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BIBLIOBUS Littérature française

Histoire de la Révolution , par Michelet - Jules Barbey d'Aurevilly (1808 – 1809)

[Le Pays, 27 octobre 1853.]

 

Les sixième et septième volumes de l’Histoire de la Révolution française, par M. Michelet, ont paru déjà depuis quelque temps, et si nous n’en avons pas parlé plus tôt, c’est que ces deux volumes n’accusent aucun changement dans les opinions de l’auteur et dans sa manière d’exposer les faits, de les interpréter et de les traduire. Dans ces deux volumes, comme dans les précédents, c’est toujours le même homme et le même écrivain que M. Michelet ! C’est toujours le révolutionnaire dont la tête sans vigueur, incapable de se gouverner, est entraînée misérablement de sophisme en sophisme et d’énormité en énormité, par le parti qu’elle croit avoir pris et qui est devenu son maître. Glissant comme une chose matérielle sur le plan incliné de l’erreur, boule de neige de toutes les doctrines fausses, niaises ou perverses qu’elle a ramassées en traversant la fange et le sang de la Révolution française, cette tête ardente et faible, dans laquelle beaucoup de talent n’a pu rien sauver, vient de descendre, en ces deux volumes récemment publiés, les dernières marches qui mènent à l’abîme… aussi peu libre de s’arrêter dans sa descente que les têtes

coupées de ce temps, dont M. Michelet fait l’apothéose, quand elles roulaient sur l’escalier de l’échafaud.

Triste spectacle, en vérité, qu’un tel spectacle, que cette décapitation de la pensée d’un homme de talent sous la guillotine morale d’un parti qui a tué sous lui, comme des chevaux de bataille, ses plus affreux grands hommes, et qui tuera aussi intellectuellement ses écrivains. À dater de cette histoire de la Révolution française, M. Michelet, s’il reste dans les conclusions de cette histoire, peut être regardé comme fini, comme irrévocablement fini. Ce n’est pas nous qui l’avons frappé, c’est lui-même. C’est lui-même qui vient de s’enterrer avec Robespierre, qu’il proclame « un grand citoyen ». Le cycle de la hideuse histoire qui se ferme enfin au 9 thermidor a dévoré l’historien dans M. Michelet comme la chaux vive de sa pensée.

Si sa plume a des démangeaisons encore, M. Michelet peut trier de petits faits sur le volet des commérages et raconter des anecdotes (hélas ! il était né pour mieux que cela !), mais il ne doit plus toucher à l’histoire. Que nous dirait-il à présent que nous ne sussions ? Que peut-il maintenant nous apprendre ? Comme penseur historique, n’avons-nous pas son dernier mot, le mot transparent à travers lequel on voit le fond dans sa pensée : « Robespierre est un grand citoyen ! » Avec ce mot-là nous lui recommencerons toujours la scène de Figaro : « Allez vous coucher, Bazile ! vous sentez la fièvre ! » Robespierre est un grand citoyen ! Quand un homme a dit ce mot-là, il le porte toute sa vie comme une torche liée à sa tête, et il ne peut plus éteindre à son front la lumière inévitable sous laquelle on le voit toujours !

Oui, c’est là un triste spectacle, et qu’il est inattendu, lorsqu’on se reporte aux premiers écrits de M. Michelet ! Quand nous lisions les livres qui commencèrent sa renommée, pouvions-nous prévoir qu’en quelques années il atteindrait un tel résultat ?… Lorsque ce bel esprit de l’histoire, plus femme qu’homme, il est vrai, dans ses facultés, introduisait une imagination vive et jeune alors dans l’âpre domaine qu’il se chargeait de cultiver, et que nous lui laissions nouer, comme à un bel enfant grec, l’éclatant feston autour du chapiteau sévère, nous doutions-nous que le temps viendrait où, flétrie par les partis et parlant leur langage, cette imagination n’aurait plus souci, nous ne disons pas de la Vérité, — amour trop fort et trop viril pour elle, — mais de la Forme même dont elle était la noble esclave, et qu’elle la perdrait comme on perd tout, — en s’abaissant ? Pouvions-nous croire que le chrétien d’instinct et de lait maternel qui, dans son histoire du Moyen Âge, avait au moins le respect de l’Église romaine, devenu sur le tard de sa vie le jouet d’une philosophie parricide, mordrait le sein de cette mère de nos âmes et que quinze ans de travaux dussent aboutir à une apologie de la Terreur, à cette chose infirme et monstrueuse qui n’est de l’histoire ni par le fond ni par la forme, mais une espèce de carmagnole historique, chantée d’un ton d’énergumène devant la lanterne (renversée, Dieu merci !) à laquelle on pendait les aristocrates, et que les Mystiques de l’Anarchie voudraient bien nous faire prendre encore pour le soleil de l’Avenir !

