BIBLIOBUS Littérature française

Jean Moréas et le Café Vachette‌ - Antoine Albalat (1856 – 1935)

 

La vie de Jean Moréas a été pour bien des gens un sujet de scandale. Moi-même, du fond de ma pro­vince, je m'étais fait de lui et des écrivains parisiens une idée romanesque qui n'avait rien de commun avec la réalité. Je ne savais pas que le poète est un être comme les autres, et que son génie ne le sauve ni de la douleur, ni du vice, ni de la misère humaine.

L'exemple de Verlaine et de Musset suffirait à montrer le peu de rapport qui existe entre le culte de la beauté littéraire et la moralité d'un homme. On peut friser la potence, comme Villon, et faire de très beaux vers. Une certaine médiocrité d'âme n'est peut- être pas tout à fait inconciliable avec un genre de pro­duction élevée, parce que le talent est non seulement une façon de sentir, mais une façon de se faire sentir des sentiments qui ne vous sont pas habituels.

Pour beaucoup de gens, vie de bohème et vie litté­raire sont synonymes. Je rencontrai un jour à Toulon un de mes anciens camarades, l'abbé Gérard, bon gros ecclésiastique, alors curé d'une paroisse du Var. « — Tiens ! te voilà ! me dit-il. Eh bien ! comment ça va ? » Et, me tapotant les mains d'un petit air de protection ironique, il ajouta: « — Tu fais toujours un peu de littérature ? — Eh oui, lui répondis-je modestement. — Ça ne m'étonne pas, reprit-il en riant. Tu as toujours été peu braque. »

II y a encore en province des personnes qui se figurent que les écrivains mènent à Paris la vie de fêtard, alors que les trois quarts de ces messieurs vivent dans la capitale à peu près comme de bons bourgeois dans leur petite ville. Moréas passait pour un bohème. Ce n'est pas exact. Il n'avait rien du bohème légendaire à la façon de Murger ou Villiers de L'Isle-Adam. Moréas touchait de bonnes rentes familiales et non seulement il ne manquait de rien, mais il ne se privait d'aucun plaisir. Il a vécu, non pas la vie de bohème, mais la vie de café, la vie noc­tambule, ce qui est bien différent, et il est toujours resté une âme haute et un esprit très noble.

Le dernier bohème authentique fut Villiers de L'Isle-Adam, que Moréas avait connu et fréquenté quelque temps, je n'ai vu qu'une fois l'auteur de l’Eve future. C'était au Gaulois, boulevard des Ita­liens. Je causais avec un rédacteur, quand on fit pas­ser une carte, et un moment après entra un homme maigre et timide, qui balbutia, prit rendez-vous et sortit. Je demandai qui était ce monsieur. « — Com­ment ! me dit-on. Vous ne le connaissez pas ? C'est Villiers, le plus grand noctambule de Paris. » Celui- là connut vraiment la bohème et la misère, qu'il résu­mait d'un mot si pittoresque, une nuit qu'il couchait sous les ponts avec un ami : « — C'est égal, on s'en souviendra de cette planète. »‌

Moréas a abusé toute sa vie de la robuste santé que lui avait donnée la nature. Il est extraordinaire que son tempérament ait si longtemps résisté aux surme­nages destructeurs qu'il s'imposait nuit et jour. Les médecins ne se lassaient pas de le lui répéter. Il n'en croyait rien et se moquait d'eux. Là-dessus, comme en toutes choses, il avait des théories, c'est-à-dire des paradoxes et des entêtements. « Les médecins sont des ânes, disait-il. Je sais très bien ce que j'ai. J'ai les nerfs malades depuis l'âge de quinze ans. Moi seul je sais ce qu'il me faut. Ainsi, par exem­ple, quand j'ai une indigestion, il n'y a qu'une chose qui me remette l'estomac d'aplomb : c'est de manger une boîte de homard. » Il n'y avait rien à répliquer. Avec de l'hygiène, de l'air, de l'exer­cice, la suppression des veillées et de la boisson, Moréas eût vécu cent ans.

Il avait horreur des voyages. J'ai toujours été stupéfait de voir un habitant d'Athènes oublier si complètement son pays natal, « — Comment se fait-il, lui disais-je, que vous ayez si peu d'envie de retourner en Grèce ? Peut-on préférer Montmartre et les Halles au Parthénon, à Argos, à Aulis, à tous ces beaux pays de légende et d'histoire ? » Il répon­dait par des paradoxes. « C'est pour mieux aimer mon pays que je l’ai quitté ». Il retrouvait, disait-il, le ciel d'Athènes « le matin, sur les fortifications ». Les questions d'art l'intéressaient peu et là Grèce des livres lui suffisait. Il n'était retourné là-bas que deux ou trois fois, notamment pour aller voir jouer son Iphigénie. Il fut, à cette occasion, félicité par le roi, qui, étant déjà venu en France quelques années auparavant, lui exprima sa surprise de ne pas l'avoir rencontré à Paris. « Ça ne m'étonne pas, dit tran­quillement Moréas, je ne vais voir personne. »‌

Quand il renonçait au paradoxe, il avait des idées droites et justes et de parfait bon sens. On disait devant lui d'un ouvrage : « C'est sincère. » — « Etre sincère, dit Moréas, ne signifie rien. On peut écrire des banalités et être sincère. Un imbécile aussi est sincère. J'aimerais mieux qu'on ne soit pas sincère et qu'on fasse de beaux vers. »

Moréas essaya quelquefois de voyager. Il dispa­raissait subitement. A peine dans la banlieue, il rebroussait chemin, revenait le soir et ne parlait pas de sa tentative d'évasion. Il fit cependant une excur­sion dans le Midi de la France. Le pays de Bandol et de La Ciotat lui plut beaucoup. « Certes, a-t-il écrit, par un temps ensoleillé, ces collines douces que couronnent de distance en distance les pins élan­cés, touffus à la cime ; ces platanes fourrés de lierre au bord de la route, ces modestes maisons de plai­sance d'où s'envole la fumée même de l'Odyssée, sont un régal non seulement pour les yeux, mais en même temps pour l'âme, éprise d'eurythmie. Et quant à cette blancheur éblouissante qui semble avoir frappé Stendhal, qui dira jamais tout son charme idéal et toute sa vertu philosophique ? Pourrais-je oublier ces deux petits cyprès que j'ai vus aux envi­rons d'Aubagne ? Ils se tenaient à l'entrée d'une blanche clôture, avec l'air d'une résignation si gaie ... Moi aussi, j'ai admiré le golfe de Bandol et toute cette côte aiguë. Je la préfère à la molle Riviera, riche en jardins où pendent les citrons d'or. »‌

Cette année-là, Moréas poussa jusqu’à Menton, où se trouvait alors son ami le musicien Dubreuilh. Dès son arrivée à la gare, impatient de lui montrer le pays, Dubreuilh lui demande : « Où voulez-vous que nous allions ? Voulez-vous voir les grottes, la mer, la vieille ville ? Il y a bien des excursions à faire ... Les environs sont superbes ... » Moréas réflé­chit un instant : « Allons au café » dit-il. Et on alla au café. Moréas était venu passer deux mois à Men­ton. Il repartit le soir même.

Le « Café » représentait pour cet incorrigible bohème le rendez-vous de toute conversation, le milieu naturel de la poésie et de la littérature. Il n'était vraiment aimable et maître de lui qu'au café, de même que l'inspiration poétique ne lui venait qu'au grand air et dans la rue.

Théophile Gautier a fait des habitudes de café une peinture peu flatteuse, mais qui peut donner une idée de nos réunions à cette époque. « Régulièrement, à l'heure dite, ils arrivent, ils vont s'asseoir à leur table; elle est retenue à côté des mêmes habitués ... En face de la même sempiternelle glace, piquée de mouches, ils accrochent leurs chapeaux à la même patère, et le même garçon leur sert invariablement le même moka au jus de réglisse, dans d'horribles tasses-bocks, pareilles à des cornets de tric-trac. Pour hori­zons une forêt de queues de billard et, derrière, au comptoir, à demi masquée par une haie de carafons, une poupée de cire aux grâces hottentotes, au sourire étemel comme ses quarante ans, fraîchement émou­lue des mains de l'artiste capillaire et pouvant lui servir de réclame, si elle tournait. Pour atmosphère, de la vapeur d'alcool sous un nuage de fumée opa­que, à couper, comme on dit, au fil à beurre, mais fon­due dans un goût de cuir, culottée et cuite, et où se retrouvent la pipe éteinte, l'eau grasse des cuisines et la sueur des abonnés. Pour musique, le froissement des dominos sur le marbre, les disputes aigres des joueurs et des politiqueurs, les cris exaspérés des Joseph qu'on surmène ... Pour société, des fainéants braillards, vantards, envieux, tueurs de temps, forts au carambolage, réformateurs de société, connaisseurs en bières et artistes en calembours. Tu les reconnais, hein ? Eh bien, tous ces gens-là sont des pères de famille. Note qu'ils adorent leurs femmes et leurs enfants, et qu'ils sont les plus enragés d'estaminet, et que pas un ne manque à l'heure accoutumée de venir y perdre son temps et dépenser son argent. Tu ne te doutes pas de ce que c'est que l'attrait du café. Il y a des gens qui meurent d'en être sevrés, et j'ai vu dans les maisons de fous des êtres qui en rêvent, comme on rêve au Paradis ... »

Théophile Gautier fait ici la peinture de l'ancien estaminet de province, qui n'existe plus. Il est plus facile de railler que de guérir l'habitude d'aller au café. Il y aurait bien des distinctions à faire dans les sentiments de réprobation que peuvent mériter les habitués de ces établissements publics. Certaines per­sonnes vont au café pour boire ; d'autres y vont jouer et fumer ; d'autres discuter et pérorer; il y en a qui vont au café pour retrouver leurs amis, pour savoir ce qui se dit, ce qui se passe, et parce qu'on est esclave d'un besoin de sociabilité qui est une habitude comme une autre. « On ne va pas seulement au café parce qu'on a soif, dit Maxime Rude, mais parce que chaque café est un petit Paris dans Paris, et parce qu'avec l'extension que ces établissements ont prise et la vie qu'ils absorbent, chacun de nous y a son monde, ses affaires et ses intérêts. Le boursier fait baisser ou hausser la rente dans les cafés qui avoisinent la Bourse. Le journaliste a besoin du frottement, du choc de la conversation des cafés pour être vivant, actuel, palpi­tant. Le café est le cercle des gens qui ne jouent pas et qui causent après avoir lu. »

Boulevardier endurci, comme on l'était sous le second Empire, Gustave Claudin, qui n'avait jamais quitté Paris, eut un jour la faiblesse de se laisser entraîner en Italie par Paul de Saint Victor. « II y saigna, dit Bergerat, tout le sang de son corps déraciné. Paul de Saint Victor le traînait comme à la laisse. Il suivait son maître en soupirant et, devant les plus beaux Raphaëls, il gémissait en regardant sa montre : « Midi. Qui est-ce qui me prend mon coin au Café Riche? » C'est le même sentiment qui faisait dire à Verlaine causant avec un ami qui venait le voir dans son hôpital, par un beau jour, fout éclatant de soleil : « Comme on serait bien au fond d'un café ! »‌

Le Café était pour Moréas une sorte de cercle où les autres consommateurs semblaient n'être tolérés que par pure indulgence. Il se relâcha de cette habitude vers la fin de sa vie. « Je n'appelle plus ça, disait-il, venir au café. Autrefois j'entrais au café à une heure de l’après-midi ... J'y restai jusqu'à sept heures. On allait dîner ... On revenait à huit heures, jusqu'à deux heures du matin ...‌

