BIBLIOBUS Littérature française

Histoire de la littérature canadienne-française - Berthelot Brunet (1901-1948)

 

 

Autres œuvres de Berthelot Brunet :

  • Chacun sa vie, 1942
  • Le mariage blanc d’Armandine, 1943
  • Les hypocrites, 1945

 

 

 

Table

 

  • Introduction.............................................................................. 6
  • L’histoire................................................................................ 22
  • Les romanciers de notre époque victorienne........................... 35
  • Les chroniqueurs.................................................................... 44
  • Le journalisme avant le grand journal..................................... 53
  • Les orateurs............................................................................ 56
  • La poésie avant les vrais poètes.............................................. 59
  • La poésie voyage.................................................................... 71
  • La littérature des clercs......................................................... 104
  • Les femmes.......................................................................... 123
  • Les journaux et les revues..................................................... 129
  • Les professionnels................................................................ 145
  • Les romanciers véritables...................................................... 159


 

 

 

 

 

Introduction

 

L’histoire de la littérature canadienne-française offre cette singularité que ses meilleurs écrivains se rencontrent à ses débuts et à la période contemporaine : le prologue et l’épilogue ont plus d’importance que le corps de l’ouvrage. S’ils comptent des noms remarquables, les âges intermédiaires, jugés dans l’ensemble, ne s’élèvent guère au-dessus d’une honorable médiocrité.

Non qu’aient été de grands écrivains les précurseurs comme Jacques Cartier, Marc Lescarbot ou Champlain. Que la langue du temps paraisse plus riche aux esprits qui jugent à la hâte ne nous doit donner le change. Libre à nous pourtant d’en goûter la naïveté et le pittoresque.

Et puis ces livres sont nos archives, le terrier de nos origines.

Pour son récit de 1609,Marc Lescarbot n’eut pas plus que ses confrères de l’époque le titre bref, et c’est un plaisir que de le citer :

Histoire de la Nouvelle-France, contenant les navigations, découvertes et habitations par les Français des Indes occidentales et Nouvelle-France, sous l’aveu et autorité de nos Rois très chrétiens, et les nouvelles fortunes d’iceux en l’exécution de ces choses depuis cent ans jusqu’à d’hui : en quoi est comprise l’histoire morale, naturelle et géographique de la dite province, avec les tableaux et figures d’icelles.

Dans son style, Lescarbot ne laisse pas de nous faire sentir qu’il vécut sous le règne du bon Roy Henry, et l’on découvre chez lui une verdeur de langage qui était alors monnaie commune.

On remarquera aussi comme un air de parenté avec nos formules juridiques et singulièrement nos actes notariés. C’est que, traditionnaliste, le Canadien français, et dans la paysannerie et dans quelques-unes de ses professions libérales, a gardé précieusement un parfum vieille France dont on trouverait moins de trace dans la France métropolitaine de notre temps.

Un phénomène presque semblable a pu s’observer aux États-Unis, où jusqu’en 1880, la prose, voire la poésie, retardaient sur la prose et la poésie anglaises.

Un Brunetière parlerait d’influence à retardement. Il y eut de cela. Pour être juste, souvenons-nous pourtant que le grand siècle eut aussi sa littérature à retardement, puisqu’en dépit de son incomparable originalité, il s’en tint à l’imitation des Anciens. Au surplus, Virgile lui-même suivait Homère pas à pas. Ces explications n’expliquent jamais rien.

Dirons-nous que les Relations des jésuites font partie de la littérature canadienne ? Assurément, ne serait-ce que pour cette raison que les martyrs ont payé assez cher ce qu’on appelle les lettres de naturalisation.

De style très simple et qui contraste avec la prose doucereuse de nos divers messagers missionnaires, ces relations ont exercé grande influence. N’eussent été les Relations, beaucoup des pamphlétaires mécréants du dix-huitième siècle n’auraient jamais écrit leurs diatribes, et il faut confesser sans fausse honte ni respect humain que le pittoresque des jésuites, fondé sur des observations forcément rapides mais justes, passe de loin le pittoresque un peu plaqué de Voltaire et des autres. Joignez que les Relations sont une leçon constante d’héroïsme : Corneille et Polyeucte étaient de ce temps. Elles comptent de fort belles pages, sans fioritures ni bavures. Ajoutez qu’en un siècle qu’on a qualifié un siècle d’éloquence, la pudeur empêchait d’élever la voix et, dans l’ordre spirituel, les actions d’éclat n’en prenaient que plus de valeur.

Ces Relations sont aussi en quelque sorte les lettres de noblesse de notre pays. C’est par elles et dans leurs récits que l’on voit à plein que le Canada français est un pays unique, terre de martyrs et d’une chaude et naturelle ferveur.

Que l’on passe maintenant à Marie de l’Incarnation. De cette grande Ursuline, on a dit qu’elle fut la Thérèse d’Amérique. C’est justement Bossuet qui l’affirmait et, dans l’espèce, il faut bien croire ce Bossuet qui, on le sait, ne prisait guère les mystiques.

 

Sainte Thérèse d’Avila : Marie de l’Incarnation peut lui être comparée sans ridicule, seule Française qui souffre cette difficile comparaison. D’autant que par plus d’un trait, se ressemblent ces deux saintes femmes. Élevées au plus haut degré de l’oraison, elles n’en restaient pas moins de ce monde. Thérèse fondait monastère après monastère, sans s’embarrasser des plus temporelles difficultés, tandis que l’autre gardait des yeux ouverts et très fins pour regarder ce qui se passait dans cette terre étrange d’Amérique.

Et ensuite, toutes les deux tombaient en extase.

Il y a deux parts dans les écrits de Marie de l’Incarnation : des lettres de la plus pittoresque observation et ces écrits spirituels qui permettent de la classer parmi les maîtres de la littérature mystique.

Il va de soi que la sainte Ursuline ne prenait point le temps de polir son style et que parfois se glissent dans cette prose des obscurités que l’on rencontre du reste chez la plupart des grands mystiques.

Cependant la psychologie religieuse s’y montre d’un délié incomparable et les effusions avec les élévations éparses dans cette œuvre approchent, pour négligées de forme qu’elles soient, le plus sublime de la poésie.

Ne serait-ce que pour mémoire (une expression que forcément l’on rencontrera souvent dans cette petite histoire) l’on ne saurait omettre ici le nom du père Charlevoix, qui écrivit une Histoire et Description générale de la Nouvelle-France, avec le journal historique d’un voyage fait par ordre du roi dans l’Amérique septentrionale.

Faut-il le marquer, on ne saurait comparer le père Charlevoix au père Labat, ce dominicain qui, peu d’années avant le jésuite, écrivit sur les Antilles françaises où il était missionnaire : le père Labat est tout simplement un grand écrivain, et de bons juges estiment sa prose aussi nette et aussi fine que celle de Voltaire. Cette remarque pour indiquer que ces écrits de missionnaires n’ont le plus souvent qu’une valeur littéraire relative.

Cependant, sans se hâter, le père Charlevoix, ce musard débonnaire et fort aimable, nous parle d’histoire, de botanique, fait des récits, voire des contes, avec un laisser aller parfois exquis.

Parce que son ouvrage se montre une source insigne de notte histoire, n’allons pas l’abandonner uniquement aux érudits.

L’on ne saurait non plus se passer du baron La Hontan. Menteur du Béarn sans doute, ses médisances et ses calomnies ont si bonne et si belle humeur, et dans une langue point trop mauvaise et qui se sent d’une époque délicieuse entre toutes, que nous aurions mauvaise grâce de nous fâcher. L’histoire littéraire exclut le chauvinisme.

Si donc, dans toute cette période qu’on peut appeler les enfances de la littérature canadienne, nous n’avons pas d’écrivains nés chez nous (et non plus de saints ou de martyrs et guère de grands soldats) nous comptons quand même ces découvreurs, Cartier et Champlain, de pittoresques écrivains comme Lescarbot et une très grande mystique, Marie de l’Incarnation, qui aussi bien reste le plus grand spirituel de toute la littérature française.

 

Marquerons-nous maintenant que nos ancêtres chantaient des chansons ravissantes et qu’à la veillée, ils contaient des contes dont le bouquet n’est point évaporé ? Nous n’oserions et serait bien savant qui indiquerait le départ entre ce qui vient de France et ce qui nous est propre : les écrivains du temps, s’ils naissaient en France ne parlaient quant à eux que du Canada, ce qui les naturalise plus aisément que ces chansonniers anonymes. Du reste, ce n’est pas d’hier que l’on a observé que le folklore d’un pays ressemble plus ou moins au folklore d’un autre pays. La littérature populaire compte encore plus de plagiaires inconscients et d’imitateurs que la littérature officielle ou celle des écrivains proprement dits.

La remarque n’enlève rien au charme désuet et à la grâce des chansons qu’a recueillies par exemple Ernest Gagnon.

 

Vint la cession à l’Angleterre, le « dark age » de notre histoire nationale et de notre histoire littéraire. Ce n’est ni le lieu ni l’occasion de parler politique : on n’en comprend pas moins que nos pères avaient d’autres chats à fouetter qu’à rimer des vers galants ou qu’à composer des discours historiques.

L’on se contenta de faire du journalisme, comme les étudiants de naguère qui avaient échoué au notariat ou au barreau. Il sied de citer par exemple la Gazette littéraire que fondèrent à Montréal deux Français, Mesplet et Jantard. Il va de soi que ces Français d’une époque encyclopédique préféraient se borner à la littérature. Mais, lorsqu’un écrivain affirme qu’il ne s’occupera que de littérature, c’est toujours une défaite. Comme la plupart de leurs confrères, Mesplet et Jantard s’intéressaient à la littérature, lorsqu’il n’y avait rien d’autre sur le menu.

Mal leur en prit lorsqu’ils s’avisèrent d’envahir le domaine théologique. Ils auraient paru sans doute modérés, eussent-ils écrit en France, en Hollande ou en Angleterre (et du reste les temps changeaient déjà... mais moquer la religion dans le pays où la foi demeurait la plus vivace !) Si bien que Montgolfier, supérieur de Saint-Sulpice, mit en garde contre « son insolence » les professionnels qui lisaient la Gazette.

Ce fut ensuite le gouverneur Haldimand qui se fâcha : toujours pour « arrêter le cours de leur insolence », il fit emprisonner Mesplet et Jantard. Il en coûtait cher à cette époque lointaine de se montrer anti-anglais.

Rappelons, toujours pour mémoire, le Magasin de Québec, le Spectateur et l’Aurore des Canadas (quel joli titre !) : ils publiaient des poésies et des morceaux littéraires dont il n’est pas surprenant qu’il ne reste rien.

Plus digne de remarque nous semble le Courrier de Québec, l’organe des Chouayens, autrement dit les partisans nantis ou à nantir de l’Angleterre : c’est là, si l’on peut dire, le vénérable ancêtre de toutes les feuilles qui, aux différentes périodes de notre histoire, ont tenté avec gaucherie ou insolence un rapprochement entre les deux races.

Non point que le Courrier s’en soit toujours pris aux Canadiens français : à l’occasion, comme firent leurs héritiers, il les défendit contre les attaques trop brutales des publications anglaises.

Quoiqu’il en soit, il n’exerçait guère d’influence que sur ceux qui voulaient arriver envers et contre tous.

Notons que ce journal publia les premiers chapitres de l’Histoire du Canada de Jacques Labrie, précurseur, si l’on veut, avec le père Charlevoix, de notre Garneau.

La sœur jumelle du journalisme politique, l’éloquence parlementaire, tiendrait à avoir sa place dans ce chapitre : dans les manuels, l’éloquence politique comme l’éloquence religieuse garde encore sa place : l’éloquence politique et l’éloquence religieuse y ont-elles encore droit ?

Disons cependant que Pierre Bédard, Charles de Lotbinière, Jean-Antoine Panet, Joseph Papineau, le père de l’autre, du Grand, furent célèbres en leur temps : le Canadien français a sans doute toujours été orateur, mais nous ne croyons pas que ce soit une raison suffisante pour qu’on fasse plus que citer quelques noms, et sans autres commentaires. Du reste, l’éloquence a fait un tel mal à notre poésie et à notre prose qu’il est temps de l’oublier.

 

Comme il en fut toujours dans notre monde du livre et jusqu’à une époque fort récente, c’était alors, en ces années d’enfance, la poésie qui tenait le haut du pavé : plus tard, on lui adjoindra la critique, et l’on peut dire que jusqu’en 1900 ou 1910, notre littérature compte surtout des poètes et des critiques, exclusion faite, bien entendu, de nos innombrables orateurs.

La poésie : ne blasphémons pas ! Contentons-nous d’affirmer que Joseph Quesnel et Joseph Marmet furent les poètes lauréats du dix-neuvième siècle canadien qui préludait. Ils étaient nés en France tous deux, ce qui ne leur donnait pas plus de talent qu’aux nombreux journalistes de France qui vinrent coloniser plus tard nos salles de rédaction.

Pas plus que Joseph Quesnel, Mermet n’a même le talent de Jacques Delisle ou l’éloquence de Jean-Baptiste Rousseau : si les Français de l’Empire scandaient de méchants alexandrins, qu’est-ce à dire de cette colonie lointaine ?

D’autant que ces braves gens furent poètes de circonstance, grands-oncles par ceci de tous nos Fréchette, de tous nos Delvida Poirier et de tous nos Chapman.

Nos ancêtres étaient plus indulgents que nous et ils firent à Mermet une sorte de célébrité parce qu’il chanta en vers pompeux la victoire de Châteauguay, ce qui lui valut plus tard une invitation à dîner de M. de Salaberry. Poète classique qui connaît les usages, Mermet paya son écot d’une épître dont on nous saura gré d’offrir quelques vers :

 

              ...chez lui, j’ai connu cette pure amitié

Qu’en tout autre pays on ne voit qu’à moitié.

Héros et citoyen, tendre époux et bon maître,

Il est père de tous, sans vouloir le paraître...

 

(Confessez que le lapsus est ravissant.)

 

Au camp Léonidas, aux champs, Cincinnatus,

Thémistocle au conseil, à table, Lucullus...

 

(Il est vrai que Philippe de Gaspé nous assure que les dîners de nos pères étaient savoureux et plantureux...)

 

Sans avoir les défauts de la Grèce et de Rome,

Il reumt en lui les vertus du grand homme...

 

Puisque nous sommes en veine de citations, et aussi bien ces citations peuvent-elles nous montrer à plein d’où nous sommes partis et le chemin parcouru, ne laissons passer l’occasion de rappeler Généreux Labadie, un maître d’école de Verchères, qui ne trouvait point de mécène et qui rageait de rester inconnu : le temps n’était pas arrivé où une sinécure d’État récompensait les moindres poétereaux.

Mais donnons la parole à Généreux Labadie, qui s’adresse à Joseph Quesnel : quand souffre la vanité d’un auteur, il n’accepte jamais de souffrir seul, et il faut à tout prix qu’un autre soit dédaigné autant que lui.

Labadie écrit donc :

 

Quand je vois des talents restés sans récompense,

J’approuve ton dépit et ton impatience...

Mais enfin tu fais voir le germe d’un talent

Que doit encourager tout bon gouvernement...

 

(N’est-ce point sublime ?)

 

Quelle honte, en effet, au pays où nous sommes

De voir le peu de cas que l’on fait des grands hommes.

 

Les grands hommes, c’étaient Joseph Quesnel et Généreux Labadie qui, hélas, attendent encore leurs statues dans les squares de la banlieue : qu’on se contente de noter que Généreux Labadie briguait déjà le prix David.

Avouons que nos écrivains contemporains sont moins avides et surtout moins grossiers.

Les décades qui suivirent, l’on n’eut guère le temps de taquiner la muse : tout était aux luttes politiques, démocratiques et nationales. S’ils ne pouvaient pas toujours quitter leur collège pour aller entendre Louis-Joseph Papineau et ses collègues, les écoliers n’avaient guère le goût de rimer leurs premières odes : ils auraient plutôt prêté l’oreille aux harangues des grands tribuns qu’une radio qu’on n’avait pas encore inventée ne pouvait leur transmettre.

Et, puisque l’éloquence fut la poésie de ce temps ingrat, citons au moins quelques noms.

À coup sûr, Louis-Joseph Papineau n’aurait pas connu la gloire qui fut la sienne, s’il n’avait été éloquent, et il fallait bien qu’il le fît pour arracher les applaudissements et l’amour d’un peuple amoureux d’éloquence.

Cependant, pour user de son style, confessons que les morceaux que l’on rapporte de lui sont une lave bien refroidie. Nourri pourtant de Voltaire, il manque terriblement de simplicité, et sa phrase est aussi longue qu’est courte celle de Candide : Papineau se plaisait sans doute à la Henriade.

Fut-il romantique ? Il vivait à l’époque du romantisme, mais l’on peut dire qu’il se montra plutôt pré-romantique. Les livres arrivaient tellement en retard chez nous !

N’en est-il pas toujours ainsi, ou guère s’en faut ? Les orateurs ne saisissent que l’éloquence écrite d’une époque révolue. L’orateur le plus avancé retarde toujours, comme une grosse horloge.

LaFontaine, qui fut d’abord disciple de Papineau, se montre beaucoup moins emphatique. Disons que LaFontaine était le Poincaré de ce Briand.

Chez ces orateurs, il va de soi que l’on peut trouver sans trop chercher les tirades, les mots et les phrases historiques à souhait : il y a des apostrophes de LaFontaine qui, à juste titre, sont demeurées classiques et que tous les écoliers savent par cœur.

Surtout qu’on n’aille pas oublier que le récit comme les discours de ces luttes pour le gouvernement responsable restent en quelque sorte nos « bulletins de la Grande armée » : ajoutons sans vergogne que les combats de notre petit peuple avaient une autre pureté que les batailles de Napoléon.

Il est permis d’inscrire ici, à cette période héroïque, le nom d’Étienne Parent, le précurseur de notre économie politique : Parent fut mêlé intimement aux événements de l’époque.

Il aurait été un journaliste juste milieu et centre gauche, si les campagnes ardues du temps et la poudre de la guerre ne l’avaient forcé souvent à la polémique.

En des âges plus calmes, c’eût été un excellent écrivain académique au surplus : par malheur, la langue du temps, je veux dire la langue du Canada français, faute de contact intime avec les véritables écrivains contemporains, s’appauvrissait de plus en plus, et Panet n’est pas un écrivain fort agréable.

L’économie devait attendre Édouard Montpetit pour prendre ce style honnête, ce style malin parfois, d’une malice, que nous connaissons.

 

 

 

L’histoire

 

Le petit peuple canadien-français aime l’histoire, son histoire surtout, plus encore peut-être qu’il ne se plaît à l’éloquence. La section historique de notre bibliographie se montre à coup sûr plus abondante encore que plusieurs autres sections réunies.

C’est que ce petit peuple, isolé dans ses grands territoires, et près de ses voisins, vit comme dans une île ; il lui faut souvent faire l’inventaire et le bilan de ses ressources et de ses trésors. L’histoire peut être un poison : elle est aussi un cordial, une boisson généreuse parfois, qui redonne à ceux qui se décourageaient trop tôt espoir et vigueur.

Avec l’histoire, le Canadien français fait le point, il vérifie ses positions.

Ce qu’il fit à merveille dans les années qui nous occupent.

Il va de soi que, sauf François-Xavier Garneau, tous ces historiens ne comptent guère que pour mémoire et pour alimenter les sources et les fiches des chercheurs. Tous n’étaient pas sans mérite pourtant.

Il y eut d’abord Jacques Labrie, qui, après des études médicales à Edimbourg (le voyage d’Europe pour les médecins, Labrie était un médecin, ne date pas d’hier), s’avisa de composer une Histoire générale du Canada (admirez le titre gentiment vieillot) : une pneumonie fit mourir ce brave homme avant qu’il eût terminé son travail.

Un patriote de Saint-Eustache gardait en mains ce manuscrit, lorsque les flammes de la révolte et des Anglais anéantirent les pages précieuses : sort insigne pour un livre que cet écrivain mineur dédiait à la gloire de son pays. Thème excellent pour un Fréchette qui, une fois n’est pas coutume, aurait coupé les ailes à son éloquence, s’en tenant à celle des faits.

Michel Bibaud ensuite. Il conviendrait peut-être d’écrire un essai pittoresque et curieux sur Bibaud, journaliste fécond, et historien canadien sec et sans éloquence. D’autant que ce curieux homme, et à une époque troublée, se montrait hostile à tout ce qu’il y avait alors de national et qu’il ne perdait pas l’occasion de louer l’Angleterre. Si Bibaud fut en histoire un précurseur, lorsqu’il donna son Histoire du Canada, des origines à 1837, il le fut aussi des nombreux politiques qui, depuis la Confédération, reprennent en refrain la louange des institutions britanniques...

 

François-Xavier Garneau a été un tout autre homme. Né en 1809et mort en 1866, cet écrivain est une des gloires de son pays.

Et quel autre pays peut se vanter de posséder un historien national ? L’histoire de Garneau n’est-elle pas notre véritable hymne canadien ? Michelet, qui, bien entendu, reste un génie d’envergure universelle, et auquel il serait injuste de comparer notre grand patriote, chantait la France mais, de Jeanne d’Arc à la Révolution, son ouvrage s’interrompt en pamphlet, de phrase unique, de rythme haletant nonpareil, avec, parfois, des vues intelligentes et fort justes. L’on n’en éprouve pas moins que Michelet ne saurait sincèrement aimer toute la France.

Il n’en est pas de même pour Garneau, qui, dans les années les plus mornes, trouve toujours son bien et de quoi admirer.

L’on connaît la légende de ce clerc de notaire. « Peuple sans histoire », lui disait un Anglais des siens. « Je la ferai, cette histoire », songea-t-il.

Et il la fit. Avec quelque romantisme, l’on ne saurait le cacher, mais quel généreux romantisme ! N’avait-il pas à Londres, lorsqu’il y fut secrétaire de Denis-Benjamin Viger, lui-même agent diplomatique des Canadiens français près le gouvernement anglais, n’avait-il pas été admis parmi les membres de la Société des amis de la Pologne ? Or, en ces années, pour être romantique, il fallait aimer la Pologne : c’étaient là sortes de lettres de créance.

L’on a écrit de Garneau qu’il composa son histoire « pour réhabiliter sa nation ». C’est beaucoup dire, et nous sommes tellement susceptibles ! N’oublions pas, cependant, qu’à maintes époques, ceux qui, tout naturellement, venaient faire fortune chez nous, tout naturellement, et tout humainement, ne laissaient pas de nous traiter en ilotes. C’est le chanoine Groulx qui l’affirme dans son histoire de l’enseignement du français au Canada, les années de conquête, les premières années de la domination anglaise, notre système éducationnel ne put fonctionner à l’aise, et les conquérants, dont quelques-uns ne pouvaient pourtant se targuer que de savoir bien compter et de signer les lettres qu’ils faisaient parvenir à leurs clients ou correspondants, se gaussaient de l’ignorance de ces « habitants ».

Il était temps qu’un prosateur, qui était aussi un poète (je veux dire dans sa prose), écrivît à sa façon l’épopée d’un petit peuple qui, autant que d’autres, avait eu ses heures d’héroïsme. Les pères de ceux qui, si placidement, cultivaient leur foin avaient créé une chrétienté héroïque en Amérique, et combien de fois ne s’étaient-ils point battus dix contre un ?