Car, il faut bien le dire et très haut à ceux qui la vantent ou aux intéressés qui s’en servent, la Nouvelle

histoire de la Révolution française, par M. Michelet, n’est pas plus que cela ! Est-elle sérieuse ? elle est insensée ; mais si elle n’était pas même sincère ?… Nous n’avons jamais lu de plus noir pamphlet sous prétexte d’histoire, et un pamphlet dont, malgré soi, on suspecte plus les passions ! Évidemment c’est une thèse à outrance soutenue par un esprit éperdu qui, sous les effroyables coups d’une logique bousculante, ne sait ni se retourner ni s’échapper et va jusqu’au bout — oui, jusqu’à l’abattoir de toute raison et de toute fière indépendance ! En tenant compte, bien entendu, de la différence de nature qu’il y a entre Proudhon et M. Michelet, en appréciant la distance qu’il y a entre un fort de la halle aux idées et un homme qui n’est qu’un artiste gracieux et vibrant, ce que Proudhon a fait pour la métaphysique et l’économie politique, on peut dire que M. Michelet l’a fait pour l’histoire. Ne vous y trompez pas, c’est la même audace à froid, la même haine de la vérité chrétienne, la même négation, le même athéisme philosophique, et j’insiste sur ce nom d’athée que je justifierai tout à l’heure et que je donne hardiment à M. Michelet, lequel, de son propre aveu, ne reconnaît d’autre Dieu que la Révolution et que sa justice ! (la justice de la Révolution !)… Certes, si la critique est quelque chose de plus qu’une leçon d’anatomie donnée sur le cadavre d’un livre mal fait, si elle a le droit et le devoir de remonter du livre à l’homme, et de regarder dans le cœur et sous l’écorce de l’arbre qui a distillé un pareil poison, il peut être utile de rechercher quelles causes mystérieuses ont pu placer un écrivain à contre-sens de sa nature d’intelligence, de son talent, de ses premiers ouvrages ; car, ironie d’un Dieu qui a d’épouvantables plaisanteries ! (subsannabit et irridebit Dominus !), nos fautes nous placent souvent à rebours de nos facultés, comme ces condamnés du Moyen Âge dont on tournait le visage du côté de la queue de l’âne qui les conduisait au supplice. Avec son histoire révolutionnaire, triviale et lyrique à la fois, sera-ce dans une pareille posture que M. Michelet apparaîtra à la postérité ? Grand artiste fourvoyé et puni !

Du reste, le secret d’un tel contre-sens et d’une telle punition est-il si difficile à trouver ? Nous l’avons dit déjà, M. Michelet est une nature de poète. Il en a les nerfs, ces nerfs qui sont les cordes de la lyre, qui, tendus, donnent les sons purs des cordes d’argent et les sons pleins des cordes d’or, mais qui se relâchent ou se brisent au moindre contact, à l’impression du moindre souffle. Si vous les ôtiez, ces nerfs, à M. Michelet, vous emporteriez son talent ! Poète donc en prose et sans rythme, il n’en est pas moins poète et il a du poète les pusillanimités, les ivresses faciles et par-dessus tout, les vanités. Plus élevé que Jean-Jacques, je le reconnais, et pourtant ayant du Jean-Jacques au fond de son âme (hélas ! il y a de cet homme fatal dans l’âme même du XIXe siècle, dans cet immense miasme d’envie étendu autour de nos têtes et que, malgré nous, nous respirons tous !) M. Michelet, comme la plupart des hommes nés dans le pêle-mêle social qui suit toujours les révolutions, et placé bien plus près de ce qui est en bas que de ce qui est en haut par les hasards de sa destinée, a dû se pencher avec les avides aspirations du désir et de l’orgueil souffrant vers la popularité, ce souffle qui nous vient de la terre, mais qui nous enlève. Or, on sait à quel prix, il y a douze ans, on l’achetait, cette popularité. Le livre du Prêtre et de la Femme, ce placard d’un Orgon plus tartuffe que Tartuffe, fut le prix qu’y mit M. Michelet. Grâce à ce livre qui parlait aux plus mauvaises et aux plus ignorantes passions d’une époque viciée, il recruta autour de sa chaire un public qui lui donna le vertige, — en l’applaudissant.