C'est comme le tabac, ajoutait-il, en regardant sa pipe avec mépris ... Autre­fois je fumais vingt-cinq à trente pipes par jour ... A la bonne heure ... »

Trouvait-il peu de monde au café, Moréas fronçait les sourcils et, effilant sa moustache entre ses doigts, il finissait par dire : « Il n'y a donc personne aujour­d'hui ? Qu’est-ce qu'ils peuvent bien faire ? », ne com­prenant pas qu'on pût être autre part qu'au café, à jouer, à boire ou à discuter. La réunion était-elle au complet, sa satisfaction se trahissait rien qu'à la façon de dire: « Bonjour Messieurs ... » Prenant sa place dans son coin, il attisait la conversation par des taqui­neries improvisées ou un mot aimable pour chacun. Faisait-on mine de sortir, il se fâchait : « Où allez- vous ? Quelle bêtise ! Restez donc là !... » Et quel air penaud, si on le laissait seul ! Il ne tardait pas à quitter la place. Debout sur le trottoir, le monocle provoquant, il parcourait des yeux le boulevard et, à pas lents, il s'acheminait vers le Balzar ou les Lilas, deux établis­sements où il espérait trouver du monde.‌

Il avait la manie d'appeler près de lui non seulement ses amis, mais de simples connaissances : « Tiens ! voilà M. X... Asseyez-vous donc, M. X... F ». Au bout d'un instant, il se levait et vous plantait là avec ce monsieur que vous ne connaissiez pas et qu'il oubliait de vous présenter. D'autrefois il interpellait quelqu'un de loin, et si on lui demandait qui c'était ; « Comment ! vous ne le connaissez pas ? C'est un de mes amis. Un imbécile. Je vous le présenterai. » Il avait des réflexions inattendues. Je disais un jour à son vieux cama­rade Durand, qui arrivait plus tôt que d'habitude: « — Eh bien, Durand, avez-vous déjeûné ? — Vous lui parlez comme à un perroquet », dit Moréas. Je rencontrai un jour « le Maître » au bas de la rue de l’Odéon. « — Venez, me dit-il. Il y a au coin un bistro où l’on boit du café comme on n'en trouve nulle part. — Pas même sur les boulevards ? »... Il leva les yeux au ciel : « — Quelle blague, les boulevards !... » Je m'empressais d'accepter, et je dois dire que le breu­vage qu'il m'offrit me parut un peu plus mauvais qu'ail­leurs. Il ne fallait pas essayer de le détromper.

Quand il déjeunait au Vachette, il commençait par renvoyer tous les plats. Tout était « infect » « Le gérant s'inclinait en souriant. On faisait mine de lui changer son « infecte » côtelette, et on la lui rapportait un instant après. Il la regardait attentivement : « A la bonne heure ! » S'il demandait de la fine champagne, il flairait la bouteille : «  — Qu'est-ce que c'est que cette plai­santerie ? Apportez-moi de la vraie ». On tâchait de lui persuader qu'il se trompait; mais, comme il n'entendait pas raison, le gérant finissait par aller chercher une bou­teille, qu'on débouchait solennellement. Il la humait : « Très bien !... » C'était la même.

Pendant des années il prit ses repas au premier étage d'un marchand de vin ayant pour enseigne A la cote d’or et qui se trouve en face de l'Odéon, au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Corneille. Il y eut là des discussions qui dépassent tout ce qu'on peut imaginer. C’est là que venait Edouard Du jardin, l’auteur des Lauriers sont coupés, dont on jouait les œuvres à la Bodinière et qui, entendant un soir rire le public, s'avança vers la rampe et dit aux spectateurs : « Je n'ai pas fait ma pièce pour faire rire. Ceux que ça amuse sont priés de sortir. »‌

Les scènes auxquelles se livrait Moréas dans les éta­blissements publics étaient si violentes et si comiques, que je l'ai toujours soupçonné d'y mettre un peu d'exagération volontaire. Il entre un jour avec un ami chez un marchand de vin et demande la carte. « — Voyons, qu'est-ce que vous avez ? J'ai très faim ». Et, énumérant les plats sur la carte: « Sole au gratin ... C'est infect ... Bœuf à la mode ... Très mauvais ... Andouillettes grillées ... Immangeables ... » Et, découragé, lais­sant retomber la carte : « Donnez-moi donc un petit verre de fine champagne. » Mécontent de tout, se croyant connaisseur en cuisine comme en poésie, il n'admettait aucune espèce de contestation. Il n'exis­tait, à l'entendre, que deux ou trois établissements dans Paris, tel restaurant de carrefour, tel marchand de vin de barrière, où l'on pût boire du vrai café et manger de la vraie viande.

Moréas nous quittait parfois pour aller au café des Lilas, où trônait depuis des années le prince des poètes, Paul Fort. J'ai peu fréquenté Paul Fort, célèbre à cette époque par ses longs cheveux Valaques et la réclame que lui faisait une infatigable escorte d'amis. Je sais maintenant que c'est un homme charmant, et je rattrape le temps perdu en disant le plus de bien que je peux de ses ouvrages, qui sont des ruissellements d'images et de sensations rares. Mais pourquoi Paul Fort ne met-il pas ses vers à la ligne ? Pourquoi ce poète affecte-t-il d'écrire de la prose ? Il eût doublé sa réputation, s'il eût aligné ses vers comme de la poésie.‌

Moréas ne venait pas au Vachette le vendredi. Ce jour-là il allait au café Steinbach, un peu plus haut, boulevard Saint-Michel, retrouver un petit cercle d'amis, Golstein, Maindron, Durand, Gillouin, Dubreuilh, Meyerson, l'auteur de l'original volume ; Iden­tité et Réalité, et quelqu'un encore dont j'ai oublié le nom, un garçon à grande barbe et longue pipe, que Moréas appelait, je ne sais pourquoi, le navigateur hollandais. On se livrait là à d'ahurissantes disputes philosophiques. Je refusai d'aller au Steinbach, parce que ces messieurs n'y arrivaient qu'à neuf heures et que j'ai pris l'habitude provinciale de me coucher tous les soirs à 9 heures et de me lever à 5 heures du matin, ce qui confondait Moréas d'étonnement : « Avec de pa­reilles habitudes, me disait-il en riant, vous serez bien attrapé : vous vous ferez très vieux. »‌

Il avait un despotisme de caractère qui eût été haïs­sable chez un autre et qui chez lui ne déplaisait pas. Ce barbare, avide de sociabilité, semblait rechercher les amis pour les dominer. On finissait par accepter cette tyrannie, parce qu'elle se réduisait, en fin de compte, à la manie de ne pouvoir supporter la contra­diction. Au début de notre connaissance, je me laissai entraîner à discuter avec lui certaines questions litté­raires dont l'évidence se fût imposée à tout esprit d'édu­cation intégralement française. J'eus vite la clef de ce caractère et, dès que je sus à quoi m'en tenir, il ne m'arriva plus d'être en désaccord et nous demeurâmes les meilleures amis du monde. Après quelques résis­tances de politesse destinées à rassurer son amour-pro­pre, je le tins quitte de tout et lui donnai raison en tout. Tant de docilité avait fini par éveiller ses soupçons. Il se méfiait et me regardait sournoisement. Au fond, rien n'était plus aisé que de mettre au point ses négations et ses railleries. L'esprit de contradiction faisait partie de sa nature. Ils sont plus nombreux qu'on ne croit, les gens qui, selon le mot de George Sand, « cherchent à découvrir dans chaque interlocuteur quelque prétention à rabattre dans le feu roulant de leur moquerie ». Jamais ce désaccord, quel qu'il soit, ne prenait une tournure plus violente qu'au Vachette, dans les parties de domi­nos entre Moréas, les frères Berthelot, Durand, Desrousseaux, Bouguereau, Maindron, Chaffardet et bien d'autres. Les engueulades de Moréas faisaient la joie des consommateurs et prenaient de telles proportions, qu'il n'y avait vraiment plus moyen de se fâcher. Crétin, idiot, imbécile étaient ses mots ordinaires. Il avait toujours raison et était toujours en train de démon­trer aux autres qu'ils avaient tort. On le voyait, l'œil terrible, monocle en arrêt, criant tue-tête : « Vous me dégoûtez ! Je ne jouerai plus !... » Et, envoyant au diable les dominos, il venait s'asseoir avec vous et entreprenait de vous démontrer d'un ton confidentiel la supériorité de son jeu et l'imbécillité de ses partenai­res. « On croit, disait-il, que c'est facile de jouer aux dominos. C'est une erreur. C'est très difficile. » Il finissait par son étemelle menace : « D'abord, je ne viendrai plus au café. » Pendant des années on

l'enten­dit répéter a qu'il ne viendrait plus ... » Le lendemain, il réapparaissait, canne sous le bras, monocle à l'œil. L'irritable poète redevenait charmant.

Moréas était, au fond, un être très bon, qui affectait l'égoïsme de peur d'être dupe, « La famille, disait-il, je m'en fiche. Ça n'existe pas. » Or, un jour, raconte René Dalize, un grand acteur tragique, passant à Athè­nes, rendit visite à la mère du Maître dont il avait été l'ami. Ils causèrent du disparu et, à la grande stupéfac­tion de son hôte, la vieille dame ouvrit un bureau rempli d'une poussiéreuse correspondance. « Ce sont ses lettres, dit-elle. Chaque semaine il m'écrivait ainsi sept ou huit pages. Quand, pour la première fois depuis trente ans, le vendredi matin, je ne reçus point de let­tres de Paris, je compris que mon pauvre Jean était bien malade. »

Caractère faible, incapable de vaincre ses instincts, Moréas était, comme Rolla, la proie des puissances extérieures. Etranger à toute espèce de préoccupation philosophique ou morale, il rabaissait de parti-pris tous les sujets de conversation qui pouvaient rivaliser d'im­portance avec la poésie. Art, religion, science, philo­sophie, la poésie devait tout dominer.

Je me suis toujours beaucoup intéressé aux questions d'exégèse religieuse. II m'arrivait quelquefois de porter avec moi, pour lire dans mes promenades, des livres sur l'évolution du dogme ou l'origine du quatrième Evan­gile. Moréas regardait le titre et fronçait les sourcils. Quelques jours après, me voyant dans les mains un autre livre du même genre, il parut inquiet et me dit ironiquement : — « Alors ça vous amuse, ces histoires- là ? » — « Mais oui, lui dis-je, beaucoup. » Il renifla et ôta son monocle, n'osant dire toute sa pensée. La troisième fois qu'il me prit sur le fait, il dit en riant : « Je crois que vous le faites exprès. »

Il niait de parti-pris tout ce qui choquait ses idées. Ainsi il savait que je faisais tous les jours, par n'im­porte quel temps, une dizaine de kilomètres à pied. Je le quitte un jour d'hiver à la porte du café. Le ther­momètre depuis une semaine marquait huit ou dix de­grés de froid et la Seine commençait à geler. « Je suppose, me dit-il, que vous n'allez pas faire vos kilo­mètres par un froid pareil ? » « Mais si. Parfaitement. » II se mit à rire et refusa de discuter. « Laissez-moi donc tranquille. » Or, j'allai précisément ce jour-là à pied jusqu'aux abattoirs, par la rue de Flandre ; et, pour bien lui montrer que je n'avais pas menti, je m'amusai à lui envoyer heure par heure des cartes postales, mises aux boites des débits de tabac que je rencontrai, avec un mot signé : « Deux heures, temps vif ... » « Trois heu­res, brise fraîche ... Quatre heures, 10 degrés ... » Moréas reçut tout le paquet le lendemain au café. Il n'en parla à personne, pas même à moi.