Pour toutes ces raisons, l’histoire de Garneau ressemble souvent, pourrait-on dire, à la Réponse à un acte d’accusation de Victor Hugo, du moins pour le titre. Garneau prononce une plaidoirie, mais avec quelle sensibilité !

Il y a quelques années, l’on n’aurait pu goûter Garneau, comme nous le faisons maintenant. Ces tirades, cette éloquence constante, ces appels implicites au lecteur n’agréaient pas à une mode qui se piquait d’insensibilité, d’impassibilité. Il n’en est plus de même, d’autant que nous sommes assez éloignés de l’époque pour y trouver maintenant de la saveur.

Il me semble qu’il faut lire Garneau d’un trait, je veux dire ne point trop nous arrêter au détail. Dans la dernière édition, le scrupuleux pourra toujours trouver les corrections nécessaires aux insuffisances et aux inexactitudes. Cette histoire aurait du reste pu s’intituler admirablement : Discours sur l’histoire du Canada, puisque du discours elle a l’élan et le flot continu.

Joignez que le patriotisme de Garneau est pur : il ne défend pas un régime, une politique, il chante son peuple et il le console.

Nous ne saurions jamais accepter qu’on fasse le parallèle entre notre historien et ceux des autres pays : il n’y a pas de commune mesure. Garneau fait partie de nous, et, s’il n’y avait qu’un seul écrivain canadien à garder après l’anéantissement des autres, c’est celui-là dont la plupart des nôtres feraient choix, eussions-nous des génies à en revendre.

Notaire, il a pris acte de notre passé, et son Histoire, ce sont nos sagas et notre Chanson de Rolland.

N’est-ce point assez pour la gloire d’un homme ?

Dirons-nous qu’on l’a accusé assez souvent non pas d’être irréligieux, en dépit de son temps, mais d’avoir manqué de respect à Mgr de Laval par exemple ? Ces vétilles fournissent toujours des sujets de critique facile aux critiques grincheux.

Avant de quitter nos historiens, Bibaud et Garneau, marquons que ces deux écrivains ont rimé des vers sans beaucoup d’importance, si ce n’est que Bibaud fut le premier à imprimer un recueil de poésies : sa postérité laurentienne devait être innombrable comme celle d’Abraham.

L’abbé Ferland (1805-1865) a vu souvent son nom accolé à celui de Garneau : estimable écrivain, il ne saurait rivaliser avec l’autre. Peut-être avait-il plus d’érudition que son confrère, mais il a le style sang-froid si l’on peut dire, lorsque Garneau bouillonne de chaleur.

Non point que Ferland fût toujours impassible : au début de sa carrière, il répliqua, dans un style de polémique, à la malveillance d’un jeune prêtre français, l’abbé Bourbourg qui, après une visite chez nous, s’avisa de traiter de notre histoire.

Le Canadien français fut toujours chatouilleux sur ce point et, encore chaque année, nous lisons des réponses aux chroniques trop pressées des voyageurs qui nous voient mal.

Ferland, comme il se doit à un prêtre, s’occupe plutôt de nos origines religieuses, qu’il fait ressortir avec plus d’insistance que Garneau. Pourrait-on l’en blâmer ? Des esprits qui ne sont pas tellement faux préfèrent ces images ravissantes qui nous font voir la fondation presque mystique de Ville-Marie aux récits de la bataille de Carillon.

Cependant, Ferland n’avait pas la fougue ni le feu de son confrère. Il lisait peut-être trop assidûment Bossuet et le Discours sur l’histoire universelle, dont il se rappelait surtout les théories contestables, qui lui faisaient oublier la poésie du style.

Quoi qu’il en soit, que son œuvre soit dépassée, l’on ne saurait omettre le nom de l’abbé Ferland dans une histoire, pour courte qu’elle soit, de la littérature canadienne-française.

Et non plus celle de l’abbé Henri-Raymond Casgrain, personnage séduisant, mais dont le style est passé autant peut-être que celui de cette Julie Lavergne, qu’on propose peut-être encore à l’admiration des collégiens et dont Bremond lui-même entretenait ses lecteurs.

L’abbé Casgrain reste le plus célèbre des abbés de lettres, dans un pays qui en a compté peut-être plus qu’ailleurs, même que la France, où tout prêtre qui se respecte prend la plume à l’occasion.

Lui aussi fut un romantique, de ce romantisme catholique qui nous a donné, disons Brizeux, Laprade et Turquety. Romanesque serait un terme plus juste, s’il ne détonnait un peu lorsqu’il s’agit d’un prêtre.

Joignez qu’il perdit la vue assez tôt et que les amateurs de parallèles pourraient sur ce propos citer le nom de l’historien Augustin Thierry, autre âme fort noble.

Nous rangeons l’abbé Casgrain parmi les historiens : il n’attendit pas la mode pour aborder l’histoire romancée, et c’est ainsi qu’il écrivit les Légendes canadiennes, dont le ton traînard ne laisse pas d’avoir conservé un certain charme vieillot.

Historien proprement dit, l’abbé Casgrain passait indifféremment de Montcalm et Lévis à l’Histoire du Bon-Pasteur de Québec, d’une Histoire de Marie de l’Incarnation à une Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec.

Et, sorti de la poussière de ses archives, l’abbé Casgrain ne perdait rien de la civilité et de l’élégance un peu apprêtée de son style.

Mgr Maurault lui ressemble qui aime de même la recherche méticuleuse et les belles choses.

Passer de l’abbé Casgrain à Louis-Philippe Turcotte (1842-1878) c’est tout un saut. Turcotte qui, pour ses premières armes, traita de sa paroisse natale, est l’auteur d’un Canada sous l’Union, ouvrage fort précieux pour les chercheurs, qui semble un recueil d’articles coupés aux journaux de l’époque.

Benjamin Sulte, (1841-1923) autodidacte et dont le style ne s’en cache jamais, fit toutes sortes de choses comme il écrivit toutes sortes de choses : commis d’épicerie, marchand, comptable, marinier, journaliste, militaire et que sais-je, avant d’être journaliste et fonctionnaire, il donna sur l’histoire du Canada une cinquantaine de volumes et de brochures, et il reste peut-être encore de l’inédit.

Il a même publié des poésies. Il suffit pourtant de citer son Histoire des Canadiens français, qu’il écrivait plus mal qu’il n’est permis même à un autodidacte.

Narcisse-Eutrope Dionne (1848-1917) ne fut pas un prosateur fort attique. Les érudits ne sont pas sans estimer son Samuel de Champlain.

Joseph-Edmond Roy (1858-1913), chercheur minutieux, le Massicotte de son temps, publia une Histoire de la seigneurie de Lauzon, fort bien informée, s’accorde-t-on à dire, et qui a servi de référence à M. Groulx, dans ses cours. Plusieurs de nos érudits nous firent ainsi office de bénédictins, tel le savant Gonzague Ducharme.

Joseph Royal (1837-1902) écrivit comme Turcotte une histoire du Canada sous l’Union : le style en est plus net et la phrase plus simple. Il est permis toutefois de préférer le laisser-aller journalistique du premier historien.

Laurent-Olivier David (1840-1926) lui, ne manqua jamais de feu. Ses Patriotes de 1837-38 sont une œuvre éloquente et qui peut toucher encore. Cet homme enthousiaste fut le très intime ami de sir Wilfrid Laurier, de qui il écrivit une vie émue, au lendemain de sa mort.

Thomas Chapais (1858-...), ce probe et solide historien, dont la verte vieillesse publie encore, reste le plus important de cette époque et de celle qui suivit.

Garneau mis à part, tous ces ouvrages des historiens de l’époque qui nous occupe pourraient, aux yeux du distrait, paraître écrits de la même encre, du moins, sur un même ton. Dirons-nous que la corde patriotique vibre à se casser ? Non pas (on a vu du reste qu’il y avait des exceptions, et Benjamin Sulte par exemple ne semble pas toujours fort orthodoxe au patriotisme intransigeant), non pas, et ces chercheurs, avec des moyens souvent assez sommaires, s’efforcèrent à l’impartialité, en même temps qu’ils tentaient de bien informer.

Cependant, ils écrivaient d’abord pour la consommation domestique, comme on dit si mal en économie. C’étaient des historiens, et puis c’étaient en quelque sorte des propagandistes qui s’évertuaient à créer une conscience nationale chez un peuple assiégé en somme de toute part, d’autant que la proximité des États-Unis restait une tentation constante pour ces Canadiens que la culture du foin, où les reléguaient des gens trop pressés de s’enrichir eux-mêmes, n’aurait pu enrichir le moins du monde.

Et,encore une fois, que ces historiens fussent ou non affiliés à quelque parti, leur conscience professionnelle se gardait pure.

Je n’aime pas beaucoup le mot, mais pourtant ces hommes servaient, ils servaient la cause de leur petit peuple : peu à peu, ils lui faisaient un passé, comme les pères de famille bourgeois bâtissent un avenir à leurs rejetons.

L’attitude ne manquait pas de noblesse et, si ce patriotisme trop tendu nous agace dans la poésie contemporaine de ces écrivains, il ne nous blesse guère dans leurs histoires.

Au surplus, la Conquête et 1837 n’étaient pas événements d’un passé lointain. Ils ne savaient peut-être pas tous écrire, ces prosateurs, mais ils savaient réchauffer l’enthousiasme de leurs lecteurs. Entendus en sourdine, les discours de la Saint-Jean sont parfois touchants.

 

 

 

Les romanciers de notre époque victorienne

 

Le roman canadien-français resta longtemps la timidité même. C’est à peine s’il osait se réclamer du roman. Aucun Bossuet canadien n’écrivit pourtant des Maximes sur le roman comme le Français composa ses Maximes sur la comédie, qui font encore le désespoir des admirateurs de Racine et des fidèles de Molière.

Mais le genre était suspect. N’oublions pas que nous avons subi fortement l’influence de la littérature catholique du Second Empire (et point seulement celle de Veuillot), et que les dernières vagues du jansénisme français battaient encore les murs de ces auteurs que la province de Québec connut surtout par les distributions de prix et les achats des dévotes à l’aise. On rencontre encore, dans les vieilles maisons de la campagne et des petites villes, des éditions dorées sur tranche de Mgr de Ségur, de l’historien royaliste Poujoulat, de Walch et que sais-je ?

Le roman n’avait point bonne presse, et à Montréal comme à Québec, l’on renchérissait volontiers sur les Bethléem et les Sagehomme de l’avenir. Vers 1860, il n’est guère de nos romanciers contemporains qui eussent trouvé un éditeur chez nous.

Citons d’abord les primitifs, pour mémoire seulement, bien entendu, le notaire Lécuyer qui, entre deux contrats de mariage, écrivit la Fille du brigand, qui n’a pas réussi à en faire notre Fenimore Cooper ; P. Lacombe, un autre notaire (la littérature canadienne compte autant de notaires que de médecins, ce qui n’est pas peu dire, et d’abbés) : il composa la Terre paternelle, à laquelle nos Bazins ne doivent rien.

Mais passons tout de suite au pittoresque Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871), l’un des classiques de notre prose.

Comme le poète Crémazie, Gaspé eut des malheurs, voire des démêlés avec la justice de son pays : c’est qu’il était prodigue et qu’il aimait à fêter ses amis, tout en ne se montrant pas très fort en arithmétique et en comptabilité : ce petit seigneur de Saint-Jean-Port-Joli (nos paroisses ont parfois le nom ravissant) imitait sans trop le savoir les grands seigneurs français.

Puis, très tôt,ce fut la retraite et la vieillesse. Gaspé vivait dans ses souvenirs, parcourant les champs de son domaine, causant avec ses censitaires, qu’il aimait en seigneur paternel, et lisant avec délices.

Gaspé est le « grand old man » de notre littérature : son œuvre est une œuvre de vieillard, un vieillard dont on ne se lasse d’écouter les récits. Une voix chevrotante, et dont on ne saurait oublier le timbre.

Il a l’heur et l’art de nous faire regretter les modes d’antan, même si les jeunes ne laissent pas d’en sourire un peu.

À soixante-quinze ans, après avoir collationné toute une série d’extraits de ses nombreuses lectures, qui devaient lui servir d’épigraphes, il se mit à écrire. Et Québec eut alors les Anciens Canadiens, un roman, qui est plutôt un prétexte à mémoires : Gaspé sort peu de ce qu’il a vu et entendu.

L’intrigue ne compte guère, toute cornélienne qu’elle soit sous certains rapports : c’est l’allure du récit, le ton, qui importent. Encore un coup, c’est un vieillard qui raconte, ne l’oublions pas, un vieillard coquet qui, devant les yeux émus des jeunes femmes, poursuit son récit, ne s’interrompant que pour leur sourire du regard et des lèvres, d’un air narquois et malin.

Le succès ne se fit pas attendre et, tout de suite, Philippe de Gaspé devint célèbre, autant peut-être que Garneau : en un sens, les Anciens Canadiens ne sont-ils pas un commentaire aimable, d’un romanesque charmant, pour l’Histoire de l’autre ?

Gaspé se commenta lui-même, se paraphrasa dans les notes de son roman, que des juges point si mal avisés préfèrent pour la bonhomie au texte même, et ses Mémoires proprement dits furent une autre glose.

En ces années de jeunesse, à cette aube de notre littérature, la gloire de Gaspé était tellement manifeste qu’un jour le collège de l’Assomption s’avisa de monter, dans la salle académique, une adaptation de son roman. Et, alors, sur le fleuve, ce fut pour le vieil homme un voyage triomphal, parmi les drapeaux, les maisons pavoisées et dans les acclamations d’une foule juvénile.

C’était le pendant chez nous de l’apothéose de Voltaire et de Victor Hugo. Cependant, c’était aussi tout un petit peuple qui applaudissait ce grand vieillard aux yeux purs. Point de haine, ni d’ironie ni de sarcasme : l’auteur des Anciens Canadiens, dans son manoir de Saint-Jean-Port-Joli, n’avait écrit ni Candide ni les Châtiments. Son âme était restée pure et, parmi ses admirateurs, il y avait autant de jeunes filles que de jeunes hommes : elles étrennaient leurs premières crinolines pour faire honneur à celui qui avait composé un roman sur lequel pouvaient s’arrêter leurs yeux craintifs. Elles pouvaient rêver ensuite en toute innocence.

Si nous passons maintenant à Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882) la transition se montre brusque. Gérin-Lajoie manque à coup sûr de légèreté et de frivolité dans le style et, s’il se détourne du solide, ce n’est jamais que pour peu de temps.

Pourtant, comme tant d’autres (Claude Bernard ne composa-t-il pas un drame romantique en alexandrins bien rimés ?) Gérin-Lajoie se crut poète. Il eut du reste cette chance de chanter le Canadien errant que ses compatriotes savent par cœur, et dont la nostalgie désuète peut nous toucher encore.

Il fut également le poète d’une tragédie, le Jeune Latour qui, bien entendu, n’a pas fait grand-chose pour sa gloire.

Gérin-Lajoie est surtout l’auteur de Jean Rivard, notre premier roman à thèse qui compte, et qui en provoqua bien d’autres. Une sorte de retour à la terre, écrit par un homme qui lisait plutôt les classiques, voire les plus sérieux des classiques que les modernes.

Les jeunes Canadiens de notre époque lisent Maurois plus volontiers qu’ils ne font Jean Rivard. Ce roman ressemble, si l’on veut, au Bernard Quesnay du romancier français. Je veux dire qu’économiste et historien, Gérin-Lajoie ne laissait jamais à la porte de son cabinet ses préoccupations studieuses, même en abordant le roman.

À son propos, on peut aussi citer le nom de Léo-Pol Desrosiers : même sérieux et même souci, toutes distances gardées, de la propriété des termes et de la correction. Par malheur, Gérin-Lajoie qui ne pouvait avoir nos lectures, ne laisse pas d’être assez pauvre dans son vocabulaire, et ses tournures ne sont pas toujours l’élégance même. La comparaison avec Desrosiers ne doit donc pas se prendre à la lettre.

Environ ces années (« Elle était belle sous le... Second Empire, non pas la république, mais la littérature canadienne... »), environ ces années, Georges de Boucherville se plut à rivaliser avec Eugène Sue et Ponson du Terrail. Son feuilleton, Une de perdue, deux de retrouvées, sur la table des jeunes liseurs, prit la place des détectives immoraux et anticléricaux que publiaient les Français de l’époque, époque candide aussi, si on la compare à la nôtre.

Pour Joseph Marmette (1844-1895), il rêva de donner à la province de Québec un Alexandre Dumas qu’on pût mettre entre toutes les mains. Ce fonctionnaire écrivit donc Charles et Eva, François de Bienville, l’Intendant Bigot, le Chevalier de Mornac, la Fiancée du rebelle, le Tomahawk et l’épée, les Machabées de la Nouvelle-France, Héroïsme et Trahison... Tous des titres vieillots et charmants.

L’on peut encore feuilleter d’un doigt distrait ces œuvres sans prétention, fruits d’une âme pure, et ce n’est pas tant les figures que dessine l’auteur qui surgissent devant nous que celles qu’il rencontrait tous les jours. Il nous fait songer sans le vouloir, aux fiançailles et au mariage d’une aïeule : des crinolines encore, et des bijoux de famille en veux-tu en voilà, avec des salons sombres, qui dégagent un délicieux parfum de renfermé.

Napoléon Bourassa (1827-1916), le père du nôtre, à la fois peintre, architecte et romancier, offrit à ses compatriotes son Évangéline avec Jacques et Marie, une idylle héroïque, dont la prose offre les qualités et les insuffisances du poème américain : mettons-en la cause et la responsabilité au temps, à cette ère victorienne qui fut bien lente à se dégager du conformisme. Du reste, cette ère victorienne, avec son sérieux et sa sensibilité, qui n’est point toujours sensiblerie, on en parle de plus en plus avec sympathie. Lytton Strachey écrirait-il en 1945, son ironie se ferait moins cruelle dans une édition corrigée de ses exquis Eminent Victorians.

Cette sympathie, ce sourire ému, nous ne pourrions, en dépit des plus grands efforts, les dédier à Jules-Paul Tardivel, journaliste ultramontain, que la gloire de Veuillot empêchait de dormir – Basile Routhier ressemblait à Tardivel, sous ce jour – et qui inaugura chez nous les campagnes contre les Juifs et les Francs-Maçons.

Au demeurant, cet Auvergnat qui, fouchtra ! vint tout jeune s’établir en Amérique et ramoner les cheminées du pays de Québec, était un brave homme, qui se voulut franchement canadien. Il n’y réussit pas toujours, le peuple canadien n’ayant par la gravité de l’Auvergne et ne pouvant s’empêcher de rire un peu de tout.

Serons-nous paradoxaux en affirmant que, pour le pays de Québec, Jules-Paul Tardivel (1851-1905)manquait par trop de scepticisme. Il avait beau écrire dans la Vérité, ses nouveaux compatriotes ne prenaient pas toujours ce sérieux au sérieux.

Comme Veuillot avait écrit des romans, qui ne sont pas ce qu’il nous a laissé de meilleur, Tardivel se lança un bon jour dans le roman, et ce fut Pour la patrie. L’inspiration en était à coup sûr louable et qui reprochera à l’auteur de « souhaiter l’établissement sur les bords du Saint-Laurent d’une Nouvelle-France, dont la mission sera de continuer sur cette terre d’Amérique l’œuvre de civilisation chrétienne que la vieille France a poursuivie avec tant de gloire pendant de si longs siècles » ?

Pour le roman, il reste une curiosité historique, de quoi amuser nos Jules Fournier contemporains et nos Asselin des années à venir.

 

 

 

Les chroniqueurs

 

Ils gardent un reflet de leurs confrères un peu trop brillants du Second Empire, du règne d’Offenbach, de Meilhac et de Ludovic Halévy, avec peut-être un sérieux plus nordique.

Le docteur Hubert LaRue (1833-1881) avait lu plus souvent Xavier de Maistre que Sterne, ce qui ne l’empêcha pas d’écrire un Voyage sentimental sur la rue Saint-Jean, après un ouvrage sur les Chansons populaires et historiques du Canada.

Notre époque goûte peut-être assez peu ce genre d’esprit, mais à mesure que ces crus prendront du bouquet, on pourra, à certaines heures, en savourer la saveur un peu sucrée.

Joseph-Charles Taché (1821-1894), qui fut commissaire du Canada à l’Exposition de Paris, a publié Trois légendes de mon pays ou l’Évangile ignoré, l’Évangile prêché, l’Évangile accepté, qui lui valurent une petite célébrité auprès de ses lecteurs du Courrier du Canada, qu’il fonda. Ses œuvres légères font penser à ces billets du soir qu’après 1910 griffonnèrent pour se délasser des hommes trop sérieux pour se vouer pleinement aux lettres.

Faucher de Saint-Maurice (1844-1897) montre plus de talent, et sa jeunesse comporta plus de pittoresque. N’interrompt-il pas à vingt ans des études de droit pour s’engager dans la campagne aventureuse du Mexique ? Notre littérature compte du reste quelques soldats volontaires comme celui-ci et comme Arthur Buies qui osa, à l’époque des zouaves pontificaux, revêtir la chemise garibaldienne. Mais ce n’était que feu ou fougue de jeunesse. Buies finit par faire la publicité colonisatrice du bon gros curé Labelle, et Faucher de Saint-Maurice accepta la plume et le pupitre et le rond de cuir de l’Assembléelégislative de Québec, dont il fut greffier. Cependant un peu plus tard, le goût de l’aventure le reprit et, conservateur, il brigua les suffrages dans la division de Bellechasse. Tout aventurier littéraire qu’il fût et surtout qu’il se voulût, il fut élu.

Faucher de Saint-Maurice a découvert le Mexique, et il a écrit sur le Mexique ; il a découvert le Golfe, la Gaspésie, et il a écrit sur le Golfe et la Gaspésie ; il a découvert que les navires faisaient parfois naufrage et il a écrit Joies et tristesses de la mer ; enfin, il a découvert que le Canadien et que lui-même savaient conter, et il écrivit À la veillée et À la brunante (un autre titre charmant : l’écrivain canadien en trouve souvent).

Il a même découvert que le Canada avait un avenir, d’où Resterons-nous Français ?

C’est à dessein que nous usons du mot découvrir : la bonhomie de l’auteur découvre toujours du nouveau, et sa lecture nous donne la nostalgie d’un âge où il y avait encore beaucoup à découvrir.

Arthur Buies (1840-1901) eût-il été moins bohème, eût-il vécu plus longtemps à Paris, qu’il aurait sans doute été un grand prosateur, de nuance assez voltairienne, mais toujours spirituelle. Hélas, au coin du boulevard l’attendait Rochefort, ce Voltaire à la mesure du Second Empire, ce Voltaire qui mettait en calembours Zadig et Candide, ce faux-monnayeur de Voltaire. Les chroniques de Buies en sont toutes gâtées. Il avait un esprit naturel à en revendre et ses meilleurs mots, il n’a de cesse qu’il ne les paraphrase dans le style de la Lanterne.

Il publia lui aussi sa Lanterne, où le curieux peut cueillir les pages les plus spirituelles au demeurant qu’ait écrites un Canadien français avant Jules Fournier.

