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BIBLIOBUS Littérature française

La Littérature au café sous le Second Empire : Variété inédite - Henri d' Almeras (1861-1938)

Qu'auraient dit, qu'auraient pensé l'abbé Delille, Rivarol, le marquis de Sainte-Huruge, Camille Desmoulins, ou simplement ce bon M. de Jouy, qui exerçait la profession d'Ermite, s'ils avaient pu voir ce qu'était devenu, vers le milieu du siècle dernier, le Palais-Royal, leur Palais-Royal ?

Jadis centre de tous les plaisirs et de tous les vices, il mourait, lentement, d'un accès de vertu, dont il n'était pas responsable et qu'à toute heure du jour et de la nuit, il déplorait. La suppression des maisons de Jeu, le 1er janvier 1838, lui avait porté un coup terrible dont il ne devait jamais se relever. De ce cadre magnifique, de ces jardins enchantés, où le cœur de Paris avait battu, où débuta la Révolution, que restait-il désormais ? Une sorte de Palais de la Belle au bois dormant. Sous les arcades, dans les allées qui avaient entendu tant de rires et de chansons, et aussi tant de cris de mort, passaient sans doute, à la nuit tombante, les ombres mélancoliques des gastronomes repus et des nymphes vieillies. Les cafés abandonnés,  que remplissaient naguère demi-soldes et gardes du corps, s'enveloppaient de silence et semblaient peuplés de fantômes.

Et cependant quelques-uns de ces cafés s'obstinaient encore à lutter et à vivre. Ils gardaient des clients peu épris des nouveautés, de vieux bourgeois de Paris, des littérateurs démodés, des classiques impénitents, qui avaient admis la Révolution mais qui repoussaient le Romantisme. Et ils étaient bien là dans l'atmosphère et dans le milieu qui leur convenaient.

Au Café de Foy continuaient à se réunir de vieux habitués du Théâtre-Français, qui jugeaient les pièces et les acteurs, et se plaisaient à rappeler les débuts de Mme Georges et la rivalité de Lafon et de Talma. Ils ne s'y réunirent pas longtemps lorsque jaillit du sol le Paris nouveau. Le Café de Foy, qui s'était vendu en 1840 cinquante mille francs, disparut en 1864.

Le Café de Valois avait fermé ses portes en 1855. Si le Café de la Rotonde put lui survivre, il le dut à un singulier hasard. Dans les dernières années de la monarchie de Juillet s'était présenté, un jour, au patron de ce café, un garçon nommé ou prénommé Louis, et qui ressemblait, trait pour trait, à Louis-Philippe et, probablement, ne s'en doutait pas. La badauderie parisienne s'accroche à tout. Des quartiers les plus éloignés, et même des plus lointaines provinces, on vint voir le sosie du roi, et des ennemis du régime se donnaient l'illusion que c'était le roi en personne, pourvu d'un tablier et d'un plateau, qui leur servait de la limonade ou du café. Mais il ne leur servait pas de la bière, car cette boisson, considérée sans doute comme vulgaire et déshonorante, ne fit sa première apparition au Café de la Rotonde que le 2 septembre 1866.

Non seulement on n'y buvait pas de bière, dans ces cafés archaïques, mais on n'y pouvait pas fumer. Le tabac n'était toléré que dans des établissements spéciaux que l'on flétrissait du nom d'estaminets, et c'est au Palais-Royal qu'ils étaient le moins nombreux. Aussi les gens de lettres n'y venaient guère.

S'écartant de plus en plus de son ancien centre, la vie de Paris, la vie littéraire, qui tenait alors une grande place dans l'obligatoire et salutaire silence des politiciens, avait son siège principal, son terrain d'élection, son maximum d'intensité et de rayonnement, au Boulevard, un mot qui a perdu beaucoup de sa signification d'autrefois. Or, le Boulevard, c'était le Restaurant et le Café.

La littérature, sous le Second Empire, buvait plus qu'aujourd'hui, étant en général mieux portante, et il faut même reconnaître qu'elle buvait un peu trop. C'était l'usage. Elle mangeait aussi davantage, parce qu'elle pouvait alors bien manger sans payer trop cher, et aussi parce qu'il lui arrivait assez fréquemment de ne pas payer du tout, ce qui donnerait lieu de nos jours à de sérieuses difficultés et à de pénibles débats. Les Muses existent de moins en moins et les restaurateurs des Muses n'existent plus du tout.

Les écrivains, et non pas seulement les journalistes, semblaient alors éprouver quelque satisfaction à se rencontrer, à se retrouver, à une table de café ou à une table de restaurant. Chacun, célèbre ou obscur, vivait moins chez soi et peut-être moins pour soi. La cordialité des relations, même tempérée par le débinage professionnel qui n'a qu'une importance relative et ne prouve pas grand'chose, ce n'était pas l'exception, comme aujourd'hui, mais la règle. On se connaissait mieux et on pouvait ainsi s'apprécier davantage.

Cette population, j'allais dire cette peuplade littéraire, donna au Boulevard son principal caractère et une notable partie de son charme. Destiné par le malheur des temps à devenir banal et cosmopolite, il était alors très français, très parisien. L'air y paraissait plus léger.

C'était le Paris de Paris. Une élite de gens de lettres, de gens d'esprit (ce n'est pas toujours la même chose) l'habitait, le colonisait, y régnait, de la rue Lepelletier à la porte Saint-Martin.

La plupart des journaux avaient leur bureau de rédaction, non pas sur le Boulevard, mais dans des rues qui y aboutissaient comme des ruisseaux à un fleuve.

Rue Coq-Héron (no 5), il y en avait une dixaine, parmi lesquels les Contemporains, de Mirecourt, le Figaro de Villemessant, le Courrier de Paris, l'Estafette, la Gazette de France.

La Gazette de Paris logeait au 48 de la rue Vivienne, et l'Illustration, rue de Richelieu, 60.

Le Diogène était au n° 7 de la rue Geoffroy-Marie, et la Presse au n° 123 de la rue Montmartre.

De la rue du Croissant sortaient, avec deux graves feuilles politiques, le Siècle et la Patrie, les principaux journaux à caricatures, le Charivari, le Journal amusant et la Lune, à laquelle succédera l'Eclipse.

Tout cela représentait une centaine de chroniqueurs, de conteurs, de nouvellistes, de fantaisistes, de reporters, d'échotiers qui, aux heures des repas, du café et de l'apéritif, se répandaient sur le Boulevard, et qui avaient la sensation d'y être chez eux.

Les auteurs dramatiques s'écartaient un peu dans la direction de la Bastille, pour se rapprocher du boulevard du Temple, qui restait encore, à cause de ses nombreux théâtres, leur quartier général.

Pour ne pas perdre le contact, pour se ménager un poste avancé dans la direction du Boulevard journalistique, où la Critique théâtrale avait ses assises, quelques-uns de ses auteurs dramatiques avaient adopté le petit Café de la Porte-Saint-Martin, dans lequel on entendait parfois rugir un acteur de drame, Taillade ou Paulin-Menier, en train de raconter ou de répéter un de ses rôles. C'est dans ce café que Dennery, peu de jours après le 16 août 1859, fit une magnifique entrée, fraîchement décoré d'une énorme rosette et vêtu d'un superbe pardessus de couleur claire, et, du pardessus et de la rosette, on ne savait pas ce qu'on devait le plus admirer.

La clientèle du Café de la Porte-Saint-Martin représentait à elle seule plus d'assassinats, d'empoisonnements, de viols et de séquestrations qu'il s'en commettait pendant trois ans dans toute la France. Le Café des Variétés avait moins de goût pour le crime, quoique les gens de théâtre, mêlés aux gens de lettres, y fussent nombreux, mais ils s'adonnaient plutôt au vaudeville, se spécialisaient, autant qu'ils pouvaient, dans la gaieté et l'esprit, et préféraient le mot à la tirade.

De tout temps, les acteurs, plus encore que les écrivains, éprouvèrent le besoin de se réunir dans le même local, autour de la même table, pour y parler de leur métier, et surtout de leurs succès, ou grossis ou imaginaires.

Au XVIIIe siècle, ils fréquentaient chez le fameux Ramponneau, à la barrière Rochechouart. Ils se retrouvèrent ensuite, fidèles au même cabaret, d'abord aux Porcherons, et, successivement, rue des Boucheries, rue de l'Arbre-Sec et rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré, qui porte aujourd'hui le nom d'un des historiens de Paris, l'avocat Sauval. Déjà le cabaret, trop modeste, trop mal éclairé, ne leur suffisait plus. Ils envahirent le Café de Suède, un petit café près de la Porte Saint-Denis, rival de celui de la Porte Saint-Martin, et surtout le Café des Variétés, fondé en 1808, quelques mois après le théâtre, ouvert le 24 juin 1807.
On s'aperçut de leur arrivée et de leur présence. Ils parlaient beaucoup et à très haute voix, et longtemps, intarissables quand ils entamaient le récit de leurs lucratives tournées et de leurs représentations triomphales. Ils prenaient à témoin la galerie et, s'adressant aux camarades un peu sceptiques : « M'as-tu vu ?... m'as-tu vu ? » demandaient-ils. Et dans le coin des écrivains, des scènes du même genre se jouaient, d'autres cabots, mais d'une espèce supérieure, parlaient de leurs livres, de leurs articles,et c'était comme un écho qui disait : « M'as-tu lu ?... M'as-tu lu ?... »

Ces écrivains formaient, au Café des Variétés, le groupe, non pas le plus bruyant, mais le plus nombreux. Il était régulièrement alimenté par plusieurs bandes.

Une grosse voix, rouillée, avinée, retentissait. C'était Villemessant, avec son front bas, sa face brutale de négrier apoplectique et jovial. Il traînait avec lui une partie de la rédaction du Figaro.

De table en table, serrant, à son passage, des mains tendues, sympathique et cordial, s'avançait un homme long, mince, serré dans son pardessus comme un parapluie dans son fourreau, et pourvu ou affligé d'un interminable nez qui coupait en deux un visage aigu prolongé par une barbiche d'officier des Guides, un visage qui semblait n'avoir qu'un profil. C'était Carjat, littérateur et caricaturiste par vocation, photographe par nécessité, et qui avait fondé, en 1861, un journal qui vécut peu, le Boulevard. Quelques-uns de ses collaborateurs l'accompagnaient, Théodore de Banville, Alcide Dussolier, le dessinateur Durandeau, et un débutant dont toute l'attitude indiquait la joie de vivre et la confiance, le futur chef des Parnassiens, le fondateur prochain d'une revue de jeunes, la Revue fantaisiste, destiné évidemment par son prénom bizarre à devenir poète, Catulle Mendès.

