BIBLIOBUS Littérature française

L’argent dans la littérature - Emile Zola (1840 - 1902)

Souvent, j’entends pousser autour de moi cette plainte : « L’esprit littéraire s’en va, les lettres sont débordées par le mercantilisme, l’argent tue l’esprit. » Et ce sont d’autres accusations éplorées contre notre démocratie qui envahit les salons et les académies, qui détraque le beau langage, qui fait de l’écrivain un marchand comme un autre, plaçant ou ne plaçant pas sa marchandise selon la marque de fabrique, amassant une fortune ou mourant dans la misère.

Eh bien ! j’enrage de ces plaintes et de ces accusations. Il est certain d’abord que l’esprit littéraire, tel qu’on l’entendait au dix-septième siècle et au dix-huitième, n’est plus du tout l’esprit littéraire de notre dix-neuvième siècle. Un mouvement intellectuel et social a peu à peu amené une transformation, qui est aujourd’hui complète. Avant tout, voyons quelle a été cette transformation. Ensuite, il me sera aisé de déterminer le rôle de l’argent dans notre littérature moderne.

I

Dernièrement, je relisais les études critiques de Sainte-Beuve, cette série interminable de volumes où il s’est confessé tout au long. Et c’est au courant de cette lecture que j’ai été frappé des modifications profondes de notre esprit littéraire. Sainte-Beuve, d’une intelligence si souple et si vaste, très capable de goûter les œuvres modernes, n’en gardait pas moins une préférence attendrie pour les œuvres du passé ; il pratiquait religieusement les anciens et nos classiques. C’était, chez lui, un continuel regret, comme une nostalgie des âges morts, du dix-septième siècle surtout, qui s’échappait en une page, en une phrase, à propos de n’importe quel sujet. Il admettait l’époque actuelle, il se flattait d’en connaître et d’en comprendre toutes les productions ; mais son tempérament l’emportait, il retournait en arrière et vivait plus à l’aise, avec des joies mélancoliques, dans ses souvenirs d’érudit et de lettré. Il était né deux cents ans trop tard. Jamais je n’ai mieux pénétré le charme de l’esprit littéraire, tel que le cultivait la vieille France. Sainte-Beuve a été certainement un des derniers à sentir et à pleurer cet ancien monde qui s’effondrait et la note est d’autant plus vibrante chez lui, qu’il a un pied dans chacune des deux époques, le passé et le présent, et qu’il est plutôt un acteur qu’un juge. Les vraies confessions ont lieu aux heures de trouble, dans un cri de douleur personnelle. Voici donc l’idée que Sainte-Beuve se fait de l’écrivain, lorsqu’il se reporte à ce passé dont il rêve. L’écrivain est un érudit et un lettré qui, avant tout, a besoin de loisir. Il vit au fond d’une bibliothèque, loin du bruit de la rue, dans un commerce plein de douceur avec les Muses. C’est une volupté continue, une délicatesse d’âme, un chatouillement de l’esprit, un bercement de l’être entier. La littérature reste ici le passe-temps délicieux d’une société choisie, qui enchante d’abord le poète, avant de faire le bonheur d’un petit cercle. Aucune hypothèse de travail forcé, de veilles prolongées, de travail attendu et bâclé ; au contraire, une politesse souriante envers l’inspiration, des œuvres écrites aux heures favorables, dans une satisfaction du cœur et de l’esprit. Les honnêtes gens devenaient seuls capables de produire dans des conditions pareilles, j’entends les gens riches ou les gens pensionnés, ceux auxquels un dieu avait donné le loisir nécessaire. Et jamais l’idée du gain ne se trouve au bout de la besogne ; l’écrivain fait des phrases comme l’oiseau fait des roulades, pour son plaisir et pour le plaisir des autres. On n’a pas à le payer, pas plus qu’on ne paie le rossignol. On le nourrit, simplement. Il est convenu que l’argent est une chose grossière qui rabaisse la dignité des lettres ; du moins, il n’y a pas d’exemple d’un homme ayant gagné une fortune en écrivant, et cela ne surprend personne, les écrivains eux-mêmes se drapent dans leur pauvreté et acceptent de vivre d’une aumône princière. Ils sont l’agrément, le luxe, quelque chose qui sort de la vie banale, qui n’est pas dans le commerce, et dont les grands seuls peuvent se payer la fantaisie, comme ils se payent des bouffons et des baladins. J’insiste particulièrement sur les caractères de l’esprit littéraire. L’écrivain n’a alors rien du savant, passionné pour la vérité, mettant sa joie dans des découvertes. Il est avant tout un virtuose qui joue des airs sur la rhétorique de son temps ; les plus humains se contentent de disserter au sujet de l’homme, d’un homme abstrait, purement métaphysique. Une des grosses jouissances est de paraphraser l’antiquité, de vivre en communion plus ou moins étroite avec les Grecs et les Latins. Il faut bien voir alors l’écrivain dans son cabinet, entouré de livres, respectueux de la tradition, ne marchant pas sans les textes, n’ayant le plus souvent que le désir d’exécuter des variations sur des thèmes déjà connus, traitant la littérature en dame du beau monde qui exige toutes sortes de politesses, et mettant justement le charme du métier à raffiner ces politesses à l’infini. En un mot, l’écrivain reste alors dans les lettres pures, les jolis jeux de la rhétorique, les discussions de la langue, la peinture littéraire des caractères, des sentiments est des passions, non pas cherchés dans la vérité physiologique, mais savamment mis en tirades de tragédie ou en morceaux d’éloquence. L’abîme reste infranchissable entre le savant qui cherche et l’écrivain qui décrit. Celui-ci ne s’écarte pas du dogme philosophique et religieux, il se trouve enfermé dans le domaine de l’âme, même lorsqu’il est de tempérament révolutionnaire. La littérature est réellement un monde à part, l’esprit littéraire a un sens très net, on cultive un jardin où chaque genre a sa plate-bande, les tulipes d’un côté et les roses de l’autre. Besogne étiquetée, mais charmante, toute de procédés et de recettes, mais pleine de cette jouissance paisible de voir pousser en leur saison des fleurs attendues. Ce sont alors les salons qui travaillent à l’esprit littéraire et qui le déterminent. Le livre est cher et peu répandu ; on ne lit pas du tout dans le peuple, presque pas dans la bourgeoisie ; on est loin de ce grand courant de lecture qui emporte aujourd’hui la société entière. C’est par exception qu’on rencontre un lecteur passionné, dévorant tout ce qui paraît aux étalages des éditeurs. Aussi le grand public, ce que nous appelons l’opinion, pour ainsi dire le suffrage universel, n’existe-t-il pas en matière littéraire, et les salons, quelques rares groupes de personnes choisies, sont les seuls à porter des jugements décisifs. Ces salons ont véritablement régné sur les lettres. C’étaient eux qui décidaient de la langue, du choix des sujets et de la meilleure façon de les traiter. Ils épluchaient les mots, adoptant les uns, condamnant les autres ; ils établissaient des règles, lançaient des modes, faisaient des grands hommes. De là, le caractère des lettres, tel que j’ai tâché de l’indiquer plus haut, une fleur de l’esprit, un passe-temps aimable, une distraction supérieure donnée aux gens de bonne compagnie. Imaginez-vous un de ces salons qui faisaient la loi en matière littéraire. Une femme y réunissait autour d’elle des écrivains dont le seul souci était de lui plaire ; on lisait des ouvrages en petit comité, on causait beaucoup, avec toutes les convenances et toutes les délicatesses du monde. Le génie, tel que nous l’entendons de nos jours, avec sa puissance déréglée, se serait trouvé là fort mal à l’aise ; mais le simple talent s’y épanouissait, dans une chaleur de serre très douce. Même aux premiers temps de la politesse française, lorsque les salons naissaient à peine et que les grands seigneurs se contentaient d’avoir à leurs gages un poète comme ils avaient un cuisinier, l’état de domesticité où se trouvaient les lettres, les mettait aux mains d’une caste privilégiée, qu’elles flattaient et dont elles devaient accepter le goût. Cela leur donnait toutes sortes d’aimables qualités : le tact, la mesure, un équilibre pompeux, une construction et une langue de parade ; et encore tous les charmes qu’on peut trouver dans une société de femmes distinguées, les subtilités et les raffinements du cerveau et du cœur, les fines causeries sur des sujets délicats, effleurant tout sans jamais appuyer, ces causeries du coin du feu qui sont comme des airs de musique, et où l’on s’en tient aux mélodies tristes ou gaies de la créature humaine. Voilà l’esprit littéraire des siècles derniers.

Naturellement, les salons menaient aux académies. C’est là que l’esprit littéraire fleurissait dans un bel épanouissement de rhétorique. Dégagé de l’élément mondain, n’ayant plus de femmes à ménager, il devenait grammairien et rhétoricien, enfoncé dans des questions de tradition, de règles et de recettes. Il faut entendre Sainte-Beuve, cet esprit si libre, parlant encore de l’Académie avec l’importance et la colère d’un bon employé qui est allé à son bureau et qui a été mécontent d’y voir la conduite et la besogne de ses collègues. Beaucoup d’écrivains avaient le goût de ces séances passées à disputer sur les mots, de ces parlottes où l’on se chamaillait au nom des oracles de l’antiquité. On se jetait alors son grec et son latin à la tête, on se donnait le régal d’une cuistrerie en commun, au milieu d’une complication extraordinaire de haines, de jalousies, de petites batailles et de petits triomphes. Il n’y a pas de loge de portière où l’on ait échangé plus de gourmades qu’à l’Académie. Pendant deux siècles, des hommes d’État tombés du pouvoir, des poètes bilieux, enragés de vanité, des hommes de bibliothèque, la tête farcie de bouquins, sont venus là se soulager, se donner l’illusion de leur gloire, en discutant âprement leurs mérites, sans jamais avoir le public avec eux.

