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BIBLIOBUS Littérature française

Guy de Maupassant et sa mère. La nièce et les amis de Gustave Flaubert ‌- Antoine Albalat (1856 – 1935)

 

On a quelque peine aujourd'hui à se figurer le bruit que firent les premières publications de Guy de Mau­passant et le prestige qu'exerça sur la jeunesse cet écrivain, d'émotion forte et de brutalité souple, qui sem­blait une sorte de Flaubert détendu et familier.

La façon dont je fis la connaissance de Maupassant vers 1890 mérite d'être raconté, parce qu'elle montre le côté généreux d'un caractère que l'on a trop sou­vent accusé d'égoïsme.

J'avais publié des nouvelles et des pages de critique qui ne lui déplurent pas et qu'il voulut bien encoura­ger. Après un échange de deux ou trois lettres, je ne résistai pas à l’invitation qu'il me fit d'aller le voir à mon prochain voyage à Paris. Il habitait alors, rue Montchanain, au quartier Monceau, un petit hôtel tran­quille où il vivait paisiblement dans la solitude et le silence. C'était au mois de mai, vers deux heures de l'après-midi. On entendait chanter les oiseaux ; les ar­bres avaient leurs jeunes feuilles, et le square n'était troublé que par le passage pacifique du premier tram­way électrique Madeleine-Perret. Après m'avoir fait attendre un instant dans son cabinet de travail, Maupassant ne tarda pas à me rejoindre, « Puisque vous êtes là, me dit-il, nous allons prendre le café ensem­ble. » Son aspect physique m'était encore inconnu. Ce grand garçon, aux manières distinguées et de solide carrure normande, n'aimait pas beaucoup que l'on publiât son portrait. Je fus très impressionné par l'ex­pression fuyante de ses yeux bleus, qui semblaient regarder plus loin que leur regard naturel. La maladie de Maupassant n'a pas surpris ceux qui ont vu de près ce regard. Chacun porte sur sa figure le masque annon­ciateur de ses futures déchéances.

Maupassant me reçut avec une amabilité très simple. Il me parla de la province et du bon travail qu'on y fai­sait. « Je vis à Paris, me dit-il, le moins possible. » Il me demanda des détails sur deux ou trois romans que j'avais donnés en librairie, et qui, faute de publicité, avaient à peu près passé inaperçus. « Vous faites, me dit-il, un travail de dupe. On donne d'abord ses ouvra­ges dans un journal ou une revue. Vous ne connaissez pas de directeurs de revues ? — Hélas ! lui dis-je, je connais peu de monde à Paris, où je viens seulement une fois par an et pour un mois. » Il réfléchit. « J'en parlerai à Baschet, le directeur de la Revue Illustrée ». Je le remerciai et nous parlâmes d'autre chose. Je sor­tis, persuadé qu'il ne fallait plus penser à cette aima­ble promesse. Si sincère que fût la sympathie qu'on me témoignait, je n'étais, en somme, pour Maupassant qu'un inconnu. « Il ne songera plus à moi, me disais-je, et je ne lui en voudrai pas. » je retournai donc dans ma province reprendre mon labeur stérile et mes belles lectures, sans plus m'occuper de cette visite, quand, après quelques semaines, je reçois un mot de M. Baschet, me disant à peu près ceci : « M. de Maupas­sant sort de chez moi et m'a très élogieusement parlé de vous. Avez-vous quelque chose à m’envoyer ? » L'au­teur de Mlle Fifi avait tenu parole. M. Baschet diri­geait alors l'élégante Revue illustrée, dont tous les artis­tes ont gardé le souvenir et qu'il a quittée poux prendre la direction de l’Illustration. J'écrivis à Maupassant une lettre de remerciements et je prévins M. Baschet que je n'avais pour l'instant qu'un petit roman dispo­nible, qui était entre les mains de l'éditeur Ollendorff. Quelques jours après, le manuscrit se trouvait à la Revue illustrée, et M. Baschet m'écrivait qu'il regret­tait de ne pouvoir insérer un aussi long récit, mais que je pouvais lui adresser autre chose. A partir de ce mo­ment, je donnai à la Revue Illustrée une série de nouvelles, notamment le Mariage de Lucile, qui eut cinq numéros et fut reproduit dans le supplément du Journal, alors dirigé par M. Fasquelle.‌