Avec le directeur du Charivari, Pierre Véron, qui passait alors pour un homme de talent (il a bien pris sa revanche), entraient au Café des Variétés, à la même heure, pour s'asseoir à la même table, quelques rédacteurs de cette feuille qu'avait illustrée Daumier, Louis Leroy, Louis Hurat, et un journaliste et romancier populaire, aux cheveux crépus, à la large face hilare et aux lèvres épaisses, le bon et souriant Victor Cochinat, qui aurait difficilement réussi à cacher qu'il était nègre. Du reste, il ne l'essayait même pas. Il en avait pris son parti et il s'en tirait le mieux qu'il pouvait.

Un toupet de clown, un rictus, un mot à l'emporte pièce, une tête anguleuse sculptée dans du bois de réglisse, un visage presque carré auquel semblait collée une mince barbiche, et qu'animaient des yeux aigus, enfoncés dans les arcades sourcilières, voilà Rochefort ! Et on l'acclamait à tous les coins de la salle, car il avait beaucoup d'amis et il le méritait, car ce malin pamphlétaire, et si violent et si injuste, et, je crois, si peu convaincu, était, au demeurant, « le meilleur fils du monde ». Il amenait parfois avec lui, au sortir de l'hôtel des ventes ou de quelque noire boutique de brocanteur, et sans doute pour lui servir de repoussoir par sa cordiale banalité et sa médiocrité débordante, un déjà vieux, un toujours vieux journaliste, un excellent homme, mais qui abusait du droit imprescriptible qu'a un homme de lettres, même aujourd'hui, de manquer de talent, Philibert Audebrand, qui écrivait partout et partout écrivait mal, et qui a laissé cependant, reflet n'ayant pu être un rayon, de très curieux souvenirs.

Dans les premières années du Second Empire, le patron du Café des Variétés était un nommé Albouy, qui avait obtenu l'autorisation de ne fermer qu'à une heure et demie et qui, vers minuit, à la sortie des théâtres, servait à ses clients réguliers ou occasionnels une soupe à l'oignon, dont ils gardaient pendant toute la matinée du lendemain le parfum tonique et réconfortant.

Albouy, s'étant enrichi avec sa soupe à l'oignon, céda son café, à de très bonnes conditions, à un certain Lallement, qui lui aussi fit fortune. Lallement eut pour successeur Hamelin. Celui-ci, pour s'assurer vraisemblablement de la bonne qualité des boissons qu'il débitait et de leurs vertus stomachiques, avait pris l'habitude d'en user un peu trop largement. Par malheur, dans ses moments d'ivresse ou de demi-ivresse, il devenait, à l'égard de ses clients, violent et agressif. Ce cafetier saturé d'alcool n'avait aucun respect pour la littérature, même la plus altérée. Il refusa obstinément de s'abonner au Boulevard. Carjat, en proie à la plus vive indignation, se leva, frappa sur la table, au risque de faire accourir un garçon, et sortit fièrement, accompagné de ses acolytes. La bande n'alla pas loin. A côté de l'établissement du misérable Hamelin, elle envahit le Café de Madrid, qu'on appelait plutôt, du nom de son propriétaire, le Café Bouvet, et elle trouva un asile assuré dans la petite salle à gauche.

D'autres suivirent, et le Café de Madrid, d'abord fréquenté par des entrepreneurs, des commerçants et des boutiquiers, devint, du jour au lendemain, parce qu'un cafetier voisin buvait trop, un rendez-vous de journalistes et un nouveau centre littéraire.

Le chansonnier Gustave Mathieu y voisinait avec lefutur rédacteur en chef du Figaro, Francis Magnard, Alphonse Duchesne, Jules Vallès et Monselet, qu'un de ses amis accompagnait parfois, un singulier personnage, Cabaner.

Cabaner était bibliomane, musicien et poète. Comme Colline, il avait un pardessus-bibliothèque qu'il bourrait de livres, et qui ne s'en portait pas beaucoup mieux. Une des poches contenait ses oeuvres, et la plus célèbre de toutes, la Pâtissière, qu'il lisait ou chantait dans les cafés, dans les salons, et qu'on ne se lassait pas d'entendre. Et comme je ne veux pas vous en priver, la voici :

Décidément, ce pâté
Est délicieux. De ma vie
Je n'en ai, je le certifie,
Mangé de mieux apprêté !

Je vais faire à la pâtissière
Mon sincère
Compliment.
Excellent ! Excellent !

Celui que l'on m'apporta,
L'autre jour, était bon sans doute,
Très bon.., et surtout la croûte,
Mais j'aime bien mieux celui-là.

Allons faire à la pâtissière
Mon sincère
Compliment.
Excellent ! Excellent !


Évidemment, ces vers, si j'ose m'exprimer ainsi, ne donnent pas l'idée du génie, mais ils ont le précieux avantage d'être facilement compréhensibles et à la portée de toutes les intelligences.

Quand il voulait s'en donner la peine, Cabaner se montrait parfaitement capable de mettre dans sa poésie, comme dans sa musique, de la délicatesse et de l'originalité, et, autour delui, on ne l'ignorait pas. Il y avait sous le fantoche l'artiste, et un artiste très apprécié. En dépit de ses allures de bohème, et du peu de fraîcheur de son linge, on l'invitait fréquemment dans des salons bourgeois, où il apportait plus d'aimable familiarité que d'élégance et de distinction. Il y récitait, avec beaucoup de sentiment, des pièces de vers, de lui ou de ses amis, et y chantait, d'une voix agréable et prenante, des romances de sa composition, qui valaient bien celles de Plantade ou de Mme Loïsa Puget.

Dans les derniers temps de sa vie, au cours d'une de ces soirées mondaines, où il tenait si bien sa place, on lui demanda de chanter un petit poème de Richepin, le Merle, qu'il avait mis en musique et qui débutait ainsi :

Merle, merle, joyeux merle,
Ton bec jaune est une fleur.
Ton oeil bleu est une perle.
Merle, merle, oiseau siffleur.


Malheureusement, ce pauvre Cabaner était affligé d'un défaut de langue qui l'empêchait de prononcer certaines lettres, et notamment la lettre l transformée par lui de liquide en dentale.

Il se leva, s'approcha du piano et, arborant son sourire le plus aimable, commença :

Mer..., mer...


— C'est bien c'est bien, se hâta de dire la maîtresse de la maison. Nous vous tenons quitte du reste, monsieur Cabaner. Tout le monde sait ici que vous aimez à plaisanter.

Et, ce jour-là, le merle ne siffla pas plus avant, mais il faillit bien être sifflé.

Le Café de Madrid ne tarda pas à s'encanailler. Les politiciens antibonapartistes l'envahirent, vers 1866 — quoique Bouvet, le patron, fût très attaché au régime — d'abord les modérés, comme Gambetta, Castagnary, rédacteur en chef du Nain Jaune, Ganesco (qui avait ses bureaux boulevard des Italiens) et ses deux collaborateurs Spuller et Ranc, grands joueurs d'échecs. Les enragés suivirent, ceux qui avaient les dents longues et la poche mal garnie, ceux qui se qualifiaient eux-mêmes d'Hébertistes, Raoul Rigaud, Eudes, Tridon, et un autre futur communard, mais beaucoup moins violent, Razoua, qui, tranquillement, à une table du café, la pipe au bec, écrivait pour l'Illustration ses « Souvenirs d'un zouave », ou plutôt d'un Razouave. De temps en temps, on voyait apparaître, se donnant des airs d'homme du monde, et presque aussitôt disparaître dans un des coins de la salle, d'où ils pouvaient tout voir sans être vus, des personnages mal vêtus et de mine assez basse, et qui étaient tout simplement des mouchards de la Préfecture de police.

Le Café des Variétés n'était pas mort du départ de Carjat et de sa bande. Tempéré, sinon ralenti, par une tardive prudence, l'alcoolisme d'Hamelin devenait moins provocant. Quelques-uns des anciens clients n'avaient pas eu le courage de déserter une salle commode à laquelle ils s'étaient habitués et il en était venu de nouveaux, que les abonnements ou désabonnements du Boulevard, d'ailleurs disparu prématurément, n'intéressaient guère : le romancier populaire Tony Revillon, qui allait sombrer dans la politique, Alfred Delvau, qui savait beaucoup de choses, mais ne savait pas les raconter, Alphonse Daudet, rayonnant comme un jeune dieu, Villiers de l'Isle-Adam, Poulet Malassis, l'éditeur de Baudelaire qui l'appelait Coco mal perché, le chansonnier Nadaud, et bien d'autres.

Déjà, d'ailleurs, un café relativement récent commençait, vers 1868, à attirer la clientèle littéraire, et il continuera à l'attirer pendant une vingtaine d'années.

Le café avait débuté, très modestement, sous la forme d'une pâtisserie-rôtisserie, dont le rôtisseur-pâtissier répondait au nom de Piton.

L'usage voulait qu'en sortant du théâtre, on allât chez Piton, dans son arrière-boutique, où étaient ménagés des cabinets pas beaucoup plus grands que des placards, boire du cidre ou de la bière et manger de l'oie aux marrons, de la choucroute et de la salade de pomme de terre.

Les habitués, les clients de la première heure, étaient des journalistes, des auteurs dramatiques. Rochefort, alors simple vaudevilliste, Aurélien Scholl, à ses débuts, le monocle dans l'oeil et la moustache cirée, Auguste Villemot, le « Bourgeois de Paris », du Figaro, spirituel chroniqueur dont on disait que nul de si loin ne vit le mot, Henri de Pène, Monselet, naturellement, car ce gros homme semblait avoir le don d'ubiquité, Eugène Chavette, qui s'appelait Vachette, et Siraudin, qui, après avoir composé bon nombre de pièces, se cantonna dans les pièces montées, en qualité de confiseur, et même dans les petits fours.

Des acteurs et des actrices venaient là régulièrement : Numa, Grassot, Gil Perès, Mlle Scriwaneck, Hortense Schneider, qui n'était pas encore célèbre, et une charmante ingénue de quinze ans à peine, que Théodore Barrière, pour lui confier un rôle dans une pièce nouvelle, avait, un beau soir, ramenée d'un petit café de Belleville, près du théâtre, où elle jouait aux cartes avec le pompier de serviçe. Cette ingénue, qui cessa très vite de l'être, se nommait Leonide Leblanc.

Le plus assidu de ces artistes amateurs de choucroute ou d'oie aux marrons, c'était Lassagne, des Variétés. Lassagne passait une bonne moitié de sa vie dans les cafés, et non pas seulement pour y parier. Il aurait pu dire comme le vieux Gallet, du Caveau : « Quand mon verre est plein, je le vide. Quand il est vide, je le plains. » Il buvait partout et, partout où il buvait, une petite cour d'auteurs dramatiques en bas âge l'entourait, le flattait. On le croyait très susceptible de s'intéresser à une pièce, d'en faciliter ou d'en activer la réception, la représentation. Il savait bien le contraire, mais il ne protestait pas. Par des clignements d'yeux, par des gestes cordiaux, sans trop s'engager, il acquiesçait, il affirmait. Il promettait toujours et à tout le monde. Puis, bon prince, il laissait payer ses consommations. Ainsi il pouvait boire davantage et ruiner plus vite sa santé. Une légende prétendait qu'il se mourait d'amour et en devenait fou, mais c'était sans doute l'amour de l'absinthe.

