BIBLIOBUS Littérature française

Histoire de France ; Richelieu , par Michelet - Jules Barbey d'Aurevilly (1808 – 1809)

 

[Le Réveil, 28 août et 4 septembre 1858.]

 

I

Nous avons souvent recherché avec un grand soin, à chacune de ses publications historiques, dans quelle école historique de ce temps on devait classer M. Michelet, et, nous l’avouerons en toute humilité, notre recherche a été vaine : il n’y en a pas. M. Michelet ne se réclame d’aucune école. Il est lui-même, et ne dépend que de ses facultés. C’est un solitaire historique, et c’est même un bonheur que sa solitude. Si beaucoup d’historiens d’un talent, sinon égal au sien, mais au moins plus attesté et plus compté que celui des quelques grimauds qui l’imitent, entendaient et abordaient l’histoire comme M. Michelet l’entend et l’aborde, quel désastre ! La vérité de nos Annales serait faussée à une telle profondeur que, pendant bien longtemps peut-être, la Critique la plus savante et la plus sagace serait impuissante à la rétablir. Ne soyons pas dupe de M. Michelet. Malgré ses prétentions et ses coquetteries d’historien, malgré des attitudes qui ne sont pas des aptitudes, M. Michelet est, selon nous, le plus grand ennemi qu’ait jamais eu l’Histoire. Il ne sait pas la respecter. Fait par elle et créé pour elle, cet enfant ingrat et terrible manque perpétuellement à sa mère, — à cette mère dont il tient sa renommée, et dont, s’il eût voulu, il aurait pu tenir sa gloire ! Est-il besoin de le rappeler ? Est-ce que M. Michelet n’est pas populaire ? Depuis quinze ans et plus, ne l’avons-nous pas vu traiter l’histoire comme une servante ? Ne l’a-t-il pas condamnée et ployée à un double servage ? N’en a-t-il pas fait, ensemble ou tour à tour, l’esclave de ses passions ou de ses caprices ?… Or, s’il y a pis que de tuer sa mère, n’est-ce pas de la déshonorer ?…

Oui ! des passions et des caprices ! Voilà, en effet, et sans plus. M. Michelet en deux seuls mots ! Malheureusement ces deux mots expriment deux choses bonnes partout ailleurs, mais mauvaises, détestables en histoire. M. Michelet a les caprices d’un homme, poète jusqu’à l’insanité, et les passions (de tête, bien entendu) d’un révolutionnaire jusqu’au crime. Nous n’avons pas peur de ce que nous écrivons, et nous avons écrit : jusqu’au crime. Il est telles pages de M. Michelet (la mort de la princesse de Lamballe, dans l’Histoire de la révolution, par exemple), qui sont aussi criminelles que tout ce qui peut sortir d’une plume. Ceux qui, comme nous, lisent M. Michelet, avec un désespoir qui s’accroît à chacune de ses publications nouvelles, connaissent suffisamment ces passions affreuses, qu’on ne saurait défendre ni même excuser, dans le coupable historien, si ce n’est en les couvrant de l’inconsistance naturelle à sa pensée ou des ardeurs fébriles d’un tempérament trop nerveux et trop aisément enivré pour écrire décemment l’histoire. Ce n’est véritablement qu’en pensant à ce tempérament de giboulées, à cette verve étincelante de caprices qui fait de M. Michelet, non pas un historien correct et sérieux, mais un prestigieux dessinateur d’arabesques historiques, qu’on est tenté de lui pardonner les passions mauvaises qui viennent incessamment enrouler leurs têtes de couleuvres autour de ces merveilleuses arabesques, dont elles compromettent l’innocence. Là est l’originalité de M. Michelet. C’est un esprit haletant et à deux pistes, qui oublie sa passion révolutionnaire pour courir après sa fantaisie de poète, et qui, bientôt après, délaisse sa fantaisie pour courir après sa passion. Cela, sans doute, anime le talent. Mais, à ce jeu, que devient la conscience et que devient la vérité ? Que deviennent aussi la dignité, la gravité, « qui sont la vie même de l’histoire » ? a dit un grand écrivain et un grand honnête homme… Eh bien ! elles deviennent ce qu’elles peuvent ; M. Michelet ne les connaît pas. Les partisans de M. Michelet, — et il en a, comme un artiste qui donne des plaisirs extrêmement vifs à ceux qui l’aiment, — lui trouvent toutes les qualités, les unes après les autres, excepté cependant celles-là. Ils le disent, et nous en convenons avec eux, éloquent, éblouissant, fulminant, incisif, ému et émouvant, et grand même quelquefois ! attrapant la grandeur pour une minute ou pour une page, par ce miracle d’un talent qui a ses bonds aussi et ses illuminations soudaines, et qui saute jusqu’au sublime ; mais ils ne lui reconnaissent ni la simplicité dans la force, ni la gravité, ni la dignité, ces qualités continues et rassises qui donnent à l’historien cet air auguste du bas-relief antique, de l’Homme qui s’appuie sur un lion. Pour eux, ils ont un autre mot quand ils en parlent et qu’ils l’exaltent : « Dieu ! qu’il est amusant ! » disent-ils avec idolâtrie, et ils ont raison dans leur éloge ; — mais il en reste dégradé.