Si l’on écrivait l’histoire intime de l’Académie, avec les lettres particulières où des académiciens ont confessé la vérité vraie, on obtiendrait l’épopée comique la plus extraordinaire d’un couvent d’hommes lâché dans un orgueil enfantin et dans des préoccupations d’une futilité incroyable. L’esprit littéraire est gardé dans cette arche sainte avec un déploiement de commérages dont nous sourions aujourd’hui. La lecture de Sainte-Beuve est précieuse à ce sujet, de même qu’il nous donne d’excellentes notes sur l’attitude de l’écrivain, dans les derniers salons du commencement du siècle. On le voit très honoré d’être reçu chez les grands. Il leur envoie des coups de chapeau, il a du respect et se met à son rang, en les reconnaissant supérieurs. C’est une acceptation de la hiérarchie sociale, dont il sourira et qu’il discutera en philosophe, dès qu’il aura posé le pied sur le pavé de la rue ; mais là, au milieu des dames, près du ministre de la veille ou du lendemain, il croit devoir s’incliner, comme s’il avait encore besoin de cette protection, comme s’il travaillait uniquement pour ces gens, flatté de leur politesse, pris par les séductions d’un milieu aristocratique où les lettres lui paraissent plus nobles. Il y a là simplement un reste de courtisanerie, un goût pour la grâce et l’heureux équilibre de la bonne société. Sainte-Beuve ne sentait plus derrière lui la nation entière dont il tenait son talent et sa véritable célébrité.

En résumé, l’esprit littéraire des siècles derniers est donc une conception des lettres dégagée de toute idée d’enquête scientifique. Ce sont les lettres pures, prenant pour base philosophique l’idée première d’une âme nettement distincte du corps et supérieure à lui, puis partant de ce dogme indiscuté pour batailler uniquement dans les œuvres sur les questions de grammaire et de rhétorique. Dès lors, dans les salons et dans les académies, l’esprit littéraire travaille à la formation de la langue, à la création d’une littérature pondérée, dissertant en belles phrases sur les caractères et les sentiments, tels que les règle la métaphysique de l’époque. L’homme et la nature restent à l’état abstrait, les écrivains ne se donnent pas la mission de faire la vérité sur les êtres et les choses, mais celle de les peindre selon le mécanisme convenu, en poussant toujours au type, de façon à obtenir le plus de grandeur possible. Nulle part, on ne descend jusqu’à l’individu, même chez les poètes comiques qui ont écrit des chefs-d’œuvre d’observation générale. L’étude des faits séparés, l’anatomie des cas spéciaux, les documents ramassés, classés, étiquetés, sont encore loin. Il s’agit simplement de récréer une société élégante, en écrivant pour elle des œuvres où elle retrouve sa langue, sa politesse, son art des nuances, ses restrictions fines, toute sa vie faite de demi-aveux et de convenances.

Certes, un tel esprit littéraire a enfanté de belles œuvres. Je constate ici, je ne juge pas. Toute notre grande littérature nationale, au dix-huitième siècle et surtout au dix-septième, est le produit de cet accord des écrivains et de la société choisie, pour laquelle ils écrivaient. Les salons et les académies sont la terre cultivée où devaient pousser fatalement nos chefs-d’œuvre classiques. On leur doit la belle ordonnance et l’ampleur solennelle de la tragédie de Racine, les périodes magnifiques des oraisons de Bossuet, la logique et le bon sens génial de Boileau. Notre gloire est encore là, car les siècles nouveaux commencent à peine, et il faut donner à l’esprit qui souffle depuis l’insurrection romantique, le temps de prendre toute sa force et toute sa largeur. Mon but n’est pas de nier le passé, je veux au contraire le définir, pour bien montrer qu’il est le passé et que les lettres françaises sont entrées dans une période toute nouvelle, qu’il est bon de dégager nettement, si l’on veut éviter les regrets inutiles et marcher à l’avenir d’un pas résolu. Voilà donc l’ancien esprit littéraire défini. Passons aux documents historiques.

II

Depuis longtemps, je songe qu’il y aurait une étude bien intéressante à faire, celle de la situation matérielle et morale que les écrivains occupaient aux siècles derniers. Quel était réellement leur rang, leur position sociale ? Quelle place tenaient-ils dans la noblesse et dans la bourgeoisie ? Comment vivaient-ils, de quel argent, et sur quel pied ?

Pour répondre complètement à ces diverses questions, la besogne serait considérable, une besogne de recherches et de compilations. Il faudrait amasser le plus de documents possible sur les écrivains, pénétrer leur vie intime, connaître leur fortune, établir leur budget, les suivre dans leurs soucis quotidiens et il faudrait surtout étudier les conditions de la librairie de l’époque, savoir ce qu’un livre rapportait à son auteur, juger si le travail littéraire suffisait à nourrir son homme. C’est seulement alors qu’on tiendrait les véritables causes de l’esprit littéraire de cette société disparue, car le sol explique la plante, l’écrivain parasite des siècles classiques est surtout dans la question d’argent.

Naturellement, il m’est impossible de traiter le sujet à fond. J’aurais besoin de loisirs dont je ne puis disposer. Ce n’est donc ici qu’une ébauche bien incomplète, quelques notes que j’ai recueillies et que je donne, pour indiquer le grand et intéressant travail qu’il y aurait à faire. Je n’essaye même pas de mettre de l’ordre dans ces notes, je les transcris au hasard, et je tire de chacune d’elles les quelques réflexions qui intéressent mon sujet.

Pour que l’enquête fût complète, je devrais remonter jusqu’aux premiers écrivains de notre littérature. Mais je me contenterai de prendre d’abord Malherbe. Voici ce qu’on lit dans Tallemant des Réaux, qui, après avoir expliqué que le roi ne pouvait faire au poète une pension suffisante, ajoute : « Le roi recommanda à M. de Bellegarde, alors premier gentilhomme de la chambre, de le garder jusqu’à ce qu’il l’eût mis sur l’état de ses pensionnaires. M. de Bellegarde lui donna mille écus d’appointements, avec la table et lui entretint un laquais et un cheval. A la mort de Henri IV, la reine Marie de Médicis donna cinq cents écus de pension à Malherbe, qui, depuis ce temps-là, ne fut plus la charge de M. de Bellegarde. M. Morand, qui était de Caen, promit à Malherbe et à un gentilhomme de ses amis, qui était aussi de Caen, de leur faire toucher à chacun quatre cents livres, pour je ne sais quoi, et en cela il leur faisait une grande grâce. Il les convia même à dîner. Malherbe n’y voulait point aller, s’il ne leur envoyait son carrosse. Enfin, le gentilhomme l’y fit aller à cheval. Après dîner, on leur compta leur argent… »

L’exemple n’est-il pas typique ? Tout me semble à retenir dans ces quelques lignes. Un écrivain est un luxe qu’un seigneur se donne. Quand le roi n’a pas d’argent, il passe l’écrivain à un courtisan riche, en le priant de le nourrir quelque temps, comme il passerait une bête coûteuse, dont il espère pouvoir se donner lui-même plus tard la glorieuse distraction et, en effet, si la mort empêche le roi de contenter son caprice, une reine est là qui reprend le poète à son compte. Les écrivains deviennent des oiseaux rares et de grand prix que les seigneurs du temps se prêtent, se donnent, se transmettent ainsi des uns aux autres, pour montrer leur goût et afficher leur fortune. Mais ce qui me frappe surtout dans la page de Tallemant des Réaux, c’est la fierté que Malherbe garde au milieu de cette situation de parasite ; il veut bien de l’argent de M. Morand, seulement il exige qu’on lui envoie un carrosse pour l’aller prendre, et il finit par se contenter d’un cheval. N’est-ce pas une note charmante sur les idées du temps ? Le cadeau d’une somme d’argent ne blessait pas, seulement on voulait que l’étiquette fût sauvegardée.

Tallemant est ainsi plein d’histoires de pensions et de sommes d’argent données à des auteurs. Il dit, en parlant de Racan : « Il vivait du commandement des gendarmes du maréchal d’Effiat. » Ailleurs, il dit de Chapelain « Le duc de Longueville enlève Chapelain à M. de Nouilles, qui le brutalisait, pour une pension de deux mille livres… Son ode au cardinal Mazarin lui vaut cinq cents écus de pension… Plus tard, M, de Longueville augmente sa pension de cent livres. » Que pense-t-on de ce M. de Noailles qui « brutalisait » Chapelain, à ce point que le duc de Longueville profite de la circonstance pour se donner le luxe de Chapelain, à un prix très élevé pour l’époque ? Les valets changeaient ainsi de maîtres, quand les maîtres les rouaient de coups.