Il n'aimait que la poésie. La poésie absorbait toutes les puissances de son être. Il connaissait admirablement les poètes du XVIe siècle. Je le plaisantais quelquefois : « Moréas, vous n'aimez pas la littérature. Vous n'ai­mez que la poésie. » II se contentait de sourire. Il acceptait la plaisanterie, quand il ne suspectait pas l'admiration. Je lui disais: « Vous avez fait de beaux vers, c'est entendu ... Mais c'est bien sans le savoir. Un poète ne sait jamais ce qu'il fait ... Il produit des vers comme le rosier donne des roses... Vous êtes certainement le seul à ne pas comprendre les Stances ». Ce paradoxe trouvait grâce à ses yeux. Il effilait sa moustache. « Après tout, c'est peut-être vrai ». Mais son sourire signifiait : « J'en sais plus long que vous là-dessus. »‌

Moréas fut exclusivement un poète, un homme de fantaisie, de choix, d'indolence, toujours en quête de rimes, de mots et de citations. Il vous disait brusque­ment : « Savez-vous de qui est ce vers ? » On cherchait, on ne trouvait pas. « — Mais vous ne savez donc rien ! Qu'est-ce que vous lisez alors ? C'est du poète Crétin ... Crétin est un grand poète ! » Un jour, il se scandalisa parce que j'ignorais l'existence du frère du grand Arnault, qu'il avait découvert la veille : « Comment ! vous ne connaissez pas Arnault le péteux ? »

Peu de chose suffisait à nourrir son esprit. Il eût été incapable de lire d'un bout à l'autre l’Histoire des Variations, l'Essai sur les Mœurs ou les Origines du Christianisme. Abeille attique, il se contentait du suc des fleurs. Quelques passages lui suffisaient pour juger un auteur avec compétence. Ce goût du rare, ce choix aux pinces fines lui donnait un genre d'esprit critique qui s'exerçait avec justesse sur les questions de forme et de style.‌

Ces habitudes d'herborisation littéraire expliquent l'évolution de son talent. Ses lectures furent la source de ses productions. Il admira Ronsard et La Pléiade, et il publia les Syrtes et les Cantilènes, qui, par l'ar­chaïsme, le rajeunissement des mots, l'audace régres­sive et décadente, lui firent au quartier latin une véri­table réputation. Puis le Romantisme le séduisit. Il ne jura plus que par Chateaubriand et Flaubert ; ses amis l'entendirent réciter les imprécations de Iockanann dans Herodias : « Ah ! c'est toi, Jézabel ! Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure ... Tu hen­nissais comme une cavale. Etale-toi dans la poussière, fille de Babylone ... Tes sanglots te briseront les dents. L'Etemel exècre la puanteur de tes crimes ... Maudite ! Maudite !... » Faire ainsi le tour de la littérature, c'était s'exposer à rencontrer tôt ou tard Racine et Lamartine, et c'est ce qui arriva. Cette double influence adoucit l'inspiration de Moréas, en achevant de donner à son vers ce qui lui manquait encore de pureté et de naturel. L'imitation Racinienne lui inspira l’Iphigénie ; l'imitation Lamartinienne lui inspira les Stances, C'est ainsi qu'à l'exemple de Chénier, transposant la Grèce en France, Moréas confirmait les vieilles doctrines d'assimilation littéraire et se créait une réelle originalité personnelle. Grâce à cette éducation toute aristocrati­que, il finit par ne plus lire que les classiques, depuis Homère et Sophocle, jusqu'à Bossuet et Racine. Il vécut peu en Grèce, mais il vécut beaucoup avec les poètes grecs. Il n'aimait pas qu'on lui rappelât ses pre­mières admirations romantiques, celle de Flaubert sur­tout. Il affectait de mépriser l'auteur de Salammbô, La correspondance de Flaubert, qui enthousiasmait Heredia, lui paraissait le comble du ridicule. Il traitait Flaubert d' « imbécile »... « M. Homais, disait-il, mais c'est lui !... Flaubert a méprisé les bourgeois et n'a jamais été qu'un bourgeois ... »‌

Les Halles étaient le but favori des promenades noc­turnes de Moréas. En passant ses nuits aux Halles, il continuait la tradition de la vie de bohème, et c'est en souriant qu'il évoquait un soir avec nous une des jolies aventures de Gérard de Nerval, dans ce lointain quar­tier de restaurants équivoques. Une nuit que l'auteur de Sylvie était en train d'écrire des vers dans un cabaret, il fut pris par une rafle de police et mené au poste avec des apaches. « Quels sont vos moyens d'existence ? lui demanda le commissaire. — Je n'en ai pas », dit modestement l'incorrigible rêveur. Conduit au violon, Gérard adressa un mot à son ami Arsène Houssaye, alors directeur de la Comédie-Française, qui vint le délivrer, au grand ébahissement des policiers. Je ne jurerais pas que Moréas n'eût pas été ravi d'être traîné au poste avec des apaches. Ses amis connaissent le mot qu'il dit un soir à des gens de cette espèce » qui le regardaient de travers: « Eh bien, quoi ? Moi aussi, j'ai été souteneur. » Je ne crois pas que Moréas soit allé souvent chercher l'inspiration aux Halles et qu'il y ait composé beaucoup de vers. Un ami, qui l'accompa­gnait dans ces pérégrinations, avait aussi l'habitude de ne jamais se coucher avant huit heures du matin. Un jour qu'on réclamait sa signature, on courut chez cet ami à trois heures de l'après-midi. Il était encore au lit et se réveilla en colère. « Voyons, disait-il, ce n'est pas raisonnable. On ne vient pas chez les gens à une heure pareille ! » C'était de trop bonne heure pour lui.‌

Aux Halles, Moréas allait ordinairement au café des Deux Maillets. Une fois embarqué avec lui, Dieu sait à quelle heure on rentrait chez soi ! L'obligation de passer la nuit décourageant ses meilleurs amis, il finis­sait par y aller seul, à peu près sûr de trouver toujours quelqu'un à qui parler, ne fût-ce que l'Homme au rat. Cet homme au rat était un vieux bonhomme qui avait un rat apprivoisé. Moréas consentait à faire sa partie de dominos avec cet original, pour lequel les autres consommateurs manifestaient peu de sympathie. Le poète le trouvait « très gentil ». Un jour le bonhomme ayant gesticulé un peu brusquement, le rat, qui se pro­menait sur ses épaules, tomba dans le bock de Moréas.‌

A partir de ce moment, le poète déclara que l'Homme au rat « le dégoûtait ».‌

Un soir qu'il voulait être seul aux Deux Maillets, Moréas demanda à être servi dans une salle à part. On le fit monter dans une grande pièce, où il s'installa solitairement et se mit à fumer des cigares. Tout à coup, une noce envahit la salle. Moréas mit son monocle, et, sans dire un mot, toisa tout ce monde d'un si furieux froncement de sourcils, que ces gens s'en allèrent sans demander d'explication.‌

Un autre soir qu'il venait de dîner avec Paul Mounet, Mariéton, Sylvain et Baragnon, on alla au café de la Régence. A deux heures du matin la Régence ferma ses portes, malgré les protestations de Moréas : « Voyons, c'est ridicule ... Un café comme la Régence devrait rester ouvert toute la nuit ... Où voulez-vous qu'on aille, si tout est fermé ?... » Naturellement on alla aux Halles. On prit deux fiacres. Moréas s'es­quiva : « Je vous rejoins ». Aux Deux Maillets, on l'attendit vainement. Les heures passent. Point de Mo­réas. Le jour venu, on se décide à rentrer, après être allé demander des nouvelles, place du Théâtre-Fran­çais, aux garçons de la Régence. « Ah oui, dirent-ils, ce monsieur qui avait une grande rosace rouge à la boutonnière ?... Il est allé chez lui ... Il a été joliment malade ... » Il fallait, en effet, que le « Maître « eût été bien malade pour s'être décidé à rentrer chez lui tout seul.‌

Ceux qui n'ont pas entendu Moréas dire des vers en fronçant les sourcils, dans une sorte de sainte colère, ne pourront jamais se figurer le retentissement que donnait aux belles phrases rythmées sa voix grondante comme un orage. Moréas avait de la poésie une com­préhension merveilleuse. Sa diction prenait quelque chose de prophétique. Cet athénien portait en lui une rumeur toujours chantante, qui s'éveillait au moindre écho. Il passait des journées hanté par certaines cita­tions et, pour peu qu'on le revît les jours suivants, or pouvait suivre ainsi la trace de ses lectures. Un mot lui suffisait. Je l'ai entendu se délecter tout un jour a un vers de Lamartine : « Etoile de la gloire, astre de sombre augure », qu'il prononçait: « Etouâle dé la glouâre, astre dé sombre augure », et encore le mor­ceau de Lamartine sur Rousseau : « De son tombeau de gloire à son berceau de nuit », ou des vers de d'Aubigné, de Passerai : « Empistolés au visage noirci ... », ou d'Alfred de Musset : « Sombre amant de la mort, pauvre Léopardi ». Certaines images de Victor Hugo ne lui plaisaient qu'à moitié. Quant on citait: « Cette faucille d'or dans le champ des étoiles » ou bien : « L'œil était dans la tombe et regardait Caïn », il sou­riait : « — Oui, c'est charmant, disait-il, mais c'est du romantisme ... Le vrai Victor Hugo est dans les Paroles sur la Dune des Contemplations. » Et, enflant la voix, prenant son air de tempête, il déclamait le fameux morceau :‌

Où donc s'en sont allés mes jours évanouis ? ‌

Est-il quelqu'un qui me connaisse ?‌

Ai-je encore quelque chose en mes yeux éblouis ‌

De la clarté de ma jeunesse ?‌

 

Tout s'est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ; ‌

J'appelle sans qu'on me réponde ;‌

O vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu'un souffle, hélas ! ‌

Hélas ! ne suis-je aussi qu'une onde ?...‌

 

Et je reste parfois, couché sans me lever, ‌

Sur l’herbe rare de la dune,‌

Jusqu'à l'heure où l'on voit apparaître et rêver

Les yeux sinistres de la lune ...

« Voilà la vraie poésie, disait Moréas. Voilà le vrai Victor Hugo ! » Ce n'est pas qu'il méprisât le romantisme verbal d'Hugo. Castilbelza était un de ses thèmes favoris. Ce genre d'inspiration l'enchantait. Il récitait, en marquant partout les e muets comme des é aigus:‌

Castibelza, l'homme à la carabine,

Chantait ainsi :

Quelqu'un a-t-il connu dona Sabine,

Quelqu'un d'ici...

 

Chantez, villageois, la nuit gagne

Le mont Falou ...

Le vent qui souffle à travers la montagne

Me rendra fou ...

Puis c'était le tour du Pas d'armes du roi Jean :‌

Notre Dame !

Que c'est beau !

Par mon âme ‌

De Corbeau,

Voudrais être ‌

Clerc ou prêtre ‌

Pour y mettre ‌

Mon tombeau !

Il y avait un vers de Musset, qu'il citait souvent, et toujours d'un air terrible, avec un grondement d'oura­gan :‌

A Venise, à l'affrrreux Lido,

Mourir la pâââle Adriatique.

Moréas entreprenait quelquefois de vous expliquer ce que c'était que la poésie. Il se mettait à citer des exemples et finissait par dire : « La poésie ! Vous ne savez pas ce que c'est ? Ce n'est rien du tout, et c'est beaucoup. » Le son des mots agissait sur lui d'une ma­nière extraordinaire. Il répétait vingt fois par jour des titres d'ouvrages ou de simples noms propres dont l'harmonie le ravissait, comme : « Don Diego Hurtado de Mendoza », qu'il prononçait avec une emphase pro­vocante, ou, vous prenant par le bras, il vous interpellait par le vers de Dante : « Sei tu, quel Virgilio » ou encore: « La bocca mi baccio, tutto tremante ». Il y a un vers de Ronsard qu'il trouvait sublime et qu'il vous jetait à la tête comme une bravade : « Certes, je le dirais du sang Valésien ! »‌

Il avait fait de trois vers de Chapelle et Bachaumont une véritable scie :

Pour si belle offre de service,

Grand merci, Monsieur d'Assoucy ...