Mme de Staël raconte quelque part que pendant la révolution française, et précisément sous cette Convention que M. Michelet appellerait la gloire de la conscience humaine, chaque orateur, surexcité par ces battements de main corrupteurs qui développent dans l’âme de l’homme, toujours si faible, l’horrible et cruelle maladie qu’on pourrait appeler la fringale des applaudissements, était obligé de forcer sa pensée et de la distendre jusqu’aux exagérations les plus monstrueuses pour obtenir des Tricoteuses, déjà blasées, les bravos, aumône de chaque jour ! C’est ce qui explique même, — ajoute justement Mme de Staël, — tant d’incompréhensibles atrocités dites alors par d’assez innocents nigauds qui n’avaient pas l’âme de leurs paroles. Eh bien ! ce qui eut lieu pour les déclamateurs enragés de la Convention sur la plus gigantesque échelle, a eu lieu aussi pour M. Michelet dans les grêles proportions de son importance. Pour n’être pas réduit à la mendicité de quelques applaudissements, quand la soif et la faim de popularité dévorent, lui aussi a forcé sa pensée. Nous croyons qu’il vaut mieux qu’elle encore !… Moins terriblement enivré sans doute que ceux qui avaient bu à cette

cervoise, mêlée de sang, de l’applaudissement des Tricoteuses, et qui croyaient entendre retentir au fond de leurs hurlements d’enthousiasme la colossale et lointaine approbation de la France, M. Michelet, qui n’est pas taillé pour boire à de telles coupes, et qui n’a eu besoin, pour se griser, que de la première tasse de café du succès, a pris aussi pour la France entière le public qui assistait à son cours ! Il a cru que la Démocratie française se composait de quelques nobles jeunes gens, innocents à force de jeunesse, et d’une poignée de dévoyés de l’Ordre et de la Famille, étudiants de quinzième année, réfugiés politiques, cherchant le grain de la révolte n’importe où il tombe, le tout orné d’une guirlande fanée de bas-bleus, bons à mettre aux Incurables de l’Adultère et aux Impossibles de la Maternité. Et le croirait-on si on ne l’avait vu ? C’est pour donner des titillations à ce monde-là que lui, M. Michelet, le professeur élégant, coloré, svelte, magnétique, a dépravé des facultés plus charmantes que puissantes, il est vrai, mais réelles, et a sacrifié ce qu’on doit respecter jusqu’à la dernière heure, l’austère vérité de l’histoire, l’impartialité de l’enseignement !