Je transcrirai ici un document connu, mais fort intéressant, qui se trouve dans le Siècle de Louis XIV, de Voltaire. C’est un extrait de la liste des pensions, découverte dans les papiers de Colbert et dressée sans doute par Chapelain. Ces pensions étaient payées par le roi « Au sieur Pierre Corneille, premier poète dramatique du monde, 2, 000 l. ; — au sieur Desmaretz, le plus fertile auteur et doué de la plus belle imagination qui ait jamais été, 1, 200 1. ; — au sieur Molière, excellent poète comique, 1, 000 l. ; au sieur abbé Cotin, poète et orateur français, 1, 200 1. ;— au sieur Douvrier, savant ès-lettres humaines, 3, 000 1. ;— au sieur Ogier, consommé dans la théologie et les belles-lettres, 2, 500 l. ;— au sieurRacine, poète français, 800 l. ; — au sieur Chapelain, le plus grand poète quiaitjamaisété, et du plus solide jugement, 3, 000 l. »

Si le titre de premier poète dramatique du monde décerné à Corneille nous satisfait encore, nous sommes aujourd’hui un peu surpris d’apprendre que Desmaretz ait eu « la plus belle imagination qui ait jamais été », et que Chapelain s’inscrivît lui-même comme « le plus grand poète qui ait jamais été et du plus solide jugement ». Mais l’intérêt n’est pas là, la liste est un document précieux en ce sens qu’elle donne aux pensions faites aux écrivains leur véritable sens. Ce ne sont pas seulement des aumônes distribuées à des nécessiteux, ce sont aussi des gages de contentement accordés par un maître à des serviteurs qui se signalent pour sa gloire. J’étudierai plus loin dans quelles conditions l’État vient aujourd’hui au secours des lettres. Autrefois, la raison des pensions était bien la situation précaire où les lettres mettaient les écrivains, mais ces pensions entraînaient aussi avec elles une idée honorifique, et cela est si vrai que certaines auteurs qui avaient de la fortune, s’ingéniaient humblement pour être pensionnés.

Tallemant des Réaux nous fournit à ce sujet un exemple bien frappant, à propos de Balzac. « Cet homme, qui a tant de vertus, s’avise de faire une lâcheté, où personne ne l’a invité : il signe, en écrivant au cardinal Mazarin : de Votre Éminence le très humble, très obéissant et très obligé serviteur et pensionné. Balzac avait de quoi vivre ; et pourtant il se fit donner une pension de cinq cents écus. » Voilà le parasitisme littéraire dans tout son éclat.

Il faut citer aussi l’épitaphe de Tristan, mort en 1665 et qui appartenait à Gaston d’Orléans :

Ébloui de l’éclat de la splendeur mondaine,

Je me flattais toujours d’une espérance vaine,

Faisant le chien couchant auprès d’un grand seigneur,

Je me vis toujours pauvre, et tâchai de paraître

Je vécus dans la peine, espérant le bonheur,

Et mourus sur un coffre, en attendant mon maître.

Naturellement, toutes les échines ne se pliaient pas avec cette complaisance. Des hommes de talent restaient fiers et debout ; mais c’était la très petite exception, car, je le répète, les idées du temps admettaient absolument cette tutelle, cet état de dépendance où les grands tenaient les écrivains. Les grands payaient et les écrivains se courbaient. Plus tard, au temps de Voltaire, les mœurs étaient déjà changées. Ainsi, on trouve dans Voltaire ces lignes sur Mainard, un écrivain oublié, né en 1582 : « C’est un des auteurs qui s’est plaint le plus de la mauvaise fortune attachée aux talents. Il ignorait que le succès d’un bon ouvrage est la seule récompense digne d’un artiste ; que si les princes et les ministres veulent se faire honneur en récompensant cette espèce de mérite, il y a plus d’honneur encore d’attendre ces faveurs sans les demander ; et que, si un bon écrivain ambitionne la fortune, il doit la faire soi-même. » Nous voilà loin de la singulière vanité que Balzac mettait à se dire pensionné ; mais pourtant Voltaire ne refuse pas les pensions, il dit seulement qu’on doit savoir les attendre.

Je continue à prendre quelques documents dans Voltaire. « Descartes avait un frère aîné, conseiller au parlement de Bretagne, qui le méprisait beaucoup, et qui disait qu’il était indigne d’un frère d’un conseiller de s’abaisser à être mathématicien. » Mais voici un jugement plus net encore. Il s’agit de Valincour : « Il fit une assez grande fortune, qu’il n’eût pas faite s’il n’eût été qu’homme de lettres. Les lettres seules, dénuées de cette sagacité laborieuse qui rend utile, ne procurent presque jamais qu’une vie malheureuse et méprisée. »

Dans la vie de La Fontaine, on trouverait également des renseignements excellents. L’Amateur d’autographes, un journal qui publie des lettres fort curieuses, en a donné plusieurs de La Fontaine d’un vif intérêt. Dans une lettre du 5 janvier 1618, il remercie son oncle, M. Jannart, substitut du procureur général du roi ; il lui a beaucoup d’obligations de la somme qu’il a bien voulu remettre à son intention ; « cen’est pas la première fois que vous m’avez témoigné la bonne volonté que vous avez pour moi. » Dans une autre lettre à l’intendant du duc de Bouillon (1er septembre 1666), il se plaint « de ne pas avoir touché son traitement depuis deux ans ». La Fontaine pourrait être le type d’un poète de très grand talent, dont les œuvres avaient du succès et qui vivait chez les seigneurs de l’époque, allant des uns chez les autres, sans se sentir le besoin fier d’une vie à lui gagnée par ses œuvres.

Il me serait facile de continuer les exemples. Ainsi je trouve encore dans L’Amateur d’autographes les documents suivants. Une lettre de Dacier au duc d’Orléans, alors régent, où on lit « Il y a trente-cinq ans que ma femme travaille pour l’avancement des lettres ; et ce qui nous persuade que ses ouvrages ne sont pas inutiles, c’est l’approbation dont V. A. R. a daigné les honorer. Le feu roi lui donna une pension de cinq cents livres en faveur de sa conversion ; mais elle doit cette pension à la pitié de ce grand prince, et non à son estime pour elle. » Une autre lettre est adressée par Gilbert à Baculard d’Arnaud. J’y prends ces deux phrases : « J’ai besoin d’un louis, j’ai le courage de vous le demander. Je ne doute pas que vous ayez assez de noblesse pour me le prêter, si vous le pouvez. » Enfin, voici ce que madame de Genlis écrivait à Talleyrand, le 40 juillet 814 : « Ma situation estaffreuse depuis le départ de M. le duc d’Orléans : je n’ai eu ni pension, ni revenu, ni ressources ; je n’ai vécu que d’emprunts et de choses mises en gage. Si le roi donne des pensions à des gens de lettres, il me semble que j’y puis prétendre mieux que beaucoup d’autres ; quelque modique qu’elle fût, elle me suffirait, ne fût-elle que de douze cents francs. » Ce tableau de la misère générale des lettres aux siècles derniers est bien incomplet mais on voit dans quel sens les recherches devraient être faites, et l’on sent quels documents décisifs on obtiendrait. Ensuite il faudrait mettre en regard les ressources que les écrivains pouvaient tirer de leurs ouvrages, dire comment et combien un livre se vendait. J’avoue que je n’ai pas poussé mon étude jusque-là, l’enquête est difficile et demanderait beaucoup de temps. Nous connaissons peu les traités de librairie de l’époque et les sommes exactes que tels livres ont rapportées à tels auteurs. Pour avoir des renseignements précis, le mieux serait sans doute de lire avec soin les mémoires et les correspondances ; çà et là, on trouverait des faits. Mais, d’avance, on peut affirmer que le livre et la pièce de théâtre rapportaient fort peu, surtout si l’on compare les chiffres d’autrefois aux chiffres d’aujourd’hui. Il n’y a pas d’exemple d’un homme de génie enrichi alors par ses œuvres. On a contesté le dénûment absolu de Corneille ; en tous cas, il mourut dans un état précaire de fortune. Racine vivait à la fin en petit bourgeois. Molière gagnait strictement sa vie, et encore était-il un industriel autant qu’un poète comique. Les auteurs dramatiques n’ont commencé à gagner réellement de l’argent qu’à partir de Beaumarchais. Quant aux romanciers, aux poètes et aux historiens, ils étaient la proie des libraires. Baculard d’Arnaud, que j’ai nommé plus haut, mourut pauvre, après avoir fait gagner, par ses ouvrages, plus d’un million à ses éditeurs.