Monsieur d'Assoucy, grand merci ...

Il les reprenait sur tous les tons ; il entrait au café en les roulant dans ses moustaches, et il les répétait encore en sortant :‌

Grrrand merci, Monsieur d'Assoucy.

M. d'Assoucy, grrrand merci.

Il aimait ce Voyage de Chapelle et Bachaumont, qui était un peu le modèle des causeries mêlées de ci­tations qu'il donnait alors à la Gazette de France.‌

Moréas avait la plus grande admiration pour Mal­herbe, dont il savait par cœur une foule de vers, notam­ment ceux-ci, qu'il déclamait avec enthousiasme :‌

Apollon, à portes ouvertes, ‌

Laisse indifféremment cueillir ‌

Les belles feuilles toujours vertes

Qui gardent les fronts de vieillir ;

Mais l’art d'en faire des couronnes ‌

N'est pas su de toutes personnes, ‌

Et trois ou quatre seulement,

Au nombre desquels on me range,

Peuvent donner une louange

Qui demeure éternellement.‌

On ne peut pas dire que Moréas fût de ses propres vers lecteur infatigable. Il ne consentait à réciter ses poésies que chez des intimes, et encore fallait-il l'en prier. On se réunissait le soir, il y a des années de cela, rue de Rennes, chez notre ami l'éditeur Putois-Crété. Il y eut là des séances mémorables. Notre ami Desrousseaux ne faisait pas encore de la politique et vivait alors dans toute la simplicité noctambulesque du quar­tier latin. Doué d'un inénarrable talent d'imitation, il récitait avec l'accent anglais un certain songe d'Athalie qui avait un succès fou. Entraîné par l'exemple, Moréas se levait, se campait et, après avoir bien effilé sa moustache et remonté son épaule, il commençait quelqu'une de ses truculentes poésies, comme le Ruffian ou la Dame du vieux Tintoret :‌

Quelle est cette aubade câline,

Chantée on dirait en bateau ;

Et quel est ce pizzicato

De guitare et de mandoline ?

Et cette dame, quelle est-elle,

Cette dame que l'on dirait

Peinte par le vieux Tintoret

Dans sa robe de brocatelle ?

Moréas savait donner aux vers toute leur plénitude retentissante. Il en détaillait chaque mot et faisait

tou­jours sentir les syllabes muettes. Desrousseaux avait mis en musique un de ses vers : « La feuille des forêts, etc. » Ce n'était qu'une phrase, mais exquise, et Desrous­seaux l'accompagnait au piano comme il pouvait, re­grettant de ne pas être bon pianiste. Un jour qu'il essayait de jouer je ne sais plus quel air, il laissa re­tomber ses bras de découragement, et se tournant vers son ami le musicien Dubreuilh, il dit en martelant les mots avec conviction : « — Je n'ai pas de fortune : mais, si j'en avais, je la donnerais toute entière pour savoir jouer du piano. »

Ces soirées chez Putois-Crété sont restées parmi les plus gais souvenirs de cette vie du quartier latin, qui a duré quelques années et qui est si loin maintenant... Les uns sont morts, les autres dispersés, et le fougueux Desrousseaux était hier encore, sous le nom de Bracke, député socialiste et journaliste de talent.

Sans famille, sans occupation, simple dilettante de lecture et de travail, n'aimant ni l'érudition ni l'his­toire, Moréas était fatalement destiné à être la proie de l'ennui. L'ennui a empoisonné sa vie. Il l'avouait et faisait tout pour échapper à la solitude, et, malgré relations et causeries, toujours l'implacable solitude re­venait. L'amitié seule eût adouci son isolement, et il ne croyait plus à l'amitié. Il a écrit quelque part : « Les âmes de La Boëtie et de Montaigne pouvaient sans doute soutenir de pareils sentiments ; mais ils logent aussi assez souvent chez les natures fort médiocres, Alors ce n'est qu'un désir de s'épancher et une sorte de nonchalance, et tout cela peut manquer de noblesse. L'amour, qui reste une aveugle fureur, malgré les enjolivures que nous y mettons, ne chicane pas tant. L'ami­tié est plus délicate et il faut qu'elle écoute ses scru­pules. Voilà pourquoi un cœur vraiment élevé pour peu qu'un destin envieux s'en mêle, goûte à la fin les amères délices de la solitude. »

Il m'a dit souvent : « A quarante ans, un homme ne doit plus compter que sur lui-même et doit se résigner à vivre seul. » Je n'ai jamais connu personne qui se soit si effroyablement ennuyé. « Plus rien ne m'intéresse, disait-il. Je suis dégoûté de tout ». Moréas a traîné son ennui de café en café, aux bras des amis qui voulaient bien le suivre, dans ce Paris nocturne où il semait au hasard ses vers et ses rêves. Son existence fut un long suicide moral dont il ne parlait jamais.

Rien de plus tragique que le spectacle de ce noble poète, esclave volontaire de la vie de bohème. Je lui demandais parfois : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ? » Cette idée lui semblait baroque. « — Qu’est- ce que j'aurais fait d'une femme ? Je veux pouvoir rentrer chez moi quand ça me plaît, rester au café, manger, boire, veiller ». Nous tombions d'accord que le mariage ne convient pas à tout le monde.

L'horreur de la solitude suffirait seule à expliquer chez Moréas ce goût de noctambulisme qui, après des heures passées à Montmartre ou aux Halles, le faisait traverser Paris à cinq heures du matin et rentrer chez lui aux premières lueurs de l'aurore. Il souriait, quand on lui parlait de mauvaises rencontres. « Les apaches, disait-il, ça n'existe pas. Je rentre à toute heure. Je n'ai jamais vu d'apache et personne ne m'a jamais rien dit ».

Il haïssait les fêtes publiques et la foule ; mais, à la moindre rumeur, on le voyait errer dans la rue, à la recherche de ses amis. Une après-midi de mardi-gras, sur les boulevards noirs de monde et interdits aux voi­tures, au milieu des passants piétinant la cendre épaisse des confettis, je fut stupéfait de rencontrer Moréas, qui se promenait seul, à pas lents, monocle à l'œil, sac sous le bras et jetant des projectiles. « — Comment ! lui dis-je. Vous ici ... ! » Il se mit à rire comme un enfant pris en faute. « — Que voulez-vous ? Il faut bien s'amuser avec ce qui vous ennuie, si on ne veut pas s'ennuyer avec ce qui vous amuse. »

Moréas montrait rarement le fond de son âme ; mais il était facile, à travers ses plaisanteries, d'entrevoir le dégoût que lui laissait parfois l'expérience sacrilège des grossières passions avec lesquelles il s'efforçait de masquer le néant de sa vie. On peut dire qu'il a gaspillé jour par jour la plus belle existence de poète : la pre­mière moitié fut un rire d'insouciance ; la seconde molle fut un abîme que rien ne put combler. Beaucoup de ses vieux amis étaient morts et, sans le cercle de jeunes gens dont il recherchait l'admiration, il aurait eu le sort d'Aurélien Scholl, qui, survivant vieilli de générations disparues, était heureux de rencontrer et d'inviter à dîner quelque bon jeune homme, pour ne pas manger seul au restaurant.

Moréas a vécu partout à l'aise et sans gêne, dédai­gneux des égards et des conventions et même quel­quefois des plus élémentaires politesses. Lacuzon se plaignait que le poète ne le saluât pas. « — Evidem­ment, dit Moréas ; nous demeurons dans le même quar­tier. On se rencontre à chaque instant. On se saluerait toute la journée ». Non seulement Moréas ne répondait pas aux lettres qu'on lui adressait, mais il ne se don­nait même pas la peine de les lire. On a trouvé chez lui des paquets de lettres non décachetées. Il était le plus naturellement du monde tout ce qu'il y a de plus mal élevé. Il vous coupait la parole, vous donnait des démentis, vous traitait de bas en haut. S'il toussait, c'était avec un retentissement qui frisait presque

l'inso­lence. II ne supportait la conversation que s'il y tenait la première place. Voulait-il vous convaincre, il vous prenait sous le bras, vous choyait, vous caressait comme un missionnaire en train de convertir un indigène. Il le disait en riant, mais il le disait : « Je ne me trompe jamais. J'ai toujours raison ». L'événement justifiait quelquefois ce peu modeste parodoxe. II sortait un jour du Vachette avec son ami Durand. Il s'agissait de prendre une voiture. Durand appelle un fiacre. Moréas fronce les sourcils: « — Non, pas celui-là. — Pourquoi ? — Ce cheval ne me plaît pas. Il nous arrivera quelque chose. — Quelle idée ! Voyons, décide-toi ». Moréas résistait en mâchonnant son cigare. Enfin il se résigna en disant: « — Soit ; mais nous aurons une histoire. » On monte, le cheval part; au bout de cent mètres, la voiture oscille et dépose nos deux amis sur le trottoir. Moréas se relève sans lâcher son cigare et, debout, remettant tranquillement son monocle, il se contente de faire cette réflexion : « — Je te l'avais bien dit, »

Il avait parfois de jolies reparties d'ironie pince-sans-rire. Un de nos amis, un peu folâtre, lui ayant offert son premier volume de poésies, Moréas le par­court et dit en souriant: « C'est très bien ... Et main­tenant soyez sérieux ... »

Il amenait souvent au café des jeunes gens qui étaient allés le voir chez lui ou qui l'avaient loué dans quelque Revue. II disait : « Je n'aime pas les jeunes gens ». Ce n'était pas vrai. Il ajoutait : « Ils sont trop jeunes » ou bien : « Ils sont déjà trop vieux pour être si jeunes ». Quelques-uns de ses admirateurs, en pleine maturité d'âge et de talent, devinrent ses fervents amis, le jour­naliste anglais Scherard, entre autres, qui venait souvent au Vachette et qui a publié à Londres un agréable livre de souvenirs parisiens. Scherard était le type de l'An­glais flegmatique, sourire rare, figure inexpressive et imberbe, bon garçon supportant la plaisanterie, mais prêt à boxer au moindre manque d'égards. Il arriva un soir au café, l'œil poché, avec des bleus aux joues ; et, comme on lui demandait des explications, il avoua que quelqu'un aux Halles ayant devant lui mal parlé de la « Reine », il s'était battu et avait passé la nuit au violon. Un autre soir, au cours d'une discussion, il balaya d'un geste tout ce qui se trouvait sur la table, verres, flacons, tasses, bouteilles ; après quoi, il s'ac­couda tranquillement sur le marbre, en regardant les garçons ébahis. Ce bon Scherard était capable de rester une heure à côté de vous sans vous adresser la parole. S'il offrait à boire et qu'on fît mine de payer, il repre­nait votre argent des mains du garçon et allait le jeter dehors, en disant : « Je n'aime pas ces facéties ». Son accent guttural anglais donnait une expression amusante à sa conversation monosyllabique.

Un soir, à huit heures, après un bon dîner, le grand Scherard arrive au café, s'assied avec nous et, appuyé sur ses coudes, silencieux comme d'habitude, il attend patiemment l'arrivée du Maître. La porte s'ouvre, Mo­réas paraît, et quel n'est pas notre étonnement de voir Scherard, cédant à une crise d'admiration, s'avancer vers le poète et fléchir le genou devant lui, en disant: « Je salue le génie. » Moréas s'empressa de relever ce suppliant. Il aimait les hommages, mais pas tout à fait sous cette forme, et il était ce soir-là tout de même un peu gêné.