II

Ce n’est donc pas, — osons le dire, — un historien que M. Michelet. Il écrit sur l’histoire, il n’écrit pas l’histoire. Ce n’est pas un historien, dont le premier devoir est d’être juste, et le second, d’avoir dans le ton de ses arrêts la majesté de la justice. M. Michelet n’est qu’un fantaisiste, j’allais presque dire un fabuliste, plein de génie, et un fantastique qui se prend à l’illusion qu’il a créée, comme on s’enferre sur le glaive qu’on a forgé. L’appeler seulement un historien libre penseur, ne serait point une distinction suffisante, car presque toutes les écoles historiques de ce temps sont filles de la Libre Pensée, et ce n’en serait pas une non plus que de l’appeler historien révolutionnaire. Il l’est, sans doute, et déplorablement ! Il

l’est partout, et surtout dans ce livre sur le xviie siècle, où il s’est fait de gaieté de cœur l’avilisseur des gloires de France. On sent toujours, chez M. Michelet, la rage du révolutionnaire repoussé du présent, et qui s’en venge sur le passé ; qui fait payer les déceptions du présent à la grandeur du passé ; vipère glissée dans les caveaux de Saint-Denis, exaspérée par la houssine et affamée à mordre… des marbres ! Mais avant d’être révolutionnaire, M. Michelet est fantaisiste et fantastique, et, s’il doit laisser jamais une École, ce sera l’École du fantastique dans l’histoire. Or, ne vous y méprenez pas, le fantastique dans l’histoire ne veut pas dire le faux dont tout le monde a la triste puissance ou plutôt la triste infirmité, mais c’est le faux qui fait l’effet du vrai, tant le talent lui a communiqué de mouvement, de couleur et de vie ! Seulement M. Michelet créera-t-il une École ? Nous ne le croyons pas. Aspasie doit être stérile.

C’est une Aspasie, en effet. L’âme a son sexe, et M. Michelet n’est qu’une femme. Être juste, être grave, être digne, sont réellement des qualités d’homme, et qui ne les a point manque évidemment de virilité. M. Michelet qui est amusant, intellectuellement, n’a rien d’un homme. C’est une femme, charmante si l’on veut, même quand elle est perverse, mais c’est une femme, et ce n’est pas nous qui avons inventé cette comparaison de M. Michelet et de la femme. Ce sont les amants de son talent, car son talent a des amants ! Écoutez-les ! Ils vous parleront de sa grâce, même dans ses colères ; de sa sensibilité éolienne, de sa souplesse, de sa morbidesse, de son intuition parfois divinatoire, et de ses égarements