Voilà donc la véritable situation des écrivains au dix-septième siècle et au dix-huitième, situation qu’on pourrait établir sur des documents plus décisifs encore. Je résume ce que je viens de dire. L’œuvre littéraire ne peut nourrir l’auteur qui, dès lors, devient un oiseau rare, dont le roi et les grands seigneurs ont seuls le moyeu de se donner le luxe. Un contrat est passé entre le protecteur et le protégé : le protecteur habillera, nourrira et logera, ou bien se contentera de pensionner le protégé, qui en retour célébrera ses louanges, lui dédiera ses œuvres pour faire passer à la postérité son nom et la connaissance de ses bienfaits. Cela rentre dans le rôle que l’ancien régime attribuait à la noblesse ; elle avait, en échange de ses privilèges, le devoir de secourir tous ceux qui lui obéissaient, et les lettres n’étaient qu’une de ses dépendances, comme le sol et le peuple lui-même. La hiérarchie régnait en maîtresse absolue, protégée par un respect séculaire. Si le roi ou les seigneurs s’abaissaient à des familiarités avec un écrivain, il n’y avait là qu’une condescendance passagère, car il ne serait venu à personne l’idée de mettre par exemple sur un pied d’égalité parfaite le roi Louis XIV et l’histrion Molière. Le génie ne comptait que dans la pompe même du règne. Et d’ailleurs, comme nous venons de le voir, la pension accordée à un écrivain n’était pas seulement un secours, qui lui assurait le loisir d’écrire de belles œuvres ; c’était encore un honneur que recherchaient les écrivains, nés avec de la fortune. Il était beau d’appartenir à un seigneur puissant cela posait dans le monde. Toute la vie intellectuelle s’agitait alors dans le cercle étroit des hautes classes, dans les salons et les académies. De là, cet esprit littéraire, tel que je l’ai défini, tout de loisir et de rhétorique, respectueux des convenances, aimable et élevé, grandi dans un cercle de femmes et rétréci par les disputes académiques, vivant surtout de règles et de traditions, ayant une haine instinctive de la science, comme d’une ennemie qui doit un jour faire craquer les conventions et apporter en tout des formules nouvelles.

III

Voyons à présent l’état matériel de l’écrivain, tel qu’il est de nos jours. La révolution est venue balayer les privilèges, emporter dans un coup de foudre la hiérarchie et le respect. Dans l’état nouveau, l’écrivain est certainement un des citoyens dont la situation a été le plus radicalement changée. On ne s’en est pas aperçu tout de suite. Sous Napoléon, sous Louis XVIII, sous Charles X, les choses ont paru reprendre comme auparavant ; mais, par une force lente, tout se transformait, les façons d’être n’étaient plus les mêmes, et chaque jour le nouvel esprit littéraire se formait des conditions matérielles faites aux lettres par la jeune société. Tout mouvement social entraîne un mouvement intellectuel.

D’abord, l’instruction se répand, des milliers de lecteurs sont créés. Le journal pénètre partout, les campagnes elles-mêmes achètent des livres. En un demi-siècle, le livre, qui était un objet de luxe, devient un objet de consommation courante. Autrefois, il coûtait très cher ; aujourd’hui, les bourses les plus humbles peuvent se faire une petite bibliothèque. Ce sont là des faits décisifs dès que le peuple sait lire, et dès qu’il peut lire à bon marché, le commerce de la librairie décuple ses affaires, l’écrivain trouve largement le moyen de vivre de sa plume. Donc, la protection des grands n’est plus nécessaire, le parasitisme disparaît des mœurs ; un auteur est un ouvrier comme un autre, qui gagne sa vie par son travail. Ce n’est pas tout. La noblesse a été frappée au cœur. Elle abandonne de son grand train, elle baisse peu à peu la tête sous le niveau égalitaire. C’est une déchéance lente et fatale, qui ne lui permettrait plus d’avoir ses poètes et ses historiographes, au cas où ceux-ci en seraient toujours réduits à solliciter le coucher et la table. Les mœurs ont changé, on n’imagine pas aujourd’hui une maison du faubourg Saint-Germain se donnant le luxe d’un La Fontaine. Ainsi, non seulement l’écrivain peut gagner sa vie en s’adressant au grand public, mais encore il chercherait en vain un seigneur qui lui paierait ses dédicaces d’une pension.

Examinons tout de suite la question de l’argent dans notre littérature actuelle. Le journalisme surtout a apporté des ressources considérables. Un journal est une grosse affaire qui donne du pain à un grand nombre de personnes. Les jeunes écrivains, à leurs débuts, peuvent y trouver immédiatement un travail chèrement payé. De grands critiques, des romanciers célèbres, sans compter les journalistes proprement dits, dont quelques-uns ont joué des rôles importants, gagnent dans les journaux des sommes considérables. Ces hauts prix n’ont pas été donnés dès l’origine de la presse ; très minimes d’abord, ils ont grandi peu à peu, et ils grandissent toujours. Il y a vingt ans, les hommes de lettres qui touchaient deux cents francs par mois dans un journal, devaient s’estimer très heureux ; aujourd’hui, les mêmes hommes de lettres touchent mille francs et davantage. La littérature tend à devenir une marchandise extraordinairement chère, dès qu’elle est signée d’un nom en vogue. Sans doute, les journaux ne peuvent s’ouvrir à tous les débutants débarqués de province, mais ils nourrissent réellement beaucoup de jeunes gens ; et la faute est à ceux-ci, s’ils ne se dégagent pas un jour, pour écrire de beaux livres. On dit que, si les journaux viennent en aide à cette jeunesse, ils l’abêtissent et la rendent incapable de grandes œuvres. C’est une question à examiner. Pour l’instant, je constate simplement les ressources offertes par notre siècle aux écrivains qui vivent de leur plume.

Le livre est également devenu d’un placement facile et d’un rapport strictement juste. C’est un enfantillage que de se plaindre du difficile accès des éditeurs. Ils publient trop ; le chiffre des volumes parus chaque année en France est de plusieurs milliers. Lorsqu’on voit les pauvretés, le déluge d’œuvres médiocres qui encombrent les vitrines, on se demande quels ouvrages les éditeurs peuvent bien refuser. Quant aux traités, ils sont actuellement conçus dans un excellent esprit d’honnêteté réciproque. Il n’y a pas longtemps encore, la librairie était un véritable jeu. Un éditeur achetait pour une certaine somme la propriété d’un manuscrit, pendant dix années ; puis, il tâchait de rattraper son argent et de gagner le plus possible, en mettant l’œuvre à toutes les sauces. Forcément, il y avait presque toujours une dupe ; ou l’ouvrage obtenait un grand succès, et l’auteur criait sur les toits qu’il était volé ; ou l’ouvrage ne se vendait pas, et l’éditeur se disait ruiné par les élucubrations d’un sot. Cela explique l’état de guerre dans lequel vivaient les éditeurs et les écrivains ; il faut lire la correspondance de Balzac, il faut entendre parler encore aujourd’hui les vétérans des lettres, pour se faire une idée des querelles et des procès qui suivaient la publication de certains ouvrages. À cette heure, ces mœurs sont changées. Si quelques éditeurs continuent à suivre l’ancienne mode, le plus grand nombre paye un droit fixe par exemplaire tiré ; si ce droit est, par exemple, de cinquante centimes, une édition de mille exemplaires rapportera cinq cents francs à l’auteur ; et il touchera autant de fois cinq cents francs, que l’éditeur tirera d’éditions. On comprend que toute récrimination devient alors impossible ; il n’y a plus de jeu, l’auteur gagne plus ou moins selon son succès, et l’éditeur lui-même est assuré de ne verser à l’écrivain que des droits proportionnels aux sommes qu’il encaissera. Il faut ajouter que le livre, à moins d’une très grande vogue, n’enrichit jamais l’auteur. Ainsi, c’est déjà une belle vente, lorsqu’on vend trois ou quatre mille exemplaires ; cela fait donc deux mille francs, en mettant le droit par exemplaire à cinquante centimes, ce qui est un gros prix, les prix ordinaires étant de trente-cinq et de quarante centimes. On voit donc que, si le livre a demandé un an de travail, et que s’il paraît directement en librairie, deux mille francs sont une bien modeste somme, avec laquelle on peut à peine vivre de nos jours.

Au théâtre, au contraire, le gain est formidable. Comme pour le livre, on touche un tant pour cent sur les recettes ; seulement, comme les recettes sont ici énormes, comme un nombre considérable de gens qui ne mettent jamais trois francs à un livre, en donnent sept et huit pour un fauteuil d’orchestre, il arrive qu’un drame ou une comédie rapporte beaucoup plus qu’un roman. Ainsi, prenons un exemple : une pièce a cent représentations, le chiffre courant aujourd’hui pour les succès ; la moyenne des recettes a été de 4, 000 francs, ce qui a donc mis dans la caisse du théâtre 400, 000 francs, et ce qui rapporte à l’auteur une somme de 40, 000 francs, si les droits sont de 10 pour 100. Or, pour gagner la même somme avec un roman, il faudrait, en touchant cinquante centimes par exemplaire, que ce roman fût tiré à quatre-vingt mille exemplaires, tirage tellement exceptionnel, qu’on peut en citer quatre ou cinq exemples au plus, pendant ces cinquante dernières années. Et je ne parle pas des représentations en province, des traités à l’étranger, des reprises de la pièce. Cela est donc d’une vérité banale, le théâtre rapporte beaucoup plus que le livre, un nombre considérable d’auteurs en vit, tandis qu’on aurait vite compté les quelques auteurs qui vivent du volume.