La pâtisserie-rôtisserie Piton, vers 1860, s'agrandit, s'embellit, se transforma en Café. On n'a jamais su pourquoi ce Café s'intitula de Suède, plutôt que de Pologne, de Danemark ou de Vénézuéla.

Les littérateurs, et surtout les journalistes, dès le début, y affluèrent, bruyants, agités, affairés, grands hommes d'un jour dont il reste à peine un nom, Commerson, directeur du Tintamarre et auteur de ces deux chefs-d'oeuvre, inspirés probablement par les pensées de Pascal et les rêveries d'un promeneur solitaire, les Pensées d'un emballeur et les Rêveries d'un étameur, Azam, qui collaborait à plusieurs journaux de caricatures, Georges Maillard, Victor. Koning, Gabriel Guillemot, Le Guillois, Victor Noir, La Chanson était représentée par Paul Avenel, l'auteur de J'ai un pied qui r'mue, l'Art par le dessinateur Benassit, le Théâtre par Théodore Barrière, Lambert, Thiboust, Blondeau et Monréal, et la Politique militante par Raoul Rigault, Vermensch, et ce J. Vincent qui, de vidangeur, deviendra, en 1871, directeur de la Bibliothèque Nationale.

Le Guillois, fondateur et directeur du Hanneton, faisait lui-même sa réclame pour le lancement de cette feuille, une réclame parlée et ambulante.

Dans un omnibus, dans un train de banlieue, il sortait tout à coup de sa poche le dernier numéro paru et l'étalait devant lui.

— Voilà, disait-il, et comme s'il se parlait à lui-même, voilà incontestablement un journal bien fait, bien présenté. Comme ses caricatures sont réussies ! Et le texte ! le texte est encore plus amusant que les dessins ! Décidément, ce Le Guillois ne doit pas être le premier venu pour avoir su réussir et conserver une si brillante collaboration...

Il faisait une pause et semblait examiner plus attentivement le journal... Puis il reprenait, toujours insoucieux, en apparence, d'être écouté.

— Belle impression, dessins très soignés, articles de choix, de premier choix, et tout cela, on a presque honte de le dire, pour douze francs par an !... douze francs ! Il faut vraiment être dénué de la plus élémentaire intelligence et n'avoir pas un sou en poche pour ne pas profiter de cette merveilleuse occasion de s'instruire et de se distraire en même temps !

Et il se trouvait toujours là quelque imbécile pour prendre un abonnement.

Yvan Salmon, dit Victor Noir, ne ressemblait guère à Le Guillois. Bon gros garçon, plus pourvu de bagout que de style, mais très pressé d'arriver, toujours en état d'ébullition, il se donnait — à vingt ans — comme un farouche adversaire du régime. Dans une discussion avec Paul de Cassagnac, il tapait sur la table et criait : « Oui, c'est moi qui tuerai l'Empire ! » et il lançait de toutes ses forces cette déclaration à quelques pas du valet de chambre de l'empereur, Félix.

Un client plus pacifique sortait de temps en temps de sa poche, malgré les protestations de ses voisins, une petite bouteille d'où s'exhalait une très désagréable odeur. C'était l'inventeur du Phénol Bobeuf qui présentait son produit.

Ce Bobeuf, avec sa petite bouteille, était beaucoup moins amusant que trois autres clients notoires du café, les trois propriétaires des trois plus grands nez de Paris, Hyacinthe, du Palais-Royal, Grenier, des Variétés, et l'auteur dramatique Grangè.

Quand Hyacinthe s'arrêtait pour lire une affiche et il en avait le droit comme tout citoyen français il barrait tout le trottoir avec son nez. Au Café, quand il se mouchait, il avait l'air de jouer du tambour !

Il respirait la gaieté, ce Café de Suède, sauf à l'un des coins de la principale salle, que l'on appelait « le coin où l'on meurt » et où deux ou trois tables restaient inoccupées.

Le chat de l'établissement jouait sur le billard avec les boules, le garçon, Garnier, surnommé Bock-à-l'as, s'évertuait à servir les clients, toujours pressés, tandis que, de long en large, les mains derrière le dos, se promenait une espèce de sacristain, coiffé d'un bonnet gris, habillé de noir et orné d'une cravate blanche, le patron, le père Lacheneau.

Ni chez Lacheneau, ni chez Hamelin, ni chez Bouvet, on ne trouvait une atmosphère propice aux conversations amicales et aux échanges de confidences ou même de renseignements professionnels. On y vivait dans le bruit et presque dans la tempête. On n'y causait pas, on y criait. Heureusement, ceux qui avaient besoin d'un coin plus tranquille n'avaient que quelques pas à faire pour s y réfugier. Il y avait à Paris, et il y a encore, des petits cafés de Province, même dans les quartiers les moins provinciaux. Le Café de Mulhouse appartenait à cette catégorie. Il était situé au fond d'une cour et s'ouvrait sur un minuscule jardin, là où s'élève aujourd'hui le Musée Grévin, boulevard Montmartre, n° 10. Il n'avait que quelques habitués, des journalistes, Aurélien Scholl, Albert Wolff, Timothée Trim, Charles Jolliet, Tony Révillon, le poète Grenier et deux ou trois peintres. Tout un groupe de gens de lettres, qui ne redoutaient pas de s'éloigner du Boulevard, ou peut-être le désiraient, avait émigré rue Neuve-Saint-Roch, à la brasserie Saint-Roch, plus communément appelée le Café de Robespierre.

On prétendait que le grand conventionnel s'y arrêtait volontiers quand il allait de la maison des Duplay, rue Saint-Honoré, où il logeait, au Club des Jacobins. Quand les Versaillais furent rentrés à Paris et que, de quartier en quartier, on organisa la repression de l'émeute, des officiers supposèrent qu'un café qui portait le nom de Robespierre ne pouvait être qu'un refuge de Communards. Il y eut quelques arrestations, mais, par bonheur, après enquête, elles ne furent pas maintenues.

Il est de fait que, parmi ceux qui se réunissaient à la Brasserie Saint-Roch, les Républicains ne manquaient pas. Aurélien Scholl, Émile Blavet, le Parisis du Figaro, Eugène Schnerb, fondateur de Paris-Caprice et futur préfet de la République, Philibert Audebrand, Gustave Chaudey, Armand Lapointe, Émile Gaboriau, Mary Lafon, ne passaient pas pour des admirateurs de Napoléon III. Au Dîner du Pluvier, chez Bréhant, dont ils faisaient presque tous partie, on ne craignait pas, les portes bien fermées, de dauber sur le débonnaire souverain transformé en tyran de mélodrame.

On a pu remarquer que, dans ce défilé de cafés et de clients plus ou moins sérieux, souvent revenaient les mêmes noms. Rien de plus naturel. La « vie parisienne » avait, sous le Second Empire, une importance, un prestige, un éclat, dont il ne nous reste aujourd'hui, en ces malheureux temps de cosmopolitisme, qu'un faible reflet. Les Parisiens le savaient. Peut-être même le savaient-ils un peu trop. Il n'y avait pour eux qu'une seule ville au monde. Ni la province ni l'étranger, ne valaient la peine qu'on s'en occupât. C'est tout au plus s'ils existaient, et si peu ! Villemessant affirmait, et sans la moindre exagération, que l'écrasement d'un chien sur le Boulevard intéressait beaucoup plus le public qu'une éruption volcanique dans les îles de la Sonde.

Or, ce qu'on appelait alors la petite presse, autrement amusante, à vrai dire, que la grande, suivait de son mieux les goûts du public, sans s'écarter, d'ailleurs, de ses propres goûts. Faite pour Paris, et uniquement, elle ne dépassait pas, dans tout ce qu'elle publiait, chronique ou écho, le mur d'enceinte. Au delà végétait une vague humanité, banale, vulgaire et négligeable.

Le plus mince événement qui avait le privilège et l'honneur de naître ou de se dérouler dans le Paris élégant, mondain ou littéraire, dans le Paris parisien, autour de l'Opéra, du Gymnase, de la Bastille à la rigueur, et même, par faveur spéciale, autour du Panthéon (sans doute à cause de la Sorbonne et de l'Académie), une fugue d'actrice ou une fugue de financier, un mariage ou un divorce retentissant, une pièce ou un livre dont le succès prenait des allures de triomphe, le sermon d'un prédicateur en vogue ou les débuts sensationnels d'un acteur provisoirement génial, la dernière épigramme ou le dernier potin, voilà ce qu'il fallait servir aux lecteurs que ne passionnaient pas encore, à part un certain monde beaucoup plus provincial, les ignominies de la Politique. Voilà le genre d'informations, légères et facilement digestibles, que réclamaient ces lecteurs, mais, pour le leur donner, il fallait d'abord se le donner à soi-même, le chercher là où il aboutissait inévitablement, au dépôt, pour ainsi dire, au café.

Le café, c'était le véritable bureau de rédaction des Aurélien Scholl, des Albert Wolff, des Rochefort, de tous les grands boulevardiers à plumes. Aller au café, y aller souvent, représentait pour eux une obligation professionnelle, mais une douce obligation, et qui ne leur déplaisait pas.

Rien de moins commun alors que le bureaucrate de lettres, cette espèce de cul-de-jatte honoraire, l'homme qui s'enferme, s'emprisonne dans son cabinet de travail, et, sans se préoccuper s'il y a de la pluie ou du soleil, si le ciel est noir ou bleu, indifférent à tout, sauf à sa feuille de papier et à sa bouteille d'encre, accomplit, chaque jour, fonctionnaire zélé, la même besogne dans le même laps de temps.

Contrairement à ces forçats volontaires, qui traînent leur stylo comme un poulet, la plupart des littérateurs du Second Empire, mais surtout ceux du Boulevard, ne pouvaient guère se priver, entre deux chapitres de roman ou deux chroniques de journal, de voir des visages amis ou, faute de mieux, des visages indifférents, et de confier à des confrères, qu'on ne prenait pas systématiquement pour des rivaux, des projets de livres ou de pièces. Une atmosphère, non seulement de cordialité, mais de gaieté et d'animation, leur semblait indispensable. Ils travaillaient dans la joie. L'époque où ils vivaient le permettait. Même bien payés, ce qui leur arrivait assez rarement, ils avaient l'air de n'écrire que pour leur plaisir. Aussi leur littérature respire-t-elle la santé autant que la bonne humeur. Elle n'est ni tuberculeuse ni morphinomane.

Tous ou presque tous, ils avaient de l'esprit. C'était la mode. On ne pouvait guère s'en passer. Aujourd'hui, on s'en passe très bien. C'est le progrès.