aussi, de ses beaux désordres, comme on dit des femmes et des odes, et surtout et toujours de sa fascination, car il en a, la malheureuse ! Serpent charmeur de la Critique elle-même, il la corromprait, ou plutôt il l’enivrerait, si elle ne se tenait le cœur ferme, si elle ne se raidissait pour le juger. Les littérateurs de sensation qui, pour une volupté d’esprit, brûleraient la vérité comme Néron brûla Rome, sont incapables de juger sévèrement M. Michelet. Leur pitié en serait inquiète. Ils se paraîtraient trop cruels. J’ai ri, me voilà désarmée, dit la Comédie. J’ai joui, me voilà désarmé, disent les Épicuriens littéraires. Mais si on aimait mieux le vrai que le beau, on ne désarmerait pas, même contre la beauté entraînante, et on la frapperait, en se détournant, quand cette beauté coupable aurait, comme la courtisane de l’Antiquité, compté sur la splendeur du sein qu’elle découvre pour se faire tout pardonner !

III

Et d’ailleurs, en y regardant d’un peu près, cette beauté est-elle aussi incontestable que le disent ceux-là qui l’adorent ? M. Michelet, pris une minute, et par hypothèse, en dehors de la vérité qui est de rigueur en histoire, de la gravité qui est de rigueur, de la dignité qui est de rigueur, en dehors enfin des trois nécessités sine quâ non de la fonction de l’historien, M. Michelet a-t-il réellement dans ses œuvres la

valeur de forme que certains esprits veulent y voir ? Pour nous, c’est une question. Quand on n’a pas le langage de la chose qu’on fait, ou l’accent de la langue qu’on parle, quand on n’a pas précisément la qualité essentielle à son art, est-on déjà si grand, littérairement, ou si beau ? Quand M. Michelet serait un génie ailé comme Ariel, bon à monter, bon à descendre, aurait-il le droit de se jeter dans l’histoire avec des étourderies d’oiseau, et devrait-il s’y jouer, comme on a dit que Voltaire s’était joué dans la lumière, pour la briser et en éparpiller les rayons, avec les instincts d’un méchant ? M. Michelet, qui n’est pas un méchant, a brisé, émietté et dispersé le style unitaire de l’histoire, et il en a vautré la noblesse dans des indécences positives ou des familiarités insupportables comme toutes les familiarités. Nous reviendrons sur le fond des choses, nous tâterons à loisir l’étoffe de son histoire ; mais quant à la forme aujourd’hui, et en mettant à part l’amusement, qui est l’absolution de tout pour des ennuyés de Décadence, lesquels veulent que les livres les chatouillent un peu, quant à la forme de l’histoire de M. Michelet, est-ce que le fantastique historien ne l’a pas aussi, cette forme comme le fond, avilie ?… N’a-t-il jamais fait de Clio, cette Muse sévère, une caillette ? Et ce n’était pas assez, ne l’a-t-il pas faite souvent, qu’on nous passe le mot, cancanière ? Les Mémoires de l’homme ont un langage, mais l’Histoire générale en a un autre. Eh bien ! nuls mémoires, ni ceux de la princesse Palatine, qui ont des inflexions souvent terriblement grossières, ni ceux de Tallemant des Réaux, qui sont bourrés, jusqu’à la gueule, des plus infects commérages, n’ont un langage plus cyniquement sans façon que l’histoire générale, telle que l’entend et que l’écrit M. Michelet. Il y a dans les derniers volumes qu’il vient de publier tels détails que nous n’oserions citer ici ni pour le fond ni pour la forme, et pour lesquels le fond et la forme font équation d’ignobilité.

Rien d’étonnant pour nous, du reste, que cette dégradation congénère de la pensée et de la forme.

Quand l’œil est ténébreux, tout le corps s’obscurcit !