Je veux indiquer rapidement ici la question d’argent, telle qu’elle se présente à un débutant qui débarque à Paris. J’admets que le jeune homme arrive presque sans ressources, avec une petite somme qui lui donne du pain pendant quelques mois. Le besoin le poussera bientôt vers le journalisme. Il y a là un gagne-pain quotidien auquel il finit par se résigner. S’il est adroit ou simplement persévérant, il trouvera un coin, vendra quelques articles, se fera une place qui lui donnera de deux à trois cents francs par mois. C’est de quoi ne pas mourir de faim. On crie contre le journalisme, on l’accuse de pervertir la jeunesse littéraire, de fausser les talents. Je n’ai jamais pu entendre ces plaintes sans sourire. Le journalisme tue ceux qui doivent être tués, voilà tout. Il est certain que la fortune des journaux a fait sortir de leurs comptoirs et de leurs ateliers une bande de jeunes gens qui auraient dû toute leur vie vendre du drap ou fabriquer de la chandelle ; ils ne sont pas nés écrivains, ils font le métier de journaliste comme ils en feraient un autre, et cela ne nuit à personne. Mais, sans compter les véritables tempéraments de journalistes, ceux qui ont le talent spécial de cette production et de cette bataille au jour le jour, qu’on me cite donc un écrivain de race qui ait perdu son talent à gagner son pain dans les journaux, aux heures difficiles du début. Je suis certain, au contraire, qu’ils ont puisé là plus d’énergie, plus de virilité, une connaissance plus douloureuse, mais plus pénétrante, du monde moderne. J’ai déjà exprimé ailleurs cette idée que je développerai peut-être un jour. En attendant, voilà donc le débutant qui bat monnaie dans les journaux ; certes, les froissements sont nombreux, le pain est dur à manger parfois, sans compter que d’une heure à l’autre on peut le perdre. Pourtant, la lutte se trouve engagée ; si le débutant a les reins solides, s’il est fort, il fera un livre ou une pièce en dehors de ses travaux quotidiens, il s’arrangera pour tenter la grande fortune littéraire. Le livre paraît, la pièce est jouée, c’est un grand pas. La bataille continue, les volumes succèdent aux volumes, les pièces suivent les pièces, et cela tant que le succès éclatant n’est pas venu. Alors, l’écrivain arrivé lâche le journalisme, à moins qu’il ne le conserve comme une arme de polémique pour soutenir ses idées. Il est riche par le théâtre ou par la librairie ; il est son maître. Telle est l’histoire de presque tous les écrivains acclamés de l’heure présente. Quelques-uns pourtant ont pu échapper aux luttes amères du journalisme, soit qu’ils aient eu quelque argent au début, soit que la librairie ou le théâtre ait suffi tout de suite à leurs besoins.

Depuis cinquante ans, de grandes fortunes ont été réalisées dans les lettres. Quelques exemples suffiront. Dès la génération de 1830, les gains étaient considérables. Eugène Sue, après le succès populaire des Mystères de Paris, vendait ses romans très cher. George Sand, d’abord fort gênée, réduite à peindre de petits sujets sur bois, avait fini par arriver, sinon à la fortune, du moins à une très-large aisance. Mais celui qui remua le plus d’argent, ce fut certainement Alexandre Dumas, qui a gagné et mangé des millions dans son extraordinaire existence de travaux surhumains et de désordres fous. Il faut citer aussi Victor Hugo, qui se maria sans fortune ; le jeune ménage vivait chichement, lorsque les succès des Feuilles d’automne et de Notre-Dame de Paris commencèrent cette vie triomphale d’honneurs et de richesses. Actuellement, ce sont surtout les auteurs dramatiques qui s’enrichissent. En première ligne, je nommerai M. Alexandre Dumas fils, aussi prudent et habile que son père a été prodigue et désordonné. M. Victorien Sardou, parti de la misère noire, est également arrivé à vivre confortablement, dans son château de Marly, sur un des coteaux les plus adorables de la Seine. Je pourrais multiplier les exemples, mais ceux-ci suffisent pour montrer qu’aujourd’hui les lettres donnent souvent une fortune à l’écrivain. Et je n’ai pas parlé de Balzac. Il faudrait étudier le cas prodigieux de Balzac, si l’on voulait traiter à fond la question de l’argent dans la littérature. Balzac fut un véritable industriel, qui fabriqua des livres pour faire honneur à sa signature. Accablé de dettes, ruiné par des entreprises malheureuses, il reprit la plume, comme le seul outil qu’il connût bien et qui pût le sauver. Voilà la question d’argent posée avec carrure. Ce n’est pas seulement son pain de tous les jours que Balzac demande à ses livres ; il leur demande de combler les pertes faites par lui dans l’industrie. La bataille dura longtemps, Balzac ne gagna pas une fortune, mais il paya ses dettes, ce qui était déjà bien beau. Nous sommes loin, n’est-ce pas ? du bon La Fontaine, rêvant sous les arbres, s’asseyant le soir à la table des grands seigneurs, en payant son dîner d’une fable. Balzac s’est incarné dans son César Birotteau. Il a lutté contre la faillite avec une volonté surhumaine, il n’a pas cherché dans les lettres que de la gloire, il v a trouvé de la dignité et de l’honneur.

Il est curieux d’examiner ce que sont devenues aujourd’hui les pensions. L’État, cet être impersonnel, s’est substitué au roi, qui semblait secourir les lettres avec l’argent de sa poche. D’ailleurs, les pensions ne sont plus données à titre honorifique et comme un témoignage de haute admiration ; elles vont aux nécessiteux, aux écrivains dont la vieillesse n’est pas heureuse et, le plus souvent, on les dissimule, en donnant une sinécure au pensionné, un emploi fictif qui met sa dignité à l’abri. En somme, les pensions se sont faites discrètes et comme honteuses ; certes, elles n’entraînent aucune déchéance, mais elles sont l’indice certain d’un état de gêne qu’on aime mieux cacher. Ce qui s’est passé pour Lamartine, lorsque la ruine est venue, caractérise parfaitement l’idée actuelle du public sur la question. À ceux qui s’indignaient des embarras d’argent où la France laissait le grand poète, à ceux qui réclamaient pour lui une souscription nationale, un cri répondait que le pays n’avait pas le devoir de faire des rentes aux écrivains prodigues, dont les mains toujours ouvertes avaient gâché des millions. C’était une réponse fort dure ; mais elle est dans le sens de notre société nouvelle, elle part de ce principe égalitaire que tout producteur doit être l’artisan de sa fortune. La France, comme on le dit, est certainement assez riche pour payer sa gloire ; seulement, entre un écrivain qui s’est rendu libre et digne par ses œuvres, et un écrivain qui tend la main, après avoir vécu dans l’insouciance de son talent et de ses dettes, l’opinion publique n’hésite plus, elle est tendre au premier et sévère au second. Ce n’est pas aujourd’hui que Balzac, je parle du Balzac du dix-septième siècle, mettrait son honneur à toucher une pension du gouvernement. Voilà le pas qui a été fait.

Cependant, la pension est encore très bien vue dans le monde des savants et des érudits. Il y a là, en effet, des recherches, des expériences, qui demandent un temps considérable, et dont le gain final est à peu près nul. L’État intervient, cela est de toute justice ; car remarquez que la question se pose toujours de la même façon : ou l’écrivain gagne sa vie, et il ne peut se faire nourrir sans honte ; ou son travail ne suffit pas à ses besoins, et dès lors il a au moins une excuse pour accepter des secours. Reste, il est vrai, à examiner si les cordonniers et les tailleurs, par exemple, n’auraient pas le droit de se plaindre ; eux aussi parfois n’arrivent qu’à la misère, après trente ans de travail, sans pourtant se croire en droit de dire au pays : « Je n’ai pu amasser du pain, donne-m’en ! »

II y a encore les subventions, les commandes, les récompenses, dont je veux dire un mot. Les récompenses ne coûtent rien à l’État ; c’est une façon commode de contenter les gens, et je n’en parle que pour montrer une fois de plus l’esprit d’égalité. Jadis les croix ne s’égaraient jamais sur la poitrine des écrivains ; aujourd’hui, il y a dans les lettres de grands dignitaires. Quant aux commandes et aux subventions, elles se produisent rarement dans les lettres en dehors des théâtres, où d’ailleurs elles s’adressent à la spéculation dramatique elle-même et non directement à l’œuvre de l’écrivain. Beaucoup de gens, de jeunes gens surtout, se plaignent et accusent le gouvernement de ne pas faire pour les lettres ce qu’il fait par exemple pour la peinture et la sculpture. Ce sont là des réclamations bien dangereuses, l’honneur de notre littérature est d’être indépendante. Je répéterai ce que j’ai dit ailleurs. Tout ce que le gouvernement peut faire pour nous, c’est de nous donner une liberté absolue. À cette heure, l’idée la plus haute que nous nous faisons d’un écrivain est celle d’un homme libre de tout engagement, n’ayant à flatter personne, ne tenant sa vie, son talent, sa gloire, que de lui-même, se donnant à son pays et ne voulant rien en recevoir.

IV

Tel est donc, de nos jours, l’état de la question d’argent dans la littérature. Maintenant, il me sera facile de déterminer notre esprit littéraire et de le comparer à l’esprit des siècles derniers.