Au reste, ses polémiques avec Mgr Bourget sont, dans notre littérature, ce qui se rapproche le plus de Paul-Louis Courrier. Sans doute, Buies était-il anticlérical, mais là-dedans que de littérature et son irréligion première n’était guère solide. Son ami le curé Labelle le pouvait absoudre sans trop de difficultés.

Le grand défaut de Buies et, du reste, de tant d’écrivains canadiens, c’est une absence de proportions qui peut toucher au comique. Mgr Bourget n’est pas Napoléon III et Mgr Laflèche n’a aucun rapport, fût-ce dans l’ordre idéologique, avec l’impératrice Eugénie.

Arthur Buies donna aussi quelques récits de voyages, et ce sont plutôt des rapports sur les terres nouvelles à défricher : un voltairien, de quelque pays qu’il soit, excelle rarement dans la description, comme on l’a vu par exemple chez Anatole France.

La langue de notre auteur valait mieux que celle de ses contemporains, moins pauvre et surtout plus correcte. Buies publia au surplus Anglicismes et canadianismes, que devaient suivre et de nombreux auteurs et de plus nombreux manuels de bon parler français.

L’on sait que le Canadien se fâche chaque fois qu’on le confond avec l’Indien (Barrès en devait savoir quelque chose) ou qu’on ose affirmer qu’il ne parle pas le français du Grand Siècle. D’où la guerre aux anglicismes. D’où les livres de M. Étienne Blanchard, parent de Buies sous ce seul rapport, ceux de M. Léon Lorrain, esprit cultivé et distingué, ceux de M. Adjutor Fradet, de Pierre Daviault, qui sut lire avec la conscience d’Olivar Asselin les journaux de Paris et de Lyon, d’où le dictionnaire monumental de Léon Gérin et surtout le très remarquable et très savant glossaire de Geoffrion, dont on a dit qu’il était une œuvre philologique qui pouvait soutenir la comparaison avec les meilleurs ouvrages de même veine qu’a publiés l’étranger. Geoffrion du reste se montre moins sévère que ses confrères, ces jansénistes dont il est le jésuite, et, comme dans la querelle des Provinciales, ce sont encore une fois les Jésuites et leur sens des contingences humaines qui ont raison.

Les Canadiens auraient pourtant été mieux avisés d’écouter le savant Remy de Gourmont qui, dans son Esthétique de la langue française, se disait ravi de la façon dont nous avions assimilé et francisé les mots et les expressions de l’Angleterre :« Paparmane, disait-il à peu près, mais c’est délicieux que cette adaptation de pepper mint. »L’impuissance des puritains ne fut pas convaincue.

Ce n’est pas l’anglicisme, l’ennemi du français au Canada, c’est cette pauvreté de la langue qui, du reste, est fort explicable : le peuple, le petit peuple, qui ne lisait guère les journaux de France, dut avoir recours à l’anglais pour toute sa terminologie scientifique, voire, si l’on songe à nos orateurs et à nos hommes de loi, pour une part de sa terminologie juridique et démocratique, lorsque, pour le reste, on s’en tenait au millier de mots nécessaires au paysan, taciturne la semaine, quitte à prendre sa revanche le dimanche.

Au surplus, lorsque nous passerons à l’époque contemporaine, nous verrons que la langue de nos bons écrivains est celle des bons écrivains de France. Il faut être bien préjugé pour y découvrir de notables différences.

Alphonse de Lusignan (1843-1892) fut l’émule de Buies, mais ses chroniques qu’il recueillit, comme la mode du temps le voulait, Coups d’œil et coups de plume, n’intéressent plus guère que les historiens et les amateurs des antiquités d’hier.

Nous ferons la même remarque à propos de Napoléon Legendre (1841-1907). Lusignan était un professionnel, lorsque Legendre était l’amateur, ce qui ne change pas grand’chose à leurs œuvres.

Un autre chroniqueur, Ernest Gagnon (1834-1915), qui était aussi musicien et qui toucha l’orgue à la basilique de Québec, collationna en outre les Chansons populaires du Canada qui, dans l’espèce, sont le plus souvent chansons de France. Disons que par là, il nous a donné toute la poésie de nos pères, poésie exquise souvent, au temps que nos pères ne s’étaient pas avisés encore de rimer.

Que dire d’Adolphe-Basile Routhier ? il composa l’Ô Canada que, pour patriote que l’on soit, il est permis d’estimer assez pompeux, comme les Français n’aiment pas toujours la Marseillaise, tout chauvins qu’ils semblent, comme les socialistes qui ont des lettres ne se pâment pas tous devant l’Internationale.

Routhier n’aurait écrit que l’Ô Canada, ce serait péché véniel. Mais, hélas, ce « bien-pensant » adressait à ses compatriotes des Causeries du dimanche qui furent faciles sujets de brocards et pour Buies et pour Fréchette, qui ne manquait pas d’esprit.

Comme la plupart des écrivains canadiens, Routhier aimait à voyager et, comme la plupart des écrivains canadiens, il aimait à raconter ses voyages, dans des volumes qu’il eut le mauvais goût de publier.

Cependant, ce qu’il écrivit de plus mauvais, ce furent ses romans messianiques et apostoliques, le Centurion (ne pas confondre avec celui de Psichari) et Paulina : le succès de Sienkiewick et de Quo Vadis, qui, déjà, n’est point un chef-d’œuvre, tourna la tête au bon juge, belle âme sans doute, mais dont l’imagination était aussi courte que le style pompeux.

Il récidiva, dans un domaine voisin, en nous offrant ses Pensées de Pascal à lui, de l’Homme à Dieu : le souci apologétique est digne d’admiration sans doute, mais comme tant d’apologétiques, ce livre, plutôt comique, ne peut convertir personne.

Quoi qu’il en soit, le tableau de la littérature canadienne serait incomplet, si l’on n’y faisait surgir dans un petit coin cette figure, pittoresque au demeurant.

Dans sa prose se faisait sentir l’influence de Veuillot. Veuillot eut grande influence au Canada, excellente parfois, comme ils’est vu par Jules Fournier, et détestable aussi le plus souvent. Nous n’en donnerons pas d’autre preuve que le juge Routhier.

Ernest Myrand (1854-1921), l’auteur d’une Fête de Noël sous Jacques Cartier et Noëls anciens de la Nouvelle-France, ouvrages honorables sans plus, se vit avec joie commenter par le Correspondant de Paris, comme Louis Fréchette s’enorgueillit toujours d’avoir été préfacé par Claretie. Nous savons que nos écrivains ambitionnent volontiers les palmes, les médailles.

 

 

 

Le journalisme avant le grand journal

 

Citons d’abord Jules-Paul Tardivel dont nous avons parlé et qui, dans la Vérité, fit campagne contre les Juifs et les Francs-Maçons. Il va de soi que Tardivel n’eut jamais le tempérament du grand polémiste Drumont, si certaines apostrophes de la Grande peur des bien-pensants, le beau pamphlet de Bernanos, attrapent assez notre antisémite laurentien, ces apostrophes qui visent justement les pseudo-Drumonts.

Cependant, en cela, Tardivel fut un précurseur et, après lui, nous eûmes la Croix de Joseph Bégin, un illuminé assez pittoresque, pour finir avec le Goglu.

Hector Fabre (1834-1910), journaliste et diplomate, fut avant tout un esprit distingué, qui mérita l’amitié de M. Édouard Montpetit. Il savait écrire avec un charme académique, une aménité qu’on rencontre rarement chez nous.

Citons pour mémoire Joseph-Édouard Cauchon (1816-1885) qui fut surtout un homme politique et un historien : ses articles gardent du mordant pour ceux que passionnent encore les vieilles querelles politiques.

Quant à Oscar Dunn (1845-1885), qui écrivit au Courrier de Saint-Hyacinthe et à la Minerve, il avait parfois le style alerte qui lui fit une belle réputation, et à ce point que Jean Bruchési, plus de quarante ans après sa mort, put lui consacrer tout un essai.

Oscar Dunn, lui aussi, se voua à l’apostolat linguistique et voulut épurer notre parler, d’où son Glossaire franco-canadien.

Israël Tarte (1848-1907) mérite au moins d’être mentionné ici, car ce fut un original candottière et du journalisme et de la politique. Toute sa vie, il fit la guerre, que ce fût au Canadien ou à la Patrie : il fut même assez hardi pour la faire à Laurier, qui était alors au zénith de sa gloire.

Pour M. Thomas Chapais, qui est devenu l’un de nos plus importants historiens, et le rival de M. Groulx, il fit du journalisme militant dans le Courrier du Canada : ce conservateur canadien s’apparente par plus d’un trait aux conservateurs de France, ceux qui précédèrent l’Action française. Il est à M. Groulx ce qu’était le comte de Mun à Charles Maurras.

 

 

 

Les orateurs

 

Il faut bien en dire un mot, car nos pères éprouvaient un plaisir presque esthétique lorsqu’ils allaient écouter parler du haut du husting les politiques du temps : comme les Grecs, les Canadiens français sont friands d’éloquence.

Et du reste, ce futla belle époque de l’éloquence politique. Georges-Étienne Cartier (1814-1873) fut pourtant un orateur assez froid, en dépit de sa célébrité : les discours qu’on a recueillis de lui valent par l’argumentation serrée et les faits ; mais ils manquent singulièrement de feu.

Honoré Mercier (1840-1894) a été un tout autre homme, un précurseur de nos Lavergne et de nos Bourassa. Personne de moins impassible que lui, personne de plus prompt au patriotisme, à la générosité et à la réplique.

Pendant plus d’une décade, il fut comme Papineau, comme devaient l’être Laurier et, à un autre titre, Henri Bourassa, le porte-parole des Canadiens français. Toujours sur la brèche, il faisait feu avec la plus belle humeur du monde.

Ajoutez que cet homme, point mesquin, aimait les belles choses à la mode du temps, autant peut-être que son contemporain Louis Fréchette.

Sous le règne de Mercier (et le mot de règne n’est peut-être pas exagéré), notre petit peuple relevait la tête, et les tactiques de la défensive n’étaient plus de mise. Dans tous les domaines, Honoré Mercier fonçait presque avec témérité, jusqu’au jour où ses ennemis politiques eurent raison dans une sorte de Panama québécois, du robuste lutteur.

Sa gloire n’en a pas souffert, et c’était justice.

Joseph-Adolphe Chapleau (1840-1898) fut son rival heureux : s’il avait l’éloquence aussi romantique que l’autre, il ne mit jamais le romantisme dans sa vie et dans sa carrière. Son tempérament du reste était moins combatif. Un journaliste fort important à l’époque, Dansereau, disait : « Sa mère était une femme remarquable, et nous croyons que le cas actuel confirme la donnée généralement acceptée que tous les hommes brillants ont ressemblé à leur mère. »

Comparé à Mercier, c’était du reste un conservateur type qui, dans de longues phrases enveloppantes, défendait la plus belle des confédérations.

Wilfrid Laurier (1841-1919) paraît le plus célèbre des hommes d’État canadiens-français. Sorti d’un milieu à tendances presque radicales, voire anticléricales, il s’en dégagea assez vite pour représenter, non sans grandeur, la réconciliation.

Orateur, il montra les plus belles qualités de l’orateur anglais (au surplus, le plus souvent parlait-il en anglais). Calme, pour ne pas dire flegmatique, il déduisait, à pas menus, arguments après arguments et sa péroraison, si elle n’emportait pas toujours les votes, forçait les applaudissements de ses adversaires.

Son discours sur la conscription, en 1917, demeure l’une de nos plus belles pièces d’éloquence.

 

 

 

La poésie avant les vrais poètes

 

D’abord Octave Crémazie (1827-1879). Il faut surtout songer à ces poètes malheureux, ces rimeurs infortunés, Gilbert ou Millevoye.

Cependant comme Balzac avait été imprimeur, notre Crémazie se fit libraire, et ce fut surtout pour réunir dans sa boutique la jeunesse de notre littérature, Garneau, Casgrain, Fréchette, Lemay et l’autre Garneau ensuite, Alfred. Eussions-nous eu un génie ou deux, que l’arrière-boutique de Crémazie aurait inspiré les peintres à sujets et que les critiques en parleraient comme du café Procope, de la taverne du docteur Johnson ou encore des brasseries qui voyaient trôner dans leur gloire Moréas ou Paul Fort, le prince des poètes.

Hélas ! la boutique de Crémazie fit faillite, et le poète dut s’exiler au Havre. Il y mourut.

Octave Crémazie avait eu le temps d’écrire maints poèmes, d’inspiration patriotique surtout, qui lui valurent un buste au square Saint-Louis, à Montréal.

Il n’est guère de lecture courante ou de grammaire publiées au pays de Québec qui ne citent quelques strophes de Crémazie.

Il serait sot de chercher un grand lyrisme là-dedans, et les petites épopées d’Octave Crémazie, pour touchantes qu’elles soient au cœur canadien, ne ressemblent en rien à celles de Victor Hugo.

Pour bien juger Crémazie, il convient d’en faire un auteur de complaintes, ou mieux encore, l’émule de Béranger, celui des chansons patriotiques. Les notes n’en sont pas toujours fausses, et loin de là.

Une bonne voix, une bonne voix qui serait en même temps un peu vieillotte, pourrait, avec un bon accompagnement, nous charmer encore, si elle entonnait le Drapeau de Carillon :

 

Ô Carillon, je te revois encore,

Non plus hélas ! comme en ces jours bénis

Où dans tes murs la trompette sonore

Pour te sauver nous avait réunis...

 

J’ai parlé de Béranger : on pourrait aussi bien citer Casimir Delavigne. Or, dans sa boutique, Crémazie présentait à ses amis des éditions nouvelles de Chateaubriand, de Lamartine, de Vigny ou de Victor Hugo : le contraste est grand, mais aussi bien faut-il se rappeler que Casimir Delavigne figura quelque temps pour le lecteur distrait parmi les romantiques, comme Béranger jouit d’une célébrité qui passa celle de Victor Hugo et des autres, sous Louis-Philippe.

 

Qui nous rendra cette époque héroïque

Où, sous Montcalm, nos soldats victorieux

Renouvelaient dans la jeune Amérique

Les vieux exploits chantés par nos aïeux ?

 

Cela n’est peut-être pas de la poésie telle que nous l’entendons à notre époque blasée, mais cela ne laisse pas d’émouvoir, comme de vieilles lettres jaunies, comme les photos de nos grand’mères à crinolines.

Dans sa Promenade des trois morts, sous l’inspiration du premier Théophile Gautier, Crémazie tenta de se renouveler : il demeure surtout par ce que j’appellerai ces chansons à la Béranger.

Louis Fréchette (1839-1908)eut un destin tout différent, et il s’entendait mieux en affaires. Cet homme, qui se voulut le sosie et la doublure de Victor Hugo, par sa vie fort amusante, sut inspirer à notre Marcel Dugas, qui jamais n’écrivit plus simplement, une biographie délicieuse.

Aussi bien pourrait-on en faire une pièce, une comédie ravissante.

Très jeune, il publia son premier volume, qu’il intitula, comme s’il eût eu barbe au menton, et qu’il fût arrivé à l’âge de la retraite, Mes loisirs. Le lecteur français accueillit avec plus d’enthousiasme les Odes et les Ballades de Victor Hugo, et Montréal, pas plus que Québec, n’eut la politesse de crier au génie.

De dépit, Fréchette s’exila à Chicago, qui fut quelques années son île de Guernesey. Il est vrai qu’il avait écrit dans le Journal de Lévis des articles d’un libéralisme tel que le propriétaire de la feuille en avait pris peur et qu’il avait congédié son jeune Victor Hugo, comme les belles dames du faubourg Saint-Germain fermèrent leurs portes au poète français après le Roi s’amuse ou les Derniers jours d’un condamné.

De Chicago nous parvint un autre recueil de Fréchette, la Voix d’un exilé qui sont ses Châtiments : Fréchette ne s’en prenait pas à Napoléon le Petit ni au duc de Morny, mais aux conservateurs et aux bleus du temps.

Ses maigres cachets ne lui permettaient point l’exil doré de Victor Hugo sur son île, et Fréchette fut heureux d’entrer à l’emploi d’un chemin de fer, dont le nom lui rappelait sans doute Chateaubriand, l’Illinois central.

Lorsqu’il revint au Canada, ce fut pour aborder la politique où, bien entendu, il ne brilla pas plus que son maître Victor Hugo. Persévérant, les échecs ne le déroutèrent pas d’abord, et enfin il siégea : son séjour à Ottawa ne fit pas grand bruit, et ses électeurs lui refusèrent un second mandat.

La littérature le consola et la poésie : Pêle-mêle lui attira les applaudissements de ses compatriotes et ses Fleurs boréales et ses Oiseaux de neige (point si mauvais titres) lui valurent des prix de l’Académie française, dont Fréchette sut admirablement tirer parti.

C’est alors que Fréchette devint fonctionnaire : Mercier le nomma greffier du Conseil législatif. Victor Hugo n’avait pas été fonctionnaire, s’il avait été pensionnaire du Roi, mais l’autre tête épique de la France, Leconte de Lisle, n’était-il pas à la bibliothèque du Sénat ?

Le recueil le plus important de Louis Fréchette s’intitule la Légende d’un peuple, souvenir toujours de Victor Hugo. Le titre, confessons-le, reste moins ambitieux que celui du Père, mais, en vérité, l’on pourrait dire qu’avec ses complaintes historiques, Crémazie avait mieux réussi sa légende : je ne parle pas de Garneau qui, lui, y réussit pleinement, surtout si l’on prend le mot de légende au sens qui est celui par exemple de la Légende dorée ou de ces vies de saints qu’on lisait au bréviaire.

Non que tout soit mauvais dans les petites épopées de Louis Fréchette, et nos petits neveux pourront juger de tout cela mieux que nous faisons. Le risque, et Fréchette était peut-être trop de son temps pour le bien comprendre, c’est que Victor Hugo seul pouvait faire du Victor Hugo, et non pas les Vacquerie ou les Mendès, comme Pradon ou Campistron, voire Voltaire lui-même, qui versifiait non sans harmonie ni aisance, ne purent jamais qu’offrir la caricature de Jean Racine.

Il arrive à Fréchette de trouver un vers excellent. Par exemple traite-t-il de l’Amérique qu’il s’écrie :

 

Toi... [le reste du vers fait de la peine]

Et du poids de ta conque équilibras le monde !...

 

Il atteint même la grandeur :

 

Le grand fleuve dormait couché dans la savane.

Dans les lointains brumeux passait la caravane

De farouches troupeaux d’élans et de bisons...

 

Fréchette n’attendit pas la mort pour perdre l’audience des jeunes. Il n’eut pas la chance de Victor Hugo, et c’est à peine si on cita ses Feuilles volantes. Le public était fatigué.

Fréchette tenta à son tour son Hernani et ce fut Véronica, qui n’ajouta rien non plus à sa notoriété.

De bons esprits, à la poésie de Louis Fréchette lui préfèrent sa prose, comme des juges tels que Léon Daudet étaient tentés de donner la plupart des poèmes de Victor Hugo pour ses Choses vues. Originaux et détraqués sont des contes écrits dans la langue du peuple : il va de soi que Fréchette et il en sera de même de Jehan Rictus en France, y a mis du sien : quoi qu’il en soit, si ces contes n’ont rien de la poésie du Survenant de Mme Germaine Guèvremont, un roman exquis de ces dernières années, ils ne manquent pas d’une grosse verve et la drôlerie a de l’allure.

Citons comme curiosité fort plaisante la Petite histoire des rois de France. Il va sans dire que Fréchette était républicain, je veux dire républicain pour la France, et ses diatribes contre les Valois et les Bourbons peuvent nous faire sourire encore, d’autant que depuis Veuillot, jusqu’à ces tout derniers temps, en passant, bien entendu par Maurras qui exerça une vive influence chez nous, l’opinion des happy few pencha le plus souvent vers le royalisme.

Le dernier des big three de notre poésie victorienne est ce Pamphile LeMay (1837-1918) qui, plus timide que Crémazie et plus heureux aussi, moins fier de son génie que Fréchette, montra un talent authentique assez souvent.

Il n’eut pas la vie tumultueuse de son ami Fréchette, ce n’est pas lui qui se promenait dans les grandes rues de Montréal en somptueuses victorias. Fonctionnaire, il restait modeste et, octogénaire, il termina ses jours à Saint-Jean-Deschaillons.

L’une de ses premières œuvres fut une traduction de l’Évangéline de Longfellow : il est étonnant qu’aucun poète canadien n’ait traité sans guide de la dispersion des Acadiens, sujet merveilleux aussi bien d’un magnifique roman historique : nous avons vu Napoléon Bourassa qui, dans son récit, ne s’éloignait guère du ton de l’Américain, poète assez banal du reste et, plus tard, le savant Paul Morin devait écrire toute une thèse sur Longfellow.

Cependant, c’étaient les genres mineurs qui attiraient Pamphile LeMay, et il se mêla même un jour d’écrire des fables. Plus tard, ce furent les Gouttelettes, sonnets à facture rigoureuse qui ne sont point sans mérites.

On peut cueillir dans cette œuvre sans prétention et fort consciencieuse des vers dont l’émotion n’est pas trop désuète :

 

Moi, je suis un vieil arbre oublié dans la plaine...

J’aime à me souvenir des nids que j’ai bercés...

 

La romance garde son parfum.

Pamphile LeMay ne s’entendait pas mal avec la vieillesse, et il dit un jour :

 

Chez nous, à quatre-vingts, on court encore le monde.

 

Ce qui n’était pas tout à fait vrai, mais non plus tout à fait faux : on a vu des septuagénaires conduire des cages de bois, et arc-bouter un pied encore agile sur les troncs que le courant roulait. Et qui parlera de ce vieux Canadien qui, à quatre-vingt-quinze ans, ouvrait encore la chasse aux canards, à l’Île Perrot.

Pamphile LeMay se reposait de la poésie en écrivant des romans qui n’étaient guère que des feuilletons et des Contes vrais : par ses contes, LeMay ne froissa pas ainsi que tant de contes la susceptibilité d’un public qui n’aime pas à entendre dire que ses petits-cousins parlent une langue qui n’est pas l’académisme même.

Pour être complet, il faut bien citer William Chapman (1850-1917), dont la grandiloquence et la poésie fâcheusement pompeuse lui valurent d’être moqué par des critiques irrespectueux jusqu’à la fin de sa vie.

Du reste, Chapman aura peut-être été l’un des derniers de nos poètes patriotes à l’excès, voire chauvins : après lui, on écrira encore des poèmes nationaux, mais on ne recommencera plus guère l’Ô Canada. La poésie patriotique du pays de Québec attend encore son Aragon.

Adolphe Poisson (1849-1922) qui ne quittait guère son petit pays d’Arthabaska où il était receveur d’enregistrement (drôle de métier pour un poète ; mais Garneau n’était-il pas notaire ?), en dépit de sa modestie, ne laissa pas de chercher son inspiration dans notre histoire, cet « écrin de perles ignorées », comme disait Fréchette, mais qu’on a tellement chantée qu’elle doit maintenant être connue de tout l’univers civilisé. Le « barde d’Arthabaska », comme il aimait qu’on l’appelât, commençait un sonnet à la gloire de Jacques Cartier par cette strophe :

 

Marin, grande est ton œuvre, et sans tache est ta gloire.