Mais ce n’est pas en vertu d’une théorie ou d’une méthode à lui appartenant, que M. Michelet introduit dans l’histoire des manières de dire que l’histoire jusqu’à lui ne connaissait pas. En agissant ainsi, il porte simplement la peine de la conception historique qu’il s’est faite, si toutefois il s’en est fait une, si tant est qu’il soit autre chose que ce qu’il a été, d’organisation spontanée et viciée, depuis qu’il descend jusqu’à nous la longue chaîne des siècles et des événements. Arrivé aujourd’hui au commencement du dix-septième, nous le retrouvons tel que nous l’avons connu dans les publications précédentes : historien effaré, qui ne veut pas se donner la peine de faire bien ; qui sait, mais qui met sa haine au-dessus de la science ; coquet dans cette haine comme la femme que nous avons dit qu’il était ; artiste en blessures, travaillant ses assassinats comme des bijoux. Aujourd’hui, c’est Richelieu qu’il assassine, et demain ce sera Louis XIV, Louis XIV auquel il se vantait l’autre jour « d’arracher sa perruque », croyant ainsi, pauvre fantastique ! qu’il pourrait scalper le grand Roi ! Ici comme plus haut, et à toutes les époques de ses travaux historiques, c’est toujours le pamphlétaire rétrospectif contre l’histoire de France, et principalement contre les hommes qui honorent plus que leur pays, en honorant, par leur effort de volonté ou de génie, ces choses que les âmes basses méprisent : le Pouvoir, le Gouvernement, l’Autorité. Nous ne suivrons point pied à pied M. Michelet dans la phase d’histoire qu’il parcourt. Nous ne montrerons pas ce frondeur frondant si singulièrement la Fronde. Nous n’entrerons pas dans le détail de cet historien qui dit ce qu’on ne dit pas, qui dédit ce qu’on dit, dont l’inspiration est la contradiction, qui ne respecte que les autorités suspectes. Nous le laisserons retourner l’histoire entre ses mains, costume montré par la doublure. Comme la femme de Loth qui ne voyait que Sodome, M. Michelet ne voit dans l’histoire que les turpitudes du passé. Nous ne regarderons pas avec lui de ce côté dans son horizon ordinaire. Seulement voulez-vous voir comme il exécute les grands hommes qui le gênent, comment il décapite la patrie ? prenons Richelieu pour en juger.

IV

Dieu a livré le monde aux sages. Eh bien ! après cette ironique destination de l’univers, nous ne connaissons rien de plus beau dans le même sentiment d’ironie que les jugements contradictoires prononcés sur les plus grands hommes par les historiens de la Libre Pensée, toujours libres de se tromper, et nous ne connaissons pas non plus de grand homme qui ait plus essuyé de ces jugements contradictoires, dont la gloire est faite, que le cardinal de Richelieu. Voici pourquoi, du reste : il ne s’est pas créé lui-même. Pas plus que les autres grands hommes, ces fils des circonstances, comme a dit d’eux tous Napoléon, Richelieu n’a choisi sa place dans l’histoire ; il l’a subie. Il venait, après l’invasion du protestantisme, dans une monarchie catholique de quatorze siècles. Il venait après les déchirements d’une guerre religieuse et civile, et enfin il arrivait après Henri IV, dont le mérite, pour ceux qui l’admirent, est de s’être retourné après son abdication et son sacre.

Ces précédents historiques terribles, accablants pour un prêtre et un cardinal, qui n’oublia jamais, du moins politiquement, qu’il était cardinal et prêtre, firent de la situation de Richelieu quelque chose d’effroyablement compliqué, où un homme seul, de son agilité et de sa force, pouvait se mouvoir et agir. Quand Ximenès menait l’Espagne, elle était catholique et une ; mais quand Richelieu prit la France, la France n’avait plus d’unité !