Cette constatation ne sort pas de mon sujet, elle m'y ramène. Les rédacteurs du Figaro, du Nain Jaune, du Diogène et autres petites feuilles fantaisistes et satiriques, lorsque par aventure la nature les avait dotés de quelque esprit, n'aimaient pas beaucoup à le dépenser en vase clos et pour l'usage interne. Les spécialistes du mot ou du trait, qu'ils s'appelassent Rochefort, Aurélien Scholl, ou simplement Timothée Trim, tenaient assez à avoir un public autre que celui de leur journal, et ce public, plus compréhensif, plus vibrant, où le trouvaient-ils ? Au café.

Journalistes surtout, quand ils ne l'étaient pas exclusivement, ils fréquentaient, par goût et par devoir professionnel, facile à remplir, ces cafés du Boulevard dont nous venons d'évoquer le souvenir, où ils ne rencontraient guère que des chroniqueurs, des reporters, des nouvellistes. Les représentants d'une littérature considérée comme plus haute, sinon plus divertissante, poètes ou romanciers, s'y montraient plus rarement, ne se sentant pas chez eux. Pour avoir une idée d'un café vraiment littéraire, transportons-nous, si vous le voulez bien, au Divan Lepelletier, au n° 3 de la rue du même nom, près de 1' Opéra.

Aucun luxe, la simplicité banale et le décor habituel d'une brasserie du temps de Louis-Philippe, comme on en voyait dans tous les quartiers de Paris. Mais celle-ci brillait d'un exceptionnel éclat, dû à la supériorité de ses clients.

Depuis sa fondation, en l'an de grâce 1837, la littérature y buvait, et y parlait encore plus. Du reste, les boissons y étaient peu variées : du café, de la bière, du rhum et, pour quelques habitués, considérés comme des monomanes, de l'absinthe. L'absinthe était mal portée. Elle déclassait ceux qui en faisaient usage, à moins qu'ils n'eussent sur la tête un képi et des galons aux manches.

Cinq ou six fois par an, dans un coin de la salle, jaillissait, tout à coup, la flamme verdâtre d'un punch imprévu. Alors, tous les joueurs, tous les causeurs levaient la tête, dirigeaient leurs regards du côté de ce petit incendie allumé dans un saladier, et ils disaient dans leur coeur : « Quel est donc cet oncle d'Amérique, ce riche planteur ou ce maharajah qui s'est subrepticement introduit dans ce café de littérateurs ? »

Dans la première période, avant le coup d'État de 1852, dont le Divan n'eut pas trop à se louer, les habitués se nommaient Balzac (quand il ne se calfeutrait pas chez lui pour achever ses romans ou fuire ses créanciers), Théophile Gautier, Léon Gozlan, Alfred de Musset, etc. Quelques-uns des survivants de cette génération restèrent fidèles au café de leur jeunesse.

On était entre soi et on n'aimait pas beaucoup les intrus, les raseurs, ou du moins les raseurs qui n'en faisaient pas métier. Presque toujours, contre ces intrus, on organisait, on improvisait une scie, quelquefois spirituelle et toujours amusante. Celle d'Henry Monnier est restée célèbre.

Un couple de bourgeois avait pénétré, un soir, sans songer à mal, dans cet antre de noircisseurs de papier. A peine dans la place, et après avoir regardé autour d'eux, ils se rendirent compte de leur imprudence. Ils donnaient l'impression de petits boutiquiers en bonne fortune, mais, en ce moment, très gênés. Pour se donner une contenance, ou peut-être parce que ce divertissement leur plaisait, car tous les goûts sont dans la nature, ils demandèrent un jeu de dominos.

Presque en même temps que le garçon s'avança, lourdement, pour s'asseoir à leur table, un gros homme, au nez busqué, et dont les yeux perçants étincelaient sous des lunettes d'or, vêtu d'une redingote trop longue et d'un pantalon trop court, le cou entouré d'une cravate flottante, le gilet orné d'une énorme chaîne de montre où pendaient des breloques, chaussé d'escarpins de maître de danse, il paraissait à la fois respectable et comique. C'était Joseph Prudhomme et c'était Henry Monnier.

Il se carra sur sa chaise et, se tournant du côté de la table qu'il venait de quitter et où buvaient quatre ou cinq journalistes, il commença ainsi, d'une voix caverneuse :

— Oui, messieurs, comme j'avais l'honneur de vous le dire à l'instant, il n'y a pas de sot métier, pourvu qu'il soit honorablement exercé. Je n'ai jamais pu comprendre ni admettre le discrédit, et j'oserai ajouter la réprobation qui frappe certaines professions, la mienne par exemple, dont je ne rougis pas, Vous me connaissez, messieurs, vous m'avez vu assis à votre table et absorbant, en votre compagnie, des liquides plus ou moins nocifs. Je suis, et nul ne le conteste, bon citoyen, bon père, bon mari et bon garde national. Eh bien ! il existe parmi vous, je le devine, je le sens, je le sais, des gens à l'esprit obtus et rétrograde qui ont toujours hésité à me tendre la main. Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que je représente, à ma manière et dans mon humble sphère, la Loi (il se leva et salua), parce que je suis, et je m'en flatte, le Bourreau.

Il s'arrêta quelques secondes, sortit de sa poche un mouchoir de couleur grand comme une serviette et se moucha, bruyamment, en signe de défi. Puis, jetant un regard de côté sur les deux époux qui tremblaient d'épouvante, il reprit son discours :

— On prétend même — le croiriez-vous ? — que je porte malheur à ceux dont je m'approche, que mon contact est plus dangereux que celui d'un lépreux ou d'un pestiféré, et que si, par hasard, sans aucune mauvaise intention, je pose mon pied sur celui d'une personne placée en face de moi, cette personne mourra dans la semaine. Préjugés stupides, messieurs ! Ridicules enfantillages ! Insondables profondeurs de la bêtise humaine !

Tout en parlant ainsi et, on le pense bien, avec un sérieux imperturbable, Henry Monnier avait posé son pied sur celui du malheureux boutiquier. Celui-ci poussa un cri de terreur, se dressa brusquement, jeta sur la table, pour payer ses consommations, une pièce d'argent et, sans attendre la monnaie, entraînant sa femme, il se précipita vers la porte. Jamais plus ils ne reparurent, mais ils purent plus tard raconter, avec complaisance, qu'ils avaient bu à la même table que le Bourreau de Paris.

A l'époque où Henry Monnier jouait ainsi la comédie, à la ville comme sur la scène, on voyait au Divan Lepelletier, ce café Procope de la Rive droite, Alfred de Musset, qui s'y abreuvait d'un horrible mélange de bière et d'eau-de-vie ; Gustave Planche, vieilli, démoli, qui, fidèle à ses habitudes, commandait invariablement un petit verre de genièvre, et, déjà atteint de folie, Gérard de Nerval qui arrivait sans chapeau et tenant à la main, comme une dryade ou une ondine, une fleur de glaïeul.

Les artistes abondaient, et dans tous les genres : Berlioz, Gavarni, Gleyre, Aimé Millet, Chenavard, excellent peintre quand il n'avait pas le pinceau à la main, Lemaire, Auguste Préault, que l'attente trop prolongée du ruban rouge faillit rendre fou furieux, et qui réussissait beaucoup mieux ses épigrammes que ses statues.

Le chansonnier Gustave Mathieu, joyeux drille et non dénué de roublardise, propriétaire d'une vigne dans le Nivernais, vantait de table en table son vin, le Clos Pessin, dont il portait toujours sur lui quelques fallacieux échantillons.

Tout à coup, on entendait d'un bout à l'autre de la salle comme un roulement de tonnerre. C'était le peintre Courbet qui éclatait de rire. Son ventre, son nez, sa barbe, tout riait à la fois. Il levait les jambes, tapait du pied, se frappait les cuisses, le derrière, reniflait, s'essuyait les yeux, poussait des oh ! oh ! oh ! des ah ! ah ! ah ! et pendant deux ou trois minutes, tant que durait l'accès, toute la salle se remplissait d'un bruit de cascade.

Le samedi 14 octobre 1859, le Divan Lepelletier ferma pour toujours ses portes. Il était célèbre, mais il n'avait pas fait fortune.

On célébra ses funérailles (et il le méritait bien) dans un banquet où assistaient une soixantaine de personnes. Il y eut, nécessairement, des discours, et un des convives, André de Goy, dont le nom ne nous dit plus grand'chose aujourd'hui, chanta des couplets qu'il venait d'improviser sur un air du compositeur de romances Monpou.

Adieu, Divan patrie !
Des grands coeurs tracassés.
Je te quitte et m'écrie :
Mes beaux jours sont passés !

Toi qui, plus fort que d'autres,
Sur tes coussins railleurs,
A vu les mille apôtres
De Bohème ou d'ailleurs ;
Devant tes froides tables
Ne viendront pas s'asseoir
Ces bons et pauvres diables
Qui déjeunaient le soir.
Adieu, Divan...


Quoi qu'en dise cette oraison funèbre, les bohèmes, les vrais bohèmes à la Murger, les Sans-le-sou de la Littérature, comme on les appellera, ne s'exhibaient guère dans les trop riches cafés de journalistes. Ils s'éloignaient peu de la Rive gauche, où nous les retrouverons, mais ils se hasardaient parfois dans le quartier du Temple et celui des Halles, où la misère, surtout joyeuse, vibrante, parée de talent et empanachée de poésie, ne risquait pas de faire trop mauvaise figure.

Au boulevard du Temple, déjà très déchu, amputé en 1862 de plusieurs de ses théatres, pour l'agrandissement de la future place de la République, à l'ancien boulevard du Crime, si animé jadis, le drame et même le mélodrame continuaient à régner.

Les gens de lettres, les journalistes, pour qui Paris ne s'étendait pas, au delà de la porte Saint-Denis et de la chaussée d'Antin, trouvaient beaucoup trop éloignés et quasi provinciaux les quartiers du Temple, des Halles, de la Cité. On n'en rencontrait plus guère dans ce cabaret, autrefois célèbre, au coin de la rue Greneta et de la rue Montorgueil, dont Gavarni, pour payer ainsi une notable accumulation de dîners, avait décoré les salons de l'entresol, et où s'étaient attablés, vers 1840, Alexandre Dumas, Léon Gozian, et d'autres fines gueules.

La proximité des théâtres qui survivaient dans les régions lointaines leur conservait une clientèle presque inamovible d'acteurs et d'auteurs dramatiques.