Ce souvenir me revient en mémoire chaque fois qu'on dénonce l'égoïsme de Maupassant. Les faits qui com­posent la biographie officielle d'un auteur comptent cer­tainement pour quelque chose; mais on pourrait aussi facilement en trouver d'autres qui formeraient une bio­graphie tout aussi véridique. La vie de travail que je menais en province avait intéressé l'auteur de la Mai­son Tellier, qui fut toujours attiré par l'étude des exis­tences provinciales. Ce robuste Normand avouait que la peinture de la vie parisienne lui était difficile : « Quoi que je fasse, disait-il, je n'arriverai jamais à être un romancier vraiment parisien. C'est que mon enfance et mon adolescence n'ont pas été nourries de l'atmosphère si spéciale de Paris. Il faut avoir beaucoup flâné et s'être imprégné de bonne heure du spec­tacle si varié des rues de cette ville, pour se révéler réellement parisien dans ce qu'on écrit. J'aurais beau connaître Paris dans tous ses recoins, avoir étudié sa vie et observé ses aspects, je ne saurais jamais rendre dans mes phrases cette vibration intérieure et caracté­ristique qui fait que l'on pense tout de suite en lisant une page : « Comme c'est parisien, tout ça ! » Non, je n'aurai jamais assez de souvenirs mêlés à ma chair et à mon esprit, pour être aussi parisien que M. François Coppée, par exemple, ou que M. Anatole France. »

C'est dans la peinture des mœurs de province, en effet, que Maupassant a montré le plus de talent, et, au fond, il ne travaillait vraiment bien qu'en province. A ma première visite, comme j'admirais son active pro­duction, il me dit en souriant : « Mais non ; je ne tra­vaille pas énormément ... Deux ou trois heures par jour, pas davantage. » L'habitude du labeur mesuré et fami­lier lui venait de ses premières années de fonctionna­risme. Maupassant, on le sait, fut un bureaucrate modèle, qui tenait à sa place et la garda précieuse­ment, tant que la littérature ne lui rapporta pas ce qu'il rêvait. La bureaucratie lui donna le goût du travail régulier et lui fournit les jolis types d'employés qui figurent dans son œuvre. Le surmenage littéraire ne doit donc pas être compté parmi les causes qui déterminèrent la terrible maladie à laquelle Maupassant devait suc­comber, malgré sa vie d'exercice, de voyage et de saines fatigues.

L'auteur de Pierre et Jean sentit de bonne heure le néant de la vie et, à peine à ses débuts, il était déjà rassasié de littérature et de gloire. « Je n'ai qu'un désir, écrivait-il après quatre ans de vie littéraire, à un direc­teur de Revue, c'est de ne jamais plus écrire une ligne dans aucun journal du monde ... j'ai un impérieux besoin de ne plus entendre parler de littérature, de n'en plus faire, de n'en plus vivre et d aller respirer au loin un air moins artistique que le nôtre ». Il devait lutter cinq ou six ans encore contre cette contrainte, et cet effort finit bientôt par « altérer son humeur et lui détra­quer les nerfs ».‌

Maupassant fut un écrivain de puissance et d'audace, un de ceux qui, à l'exemple de Zola, poussèrent jus­qu'à la brutalité la copie de la vie réelle. Il n'inven­tait rien. Il se faisait raconter des histoires par les pay­sans et il les écrivait presque sans ratures. A peine consentait-il à les embellir. Son intransigeant réalisme ne pardonnait pas les retouches qu'un artiste consciencieux croit pouvoir ajouter à la transposition du réel. Il publia dans le Gil Blas, contre Pêcheur d'Islande, un éreintement dont bien peu de gens ont gardé le souvenir. Il reprochait à Loti d'avoir faussé la vérité, en faisant d'un prosaïque pêcheur breton un être faussement et ridiculement romanesque.‌

Maupassant avait le travail facile et ne recommençait pas beaucoup ses phrases. Il savait cependant mettre sa matière en valeur, y revenir au besoin et souvent même utiliser plusieurs fois les mêmes morceaux, comme on peut s'en convaincre en comparant les passages du volume Le Père Milon (p. 25 à 38 ; 69 à 80 ; 123 à 133) avec les passages du roman Une vie (p. 60 à 67 ; 235 à 255 ; 215 à 218). En voici un exemple :‌