Aussi l’écho puissant d’un siècle qui finit

Aux descendants des preux rappelle ta mémoire

Et, fils d’un grand passé, le présent te bénit.

 

Si nous citons ces vers d’une beauté contestable, c’est que nous voulons faire encore entendre quelle distance sépare ces poètes de notre âge victorien et des complaintes de Crémazie et des poèmes, originaux ceux-là, de Saint-Denys Garneau par exemple ou d’Anne Hébert.

Alfred Garneau (1836-1904), fils de François-Xavier Garneau, nous a laissé des vers qui ne sont pas tous sans mérites, dans le genre intime, de même que Nérée Beauchemin (1850-1931), médecin de Yamachiche, qui écrivit la Cloche de Louisbourg, petit poème patriotique qui présente cette originalité de n’être point ronflant. Il est permis de préférer ce vers plus discret encore :

 

Tardives floraisons du jardin qui décline...

 

 

 

La poésie voyage

 

La poésie canadienne s’émancipa entre 1890 et 1900,non point qu’elle ait coupé toutes ses amarres mais, timidement, elle osa prendre deux ou trois bordées. La poésie avait toujours le visage tourné vers la France : il lui arriva pourtant de croire pour un instant, à ses propres forces. Fréchette avait toujours un recueil de Victor Hugo sur sa table. Nelligan eut moins de mémoire, et ses poèmes ne suivent pas toujours de trop près ceux de Baudelaire, voire de Rollinat qui, plus que Baudelaire, fut son maître.

Et, à cette époque, la poésie patriotique prit une nouvelle forme : elle se fit régionaliste. Au fond, l’inspiration restait la même, mais, selon le conseil de Verlaine, on avait sinon coupé les ailes à l’éloquence, du moins les lui avait-on rognées.

C’était aussi l’époque de l’École littéraire de Montréal, qui remplaçait la boutique de Crémazie, notre salon de l’Arsenal pour l’époque héroïque des lettres canadiennes. Si l’on ne devenait point fou de joie à l’arrivée de la frégate, la Capricieuse, ce premier navire français qui aborda le port de Québec avec une cargaison symbolique de livres français, la navigation nous apportait, avec peu de retard, les dernières productions de Paris.

Émile Nelligan (1882-1941) laisse une légende. Fils d’Irlandais, sa mère était Canadienne, et sa poésie fut toute française. Ses premiers vers étonnèrent, scandalisèrent, émerveillèrent. La poésie canadienne n’avait jamais eu cette hardiesse, et, comme son maître Victor Hugo, Fréchette lui-même, s’il se risquait à moquer les rois de France, resta toujours un grand bourgeois.

Du bourgeois, Nelligan ne gardait rien, si ce n’est qu’à la mode des professionnels de son temps, il aimait « à prendre un petit coup. » Mal lui en prit.

Les générations actuelles se demandent pourquoi Nelligan s’acquit la réputation d’un révolutionnaire. Henri de Régnier, même en ses années de symbolisme, fut-il jamais révolutionnaire ? Nelligan, disciple de Rollinat, connaissait également le Parnasse, et il savait marteler les alexandrins avec emphase :

 

Ce fut un grand vaisseau taillé dans l’or massif :

Ses mâts touchaient l’azur sur des mers inconnues ;

La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues,

S’étalait à sa proue, au soleil excessif...

 

Ces vers ne sont pas ridicules pour ceux qui acceptent encore les recettes parnassiennes. Mais les Parnassiens sont morts et enterrés depuis si longtemps. Cependant, ce qui me ravit, c’est que ses vers sont l’œuvre d’un Canadien, si peu canadiens qu’ils soient.

(À ce propos, notons qu’avec la fondation de l’École littéraire de Montréal, la poésie déménageait chez nous, elle quittait Québec, où Fréchette lui-même avait fait ses premières armes, pour prendre ses quartiers dans l’ancienne Ville-Marie qui, de plus en plus, devenait une grande ville commerciale et d’industrie. La poésie voulait-elle se faire une excuse au commerce ?)

Ne croyons pas que Nelligan, âme candide comme tant de bohèmes, acceptât de rester constamment tendu, les yeux fixés sur une splendeur rutilante et livresque. Il n’est peut-être point téméraire de rêver que Nelligan aurait délaissé cette inspiration parnassienne, comme le fit Verlaine, le Verlaine des poèmes saturniens et qu’il se fût abandonné à la sensibilité de son génie. Certaines de ses pièces nous le permettent à coup sur :

 

J’aperçois défiler dans un album de flamme

Ma jeunesse qui va, comme un soldat passant...

 

L’album de flamme peut donner le change : il ne s’agit que d’un livre d’images que l’enfant feuilletait, où il regardait

 

Passer les beaux dragons qui chevauchaient en

/ troupes...

 

Nelligan était si jeune, et pourquoi lui refuser son apostrophe naïve :

 

Fuyons vers le castel de nos idéals blancs...

 

Le poème le plus célèbre de Nelligan, la Romance du vin, ne se peut comparer au Bateau ivre, s’il le fut pour toute une jeunesse. On y cueille pourtant de bons vers :

 

Ô le beau soir de mai : le joyeux soir de mai !...

Sur le jour expirant, je n’ai donc pas pleuré...

 

Et le poète termine son poème par la chute d’un sonnet, qui a fait pâmer des bien jolis visages :

 

Je suis gai, si gai, dans mon rire sonore

Oh ! si gai que j’ai peur d’éclater en sanglots...

 

Tout cela est passé, démodé autant peut-être que les grandes machines de Fréchette, et ce fut écrit pourtant à une époque trop récente pour que nous puissions nous y plaire en souriant, comme aux complaintes de Crémazie. Anne Hébert, Alain Granbois, Saint-Denys Garneau nous ont fait oublier cette beauté trop relative.

Il reste cependant que la hardiesse de Nelligan ouvrit des fenêtres, si lui-même demeurait enfermé dans la fumée des pipes et les relents de whisky, les yeux fixés sur un livre tout neuf. Nelligan ouvrait les fenêtres à ce point que la poésie qui se voulait plus canadienne, la poésie dite régionaliste, en fut toute changée.

Le meilleur exemple en a été Albert Ferland (1872-1943), l’auteur du Canada chanté, dont tous les manuels scolaires citent des extraits. Du reste, Ferland eût-il vécu au temps de Crémazie ou de Pamphile Lemay, qu’il serait devenu vraiment célèbre.

Ce qui caractérisait ce poète souffreteux, c’était la conscience. Pour chanter le paysan, il refaisait dix fois la même pièce, et la virgule mal placée lui donnait la fièvre. Il trouva même grâce devant M. Auguste Dorchain, qui était fort sévère dans le genre banal, comme le fut notre Asselin, comme le sont nos soi-disant puristes.

Cette conscience, dans un pays que l’américanisme a touché et qui s’abandonne trop souvent à l’improvisation et au laisser-aller, ce n’était point mince mérite ; un mérite guère littéraire pourtant.

Ce poète régionaliste ne laissait pas de trouver parfois :

 

Longueuil au chant menu des grenouilles s’endort...

                        ...s’effilant, le clocher de l’église

Au trouble crépuscule a perdu son coq d’or...

 

Et songez que Ferland ne connaissait sans doute pas Jules Renard.

Par malheur, cet excès de conscience fut fatal à Ferland : ces paysanneries perdaient de leur charme, enfermées, claustrées dans ces alexandrins sonores, comme cela s’est vu en France par Louis Mercier. Un pauvre a mauvaise mine, s’il s’endimanche.

Quoi qu’il en soit, notre poète fut un bon ouvrier, s’il avait le souffle court.

Moins ambitieux, Lionel Léveillé (Englebert Gallèse, 1873-...) le passe de beaucoup à mon sens. Ce poète, dans son œuvre du terroir, s’est en effet comme le meilleur de Crémazie borné à la chanson.

Il lui arrive à lui aussi de rappeler Béranger, et le moins désuet :

 

Dites-nous l’ancien temps,

Vos amours de vingt ans.

Il levait un œil lent

Et son vieux chef branlant

Exprimait la surprise...

 

Lionel Léveillé se montre un contraste frappant avec Louis Fréchette, et la plupart des poètes ses frères : il n’a jamais rêvé d’autre immortalité que de laisser un nom parmi les chansonniers délicats et, s’il songe à la gloire, il entend des jeunes filles, des jeunes hommes qui récitent « au salon » quelques-uns des vers de Chante, rossignol, chante... C’est le titre de l’un de ses recueils, et qui indique bien où le poète veut tirer son inspiration ;

Au surplus, quand il s’en mêle, Lionel Léveillé sait aussi bien que les autres frapper un vers qui sonne juste et musical.

Le peintre Charles Gill (1871-1918) était moins modeste dans ses vers. Il avait étudié à l’atelier de Gérôme, et il avait lu et relu les poètes de la seconde génération parnassienne, fier disciple de disciples orgueilleux.

Et c’est ainsi qu’il composa laborieusement le Cap Éternité, le deuxième poème épique que compte notre littérature, les autres étant la Légende d’un peuple de Fréchette, et un poème encore inédit du polyglotte Casimir Hébert : Claude-Henri Grignon s’est du reste amusé, un jour, à nous offrir une épopée en prose sur Lindberg que ses articles et son roman radiophonique ont fait justement oublier.

Les vers de Gill sont faits pour le gueuloir :

 

Fronton vertigineux dont un monde est le temple...

Témoin prestigieux des premiers jours du monde...

Les faibles et les forts, les bourgs et les cités,

Les royaumes obscurs et les puissants empirés...

 

Passons maintenant à Louis-Joseph Doucet, puisque aussi bien, de 1890à 1920, la poésie canadienne alternait les alexandrins sonores et les petits vers régionalistes.

Comme Benjamin Sulte, Louis-Joseph Doucet (1874-...) est un autodidacte. Il restera, ce qui n’implique point que leurs vers soient immortels, notre Reboul canadien. Il travailla pour s’instruire, coutume touchante que l’on retrouve moins souvent au Canada qu’aux États-Unis. Il navigua et, lorsqu’il eut amassé la forte somme de trois cent quarante dollars, il entra au collège :

« Ces trois cent quarante piastres me permirent de faire, au petit séminaire de Joliette, des études plus ou moins complètes ».

Ensuite, au milieu de multiples besognes, il se mit à composer des vers et des contes : la Chanson du passant, Contes du vieux temps, etc.

Parmi ce fatras, jaillissent quelques vers de poète véritable :

 

Jusques à la savane où perchent les hideux,

Une corne lunaire éclairait notre terre...

Comme la vie est dure au vagabond des grèves...

 

Albert Lozeau (1874-1924) publia des vers deforme à coup sûr plus parfaite : il était méticuleux à l’excès, comme son maître Sully-Prudhomme, dont on a dit qu’il était le seul poète notoire de la langue française qui ne connut jamais l’ombre même du talent.

De même, chez nous, Albert Lozeau fut tout de suite un poète fort connu, pour ne pas dire couru, et il mangeait sa gloire en usufruit et de son vivant.

La vie de l’homme, délicat infirme, fut touchante, et, à deviner ses rêves d’amour par le filigrane de ses poésies, un autre Louis de Robert pourrait écrire un délicieux Roman d’un malade.

L’Âme solitaire et le Miroir des jours l’ont fait surnommer « le poète psychologue » du Canada. La psychologie en est aussi courte que celle de Sully-Prudhomme. En dépit de leur gaucherie pourtant, ces deux vers, lorsque l’on pense au pauvre infirme, ne laissent pas de nous émouvoir :

 

Seuls, comme deux amants qui n’ont besoin entre eux

Que de se regarder, pour s’aimer, dans les yeux...

 

Il arriva à Lozeau de s’efforcer à sortir de lui-même et, comme Sully-Prudhomme rimait un sonnet sur Baruch de Spinoza, Lozeau écrivit Villon voyage :

 

Maître François Villon, franc coureur de tavernes,

Cœur d’or, louche rôdeur, grand poète, assassin,

Part demain pour Angers où l’air est bien plus sain...

 

Bien entendu, le poète termine son sonnet par une chute sonore :

 

Et Villon...

Met la dernière main au petit Testament...

 

Le patriotisme de Lozeau s’enflamma, lorsqu’en 1914 la France et l’Allemagne entrèrent en guerre, et ce fut son volume Lauriers et feuilles d’érables, poèmes de circonstance, sans doute la sincérité même, mais Lozeau pouvait-il écrire des chants de guerre ?

Il s’amusait à des billets du soir qui, pour légers qu’ils fussent, valent ce que valent les chroniques éphémères. Il n’y a que Buies chez nous qui se soit montré chroniqueur remarquable.

Le plus dédaigneux, le plus hautain de nos poètes est sans contredit Paul Morin (1889-...). Sa jeunesse se passa à la belle époque de Gabriele d’Annunzio et de Mme de Noailles. Morin fit le voyage d’Europe un peu comme s’embarquait l’impératrice Élisabeth pour l’île de Corfou, voire, comme Byron qui partait en guerre contre les Teurs. Au surplus, si d’Annunzio écrivait en vieux français un Saint-Sébastien, Paul Morin est toujours resté philologue. C’est une autre de ses coquetteries. Aussi bien sa piété et son catholicisme ressemblent-ils à la religion du comte de Montesquiou, qui avait la dévotion plutôt aristocratique.

Ce qui fait de Paul Morin un personnage pour le moins aussi pittoresque que Nelligan avec son whisky ou le chroniqueur Hector Berthelot quicuvait son gin sur les pentes du Mont-Royal.

Morin s’apparente aussi, et pour son inspiration livresque, et pour sa science du langage et du vers et pour le sourire sarcastique, à Jean Moréas (Papadiamantopoulos) auquel certaines de ses stances font penser, et par la pureté du vers et par le stoïcisme studieux de la pensée.

Ce fut Paul Morin qui, chez nous, fut l’un des premiers prétextes à une petite guerre littéraire qui n’est peut-être pas encore terminée, celle des régionalistes et des exotiques, notre querelle des Anciens et des modernes. Le poète, le romancier canadien, doivent-ils tirer leur inspiration de la terre, de nos paysages et de nos gens ? Parleront-ils plutôt de la France ou de l’Italie et de la Grèce ? Comme, chez un petit peuple, le patriotisme se montre toujours susceptible et irritable, à la question purement critique vint bientôt s’ajouter une préoccupation nationale, et ce furent les ouvrages du juge Rivard, les Rapaillages de M. Groulx et, dans un certain sens, Maria Chapdelaine qui répondirent au Paon d’émail de Paul Morin.

Au surplus, notre poète avait la jeunesse provocante, et la somptuosité de ses paysages éblouissait les yeux de la critique québécoise, comme la sonorité du vers l’assourdissait.

Avec les Poèmes de cendre et d’or, Paul Morin, sans se convertir tout à fait, montra plus de sagesse : Henri de Régnier n’avait-il pas jeté sa gourme dans ses premières poésies pour devenir plus tard presque classique ? Paul Morin, lui, n’avait jamais été révolutionnaire, si le Paon d’émail l’avait été pour les lecteurs canadiens. C’était tout simplement un grand lettré qui griffonnait avec la conscience du lettré des petits poèmes en marge de ses lectures et, comme tout bon lettré, lorsqu’il trouvait la vérité du trait, la justesse du sentiment, il était assez fin pour ne point les laisser passer.

Jean Charbonneau (1875-...) avec moins d’éclat, mais avec une fierté aussi orgueilleuse, publia des recueils, les Blessures et l’Âge de sang par exemple, ou l’Ombre dans le miroir, d’une forme rigoureusement parnassienne et parfois d’un pessimisme et d’un stoïcisme qui rappellent Jean Lahore.

Il écrivit aussi, mais dans une langue plus contestable, les Influences françaises au Canada qui, non plus, ne s’adressent au grand public. À Montréal, Jean Charbonneau est un de ces écrivains qu’en France on qualifie toujours de noble poète.

René Chopin (1885-...) demeure plus accessible. Nourri des classiques du Parnasse et du symbolisme assagi comme son ami Paul Morin, dont il a le souci de la belle forme, René Chopin, dans le Cœur en exil et Dominantes, et surtout dans ce dernier recueil, consent à moins d’impassibilité. Discrète, l’émotion se glisse dans les vers, une émotion qui ne tient pas à un thème littéraire.

Comme chez Théodore de Banville de jolies gamineries viennent interrompre le sérieux de sa poésie.

À Paul Morin et à René Chopin, la critique joint toujours le nom de Guy Delahaye (Guillaume Lahèse) (1888-...). L’auteur des Phases et d’Allons voir si la rose... est bien le seul poète psychologue que nous ayons eu : l’expression est assez incorrecte et fort prétentieuse mais puisqu’on s’en est servi pour qualifier Albert Lozeau et d’autres encore, qu’on nous excuse d’en user. Seulement, cette psychologie n’est plus la banale psychologie de Sully-Prudhomme et Guy Delahaye sait souvent la mettre en musique. Il demeure l’un des plus curieux écrivains canadiens, et, à certaines rencontres, il n’est pas sans parenté avec le Scève de la Renaissance.

Encore ici, nous pouvons parler des big three : Morin, Chopin et Delahaye sont les big three de 1910. Ou plutôt, ils seraient les big three si nous n’avions un quatrième poète, qui écrivait en prose, celui-là, Marcel Dugas, qui se résigna un jour à nous donner la plus pittoresque des vies de Fréchette. Avec Psyché au cinéma, Confins et plusieurs autres livres, dont Feux de Bengale à Verlaine il prenait prétexte de tout pour crier son admiration et sa joie. Une âme d’enfant, et exquise, qui s’exprimait dans une prose poétique à la Gourmont. Et pourtant, lorsque Marcel Dugas consent à la simplicité, dans Paroles en liberté, par exemple il a des trouvailles délicieuses et charmantes.

Émile Coderre (1892-...) (Jean Narrache), après avoir publié les Signes sur le sable, des poèmes comme en peuvent rimer les écoliers bien doués, se souvint de Jehan Rictus, et ce furent Quand j’parle tout seul et J’parle pour parler. Tout n’en est pas excellent, et Coderre se laisse souvent entraîner par la facilité, mais il s’avisa un jour d’écrire, toujours dans le même style argotique, un Chemin de croix de la plus belle émotion, et dont les anthologies devraient citer les meilleurs passages. Ce n’est pas le Chemin de croix de Claudel, ce n’est même que le chemin de croix de Ladébauche, mais cela est savoureux et plus encore émouvant.

Robert Choquette (1905-...) fut un jeune prodige, comme la littérature canadienne en compte quelques-uns, comme toutes les littératures en connaissent quelques exemples. À peine émancipé de son collège, il publiait À travers les vents, comme Victor Hugo ses Odes et ballades, comme Musset ses Contes d’Espagne et d’Italie. Nous ne citons pas ces grands hommes pour écraser Robert Choquette, mais uniquement pour marquer l’enthousiasme que suscitèrent ce lyrisme juvénile et l’accent de sa poésie. C’est que Choquette y allait avec toute son ardeur, tout l’orgueil de la jeunesse, voire toute la certitude de son génie, et c’était très bien comme cela. Joignez qu’après une courte pause, la poésie canadienne pouvait se plonger de nouveau dans l’éloquence : elle ne se tenait plus de joie.

Quelques années plus tard, le prolifique Roger Brien (1910-...) ne faisait-il pas de même, qui prit tout de suite l’attitude d’un poète inspiré, et qui tutoya Dante, tels les grands lyriques du passé : son Faust aux enfers renferme de beaux alexandrins pourtant. Brien, dans sa génération, est notre meilleur poète romantique.

Au reste, sous ce rapport, Robert Choquette et Roger Brien se montraient la monnaie de notre Fréchette qui, dans sa victoria à deux chevaux, faisait voir, aux bons bourgeois cossus de la rue Saint-Denis d’alors, ce qu’était un poète, ce qu’était la voix de tout un peuple.

Lorsque Choquette parut, on aurait dit que la poésie canadienne était lasse des intimités et de la discrétion. Elle s’était repue de voyages et d’exotisme avec Paul Morin. Il lui fallait revenir à sa vocation première, à sa vraie nature, et sacrifier comme devant à l’éloquence.

L’éloquence d’un jeune homme, s’il possède quelques dons, et Choquette avait du talent, n’est jamais ridicule. Il va de soi que ce qu’il écrivit plus tard ne nous donna pas le goût de revenir à ses essais printaniers, et les rares poèmes qu’il consentit à publier, lorsque ses travaux radiophoniques lui en donnèrent licence, sont moins éloquents et touchent à la vraie poésie.

Pourtant, que j’aime ce vers :

 

Trois goélands mouillés de brume sont passés.

 

Jovette Bernier est pour ainsi dire la sœur jumelle de Robert Choquette. Même enthousiasme, même éloquence sans fin mais, cette fois, c’est l’éloquence de la femme, de la poétesse, de la faunesse déchaînée.

Cette éloquence emportait tout sur son passage, et les bons vers comme les méchants : ce genre de poésie n’a pas de temps à perdre, il faut à tout prix que tout de suite elle étale ses richesses. Parmi ces richesses, il serait bien étonnant qu’il n’y eût du faux, du simili et du strass.

Toutes les poétesses du monde ont rêvé la gloire d’Anna de Noailles, dont le sans-gêne est ravissant, pour passer ensuite à des strophes dignes des plus grands.

Une femme qui se veut romantique le sera toujours plus que ses confrères les hommes, timides quoi qu’ils tentent.

Jovette Bernier, comme Mme de Noailles, sait pourtant sourire, et elle sait pleurer, et l’on cueille dans son œuvre de fort jolis vers :

 

Je sais qu’elle viendra, ce soir, la Dame en deuil...

Quand son page, l’Ennui, a pu franchir mon seuil,

La route qui s’en vient, lentement, me l’amène...

 

Blanche Lamontagne, qui écrivit avant Jovette Bernier, et dans des temps plus calmes, choisit comme trépied à ses inspirations le terroir et la terre de chez nous. Blanche Lamontagne ou la Pythie gaspésienne. Elle mettait son romantisme à la portée des bourgeois patriotes bien-pensants.

Tout n’était pas mauvais dans cette œuvre, si le prosaïsme vient gâter souvent sa musique menue. Mais hélas, les poèmes de Blanche Lamontagne ne sont pas tous musicaux : les jeunes collégiens à qui de candides professeurs les proposaient n’y vont pas voir de trop près.

Parmi tout ça éclatait parfois un vers excellent :

 

Cependant que le lin séchait aux soliveaux...

 

Simone Routhier, qui écrivit un Adieu Paris, dont quelques pages sont déchirantes et aussi cette Réponse à Désespoir de vieille fille, un des livres canadiens qui pour très injustes qu’en soient les critiques montrent la foi la plus vraie que j’aie rencontrée encore, a donné l’Immortel adolescent, qui fit du bruit, Ceux qui seront aimés et Tentations. Cette poésie est plus discrète que celle de ses sœurs, ce qui ne l’empêche pas d’avoir à la rencontre des accents raciniens, je veux dire d’esprit racinien, le Racine des amoureuses déchaînées :

 

Et mon cœur, mon désir allaient crier vers toi,

Quand ma nuque sentit la morsure glacée

De l’alliance d’or qui riait à ton doigt...