C’est cette maîtresse difficulté qui a réduit le cardinal de Richelieu à une duplicité d’action inévitable et nécessaire, et permis aux langages les plus opposés d’aller leur train sur ce grand homme. Dans les hommes comme Richelieu, il y a en effet pour la faim et la soif ; pour la faim, de l’admiration ; et pour la soif, de la calomnie ; car tout involontaire qu’elle soit, l’erreur est encore une calomnie : seulement c’est celle des honnêtes gens !

Que n’a-t-on pas écrit sur Richelieu ! Les uns l’ont traité brutalement de despote, faisant du despotisme pour l’apaisement de son âme orgueilleuse, et les autres le lui ont pardonné, parce que, clairvoyant ou aveugle, ce despotisme préparait, de longue main, les affaires de la liberté. Il balayait les princes, les nobles, les inégalités sociales, et même se souciait peu qu’il y eût du sang au balai. Beaucoup aussi, et parmi les esprits qui aiment la monarchie et respectent le passé de notre histoire, ont reproché à Richelieu d’avoir frappé trop fort sur la noblesse et rabaissé les parlements, si bien que quand les révolutions se sont levées, la Royauté n’avait plus ses défenses et qu’elle se trouva esseulée dans un État vide sur les débris de ses antiques constitutions. Pour cette sorte d’esprits, Richelieu coudoie de son bras droit Louis XI, et du gauche, Robespierre.

Enfin, un jour qui n’est peut-être pas si loin, Richelieu essuiera sa dernière injure. Comme il a été obligé toute sa vie de dominer deux courants contraires, qu’il a été, sans être différent, catholique en France et protestant en Allemagne, il se trouvera, je le crains bien ! quelque plume dégradante, qui l’appellera un juste milieu ! En attendant, voici M. Michelet qui va nous dire aussi son mot sur le grand ministre ; et comme M. Michelet est un poète, son mot ne sera rien de plus qu’un lieu commun poétique. Richelieu est un sphinx en robe rouge, nous annonce-t-il pompeusement, et comme ce serait par trop Marion Delorme, si cela restait uniquement ainsi, il ajoute « qu’au rebours du sphinx antique, qui mourait si on le devinait, celui-ci (Richelieu !) semble dire : “Quiconque me devine en mourra.” »

Nous pouvons être parfaitement tranquilles, M. Michelet ne mourra pas.

V

Mais le lieu commun cache un mensonge. Il n’y a rien de plus clair, rien de plus aisément intelligible, au contraire, que l’action de Richelieu dans l’histoire. Pour qui veut ouvrir sur le xviie siècle une autre fenêtre que la lucarne de Tallemant des Réaux, il est facile d’expliquer nettement tout ce que Richelieu y a fait. Mais pour voir cela et le comprendre, il faut être un peu plus qu’un poète qui se contente d’une fausse image, ou bien qu’un révolutionnaire, dont l’idée est plus fausse encore. Il faut savoir se détourner de toute cette creuse rhétorique, fausse par le sens et par le ton, vulgaire, indigne pour la première fois de la plume brillante de M. Michelet. Certes non, il n’est pas vrai de dire que Richelieu propose, sous peine de mort, l’énigme de sa propre pensée à l’histoire.

Quelquefois, pendant qu’il vivait, il s’est servi de la peine de mort, cet homme clair, mais il a toujours dit, ce semble, assez distinctement pourquoi. Alors on n’a pu s’y méprendre. On ne le peut pas davantage aujourd’hui. Richelieu n’est pas plus sphinx qu’il n’est fantôme, car M. Michelet l’achève en fantôme

après l’avoir posé en sphinx, et le fantastique est complet ! « Fantôme à barbe grise, dit-il, aux yeux gris terne, aux fines mains maigres…, qui marché sans marcher, qui s’avance sans qu’il y paraisse, et sans faire bruit, comme on glisse sur un tapis sourd… »

À ce portrait des contes de Perrault, qui pourrait jamais reconnaître l’homme de la force positive, le ministre-roi et l’esprit ardent et intense qui put bien emporter dans la mort la plus haute moitié de ses pensées, mais qui en a laissé assez de réalisées sur la terre, pour qu’on ne puisse pas accuser son fier et vigoureux génie, de pâleur ou d’ambiguïté ?