LE PÈRE MILON (p. 83 à 92)

Mais je retrouve dans le fouillis des bibelots usés ces vieux petits objets insignifiants, qui ont traîné pendant quarante ans à côté de nous, sans qu'on les ait jamais remarqués, et qui, quand on les revoit tout à coup, pren­nent une importance, une signification de témoins an­ciens. Ils me font l'effet de ces gens qu'on a connus indé­finiment, sans qu'ils se soient jamais révélés, et qui soudain un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter tout leur être et leur intimité, qu'on ne soupçonnait nullement.

Et je vais de l'un à l'autre avec de légères secousses au cœur; je me dis : « Tiens j'ai brisé cela, le soir où Paul est parti pour Lyon » ; ou bien : « Voilà la petite lan­terne de maman, dont elle se servait pour aller au Salut, les soirs d'hiver. »

UNE VIE (p. 294, 295)

Elle apercevait mille bibe­lots connus jadis et disparus tout à coup, sans qu'elle y eût songé, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d'elle, qu'elle avait vus chaque jour sans les remarquer et qui, tout à coup, retrouvés là dans ce grenier, à côté d'autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance sou­daine de témoins oubliés, d'a­mis retrouvés. Ils lui faisaient l'effet de ces gens qu'on a fréquentés longtemps, sans qu'ils se soient jamais révélés, et qui soudain, un soir, à pro­pos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme, qu'on ne soup­çonnait pas.

Elle allait de l'un à l'autre avec des secousses au cœur, se disant : « Tiens ! c'est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage. Ah ! voici la petite lanterne de mère, et la canne que petit père a cas­sée en voulant ouvrir la bar­rière dont le bois était gonflé par la pluie. »

Maupassant aimait les brimades, les farces, les gros­ses plaisanteries. De concert avec deux amis, Eugène Gavarry et Paul Hervieu, il a monta », comme on dit, une histoire extraordinaire à une amie galante nommée Hélène qui, paraît-il, était fort crédule. Maupassant invita la jeune femme à dîner rue Montchanin pour lui présenter un soi-disant comte italien Gavarry, archi-millionnaire, qui venait s'installer à Paris et y mener la vie à grandes guides. A ce dîner assistaient Paul Hervieu, Gros-Claude, Capus, Bonnières, Mendès, Lenôtre et Gavarry, qui joua admirablement son rôle. Ce prétendu comte italien avait des pièces de cent francs en or dans sa poche et maniait négligemment de faux billets de mille francs, tout en racontant ses folles aventures avec ses amis les souverains d'Europe. La naïve Hélène tomba dans le panneau. Maupassant riait tellement, qu'on crut qu'il allait avoir une congestion. Hélène proposa au comte italien de le mettre en rap­port avec un grand tapissier qui se chargerait de son installation. Le comte Gavarry se retira vers 11 heures, feignant d'amener avec lui une femme qu'on avait fait passer pour la maîtresse d'Hervieu, ce qui fit dire à Hélène : — Quel ignoble type, cet Hervieu ! Il a vendu son amie au comte italien !

Cette anecdote eût pu figurer dans le livre de souve­nirs publiés par le valet de chambre de « M. Guy ». L'auteur de Boule de Suif passait pour un gentilhomme de lettres qui gardait généralement ses distances. Le livre de son valet de chambre nous le montre vivant familièrement et prenant son domestique pour confident de ses projets amoureux ou littéraires. Le domestique de Chateaubriand donnait des leçons d'exactitude à l'auteur d'Atala ; celui de Maupassant est un homme plein d'admiration et de respect pour son maître.‌

Il y a bien d'autres témoignages de l'esprit mystifi­cateur de Maupassant. II ne lui déplaisait pas, par exemple, de se faire passer pour anthropophage. « J'ai mangé de la chair de femme, c est exquis ; j'en ai rede­mandé, dit-il à Mme Lecomte du Nouy. » Dans une étude physiologique publiée en 1913, le Dr Maurice Pillet épilogue avec un grand sérieux sur l'anthropo­phagie de Maupassant.