 

Cécile Chabot, l’auteur de Vitrails et de Légende mystique, consacre sa vie comme Charles Gill tout ensemble à la poésie et à la peinture. Pas de trace d’éloquence chez elle. Elle s’est définie merveilleusement avec toute la discrétion de son art, lorsqu’elle écrivait ces vers exquis, dignes des haïkaïs délicieux de l’Asie :

 

Et sur les étangs clairs, l’ombre d’un seul roseau

Fait encore plus de bruit que mon obscur passage...

 

Pourquoi ne pas citer en marge de Cécile Chabot et de ses poésies religieuses, Louis Dantin (1863-1944) qui, en dépit d’avatars pour le moins fâcheux, garda toujours le goût des choses de Dieu. Louis Dantin a publié au couchant de sa vie le Coffret de Crusoë qui, forcément, se ressent des premières admirations de l’écrivain. Il y a belle lurette que nous n’en sommes plus à la poésie philosophique de Leconte de Lisle, pour ne point parler de Mme Ackermann.

Il y a pourtant de l’émotion dans Chanson intellectuelle, bien que le doute et l’incrédulité aient toujours un vague air postiche dans la bouche d’un Canadien, ce Canadien qui n’a jamais pu accepter que Chiniquy jetât sa soutane aux orties : les Français ont-ils plus accepté Hyacinthe Loyson, Lamennais et Loisy ?

La Chanson intellectuelle se termine par un vers désespéré, d’une grandeur presque satanique, à moins qu’il ne soit d’une naïveté désarmante :

 

Le Doute, prêtre noir, porte l’ostensoir vide...

 

(Si le prêtre ne faisait que douter, comment pouvait-il savoir que son ostensoir était vide ?)

Un autre prêtre-poète, et qui, celui-là, ne s’avise pas de porter aux processions un ostensoir vide, Lucien Rainier (abbé Melançon 1877-...), auteur d’Avec ma vie, est un de ces curés, et de ces aumôniers, nombreux au pays du Québec, qui flirtent avec la littérature. La plupart se contentent d’écrire une monographie de leur paroisse, si quelques-uns, comme les abbés Guindon ou Apollinaire Gingras, qu’une histoire de la littérature ne peut que signaler, taquinent assez laborieusement la lyre.

Pour Lucien Rainier, il a été plus ambitieux, et, avant ses confrères, le Père Gustave Lamarche et M. François Hertel, il s’est avisé que la poésie n’était pas morte avec Victor Hugo. Lucien Rainier se risqua donc à certaines hardiesses, et c’est une macédoine assez savoureuse qu’il nous présente souvent, mélange d’inspirations patriotiques, voire scolaires et collégiales et d’une forme qui a pris quelque teinture de modernité, celle de 1890, bien entendu. Il arrive que cela sonne faux, et il arrive aussi que cela sonne juste :

 

Sur la mer un joli clair de lune se lève...

 

Medjé Vézina, dans ses poèmes, ne se soucie guère de patriotisme ou de mysticisme, et si je la nomme après nos prêtres de la poésie, c’est à dessein et pour indiquer comme l’époque contemporaine est riche en talents divers et disparates, à ce point que l’on ne saurait plus parler d’écoles, et qu’il faudrait être malchanceux si, au milieu de tous ceux-là, ne surgissait tout à coup le génie inconnu, méconnu et toujours attendu.

Medjé Vézina, dans ses tâtonnements, trouve parfois des vers indéfinissables et qui chantent encore, le livre une fois refermé :

 

Tous les renoncements qui font haïr la terre

Vont crever dans mes mains comme des raisins noirs...

 

On le voit, nous sommes loin des marines de Blanche Lamontagne, voire des gamineries gouailleuses et émues de Jovette Bernier. Qu’elle en eût le courage, Medjé Vézina, avec ce fouillis d’alexandrins, aurait pu faire entendre des accents point trop différents de ceux d’Anna de Noailles – à moins toutefois qu’elle n’eût préféré Renée Vivien.

Léo d’Yril (Émile Venne, 1896-...) eut l’heur de trouver grâce au tribunal de Victor Barbeau, dont la violence rivalisait alors avec l’impétuosité de Claude-Henri Grignon.

Léo d’Yril n’eut donc pas à se plaindre de M. Barbeau, dont le classicisme eut toujours la hantise des formes plus modernes : Léo d’Yril ne cassait pourtant pas les vitres, et ses hardiesses ne se hasardaient pas à l’excès. Son talent aimable révélait une poésie authentique à ceux qui ne s’étaient aventurés qu’aux coteaux modérés et psychologiques d’Albert Lozeau.

Albert Dreux, de son nom véritable Albert Maillé (1887-...), publia les Soirs et le Mauvais passant. Des Soirs, œuvre de jeunesse, il n’y a pas grand-chose à dire. Le Mauvais passant, mélange de vers libres et de poèmes plus sages, était un recueil beaucoup plus original. Cependant, Albert Dreux ne laissait pas de sacrifier à un romantisme un peu désuet même alors, et il méprisait le bourgeois :

 

Il ne voit pas les philistins

Se détourner de son chemin.

Il est ivre. Il chante.

 

Le Canadien français, même lorsqu’il s’encroûtait dans la plus prosaïque des professions, a toujours gardé un faible pour la vie de bohème, et le roman de Murger est resté un de nos petits classiques. À une époque plus reculée, l’humoriste Hector Berthelot fut un homme célèbre parce que, faute de ponts, il cuvait son vin sur les pentes du Mont-Royal. Et, lorsque nous parlons de vin, nous sommes trop indulgents : il s’agissait surtout de gin et de whisky. Cette bohème était la petite fleur bleue qui agrémentait les souvenirs et la conversation de braves gens solidement assis dans un fauteuil à bascule et qui fumaient d’interminables pipes de gros tabac canadien.

Édouard Chauvin (1894-...) dans des Figurines, gazettes rimées, et dans Vivre, d’une inspiration plus relevée, chantait également la bohème. Il trouvait des vers heureux.

C’était un peu après l’époque de l’Arche, qui fut une sorte de salon de l’Arsenal pour les jeunes écrivains de ce temps. La bohème y rivalisait avec la poésie, et la bohème surtout y gagnait, on peut le dire maintenant, lorsque la plupart de ses écrivains sont devenus d’excellents époux et parfois les meilleurs pères de famille.

Alphonse Beauregard (1881-1924) souriait à la bohème, mais ne se laissait pas toucher. Très curieux poète qui, à la manière des vieux, débuta par des chants patriotiques, dans son petit livre, les Forces et dont l’ambition voulut se hausser plus tard à la poésie philosophique : les Alternances, Beauregard, très méticuleux, voulait sans doute donner de la « belle ouvrage », mais il manquait par trop d’oreille, et ses vers sonnent lourd. Une sincérité évidente, voire assez naïve souvent, lui permettra une petite place dans les anthologies.

Plus que tous ces derniers poètes, Alfred Desrochers (1901-...) montrait un vrai talent. À l’ombre de l’Orford est souvent digne d’un bon écrivain. Le vers en est plein, si les sonorités un peu bruyantes étourdissent le lecteur amoureux d’intimités.

Citons ces vers de City Hotel, qui sont parmi les mieux frappés de ceux que nous ont offerts les poètes canadiens :

 

Le sac au dos, vêtus d’un rouge mackinaw,

Le jarret musculeux étranglé dans la botte,

Les Shantyman partant offrent une ribote,

Avant d’aller passer l’hiver à Malvina.

 

Dans le bar, aux vitraux orange et pimbina,

Le rayon de soleil oblique qui clignote,

Dore les appuis-corps nickelés, où s’accote

En pleurant, un gaillard que le gin chagrina...

 

Théodore de Banville aurait sans doute applaudi aux rimes et à la texture.

Les poètes canadiens les plus remarquables des dernières années sont sans doute Saint-Denys Garneau, Anne Hébert et Alain Grandbois, qui, du reste, n’ont aucune parenté entre eux, si ce n’est que pas un n’a gardé la forme classique.

Peut-être eurent-ils comme précurseur ce Jean-Aubert Loranger (1896-1942), qu’ils n’avaient sûrement pas lu, je veux dire, dans ses œuvres qui pourraient rester. Sauf erreur, Loranger n’a publié, et dans un magazine, qu’un fragment de Notre-Dame de Bonsecours, mélange admirable de Claudel et de Valéry ; Loranger avait donné auparavant Les Atmosphères et Poèmes, qui firent uncertain bruit, tout en scandalisant les vieilles barbes, et qui décelaient de trop récentes lectures de Jules Romains et de Charles Vildrac. Loranger aussi bien écrivit-il d’excellents contes canadiens et dans une brochure le Village qu’il répudia par protêt notarié, à cause de l’impression déplorable, et dans la revue d’Albert Pelletier Les Idées.

Saint-Denys Garneau publia en 1937 (né en 1912 il devait mourir subitement, et dans une retraite profonde, en 1943) Regards et Jeux dans l’espace. Il y disait déjà :

 

Tu croyais tout tranquille,

Tout apaisé,

Et tu pensais que cette mort était aisée...

 

Des mots qui touchent vivement les amis du poète : Saint-Denys Garneau est un de ces poètes morts jeunes si nombreux dans la littérature française et dont la mémoire demeure vivante dans le cœur de leurs amis, à ce point que le public des happy few vient bientôt partager le souvenir ému.

Dans ces petits poèmes, il y a de l’ironie, il y a de la tendresse, il y a une sorte d’angoisse métaphysique toute menue, il y a surtout de la poésie, une poésie qu’on n’écoute qu’en état de grâce et c’est exquis :

 

Je marche à côté d’une joie,

D’une joie qui n’est pas à moi,

D’une joie à moi que je ne puis pas prendre.

Je marche à côté de moi en joie,

J’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi,

Mais je ne puis changer de place sur le trottoir,

Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là et

/ dire : Voilà !

 

Comme Maurice de Guérin pour cette merveille, le Centaure et pour maintes pages de confidences dans la nature et l’amitié, Saint-Denys Garneau aura longtemps une place de choix dans l’histoire de nos lettres.

Anne Hébert, poète des Songes en équilibre, nous fait songer au plus délicieux des poètes belges, Van Lerberghe et à sa Chanson d’Ève, le chef-d’œuvre de la poésie mineure symboliste ; elle y fait songer pour l’inspiration, mais point d’autres rapprochements possibles. La plus jolie musique, une sensibilité d’enfant pur. Et, cependant, un métier impeccable. André Spire, dans ses vers gracieux et qui sont adorables, n’aurait pas mieux fait :

 

Amour des branches

Et du tronc

Lisse ou rugueux ;

 

Amitié simple

Pour mon chien ;

Goût de l’eau

Et des fraises.

 

Oh ! que j’aimais

La terre et les bêtes

Et tous les jeux

Dans les champs...

 

On ne se lasse pas de la citer et tout son recueil est de cette veine.

Alain Grandbois (1900-...)qui écrivit les Voyages de Marco Polo parcourut les grandes routes de la terre et de la mer. Il les parcourut, son Rimbaud à la main, et pourtant, puisque l’histoire littéraire vit de parallèles et d’allusions, l’on songe plutôt en lisant ses Îles de la nuit à Saint-John Perse, le plus grand poète que la France nous ait donné depuis Claudel, Valéry et Supervielle.

L’originalité d’Alain Granbois est d’avoir su mêler à son exotisme planétaire une sensibilité d’enfant presque verlainienne. Il chante l’univers où s’enfonce son voyage, puis il s’arrête pour se souvenir :

 

Avec tes pieds faibles et nus sur la dure force du rocher

Et tes bras qui t’entourent d’éclairs nonchalants

Et ton genou rond comme l’île de mon enfance

 

Classerons-nous parmi les poètes Thérèse Tardif, dont Désespoir de vieille fille fit du bruit ? Ce livre touche sûrement à la poésie, avec ses pensées, ses confidences romancées et ses fragments qui atteignent parfois à la grandeur par une brûlante sensibilité.

Il semble que Rina Lasnier n’ait pas encore tout à fait dégagé son talent ; un certain conformisme se mêle à sa poésie fraîche et pure :

 

Je tisse de sinueuses dentelles d’écume n’ayant pas le temps d’attendre la grâce lente des nénuphars.

 

Les délicats déplorent que le patriotisme dans ses derniers poèmes embarrasse ses pas de danseuse légère.

La fâcheuse phraséologie précieuse n’embarrasse point les pas de Ruth Lafleur-Hétu qui, dans le Conte des Sept glaives, s’est montrée tout à la fois un poète fidèle à la naïveté des primitifs et une orante de dévotion tendre. Ce recueil discret est unique dans l’histoire de nos lettres.

 

 

 

La littérature des clercs

 

Nous ne prenons pas le mot de clerc au sens de Julien Benda : il s’agit ici carrément des prêtres, des frères et des sœurs qui ont écrit, et la nomenclature en pourrait être longue. Au fait, ces clercs, qui n’eurent pas toujours l’impassibilité que leur souhaitait Benda, exigeraient peut-être une histoire de la littérature à eux seuls. N’oublions pas que l’Ancien régime, et qui chez nous subsista bien après la conquête, leur abandonnait tout le domaine de l’esprit, ne se réservant, je ne dirai pas les affaires politiques, où nos clercs avaient encore leur mot à dire, mais presque uniquement le domaine militaire.

Le Canada français eut longtemps quelque chose de théocratique même dans sa littérature.

Du reste, les plus anticléricaux chez nous – et là où la religion est forte, il y a toujours de l’anticléricalisme –confessent volontiers que nous devons au clergé pour une bonne part ce que nous avons de meilleur.

Rien d’étonnant que ces clercs aient marqué profondément leur place dans notre histoire littéraire et qu’ils aient abordé tous les genres, l’histoire, la poésie, le roman, voire le théâtre : les origines de notre théâtre se confondent avec les représentations de nos salles académiques. Voltaire n’avait-il pas appris les règles de ses tragédies aux salles académiques de ses maîtres jésuites ?

En France, la littérature des prêtres et des évêques resta florissante jusqu’à une époque assez récente qui, pour laïcée qu’elle soit, compte encore des noms aussi grands que celui de Bremond. Il y eut maints clergymen dans la littérature anglaise et Jonathan Swift n’était-il pas un ecclésiastique de haut rang ?

N’oublions pas non plus que Marie de l’Incarnation reste notre plus grand écrivain, le plus important du moins.

Le paradoxe, c’est qu’il y a encore chez nous, sans compter les sœurs et les frères, autant de prêtres qui publient que dans la France du Grand Siècle. L’on ne désespère pas de voir un jour un véritable homme de lettres en soutane. Et pourquoi pas ? Il n’est pas défendu d’aimer autant la poésie de Bossuet que celle de Paul Claudel.

Littérature de clercs, avons-nous dit, et ensuite nous avons cité le nom de Benda. Or, pour la plupart, nos clercs ont pris parti. Peu d’entre eux auraient pu être accusés de modératisme, et beaucoup ont montré la fougue de Bossuet. Après tout, c’est un signe que la religion est vivante chez nous, et que ses chefs sont vivants.

Citons d’abord les deux Gosselin, l’abbé Auguste d’abord (1843-1919) et ensuite, Mgr Amédée (1863-...).

Le premier fut un érudit insigne, qui passait indifféremment de Jean Nicolet à Mgr de Saint-Valier, et qui donna l’Église du Canada après la conquête, un ouvrage monumental écrit à la hâte, nous disent les spécialistes, mais rempli de petits faits significatifs qui alimenteront les histoires futures. Cependant l’abbé Gosselin négligeait par trop les frivolités du style.

Quant à Mgr Amédée Gosselin, il est l’auteur d’un autre ouvrage monumental, l’Instruction au Canada sous le régime français : nos abbés de lettres aiment le monumental, si les bons curés se contentent parfois des soubassements d’une église paroissiale à venir, dans l’espèce une monographie de leur village.

Mgr Gosselin écrit mieux que son homonyme, et, tout en prenant peut-être moins parti que son successeur, il aura servi de source au célèbre chanoine Groulx.

L’abbé Élie Auclair (1866-...) qui suivit les cours de Faguet à Paris, qui fut directeur de la Revue canadienne,. avant qu’elle ne mourût d’inanition, et rédacteur à la Semaine religieuse de Montréal, publia d’innombrables articles et brochures de caractère religieux et historique. On cite aussi la Foi dans ses rapports avec la raison, ouvrage d’apologétique qui ne rivalise pas avec ceux du merveilleux abbé de Broglie.

On accorde généralement à l’abbé Auclair une certaine élégance et une certaine onction de style, si les sujets ne s’y prêtent pas toujours.

Son œuvre résume les qualités et les défauts des œuvres de vingt de ses confrères.

Mgr Olivier Maurault (1886-...) n’a rien de commun avec l’abbé Auclair, s’il s’est lui aussi réfugié le plus souvent dans la petite histoire. Son mérite a été de renouveler l’élégance assez désuète de ses précurseurs et de ses émules : l’on a pu trouver dans l’ouvrage qu’il consacra aux missions sulpiciennes de l’Ontario des phrases qui ne dépareraient pas les reportages de Paul Morand, l’on a même prononcé le mot d’atticisme au sujet de son style.

Sous son nom ou sous des pseudonymes, le plus élégant de nos Sulpiciens a beaucoup écrit, avec un souci de l’art qui persistait même lorsque l’objet s’y prêtait peu et il est permis de ne pas admirer sans réserve l’architecture des églises qu’il décrit avec la conscience d’un chartiste.

Disons encore une fois que, dans une pièce qui sentait parfois le renfermé, Mgr Maurault a pratiqué un heureux courant d’air.

Ce prêtre rare ne s’effrayait pas devant les écoles modernes et il laissa inscrire son nom parmi les collaborateurs de notre première revue d’avant-garde, le Nigog.

L’abbé Émile Dubois (1882-...) est le professeur type de petit séminaire, plus lettré peut-être que les autres et qui passa par Paris après Rome. S’il chante bien entendu son Alma mater, il ne laisse pas d’aborder d’autres sujets historiques, dont l’Acadie, bien entendu toujours, où il fit un pèlerinage, et dont il apporta un livre : Chez nos frères les Acadiens.

Le grand mérite de M. Dubois, comme de quelques-uns de ses confrères, fut d’inspirer le goût des lettres à des jeunes gens qui n’y auraient peut-être pas songé. Nous avons ainsi plusieurs Père Porée, dont nous serons redevables de nos Voltaires, que nous souhaitons plus sages que l’autre.

L’abbé Louis-Adélard Desrosiers (1873-...), autre érudit, a publié en collaboration avec Camille Bertrand une petite Histoire du Canada qui, si elle ne vaut pas celle de Jean Bruchési, se lit avec le plus vif plaisir.

L’abbé Azarie Étienne Couillard-Desprès (1876-...), fidèle de son ancêtre Louis Hébert, notre premier colon, est, avec l’abbé Ivanhoé Caron, le prince de nos historiens de paroisses, dont nous comptons beaucoup plus qu’une pléiade : ces œuvres tiennent beaucoup plus de la cuisine de l’histoire que de l’histoire même, mais, elles ne s’en montrent pas moins fort utiles.

L’abbé Couillard-Desprès écrivit aussi un roman à thèse contre l’alcoolisme, Autour d’une auberge, œuvre louable qui n’ajouta pas à sa notoriété. Cet impérialisme du sermon a fait du mal à nos lettres, même laïques.

L’abbé Ivanhoé Caron (1875-1940) fut peut-être plus ambitieux, puisqu’il aborda des sujets plus vastes, la Colonisation du Canada sous la domination française par exemple, une œuvre fort utile, mais qui tient encore de la monographie.

Le père Georges Simard (1878-...), un éducateur et un thomiste, a écrit sur saint Thomas et sur saint Augustin, de même que sur la pédagogie et l’histoire du Canada. M. Maritain et M. Gilson nous ont fait oublier cette scolastique à périodes nombreuses et ce sérieux à la Bossuet qu’on ne peut s’empêcher d’estimer fort savoureux, pourtant, au siècle du style court.

Mgr Louis Adolphe Pâquet (1859-1942) est le grand maître de cette école. Plus que tous les autres, Mgr Pâquet diffusa la pensée thomiste au Canada, et chez les spécialistes, on le tient encore en haute estime.

Puisqu’il ne s’agit ici que d’histoire littéraire, disons que l’auteur du Droit public et de l’Église a traité avec une éloquence qu’on ne rencontre guère ailleurs des sujets qui peuvent sembler fastidieux au profane. Sa phrase garde toujours un rythme de Grand Siècle, et qui, sans que l’auteur l’ait voulu peut-être, donne un piquant inattendu aux thèses. Il faut lui savoir gré de n’avoir pas négligé l’art d’écrire, fût-ce sous cette forme démodée. Bremond aurait à coup sûr cueilli quelques beaux extraits dans cette œuvre.

Le père Marc-Antonio Lamarche (1876-...) demeure pour plusieurs le meilleur, le plus exquis de nos écrivains religieux. Prédicateur célèbre, il a coupé dans sa prose, toujours harmonieuse pourtant, les ailes embarrassées et embarrassantes de l’éloquence. Critique spirituel, ingénieux et fin, jamais il ne s’abaisse à un style fâcheusement ecclésiastique, et qu’il aborde la spiritualité avec sa Deuxième conversion, il restera le plus honnête homme de nos écrivains.

Le père Lamarche, sans la moindre pédanterie, est méticuleux autant que le méticuleux Asselin : ce n’est pas lui qui laissera passer la moindre incorrection, et une virgule mal placée lui fera mal au cœur. Spectacle inouï dans un pays de sans-gêne, mais spectacle qui tend à devenir une mode. Par bonheur, le père Lamarche a du goût, sans le moindre pédantisme et sans la moindre affectation.

Ce qu’on ne pourrait pas dire de l’autre critique, Henri d’Arles (1870-1931),l’auteur d’Eaux fortes et tailles douces, écrivain délicat pour l’inspiration et pour le goût, mais dont l’élégance apprêtée fera grincer des dents notre Valdombre, par exemple.

Mgr Camille Roy (1870-1943) ne posa jamais au styliste comme Henri d’Arles. Il se voulut honnête historien, honnête critique. Il eût vécu en France qu’il aurait été quelque chanoine Lecigne, quelque abbé Calvet, et il aurait reçu des lettres de remerciements et des envois d’auteur de Paul Bourget, Henry Bordeaux, René Bazin, Arsène Vermenouze et, une seule fois, de Maurice Barrès. Mais Mgr Roy était de Québec, et l’histoire de nos lettres est encore trop jeune pour se prêter à beaucoup d’érudition et aux analyses minutieuses.

Mgr Roy n’en fut pas moins un savant historien de la littérature et un analyste clairvoyant. Il était peut-être plus intelligent qu’il n’avait de goût, et le moindre poétereau lui était excellent sujet d’étude. Il écrivit par exemple Nos origines littéraires qui lui valut le surnom d’entomologiste de la critique. L’ouvrage reste agréable, mais les sujets n’intéressent plus que les curieux.

Avec Mgr Roy la critique faisait pour ainsi dire ses classes chez nous, et il semblait qu’on donnait à l’élève une matière interchangeable. Les noms n’importaient pas...

Au fond, Mgr Roy était le plus indulgent des professeurs et, de fait, il passait presque sans transition des élèves de sa classe et de leurs essais aux plus humbles de nos écrivains et à leurs essais.