Il est en effet translucide, ce génie ferme et français de Richelieu, qui a toujours voulu la même chose : refaire, coûte que coûte, sur un plan nouveau, la France qu’on lui avait brisée ; guérir de son énorme plaie un État qu’il avait reçu déchiré, et dont l’effort de toute sa vie fut d’en rapprocher, comme il put, et d’en ressouder les morceaux. Empirique sublime, qui sacrifia tout à cette idée, les autres et lui-même, de faire une France avec deux Frances, puisque le protestantisme en avait fait deux ! Qu’y a-t-il donc là de douteux, d’équivoque ou d’embarrassé pour l’histoire ? Mais cela éclate comme la foudre ou comme le soleil ! Lui, le cardinal de Richelieu, l’homme écarlate de pensée, de dessein, d’action comme de robe, un génie fourbe qui cache son secret ! un espèce de sournois atroce et féroce ! ou encore une apparition indécise, chez qui le terrible ne serait plus que le vague, sans réalité humaine, sans cœur, sans entrailles, voilà donc à quoi, avec ses grisailles, M. Michelet réduirait l’un des plus grands hommes de l’Histoire de

France, et celui-là précisément dont la vie fut le plus navrée, car la toute-puissance n’en cache qu’aux vues faibles les humiliations, les dévouements et les douleurs !

VI

Malheureusement, les vues faibles sont un peu tout le monde en histoire, et M. Michelet a bien compté sur elles lorsque, de son pinceau perfide, il nous a éteint ce grand cardinal de Richelieu, et l’a montré (ou caché plutôt) dans une pénombre artificielle, moitié monstre et moitié fantôme. Pour accomplir son énervement et son effacement d’un si grand homme, pour lui ôter le cœur de la poitrine avec cette main révolutionnaire accoutumée à ces besognes, et pour dire hypocritement après : « Voyez ! il n’avait pas de cœur ! » M. Michelet a parfaitement compté sur le préjugé, qui nous empêche de demander à la Puissance ce que lui coûte son apparente félicité. Dans la perspective de l’histoire, qui est parfois une fausse optique, Richelieu nous paraît si fort, si impérieux, si au-dessus des autres âmes, qu’on incline peu à supposer que la douleur soit jamais montée sur cette cime, ou bien qu’elle ait pu l’abaisser. Au premier abord, de la pitié pour Richelieu semblerait une impertinence ! Parce qu’il a pris le pouvoir et qu’il l’a gardé toute sa vie, parce que sa litière orgueilleuse entrait dans les villes par la brèche, parce que notre esprit le revoit toujours montant ou descendant le Rhône sur les coussins de sa barque dorée, comme un Satrape appesanti ou rêveur, nous nous imaginons qu’il avait la joie disputée, conquise et superbe des possesseurs de ce qu’ils aiment, et cependant il ne l’eut jamais ! Et ce cœur, que lui refuse M. Michelet, fut la proie de toutes les douleurs qui peuvent dévorer une grande âme.

La plupart des hommes faits pour le pouvoir, mais qui ne l’ont pas trouvé, comme un jouet qui attendait leur main, sur la descente de leur berceau, connaissent la cruauté des premières luttes. Tous, parmi eux, n’ont pas, pour atteindre au faîte, comme Cromwell ou Napoléon, l’échelle de feu des grandes batailles. Eh bien, justement, aussi grand que ces âmes immenses, Richelieu, lui, fut obligé, non seulement pour avoir la puissance, mais même encore pour la garder, de plier sa fierté jusqu’aux plus effroyables bassesses. Tel fut le mal de ce cœur altier et la torture de toute sa vie.