Certes, après cela, on comprend aisément tout ce qui peut suivre et jusqu’à l’histoire elle-même que M. Michelet publie aujourd’hui ! Oui ! on la comprend ! Quand, après avoir mis une moitié de son être moral dans l’engrenage de cette logique révolutionnaire qui ne lâche plus ceux qu’elle a pris, on met l’autre moitié restante dans la gueule de la bête populaire, à tout crin ou peignée, à laquelle il faut son morceau de mensonge ou sa ration de paradoxes à dévorer tous les matins, l’homme rongé par les deux côtés tombe en lambeaux sous la double force qui le tue ; c’est son talent aujourd’hui, c’est son cœur demain, après-demain c’est son caractère, et il disparaît bientôt tout entier. Il disparaît. Cherchez donc dans ces sept gros volumes sur la Révolution française l’identité de l’historien qui écrivit l’Histoire romaine et même cette Histoire de Louis XI déjà inférieure, mais belle encore ; cherchez-la, vous ne la trouverez pas ! Non seulement l’historien actuel de la Révolution française n’a point d’analogue dans les historiens qui ont touché le sujet qu’il traite, mais il n’en a pas avec lui-même dans son passé. Assurément, avant la sienne, les histoires sur la Révolution ne nous manquaient pas. C’est la grande préoccupation contemporaine. Du reste, n’était-ce pas tout simple que dans une époque d’égalité et d’orgueil chacun cherchât ses titres de noblesse sous les débris que la Révolution a faits ? Aussi avions-nous sur elle toutes sortes d’histoires. Nous en avions de fatalistes, et ce sont même les plus communes, dans lesquelles l’innocentation des crimes et des criminels était admise en vertu de l’irrésistible force des choses et d’une négation, en hypocrite sourdine, de la liberté morale et de la divine Providence. Nous en avions qui se disaient chrétiennes et dans lesquelles les Jacobins étaient représentés avec un sérieux qui aurait été bien comique s’il n’avait pas été si ennuyeux, comme les successeurs des douze Apôtres et les réalisateurs politiques de l’Évangile et de sa loi de fraternité. Nous en avions enfin de soi-disant politiques où la plume, autrefois trempée dans l’encre du chroniqueur

Froissart, la trouvant sans doute par trop sèche, s’était plongée dans l’encre de M. Guizot. Ainsi rationalisme impuissant et pédantesque, scepticisme lâche ou détraqué, néo-christianisme hérétique et blasphématoire, fatalisme qui peut se passer de tout, car il est le mutisme du Matérialisme devant les faits, nous avions répercuté dans l’histoire de la Révolution française toutes les faces de cette Erreur multiple, qui se décompose comme la lumière, en tombant dans les esprits brisés de ce temps. Une seule manquait, une seule qui n’aurait pas manqué au xixe siècle, mais qui effrayait les hypocrisies philosophiques de celui-ci. Nous n’avions pas la face de l’athéisme, net et hardi, qui s’affirme et se pose, et dit : « Va te promener ! » à la honte. Maintenant nous l’avons… nous l’avons, grâce à M. Michelet. Dans l’orgie des idées comme dans l’autre orgie, il n’y a rien comme ces natures de femmes lancées, pour aller plus loin que les hommes et jeter leur verre au plafond !

Et c’est là le point qu’il faut mettre aujourd’hui en lumière, c’est là ce qu’il faut dégager des deux volumes de M. Michelet. Ils sont athées, ouvertement, effrontément athées, sans demi-masque, sans éventail et sans garde-fou. C’est là une saveur nouvelle dans la littérature historique. M. Michelet n’est point un métaphysicien. Il n’y a pas de place dans sa fine et spirituelle tête de couleuvre pour cette chose large, opaque, carrée, qui s’appelle la métaphysique. Fris sous le panthéisme de Hegel, il n’en reviendrait pas, il y périrait. Même dans l’Éclectisme, qui n’est pas, comme l’on sait, une bien grosse montagne philosophique, il y a plus que ne pourrait porter M. Michelet. S’il est athée, ce n’est donc pas à la manière des grands penseurs hégéliens, spinosistes, qui ont de ces têtes puissantes, comme parle Joubert : « organisées pour écraser des œufs d’autruches ». S’il est athée, c’est comme on l’était au xviiie siècle, dans un temps où le perruquier de Chamfort disait avec la modestie de son état et le sentiment d’un homme qui sent où commence la dignité humaine : « Je ne suis qu’un pauvre merlan ; mais, après tout, il ne faut pas s’imaginer que je croie plus en Dieu qu’un autre ! » Son athéisme n’est pas une philosophie, c’est une ivresse ; c’est toujours cette même et éternelle ivresse qui l’a fait révolutionnaire et qui, d’excès en excès, développant en lui je ne sais quelle violente hystérie, a métamorphosé la bouquetière historique, charmante au début, quoique trop fleurie, et qui a laissé tomber toutes les roses de sa corbeille dans le sang, en une fausse Théroigne de Méricourt, l’amazone écarlate de l’histoire !