On a reproché à Maupassant sa brutalité et sa vanité. On a voulu, d'autre part, suivre dans son œuvre la trace grandissante de sa folie. Il faudrait s'entendre. J'ai vu Maupassant plusieurs fois. Il ne me parut ni une brute ni un imbécile. Que l'on ait constaté chez lui des pué­rilités, des mensonges, des actes de mégalomanie, à mesure que se développait son terrible mal, c'est pos­sible ; mais pourquoi l'en rendre responsable et en accu­ser son caractère ? Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'on peut retrouver jusque dans ses premiers récits les signes avant-coureurs de son futur état physiologique. Une si longue évolution me paraît bien exagérée. Je me refuse surtout à voir dans ces beaux récits : Sur l’eau, Fou et même le Horla, des manifestations posi­tives d'une maladie quelconque. Non, l'homme qui a écrit ces pages n'avait pas perdu conscience de son être; sa lucidité restait entière, et il n'était pas plus fou que Zola faisant dans la Joie de vivre son effroyable peinture de la peur de la mort.‌

Plusieurs années après la mort de Maupassant, la nièce de Gustave Flaubert, alors Mme Commanville, qui connaissait mon admiration pour l'auteur de la Maison Tellier, me proposa de me donner un mot d'in­troduction pour sa mère, qui vivait à Nice. « Elle est malade, me dit-elle; elle ne quitte plus le lit. C'est une femme charmante. Elle sera heureuse de parler de son fils. »

De passage à Nice, je m'empressai de me rendre chez Mme de Maupassant. Elle habitait, du côté de l'avenue Mirabeau, une villa entourée d'un modeste jardin. On me fit entrer dans la chambre à coucher. Mme de Maupassant, le buste relevé contre des cous­sins, reposait dans son lit. Je vis une femme souriante et aimable, une bonne bourgeoise distinguée, qui des yeux me fit signe de m'asseoir et avec qui je fus tout de suite à l'aise. L'acceptation d'un irréparable deuil et d'une maladie sans remède donnait à son visage une hautaine expression de dédain et: de noblesse.

En apprenant les marques d'intérêt que son fils avait bien voulu me témoigner, elle me dit « Il fallait qu'il eût vraiment de l'estime pour vous, car il a montré cette complaisance pour bien peu de débutants. » Je retour­nai plusieurs fois voir Mme de Maupassant. Elle se mit peu à peu à parler en toute confiance. Je fus épou­vanté par cette créature de fatalité et de douceur. Elle gardait à Guy un culte d'adoration inconsolable. Elle avait été son amie de tous les instants ; elle travaillait avec lui, elle relisait ses pages, elle discutait ses romans et ses nouvelles, fière de sa renommée, seule à savoir tout ce que ce beau talent pouvait encore réaliser de promesses ; puis, brusquement, elle avait vu ce fils bien-aimé sombrer dans la démence, se survivre un instant pour mourir de la plus lente, de la plus horrible des morts. Pourquoi lui ? Qu'avait-il fait ? Elle heurtait son âme à cette pensée, comme on heurte son front à la pierre d'un cachot. « Oui, pourquoi ? Où est la jus­tice ? Qu'est-ce que ce Dieu qui veut de pareilles cho­ses ? Depuis ce moment, j'ai senti que ma vie était finie. La mort me sera douce. Je l'attends tous les jours. » Clouée au lit depuis des années, essoufflée au moindre effort, elle savait que son mal ne lui pardonnerait pas et que son tour allait bientôt venir. « Je ne puis presque plus faire de mouvements, disait-elle; mon cœur est déplacé. II est remonté dans ma poitrine. Les médecins ne peuvent rien. Je suis résignée. Tout m'est égal. Je n'ai pas peur du néant. Le plus tôt sera le mieux. » Et, comme je hasardai des paroles d'espoir sur l'incertitude même du néant, elle haussa les épau­les : — « Non, dit-elle. Je suis bien tranquille. La vie n'aurait aucun sens, si Dieu existait. Et, s'il existe nous verrons bien. Il a des comptes à me rendre. » Elle parlait avec une implacable tranquillité, souli­gnant de ses mains impuissantes ses cris de révolte et de dénégation, étranges à entendre dans cette cham­bre, devant le beau ciel de Nice que découpaient les orangers du jardin.