Le boulevard du Temple avait, spécialement pour eux et pour quelques amis et admirateurs, plusieurs cafés, parmi lesquels celui des Artistes, que tenait, vers 1850, un certain Planchet. Ce Planchet aurait été beaucoup plus désigné pour être le patron d'un café voisin, celui des Mousquetaires, fréquenté par des acteurs, des actrices, et par de simples mortels, étudiants, ouvriers, petits bourgeois, qui aspiraient à les voir manger et boire, après les avoir vus jouer. Ces amateurs de cabotinage intime pouvaient ainsi contempler, toujours à la même table, Laferrière, le grand Laferrière, et son camarade Victor, qui, pour ne pas prodiguer leurs gestes et fatiguer leur voix sans une honnête rétribution, dévoraient silencieusement, sans presque lever les yeux, biftecks et entrecôtes. Quand les heureux spectateurs de ces intéressantes mastications prolongeaient un peu leur soirée, ils étaient à peu près certains de voir apparaître, vers minuit, Col-de-zinc.

Col-de-zinc, c'était, en chair et en os, Mengin, le marchand de crayons, enfoncé dans son faux-col. Ce charlatan surfait avait fini par se prendre pour un grand homme. Ses boniments terminés et ses crayons vendus, il ôtait son casque, se coiffait d'un haut-de-forme, remplaçait sa casaque par une redingote, et, pour se donner des airs de gentleman, affectait une morgue qu'il croyait indispensable à l'emploi. Ce marchand de crayons aimait la gloire. Souvent, quand il faisait son entrée au café des Mousquetaires, des gamins le suivaient en criant : « Vive Mengin I » Et il leur jetait quelques sous pour payer sa popularité.

Entre la ligne des boulevards et la Seine, dans ce dédale d'étroites et sombres ruelles où survivaient encore, branlantes et lépreuses, de vieilles maisons du moyen âge, les cabarets abondaient, les uns asiles et réceptacles de repris de justice, de cambrioleurs, d'autres, relativement honnêtes, mais qui n'en avaient pas l'air. Tel était le caboulot Alexandre Dumas, dans la Cité.

Ce caboulot avait pour tenancier un certain Dumas, que relevait singulièrement, qu'anoblissait presque, dans l'obscure multitude des Dumas, son prénom triomphal d'Alexandre. Or, un jour, une rixe ayant eu lieu chez lui, il fut appelé comme témoin au commissariat de son quartier. Pour rendre hommage à la justice de son pays, il se présenta très correctement vêtu, en habits bourgeois et paré d'une grosse chaîne de montre en or qui lui tombait sur le ventre. La politesse est rarement en usage dans les milieux policiers, où l'on ne distingue pas assez, d'une manière générale, les honnêtes gens des criminels, et les témoins des accusés. Mais, ce jour-là, on put assister à un spectacle aussi curieux que rare. Quand le cafetier, ou plutôt le caboulotier, d'une voix haute et claire, eut décliné son nom, Alexandre Dumas, le secrétaire du commissariat, grand lecteur de romans sans doute, se leva tout d'une pièce et, très respectueusement, salua.

Comme dans ces établissements pour malandrins et purotins les consommations, si elles ne valaient pas grand'chose, coûtaient peu, les bohèmes littéraires de la plus basse catégorie, moitié déchets, moitié épaves, venaient fréquemment y échouer, le gosier sec et la bourse à peu près vide. Ils ne risquaient pas qu'on les débarrassât de leur argent. Ils avaient pris leurs précautions. Ils n'étaient plus volables.

La littérature mène à tout, même à l'hôpital. L'hôpital était l'inévitable aboutissement pour ces malheureux, presque tous vieux ou vieillis, chez lesquels un peu d'orthographe, cent ou cent cinquante vers surnageant dans la mémoire, des succès de collège ou de cénacle, la publication d'une chronique, d'une seule, dans un journal sans lecteurs, et quelque pièce injouable remise jadis à un directeur de théâtre, maintenaient invinciblement de déplorables illusions, conservées dans l'alcool, comme un foetus.

Ces pauvres gens qui, de leurs déceptions, sans jamais se lasser, faisaient des espérances, n'étaient pas heureusement toute la Bohème, ils n'en étaient que la caricature.

Au-dessus d'eux, bien au-dessus, aristocratie de cette plèbe, des jeunes gens, mieux doués, mieux armés, ne considéraient ce dur apprentissage et ce temps d'épreuves que comme un stage.

Naturellement gais, comme tout le monde, ou presque, l'était en ce temps-là, exempts de cette férocité littéraire qu'amènera le progrès des moeurs et qui, alors, n'existait pas ou n'existait guère, ils se résignaient à la misère et à l'obscurité, sans amertume et en souriant. Mais ils se promettaient bien de s'y attarder le moins possible. Ces déménageurs ou ces déménagés à la cloche de bois, ces spécialistes involontaires de la dette et de l'emprunt, n'aspiraient qu'au moment où, bien rentés, ils pourraient, en bons bourgeois des lettres, payer leur terme, régulièrement, ne plus boire, manger ou se vêtir à crédit, et acheter, dans quelque coin de campagne, une maison des champs plus agréable à habiter que la mansarde ou le grenier d'autrefois.

La bohème, la vie de bohème, était, dans bien des cas, humiliante et dure, et sans espoir, un châtiment, parfois une maladie, comme chez Gérard de Nerval, souvent une attitude, qui se conciliait très bien avec de sérieux revenus, presque toujours une simple période d'attente, vaillamment et joyeusement supportée, et qui se terminait par un bon traité chez un éditeur, une pièce reçue et jouée dans un grand théâtre, un roman publié dans un journal à fort tirage, en attendant la rosette d'officier de la Légion d'honneur et le fauteuil à l'Académie.

Et à ces diverses catégories de pseudo-littérateurs noyés dans l'absinthe ou de jeunes écrivains en instance de réputation et de bien-être matériel, correspondaient diverses catégories de cafés.

Sans talent très remarquable, sans travail très régulier, et avec un peu de courage, on arrivait, si dure que fût la vie, à s'en tirer tout de même, mais à condition de ne pas reculer devant certains procédés d'accrochage du public impossibles aujourd'hui — mais il y en a d'autres.

Vers 1855, on voyait, dans l'après-midi, place du Châtelet ou place du Château-d'Eau, ou, plus fréquemment, au pont des Arts, un jeune homme proprement vêtu et d'allure assez distinguée. Il portait une redingote passablement râpée, mais brossée avec soin, et, comme une marque et un insigne de la classe à laquelle il appartenait, un chapeau haut-de-forme très défraîchi. Ce jeune homme arrivait avec une petite boite carrée sous le bras. Il montait sur une chaise, empruntée à quelque cabaretier du voisinage et payée d'un petit verre, il lisait ou chantait ses productions, poète ambulant et de carrefour et non sans mérite. Il les vendait ensuite, ou essayait de les vendre, à ses auditeurs, en petites plaquettes de cinq sous ou de dix sous.

Ce poète, originaire de Nîmes, se nommait Charles Pradier.

Quand il avait pu récolter, dans son public populaire, cinq ou six francs, il se rendait au cabaret de Doisteau, au faubourg du Temple, où l'absinthe était moins chère qu'ailleurs, sans être plus mauvaise, et où affluaient les bohèmes, mais des bohèmes un peu embourgeoisés, pourvus de revenus fixes, ou qui arrivaient, par des moyens divers mais avouables, à gagner leur vie. D'ordinaire, Charles Pradier retrouvait là, à l'heure verte, Privat d'Anglemont. — un mulâtre comme Dumas père, auquel un parent éloigné, très éloigné puisqu'il habitait aux Antilles, servait une petite rente, et qui mourut en 1859, à la Maison Dubois, — et d'autres, moins connus, Jacquemart, Santiago, Vinet, etc. On buvait, on buvait beaucoup, et quand, en vidant toutes les poches, on obtenait une assez forte somme, sous les yeux éblouis du cafetier, on se payait un souper soigné, composé d'une grosse miche de pain, de boudin, et d'une ou deux bouteilles de vin bleu. Puis, vers minuit, quand la température le permettait, la bande joyeuse, en sortant de chez Doisteau, se répandait dans les rues mal éclairées, et allait finir la nuit dans un cabaret des Halles ou une guinguette de la banlieue.

Voilà comment vivait Charles Pradier, mais plutôt mal. Aussi se décida-t-il à demander une place, et ce poète fut nommé inspecteur des vidanges.

Le quartier Latin à toujours eu, et il avait alors plus encore qu'aujourd'hui, son originalité, sa personnalité bien tranchée, son âme studieuse, ardente et tumultueuse. Il restait jeune, dans un cadre très vieux. Coupé en deux, traversé du nord au sud par de grandes voies nouvelles, il gardait, de chaque côté de la large trouée d'air et de lumière, ses vieilles rues étroites et sombres, dont celle de la Parcheminerie resta longtemps le dernier spécimen. Ni Clément Marot ni Villon ne s'y fussent trouvés dépaysés.

Ces rues archaïques, et aussi malsaines, il faut bien le constater, que pittoresques, se prêtaient à l'installation, un peu discrète, de gargotes ou de cabarets, dont la clientèle habituelle, soit pour cacher sa misère, soit pour préparer ses mauvais coups, ne cherchait pas à attirer les regards et vivait dans l'ombre, comme les oiseaux de nuit, le plus possible.

De même que sur l'autre rive, et autour du Temple et des Halles, existaient, au quartier Latin, toutes les bohèmes, la meilleure et la pire, et les diverses catégories de restaurants et de cafés qui s'adaptaient à la situation de fortune, ou plutôt d'infortune, à ces porteurs de lyre ou de besace. Sous la double influence de l'entrepreneur et du sergent de ville, le cabaret reculait de plus en plus, et ce qui dominait chaque jour davantage, c'était, dans cette grande cité des livres, le café tranquille, sérieux, provincial, où se réunissaient, avec une élite d'étudiants, des savants, des écrivains, qui collaboraient aux grandes revues et aux journaux scientifiques, des poètes plus ou moins lauréats, et surtout des universitaires.

A cette première catégorie appartenaient les cafés Voltaire, de Buci, de l'Europe, et plus spécialement les cafés Procope, Molière et Tabourey. Mais il faut remarquer que, même dans les cafés les plus graves, il se glissait des clients qui ne l'étaient guere, et qu'amenait là sans doute une vieille rancune contre Joseph Prudhomme et Petdeloup. Nous aurons à en citer plus d'un exemple.

En 1857, il ne restait plus au quartier Latin que deux cafés où on ne fumait pas, le Café Soufflet, au coin de la rue de l'École-de-Médecine, et le Café Voltaire, place de l'Odéon. Ce dernier était un prolongement de la Sorbonne et de l'Institut.

Des personnages à toupet et à favoris, très décorés, portant haut la tête et s'exprimant avec une certaine solennité, s'entretenaient de sujets interdits ou vulgaires et qui transformaient tout à coup une simple chaise, placée devant une table chargée de bocks, en une chaire de faculté. Deux des plus connus et des plus assidus, l'inspecteur d'académie Caboche, une des gloires de l'enseignement, et Désiré Nisard, autre gloire, et même supérieure, parlaient de Bossuet ou de Racine comme s'ils les avaient vus la veille. Il arrivait parfois que leur conversation fût arrêtée net. Du fond de la salle, une voix tonitruante et légèrement auvergnate lançait au plafond étonné des mots retentissants. Jules Vallès était en train de dire son fait à Homère.