Après avoir, dans les autres volumes de son livre, insulté cette grande sainte de la Fierté et de la Pureté humaines, Marie-Antoinette, et profané l’Ange de l’amitié, massacré pour n’avoir pas voulu la maudire (Madame de Lamballe), à qui pouvait s’en prendre M. Michelet, si ce n’est à Dieu lui-même ? Et il s’en est pris à Dieu ! Pour lui, la grande faiblesse de Robespierre et le reproche que l’avenir élèvera contre sa mémoire, c’est d’avoir de lui-même rappelé au peuple, qui n’y pensait plus, ce vieux Dieu déchu et vaincu qui avait asservi l’univers. M. Michelet, malgré son enthousiaste admiration pour le grand citoyen Robespierre, ne lui pardonne pas l’institution de la fête de l’Être suprême, et il tient contre elle avec Chaumette, le fondateur plus philosophique de la fête de la Raison ! Quand Couthon disait : « Nous préparons un rapport sur une fête à l’Éternel », il y eut des grincements de dents parmi les montagnards. Tous odorèrent le catholicisme qui venait derrière… Et M. Michelet, « qui l’odore aussi », pour cette raison, repousse la fête et la condamne. « Robespierre, dit-il, ailleurs, avait du prêtre dans sa nature… Né dans une ville de prêtres, élevé par les prêtres, qui même dès qu’il fut homme le prirent encore à eux et le firent juge d’église… dépassé par la Commune dans la question religieuse (la Commune, c’étaient Chaumette et la fête de la Raison), il devint l’homme d’Arras et de ses tristes précédents. Il pencha d’instinct à droite. Il encouragea les ennemis du xviiie siècle et attaqua le Philosophisme. » Et pour qu’on ne se méprenne pas sur son idée, M. Michelet ne dit même pas la philosophie. La philosophie, ce serait aussi le déisme de Rousseau. Mais le philosophisme, c’est la religion de Diderot et de Danton, c’est l’athéisme, c’est la Nature, voilà la chose sacrée, la vraie religion des penseurs de l’avenir, voilà le progrès !

Et qu’on ne dise pas que nous tirons des déductions par trop dures de tel passage échappé à la plume titubante de M. Michelet. Partout, à chaque page de son histoire, c’est le même langage, c’est la même idée fixe, car l’idée fixe, on peut la retrouver aussi bien dans l’ivresse que dans la folie, c’est la même peur du Dieu personnel et vivant du catholicisme, de ce splendide revenant qui hante la raison de l’historien malgré lui, et qui, aperçu incessamment à travers le pâle fantôme du dieu philosophique, réduit toujours le même visionnaire au même effort et à la même convulsion de raisonnement pour le repousser. « Pas de milieu (s’écrie-t-il dans le sixième volume), pas de milieu entre le Dieu du Moyen Âge (le Dieu du Moyen Âge, c’est le nôtre, c’est N.-S. Jésus-Christ), entre l’injuste Dieu qui sauve les élus, ceux qu’il aime et qu’il préfère, les favoris de la grâce, et le dieu de justice, le dieu de la révolution, duquel dérive une société juste, démocratique, égale (c’est le paradis de la Sociale avec l’abolition de l’enfer) ! Il faut confesser l’un ou l’autre, ou reculer dans le passé, comme l’Empire l’a fait franchement, ou suivre la voie révolutionnaire contre la théologie arbitraire de la grâce et du privilège, et mettre en tête de la loi le nom du Dieu nouveau : Justice. » La Révolution l’y mit en effet, mais en lui donnant une sanction permanente et active : le couperet de Guillotin.