Certaines personnes n'entraient au Vachette que pour rencontrer Moréas. C'est ainsi que j'ai vu Oscar Wilde, homme de lettres gentleman, qui par son seul talent eût mérité la réputation que lui valut son équivoque procès. Causeur exquis et sachant écouter, type d'An­glais aimable et souriant. Oscar Wilde me ravit par son air distingué et son beau sourire d'amertume.

Parmi ceux que j'appellerais simplement les visi­teurs du Vachette ou, si l'on veut, les disciples à distance de Moréas, il y avait encore Hugues Rebell, que des romans voluptueux et fort bien écrits com­mençaient à mettre en lumière. La porte s'ouvrait, un grand garçon, qui ressemblait à un Renan poupin, demandait en rougissant et d'une voix craintive, comme si la police était à ses trousses : « — Est-ce que Boylesve est là ? » On lui répondait, malgré soi, sur le même ton de frayeur et de mystère : « — Non, Boylesve n'est pas là. » Après une rapide poignée de mains, Rebell s'esquivait à reculons. Un soir, cepen­dant, il s'assit, et la conversation s'engagea. Ce sont les seules relations que j'ai eues avec Rebell. Il avait publié la Nitchina, les Nuits chaudes du cap français, la Femme qui a connu l'Empereur. « Quand on avait vu Hugues Rebell une fois, disait Mazel dans le Mercure, on ne pouvait plus l'oublier. C'était un gros gar­çon blond et rose, rasé comme un jeune lord ... Son portrait crayonné par Jean Véber dans l’Ermitage de 1896, offrait un masque d'un caractère étrange. Vous auriez dit une Cambodgienne ou une Mandchoue entre deux âges. »‌

Le doux René Boylesve débutait alors comme ro­mancier et venait assez régulièrement au Vachette. Il habitait, au coin du boulevard Saint-Germain, un appartement tranquille, qu'il fut obligé de quitter pour ne plus entendre sous ses fenêtres le cri monotone des éternels camelots : « La Patrie ... La Presse ... La Presse ... La Patrie ... » Boylesve était déjà à cette époque le garçon silencieux et modèle que la Nature avait expressément destiné à devenir Académicien. Ses premiers romans plurent à Alphonse Daudet, qui lui prédisait, sans jeu de mots, un bel avenir. Il travaillait passionnément et ne quittait guère sa chambre que pour venir causer une heure ou deux avec nous.

Esprit pondéré, ennemi du bruit, discret de sourire et de manières, Boylesve, comme toutes les personnes bien élevées, avait des superstitions et des manies. Pour rien au monde, il n'eût pris part à un dîner de treize couverts. Il arriva un soir en retard à un repas d'amis qui comptait douze convives. On s'écria joyeusement : « Voilà le treizième ». Boylesve ne riait pas. Il refusa de s'asseoir et se fit servir à une petite table.

Georges Doncieux doit être aussi compté parmi les amis de Moréas et les disparus du Vachette. Ironique figure de Méphisto, fils de l'ancien préfet de Vaucluse sous l'Ordre Moral, Doncieux représentait bien le type de l'homme du monde qui a fait de brillantes études et consacré à la littérature les loisirs d'une indépendance agréable. Doué d'une facilité d'élocution qui n'était jamais ennuyeuse, il avait publié un excellent recueil de chansons populaires et une thèse intéressante sur le Père Bouhours. Rien ne l'enthousiasmait comme de me voir descendre d'un tramway avec la Vie de Calvin sous le bras. Attiré par les recherches historiques, il s'était épris d'occultisme et de magie, et les œuvres d'Huysmans furent un moment ses œuvres favorites. Son amour pour les poésies fugitives lui inspira l'idée de faire l'épitaphe de tous ses amis. Le pauvre garçon mourut le premier et personne ne fit la sienne.

Doncieux se piquait de bravoure et de dandysme. Notre ami Auguste Gautier le mit un jour au défi d'en­trer dans la cage aux lions du dompteur Laurent, qui fouaillait les fauves à coups de cravaches, tous les soirs à Bullier. On paria un dîner de vingt-cinq louis. Au jour fixé, Doncieux entra dans la cage aux lions avec le maître d'armes Kirschoffer et tous deux croisèrent le fer, pendant que le dompteur cinglait les bêtes hurlantes. Tous les amis assistèrent à ce spectacle, entre autres, s'il m'en souvient bien, Georges Dumas, Pierre Mille, Moréas, Pingaud, Dubreuilh, Gustave Khan et sa femme, qui s'évanouit d'émotion. Le sang-froid de Doncieux et du maître d'armes fut longuement ap­plaudi et, à quelques jours de là, consacré par un joyeux dîner.

On a souvent signalé la vanité légendaire de Moréas et il serait assez difficile d'expliquer en quoi elle

con­sistait. C'était un travers de caractère bien plus qu'un vice d'esprit. Moréas se croyait grand poète et ne se gênait pas pour le déclarer. Se trouvant un jour avec son ami Durand, il invita un tout jeune homme qu’on lui avait présenté : « — Venez dîner avec moi, lui dit-il. Vous pourrez dire un jour que vous avez dîné avec un grand poète. » Et comme le jeune homme restait un peu interloqué : « — Parfaitement, je suis un poète dans le genre d'Homère ... ! — Et encore ! appuya Durand, en souriant dans sa barbe, Homère n'a peut-être pas existé ! — C'est vrai, dit Moréas. Homère, lui, n'a peut-être pas existé ... tandis que moi j'existe ... »

A la pension Laveur, il eut un soir pour voisin un homme de lettres qui faisait profession d'aimer la poé­sie. « — Ah ! dit Moréas soupçonneux. Et quel est le poète que vous préférez ? » L'autre répondit : « — Oh ! moi, en poésie, je suis éclectique. » « — Il ne faut pas être éclectique », dit sévèrement Moréas lui tournant le dos.

Quand il avait fini de réciter une de ses poésies, il fronçait les sourcils et, avec un petit relèvement d'épaules satisfait, il vous disait confidentiellement : « — N'est-ce pas que ce sont des vers de grand poète ? »

II n'admettait l'éloge des autres qu'avec des réserves rassurantes pour sa propre gloire. Baragnon ayant un jour déclaré (ce que nous pensions tous) que Mistral était le plus grand poète du siècle, Moréas ne dit rien et effila sa moustache d'un air pensif; puis, prenant Baragnon à part, la voix radoucie, insinuante : « Alors, vraiment, dit-il, vous trouvez que Mistral est un aussi grand poète que ça ? — Mais oui, dit Baragnon, et bien plus grand encore. — Voyons ... un aussi grand poète que moi ? — Oui », dit Baragnon, qui pourtant admi­rait Moréas. L'auteur des Stances, demi-souriant, répondit ce mot épique : « — Vous ne le pensez pas ... »‌

Il était sincère en faisant cette réponse. Personne n'a plus profondément méconnu le génie de Mistral et ne fut moins sensible aux beautés de la poésie proven­çale. Mistral, les Félibres, Orange, la décentralisa­tion, les Farandoles, tout cela déconcertait son esprit classique. Cette vanité de Moréas réjouissait ses amis. Maindron, qui était la franchise même, s'étant permis de discuter quelques-uns de ses vers, Moréas souriant et indigné finit par lui dire : « — Vous n'avez pas l'air de vous douter, Monsieur Maindron, que je n'ai fait que des chefs-d'œuvre. » Maindron, toujours ma­licieux, s'inclina et, écartant les bras, rendant les ar­mes ; « — Nous savons ça, mon cher Moréas ... Nous savons ça ... Mais c'est toujours intéressant de l'en­tendre de votre bouche. »

Moréas se rendait très bien compte que les louanges qu'il s'accordait prêtaient un peu à sourire. Il en accep­tait la chance, incapable de résister au besoin de se louer. Il me dit un jour, en parlant d'un jeune romancier dont le premier livre faisait quelque bruit : « « Oui, c'est gentil ... Mais qu'est-ce qu'il dirait, s'il avait fait Iphigénie ? »‌

La moindre restriction sur son talent lui était insup­portable. Il fallait entendre de quel ton foudroyant il déclarait : « — C'est un imbécile », quand on lui par­lait de quelqu'un qui n'aimait pas ses poésies ou qui avait écrit quelque chose contre lui. L'unanimité des hommages lui était nécessaire. Il n'admettait pas les dissidents et se fût plutôt employé à convertir ses enne­mis. II me demanda un jour : « — Qu'est-ce que pense Faguet ? » (Il s'agissait d'Iphigénie). « — Faguet ne m'a jamais dit que du bien de vous ... » « — Oui, je sais, mais enfin ? » Il fut à peine rassuré, le jour où, rendant compte d'Iphigénie dans les Débats, Faguet citait élogieusement quelques passages de la pièce : « Oui, dit Moréas, en fronçant les sourcils ... Oui, c'est très bien », du même ton qu'il eût dit : « De sa part, c'est déjà beaucoup ».‌

Il aurait voulu vous persuader qu'aucune supériorité ne manquait à sa poésie. Il disait à notre ami Gillouin le philosophe : « — Vous savez qu'il n'y a rien de plus philosophique que mes vers », et à notre ami Vulliaud, qui s'occupait d'ésotérisme : « Il y a aussi de l'ésotérisme dans mes Stances ... » La vérité, c'est que per­sonne ne fut moins que lui ce qu'on appelle un esprit philosophique, malgré le séjour qu'il avait fait dans sa jeunesse en Allemagne. Son père, vieux magistrat ennemi de la légèreté française, mort procureur général à la Cour de Cassation d'Athènes, avait envoyé son fils à Heidelberg, parce qu'il s'imaginait, comme beau­coup de personnes à cette époque, qu'on ne pouvait former un esprit sérieux qu'en Allemagne. Après y être resté quelque temps, ne pouvant supporter l'étouffante atmosphère germanique, Moréas s'évada et vint à Marseille. Il fit sa première halte d'intelligence dans la vieille cité phocéenne, qui lui redonna un instant l'illusion de la terre natale. Enfin il arriva à Paris et n'en sortit plus. Il avait gardé de son séjour en Alle­magne un goût particulier pour certains écrivains, comme Hartmann et Schopenhauer, qu'il connaissait bien, non seulement le Schopenhauer essayiste, élève de Chamfort, mais le personnel et sombre théoricien de la volonté dans le monde.‌

Moréas passait pour avare, et personne n'était plus désintéressé. Cette insouciance pécuniaire ne l'empê­chait pas de vous apprendre avec une fierté naïve qu'il était le poète à qui on payait les vers le plus cher. Je lui faisais observer que Delille et Coppée avaient gagné plus d'argent que lui. « — Oui, disait-il, mais ils ont plus travaillé que moi ». Les deux poèmes l'Imagina­tion et la Conversation rapportèrent à Delille 12 000 francs. Chateaubriand raconte que la femme de Delille, avare et insupportable, enfermait son mari à clef tous les matins, et ne lui rendait la liberté que lorsqu'il avait écrit cent vers. « — Vous n'en êtes pas encore là, lui disais-je. » « — Qui sait ? répondait-il en riant ... Si j'étais marié ... » Nous en revenions toujours à Victor Hugo, qui s'est enrichi dans la poésie. Ce qui est vrai, c'est que les poètes, en général, gagnent difficilement leur vie à exercer une profession dont Malherbe com­parait irrévérencieusement l'utilité à celle du jeu de quilles. Neuf fois sur dix, un volume de vers se publie aux frais de l'auteur, qui le distribue à la presse et aux amis. La critique n'en parle pas, et le prix de l'édition ne permet pas souvent aux débutants de re­commencer la tentative.‌

