nous avons coudoyés, Mezzofante, Ventura, Lacordaire, Gratry, Balmès, Rorbacher, ne répondent pas, comme un tonnerre, à M. Michelet, et Lamennais, Lamennais lui-même ! car c’est le Sacerdoce qui l’a fait Lamennais, ce Lamennais qui a donné, par son apostasie, un grand athlète de plus au parti de la Révolution !

 

Et, puisque nous venons de nommer le P. Ventura, c’est presque au moment où l’on annonçait les Femmes de la Révolution que paraissaient les Femmes chrétiennes du théologien-philosophe. Nous l’avouerons, avant d’ouvrir ce livre d’un titre qui nous fit rêver, nous pensions que c’était aussi, comme le livre de M. Michelet, un livre d’histoire ; et, dans notre pensée, nous l’opposions au livre de M. Michelet, et nous

faisions de tous les deux une grande et frappante antithèse.

Les Femmes chrétiennes, les Héroïnes historiques du Christianisme, mises en regard des Héroïnes de la Révolution, c’était là un spectacle et c’était là une leçon !… Où qu’on prît ces héroïnes, qui ne forment pas un bataillon, mais toute une armée dans l’histoire, qu’on les prît sur notre terre de France, que ce fût sainte Radegonde, sainte Geneviève, sainte Clotilde, et tous ces cœurs vaillants de la vaillance de Dieu jusqu’à Jeanne d’Arc et depuis elle, n’importe où l’historien allât les choisir, elles étaient dignes de s’aligner en face des plus grandes (s’il y en avait) de la Révolution française, et de faire baisser les yeux à leurs portraits, plier le genou à leurs cadavres. Peintes par un homme de talent, qui sans être austère, aurait eu le chaste pinceau de la force, quelle galerie magnifique elles auraient formée devant le petit Panthéon de terre cuite de M. Michelet ! Le P. Ventura, homme d’immense doctrine, de foi profonde, de vigueur de parole, un vrai lion évangélique enfin, n’aurait-il pas pu se reposer de ses travaux de prédicateur en nous écrivant cette majestueuse histoire ? Nous l’avions cru, et il nous eût été doux de rendre compte d’un tel ouvrage ; il nous eût été doux de démontrer la différence qu’il y a entre les héroïnes de la foi en Dieu et les héroïnes de la foi en soi-même, car, malgré l’éternelle mêlée des systèmes et le fourré des événements, il n’y a que cela dans le monde, le parti de Dieu ou le parti de l’homme, et il faut choisir !

Mais, encore une fois, nous avions rêvé. Les Femmes chrétiennes du P. Ventura ne sont pas le travail

d’histoire que nous avions espéré et que nous désirons encore… C’est tout simplement un substantiel recueil d’homélies, prononcées par le célèbre prédicateur du haut de cette chaire française qu’il illustre de son talent étranger. Ses Femmes chrétiennes sont les femmes de l’Évangile, la Chananéenne, la femme malade, la fille de Jaïre, la femme adultère, la veuve de Naïm, la Samaritaine, Madeleine, Marthe, Marie, les saintes femmes au tombeau, etc., créatures de grâce ou de conversion, d’humilité et de repentance, ces perles dont l’écorce était l’amour de Dieu, les premières que l’Église propose à nos imitations ! Trop élevé, trop pratique, trop acte, en un mot, pour tomber sous le regard d’une critique purement littéraire, le livre du P. Ventura ne pourrait être examiné que dans un travail spécial de la plus haute gravité et par une plume plus compétente que la nôtre. Tel qu’il est cependant, et au point de vue où le livre de M. Michelet nous a placés, c’est un enseignement qui fait du bien et qui redresse… Les Femmes de l’Évangile sont plus que de l’histoire, mais elles sont aussi de l’histoire, et, comme tout se tient dans la vérité et dans le christianisme, elles peuvent démontrer, à ceux qui croiraient à l’héroïsme des femmes, là où le met M. Michelet, l’erreur profonde dans laquelle il s’enfonce sur leur destinée et sur leurs vertus.

En effet, M. Michelet, qui a une passion malheureuse pour les idées générales, M. Michelet, qui veut toujours aller du fait à l’idée, — ce qui est un glorieux chemin, mais dans lequel il tombe toujours, — M. Michelet se préoccupe beaucoup, dans son histoire des Femmes de la Révolution, de la destinée future de la femme, et nous vous dirons qu’à plus d’une page il n’est pas médiocrement embarrassé. Que seront et que doivent être les femmes dans la société de l’avenir ? Il y a un chapitre du livre, intitulé : « Chaque parti périt par les femmes » ; un autre : « La réaction par les femmes dans le demi-siècle qui suit la Révolution ». Ne sachant trop que penser, lancé dans un sens par sa passion politique ou philosophique, relancé dans la voie contraire parce que l’histoire, dont on n’éteint pas complètement la lueur en soi, lui a pendant si longtemps enseigné, il ne sait à quoi se résoudre. Auront-elles la responsabilité politique ou ne l’auront-elles pas ?… Rien de plus orageux, de plus étranglé, rien qui se débatte plus que la pensée de M. Michelet sur ce point. Troublé comme tous les philosophes qui ont altéré ou ruiné la grande notion de la famille chrétienne, il ne sait plus que faire de la femme qu’il a tirée de la fonction sublime entre le père et l’enfant, pour la voir sur la place publique et, que sais-je ? partout où les idées philosophiques s’obstinent aujourd’hui à la voir, et où elle est si profondément déplacée. Il est des penseurs dans les infiniment petits qui ont beaucoup parlé des nuances infinies de la femme et qui nous en ont compté les variétés sans les épuiser. Laissons ces enfants ! Pour les esprits qui ne passent pas leur vie à couper en quatre des fils de la Vierge avec de microscopiques instruments, il n’y a que trois femmes en nature humaine et en histoire : La femme de l’Antiquité grecque, — car la matrone romaine, qui tranche tant sur les mœurs antiques, n’est qu’une préfiguration de la femme chrétienne, — la femme de l’Évangile et la femme de la Renaissance, pire, selon nous, que la femme de l’Antiquité, pire de toute la liberté chrétienne dont la malheureuse a si indignement abusé. En trois mots, voilà toute la question de la femme historique, et à ces trois termes nous défions d’en ajouter un de plus ! Les héroïnes de M. Michelet, toutes ces femmes modernes qui ne sont pas de vraies chrétiennes, toutes ces femmes plus ou moins libres, avec les droits politiques qu’elles rêvent ou jalousent, avec leurs vaniteuses invasions dans les lettres et dans les arts, avec cet amour de la gloire, le deuil éclatant du bonheur, disait Mme de Staël, et qui est le deuil aussi de la vertu, toutes ces femmes, il ne faut pas s’y tromper, continuent les femmes de la Renaissance. Or, M. Michelet sait bien, au fond de sa conscience d’historien (et les embarras de son livre, et le vague tourment de sa pensée dans les conclusions de ce livre, le prouvent avec éloquence), que ce n’est pas aux femmes de la Renaissance qu’une société, qui fut chrétienne, peut rester aujourd’hui, sans périr ! (Les œuvres et les hommes : II. Les historiens politiques et littéraires ; 1861)