J'essayai de consoler cette mère en lui faisant racon­ter ses souvenirs sur son fils. Avait-il commencé de bonne heure à écrire ? Que lisait-il ? Comment travaillait-il ? La mélancolie du passé ramenait un moment le sourire sur les lèvres de la malade. Elle répondait avec empressement à mes questions, parce qu'elle savait que mon admiration était sincère. Elle me confirma que Maupassant n'inventait rien ; que la plupart de ses sujets étaient des histoires racontées par des paysans. On pré­tendait qu'il s'était tué à force de travail et par l'abus des anesthésiques. « Rien n'est plus faux, me dit-elle. Jamais Guy n'a travaillé plus de deux heures par jour. Le reste de son temps se passait en exercices physi­ques. Malheureusement la préoccupation du travail le suivait partout. Il ne pensait qu'à cela. Quant à l'éther et à la morphine, il n'a commencé à en prendre qu'a­près les premières atteintes de son mal, après les premiers troubles cérébraux. » Mme de Maupassant ne se lassait pas de parler de ce cher fils ; puis ce furent les recherches de manuscrits. Elle m'indiquait les meubles ; je sortais les papiers ; elle choisissait ce qu'elle voulait lire, ébauches de nouvelles, plans de romans ou de pièces, beaucoup de poésies inédites.

On a dit que Mme de Maupassant aurait eu le cer­veau ébranlé par la douleur que lui causait la perte de son mari. « Des amis bien intentionnés, lisons-nous dans le Mercure, signalent chez elle des appréhensions de folie, des hallucinations de la vue et différents phéno­mènes névropathiques, qui par la suite se reproduisi­rent, aggravés, lorsqu'elle tenta de s'empoisonner ou lorsqu'il fallut lui couper les cheveux afin d'éviter qu'elle ne s'étranglât. » Je ne sais ce qu'il y a de vrai dans ces rumeurs ; ce que je puis dire, c'est que Mme de Maupassant me donna l'impression d'une personne parfaitement équilibrée et qui, malgré sa cruelle maladie et son désespoir, ne songeait pas le moins du monde au suicide.‌

Je vis Mme de Maupassant pendant deux hivers à Nice. Quand je pris congé d'elle, à la fin du deuxième hiver, elle me dit en souriant : « Vous ne me reverrez plus. » Elle vécut cependant quelques années encore, jusqu'en 1903. Son souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire. Je reverrai toujours, dressée sur ses cous­sins, cette mère tragique, à qui la mort de son fils n'ins­pira que des sentiments de révolte et d'incrédulité sans espoir.‌

Mme Franklin-Grout, la nièce de Flaubert, (autre­fois Mme Commanville) qui m'avait aimablement adressé à Mme de Maupassant, est une des premières personnes que j'ai connues en arrivant à Paris. J'habi­tais encore la province, quand elle m'écrivit vers 1892, pour me remercier de mes articles sur Flaubert et m'en­gager à venir la voir. Elle avait alors, rue de Commaille et plus tard rue Alboni et avenue Victor Hugo, un salon où elle réunissait ses amis Normands et Pari­siens, hommes de lettres ou artistes admirateurs de Flau­bert.

Mme Franklin-Grout est une femme très distinguée, qui a toujours aimé à entretenir autour d'elle ces réu­nions d'amitiés et de sympathies qui sont encore la meilleure raison de vivre. Souriante, écoutant beaucoup, douée d'un esprit critique très fin, toujours prête à céder la parole aux autres, il faut la prier instamment pour qu'elle consente à évoquer devant vous des souvenirs dont sa modestie ne soupçonne pas le haut intérêt. Bien qu'elle ait passé sa jeunesse dans l'intimité de Flaubert et fréquenté ses plus illustres amis, Poitevin, Bouilhet, Du Camp, Gautier, Mme Franklin-Grout n'a jamais eu la tentation de publier ses Mémoires. La préface qu'elle a mise en tête de la correspondance de son oncle prouve qu'elle eût été parfaitement capable d'é­crire un intéressant volume de souvenirs.‌