D’abord, il n’y a plus de salons. Je sais bien que des femmes ambitieuses, les bas bleus agités de notre démocratie, se piquent encore de recevoir les écrivains. Mais leurs salons sont des carrefours, les invités y défilent au galop, dans un tohu-bohu d’ambitions extraordinaire. Ce n’est plus le groupement de talents sympathiques entre eux, que réalisaient les femmes autrefois ; ce n’est plus l’amour désintéressé des lettres, faisant de la causerie comme on fait de la musique de chambre ; ce sont des âpretés de pouvoir, toute une curée d’intérêts se ruant chez les dames qu’on suppose puissantes, à un titre quelconque. La politique est là, hurlante, dévorante, réduisant les lettres à un rôle de mouton bêlant, le mouton de l’idéal, savonné et attifé de rubans bleus. Toujours le même affadissement s’est produit, on joue à la dînette en littérature, quand la bête humaine est lâchée dans les jouissances et le partage des biens de ce monde. C’est ainsi que, par une conséquence fatale, ces salons, véritables centres d’agitation politique, se jettent dans une réaction violente contre le mouvement littéraire de l’époque, lorsqu’ils ont la prétention de marcher à la tête des idées révolutionnaires et progressives ; on y lit de petits vers, on s’y pâme aux. noms de Rome et d’Athènes, on y affecte une nostalgie de l’antiquité, on s’y attarde dans toutes sortes d’admirations de sous-maîtresse qui a lu ses classiques, comme d’autres ont appris le piano ; et, naturellement, on nie la littérature vivante de l’heure actuelle, on voudrait bien la persécuter, sans pourtant oser le faire. Tout cela ne compte pas, ce sont des femmes qui causent toilettes.

Cette disparition des salons littéraires est un fait grave, car elle indique la diffusion du goût, l’élargissement toujours croissant du public. Du moment que l’opinion n’est plus faite par de petits groupes choisis, par des cénacles poussant chacun son dieu, il arrive que c’est la foule des lecteurs elle-même qui juge et qui fait les succès. Même il y a un lien évident entre le nombre de plus en plus grand des lecteurs et la disparition des salons ; ceux-ci se sont noyés et ont disparu, parce qu’ils ne pouvaient plus régenter ceux-là, devenus légion et refusant d’obéir. Aussi les quelques petites réunions littéraires qui existent encore, certains coins surtout du monde académique, se trouvent-elles submergées et sans puissance, effarées devant le flot montant des livres, obligées de se réfugier dans un passé mort à jamais. C’est l’agonie de l’ancien esprit littéraire, à laquelle Sainte-Beuve assistait.

Ajouter que l’Académie a également cessé d’exister, j’entends comme force et comme influence dans les lettres. On se dispute toujours très âprement les fauteuils, de même qu’on se dispute les croix, par ce besoin de vanité qui est en nous. Mais l’Académie ne fait plus loi, elle perd même toute autorité sur la langue. Les prix littéraires qu’elle distribue ne comptent pas pour le public ; ils vont le plus ordinairement à des médiocrités, ils n’ont aucune sens, n’indiquent et n’encouragent aucun mouvement. L’insurrection romantique s’est produite malgré l’Académie, qui plus tard a dû l’accepter ; aujourd’hui, le même fait est en train de se produire pour l’évolution naturaliste de sorte que l’Académie apparaît comme un obstacle, mis sur la voie de notre littérature, que chaque génération nouvelle doit écarter à coups de pied ; après quoi, l’Académie se résigne. Non seulement elle n’aide à rien, mais elle entrave, et elle est assez vaine et assez faible pour ouvrir les bras à ceux qu’elle a d’abord voulu dévorer. Une institution pareille ne saurait donc compter dans le mouvement littéraire d’un peuple ; elle n’a ni signification, ni action, ni résultat quelconque. Son seul rôle, que certaines personnes lui reconnaissent encore, serait d’être gardienne de la langue ; et ce rôle même lui échappe ; le dictionnaire de M. Littré, si savant et si large, est plus consulté aujourd’hui que le dictionnaire de l’Académie ; sans compter que, depuis 1830, les plus grands écrivains ont singulièrement bousculé ce dernier, dans un élan d’indépendance superbe, créant des mots et des expressions, exhumant des termes condamnés, prenant des néologismes à l’usage, enrichissant la langue à chaque œuvre nouvelle, si bien que le dictionnaire de l’Académie tend à devenir un monument curieux d’archéologie. Je le répète, son rôle est radicalement nul dans notre littérature ; elle reste une simple gloriole.

Ainsi donc, le grand mouvement social, parti du dix-huitième siècle, a eu dans le nôtre son contrecoup littéraire. Des moyens nouveaux d’existence sont donnés à l’écrivain ; et tout de suite l’idée de hiérarchie s’en va, l’intelligence devient une noblesse, le travail se fait une dignité. En même temps, par une conséquence logique, l’influence des salons et de l’Académie disparaît, l’avènement de la démocratie a lieu dans les lettres : je veux dire que les coteries se noient dans le grand public, que l’œuvre naît de la foule et pour la foule. Enfin, la science pénètre dans la littérature, l’enquête scientifique s’élargit jusque dans les œuvres des poètes, et c’est là ce qui caractérise surtout l’évolution actuelle, cette évolution naturaliste qui nous emporte.

Eh bien ! je dis qu’il faut résolument se mettre en face de cette situation et l’accepter avec courage. On se lamente en criant que l’esprit littéraire s’en va ; ce n’est pas vrai, il se transforme. J’espère l’avoir prouvé. Et veut-on savoir ce qui doit aujourd’hui nous faire dignes et respectés : c’est l’argent. Il est bête de déclamer contre l’argent, qui est une force sociale considérable. Les tout jeunes gens devraient seuls répéter des lieux communs sur l’avilissement des lettres sacrifiant au veau d’or ; ils ignorent tout, ils ne peuvent comprendre la justice et l’honnêteté de l’argent. Que l’on compare un instant la situation d’un écrivain sous Louis XIV à celle d’un écrivain de nos jours. Où est l’affirmation pleine et complète de la personnalité ? Où est la véritable dignité ? Où sont la plus grande somme de travail, l’existence la plus large et la plus respectée ? Évidemment, du côté de l’écrivain actuel. Et cette dignité, ce respect, cet élargissement, cette affirmation de sa personne et de ses pensées, à quoi le doit-il ? À l’argent, sans aucun doute. C’est l’argent, c’est le gain légitimement réalisé sur ses ouvrages qui l’a délivré de toute protection humiliante, qui a fait de l’ancien bateleur de cour, de l’ancien bouffon d’antichambre, un citoyen libre, un homme qui ne relève que de lui-même. Avec l’argent, il a osé tout dire, il a porté son examen partout, jusqu’au roi, jusqu’à Dieu, sans craindre de perdre son pain. L’argent a émancipé l’écrivain, l’argent a créé les lettres modernes.

À la fin, cela m’enrage de lire, dans des journaux de jeunes poètes, que l’écrivain doit simplement viser à la gloire. Oui, cela est convenu, il est puéril de le dire. Mais il faut vivre. Si vous ne naissez pas avec une fortune, que ferez-vous ? Regretterez-vous le temps où l’on bâtonnait Voltaire, où Racine mourait d’une bouderie de Louis XIV, où toute la littérature était aux gages d’une noblesse brutale et imbécile ? Comment ! vous poussez l’ingratitude contre notre grande époque jusqu’à ne pas la comprendre, en l’accusant de mercantilisme, lorsqu’elle est avant tout le droit au travail, et à la vie ! Si vous ne pouvez vivre avec vos vers, avec vos premiers essais, faites autre chose, entrez dans une administration, attendez que le public vienne à vous. L’État ne vous doit rien. Il est peu honorable de rêver une littérature entretenue. Battez-vous, mangez des pommes de terre ou des truffes, cassez des pierres dans la journée et écrivez des chefs-d’œuvre la nuit. Seulement, dites-vous bien ceci : c’est que, si vous êtes un talent, une force, vous arriverez quand même à la gloire et à la fortune. La vie est ainsi, notre époque est telle. Pourquoi se révolter puérilement contre elle, lorsqu’elle restera à coup sûr une époque grande parmi les plus grandes ?

Je sais bien tout ce qu’on peut dire, si l’on envisage la question sous certains côtés fâcheux. Le mercantilisme devait naître du nouvel appétit de lecture, de la multiplication croissante des journaux. Mais en quoi cela gêne-t-il les véritables écrivains ? Ils gagnent moins ; qu’importe ! pourvu qu’ils mangent. Remarquez d’ailleurs que, si un Ponson du Terrail amasse une fortune, il travaille énormément, beaucoup plus que les faiseurs de sonnets qui l’injurient. Sans doute, au point de vue littéraire, le mérite est nul ; mais la besogne considérable du feuilletoniste explique son gain, d’autant plus que cette besogne enrichit des journaux. Nous ne traitons pas directement avec le public ; il y a, entre lui et nous, des spéculateurs, des éditeurs ou des directeurs, tout un petit peuple qui vit de nos œuvres, qui gagne des millions avec notre travail ; et nous ne partagerions pas, et nous cracherions sur l’argent, sous prétexte que l’argent n’est pas noble ! Ce sont là des idées malsaines, des déclamations vides et coupables, contre lesquelles il est grand temps de réagir. Ceux qui parlent ainsi sont les débutants très-pauvres qui souffrent de ne pouvoir vivre encore de leur plume, ou les écrivains qui n’ont jamais connu le besoin et qui traitent la littérature en maîtresse, à laquelle ils ont de tout temps payé des soupeurs fins.