Dans l’histoire que M. Michelet lui a consacrée, si on peut appeler de l’histoire toutes ces inconséquences bouffies et bouffonnes, on suit la trace de cette douleur, quoique l’historien la rapetisse et qu’il en parle avec un geste et un accent à la Callot ! Pour Richelieu, ce grand malheureux que nul n’oserait plaindre, l’amertume des derniers jours fut aussi grande que celle des premiers. Jamais pour lui ne s’épuisa la ration obligée des bassesses. Il les faisait, le cœur saignant, quitte à les faire payer plus tard aux hommes ou à la destinée, courbé dans ses intrigues de cour comme un géant enchaîné sous une porte basse, descendant aux plus vils procédés avec une nature héroïque, amant réel ou joué des reines qui l’avaient en mépris, pourvoyeur de favoris afin de tenir mieux contre les pourvoyeuses de maîtresses, vivant avec ce roi ennuyé qui le détestait, comme on vit en tête-à-tête avec un tigre, quand on n’a pas de pistolets, mais acceptant tout cela, et ces indignités, et ces ravalements, et ces abaissements, et ces étouffements pour le service de son idée et de la France, et pour donner à un pays qui s’en allait à l’anarchie par toutes ses pentes, la solidité d’un État !

VII

Car, voilà en définitive la vraie gloire du cardinal de Richelieu, voilà ce qui le classe parmi les hommes politiques les plus complets qu’ait eus l’histoire, aussi bien par le cœur que par le cerveau. Le cerveau, personne n’en doutait ; mais le cœur, on le savait moins, et on le déniait à cet homme qui avait, en réalité, trop de génie pour n’avoir pas aussi du cœur. Tous les ennemis de Richelieu, — et comment ne seraient-ils pas nombreux ? — tous les incrédules qui ne voient en lui que le Cardinal, les duellistes vexés de son temps, les courtisans mâles ou femelles, les jansénistes qu’il emprisonna, les belles coureuses qu’il fit fouetter dans les carrefours, ont formé sur son compte une espèce d’opinion publique, qui dure encore, le croira-t-on ? et qui intercepte sa vraie physionomie.

Lui, Richelieu, le passionné serviteur de la royauté, ainsi qu’il aimait à signer, le grand artiste en magnanimité, qui grava, avec tant de soin, sur la pierre poreuse et ramollie que Louis XIII avait en place de cœur, le chef-d’œuvre de noble sentiment qu’on appela depuis l’honneur de la couronne, n’a plus été, grâce à cette tourbe d’ennemis, que le bourreau traditionnel et glacé de tant de Mémoires écrits par la rancune ou l’épouvante, l’exécuteur impassible et patibulaire des hautes œuvres du despotisme personnel ; et M. Michelet venant après eux, ce grand peintre ! a repris en sous-œuvre pour toute nouveauté cette vieille figure qu’il a seulement rendue plus blême, plus inanimée, plus exsangue… Quoi d’étonnant, du reste ? Était-ce M. Michelet, le dernier venu parmi les haïsseurs de la royauté absolue, ramassant contre elle toutes les haines qui coulent de tous les tombereaux historiques pour ajouter à la sienne, qui pouvait restituer sa véritable, hautaine et douloureuse figure au cardinal de Richelieu ?…