On rencontrait à ces dîners de la rue Commaille d'a­bord les fidèles et vieux amis, le peintre Rochegrosse, illustrateur de Salammbô, taciturne et brun Assyrien ; le père Funck-Brentano, esprit difficile et original, tou­jours en colère contre Taine ; le philosophe Izoulet, aimable, sursautant et empressé; le galant conféren­cier Victor Du Bled; Auguste Sabatier, le vieux camarade de Flaubert. Rédacteur au Temps, doyen de la Faculté de Théologie protestante, auteur d'ouvrages historiques remarquables, Auguste Sabatier avait l'as­pect d'un bon pasteur de campagne, la douceur pensive d'un homme habitué à peser le pour et le contre et qui avait fait du libre-examen la raison et le principe de sa vie. Passionné d' exégèse comme beaucoup de mes contemporains, je recherchais avidement la conversation de ce Père de l'Eglise libérale. Ayant un soir réussi à l'accaparer sur le balcon de la salle à manger, je le priai de vouloir bien me dire ce qu'il pensait du Credo de Saint-Paul, que Renan a eu le tort, selon moi, de ne pas suffisamment expliquer. Auguste Sabatier tâcha de me résumer les idées, d'ailleurs peu précises, qu'il s'était formées sur un sujet encore bien obscur et où s'est exercée la sagacité contradictoire de nombreux exégètes. Sabatier parlait de la foi en véritable chré­tien ... Le ciel, ce soir-là, était magnifique ; les étoiles rayonnaient sur Paris ; je voyais dans la nuit briller les bons yeux de l'Apôtre ... Je racontai le lendemain à mon père mon entretien avec ce vénérable doyen de Faculté de théologie. Ancien carliste intraitable, ne jurant que par Veuillot et le pape, mon père me dit avec une hilarité indignée : — Quelle diable de religion peut bien enseigner ce théologien libre-penseur ?‌

Parmi les habitués du salon de la rue Commaille, je dois un souvenir spécial au prince des poètes, Léon Dierx, un des hommes les plus modestes et tes plus honnêtes que j'ai rencontrés. Artiste épris de bon style, ardent admirateur de Flaubert, Dierx incarnait le type du fonctionnaire, le bourgeois de tout repos. Sa conversation monotone vous donnait d'abord un ter­rible ennui ; mais on ne tardait pas à en voir l'origi­nalité, qui consistait tout simplement dans un pessi­misme effroyable. Hanté par l'idée de la mort et le néant de tout, Dierx a littéralement passé sa vie à faire le procès de la Providence. Sa voix grêle et sans colère contrastait comiquement avec les vitupérations de cet athéisme global. Dierx avait emmaganisé dans son âme le pessimisme torrentiel de Flaubert et de Leconte de Lisle, et il vous le versait sur la tête en petite pluie fine et glacée. A part cela, rien ne troublait la bonne humeur de ce brave homme, pas même l'approche de la cécité, qui finit par lui ôter la seule consolation qui lui restait en ce monde : le plaisir de la lecture. Obligé de renoncer au tabac, il avait adopté, pour tromper son vice, une sorte de porte-cigarette contenant du goudron, qu'il gardait continuellement à la bouche, ce qui com­plétait son air de bourgeois mâchonnant et maniaque. Mme Franklin-Grout aimait beaucoup Léon Dierx.

Nous le vénérions tous comme le prince officiel des poètes et un des grands survivants de l'école

Parnas­sienne. Il vécut et disparut modestement. Un matin on le trouva mort dans son lit. Il sait maintenant le mot de l'énigme qui l'a tant tourmenté, à moins que le pro­blème ne soit beaucoup plus simple et qu'il « n'y ait point d'Inconnaissable », comme l'affirmait Rémy de Gourmont, qui devait le savoir ...

Je dois mille remerciements de reconnaissance à Mme Franklin-Grout pour avoir bien voulu mettre à ma disposition les manuscrits de Flaubert, à l'époque où je préparais mon livre sur le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. J'ai été, je crois, un des premiers à étudier les brouillons de Flaubert et à publier ses ratures. Ces après-midi passées dans le cabinet de travail de la rue Alboni sont un des plus vifs souvenirs de ma modeste vie littéraire. J'avais la permission de m'installer pendant l'absence de l'aimable propriétaire; et, seul avec l'énorme