Et qu’importe ! elle en avait le droit, si elle était la seule vérité, la seule religion, comme M. Michelet nous l’affirme. Sur ce point-là, du reste, il ne se dément pas une seule fois. « L’église de Saint-Vincent, dit-il, achetée par Chaux (un sans-culotte du temps) pour la société des Jacobins de Nantes, devint une vraie église où vinrent jurer les martyrs. » Traduisons cela. La vraie église était un club et les républicains qui partaient pour la Vendée y venaient chanter la Marseillaise devant un sanhédrin de bonnets rouges ! Tel était le culte et l’une des formes de la nouvelle religion. Quant aux autres, M. Michelet n’est pas très solidement fixé. En parlant de la concubine de Marat, qu’il ose appeler la veuve Marat, au front souillé de laquelle il ose attacher ce noble voile de veuve, le plus beau qu’après son voile de vierge une femme puisse jamais porter, il écrit sans rire les mots suivants : « On trouva dans les papiers de Marat une promesse de mariage à Catherine Éverard. Il l’avait épousée devant le soleil et devant la Nature. » Plus loin, il reproche à la Commune d’avoir refusé un foyer toujours allumé au culte public : idée nullement idolâtrique, ajoute-t-il avec un sérieux de théologien guèbre convaincu. Mais ces éclairs de naturalisme s’éteignent vite. Même l’adoration de la Nature et de ses forces est encore trop pour M. Michelet. Quand il faut enfin serrer son idée et se prendre à une réalité, même la religion de Chaumette, le culte de la Raison, pour lequel, on le sait, il avait incliné d’abord et montré une respectueuse tendresse, est abandonné, et il revient à cet athéisme plus franc, qui ne voit de Dieu que dans la Révolution, dont « la France, dit-il, est le prêtre armé dans l’Europe, et qui doit évoquer du tombeau tous les peuples ensevelis ».

Ainsi, comme on le voit, par de telles paroles que nous avons voulu citer, nous n’avions rien exagéré au commencement de ce chapitre. M. Michelet a mis dans l’histoire ce qu’avant lui on n’y avait pas vu encore (on l’avait vu ailleurs !) : l’athéisme du XVIIIe siècle et la haine du catholicisme, contractés par un système nerveux trop sensible, en regardant les épilepsies de Proudhon. C’est l’épileptique Proudhon qui fait tomber M. Michelet de haut mal. Le livre qu’il publie aujourd’hui sous le titre d’Histoire de la Révolution la raconte bien moins qu’il ne la déifie, et c’est par là que ce livre ressort et se détache de tous les livres contemporains sur le même sujet. Bien des hommes qui portent dans les sources de leur vie morale et intellectuelle le venin du XVIIIe siècle n’oseraient ainsi le dégorger dans une œuvre retentissante et faite pour la publicité. Mais M. Michelet n’a pas de ces prudences supérieures, de ces machiavélismes de discrétion. Enfant terrible de son parti, il dit tout ce qui peut lui nuire en croyant le servir et l’honorer. Il a vécu cinquante ans en vain. Un demi-siècle, qui a brisé sous son pied justement méprisant la philosophie du dix-huitième, n’a pu mûrir cette tête qui (Diderot l’aurait dit !) pourrira avant de mûrir, et qui unit aujourd’hui, dans une histoire criminellement innocente, les enfantillages à tous les sophismes et l’enthousiasme d’un Eliacim des Fêtes de la Fédération aux atrocités impies d’un Jacobin des derniers temps !

Diderot l’aurait dit ! Mais nous, nous ne le dirons pas ! Où il y a tant de talent fourvoyé, sali, mais où la lumineuse empreinte est si visible encore, il y a toujours de l’espérance. C’est une question de temps, peut-être, mais les hommes de talent doivent un jour ou l’autre revenir à la vérité. De naissance ils lui appartiennent. Nous ne voulons pas croire que M. Michelet demeure dans la fausse et horrible voie où il s’est engagé pour s’ensevelir, s’il y reste. Nous voulons croire qu’il en sortira. Notre espoir, c’est la mobilité de sa nature, ce sont les entrailles même de son talent, c’est cette faculté d’entraînement qui vient de le perdre et qui pourrait le sauver. Malgré les enivrements auxquels il est en proie, M. Michelet ne doit

pas manquer de générosité courageuse, quand il est de sens rassis, et il n’aura pas peur de se relever dans l’estime des hommes, car, lorsqu’on s’y relève, on monte toujours plus haut que la place d’où l’on était tombé ! (Les œuvres et les hommes : II. Les historiens politiques et littéraires ; 1861)