Vue dans le miroir de cette critique, notre littérature paraît encore plus provinciale qu’elle n’est en vérité. Du reste, Mgr Roy n’avait pu se rendre compte de nos dernières réussites et, les aurait-il connues qu’il aurait sans doute été trop tard pour qu’il pût renouveler son goût.

Il aura laissé une méthode qui n’est pas mauvaise pour les critiques graves.

Le chanoine Émile Chartier (1876-...) a traité de la littérature française aussi bien que de la littérature canadienne : autre émule excellent de l’abbé Calvet.

L’on ne saurait oublier le père Ceslas Forest (1885-...) qui, sans s’éloigner d’un pas de la plus stricte doctrine, traite du féminisme, de la peine de mort ou du divorce de façon à être compris des honnêtes gens : après tout, la rigueur un peu pédante du père Garrigou-Lagrange que les spécialistes estiment un maître, n’est pas d’obligation dans son ordre.

Le père Louis Lalande (1859-1944) fut le plus brillant des jésuites canadiens, avant François Hertel, qui est devenu le plus paradoxal des prêtres laurentiens qui écrivent. Le père Lalande, pendant plusieurs décades a été pour ainsi dire l’abbé Mugnier de nos gens de lettres, les femmes aussi bien que les hommes : il préfaçait, il commentait, il disait un bon mot et, surtout, l’on se réclamait du père Lalande.

Orateur plutôt qu’écrivain (et ce n’est pas du tout la même chose), il ne manquait pas de goût et dans la vie la plus active qui soit, il trouvait des loisirs à ses lectures.

Entre amis et Causons, ses ouvrages les plus connus, perdent de leur piquant en volumes : il faudrait le sourire et la voix du père Lalande pour leur restituer leur charme premier. Mais, qu’importe ? À tout prendre, aux yeux du père Lalande, ce n’étaient là qu’œuvres de circonstance, pour ne pas dire œuvres de guerre. Jamais il n’aurait écrit sans but comme son futur confrère, François Hertel.

Au surplus, le père Lalande se donna surtout dans ses sermons, et que reste-t-il des sermons ? Et que reste-t-il des discours politiques ? Littérature éphémère, et dont l’action est toujours difficile à saisir.

Le père Éphrem Longpré (1890-...), sous son froc de franciscain, cache l’un des hommes les plus savants que le Canada français nous ait donné. Il va de soi que des travaux sur Alexandre de Halès, sur Raymond Lulle ou la Théologie mystique de Saint Bonaventure, sans compter Duns Scott, ne s’adressent pas au lecteur pressé : il faut néanmoins s’incliner devant cette science qui n’a rien à envier aux meilleurs spécialistes.

Le père Thomas Lamarche (1901-...) a écrit, dans un autre domaine, celui de la sociologie et de l’économie politique, (À qui le pouvoir, à qui l’argent) des livres d’une belle aisance et d’une belle humeur, d’un libéralisme indulgent qui rappellent le ton des premiers économistes anglais, délicieux causeurs souvent.

Le père Gustave Lamarche (1898-...) peut paraître plus frivole, qui s’en tient au théâtre et à la poésie, et cependant que de courage il lui a fallu, dans son état, pour étudier les dramaturges les plus modernes et marier sa forme aux formes les plus révolutionnaires, bien que le père Lamarche n’ait rien de révolutionnaire dans son théâtre et dans ses poèmes.

Révolutionnaire, François Hertel voudrait bien l’être, mais il n’y parvient pas toujours. Au fond, François Hertel est surtout un chanoine Groulx badin, et ses lectures de Claudel, de Valéry ou de Dostoievsky ne doivent pas nous donner le change.

Lorsqu’il était presque sage, il écrivit le Beau risque qui, en dépit d’une réédition, ne passera pas à la postérité, et Notre inquiétude : à ce moment, François Hertel était révolutionnaire surtout dans ses lectures.

Puis, ce furent Axes et parallaxes, où à côté de discours de la Saint-Jean-Baptiste mis en versets claudeliens, l’on rencontrait de beaux accents sur la présence réelle et l’eucharistie. Il est à noter que notre auteur est l’un des rares parmi nous peut-être, parce que son sans-gêne littéraire n’a presque pas d’exemple à Montréal ou à Québec, qui nous aient donné des poèmes religieux sincères et lisibles.

Ensuite, un gros livre, Pour un ordre personnaliste, sorte d’encyclopédie, de pot-pourri de la pensée hertélienne et qui ne laissait pas d’être fort savoureux, en dépit de quelques couplets à l’adresse des jeunes gens et de leur patriotisme un peu juvénile aussi. C’était la deuxième fois en outre qu’un littérateur canadien, dans un ouvrage qui ne fut pas de simple journaliste, prêchait l’Achatchez nous. Victor Barbeau avait commencé.

Strophes et catastrophes n’est que la seconde partie d’Axes et parallaxes, avec les mêmes qualités et les mêmes défauts.

Quant aux contes d’Anatole Laplante, curieux homme, qu’il nous avait déjà présenté dans un autre volume, les Mondes chimériques, leur fantaisie paraît décidément forcée. Le badinage de François Hertel est plus à son aise quand il traite carrément de choses sérieuses. Aurait-il eu du génie, ou un plus grand talent, Hertel n’aurait jamais su faire du Swift, Xavier de Maistre lui conviendrait mieux.

Tel qu’il est, s’il voulait moins publier, voire, moins écrire, il serait l’un de nos plus agréables fantaisistes, avec une pointe de sérieux, ce qui ajoute à l’originalité. Par malheur Hertel, dans un pays où l’on dit qu’on manque de loisirs, trouve, dans ses conférences, ses essais et ses livres, le moyen de se répéter trop souvent.

Ce qu’il faut louer chez lui sans réserve, c’est l’ardeur et l’enthousiasme qu’il met dans tout ce qu’il entreprend.

Si François Hertel peut être qualifié de Groulx badin, M. Lionel Groulx (1878-...) lui-même n’a rien de François Hertel.

Marquons d’abord que ce qui le caractérise avant tout, c’est son ardeur apostolique : M. Groulx fait de l’histoire, de l’action nationale, comme il prêcherait. On ne saurait rencontrer d’historien plus catholique, et s’il veut la survivance de son petit peuple, c’est pour le préparer à la vie éternelle.

L’un de ses premiers livres avait pour titre Croisade d’adolescents : M. Groulx est un Pierre l’Ermite, dont les croisés sont des jeunes gens, des collégiens, des étudiants. Le spectacle ne manque pas de grandeur.

Et notre Pierre l’Ermite, pour frivole qu’il estime sans doute la littérature, si on la compare à l’action nationale, ne manque pas de talent, un talent qui se manifeste surtout, comme il arrive à tous les orateurs, et M. Groulx est surtout un orateur, dans les œuvres et les fragments à côté.

Il va de soi que nous ne parlons ni des Rapaillages ni de l’Appel de la race dont les bonnes intentions ne peuvent faire oublier l’élégance professionnelle : nous parlons du Jacques Cartier et de quelques chapitres comme celui qui traite de la religion de Papineau, qui sont d’un historien subtil à souhait.

L’œuvre historique de M. Lionel Groulx se compose surtout des conférences universitaires, et l’historien, l’on ne saurait l’oublier, n’a pas pu encore donner sa mesure, la forme d’une leçon n’étant pas celle du livre.

Pour rendre justice à cet écrivain, l’un des plus célèbres chez nous et l’un des plus admirés, songez que la forme oratoire, excellente à l’amphithéâtre, souffre plus mal la lecture.

Il a donné un ouvrage volumineux sur l’enseignement du français au Canada, sujet de conférences qu’il prononça à Paris : dans cet ouvrage, beaucoup plus fouillé que les autres, la forme oratoire est moins apparente, si M. Groulx interrompt souvent son récit par des réflexions patriotiques, tel Paul Bourget les siens par des remarques médicales. Le récit en souffre.

Au Canada français, il arrive que les frères écrivent, qui ne se bornent pas, comme la plupart des religieuses qui publient, à des manuels scolaires, à des poésies de distribution de prix ou à des monographies de la communauté et du couvent.

Plusieurs frères se sont même fait un nom, qui furent aussi universitaires réputés.

D’abord le Frère Marie-Victorin (1885-1944), un savant véritable selon les spécialistes et qui, pour sa patrie, représenta à maints congrès l’université où il était professeur.

Ce botaniste commença par cultiver la fleur de rhétorique, et ses Récits laurentiens eurent l’honneur de nombreuses citations dans les lectures courantes, les grammaires et les morceaux choisis.

Ces récits du terroir, soigneusement écrits, avec une recherche de fort en thème, se placent non loin des Rapaillages et de Chez nous par le juge Adjutor Rivard. Ce n’est pas tous les jours que ce genre aussi difficile à traiter que les souvenirs d’enfance, et Dieu sait que la France nous a donné de méchants souvenirs d’enfance, depuis Renan et le Petit Pierre d’Anatole France, se fait excuser par un chef-d’œuvre.

La gloire de Marie-Victorin se trouve ailleurs, et cet écrivain au style assez féminisé aura fait plus que tout autre pour l’avancement des sciences au Canada.

Le Frère Bernard (1890-...) a le style parent du style ordinaire de Marie-Victorin. Aussi bien a-t-il commencé par des récits gaspésiens, œuvre encore d’un fort en thème amoureux du style fleuri. Puis ce furent ses ouvrages sur l’Acadie : le frère Bernard est le poète lauréat en même temps qu’historiographe officiel de l’Acadie, dont il a fait son domaine, où il règne sans partage. Il faut le louer de n’avoir pas négligé la littérature en dépit de toute son érudition, si la phrase paraît à plusieurs un peu trop soignée.

Le Frère Robert (1885-...) s’en est tenu à l’astronomie, et plusieurs de ses conférences comme ses manuels ne laissent pas de rappeler le célèbre essai de Fontenelle sur la pluralité des mondes. Le frère Robert est donc un autre scientifique qui ne méprise pas les lettres, et qu’il en soit béni.

On cite souvent nos évêques et nos prélats pour leurs mandements et leurs sermons : le Cardinal Villeneuve (1883-...) aura sans doute une place à part. Ses prédécesseurs, les cardinaux Bégin et Rouleau furent des hommes d’étude : ils ne montrèrent pas l’activité inlassable du cardinal Villeneuve qui, lui-même, prêche ses carêmes dans une forme et une simplicité que plusieurs sermonnaires pourraient lui envier.

Il va de soi que le pays de Québec compte de nombreux orateurs sacrés ou célèbres ou notoires : un peuple aussi éloquent et aussi religieux ne pouvait négliger un tel genre. Cependant, l’on publia assez peu de recueils, et les homélies ne se sont conservées que dans la mémoire des auditeurs, comme tant de harangues politiques.

Nous comptons même des prêtres qui s’intéressent à la littérature mystique, et citons le père Adrien-Marie Brunet (1907-...) qui publie les textes des grands spirituels. Le père Adrien-Marie Brunet, exégète honnête, a donné en collaboration avec ses confrères les pères G. Paré et P. Tremblay un excellent essai, la Renaissance du XIIe siècle, œuvre de spécialiste qui ne sent ni la spécialité ni la vulgarisation.

La nomenclature et le palmarès pourraient s’allonger. Parler d’un prêtre qui écrit, c’est être injuste pour un autre prêtre qui écrit, comme citer un journaliste qui se soucie des lettres en oubliant son confrère, c’est négliger par fantaisie un bon ouvrier parfois, le nom de l’excellent essayiste qu’est M. Léopold Richer souffrant la comparaison avec celui de Louis Francœur et M. Dostaler O’Leary ayant autant d’autorité que M. Hamel...

Qu’il nous suffise d’affirmer que le père Léon Pouliot a écrit d’excellentes choses comme l’intéressante Réaction catholique à Montréal, que le père Paul Desjardins a parlé avec une élégante onction de Jeanne Mance et que le père Thomas-Marie Charland a pour ainsi dire renouvelé la monographie paroissiale.

Il y eut aussi Claude Dablon, l’auteur du Verger qui, s’il n’était mort prématurément, serait devenu l’un de nos bons romanciers. Sa première œuvre promettait et tenait déjà.

Dans tous les chapitres, les noms ne manquent jamais.

 

 

 

Les femmes

 

Nous avons déjà nommé plusieurs femmes qui se sont fait un nom dans la poésie canadienne, mais peut-on parler de poésie féminine au Canada français ? La poésie n’est-elle pas souvent l’occasion pour la femme écrivain de renchérir sur l’homme ? Renée Vivien, Mme de Noailles, pratiquaient volontiers la surenchère. Leur qualité de femme leur permettait en outre plus de négligence dans la forme et un sans-gêne plus grand dans l’étalage des sentiments. Question de degré. À l’époque de la Renaissance, la lyonnaise Louise Labbé, pour savante qu’elle fût, avait fait de même.

Cependant Mme de Sévigné n’est-elle pas mille fois plus féminine que George Sand ? Celle-ci, souvent, et sauf quatre, cinq romans, ses paysanneries, ses Maîtres sonneurs, se contentait de bâcler la prose romantique de ses confrères. Il est vrai qu’il y a Colette, l’unique, la merveilleuse Colette...

Nous n’avons pas eu de Sévigné : nous avons eu des chroniqueuses, et beaucoup de chroniqueuses, avec quelques romancières aussi.

D’abord Laure Conan (Félicité Angers, 1844-1924), qui préférait le roman à la chronique : n’y avait-il pas de la chronique dans ses romans ? Nous voulons parler du ton et de l’accent. Angéline de Montbrun, À l’œuvre et à l’épreuve, l’Oublié, rappellent Eugénie de Guérin, lorsqu’elle ne s’abandonne pas et s’applique. L’on pense aussi à Reynès-Monlaur qui eut, au début du siècle, de nombreux lecteurs parmi les jeunes filles et les noëllistes qui ne connaissaient pas encore Henry Bordeaux et qui ne se risquaient pas à Bourget.

Littérature touchante, émouvante, non sans quelque fadeur. Ce qu’il y a de féminin chez Laure Conan, c’est que, voulant enseigner, avide de leçons morales ou patriotiques, elle ne se guinde jamais au sermon ni à la harangue.

Au fait, pourquoi la comparer à Mlle de Guérin, le nom de Julie Lavergne conviendrait mieux à cette prose délicate, modérée et de bonne compagnie. Bremond n’a-t-il pas consacré tout un chapitre à Julie Lavergne et à ses nuances estompées ?

Les chroniqueuses les plus notoires du Canada français furent Mme Dandurand (1862-1925), Mlle Robertine Barry (Françoise) (1866-1910), Mme W.-A. Huguenin (Madeleine) et Mme Saint-Jacques (Fadette). Mme Dandurand eut de l’esprit, Madeleine avait de l’enthousiasme à en revendre, et le bon sens de Fadette rivalisait avec sa bonté et le naturel de son style.

Quant à Mlle Marie-Claire Daveluy, elle a écrit beaucoup de petits livres gracieux pour les plus jeunes jusqu’au jour qu’elle se mit à composer une Jeanne Mance qui est un de nos meilleurs ouvrages d’histoire. Exposition nette, élégante, style naturel, et résurrection toute féminine d’une époque. Ce livre passe toutes nos monographies, et l’on ne saurait trouver de plus aimable lecture. Les femmes écrivains ne nous ont pas habitués à cette élégance.

Michelle Le Normand a donné d’abord Autour de la maison, les meilleurs souvenirs d’enfance que nous ait offerts un écrivain canadien, soit dans un livre, soit par fragments. Il y a là une sensibilité exquise que l’on retrouve dans une Âme religieuse et maternelle, où Bremond aurait cueilli plusieurs beaux passages.

Citons aussi Monique, Payse, Yvonne Charette, qui trouva grâce devant M. Asselin, homme sévère s’il en fut, et passons maintenant aux romancières qui sont surtout des romancières.

Mme Germaine Guèvremont s’est fait connaître il y a peu d’années par un recueil de contes, En pleine terre, d’un réalisme paysan fort subtil, et dont certains dialogues pouvaient faire présager la plus belle œuvre.

Elle l’écrivit, et ce fut le Survenant. Plusieurs estiment que c’est là le chef-d’œuvre de notre terroir, dont les livres les plus marquants étaient gâtés, en dépit de la meilleure volonté du monde, par des traces de ridicule.

Mme Guèvremont, au lieu de se résigner aux clichés ordinaires, de moraliser, de décrire laborieusement, a choisi la féerie. Qui sait si le Survenant n’est pas notre Grand Meaulnes ?

Et le merveilleux, c’est le choix des expressions canadiennes : elle les choisit non parce qu’elles sont canadiennes, mais parce qu’elles sont poétiques, et elle les connaît si bien qu’il semble souvent qu’elle en invente d’exquises.

Geneviève de la Tour Fondue dans Monsieur Bigras a été moins heureuse, et le roman de Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, le passe infiniment dans la description minutieuse des petites gens.

Lorsque ce roman parut, l’étonnement se répandit partout : cette femme était aussi vraie que les bons réalistes de France ou de l’étranger, et il y a quelque chose de plus, cette sensibilité toute féminine qui agrandit l’anecdote de la vie quotidienne jusqu’à la tragédie la plus émouvante.

Bonheur d’occasion aurait été écrit par Knut Hamsun, l’auteur de la Faim, que l’on crierait peut-être au chef-d’œuvre. Attendons encore pour classer ce livre. Il n’en demeure pas moins que cette discrétion dans les notations minutieuses et dans le drame des pauvres de tous les jours hausse le roman canadien comme on ne l’espérait plus.

Le pays de Québec n’est pas féministe pour deux sous : la littérature féminine compte des poètes comme Anne Hébert, des conteuses comme Germaine Guèvremont et des romancières comme Gabrielle Roy qui, pour user de notre langage, font honte aux hommes.

Il faut également citer Madeleine Grandbois qui, dans Maria de l’Hospice, a su vraiment conter et Mme Hélène Gagnon, l’écrivain de Blanc et noir, récits de voyage d’une maturité qui n’est pas indigne d’Au vent du large, récits de voyages également, de Jean-Louis Gagnon, l’un de nos meilleurs journalistes : dans son livre, on trouve des impressions de Londres et un portrait de Salazar d’une subtilité exquise.

 

 

 

Les journaux et les revues

 

Les périodiques de chez nous subissent à la fois l’influence des États-Unis et celle de la France et, souvent, les deux à la fois. Nous avons vu à Montréal et à Québec des grosses feuilles d’information, des tabloïds aussi bien que des cahiers d’avant-garde, avant comme après la radio.

Si l’on veut se rendre compte d’où nous sommes partis, il n’est qu’à feuilleter la collection de la Presse, notre plus grand quotidien. Il y a trente ans par exemple, sévissait dans ce journal l’information la plus jaune qui fût, et à ce point que la lecture des vieux numéros en est tout un plaisir. Sa réputation en a été gâtée à jamais pour les délicats qui, à leur mode, ont tiré des conclusions beaucoup trop hâtives. La Presse est maintenant rédigée le plus souvent avec un soin et une propreté qui raviraient le sévère M. Asselin.

Parmi ses rédacteurs, la Presse compte au surplus de très honnêtes écrivains, et pour ne point nommer ceux qu’il faudra sans doute nommer ailleurs, citons Jacques LaRoche, qui signe Jean Béraud (rien de commun avec le Martyr de l’obèse, qui fut celui de la collaboration française) et Jean Dufresne, Marcel Valois de son pseudonyme.

Ces deux critiques, tout en donnant leurs comptes rendus de drames, de récitals ou de ballets, ont trouvé moyen de publier des volumes, et qui ne sont point florilèges de leurs articles. Jean Béraud (1899-...) est en effet l’auteur d’une Initiation à l’art dramatique qui, pour plusieurs pages, se montre vraiment une initiation : il vous dépiaute, il vous décortique une pièce de façon merveilleuse, et il connaît la technique du théâtre aussi bien que Francisque Sarcey, avec cette différence que le moderne ne le laisse pas indifférent.

Pour Jean Dufresne (1898-...), l’amateur le plus insigne de Proust, de Racine et de Saint-Simon que nous puissions trouver sur nos bords, et qui écrit avec amour de ses grands maîtres, il nous présenta naguère Figures de danse, une sorte de bréviaire élégant, de livre d’heures pour dilettantes des fidèles du ballet. Après Léo-Pol Morin et Rodolphe Mathieu, il aura été avec Jean Vallerand notre critique musical le plus connu.

N’oublions pas que Victor Barbeau (1895-...), prosateur célèbre à Montréal, commença sa carrière à la Presse où, avant de prendre le chapeau d’académicien, cet excellent écrivain choisit un fez comme pseudonyme : Turc, et Turc fut bientôt connu de tous.

Toutes révérences gardées, et bien qu’il ne comptât jamais de Maurras, de Daudet et bien que les Bainvilles lui fissent singulièrement défaut, le Devoir exerça une influence analogue à celle de l’Action française de Paris. Comme le quotidien de la rue de Rome, il avait même ses succursales, dans l’espèce des revues et d’autres périodiques. On ne se réclamait pas toujours du Devoir, mais le Devoir, tant pour les écrivains que pour les politiques, resta longtemps une sorte d’Éminence grise qui inspirait nos divers Richelieux de la tribune et des cénacles. Influence qui était d’autant plus vive qu’elle était source de contradictions : on était pour, on était contre, mais le Devoir agissait toujours.

Le Devoir naquit du Nationaliste, et à son origine, l’on rencontre les noms de Bourassa, bien entendu, mais aussi d’Olivar Asselin et de Jules Fournier, qui rédigea une feuille assez parente du Nationaliste, pour le fond, mais guère pour la forme.

Beaucoup tiennent Jules Fournier (1884-1918) pour notre meilleur journaliste, et ont-ils tort ? Jules Fournier n’avait pas, mais pas du tout, le style d’un journaliste canadien. Nourri de Voltaire, de Veuillot et de l’ironie francienne, aucun de nos écrivains n’eut la phrase plus nette, plus classique. Il avait autant d’esprit qu’Arthur Buies, mais un goût beaucoup plus sûr.

L’Action, un hebdomadaire qu’il rédigeait presque seul, reste sans doute notre journal le mieux écrit, et son ami Olivar Asselin a pu en cueillir les meilleurs articles pour en fabriquer avec d’autres morceaux un florilège, Mon encrier, où l’on rencontre peut-être les pages les plus françaises qu’ait données le pays de Québec.

Olivar Asselin (1874-1937) plus sérieux, n’avait pas l’esprit de Fournier ; cependant, laborieux, il se fit un style qui permit à ses héritiers de composer un volume de ses morceaux choisis.

Asselin était méticuleux, nous dirions à l’excès, si l’excès sous ce rapport n’était point vertu dans un pays assez négligent. Il ne laissait passer la moindre incorrection, et les meilleurs de nos écrivains l’ont eu pour professeur. Cependant Asselin s’inclinait trop bas devant le quotidien de Châlons-sur-Marne et l’hebdomadaire de Senlis.