Moréas, au contraire, fut toujours très bien accueilli des éditeurs. On le payait cher, comme il disait ; on lui faisait des éditions spéciales. Il n'avait, d'ailleurs, pas besoin d'argent ; s'il eût produit autant que Coppée, il eût tiré de ses vers de beaux revenus. Tout le monde sait que Moréas ne travaillait pas beaucoup et publiait peu. Tailhade l'appelait le poète au compte-goutte. Non seulement Moréas produisait peu, mais il méprisait la production considérée comme quantité, et c'est en souriant qu'il louait la fécondité de certains écrivains, comme Paul Adam, son ancien collaborateur du Thé chez Miranda, qui, du reste, à cette époque, travaillait aussi peu que lui. « C'était la faute de Moréas, dit Paul Adam. Il se levait à six heures et demie du soir. Je l'attendais devant la porte d'une pâtisserie, où il entrait vers sept heures. Il mangeait là, d'affilée, dix ou douze gâteaux. Cela fait, il disait magnifiquement à la pâtissière : « Et maintenant, Madame, je viendrai vous payer demain. » Puis on allait au café, et, au petit jour, on parlait encore de Ronsard. » Grand travailleur, peintre épique de notre époque industrielle, Paul Adam ne continua pas longtemps cette vie de paresse, et ne tarda pas à perdre de vue son ancien ami du boulevard Saint-Michel.‌

Moréas s'est servi de la langue française comme d'une langue morte artificiellement apprise, mêlant tour à tour les expressions du XVIe siècle et du XIXe siècle, Malherbe et Lamartine, sans jamais sentir ce qu'un pareil mélange avait de choquant. Baragnon me citait une de ses strophes qui est exactement calquée sur une Ode d'Horace. Moréas a toujours eu l'air d'écrire dans une langue qui n'était pas la sienne, et c'est, je crois, ce que lui reprochait Barrés, quand il le comparaît à un sauvage enfilant au hasard de disparates amulettes. Ce procédé de mosaïque fit la gloire de notre ami, parce qu'il sut y mettre du tact, et que cette marquete­rie n'empêcha pas sa personnalité de se manifester par des surprises de style et un don de sensations tout à fait originales.

Moréas n'écrivait pas. Il dictait. II prend un soir Baragnon par le bras. « — Je suis très ennuyé, lui dit-il, Hébrard m'a demandé pour le Temps un article sur le théâtre grec. Vous savez que je n'écris jamais rien. Il m'est impossible d'écrire ... Autrefois, je dic­tais à Desrousseaux et à Coulon. Mais Desrousseaux fait de la politique et Coulon s'est enterré en pro­vince ... Voulez-vous venir chez moi ? On boira quel­que chose, et je vous dicterai. » II amena Baragnon chez lui à onze heures du soir, et il dicta jusqu'à sept heures du matin la valeur de deux gros feuilletons. Pour remercier Baragnon, il fit ce qu'il faisait rarement : il l'invita à déjeuner chez un mastroquet. On leur servit des pommes frites brûlées que le poète déclara exquises.‌

Pendant les dernières années de sa vie, Moréas avait renoncé à dicter et écrivait lui-même ses feuilletons de la Gazette de France. Le travail lui était odieux ; il détectait toute espèce de contrainte et se contentait, selon l'antique formule, d'attendre l'inspiration, qui lui venait en plein air, dans ses promenades, au retour des Halles. La fraîcheur du matin, succédant aux brasseries étouffantes, renouvelait sa sensibilité et ravivait son amour des images et des rythmes. C'est après ces nuits de désœuvrement fumeux qu'il trouvait ses vers les plus purs. A force de les ruminer dans sa tête, il finis­sait par les apprendre par cœur. C'est ainsi que furent composées les Stances, son plus parfait ouvrage. Le lendemain, en arrivant au café, il se mettait à la re­cherche de Desrousseaux pour lui dicter le travail de la veille : « J'ai fait deux stances hier, nous disait-il. Je vous les lirai quand Desrousseaux les aura écrites ». Il allumait sa pipe et récitait gravement les huit nouveaux vers. La même scène recommençait quelques jours après. J'ai moi-même écrit plusieurs fois sous sa dictée, en l'absence de son ami.‌

Desrousseaux arrivait au Vachette, portant sous le bras une énorme serviette, bourrée de journaux et de revues, qui le faisait boiter et qu'il déposait sur une chaise ou sur une table. Toujours prêt à répondre aux renseignements que l'on sollicitait de son inépuisable érudition, il enseignait le Grec à Moréas, qui avait oublié son grec littéraire, et, outre son aimable secours calligraphique, il rendit au « Maître » de grands ser­vices pour sa traduction d'Iphigénie.‌

Sous des dehors d'érudit distrait et un peu bourru, Desrousseaux était le meilleur garçon du monde.

Pro­fesseur à l'Ecole des Hautes-Etudes, helléniste et lati­niste consommé, il savait par-dessus le marché mille petites choses très précieuses, comme la ponctuation et la correction des épreuves, que Moréas dédaignait.‌

« La ponctuation, disait-il, ne signifie rien. Au XVIIIe siècle chaque auteur avait la sienne. Il y en a qui abusent des virgules, d'autres en sont avares. On ren­contre chez eux à chaque page, des points ou des points virgules pour deux points ». J'avais beau lui dire que la ponctuation avait sa raison d'être, il souriait : « — Ça m'est égal ... Faites ce que vous voudrez ... »

Comme J.-J. Rousseau, Moréas raturait ses brouil­lons dans sa tête, et ce travail lui donnait, sans qu'il l'avouât, bien des préoccupations et des scrupules. Il m'aborde un jour et, me prenant par le bras : « — Dites-moi ... Est-ce qu'il n'existe pas un mot pour dé­signer le sillon de pierre où tourne la meule d'un mou­lin ? » Je cherchai et ne trouvai rien. « C'est, me dit-il, pour un vers des Stances ». Je lui dis : « S'il existe un mot, il doit être tellement spécial, que personne ne le comprendra et qu'il déparera vos vers. » II n'insista pas. A quelque temps de là, il nous récita la strophe où il a remplacé ce mot par deux beaux vers :‌

Quand le vent emplira le trou béant des portes‌

Et l’inutile espace où la meule a tourné

II vous consultait ainsi souvent, en vous expliquant discrètement de quoi il s'agissait. Rien ne l'eût hu­milié comme de passer pour un travailleur. Il affectait de mépriser l'effort parnassien et, lui qui s'assimilait si adroitement les vieux poètes, il raillait la perfection d'Heredia et croyait au génie poétique fonctionnant sur un trépied divin. Cependant, sur le papier ou dans la tête, il reconnaissait avec moi la nécessité du tra­vail ; il publia même, dans la Gazette de France, à propos d'un de mes livres, un article élogieux qui figure dans ses Esquisses et Souvenirs.‌

Sa tragédie Iphigénie fut faite selon la même lente méthode et avec les mêmes dictées au coin d'une table de café. Il nous récitait tous les jours les vingt ou trente vers composés la veille. Rien qu'à sa façon d'entrer, nous devinions qu'il y avait du nouveau. A peine assis, il se penchait vers nous et cela ne tardait pas : « Vous savez ce qu'Iphigénie disait à son père ? — Oui, vous nous l'avez dit hier ... — Eh bien, voici ce qu'il lui répond ... J'ai fait ça cette nuit ... » Et, sans oublier une nuance, il récitait le morceau. Les démarches, la dif­ficulté d'être joué mirent un instant aux prises sa paresse et son ambition. Iphigénie finit par être considérée par ses admirateurs comme une œuvre absolument person­nelle. On oublia que c'était une traduction d'auteur grec et l'on ne prit plus la peine de mentionner sur les affiches le nom d'Euripide. Jusqu'à sa dernière heure, Moréas fut préoccupé par le sort de cette Iphigénie qui devait, selon lui, couronner sa carrière littéraire. La veille de sa mort, il renouvelait à Barrés son désir pres­sant que l'œuvre fût jouée au Théâtre-Français ... Après quelques représentations à l'Odéon, à Orange et en Grèce, la pièce fût enfin donnée à la Comédie-Française et n'obtint aucun succès. Il est douteux qu'on la reprenne, et c'est dommage. Il y a deux ou trois scènes remarquables et de beaux chœurs.‌

Vers la fin de sa vie, Moréas songea sérieusement à se faire naturaliser Français pour entrer à l'Académie. C'est surtout cette raison qui le poussait à présenter son Iphigénie à la Comédie-Française. Il avait beau sourire quand on lui parlait de cette candidature académique, c'était la seule perspective qui réveillât ses ambitions désillusionnées. Nous le plaisantions sur le discours qu'il prononcerait. Son ami, le musicien Dubreuilh, qui imitait à la perfection la voix du poète, avait déjà trouvé les paroles qu'il devait dire sous la coupole : « C'est bien simple. Moréas commencera par une phrase dans ce genre : Messieurs, Sophocle, Racine et peut-être moi ... »

J'ai rarement entendu Moréas parler de la mort, de l'énigme humaine, de la vie future. Il a écrit quelque part : « O monts de l'Attique, ô Phalère aux blancs rivages ! II sied que je vous admire sans tendresse désor­mais. Je touche à la perfection et à la mort. Mais la mort est une sottise. » En quoi la mort est-elle une sottise ? Il ne l'expliquait pas. Il me dit un jour : « La vie et la mort, au fond, c'est la même chose, puisque, quand on est mort, on n'en sait rien. » Un autre jour, il ajouta avec gravité : « Vous savez ce que j'ai dit de la mort dans Feuillets ? — Non, je ne me rappelle plus. — Je dis ceci ... » Et, se reculant, un doigt levé pour solenniser sa parole : « O mort, je ne te crains plus. Je te connais trop bien. » Et, comme cette déclaration me laissait perplexe, il reprit en souriant : « — Vous ne savez pas ... Vous ne pouvez pas comprendre. » Il prononçait ainsi très souvent des phrases sybillines aux­quelles il donnait une mystérieuse importance. L'idée ne m'était jamais venue que Moréas eût pu être tour­menté un seul instant par la pensée de la mort. Pourtant, quand je l'ai vu mourir le sourire aux lèvres, je me suis demandé si son mot n'était pas plus profond que je ne croyais, et s'il n'avait pas, en effet, regardé la mort en face, au point de se vanter de la « connaître trop bien »... D'autres fois, je persiste encore à croire que c'était pure indifférence et qu'il n'y a jamais pensé.‌

Les journées qui précédèrent sa fin furent de belles journées claires et de chaud soleil. « — Mon enterre­ment sera très beau, disait-il à Baragnon, le temps est superbe. Il y aura des fleurs. — Oui, dit le catholique Baragnon, votre enterrement sera très beau. Je regrette seulement que mes convictions religieuses m'interdisent d'y assister. — Pourquoi ? dit le poète. Parce que j'ai déclaré que je veux être incinéré ? Vous savez bien que je n'ai jamais été contre les prêtres ... Seulement, voyez-vous, il y a la poésie ; tout le reste est de la bla­gue. » C'était le mot qu'il disait à Mme Sylvain essayant de réveiller quelques lueurs chrétiennes dans cette tête de païen endurci : « — Le bon Dieu ... Lais­sez-moi donc tranquille ... Ce sont des bêtises ... »

J'allais le voir l'avant-veille de sa mort. Il était couché dans son lit, vaincu par le mal, mais le verbe haut, l'œil toujours vivant. Il y avait dans la chambre quelques personnes, entre autres le médecin, qui lui dit, après un moment d'entretien : « C'est assez M. Moréas. Vous avez besoin de repos. » Le poète se releva. « Fichez-moi la paix ! Je n'ai besoin d'aucun repos. Je cause avec mes amis. C'est ça qui me repose. »

Les obsèques (2 avril 1910), eurent lieu au Père Lachaise, par une magnifique journée de soleil. Le cercueil, disparaissant sous les fleurs, fut enlevé en arrivant dans la salle du four crématoire. Debout au milieu de nous, Maurice Barrès prononça quelques paroles d'adieu, pendant que, derrière les grands murs nus, on procédait à l'incinération de notre ami. Jamais la mort ne m'a donné une telle impression de néant. Je n'eus pas le courage d'attendre la fin. Dehors délivré de l'oppression, je me retournai pour regarder un ins­tant la haute cheminée d'usine d'où sortait une épaisse fumée noire: c'était l'âme de Moréas qui s'en allait, comme il l'avait souhaité dans les Stances :

« Compagne de l’éther, indolente fumée,

Je te ressemble un peu ...