Au Café de Buci, rue de Buci, n° 11, qu'on appelait aussi le Café de France, une table, toujours la même table, était occupée par un homme d'aspect modeste et triste, qui semblait accablé sous le poids d'un mystérieux chagrin ou d'une maladie d'estomac. Quoi qu'il n'eût rien de particulièrement belliqueux, il se nommait Mars, le vicomte de Mars (en carême). Secrétaire de rédaction de la Revue des Deux-Mondes, il y faisait à peu près tout : correspondance, correction des épreuves, retapage des articles, confection du numéro, réception des visiteurs. Sa plume prenait des airs de plumeau, et c'est tout au plus si on ne le chargeait pas d'épousseter les meubles et de balayer les corridors.

A une table voisine, Gustave Planche écrivait un article de revue, et, non loin de lui, le chef du secrétariat de l'Institut, M. Pingard en personne, jouait aux cartes et fumait la pipe, comme vous et moi.

Ces trois hommes, Pingard, le vicomte de Mars et Gustave Planche, représentaient l'extrême droite du Café Voltaire. Le centre se composait de l'architecte Baltard, de l'assyriologue Oppert et du peintre Hamon ; la gauche, de Théodore de Banville, Champfleury, Harpignies. Et il y avait même une extrême gauche que formaient, à eux deux, Ranc et Delescluze.

Au coin de la rue Rotrou et de la rue de Vaugirard, vis-à-vis la grille du jardin du Luxembourg, au rez-de-chaussée d'une maison qu'avait habitée Jules Janin, et où se trouve actuellement la librairie Flammarion, le Café Tabourey, un des plus importants du quartier Latin, formait comme une annexe du foyer de l'Odéon. Il ne s'animait que les soirs de représentation et pendant les entr'actes. Il retombait ensuite dans une demi-somnolence qui était son état naturel. Ce café donnait plutôt l'idée d'un salon, et d'un salon académique. On y entrait en retenant son souffle, pour rengainer un éternuement ou maîtriser un accès de toux, et on marchait à petits pas, sur la pointe des pieds. On y parlait à demi-voix et, même, quand c'était possible, par signes. Personne n'eût osé frapper sur la table et les « Voilà ! » à peine distincts des garçons, avaient l'air de confidences murmurées à l'oreille.

Peu d'étudiants, on le croira sans peine, mais quelques-uns tout de même, des étudiants à lunettes, de l'espèce laborieuse. La plupart des habitués, des érudits, des rats de bibliothèques, le nez toujours plongé dans quelque feuille, des collaborateurs, quotidiens, mensuels ou hebdomadaires, à des journaux édifiants ou à des revues bien pensantes, à la porte desquels on s'étonne de ne pas voir un bénitier, Henri Lasserre, Raymond Brucker, et cet Hippolyte Babou, que Monselet appelait « le Méchant Babou », et qui, avec son nom de singe et son style adéquat, était moins méchant que grimacier.

Le café Tabourey aurait pu s'enorgueillir de deux clients de marque, dont l'un avait été, et dont l'autre allait être, un personnage de roman.

Le premier était un vieux bonhomme, plus vieux d'aspect que d'âge, féru de mysticisme chrétien, et qui, modestement, collaborait au Journal des villes et des campagnes. Il avait porté, dans le célèbre roman de Murger, le nom de Colline, et il se contentait maintenant de celui de Jean Wallon, qu'il devait à ses père et mère. On le reconnaissait encore à ses pardessus-bibliothèque dont les poches, larges et profondes, pouvaient contenir des in-quarto. Il pratiquait un doucereux gallicanisme, et, dans l'ombre et le mystère, il publiait des livres que personne ne lisait, pas même lui.

Le second, Élysée Thérion, semblait ne venir là que pour lire des journaux et des revues. Il disparut tout à coup du café et de Paris. On apprit qu'il venait d'être nommé, en Autriche, précepteur d'un jeune prince, plus ou moins présomptif, avec 30 000 francs par an, ce qui constituait alors des appointements mirifiques. Elysée Thérion sera l'Élysée Meraut des Rois en exil.

Le seul de ces clients du café Tabourey qui ne craignît pas d'attirer l'attention et qui osât parler fort se distinguait, au premier abord, par sa manière de suivre la mode, ou de la précéder.

Il se montrait, d'ordinaire, dans la rue, dans les établissements publics, au restaurant, au café, mais surtout chez Tabourey, où il comptait de nombreux admirateurs, avec un chapeau-tromblon un peu posé de côté, à la casseur d'assiettes, une redingote à larges revers, une redingote-crinoline fortement pincée à la taille et où s'encadrait une large cravate de tulle ou de dentelle. Des manchettes, très empesées et aussi raides que des gantelets de cuir, s'ouvraient comme des entonnoirs sur les mains chargées de bagues. Aux pantalons à sous-pied, larges en haut, très serrés à la cheville, il ne manquait que des éperons.

Celui qui arborait ainsi, et non sans fierté, ce costume de jeune premier dans un théâtre de mélodrame, n'avait pas l'excuse d'être un dentiste ambulant, ou un directeur de cirque. Il exerçait, et brillamment, la profession d'homme de lettres, et il a écrit quelques-uns des plus beaux livres de notre littérature.

Quand on le voyait pour la première fois à sa table du café Tabourey, on ne pouvait s'empêcher de le trouver ridicule. Il ne l'était plus dès qu'il commençait à parler, et il commençait souvent.

Don Quichotte avait, pour l'escorter, Sancho Pança, Barbey d'Aurevilly (on l'a sans doute reconnu) avait Nicolardot, Nicolardot doué par la Providence d'un de ces noms qui peuvent servir de signalement et qui, y ajoutait, par surcroît, afin que rien de son âme ne restât caché, l'aspect miteux et calamiteux d'un vieux bedeau alcoolique.

Tout, dans l'attitude, dans les manières de ce Nicolardot, le révélait, le dénonçait. Il ne marchait pas, il glissait, il se glissait. Il ne regardait jamais les gens que de côté, et lui-même il semblait avoir peur de se présenter de face. On s'étonnait de ne pas le voir ramper. Il ne rampait qu'au moral. Il tenait du crapaud et de la limace, mais le crapaud bavait et la limace était venimeuse. Dans tout le cours de sa vie, il ne s'était haussé jusqu'à l'affection et moins encore jusqu'à l'estime ; mais par indifférence pour les mauvais aspects de son caractère et par pitié pour ses disgrâces physique, on le tolérait. Barbey d'Aurevilly aimait assez à l'avoir autour de lui. Il servait de cible et de repoussoir. Sainte-Beuve l'avait quelque peu utilisé pour des recherches d'érudition, mais un jour, dans un accès de dégoût, il le déposa dans son escalier un peu brusquement et en se servant du pied plus que de la main. C'était ce que Nicolardot, depuis, appelait avoir entretenu avec Sainte-Beuve les meilleures relations.

Dans le plus vieux café du quartier Latin — et de Paris, — rue de l'Ancienne-Comédie, au Procope, les étudiants étaient plus nombreux que chez Tabourey, mais, pour ne pas gêner les autres et ne pas se gêner eux-mêmes, ils y avaient leur compartiment spécial.

Au rez-de-chaussée, la clientèle sérieuse, des joueurs de dominos, un groupe de libraires qui venaient là régulièrement pour y causer de leurs affaires, des universitaires, des gens de lettres, et, en général, tous ceux, à quelque profession qu'ils appartinssent, qui désiraient être tranquilles en feuilletant une revue ou en sirotant leur moka à la chicorée. C'étaient des lettrés et des érudits de moeurs douces qui succédaient aux Diderot et aux d'Alembert : Anatole France qui parlait d'autographes et de livres rares avec son ami Théodore Charavay ; le chroniqueur scientifique Fulbert-Dumonteil, qui eut son heure ou son quart d'heure de réputation ; ou le géologue et explorateur Montferrand, qui passait une partie de son temps à relever par écrit les fautes de tout genre qu'il découvrait dans les journaux.

Dans la salle au-dessus, les étudiants faisaient leur sabbat. «Le premier étage, où l'on fume, où l'on joue au billard, écrivait, vers 1860, un brochurier très renseigné, appartient exclusivement à la jeunesse dorée du quartier Latin. » Ces étudiants du Procope, dorés ou non, vivaient en guerre ouverte, on n'a jamais su pourquoi, peut-être pour des raisons politiques — déjà ! — avec ceux du café Molière, presque aussi ancien, et où sera fondé, à cette époque même, le Cercle des Ecoles, aux humbles débuts.

On dînait au Café Procope, et un des dîneurs les plus assidus, et assurément les plus loquaces, était un borgne véhément à chevelure et à barbe noires, Gambetta. Un des habitués du lieu, Anatole France, a raconté sur le futur tribun, dans un article de l'Univers illustré, d'amusantes anecdotes qu'il tenait de Fulbert-Dumonteil :

« C'est au Procope que Gambetta faisait son éducation politique... Et pendant le dîner, il prenait la Bastille et votait la mort de Louis XVI.

« M. Fulbert-Dumonteil vit un jour qu'à mesure que les plats lui étaient servis, son voisin, M. Cornil (le futur membre de l'Académie de médecine et sénateur), les lui enlevait adroitement et les repassait intacts au garçon. Le bavard demande un brie, puis un camembert, et s'étonne d'avoir faim encore...

« M. Fulbert-Dumonteil nous conte aussi une histoire tout à fait amusante du terrible bavard. Un soir, au Procope, Gambetta traitait la question romaine. Avec quel abandon, vous le devinez bien. Vers minuit, amis et adversaires du jeune tribun avaient quitté la place. Alors, en quête d'auditeurs, Gambetta tourne à droite, à gauche, cherche du regard, puis pousse un cri de joie : il venait d'apercevoir deux étrangers paisibles et graves qui le regardaient. Il les apostrophe, les prend à témoin, leur développe des arguments nouveaux. Quand il a fini, ils lui répondent par signes : ils étaient sourds-muets... »

Au Café de l'Europe, au carrefour de l'Odéon et de la rue de l'École-de-Médecine, Murger s'attardait volontiers quand il venait par hasard sur la rive gauche. Il y retrouvait parfois, comme un écho de sa jeunesse, un de ses compagnons d'autrefois, qui, lui, n'avait pas changé, le graveur Bresdin, le Chien-Caillou de Champfleury. L auteur des Scènes de la pie de Bohème venait de mourir, et toute une époque avec lui, lorsque s'abattirent dans ce café de l'Europe comme une troupe de moineaux francs, quelques Méridionaux de marque : Paul Arène, Alphonse Daudet, Léon Cladel et d'autres. Celui qu'ils reconnaissaient comme chef, parce qu'il avait quelques années de plus, Alcide Dusolier, était un littérateur assez médiocre qui deviendra un sénateur, assez médiocre également. Ils représentaient les deux Midi, celui qui broie des consonnes et celui qui se nettoie la bouche avec des voyelles. Dusolier représentait en outre les ambitions politiques, et cela le rapprochait d'un des clients, mais assez intermittent, du café, un jeune médecin aux gestes brusques, à la face de Kalmouk, et qui se nommait Clemenceau. A la veille d'être nommé maire de Montmartre, il venait rarement au café de l'Europe et lui préférait sans doute un café voisin, celui de Fleurus, vis-à-vis l'estaminet Bobino. Là, il était à peu près sûr de trouver des républicains comme lui, Eugène Pelletan, qui avait l'air d'un vieux hibou, Ernest Picard, plein de finesse et d'esprit, et qui, cependant, sera ministre, Magnin, et un répétiteur en droit, qui semblait menacé d'une crise d'épilepsie chaque fois qu'on prononçait devant lui le nom de Napoléon III, Isambert, le farouche Isambert.