Victor Barbeau s’est acquis une grande notoriété au pays de Québec. Chez lui, la littérature est action, et il n’écrit jamais une ligne qu’elle n’atteigne son but. S’il débuta sous la figure d’un polémiste surtout littéraire, ce ne fut pas pour longtemps, et il ne s’attarda pas, tel Valdombre, dans les plaisirs de la lutte. Il peut se dire que, s’il se mêla un jour, dans la Presse, de toucher à l’enseignement des lettres tel qu’on le parlait alors, nous avons maintenant des Facultés de lettres. Il combattit pour Léo d’Yril et la poésie dégagée des trop vieilles formules et, à l’Académie, Mlle Rina Lasnier peut lui faire honneur, qui vaut plusieurs Blanche Lamontagne. Il s’est moqué du conformisme politique et il a pu écrire Mesure de notre taille d’un style excellent qui a su faire oublier l’économie poudreuse de naguère. D’autres défendaient nos valeurs intellectuelles et spirituelles et lui n’a eu de cesse que notre Société des gens de lettres et, enfin, notre Académie soient des corps vraiment sérieux et d’une efficacité reconnue. Victor Barbeau est un homme d’action qui a su garder du style. Dans nos lettres peu mieux que lui peuvent être qualifiés de maître. Et, depuis la mort d’Asselin, il est le conservateur du français chez nous.

Il reste que depuis 1910, le journal qui a exercé directement ou indirectement le plus d’influence fut le Devoir. Influence même littéraire, surtout au début : le Devoir a lancé combien de régionalistes ? Et qu’a-t-il fait pour la gloire de Maurras ou de Léon Daudet au Canada français ? Le Devoir rendit même populaires chez nous des poètes qui ne l’étaient guère en France, Louis Mercier, Arsène Vermenouze et Louis le Cardonnel, non à cause de ses délicieux poèmes de jeunesse qu’à cause de ses Carmina sacra : la page littéraire de notre journal a dû les publier les uns après les autres.

Il va de soi que Louis Veuillot était glorifié, voire son neveu François. En bref, toute la France de droite se donnait rendez-vous au Devoir, et ces frères ennemis, les partisans de l’Action française et le Centre gauche, avec Étienne Lamy.

Ce quotidien tranchait beaucoup sur ses confrères en ses premières années : c’était l’époque ingrate du journaliste québécois où, somme toute, l’on ne prenait guère le temps de parler et d’écrire en français. Avec quelques petits travers auxquels il tenait, le Devoir parlait français au demeurant, et ses rédacteurs se montraient consciencieux. Si la phrase de Bourassa était lourde, si les périodes d’Omer Héroux étaient interminables, les articles de Georges Pelletier furent toujours la solidité même, avec, souvent, des traces d’ironie qui ne manquaient pas de saveur.

Chez nous Roger Duhamel est l’un de ces journalistes comme on en a vu quelques-uns en France qui n’ont pas à aborder le livre pour acquérir notoriété et autorité. Une production toujours égale à elle-même lui a vite permis d’être le porte-parole de la majorité de nos intellectuels et d’exprimer mieux qu’ils ne sauraient ce qu’ils pensent. Il peut avec la même aisance toucher tous les sujets. Roger Duhamel est à coup sûr le journaliste de chez nous qui, si jeune, a su atteindre un aussi vaste public, comme on dit. Toujours posé, il saura parler de Baudelaire et de Valéry et les faire accepter aux réfractaires mieux que ne ferait un bon sens moins assuré. Qualité rare chez un critique – Roger Duhamel avant la politique étrangère et la politique intérieure, avait été surtout critique littéraire –, qu’il n’aime pas un livre, il en saura trouver des bonnes parties. Asselin aurait dit que Duhamel est l’un des rares Canadiens qui pourraient s’installer dans un journal français sans que leur style y détonne. Duhamel s’efface derrière son sujet et cependant, il est toujours là et n’oublie jamais que le critique a d’abord été un juge. Il a été l’un des premiers chez nous qui aient su juger sans hauts cris et sans s’énerver. Il a le tempérament calme du véritable essayiste et ses articles toujours solides ne paraissent jamais bâclés. Encore une fois, un jugement de Roger Duhamel est un jugement qui n’est jamais négligeable, chez nous.

N’eût été le Devoir, la Presse ne serait pas rédigée proprement comme elle l’est, et aurions-nous connu l’Ordre, la Renaissance et le Canada des récentes années, voire les leçons littéraires de Guy Sylvestre, qui est au Droit ?

L’Ordre, c’est Asselin d’abord, qui veillait jalousement sur la tenue et la correction de son journal. Il sut aussi s’entourer d’une pléiade de jeunes journalistes qui révolutionnèrent, comme on dit, tout le journalisme québécois.

Il y avait là Lucien Parizeau dont la prose finit par avoir une netteté valéryenne, certains jours, André Bowman dont les études de politique étrangère montraient une maturité inconnue chez nous, Georges Langlois d’un sérieux sans pédantisme, Jean-Marie Nadeau qui, plus tard, devait donner des études mi-financières mi-politiques, voire historiques d’une pensée aussi juste qu’en était le style, et quelques autres : Asselin publiait aussi plusieurs fois chaque semaine tantôt des essais humoristiques de Berthelot Brunet, tantôt, mais moins souvent des diatribes de Valdombre, l’enfant terrible du journal, et tantôt la prose solide et réfléchie d’Albert Pelletier, l’un de nos critiques les plus sévères et dont les partis pris furent toujours savoureux.

La Renaissance prolongea l’existence de l’Ordre quelque temps encore, puis tous se dispersèrent.

Ces journaux défendaient le français et la France traditionnelle : il arriva aussi qu’Asselin, écœuré de notre pauvreté linguistique et d’un vocabulaire indigent, proposât à notre admiration des journalistes et des périodiques français qui n’avaient pour tout mérite que d’être moins provinciaux que nous. C’était quand même une innovation louable : l’étude de La Bruyère et de Racine n’est pas toujours d’une utilité immédiate aux chroniqueurs politiques et aux reporters. Il faut aller au plus pressé...

Le Jour guignait la succession de l’Ordre et Jean-Charles Harvey se proclama l’héritier en ligne directe d’Olivar Asselin. Avec Bowman, la chronique étrangère en était bien informée et, pour la critique littéraire, le jeune Pierre Gélinas révéla un talent nonpareil. Sa jeunesse lui nuisait cependant, et son information anticléricale s’avérait singulièrement pauvre.

Pour Harvey, à côté d’articles bâclés, il en avait de fort courageux, et l’homme au demeurant, s’il indignait les vieilles gardes, voire les jeunes doctrinaires, restait plutôt sympathique. Émile-Charles Hamel, qui n’a guère qu’esquissé ce que son beau talent pourrait nous offrir, le secondait avec conscience.

Au début, on lit dans le Jour des études du franciscain Carmel Brouillard, un de nos critiques les plus pittoresques et les plus agréablement fougueux. N’oublions pas le poète Charles Doyon et ses critiques d’art non plus que le jeune libraire Henri Tranquille, dont l’enthousiasme défendait tout Voltaire.

Edmond Turcotte se fit connaître au Canada où il prit la succession d’Olivar Asselin : c’était un excellent journaliste, démocrate convaincu et qui avait le trait juste. Courageux, il luttait presque seul contre le courant. Toujours comme Asselin, il sut s’entourer de jeunes jounalistes de talent : Guy Jasmin qui a de l’esprit et une causticité toujours plaisante, René Garneau, dont la prose intelligente et pondérée et l’information parfaite font oublier au lecteur qu’il habite encore la province et, avant eux, Jean Le Moyne qui savait mieux qu’homme au monde marier l’esprit démocratique à un catholicisme profond. Le Moyne, lorsqu’il consentait à l’ironie, atteignait une cruauté littéraire unique.

Adolphe Nantel inaugura au Canada une chronique judiciaire bon enfant qui fut toute une nouveauté chez nous. Ce journaliste écrivit aussi d’aimables romans sans prétention.

D’autres journaux subirent sans le savoir l’influence d’Asselin, le Droit par exemple qui accueillit les critiques littéraires de Guy Sylvestre, un jeune homme que n’embarrassent pas les plus hautes considérations et qui, en dépit de son âge, donne du haut de sa chaire, dans les revues, les journaux et par le livre, des diagnostics péremptoires et des pronostics sans répliques. La Patrie offrit les chroniques fort sensées de Louis Francœur (1895-1941) qui était aussi speaker à la radio et dont la mort fut un deuil national : le Canada français n’était pas habitué à une telle science des événements. Eustache Letellier de Saint-Just soutint la réputation du journal en acceptant son héritage. Au Petit Journal, Fernand Denis, grand lecteur et grand lettré, traitait aussi de politique étrangère avec une très honnête compétence.

(Si nous nous étendons aussi volontiers sur la littérature de journal, c’est que l’on trouve peut-être dans nos salles de rédaction plus de talents, des talents ignorés et pressés par les faits du jour, quand ce n’est pas le fait-divers, qu’ailleurs : il va de soi qu’ils n’ont pas donné leur mesure, et que beaucoup de romanciers et de poètes les passent. Quoi qu’il en soit, ce qu’ont accompli ces bons ouvriers était plus difficile, lorsque l’on songe aux périodiques de naguère, que de rénover nos lettres, pour la poésie, l’histoire ou le roman.)

Citons Clément Marchand, parmi les journalistes : son Courrier de village est aussi un livre de prose excellente souvent.

Entre les revues anciennes et les nouvelles, l’hiatus était aussi prononcé. Quelle ressemblance entre la Revue canadienne de Napoléon Bourassa et d’Élie Auclair et le Nigog, par exemple, qui fit connaître, vingt ans après, la révolution symboliste, la renaissance parnassienne et Barbey d’Aurevilly aux traînards de nos lettres ?

Un magazine, la Revue Moderne, s’honorait d’excellents collaborateurs et, sous Jean Chauvin, l’un de nos critiques d’art, avec Robert Élie, Henri Girard, Maurice Gagnon et Paul Dumas, la Revue populaire devint un peu ce que furent les Annales sous la direction implicite de Pierre Brisson. Nous ne pouvons parler de la Revue populaire sans mentionner la Revue moderne, sa sœur jumelle.

Les Idées révélèrent maints talents et le nom de Georges Bugnet, un Français de l’Ouest qui rimait de beaux vers philosophiques : le directeur, Albert Pelletier, publiait la collection du Totem, qui présenta les Demi-civilisés de Jean-Charles Harvey, pierre de scandale pour Québec et beaucoup moins pour Montréal, et le roman de Claude-Henri Grignon.

Regards d’André Giroux offrirent entre autres pages excellentes, un bel essai de René Garneau sur Paris, et des articles de Paul Toupin, qui futensuite directeur littéraire d’Amérique française : Paul Toupin qui n’a pas encore donné sa mesure, montrait déjà un sans-gêne de vrai lettré.

Ce futPierre Baillargeon qui fonda Amérique française : l’auteur de Hasard et moi et surtout des Médisances de Claude Perrin a le français impeccable et ce fidèle de Valéry, soigneux et méticuleux autant qu’Asselin, lorsqu’il s’abandonne à l’ironie, peut être aussi grammaticalement méchant qu’Abel Hermant. C’est un de nos bons prosateurs.

La Nouvelle Relève et La Relève qui la précéda, avec ses fondateurs Paul Beaulieu, qui à la façon de Giraudoux et de Morand cultive avec élégance les affaires étrangères en même temps que les lettres, Robert Charbonneau, Claude Hurtubise, Jean Chapdelaine, Roger Duhamel, Saint-Denys Garneau, Robert Élie, Pierre Dansereau, Madeleine Riopel, Guy Frégault, Jean Le Moyne, Simone Aubry, tous écrivains de valeur, offrent ceci de particulier qu’elles se souciaient avec la même ferveur des idées et de l’art, tout comme le mouvement qui sortit du Roseau d’Or à Paris. Nous n’avions pas vu cela, chez nous. La religion, les arts et la politique à La Relève et à La Nouvelle Relève se réunissaient harmonieusement. Marthe et Marie s’y réconciliaient, comme elles ne font pas souvent au Canada français. La Relève et La Nouvelle Relève auraient donc pu présider à la fondation d’une école et d’un mouvement et en vérité elles auront peut-être joué ce rôle pour les historiens à venir de la littérature. Joignez que La Nouvelle Relève est la seule de nos revues littéraires, qui sans s’être transformée a pu vivre aussi longtemps sans se survivre. La Relève et La Nouvelle Relève, en bref, étaient une amitié.

La situation de la Nouvelle Relève fut encore plus paradoxale au pays de Québec, elle osa suivre Jacques Maritain jusqu’à son ultime évolution politique et sociale, et l’on ne vit pas chez nous de revue plus généreuse. Nous vivons assez souvent dans un monde fermé, et la Nouvelle Relève, sans abandonner les traditions, s’ouvrait à ce que l’ère moderne compte de meilleur. Maritain publia dans ce périodique et Charles du Bos lui aurait donné sans doute des extraits de son journal.

Marcel-Raymond, le moins négligent de nos critiques comme il le prouva dans Le Jeu retrouvé et qui sait rester sérieux sans ridicule était un ami de la Nouvelle Relève, comme le père Gabriel-Marie Lussier, critique libéral et fin et à qui rien de ce qui est beau n’est étranger. Le père Lussier a beaucoup d’esprit.

Le Canada français resta plus conservateur, si les Carnets victoriens s’aventuraient à la rencontre parmi les nouveautés.

La Revue dominicaine, de belle tenue (le père M.-A. Lamarche laissa maintes traces de sa direction) passa rapidement pour la plus large de nos revues religieuses : aucun cléricalisme, et le plus bienveillant accueil aux talents nouveaux. Elle fit connaître Félix Leclerc, dont les scènes radiophoniques obtinrent un grand succès : l’afféterie les gâte, comme elle gâte ses contes, autres grands succès. De contes vraiment remarquables, et d’écrivains qui ne soient que conteurs, on ne peut guère citer chez nous que les Contes pour un homme seul d’Yves Thériault, qui trouvait grâce, rare Canadien, auprès des Lettres françaises, cette N.R.F.de l’exil.

Le Canadien qui aime les histoires et les anas a souvent l’esprit trop facile, et nous croyons la réputation d’Hector Berthelot fort usurpée : il n’en fut pas moins le précurseur de nombreux journaux humoristiques tels le Goglu qui préluda au fascisme chez nous, et il créa Ladébauche, type symbolique aussi célèbre que M. Prud’homme en France.

Un grand nombre de communautés religieuses eurent dès longtemps leurs messagers, leurs revues ou leurs bulletins, au pays de Québec : signalons particulièrement Relations, périodique aussi vivant qu’un journal de parti et qui aborde les questions brûlantes avec une ardeur toujours nouvelle.

Le père Hilaire, capucin, donne des critiques fort remarquables à la Revue de l’Université d’Ottawa.


 

 

Les professionnels

 

Il ne s’agit pas des professionnels de la littérature, voire, tout au contraire. Jusqu’à ces dernières années, un Canadien, au sortir de son collège, ne pouvait se refuser d’embrasser quelque profession libérale, s’il ne se vouait au sacerdoce, et c’étaient ce que le commun appelle les professionnels. Beaucoup d’entre eux se lançaient dans la politique, second métier qui, avant la retraite dorée, leur devenait la principale de leur préoccupation.

D’autres, plus sages, taquinaient la muse. Sans doute auraient-ils voulu lui consacrer toute une vie, mais les temps furent toujours durs à l’écrivain canadien, et celui qui a pu vivre de son œuvre est un oiseau rare. Une traduction paie toujours plus son homme qu’un roman, qu’un volume de vers surtout, fussent-ils tirés au même nombre d’exemplaires. Nul n’est prophète dans son pays, pas même l’écrivain de Laurentie.

Ils taquinaient la muse, et c’était une muse qui n’avait aucune parenté avec celle de leur profession première.

C’était dommage, et quelques habiles s’en sont aperçus, qui ont voulu revêtir l’objet de leurs études d’une robe plus décente et qui fût vraiment littéraire, ou du moins fort honnête.

Les médecins surtout, ces médecins qui, comme leurs frères de France, ne laissent pas parfois de se montrer amateurs d’arts avertis.

La littérature québécoise, depuis les jours du docteur Labrie, s’enorgueillit de plusieurs médecins. Il y eut notamment le docteur Ernest Choquette, un romancier qui subissait à l’excès l’influence de Daudet, le grand, non pas Léon, qui était encore interne des hôpitaux, et de Pierre Loti. Il faut citer pour mémoire ses Ribaud et la Terre. Les Carabinades sont plus proprement l’œuvre d’un médecin, des histoires (qui sont parfois des histouères au sens canadien) d’accouchements et de maladies qui, dans le temps, obtinrent un certain succès, mais dont le style se sent d’une mauvaise époque.

Léo Parizeau, qui n’a point publié de volumes à proprement dit, avait plus de pittoresque. Aucun médecin n’était plus érudit que lui, qui connaissait tout de l’ancienne, voire de l’antique médecine et qui, dans le Journal de l’Hôtel-Dieu, causait avec une verve qu’on n’a pas rencontrée depuis. Sorte de Guy Patin, et pour la causticité, et pour la science universelle. Il est fâcheux qu’on n’ait pas encore publié une anthologie de ses morceaux les mieux venus. Ses successeurs, Paul Dumas, critique d’art, et Antonio Barbeau, qui parle de Picasso sans délaisser son métier, pourraient s’en charger.

Les vieux médecins seraient inconsolables si on ne mentionnait pas le nom du Vieux Doc (Edmond Grignon.) Il a publié des recueils d’anas et d’histoires, En attendant les ours par exemple, où il voulut collationner pour ses petits-neveux les facéties que se repassent les étudiants et les internes d’hôpitaux. En dépit du succès de librairie, serait bien habile celui qui verrait de l’art dans ses farces, de même que dans les contes de Louvigny de Montigny, Au pays de Québec : Louvigny de Montigny, écrivain assez lourd du reste, valait cependant plus que ses histoires.

Tous ces professionnels auraient pu se consacrer aussi bien à leur second métier qu’à la médecine, et aucun d’eux ne peut être traité de simple amateur. Ils tirent leur épingle du jeu comme les meilleurs professionnels de la plume. Mais, hélas, les temps sont durs.

Pour avoir trop rédiger de minutes, le notaire se dégoûte plus vite de l’écriture. Le notaire Marchand (1832-1900), qui fut premier ministre de sa province, n’en rima pas moins des comédies en vers à forme tellement classique qu’on aurait dit un plagiat de Lucien Dubech, si Lucien Dubech n’avait été son cadet.

De tous ces professionnels Louis-Joseph DeLadurantaye (1896-...) est le plus purement français : la langue juridique chez nous était peut-être gâtée autant que la langue de l’industrie et de la finance et il arrivait souvent que des traités de jurisprudence fussent aussi comiques pour la phrase et le vocabulaire que, par exemple, les articles de fond de nos vieux journaux.

Sans l’annoncer sur les toits, DeLadurantaye, par son Traité des faillites, de lecture agréable même pour le profane, a mis en garde mieux que ne l’aurait pu faire M. Étienne Blanchard non seulement contre les anglicismes professionnels mais contre une indigence pitoyable et un charabia nonpareils. À son sens un article du code et une plaidoirie (il ne parle pas toujours des minutes notariales, qui en auraient besoin) devraient être rédigés avec le soin qu’apportent parfois à leur prose les bons historiens et les économistes qui ne sont pas encore brouillés avec les lecteurs honnêtes.

Dans son domaine, cet avocat a accompli une œuvre identique à celle d’Olivar Asselin pour le journalisme. La jurisprudence s’en tirera mieux que le journalisme.

Aegidius Fauteux (1876-1941), dans son Duel au Canada, nous a prouvé de même que l’érudition la plus minutieuse pouvait être plaisante comme un roman d’aventures. Les professionnels de la recherche ont dû s’en montrer mal à l’aise.

Nous disions que Louis-Joseph DeLadurantaye était un jurisconsulte français : Anselme Bois est un psychologue américain, dont les recueils de vulgarisation, comme le Bonheur s’apprend, restent utiles et savoureux.

Sur ce propos, il ne faut pas oublier l’abbé Paul Lachapelle, dont les leçons de Psychologie pastorale font la nique à un jansénisme désuet assez répandu chez nous.

Sans trop d’artifice, on peut classer parmi les professionnels les économistes et les sociologues. Il est vrai cependant qu’en un certain sens on pourrait qualifier de professionnels la plupart des écrivains québécois, parce que la plupart, surtout avant ces dernières années, étaient d’abord médecins, avocats, notaires ou prêtres. Mais il est surtout vrai que, trop longtemps, l’étude de l’économie politique parut parente pauvre de l’étude du droit.

Nous avons déjà cité Gérin-Lajoie ; plus que lui, Edmond Boisvert dit Edmond de Nevers (1862-1906) fut le précurseur de la science gidienne. Grand voyageur comme André Siegfried, il ne se contenta pas de Paris comme tant de Québécois ; il suivit même à Berlin les cours du soporifique et célèbre Mommsen, et il visita Madrid et Lisbonne après Rome et Florence. De retour, il se voua à la publicité d’État, puis il écrivit ses deux livres l’Avenir du peuple canadien-français et l’Âme américaine qu’aima Ferdinand Brunetière : depuis Outre-mer de Bourget, les États-Unis étaient à la mode en France.

L’Avenir du peuple canadien-français : le titre, surtout si l’on considère l’époque, indique bien l’intention de l’auteur, qui ne peut que croire à un avenir plutôt brillant pour son petit peuple, et qu’il tient à qualifier de peuple. Les aspirations des Laurentiens ont ainsi toujours oscillé, comme un pendule, entre notre maître le passé et l’avenir : sir Wilfrid Laurier ne disait-il pas que le vingtième siècle serait le siècle du Canada ?

Edmond de Nevers se souciait surtout du Canada français. Il va de soi qu’il insiste sur la langue et la religion, qui font de nous un peuple à part. Il nous souhaite une littérature, une élite. Cependant il ne laisse pas de nous proposer une place dans l’industrie et le commerce, il ne veut pas qu’à jamais nous restions des porteurs d’eau, selon l’expression qui a maintes fois servi à nos orateurs.

Et il va de soi encore que Nevers tient l’agriculture un facteur essentiel de cet avenir brillant qu’il nous souhaite. Après les autres, il s’écrie : « Emparons-nous du sol ». Et cet homme excellent ajoute : « Les campagnes sont en quelque sorte le laboratoire où se créent les forces du bien. »

Écrivain honorable, Edmond de Nevers qui, un instant, hérita la succession d’Arthur Buies comme publiciste, n’a pas le style de l’autre, et c’est pourquoi on l’écouta plus attentivement.

Errol Bouchette (1862-1912) écrivit à son tour des livres intitulés : Emparons-nous de l’industrie et l’Indépendance économique du Canada français.

Ces sociologues et ces économistes au demeurant ressemblent à la plupart de nos historiens : la situation précaire de leur peuple isolé leur interdit les études gratuites et ils ne peuvent guère aborder un sujet sans en prévoir les conséquences pratiques heureuses ou néfastes pour les leurs. Ce ne sont jamais des théoriciens purs, et ils tiennent à servir. L’art pour l’art et la science pour la science sont choses à peu près inconnues au pays de Québec, du moins en fut-il ainsi jusqu’à une époque fort récente.

Notre économiste le plus important est sans conteste, Édouard Montpetit (1881-...), qui fut célèbre presque tout de suite. Fort intelligent, homme aimable s’il en fût, causeur disert, la parole agréable et aisée, il obtint sans le demander tous les succès, et, comme il arrive rarement, il les méritait.