Ce que je puis dire, moi, c’est que l’argent fait pousser les belles œuvres. Imaginez donc, en nos temps de démocratie, un jeune homme qui tombe sur le pavé de Paris sans un sou. Je l’ai montré tout à l’heure, ce jeune homme, vivant du journal plutôt mal que bien, arrivant, par un effort de volonté, à écrire des œuvres, en dehors de sa besogne quotidienne. Dix années de son existence se passent dans cette lutte terrible. Puis, le succès arrive ; il n’a pas fait seulement sa gloire, il a fait sa fortune ; le voilà à l’abri, ayant sauvé les siens de la misère, ayant quelquefois payé les dettes laissées par sa famille. Désormais, il est libre, il dira tout haut ce qu’il pense. N’est-ce pas beau ? L’argent a ici sa grandeur.

La question a donc toujours été très mal posée. Il faut partir de ce point que tout travail mérite salaire. On fait un livre, naturellement le véritable écrivain ne se mettra pas à sa table chaque matin avec la pensée de gagner la plus grosse somme possible ; mais, le livre fait, l’éditeur est là qui bat monnaie avec cette marchandise qu’on lui cède, et rien de plus naturel si l’écrivain touche les droits fixés par son traité. Dès lors, on ne comprend plus les grandes indignations contre l’argent. L’affaire est d’un côté, la littérature est d’un autre.

Dans toute grande évolution, il faut faire la part du mal. Fatalement, des spéculateurs devaient se produire. J’ai parlé des feuilletonistes qui encombrent les trottoirs. Selon moi, ils gagnent très légitimement leur argent, puisqu’ils travaillent, et quelques-uns avec beaucoup de verve ; mais il est bien certain que la littérature n’est pas ici en jeu. C’est même là ce qui devrait trancher la question. Les débutants ont tort de crier contre les feuilletonistes, car ceux-ci ne bouchent en réalité aucune voie littéraire ; ils se sont créé un public spécial qui lit uniquement les feuilletons, ils s’adressent à ces lecteurs nouveaux, illettrés, incapables de sentir une belle œuvre. Dès lors, il faudrait plutôt les remercier, car ils défrichent les terrains incultes, comme les journaux à un sou qui pénètrent jusqu’au fond des campagnes. Regardez, d’ailleurs, dans l’ordre politique, il n’y a pas de mouvement sans excès ; chaque pas, dans une société, est marqué par des luttes et des effondrements. De même, il a bien fallu que l’émancipation de l’écrivain, le triomphe de l’intelligence appelée à la fortune et devenue une aristocratie, entraînât des faits regrettables. C’est tout le vilain côté des choses. Des hommes trafiquent honteusement avec leur plume, un flot de bêtise coule au rez-de-chaussée des journaux, nous sommes inondés de livres ineptes. Mais qu’importe ! c’est la part de l’ordure humaine, aux heures de crise sociale. Il faut voir uniquement le progrès qui s’accomplit en haut, l’effort des grands talents qui dégagent de nos batailles contemporaines une beauté nouvelle, la vie dans sa vérité et dans son intensité. Une conséquence plus grave, et qui m’a toujours troublé, c’est l’effort continu auquel l’écrivain est condamné de nos jours. Nous ne sommes plus au temps où un sonnet, lu dans un salon, faisait la réputation d’un écrivain et le conduisait à l’Académie. Les œuvres de Boileau, de La Bruyère, de la Fontaine, tiennent en un ou deux volumes. Aujourd’hui, il nous faut produire et produire encore. C’est le labeur d’un ouvrier qui doit gagner son pain, qui ne peut se retirer qu’après fortune faite. En outre, si l’écrivain s’arrête, le public l’oublie ; il est forcé d’entasser volume sur volume, tout comme un ébéniste par exemple entasse meuble sur meuble. Voyez Balzac. Cela est terrible, car une question se pose tout de suite : comment la postérité se conduira-t-elle devant une œuvre si considérable que la Comédie humaine ? Il semble peu croyable qu’elle garde tout, et dès lors pourra-t-elle choisir ? Remarquez que les œuvres léguées par les siècles sont toutes relativement courtes. La mémoire de l’homme hésite devant les gros bagages. Elle ne retient guère, d’ailleurs, que les livres devenus classiques, j’entends ceux qu’on nous impose dans notre jeune âge, lorsque notre intelligence ne peut encore se défendre. Aussi ai-je toujours été pris d’inquiétude devant notre production fiévreuse. Si réellement chaque écrivain n’a qu’un livre en lui, nous faisons une besogne bien dangereuse pour notre gloire, en répétant ce livre à l’infini, sous le fouet des nécessités nouvelles. Là, selon moi, est la seule conséquence troublante de l’état de choses actuel. Et encore ne faut-il jamais juger l’avenir sur le passé. Balzac restera évidemment dans d’autres conditions que Boileau.

J’arrive ainsi au souffle scientifique qui pénètre de plus en plus notre littérature. La question d’argent est simplement un résultat, dans la transformation que l’esprit littéraire a subie de nos jours ; car la cause première de cette transformation vient de l’application des méthodes scientifiques aux lettres, des outils que l’écrivain a empruntés au savant pour reprendre avec lui l’analyse de la nature et de l’homme. Toute la bataille actuelle se livre sur ce terrain : d’un côté, les rhétoriciens, les grammairiens, les lettrés purs qui entendent continuer la tradition ; de l’autre, les anatomistes, les analystes, les adeptes des sciences d’observation et d’expérimentation, qui veulent peindre à nouveau le monde et l’humanité, en les étudiant dans leur mécanisme naturel et en poussant leurs œuvres à la plus grande vérité possible. Ceux-ci, en triomphant, depuis le commencement du siècle, ont déterminé le nouvel esprit littéraire ; il n’y a pas là une école, je l’ai dit cent fois, il y a une évolution sociale dont les phases sont faciles à préciser. Tout de suite, on voit l’abîme qui sépare Balzac d’un écrivain quelconque du dix-septième siècle. Admettez que Racine ait lu autrefois Phèdre, sa tragédie la plus audacieuse, dans un salon ; les dames écoutent, les académiciens approuvent de la tête, tous les assistants sont heureux de la pompe des vers, de la correction des tirades, de la convenance des sentiments et de la langue ; l’œuvre est une très belle composition de logique et de rhétorique, faite sur des êtres abstraits et métaphysiques, par un écrivain soumis aux opinions philosophiques de son temps. Prenez maintenant la Cousine Belle, et essayez de la lire dans un salon ou dans une Académie ; cette lecture paraîtra inconvenante, les dames seront scandalisées ; et cela proviendra uniquement de ce que Balzac a écrit une œuvre d’observation et d’expérimentation sur des êtres vivants, non plus en logicien, non plus en rhétoricien, mais en analyste qui travaille à l’enquête scientifique de son temps. L’abîme est là. Quand Sainte-Beuve poussai ce cri désespéré « O physiologistes, je vous retrouve partout ! », il sonnait le glas de l’ancien esprit littéraire, il sentait bien que le règne des lettrés d’autrefois était fini.

Voilà la situation. Je la résume en répétant que notre époque est grande et qu’il est puéril de se lamenter devant le siècle qui se prépare. En avançant, l’humanité ne laisse derrière elle que des ruines ; pourquoi toujours se retourner et pleurer la terre que l’on quitte, épuisée et semée de débris ? Sans doute, les siècles passés ont eu leur grandeur littéraire, mais c’est une mauvaise besogne que de vouloir nous immobiliser dans cette grandeur, sous le prétexte qu’il ne saurait en exister une autre. Une littérature n’est que le produit d’une société. Aujourd’hui, notre société démocratique commence à avoir son expression littéraire, magnifique et complète. Il faut l’accepter sans regret ni enfantillage, il faut reconnaître la puissance, la justice et la dignité de l’argent, il faut s’abandonner à l’esprit nouveau, qui élargit le domaine des lettres par la science, qui, au-dessus de la grammaire et de la rhétorique, au-dessus des philosophies et des religions, tâche d’arriver à la beauté du vrai.

V

Comme conséquence et conclusion aux pages que je viens d’écrire, je finirai en traitant brièvement ce qu’on appelle chez nous « la question des jeunes ». Nos débutants ont des exigences, ce qui est explicable et pardonnable, car la jeunesse est de sa nature pressée de jouir. Je connais beaucoup de garçons de vingt ans qui, à leur seconde pièce refusée par les directeurs, au troisième article qu’ils portent dans les journaux et qu’on ne leur prend pas, gémissent sur la décadence des lettres et demandent à grands cris d’être protégés. Voici ce que notre jeunesse littéraire rêve : un éditeur spécial chargé d’éditer et de lancer tous les livres de débutant qu’on déposera chez lui ; un théâtre qui, grâce à une forte subvention, jouera toutes les pièces de débutant remises au directeur. Et là-dessus des polémiques s’engagent, on fait remarquer que le gouvernement donne beaucoup plus d’argent à la musique qu’à la littérature, on parle des peintres comblés de commandes et de croix, vivant comme des enfants gâtés sous la tutelle paternelle de l’administration. Examinons donc les vœux de la jeunesse.