Les cafés de la rue Dauphine, le Belge, le Mazarin, n'avaient qu'une clientèle d'étudiants, et des étudiants les plus tapageurs, les plus portés à profiter de toutes les occasions de désordre. Et ces occasions, dans les dernières années, ne manquaient pas, habilement provoquées ou exploitées par des spécialistes de l'émeute.

Presque tous les futurs chefs de la Commune étaient des piliers de cafés ou de brasseries. Ils déballaient là leurs théories, entre deux verres d'absinthe, et ils y préparaient, devant des camarades trop faciles à convaincre, leur avènement au pouvoir. Ils s'adressaient surtout, plus encore qu'aux naïfs, aux ratés, aux besogneux, à ceux que le dégoût du présent pousse ardemment vers l'avenir. Bohème politique et bohème littéraire se donnaient la main et, qu'elles l'avouassent ou non, tendaient vers le même but : l'argent.

Raoul Rigault avait débuté par le journalisme. Vermorel et Vermersch étaient poètes, et ce dernier poète remarquable. Vésinier, jaunâtre et tordu, ce qui le fit surnommer par Rochefort Racine de buis, écrivait des romans, d'ailleurs très mauvais. Ils n'entrèrent tous, ceux-là et bien d'autres, dans la politique que pour prendre une terrible revanche de leurs échecs dans la littérature.

Quelques-uns d'entre eux, Rigault, Dacosta, Tridon, Longuet, Prolot, etc., intellectuels traînant à leur suite de simples crétins comme Genton, avaient fondé un cercle démocratique au Café de la Renaissance, vis-à-vis la fontaine Saint-Michel (au coin du boulevard et du quai Saint-Michel).

Le bruit de leurs discussions politiques retentit jusqu'à la préfecture de police, qui n'était pas très éloignée. Sous la direction du commissaire Clément, une descente eut lieu au café de la Renaissance, transformé en Club des Jacobins. Rigault et plusieurs de ses camarades furent pris comme dans une souricière, et la justice, pour calmer leur ardeur, les condamna à quelques mois de prison.

Il y eut, naturellement, dans la presse antigouvernementale, des protestations. Une des plus indignées fut celle de Gustave Chaudey, dans le Siècle. Avait-on le droit, demanda-t-il, de poursuivre ces jeunes gens, qui se souciaient uniquement de boire du café, de l'absinthe ou de la bière avec leurs amis, ne conspiraient pas le moins du monde et étaient incapables de faire ou de vouloir du mal à qui que ce soit ? Et, quand ces bons jeunes gens furent arrivés au pouvoir, ils firent fusiller Gustave Chaudey.

Cette petite bande de révolutionnaires forcenés, si elle avait son quartier général au café de la Renaissance, jusqu'au moment où on l'en délogea, se montrait parfois, rue Vavin, à la Brasserie Mayer et au Café Génin, célèbre par les souvenirs de Murger, Colline et Schaunard, et où se réunissait, sous son directeur, Constant Arnould, la rédaction du Sans-le-Sou, et elle fréquentait aussi, rue Monsieur-le-Prince, n°15, le Café de l'Union ou Café Théodore. La plupart des habitués de ce café, l'hébertiste Tridon, Georges Cavalier, Pipe-en-bois, les trois dessinateurs Léon Petit, Frédéric Regamey, et André Gill, appartenaient à l'opposition la plus accentuée et attendaient impatiemment la chute de Napoléon III. Dans cette atmosphère de passion politique, Ernest d'Hervilly, plus sceptique et plus sage, ne s'occupait que de vers. C'est au café Théodore qu'il écrivit ce sonnet culinaire dédié à Charles Monselet et très digne d'être dédié à ce Ronsard de la charcuterie :

A UN MELON QUI M'A BIEN TROMPÉ

Plus suant qu'un fellah, plus rouge qu'une fraise,
Le foulard à la main, je courais, le marché,
Lorsque je t'aperçus, majestueux, obèse,
Splendide, insoucieux, sur la paille couché.

Le soleil te dorait, et tu te crevai d'aise ;
Et tes côtes saillaient, monstre au sol arraché,
Comme les durs biceps de l'Hercule Farnèse
Ou comme un sein flamand par Rubens ébauché.

Tu me stupéfiais... Puis j'abordai ton maître.
Longtemps de part et d'autre, en juifs, on s'insulta.
Mais je fis briller l'or... et le lâche accepta !

Et le soir, au moment où le plat allait être
Un autel inondé des flots de ton jus pur...
L'acier cria trois fois :... Il n'est pas assez mûr.


Le Café Théodore ne payait pas de mine, pas plus que, dans la rue Hautefeuille, la Brasserie Andler, un petit coin d'Allemagne dans le quartier Latin. Avec sa vaste salle assez mal éclairée, chauffée par un énorme poêle, meublée rustiquement de bancs et de tables en bois, cette brasserie, où une grande horloge à balancier sonnait les heures, cette brasserie attirait les amateurs de choucroute, de saucisse fumée et de chopes mousseuses servies par des gretchens authentiques. Le réalisme de Champfleury et de Courbet y avait tenu ses assises et dicté ses lois. Courbet continuait à y venir. Courbet, d'ailleurs, allait partout où on buvait, et buvait partout où il allait. Son rire et sa barbe étaient aussi populaires chez Andler que chez Théodore.

C'est le maître Courbet. Sa barbe, fleuve noir,
Descend en flots épars sur sa large poitrine.
Pareil au bruit que l'eau fait dans un entonnoir,
Un rire olympien fait gonfler sa poitrine.


Quand il avait fini de rire, Courbet, sans qu'on l'en priât, exposait au premier venu ses théories. Elles valaient beaucoup moins que ses tableaux.

Montmartre n'avait pas encore été promu à la dignité de Butte sacrée, de nouvelle montagne du Pinde, asile des Muses. Déjà, cependant, l'art et la littérature en préparaient l'ascension et en occupaient les abords. Annexée en 1860, cette ancienne commune gardait un aspect rustique. Par son pittoresque, ses maisons qui tenaient à la fois de la villa et de la ferme, par tout ce côté intime et familier qui, à quelques pas du boulevard, lui donnaient le charme de la campagne, elle attirait, et de plus en plus, les artistes, que devaient bientôt suivre les gens de lettres. Ils s'y logeaient à des prix bien moindres que ceux de l'ancien Paris. ils y avaient leurs restaurants et leurs cafés, aimables et souriants comme les anciennes guinguettes où Margot servait à boire à Joli Coeur.

Le Café du Théâtre-Montmartre était tenu par Mlle Bontemps, surnommée « la mère des artistes », ce qui suppose d'assez larges crédits.

Le Café Sergent, rue de Ravignan, se contentait alors d'une clientèle qui mangeait bien et payait mal, en attendant de devenir, après le Second Empire, un de ces restaurants à la mode où l'on mange mal et où l'on paie bien.

Au coin du boulevard de Clichy et de la rue Lepic, le Café Coquet ne l'était guère, et il devait simplement son nom à son propriétaire, un marchand de vin qui avait fini par se prendre pour un cafetier.

Coquet n'est point le mastroquet
Que tout d'abord on pourrait croire ;
Il mérite son nom coquet,
Coquet n'est point le mastroquet.
Quoique parfois un paltoquet
S'y pavane, en s'en faisant gloire...
Coquet n'est pas le mastroquet.
Que tout d'abord on pourrait croire...


Darcier venait souvent au Café Coquet, entouré de toute une cour de chansonniers et d'acteurs, qui réussissaient difficilement à le dérider. Tony Révillon était aussi un des habitués, à l'époque où il habitait dans ce quartier, cité Véron. Mais il y avait surtout des artistes, des peintres ou des dessinateurs, Daubigny, Benassit, André Gill, et un musicien, Olivier Métra.

Le Café de la Porte-Montmartre, où l'on mangeait bien, où l'on mangeait même très bien, était plus exclusivement littéraire. Thimothée Trim, une bonne fourchette plutôt qu'une bonne plume, l'honorait volontiers de sa présence, et chaque fois, avec son plus cordial sourire, il donnait pour son dîner un acompte de cinq francs. C'était son tarif et il n'en démordait pas. Ce café recevait beaucoup de journaux, ce qui lui amenait une clientèle spéciale de politiciens lettrés. Ordinaire, qui sera député, Spuller qui sera ministre, et Ulysse Parent, qui risquera fort d'être fusillé, au lendemain de la Commune.

Après la disparition de Bobino, d'abord du Théâtre, puis du Café, des écrivains, des artistes gai se rencontraient dans cette petite salle si bien située, près du Luxembourg, et si joyeuse, se mirent en quête de retrouver l'équivalent de ce qu'ils venaient de perdre. Ils traversèrent Paris, du sud au nord, et, ,au pied de la Butte, ils choisirent, pour s'y fixer, le Café de la Nouvelle Athènes, à l'extrémité de la rue Pigalle. Ceci se passait vers 1865.

Ces émigrants étaient tous jeunes, et de cette jeunesse d'alors, pleine d'illusions et d'entrain. Des artistes, des poètes, surtout des poètes. des conteurs qui se préparaient à devenir des romanciers, des chroniqueurs dans de petits ou grands journaux, Manet, Coppée, Glatigny, Vermersch, Jean Aicard, Albert Mérat, Alphonse Daudet, Duchesne, Delvau, etc.

Le patron de la Nouvelle Athènes ayant eu une discussion avec Delvau et Duchesne, renouvelant le geste de Carjat, ils se transportèrent au café voisin, de l'autre côté de la rue Pigalle.