Esprit libéral, Edouard Montpetit, s’il ne s’abandonne pas à l’éloquence enflammée de ses devanciers (et son patriotisme reste discret) Édouard Montpetit est un homme de goût.

Édouard Montpetit est un homme de goût même dans le choix de ses maîtres : il ne voulut jamais le chambardement du monde civilisé, mais il ne s’en réclame pas moins de Charles Gide, le grand économiste français qui n’était pas un esprit conservateur à l’excès.

Cependant, nous traitons ici de l’histoire littéraire, non point de l’histoire des idées, et Montpetit s’est montré à vingt reprises excellent écrivain. N’aurions-nous à proposer que la préface et l’introduction autobiographique de ses opuscules, avec le premier volume de ses Souvenirs que cet écrivain devrait être classé parmi les plus fins et les plus nets. Un économiste paraît toujours au vulgaire un professeur compassé et gourmé. Édouard Montpetit a toujours enseigné en se jouant, et il eut de même toujours la coquetterie d’interrompre ses statistiques d’un bon mot.

Esprit frivole ? Pas le moins du monde. C’est tout simplement qu’Édouard Montpetit a le respect de son auditeur et de son lecteur et qu’il croirait commettre un péché mortel, s’il les ennuyait. On ne voit pas ça souvent chez nous ni ailleurs.

Benoît Brouillette, qui eut l’honneur d’une édition parisienne et qui publia à la Nouvelle Revue française, s’est fait un nom qu’il saura soutenir et Edmond Thanghe offrit à ses concitoyens une étude sur Montréal de lecture fort agréable.

Parmi les sociologues et les économistes, il faut nommer de nouveau Victor Barbeau, dont le grand mérite fut de mettre dans une langue excellente et dans un beau style des considérations qui font souvent l’objet de lourds premiers-Montréal. Victor Barbeau est en quelque sorte un Édouard Montpetit qui a subi l’influence d’écrivains plus modernes et qui se méfie du libéralisme.

Guy Frégault tout en se confinant à l’histoire, n’oublie pas les préoccupations plus temporelles et plus contemporaines. Son exposition alerte, l’harmonie et le piquant de sa phrase l’ont fait comparer à Jacques Bainville, et non sans justesse, semble-t-il. Bainville aimait Dumas père, Frégault écrivit un excellent Iberville.

Rangerons-nous Jean Bruchési parmi les professionnels qui écrivent ? Pourquoi pas ? Jean Bruchési s’est occupé de pédagogie et la situation économique de notre petit peuple ne le laisse jamais indifférent.

S’il s’était abandonné à ses goûts, il n’aurait été qu’historien, historien excellent et paradoxal à notre époque : Jean Bruchési a gardé ce touchant patriotisme de nos pères qui ne s’embarrassait pas de considérations théoriques. Son patriotisme est un patriotisme du cœur, lorsque chez nos modernes le patriotisme est un patriotisme de tête. Du reste, les historiens modernes ont trop oublié que l’histoire était, pour les siècles passés, ce qu’est le roman pour nous et qu’une histoire sans poésie n’est plus de l’histoire. C’est pourquoi la petite Histoire du Canada de Jean Bruchési comme tant de ses essais nous ramène aux vieilles méthodes, au bon temps des historiens qui ne se souciaient jamais que de la plus vague et de la plus généreuse des politiques.

Jean Bruchési est sans doute le seul de nos historiens contemporains qui continue le vieux, l’unique Garneau.

Si nous avions un théâtre, il ne serait pas tellement paradoxal de joindre à ces noms de professionnels ceux de nos dramaturges notoires : un homme de théâtre n’est-il pas un homme de théâtre avant d’être un écrivain ?

Cependant, pour ne pas parler de nos nombreuses revues, dont quelques-unes ne furent pas toujours sans mérite, singulièrement celles de Fridolin (Gratien Gélinas), notre théâtre compte assez peu.

Non que nous n’ayons eu des pièces fort agréables comme le Presbytère en fleur de Léopold Houlé ou les pièces d’Ernest Palasscio-Morin qui est aussi romancier (les Brentwick)et qui donna une sorte de vie de Jésus en vers libres, une vie de Jésus racontée par un reporter, ce qui est fort savoureux. Ces pièces ne sont pas assez nombreuses pour que nous parlions d’un théâtre vraiment canadien et les efforts intelligents du père Gustave Lamarche, poète dont il faudrait citer certaines strophes des Palinods, n’ont pas suffisamment excité l’émulation, et pourtant le père Lamarche a tenté une renaissance du théâtre dans nos collèges, en adoptant une forme qui faisait oublier celle du père Longhaye, qui fut joué si souvent, hélas !

Ce sont peut-être des sketchs radiophoniques comme ceux de Claude-Henri Grignon qui ouvriront un chapitre original dans l’histoire du théâtre au Canada. En attendant, les Compagnons de Saint-Laurent, avec le père Legault, jouent du Shakespeare, du Claudel et du Caldéron, ce qui est une consolation.

Il faut en outre citer Mme Yvette Gouin, qui eut l’honneur des scènes parisiennes et dont le dialogue, souvent, est du vrai théâtre.

Peut-on citer dans ce chapitre Marius Barbeau, folkloriste, Albert Tessier qui écrivit le voyage de nos pères par les mers houleuses vers la Nouvelle-France et dans des bateaux impossibles, Séraphin Marion, très docte disciple de Camille Roy, Claude Melançon, aimable Buffon du Québec et les médecins qui savent mettre en garde contre les maladies malhonnêtes dans un style honnête ou qui savent plus de latin encore que de thérapeutique... Pourquoi pas, si nous voulons terminer par Robert Rumilly, qui se classe assez difficilement, lui aussi ?

Robert Rumilly (1897-...) est Français de naissance, et cet historien ne laisse pas de traiter notre histoire avec le sérieux du Français : le Français passe pour frivole mais, comparé à nous, c’est lui qui est sérieux. Ses réflexions ne cachent pas non plus que l’Action française exerça une vive influence ; mais en cela, Rumilly serait assez canadien.

Le grand mérite de Rumilly, ce qui fait de lui notre historien le plus passionnant, c’est qu’il traite l’histoire en journaliste. Je veux dire que l’histoire d’il y a cinquante ans, d’il y a trente ans nous semble, sous sa plume, l’histoire d’hier. Son histoire, parce que l’exposition en est d’aujourd’hui, se montre paradoxalement la meilleure des rétrospectives, On songe au 1900, le chef-d’œuvre de Paul Morand.

Les jeunes lisent l’Histoire de la province de Québec en songeant à aujourd’hui et les vieux en pleurent doucement sur un passé qu’ils regrettent et qui fut leur âge d’or, âge d’or de politique et de husting.

C’est pourquoi, avec Guy Frégault, qui est moins familier et dont le beau style contraste parfois avec l’anecdote, le petit fait sans importance, Robert Rumilly est l’un de nos meilleurs historiens.

Nous ne serions point impartiaux si nous ne mentionnions pas M. Gustave Lanctôt, dont on lit de très solides études, et M. Arthur Maheu, avec ses thèses libérales, pierre de scandale pour les historiens de la Droite canadienne. Sans contradiction, point de vie, disait Thibaudet.

Avant de terminer ce chapitre, citons Jacques Rousseau, bel écrivain qui, avec la plus jolie des subtilités se montre notre Jean Rostand. L’Héridité et l’homme est un bon et beau livre.

 

 

 

Les romanciers véritables

 

Il est curieux d’observer que si souvent les maîtres d’un genre de la littérature canadienne à une époque particulière puissent être classés trois par trois. Il en est ainsi ces années récentes, ou plutôt il en fut ainsi jusqu’à l’avènement de Roger Lemelin et de Gabrielle Roy. Ces trois big three du roman furent Claude-Henri Grignon, Ringuet (Philippe Panneton) et Robert Charbonneau.

Le roman avait été lent à s’acclimater au Canada français, et à cela l’on peut imaginer plusieurs causes plus ou moins plausibles.

La première, c’est que le roman français comme la plupart des grands romans étrangers n’était point bridé par des considérations morales. Sans doute, Émile Zola avait-il scandalisé pas mal d’honnêtes gens, mais Madame Bovary et les œuvres de Balzac n’inquiétaient plus personne. Un roman d’amour chaste se montrait aussi rare à Paris, voire à Londres qu’un poème laurentien sans allusions patriotiques. Chez nous au contraire, les Réflexions sur la comédie de Bossuet faisaient encore loi.

L’on sait que chez Racine, si la lettre était sauve, le lecteur, l’auditeur avertis devinaient toujours que les héroïnes, Hermione, Phèdre, Roxane et les autres n’étaient pas la pureté même, et nous le répétons, Bossuet s’en était bien aperçu, qui proscrivait sans pitié et le théâtre et le roman : chez nous on était peut-être plus sévère que Bossuet.

Il va de soi qu’aucune loi n’exige que le roman ou le drame traite de l’amour coupable, mais le monde est ainsi fait que l’écrivain perd de ses moyens lorsque, dans la peinture de l’amour, il ne frôle pas le péché. Tout en tranchant le dilemme des romanciers catholiques comme Bourget, Mauriac ou Bernanos souffrirent beaucoup des attaques des milieux catholiques que leur valurent des romans, du reste fort discrets, qui n’excluaient pas l’amour coupable.

C’est donc peut-être une des raisons qui expliquent la faiblesse de notre roman jusqu’en ces dernières années. D’autant que forcément le romancier canadien devait trouver ses modèles en France et que son champ à lui en était rétréci.

Arrivèrent Grignon et Panneton qui, d’abord, avec Un Homme et son péché, avec Trente arpents, surent tirer leur épingle du jeu.

Ce ne fut pas le roman qui fit connaître Grignon des liseurs canadiens : dès longtemps ils suivaient d’un sourire amusé les pamphlets et les diatribes qu’il signa d’abord Claude Bacle, puis Valdombre.

Un peu comme le sage Barbeau, qui ne se fâchait que lorsqu’il le voulait bien, Valdombre avait choisi de scandaliser les opinions reçues. Il avait toujours devant lui un livre de son maître Léon Bloy, et il attaquait sans merci.

Une parenthèse s’impose ici. C’est que, si en France l’influence de Léon Bloy s’est bornée surtout à ses fidèles, qui ne l’en vénéraient que plus, au Canada elle se répandit par tous les milieux, au point que Léon Bloy l’iconoclaste devint paradoxalement tabou. Le plus timide des professeurs d’humanités ou de rhétorique cachait dans ses tiroirs le Désespéré ou le Mendiant ingrat. Ceux que dégoûtaient les campagnes électorales et les discours trop vifs prenaient leur revanche dans la lecture de Bloy et, plus tard, de Maurras et de Léon Daudet, et à ce point que l’injure littéraire se transforma en figure de style et en fleur de rhétorique. Les objets de ces flèches empoisonnées et tout ensemble enrubannées n’avaient pas beaucoup d’importance souvent et l’on se demandait parfois si cette indignation ne s’adressait pas à des têtes de Turc en baudruche ; il est vrai que Léon Bloy avait donné l’exemple, qui prenait un ton de prophète pour moquer Catulle Mendès qu’il méprisait.

Valdombre s’amusait de même à vouer aux gémonies (le rhétorique appelle la rhétorique, et, parlant de Valdombre, il sied de hausser le ton) quelque vague poétereau. Cependant le bon sourire de Grignon emportait tout. Ce n’était qu’un enfant terrible, comme le Canada français en compta plusieurs, qui faisait ses dents.

Ces pamphlets, surtout les derniers, fourmillaient de trouvailles et le style, d’abord d’une poésie assez gênante, se clarifia peu à peu, au point de se montrer à la fin l’un des meilleurs de notre littérature.

Entretemps, Grignon chanta Lindberg, et nous ne rappelons cette méprise, cette erreur, que pour mémoire.

Vint enfin Un Homme et son péché, le grand succès de notre roman. Son mérite, c’était que Grignon avait écrit un roman, qu’un Canadien avait écrit un roman. Les Anciens Canadiens pour aimable qu’en fût le récit, se rangeaient parmi les mémoires, des mémoires romancés, et nous ne pouvons citer Charles Guérin de Chauveau comme une œuvre marquante du genre romanesque.

Grignon, qui est habile au fond, s’était bien gardé de l’adultère et des mœurs risquées : il choisit l’avarice, sujet éternel et de tous les pays. Le succès fut immédiat et énorme. Plusieurs crièrent au chef-d’œuvre, et sans doute Grignon lui-même fut-il un peu surpris. Les délicats se montraient chagrins d’un style un peu fade dans les scènes d’émotion.

Quoi qu’il en soit, l’on passa par-dessus tous ces défauts, et l’on ne jura plus que par Séraphin Poudrier, le héros de Grignon, qui devint aussi célèbre que Ladébauche, personnage de la farce populaire qu’avait créé l’humoriste Hector Berthelot.

Quoi qu’il en soit encore, nous avions enfin un vrai roman et d’un romancier qui y allait carrément et sans être gêné aux entournures.

Et l’auteur sut tirer parti admirablement de son succès. Il mit bientôt son roman à la radio et il réussit, dans ces saynètes de circonstance, à nous donner la plus vraie et parfois la plus imprévue des visions du pays de Québec. L’on se demande souvent pourquoi l’auteur n’a point publié quelque recueil de ses farces radiophoniques, une des œuvres marquantes de la littérature canadienne, pour populaire qu’elle soit. Toutes distances gardées, Molière, selon d’excellents juges, avait plus ou moins escamoté et raté son Avare, que ses farces passent de loin.

Il convient de marquer aussi que Grignon, dans son théâtre radiophonique, ne s’en tient pas de toute nécessité à l’observation et que l’invention, une invention qui touche à la poésie, y règne souvent sans partage. Un Homme et son péché à la radio est en quelque sorte notre saga.

Ringuet (Philippe Panneton, 1895-...) ne se risqua pas à un « grand sujet » comme venait de le faire Grignon. Plus prudent, mais non moins habile, il voulut lui aussi prouver qu’un roman régionaliste n’était pas de toute nécessité un sermon ou une thèse à l’eau de rose, et nous eûmes Trente arpents, un roman réaliste dénué de tout romantisme : quoi qu’il fasse Grignon reste toujours plus ou moins romantique.

Le monde tel que le voyait Ringuet n’inspire pas un optimisme délirant, et, si l’ironie de l’auteur manque parfois de finesse, il excelle lui aussi dans la farce. Un peu comme Flaubert, qui se croyait minutieusement réaliste, il lui arrive d’atteindre la grandeur du burlesque.

Non qu’il n’y ait de vérité dans ce roman : les traits justes abondent, et les vocations pratiques comme celle d’un de ses personnages ne sont pas inconnues au pays de Québec où, telle la France des âges classiques, un des fils de tout bon habitant prend toujours la robe.

Cependant, prudent, nous l’avons dit, Ringuet s’est bien gardé de verser dans l’anticléricalisme facile, et les croyants les plus scrupuleux pouvaient sourire sans remords.

Ils pouvaient même sourire aux sacres choisis avec un grand art qui émaillaient le récit et qui font en quelque sorte de Trente arpents un poème héroï-comique du juron.

Le livre était solide, bien agencé dans son lourd pessimisme.

Depuis lors, Panneton a quitté le roman pour aborder l’histoire, Un monde était leur empire, grande fresque traitée avec des coquetteries de style, surtout dans les tournures archaïques, et qui faisaient contraste avec les nombreuses monographies écrites au petit bonheur qui pullulent chez nous.

Les spécialistes lui reprochèrent cependant une érudition trop facile et des vues hasardées. Mais Panneton avait-il voulu faire œuvre de science ? Pince-sans-rire, peut-être avait-il tenté de troquer le nationalisme québécois contre un nationalisme à la mesure des deux Amériques.

Robert Charbonneau ne visait pas si haut, et, pourtant plus que Grignon et que Panneton, lorsqu’il publia Ils posséderont la terre, cet écrivain nous offrit un vrai roman. Les phrases se suivaient l’une l’autre, indispensables et harmonieuses comme les vers d’une laisse. Et, pour user du jargon actuel, Charbonneau savait créer l’atmosphère.

Bravement du reste, Charbonneau divorçait : point de réalisme minutieux, surtout point de régionalisme, que ce fût le régionalisme du sermon ou celui du poète comique. Somme toute, ses personnages étaient de tous les temps et de tous les pays, si l’écrivain prenait soin pourtant de les situer. Ensuite, ses personnages avaient une vie intérieure.

Sur ce point, il convient de regretter que trop de nos romanciers et de nos conteurs, voire ceux qui se piquent de ne point quitter leur pays, les représentent surtout de l’extérieur, à moins qu’ils ne leur donnent une passion unique, comme Grignon fit son Séraphin, ce qui revient au même : ces héros canadiens, ces habitants, ressemblent trop souvent aux figurines exotiques qui passent dans les romans des écrivains voyageurs comme Loti, ils n’ont pas de consistance, ils sont traités de haut et de chic.

Pourquoi un Canadien n’aurait-il pas la vie et les passions de l’étranger : naïve lapalissade que cette question, à laquelle cependant nos auteurs ont rarement répondu.

Pour Charbonneau, il vivait avec ses personnages, il vivait ses personnages, beaucoup plus qu’il n’habitait chez eux.

Et c’est pourquoi sans doute, il sied de beaucoup plus espérer de ce romancier que des autres romanciers canadiens. Du reste, il vient de terminer Fontile, un roman supérieur déjà à sa première réussite, et il a beaucoup réfléchi sur son art, comme l’atteste Connaissance du personnage, livre de critique fort subtile.

Nous n’avons pas joint à ces trois romanciers l’abbé Félix-Antoine Savard (1896-...) parce que Menaud maître draveur est plutôt un poème épique en prose qu’un roman. En dépit de quelques petites taches, c’est là une fort belle chose et point indigne de ce que Ramuz nous a donné de meilleur. Savard a su faire vivre la forêt et nous émouvoir à une sorte d’Illiade de la colonisation, où les Troyens sont des marchands de bois et de pulpe.

L’Abatis, son deuxième livre, qui renferme de belles pages poétiques, n’a sans doute pas la valeur du premier : peu importe, puisque l’abbé Savard, dans ses rééditions, sait se corriger merveilleusement.

L’un de ceux que l’on ne doit pas négliger est l’auteur de Nord-Sud, de Sources, des Engagés du Grand-Portage et de l’Accalmie, Léo-Pol Desrosiers (1896-...), l’un de nos plus soigneux écrivains. Le Devoir le fit connaître, et il va de soi que les préoccupations historiques et nationales ne le laissent pas indifférent. Pourtant, il ne s’abaisse jamais jusqu’au roman à thèse proprement dit, et son patriotisme reste discret.

Unique à cet égard parmi nos écrivains, sa langue a une richesse et une variété qu’on ne trouve que chez les auteurs de France. Romancier véritable, il sait faire vivre une scène qui, chez d’autres, comme Harry Bernard (1898-...), aurait été fade.

Sans compter qu’il atteint l’émotion et l’on ne rencontre dans notre littérature des traits aussi émouvants, des phrases et des tableaux que dans Bonheur d’occasion, le roman de Gabrielle Roy.

L’on aurait pu croire d’abord que Desrosiers aurait laissé la part plus large à Marthe, mais ses soucis nationaux n’ont pas empêché Marie de prendre la première place dans son œuvre.

Nous avons cité Harry Bernard, la Terre vivante et la Maison vide, pour excellentes qu’en soient les intentions, restent des ouvrages de second ordre.

Robert de Roquebrune (1889-...) qui est de la génération de Marcel Dugas s’est d’abord intéressé à la littérature d’avant-garde – d’avant-garde pour nous car, lorsqu’il publia Invitation à la vie, un poème en prose apparenté aux poèmes en prose du Mercure de France, il y avait belle lurette que ce style était démodé à Paris.

Assagi, Robert de Roquebrune écrivit les Habits rouges et les Dames Lemarchand : plus que d’un romancier, l’auteur avait le talent de l’historien, d’un historien de bonne compagnie et qui tient à nous faire aimer l’histoire comme il l’aime lui-même. Il reste l’un de nos aimables prosateurs.

Pour Rex Desmarchais, il semble qu’il ait visé trop haut. Romancier fort consciencieux, les grands sujets ne lui font point peur, mais La Chesnaie a peut-être déçu son auteur comme le livre a déçu le lecteur. Non que le roman soit mauvais, mais le thème demandait ou un Tolstoï ou encore le Flaubert de Bouvard et Pécuchet, lorsque La Chesnaie n’est qu’une œuvre honorable.

L’on ne saurait oublier Gérard martin, auteur de Tentations, qui a tout à la fois le sens du péché et de l’humain, le sens de l’âme, pour tout dire. Chose rare chez nous.

Un roman cependant, ce qu’on ne saurait peut-être pas toujours dire des bouquins d’un journaliste aussi sympathique que Damase Potvin (1882-...) qui, dans ses récits de vieux colons, n’a pas fait oublier Maria Chapdelaine.

Roger Lemelin aurait du moins fait oublier tous les autres romanciers canadiens, si nous n’avions les bons romanciers que nous avons nommés, et si Gabrielle Roy n’avait publié Bonheur d’occasion.

Au pied de la pente douce, dont le style n’est pas toujours parfait, décrit des petites vies d’un petit quartier, une vie paroissiale grotesque et maussade avec un entrain, une verve et un comique burlesque qui en font le Clochemerle de Québec.

Un très grand succès d’un auteur qui sera à coup sûr notre grand poète comique.

Berthelot Brunet (1901-...), un polygraphe dont on remarqua surtout les critiques humoristiques et les charges, a publié, après un recueil de notes et de pensées religieuses et politiques, Chacun sa vie, un recueil de contes que ses confrères ont assez bien accueilli, le Mariage blanc d’Armandine et le premier tome d’un grand roman, les Hypocrites, dont les uns ont dit qu’il leur rappelait Céline et d’autres qu’il n’avait de hardiesse que parce qu’il était écrit au Canada.

L’on ne saurait oublier que Pierre Benoît, qui après une étude sur Jeanne Mance (notre littérature compte trois Jeanne Mance d’écrivains remarquables), a donné le Sentier Couvert, dont le titre indique à merveille l’inspiration délicate. Citons pour mémoire également Orage sur mon corps du jeune André Béland, succès de scandale surtout : nous avons vu pire.

Le roman canadien compte aussi des feuilletonistes, comme Ubald Paquin qui composa un reportage sur la Trappe entretemps ; il compte également des Magali et des Ardel comme Germaine Maillet, dont les ouvrages feront peut-être délaisser ceux de ses consœurs de Paris et de la province, si elle persiste dans ce genre.

Quant à Gabrielle Roy et à Bonheur d’occasion, le roman canadien où grouillent et s’agitent le plus de personnages, où vit tout un petit monde, il est sans doute trop tôt pour le classer. Paru dans un pays de romans, ce serait à coup sûr une œuvre remarquable, mais point hors de pair, lorsque, au contraire, le pays de Québec n’avait encore rien vu de pareil.[1]

Souhaitons que la gloire de Gabrielle Roy ne soit pas une gloire d’occasion : plus que la plupart de ses confrères, elle a du talent et du courage. Mais, hélas, la littérature ne nous est que métier d’occasion le plus souvent.

 

11 septembre 1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] La Fin de la joie, une œuvre exquise de Jacqueline Mabit, nous annonce aussi un romancier fort remarquable.

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021