L’idée d’un encouragement général fait sourire. Il y aura toujours choix ; un comité ou un délégué quelconque sera toujours chargé d’examiner les manuscrits et dès lors le règne du bon plaisir recommencera, les jeunes qui seront écartés se remettront à accuser l’État de ne rien faire pour eux, de les étouffer volontairement. D’ailleurs, ils n’auront pas tort : les subventions profitent quand même aux médiocres, jamais une commande ne va à un talent libre et original. Ce système d’encouragement n’a pas été appliqué aux livres ; en effet, il n’existe pas d’éditeur recevant cent ou deux cent mille francs de l’État, contre l’engagement pris par lui de publier dans l’année dix à quinze volumes de jeunes auteurs. Mais, au théâtre, l’épreuve est faite depuis longtemps ; l’Odéon par exemple est ouvert aux débutants dramatiques. Eh bien ! je voudrais qu’on fît une étude sur les auteurs de talent qui ont eu leur première pièce jouée à l’Odéon. Je suis certain qu’ils sont relativement peu nombreux, tandis que la liste des auteurs médiocres et déjà oubliés aujourd’hui doit être formidable. Ceci est simplement pour arriver à cet axiome : la protection en littérature ne sert qu’à la médiocrité.

Souvent de jeunes auteurs, surtout des auteurs dramatiques, m’ont écrit : « Vous ne croyez donc pas qu’il y ait des talents inconnus ? » Naturellement, tant qu’un talent ne s’est pas produit, on ne peut le connaître ; mais ce que je crois et ce qui est, c’est que tout talent de quelque puissance finit par se produire et par s’imposer. La question est là et pas ailleurs. On n’aide pas le génie à accoucher ; il accouche tout seul. Je prends un exemple parmi les peintres. Chaque année, au Salon de peinture, dans ce bazar de la fabrication artistique, nous voyons des tableaux d’élèves, des études de pensionnaires d’une insignifiance parfaite, et qui sont là par encouragement et tolérance ; cela n’importe pas, cela ne compte pas et ne saurait jamais compter, cela n’a que le grand tort de tenir inutilement de la place. Alors pourquoi, en littérature, ferait-on un pareil étalage de choses nulles, grâce à une subvention ? L’État ne doit rien aux jeunes écrivains ; il ne suffit pas d’avoir écrit quelques pages, pour se poser en martyr, si personne ne les imprime ou si personne ne les joue ; un cordonnier, qui a fait sa première paire de bottes, ne force pas le gouvernement à la lui placer. C’est le travailleur qui doit imposer lui-même son travail au public. Et s’il n’a pas cette force, il n’est personne, il reste inconnu par sa faute et en toute justice.

Il faut le déclarer avec netteté : les faibles, en littérature, ne méritent aucun intérêt. Pourquoi, étant faibles, ont-ils l’ambition de vouloir être forts ? Jamais le cri : Malheur aux vaincus ! n’a été mieux placé. Personne n’oblige un honnête garçon à écrire ; dès qu’il prend une plume, il accepte les conséquences de la bataille, et tant pis s’il est renversé au premier choc et si toute une génération lui passe sur le corps. Les lamentations, en pareil cas, sont puériles, et du reste ne remédient à rien. Les faibles succombent, malgré les protections ; les forts arrivent au milieu des obstacles et toute la morale de l’aventure est là.

Je sais bien que, si l’on demeure dans le relatif, il y a des exemples d’écrivains fort médiocres dont les subventions et les protections ont fait des auteurs à la mode. Mais l’argument est ici honteux. En quoi la France a-t-elle besoin d’écrivains médiocres ? Si l’on encourage les débutants, ce n’est évidemment que dans l’espoir de dégager l’homme de génie qui peut se trouver parmi eux. Les livres et les pièces ne sont pas des objets de consommation courante, comme des chapeaux et des souliers par exemple. Cette consommation, si l’on veut, a bien lieu dans nos librairies et dans nos théâtres ; seulement, il ne s’agit plus que d’œuvres inférieures, usées tout de suite, destinées à satisfaire nos appétits du moment. Je ne veux pas même considérer le plus ou le moins de médiocrité qu’on pourrait se flatter d’obtenir dans ces œuvres, si l’État intervenait en les mettant au concours. Alors qu’on ouvre tout de suite une classe dans notre Conservatoire des arts et métiers, qu’on y apprenne à faire des livres et des pièces selon la formule reconnue parfaite, que chaque été on y fabrique le nombre de comédies et de romans dont Paris a besoin pour passer son hiver. Non, en tout ceci, le génie seul importe. Il n’y a pas d’excuse aux encouragements, s’il n’est pas sous-entendu qu’on cherche à faciliter la venue des hommes supérieurs qui se trouvent confondus et qui souffrent dans la foule. Dès ce moment, la question se simplifie. Il n’y a plus qu’à laisser aller les choses, car on ne donne du talent à personne, et le talent apporte justement avec lui la puissance nécessaire à son développement complet. Voyez les faits. Prenez un groupe de jeunes écrivains, vingt, trente, cinquante, et suivez-les dans la vie. Au début, tous partent du même pied, avec une égale foi et une égale ambition. Puis, tout de suite, des distances s’établissent, les uns semblent courir, tandis que les autres piétinent sur place. Mais il ne faut pas se prononcer encore. Enfin, le résultat s’affirme : les médiocres, soutenus, poussée, acclamés, sont restés des médiocres, malgré leurs premiers succès ; les faibles ont complètement disparu ; quant aux forts, ils ont lutté dix ans, quinze ans au milieu de la haine et de l’envie, mais ils triomphent, ils montent et resplendissent au premier rang. C’est l’éternelle histoire. Et il serait bien fâcheux qu’on voulût épargner aux forts leurs dures années de noviciat, ces premières batailles qui les ensanglantent. Tant mieux s’ils souffrent, s’ils désespèrent, s’ils se fâchent. L’imbécillité de la foule et la rage de leurs rivaux achèvent de leur donner du génie.

Donc, pour moi, la question des jeunes n’existe pas. C’est un lieu commun dont on berce les fâcheuses espérances des faibles. Comme je l’ai dit, en aucun temps la porte des éditeurs et des directeurs n’a été plus largement ouverte ; on joue tout, on imprime tout ; et tant mieux d’ailleurs pour ceux qu’on fait attendre, car ils mûrissent. Le pire des malheurs, pour un débutant, est d’arriver et de réussir trop vite. Il faut savoir que, derrière toute réputation solide, il y a vingt ans d’efforts et de travail. Quand un jeune homme, qui a écrit une demi-douzaine de sonnets, jalouse un écrivain connu, il oublie que cet écrivain meurt de sa célébrité.

Depuis quelque temps, il est bien porté de paraître s’intéresser aux jeunes. Des conférenciers aimables se répandent en effusions, des chroniqueurs somment l’État de songer aux débutants, et l’on finira par rêver une librairie modèle. Eh bien ! tout cela est creux. Ces gens flattent la jeunesse, pas davantage, dans un intérêt plus ou moins immédiat ; les uns songent à une exploitation théâtrale, les autres soignent leur réputation d’hommes sympathiques, d’autres veulent faire croire que la jeunesse est à eux et qu’ils sont l’avenir. J’admets aussi volontiers qu’il y a, dans le nombre, des gens naïfs, assez simples pour croire que la grandeur de notre littérature est dans la solution de cette prétendue question des jeunes, Moi, qui aime volontiers à dire les vérités brutales, et qui mets mon intérêt dans la franchise, je dirai simplement aux débutants, pour conclure :

« Travaillez, tout est là. Ne comptez que sur vous. Dites-vous que si vous avez du talent, votre talent vous ouvrira les portes les mieux fermées, et qu’il vous mettra aussi haut que vous mériterez de monter. Et surtout, refusez les bienfaits de l’administration, ne demandez jamais la protection de l’État ; vous y laisseriez de votre virilité. La grande loi de la vie est la lutte, on ne vous doit rien, vous triompherez nécessairement si vous êtes une force, et si vous succombez, ne vous plaignez même pas, car votre défaite est juste. Ensuite, ayez le respect de l’argent, ne tombez pas dans cet enfantillage de déblatérer en poètes contre lui ; l’argent est notre courage et notre dignité, à nous écrivains, qui avons besoin d’être libres pour tout dire ; l’argent fait de nous les chefs intellectuels du siècle, la seule aristocratie possible. Acceptez votre époque comme une des plus grandes de l’humanité, croyez fermement en l’avenir, sans vous arrêter à des conséquences fatales, le débordement du journalisme, le mercantilisme de la basse littérature. Enfin, ne pleurez pas l’ancien esprit littéraire qu’une société morte a emporté avec elle. Un autre esprit se dégage de la société nouvelle, un esprit qui s’élargit chaque jour dans la recherche et dans l’affirmation du vrai. Laissez le mouvement naturaliste se poursuivre, les génies se révéler et achever la besogne. Vous tous qui naissez aujourd’hui, ne luttez donc pas contre l’évolution sociale et littéraire, car les génies du vingtième siècle sont parmi vous. » - FIN