C'était un café très modeste, assez mal tenu, auquel un rat mort, alcoolique sans doute, trouvé par un consommateur sur une banquette, avait valu le nom, assez peu reluisant, de Café du Rat mort. Toute la bande de la Nouvelle Athènes ne tarda pas à y émigrer, après Alphonse Duchesne et Delvau. D'autres suivirent, le poète Fernand Desnoyers, le graveur Pothey, Olivier Métra, Catulle Mendès, de plus en plus olympien, Léon Cladel, et Charles Bataille, ancien collaborateur du Rabelais, La soif inextinguible de Charles Bataille était aussi légendaire que son avarice. Mais tout arrive en France. Un soir, au Rat mort, on vit avec stupéfaction Charles Bataille offrir un bock à Monselet. Ce fut pour lui une date inoubliable, analogue à celle de la prise de la Bastille, et qui lui servit désormais de point de repère. Cherchait-il, sans pouvoir la donner d'une manière précise, la date d'un événement de la vie parisienne ou de sa propre vie : « C'était, disait-il, trois ou quatre mois après que j'avais payé un bock à Monselet. »

J'ai déjà eu l'occasion de remarquer qu'à cette époque de gosiers très altérés et d'estomacs très solides, si la plupart des gens de lettres, mais surtout des journalistes, allaient au café, beaucoup d'entre eux allaient de café en café. Glatigny, par exemple, pratiquait, et largement, cette méthode, dont il ne paraît pas avoir tiré grand profit.

C'était un poète, un vrai poète, mais de l'espèce la plus dépourvue d'argent. Pour essayer de s'en procurer, il se faisait engager, acteur aussi médiocre qu'impeccable rimeur, dans de misérables troupes ambulantes, où on lui confiait, par une sorte de pitié, des rôles de quelques lignes dont il s'acquittait fort mal.

Entre deux tournées sans éclat, pendant un séjour à Paris, il était allé voir Théodore de Banville. Il le considérait comme son patron et son maître, et il avait pour lui une vive affection, qui prenait à l'occasion des formes touchantes. Banville était affligé d'une de ces calvities tellement exagérées et systématiques qu'elles ressemblent à une provocation. Le jeune poète, dont l'âme était pleine de délicatesse, craignait de le désobliger par l'involontaire étalage d'une opulente chevelure. Hélas Il n'avait que cela d'opulent, et il le regrettait quand il se trouvait en face de la boule de billard qui servait de tête à Banville. « Comment pourra-t-il me pardonner, disait-il, d'avoir tant de cheveux, alors qu'il ne lui en reste plus un seul ? »

Ce fut probablement en 1857 que Glatigny, alors âgé de dix-huit à dix-neuf ans, franchit pour la première fois le seuil de la Brasserie des Martyrs. Nul plus que lui, de par son talent poétique, de par sa misère, ne s'y trouvait à sa vraie place. La Brasserie des Martyrs, dans la rue du même nom, était à Montmartre ce qu'était, sur le Boulevard, le Divan Lepelletier, mais avec une note plus marquée de fantaisie et de bohème.

C'est la célébre brasserie
De nos pléiades sans Valois.
Quelle vaste ménagerie...


Les Goncourt, qui ne frayaient pas avec cette plèbe littéraire, la traitaient sévèrement, en littérateurs bien rentés. Pour eux, la Brasserie des Martyrs était « une taverne et une caverne de tous les grands hommes sans noms, de tous les bohèmes du petit journalisme, d'un monde d'impuissants et de malheureux tout entiers à se carotter les uns aux autres un écu neuf ou une vieille idée », et ils ajoutaient que si on était, par aventure, insulté dans cette caverne, on n'avait qu'à prendre un couteau, un couteau à papier sans doute, et à tuer l'insulteur.

Que cet excès de férocité ne nous fasse pas oublier que la Brasserie des Martyrs était un des endroits les plus gais de Paris et bien moins dangereux que certains cafés du Boulevard, fréquentés par des commerçants et des financiers.

Il y avait là toute une collection de jeunes littérateurs, bien incapables, il faut en convenir, d'écrire le Faustin ou Mme Gervaisais, mais qui n'en étaient pas moins amusants, et ne l'étaient peut-être que davantage, entre deux bocks.

Ancien rédacteur à l'Harmonie, journal de l'époque, qui vécut un mois, Alcide Morin s'occupait, même au café, d'astronomie transcendentale. Il avait découvert, à la suite de longues études, que le soleil n'existait pas, mais il n'hésitait pas à admettre l'existence de la lune.

Guichardel, pochard de lettres (et on peut croire qu'il n'était pas le seul), portait, comme il l'affirmait lui-même, et non sans orgueil, « sa carte de Bourguignon sur le nez ».

Eugène Cussot, qui vivait, ou plutôt qui ne vivait pas, de traductions très mal payées, et à qui il n'arriva peut-être jamais, dans tout le cours de son existence, de manger à sa faim.

Brocard de Meuvy, qui fonda, en 1856, la Balançoire pour tous, journal paraissant et disparaissant à volonté, et qui disparut en effet après quelques numéros.

Jehan du Boys, fabricant de feuilletons populaires à la Ponson du Terrail, et qui valait beaucoup plus que sa littérature. Il commença dans la Petite Presse, le 27 avril 1863, un roman intitulé l'Homme aux quatre femmes, ou le Barbe-Bleue de 1920, roman sensationnel dans lequel ce Barbe-Bleue de 1920 faisait périr ses innocentes victimes dans des rires inextinguibles, en leur grattant la plante des pieds jusqu'à ce que la mort s'ensuivît.

Il n'est pas inutile d'ajouter, ou de rappeler, que l'auteur de ce terrible roman devint fou. Il avait dû lire trop assidûment ses oeuvres.

De tous ces personnages bizarres, le plus bizarre peut-être se nommait Eugène Potrel. C'était un gros homme, lourd, massif, dont le front de penseur s'ornait de quelques cheveux roux qui semblaient s'y ennuyer. D'ailleurs, malgré cet aspect d'hippopotame en veston, très cultivé, ancien candidat à l'Ecole Normale, avant d'être comédien, journaliste intermittent et bohème honoraire, grâce à un héritage de douze mille francs de rentes, dont il ne se vantait guère, pour éviter les emprunts. Mais d'autres dangers, non moins redoutables, le menaçaient.

Le bruit d'une gifle venait-il, tout à coup, de retentir à la Brasserie des Martyrs, comme un claquement de fouet, les buveurs, sans s'émouvoir, sans lever la tête, se disaient entre eux, avec un sourire : « L'ami Potrel n'est pas loin ! »

Cet, homme pacifique recevait régulièrement, et à poste fixe, sa gifle hebdomadaire, mais on doit reconnaître, à sa louange, que jamais il ne la rendit.

Ce n'était pas qu'il manquât, comme on pourrait le croire, de dignité. Il en avait, au contraire, beaucoup, lorsque s'adressant, de temps en temps, à un des gifleurs, il lui disait sévèrement : « Et surtout, monsieur, ne vous vantez pas de m'avoir souffleté ! »

Ainsi le bon Potrel s'évertuait noblement à sauver la face, même quand la face ne pouvait plus être sauvée.

Il n'y avait pas, à beaucoup près, que des fantoches, à la Brasserie des Martyrs. A. côté de ceux que nous venons de citer et d'autres, comme Eliacin Jourdain, poète aussi stupide que vaniteux et qui s'appelait en réalité Séraphin Pelican, ce qui juge un homme, ou de ce Gondon, ancien chasseur d'Afrique, qui ne se faisait remarquer que par la longueur de son nez, on voyait Monselet, qu'on voyait partout, Champfleury, qui commençait à vieillir, Delvau, que guettait la mort, Armand Barthet, l'auteur de ce petit chef-d'oeuvre Le Moineau de Lesbie, et deux poètes de souille puissant et de grande envergure, Pierre Dupont et Baudelaire.

On y voyait aussi Bonaventure Soulas.

Ce Bonaventure Soulas, dont le nom signifie repos, s'agita furieusement pendant la guerre qui éclata en 1859, entre les Bohémiens et les Normaliens, et dont la Brasserie des Martyrs fut le principal théâtre.

Sarcey, qui signait alors Satané Binet ou S. de Sattières, avait engagé un peu lourdement les hostilités en traitant de paresseux et de ratés les grands hommes de Brasserie.

Soulas se reconnut-il ? C'est possible. En tout cas, le premier, au nom des libres poètes qu'on voulait ramener à l'école et assujettir au travail, il protesta, et de toutes ses forces. Il lança contre les Normaliens un pamphlet : « A bas les Cuistres », dans lequel, plein d'ardeur martiale, il disait :

Chassons jusqu'aux Débats
Et sur les gouttières
Ces gens que guide aux combats
Monsieur de Sattières.


Triste effet des polémiques, même chez des esprits d'élite. Dans l'excès de sa fureur, Soulas perdit toute mesure et, après avoir reproché à ses adversaires de collaborer aux Débats, il en vint jusqu'à les accuser d'écrire dans la Revue des Deux-Mondes. Ce fut la suprême injure.

Villemessant, à tort ou à raison, goûtait peu la prose de Sarcey. Le Figaro prit parti pour la bohème, et ce fut dans ce journal, et dans un numéro de janvier 1859, qu'Alphonse Duchesne publia, en réponse aux attaques du clan des Normaliens, un article de forme très modérée, les Mélancoliques de Brasserie.

« Depuis quelque temps, disait-il, il est de mode, dans plusieurs journaux, de faire une guerre d'épigrammes et de concetti aux camarades, littérateurs ou artistes, qui ont coutume de s'assembler, le soir, dans un lieu connu, pour s'y serrer fraternellement la main, boire à l'allemande, nouer des relations utiles, entretenir de vieilles amitiées, causer à l'aise de l'événement de la veille, préparer le mot du jour et faire les nouvelles du lendemain... »

Tout cela sans doute n'impliquait pas le talent, mais ne l'excluait pas non plus.

La paix ne tarda pas à se faire parmi les belligérants. Chacun se remit à travailler à sa guise ou à ne pas travailler du tout. A la Brasserie des Martyrs, comme dans les autres cafés littéraires, on continua à boire des bocks ou des mazagrans, à fumer des pipes ou des cigarettes, à écrire des vers ou de la prose, et à préférer la fantaisie à la méthode, l'improvisation à l'étude, en attendant la gloire, qui, pour la plupart, ne vint jamais. Mais ils avaient vécu librement, joyeusement, dix ans, quinze ans, vingt ans, jusqu'à la mort en pleine jeunesse, jusqu'à la folie, les vrais bohèmes, les oubliés, les dédaigneux, qui ne voulurent jamais s'astreindre aux longs apprentissages et aux disciplines. Incurables rêveurs, que la réalité atteignit et frappa cruellement, à son heure. Et les autres, les adaptés, les asservis, ceux qui se courbèrent sur les livres, ceux qui obéirent à une direction et se placèrent eux-mêmes sous le joug, ceux qui s'appliquèrent et se plièrent, sans résistance mais non sans dégoût, à la tâche quotidienne, épuisés par l'effort et rongés par l'ennui, ce furent, à les en croire, les laborieux et les sages. - FIN