Sans plus nous soucier et sans jamais descendre,

Evanouissons-nous ... »

Oui, son être mortel s'est évanoui ; mais son œuvre ne périra pas, et c'est par là qu'il reste vivant parmi nous. Sa vie intellectuelle fut un exemple de désin­téressement et de noblesse. Il eut beaucoup d'amis ; il méritait d'en avoir, et je n'en connais pas qui ne soit resté fidèle à son souvenir.

Moréas était la figure centrale, le type « représen­tatif » du café Vachette. On rencontrait aussi dans cet établissement non seulement les amis du poète, mais les amis de ses amis, qui finissaient tôt ou tard par prendre nos habitudes : Henri d'Alméras, auteur d'intéressants volumes historiques et de deux précieux volumes sur les débuts de nos grands écrivains contemporains ; Guil­laume Appollinaire, si rapidement disparu, bon gar­çon, amateur de paradoxes, empêtré plus tard dans le casse-tête cubiste ; le regretté Dupuy, mort à la guerre, toujours prêt à changer de place au moindre courant d'air ; Canudo, qui a fait des livres d'esthétique flamboyants ; Tudesque, bon poète devenu grand reporter ; le mélancolique Vitrolles ; le philosophe Gillouin, sub­til vulgarisateur de Bergson ; l'insatiable producteur et aimable Ernest Gaubert ; Glorget, amateur volage et multiple ; le poète Larguier, pittoresque et puissant lyri­que ; l'impénitent réaliste Paul Brulat, demeuré fidèle à Flaubert ; Léon Lafage, conteur à barbe légendaire, rival de Daudet et d'Arène ; Fréjaville, spirituel cour­riériste dramatique des Débats ; Gabriel Boissy, grand organisateur des dramaturgies d'Orange et illusionnant imitateur de Mounet Sully ; Paul Vulliaud, rabbinisant farouche, qui allait publier deux gros volumes sur la Kabbale ; l'ineffable Marc Legrand, entêté traducteur de Sophocle, qui ressemblait à Ménélik et avait fondé la Revue du bien ; le souriant Frédéric Lolliée, qui eut entre ses mains des trésors de documentation sur le second Empire ; le spirituel et exubérant Gautier, au­jourd'hui un des maîtres du grand journalisme financier ; l'infatigable Egyptologue Boussac ; Khaller, qui re­nonça de bonne heure à la littérature ; Menabréa, auteur de deux bons romans ; le classique La Tailhède ; Magre, poète de sensibilité infernale ; le spirituel Tou­lousain Périlhou, qui dédaigna d'écrire ; le ruisselant et torrentiel Gasquet ; Le Cardonnel, qui ne transige pas non plus sur Flaubert ; André Billy, autre critique admirateur de Flaubert ; le docteur Thiercelin, qui ne jure plus que par la Grèce et l'époque Mycénienne ; l'excellent ami optimiste La Tour du Villard, qui fut longtemps secrétaire à l'Univers ; le jeune Bernard Grasset, venu à Paris pour finir son droit et qui s'im­provisa éditeur en publiant une plaquette de son ami Rigal ; Durand, l'inséparable compagnon de Moréas ; le romancier Charles Derennes, maestro en prose et en vers, qui s'est fait écrivain comme on se fait notaire ; Van Bever, qui venait parler édition ; Dhumur, intransigeant libéral et auteur de truculents romans pa­triotiques ; le terrible Toulet, Espagnol contemporain du Gréco, qui a écrit de petits chefs-d'œuvre d'observa­tion ultra-parisienne ; l'incorrigible bohème et bon diable La Jeunesse, qui eut son heure de célébrité ; Etienne Rey, moraliste sérieux et auteur dramatique folâtre ; les frères Tharaud, impeccables prosateurs et gais com­pagnons ; le caustique Dyssord, qui cherche la stabilité dans le journalisme comme on cherche la quadrature du cercle; Raymond Clauzel, qui venait à Paris se docu­menter sur Robespierre et Philippe II ; Tardieu, qui a donné au Figaro de vivantes sensations de guerre ; Curnonsky, l'homme le plus spirituel et le plus sympathique que j'aie connu ; Dubreuilh, délicat musicien qui savait par cœur tous les vers de Moréas ; Guy Valvor, auteur de romans psychologico-sociaux, qui passait son temps à saluer à droite et à gauche et qui vous disait avec une fermeté souriante : « Oh ! mais pardon ... Pour moi, le grand écrivain du XVIe siècle, ce n'est pas Chateau­briand, c'est Stendhal » ; Malvy, le futur ministre qui venait faire sa partie de cartes avec ses amis Toulousains ; l'extra-méridional Mistralien Jules Véran ; Paul Souday, qui devait se faire une belle place de critique au Temps ; des Gâchons, fin romancier à grande barbe ; Roger Mathieu, qui choisit finalement la Banque et la Finance pour pouvoir écrire en paix ses voyages ; le musicien Déodat de Séverac ; le fidèle Bellet, aujour­d'hui juge de paix à Saint-Denis ; l'esthéticien Karl Boes, devenu lui aussi grave magistrat ; le sculpteur Manolo, qui disait à Picasso, le cubiste : « Enfin, figure-toi que tu vas à la gare attendre tes parents ... Qu'est-ce que tu dirais, si tu leur voyais des têtes comme celles que tu fais à tes personnages ? » ; Casa­nova, frénétique admirateur de Faguet ; Rigal, l'incorrigible bohème qui préparait un livre sur Dieu, d'après des documents nouveaux, et qui dit un jour à un ami, en montrant dans un théâtre un monsieur ayant au som­met du crâne une loupe ronde comme une boule : « Tu vois ce monsieur ? C'est le petit-fils de Guillaume Tell. » ; l'historien Albert Pingaud, actuellement con­sul de France à Monaco ; Mavroudis, journaliste grec, Français de cœur ; Henri Albert, l'heureux traducteur de Nietzche ; le silencieux Quittard, l'érudit critique musical du Figaro ; Paul Souchon, poète et prosateur de la bonne école ; le sentimental toujours absent et souriant Eugène Montfort, qui fonda l'originale Revue des Marges ; le doux Mitty, qui se délectait à écrire la langue du XVIIe siècle; Jean Carrère, poète et journaliste, le premier qui ait décrit les ruines de Messine dans sa tragique Terre d'épouvante et que le Matin envoya sur place suivre la guerre des Boers ; Carrère, au quartier latin, à l'époque des émeutes de 1893, acclamé par les étudiants, blessé, transporté à l'hôpital et retiré aujourd'hui à Rome comme correspondant du Temps ; Guerbert, à qui je proposai pour ses Poèmes du Monde ce vers qu'il a adopté et mis sur la couver­ture : « J'habite l'infini, mais j'y suis à l'étroit »; Jean Giraudoux, qui n'avait pas encore publié ses charmants volumes humoristiques et qui arrivait tous les jours avec une nouvelle épigramme, dans le genre de celle-ci, à propos du président Roosevelt, dont les journaux ra­contaient alors les chasses invraisemblables :‌

Roosevelt (ne parlons pas si fort)

A tué le lion de Belfort.‌

On voyait aussi quelquefois au Vachette le vaillant Henri de Bruchard, qui enfonça d'un coup de poing bien français la vitrine d'un magasin où s'étalait une odieuse caricature de Jeanne d'Arc. Royaliste zélé, Bruchard avait montré de la finesse et du sens critique, en recommandant la lecture de l'œuvre de Dumas père, comme la meilleure conseillère de droiture, de disci­pline et de patriotisme ; et tant d'autres, qu'on rencon­trait plus rarement et qui n'ont fait que passer. Stuart Merril, Duplessis, Louis Thomas, Loyson, qui devait se révéler si ardemment patriote; Dumas, l'homme le mieux renseigné sur Auguste Comte ; le discret Maura, aujourd'hui directeur du Conservatoire de musique de Saint-Etienne ; l'aimable et vif écrivain Casella ; Paul Morisse, traducteur de Goethe et de Novalis et alors secrétaire du Mercure, etc., etc.

Henri Mazel fut aussi un fidèle du Vachette. Ama­teur de calembours futiles et d'érudition sérieuse, Mazel a publié des livres de psychologie sociale et quelques drames historiques dont la réprésentation serait une ten­tative curieuse. Il a toujours été attiré non seulement par la vraie Histoire, mais par l'Histoire qui n'existe pas. Il voudrait savoir, par exemple, ce que serait de­venu le monde sans l'invasion des Barbares ou sans la victoire de Charles Martel ; quel eût été le sort de l'Europe, si l'Islam eût triomphé et que les Maures fussent restés en Espagne. Ce genre d'hypothèses excite la curiosité de ce lettré qui a une mémoire prodigieuse et qui a lu certainement autant de volumes qu'une cervelle humaine en peut absorber. C'est la haine du pédantisme qui a rendu Mazel folâtre : « Que voulez-vous ? disait-il. Les philosophes sont des cuistres. Il faut réagir, et le moyen de se moquer d'eux est de se moquer de ce qu'ils savent et de ce que nous savons. » Mazel est un désintéressé et un libéral.