Oui, douloureuse, eu effet. Regardez-la bien ! Douloureuse, malgré l’auréole, malgré la souveraine rigidité de l’attitude, malgré le sourire de la force consciente, qui se joue sous ses moustaches de tigre, malgré la pénétration suraiguë de ce regard félin que rien au monde ne fit baisser. Figure épuisée d’un martyr dans la pourpre, mais d’un martyr qui a pris son parti avec le supplice, qui juge et méprise son bourreau. Richelieu a souffert pour la Fonction, pour l’État qu’il a créé, pour la Royauté dont il fut l’homme-lige et inviolablement fidèle. Richelieu est un martyr terrible. Tiré, tout le temps qu’il vécut, aux quatre chevaux des choses les plus contraires, c’est un sublime écartelé ! Il le fut par son temps, scindé lui-même en deux tendances ennemies. Il le fut par son âme, si fière de nature, et basse d’actes par nécessité. Il le fut par sa situation dans la vie. Prêtre, avec l’instinct des races militaires, il se trouva placé entre ses goûts et la convenance. Il le fut enfin par les résultats qu’il obtint, et qui furent certainement moins grands que ce qu’il avait dans la pensée.

Résumez son règne en quelques mots ! Il arrêta au bord du néant Louis XIII, qui allait y tomber, et couvrit d’une Mairie de palais, comme on n’en avait pas vu depuis les premières races, ce Fainéant qui jouait aux pies-grièches et aux faucons ! Il n’expulsa point les protestants, parce que c’était impossible, mais il les contint et leur rasa leurs forteresses. Cardinal, il résista à Rome sans manquer à sa foi ; et féodal de naissance, il n’abaissa point les féodaux, comme on l’a dit étourdiment, pas plus que Louis XI, son aïeul, dont on l’a dit aussi ; mais il frappa les nobles qui avaient failli, en s’appuyant pour cela sur la conscience même de la noblesse ! Trop haut pour être d’un parti ou d’une nationalité qui n’était pas la sienne, il ne fut ni Romain, ni Espagnol, mais Français ; et il dit à Rome et à l’Espagne le mot de bonne humeur de la femme légitime à la concubine étrangère : « Pour ce que vous faites ici, je le ferai bien moi-même ! » Et il le fit. Personne ne coucha plus dans le lit de la France. Constructeur de l’équilibre européen, mais créateur de l’ordre, lucidus ordo, qui vaut mieux que tous les équilibres, il rendit possible Louis XIV ; dictateur, par-là, de l’espérance, et non pas, comme l’a dit M. Michelet, du désespoir !

Certes ! c’est assurément là de la grandeur et de la gloire pour plus d’un homme ; mais il y a deux hommes pourtant qui ne se contentent pas à un tel prix, c’est M. Michelet et le cardinal de Richelieu ! Pour Richelieu, c’est une raison de l’admirer encore. Atteint par la mort dans son travail interrompu, il mesura ce qu’il avait fait à la grandeur de ce qu’il avait médité de faire, et dans son idéal de grand homme, il trouva sans doute que c’était peu ; — mais M. Michelet n’est pas si grandiose. Il n’a rien comparé, ni rien vu. Il n’a vu ni le Richelieu qui fut, ni le Richelieu qui eût pu être ; injuste pour l’un, il a été aveugle pour l’autre, et par cela seul, autant de fois qu’on peut se tromper sur un homme, M. Michelet s’est trompé. Si Richelieu eût été protestant, ou seulement n’eût pas été prêtre, l’historien de la Révolution dans l’histoire se serait, n’en doutez pas, découvert des entrailles pour lui, ou du moins lui en eût trouvé : mais laïque et protestant, Richelieu avec son même génie, ne serait pas Richelieu.

En dehors de cette soutane rouge qu’on aperçoit de si loin dans l’histoire, Richelieu périrait ou diminuerait. On ne reconnaîtrait plus si bien l’homme de toutes les autorités qui soient sur la terre, — qui fit de l’autorité une religion, et qui eut la religion de l’autorité. Richelieu doit donc rester tout entier ce qu’il est dans l’histoire, et se consoler de n’être que cela aux yeux de ceux qui, en toutes matières, ont juré la mort de l’autorité ! Qu’il se console dans son cercueil de cette misérable gloire. Il a contre lui les Michelet et les Guy-Patin ; mais il a pour lui Pierre le Grand ! (Les œuvres et les hommes : II. Les historiens politiques et littéraires ; 1861)