Quand j'ai connu Mazel en 1895, il ne dirigeait déjà plus la revue l’Ermitage, qu'il avait fondée quelques années auparavant et qui tint une place importante dans le mouvement symboliste. L’Ermitage commença à pa­raître en avril 1890, presque en même temps que le Mercure de France, la Plume et les Entretiens politiques et littéraires. Les jeunes gens qui fondèrent l'Ermitage, en se partageant les frais d'impression, étaient de simples étudiants. Ils se réunissaient dans une salle aujourd'hui disparue du côté du Jardin des Plantes. La plupart sont devenus magistrats sérieux ou doctes mé­decins ; aucun d'eux n'est resté dans la littérature, à l'exception d'Henri Mazel, qui donna tout de suite à sa revue une allure sérieuse, en y publiant des articles de critique et de sociologie. Si l’Ermitage eût trouvé des ressources pécuniaires, il eût certainement pris la place que devait occuper le Mercure de France, et Mazel y eût tenu le rôle de maître de chœur, au milieu d'une pléiade de jeunes écrivains qui se sont tous fait un nom dans les Arts, la Philosophie ou la Littérature : Régnier, Germain, Valin Bouyer, Robert Ritter, Sou­lier, Moréas, Merill, Viélé-Griffin, Herold, Bernard Lazare, Quillard, Pierre Louys, Retté, Dorchain, Lemoyne, Paul Masson, Jules Renard, Béranger, Boylesve, Rebell, Gide, Paul Fort, Des Gâchons, etc.‌

C'est par Mazel que j'ai connu le philosophe Gabriel Tarde. Ils arrivaient souvent ensemble au café Va­chette, Mazel avec son air de plaisantin souriant, Tarde avec sa silhouette de chef d'orchestre tzigane, grand, maigre, l'air artiste, longs cheveux noirs à saule pleureur, petite moustache et des yeux étincelants derrière le lor­gnon. Ce bon philosophe avait à peu près passé toute son existence à Sarlat, ville Périgourdine, où il était né, où il s'était marié et où il exerçait depuis un temps immémorial les fonctions pacifiques de juge d'instruc­tion. Issu d'une vieille famille, Gabriel Tarde comptait parmi ses ancêtres un chanoine qui joua un rôle à la Cour des papes de la Renaissance et sur lequel il avait publié une plaquette dont il fit toujours état dans ses œuvres, tandis qu'il en avait supprimé un livre de contes et de poèmes. Tarde, en effet, n'était qu'un égaré en sociologie ; les psychologues professionnels ne venaient pour lui qu'au second plan; il aimait par­-dessus tout la belle poésie, la poésie subtile et travail­lée. Il avait écrit beaucoup de vers français et périgourdins. La faiblesse de sa vue l'ayant obligé de restreindre ses lectures, Tarde ne lisait que les très bons auteurs et avait beaucoup pensé, beaucoup réfléchi par lui-même. Un mot de Taine lui fit découvrir Cournot, qui orienta ses idées vers la philosophie sociale. Au moral, Tarde était resté très jeune de caractère ; il aimait les bals, les dîners, les cercles, les théâtres et le café. Causeur charmant, il n'hésitait pas à prendre la parole et à se livrer à toutes les fantaisies de la plus chatoyante improvisation. C'était un homme charmant, très simple et très bon.

Parmi les intermittents du Vachette, il faut encore nommer le regretté Emile Dodillon, excellent cama­rade et un peu notre doyen, auteur de romans réalistes, provincial maniaque rabâchant toujours les mêmes his­toires. Alphonse Daudet avait encouragé ses débuts. Peu soucieux d'affronter la vie de bohème, Dodillon prépara son examen de vétérinaire et alla s'installer à Provins, où il fit une petite fortune qui lui permit d'écrire des romans et de voyager. Il riait à propos de tout. Cette gaieté impatientait Moréas : « Dodillon est amusant, disait-il, mais il est trop gai. » L'hilare vé­térinaire racontait, à propos de Paul Arène, qu'il avait beaucoup connu, de piquantes anecdotes qui eussent difficilement figuré dans une biographie officielle.

Je dois un souvenir tout particulier à Charles Guérin, qui s'est assis tant de fois à notre table avec Moréas. Charles Guérin a écrit quelques œuvres de forme par­faite et de sensibilité profonde. Ce fut Boylesve qui nous révéla ce beau talent, en nous apportant un soir ses premiers vers inédits, qui allaient paraître dans le Mercure.‌

Avec son air pensif et sa barbe de collégien, l'auteur du Semeur de Cendres était bien le plus aimable et le plus mystérieux des hommes. Sa figure, son muet sou­rire, les demi-confidences de ses livres trahissaient une flamme intérieure, une passion dévoratrice, dont il s'im­posait le devoir de ne jamais parler. Quand on faisait allusion à cet amour et qu'on tentait de soulever un coin du voile, il souriait et disait doucement : « Chut !... chut !... ». On se fréquente, lui disais-je, on se voit tous les jours, et, au fond, on ne se connaît pas. Per­sonne ne raconte sa vie, ses tourments, ses passions. » II eut un air effrayé et, levant les yeux au ciel, il murmura de sa belle voix grave : « Heureusement, grand Dieu ! »‌

Charles Guérin était la bonté même. Sa fortune l'exposant à de fréquentes demandes d'argent, il se­courait volontiers ses amis, mais toujours avec un peu de résistance et certaines réflexions restrictives. Quand il venait à Paris, son plaisir était de vous inviter à dîner.

La maladie dont il se savait atteint, ses habitudes d'isolement, sa tournure d'esprit pessimiste assombrissaient son caractère naturellement gai et lui donnaient quelquefois de vraies crises de désespoir. La solitude lui était alors insupportable. Il adressait un jour à un de ses amis une dépêche ainsi conçue : « Viens me voir. Je suis malade comme un chien. J'ai besoin de voir quelqu'un ». Il avait peur de rester seul et vous retenait près de son lit. La crainte de la mort, en met­tant ses sentiments catholiques aux prises avec son tem­pérament sensuel, lui créait, à la façon espagnole, une âme ravagée de tentations et de remords.

C'est par le travail que Charles Guérin a réalisé la perfection de forme qui étonne dans son œuvre.

L'ins­piration ne fut jamais pour lui qu'une sorte de mise en chantier de matériaux mal dégrossis. Toujours mécon­tent de son style, il passait des années à se raturer. Nous avions les mêmes idées sur cette nécessité du travail, et il approuvait sans réserves les livres d'ensei­gnement pratique que j'ai écrits sur ce sujet. Jamais son œuvre ne lui semblait à point; il n'était jamais pressé de la publier. Il écrivait à son ami Fréjaville : « Mon cher ami, que la province est maussade et qu'on y est seul ! Déjà l'automne, chère aux cœurs amers, arbore ses feuillages formés de métaux inconnus. Les roses sont froides et les marrons tombent dans le silence des jardins. Pourtant ne m'espérez pas trop cet hiver; ma lyre prend racine ici. Que voulez-vous ? Le coin du feu, une ville qu'on parcourt en dix minutes, ce sont d'invincibles attraits pour la nonchalance. Et puis, à quoi bon ? Je suis de ceux que la gloire n'excite pas. Mon prochain livre de vers ne paraîtra que dans l'au­tomne prochain. J'y travaille fort ! Oh ! la joie, la joie de pétrir les mots, et les caresser, et leur donner de belles lignes pures ... Tout ça sent le mauvais lyrisme ; il bruine dehors et la vie aussi ... » (5 septembre 99)

Charles Guérin savait qu'il avait du talent, et il était même parfois très exigeant sur le chapitre des louanges qu'il attendait de ses amis. Ses vers, quand il les lisait lui -même, perdaient la moitié de leur prestige et ne provoquaient pas toujours l'enthousiasme qu'il eût sou­haité. Non seulement il ne pouvait s'empêcher de laisser voir son dépit ; mais il vous gardait rancune d'avoir manqué d'admiration, et il en était si malheu­reux, qu'on ne savait vraiment que lui dire.

Guérin s'amusait souvent, entre deux poèmes, à rimer des fantaisies et des épigrammes qui avaient toujours un tour pittoresque, comme ces quatre vers qu'il envoyait à un ami avec une carte postale représentant le village de Mont-sur-Moselle :‌

Le ciel au couchant se dore ;

Un char vient, cahin caha.

J'entends le battoir sonore

De quelque Nausicaa.

Il avait fait l'épitaphe de Brunetière ; mais je crois qu'il eût été fâché qu'on la publiât. Rimée ou non, la malice n'était pas son fait. Je ne suis pas sûr que cette épitaphe n'ait pas été donnée quelque part :‌

Ci-git Ferdinand Brunetière,

Avec son œuvre toute entière.

Charles Guérin n'eut que des amis, et aucun d'eux, je puis le dire, ne l'a oublié. Son doux fantôme n'a pas cessé d'errer parmi nous    …

Comment parler du Vachette sans nommer Louis Baragnon ? Il y venait souvent et il pouvait compter parmi les plus fervents admirateurs de Moréas. La vie de Baragnon fut le plus insolent démenti que l'orga­nisme humain ait jamais donné aux lois de la santé et de l'hygiène. Vivant en Lucullus, quand il avait de l'argent et en Spartiate quand il en manquait, bohème invétéré, célèbre par son embonpoint et par son esprit, causeur exquis, ami sûr, optimiste imprévoyant, man­geur et connaisseur, capable d'hésiter entre un bon dîner.et un bon livre, n'aimant pas moins les cartes que la bonne chère, Baragnon fut à la fois un journaliste de talent et un parfait poète de rondeaux et d'im­promptus, — vrai type d'ancien régime, d'une trucu­lence de conversation à épouvanter un corps de garde, et d'une délicatesse littéraire à réjouir le plus pur classique.

Les anciens habitués du Vachette conservèrent long­temps le souvenir de certaines parties de poker, qui commençaient à une heure de l'après-midi et finissaient à deux heures du matin, interrompues seulement par un dîner rapide pris au coin d'une table et dont Baragnon savait mettre à profit les trop fugitives minutes. Su­prême contraste : ce Sosie d'Armand Sylvestre, ce curé de Meudon laïque, ce Tillemont mêlé de Grammont fut non seulement un catholique sincère, mais un théologien casuiste toujours à cheval sur la doctrine. A une certaine époque Baragnon arrivait au café avec un Leibniz sous le bras et on ne le rencontrait jamais sans une Histoire des Variations dans sa vaste serviette. Le Catholicisme était chez lui un mode de penser bien plus qu'une règle de conduite. Son exemple condamnait pé­remptoirement les apologistes qui prétendent que les passions empêchent d'avoir la foi. Royaliste de raison et de tradition, Baragnon fut longtemps secrétaire du bureau politique de Mgr le Duc d'Orléans, poste de confiance qui lui fit bien des ennemis. Les attaques qu'il essuya ne parvinrent pas à troubler son indif­férence, et sa paresse ne put jamais s'élever jusqu'à l'effort d'une rancune. Son désintéressement fera l'hon­neur de sa vie. Baragnon resta délibérément dans le parti des vaincus, malgré la place que son talent lui eût assuré dans le parti des vainqueurs. Il s'est consolé de ses disgrâces comme il s'est consolé de son embonpoint. L'embonpoint lui avait même donné des ennuis beaucoup plus graves. Il se laissa choir un jour maladroitement dans la salle des Pas Perdus du Palais de Justice. Comme il avait de la peine à se remettre debout, une dame charitable vint à son secours. « Ma­dame, lui dit-il, c'est inutile. Il me faut une grue pour me relever. » La dame s'éloigna en le traitant d'inso­lent. Il racontait lui-même qu'il se trouva pris une autre fois dans un petit escalier à colimaçon où il ne put ni avancer ni reculer. Il ne rougissait pas de cet embon­point compromettant. « Evidemment, disait-il, il y a des inconvénients ... Ainsi, quand je veux prendre un bain ... Dès que j'entre dans la baignoire, elle se vide ... »‌

On ferait un recueil des mots de Baragnon. On par­lait un jour d'Ardouin, célèbre par ses articles prudhommesques du Matin. Quelqu'un dit: « II ne manque pas de talent. Il vaut Sarcey. — Non, dit Baragnon, Ardouin est à Sarcey ce que Sarcey est à Pascal. »‌

Quand on reprochait à Baragnon de n'avoir rien pro­duit, il répondait : « Il y a bien assez de sots ouvrages et de médiocres auteurs, sans que j'aille encore en grossir le nombre ».‌

Baragnon eût pu donner des conférences comme tout le monde, car il parlait très éloquemment. Il en donna une un jour au Cercle catholique de la rue du Luxem­bourg, et il s'y passa même quelque chose d'assez amusant. Le conférencier, pour montrer la mauvaise qualité du talent d'Edmond Rostand, crut devoir lire quelques tirades de Cyrano de Bergerac. Le public trouva les vers si jolis, qu'il se mit à applaudir. Baragnon fut le premier à rire de ce contre-sens ; mais je dois avouer que cela ne lui inspira pas beaucoup de goût pour les conférences.‌ (Souvenirs de la vie littéraire : Nouvelle édition augmentée d'une préface-réponse.- 1924)