manus­crit de Mme Bovary posé sur le bureau, je me livrais au terrible travail du chiffrement. Quelque chose de l'âme de Flaubert se dégageait de ces inextricables pages et m'entourait d'une ivresse intellectuelle que comprendront aisément ceux qui ont eu comme moi le culte du grand martyr de la perfection écrite. A force d'attention et de recherches, j'arrivais à découvrir les secrets de l'écrivain, les raisons de son choix, le mot biffé sous les larges barres d'encre. Il faisait chaud. On entendait sur la place de la rue Alboni les ritournelles d'un orgue de chevaux de bois, restes solitaires d'un récent 14 Juillet. Je revenais tous les après-midi goûter la même exquise jouissance. Je n'ai connu de pareilles joies qu'en relevant les ratures des Mémoires de Cha­teaubriand, sur le manuscrit Champion, que l'on peut considérer comme la dernière copie du célèbre ouvrage. J'ai également publié ces ratures dans mon livre sur le Travail du Style.‌

M. Louis Bertrand a poussé plus loin que moi l'étude des manuscrits de Flaubert. Il a donné le texte inté­gral des premières rédactions de la Tentation de Saint- Antoine. Par ses précieux ouvrages critiques, l'auteur de Saint-Augustin a supérieurement contribué à main­tenir Flaubert à la place éminente que des théoriciens falots tentent chaque année de lui disputer. Causeur aimable, écrivain vivant, bel évocateur d'humanité et de paysages, M. Louis Bertrand est un solitaire qui vit à Nice, loin des coteries et des réclames, tout entier à son travail de romancier et d'historien.

Mme Franklin-Grout habite aujourd'hui, au cap d'Antibes, une très belle villa qu'elle a fait cons­truire et qui s'appelle la villa Tanit. Du haut des bal­cons de pierre flagellés de mistral, le coup d'œil est d'une magnificence sans égale. D'un côté, le golfe de Nice arrondit sa courbe jusqu'aux derniers poudroie­ments bleuâtres du Cap St-Jean ; de l'autre, le golfe Jouan étend sa nappe lumineuse jusqu'au lointain port de Cannes.

Les habitués du salon de la rue Alboni et de l'Ave­nue Victor Hugo connaissent le chemin de la villa Tanit. C'est là que je vis pour la première fois le père Didon, ami de Flaubert, célèbre par son talent ora­toire autant que par la soumission avec laquelle il expia ses doctrines prématurément libérales. Son crime, on le sait, fut d'avoir été démocrate et républicain et d'avoir devancé le ralliement conseillé par Léon XIII. On a accusé le Père Didon d'être un tri­bun plutôt qu'un apôtre et d'avoir, par ses opinions imprudentes, compromis l’ordre des Dominicains. De 1880 à 1890, on lui interdit de prêcher. Après quel­ques années de retraite dans un couvent italien, le hardi prédicateur reparut sur la scène parisienne comme directeur de l'Ecole de la rue St-Jacques, où il continua à enseigner à la jeunesse le Christianisme et les sports mondains. Me trouvant un hiver en visi­tes à Antibes chez Mme Franklin-Grout, j'aperçus en entrant dans le grand salon l'impeccable dominicain assis au milieu de quelques dames attentives et ferven­tes. Le nouveau Lacordaire me frappa par sa ressem­blance avec Coquelin ainé, un Coquelin grassouillet, qui aurait traversé le cloître et changé sa trompette nasale en une voix gutturale et chaude comme une lente sonnerie d'horloge. Son attitude, son regard tom­bant de haut complétaient l'air d'autorité abbatiale que lui donnait sa robe de bure, toujours si impres­sionnante dans un salon.

Les dames qui se trouvaient ce soir-là à la Villa Tanit entouraient le dominicain de petits soins atten­tifs, et le couvraient, comme avec des ailes, de leur murmure flatteur. A table, le Père fut très écouté. II choisissait ses mots. On voyait qu'il n'était pas lui- même insensible au son de sa propre parole. De retour au salon, suivi par ces dames, il se mit à parler des bienfaits du Christianisme ; et, tout en signalant l'hé­roïsme quotidien qu'il faut déployer pour suivre les préceptes de l'Evangile, il alluma un excellent cigare et se mit à fumer avec une lenteur toute ecclésiastique. II s'interrompait de temps à autres, pour lancer quel­ques fines bouffées, et commençait ensuite une démons­tration sur la nécessité de la prière pour certaines âmes. « Ainsi moi, disait-il, je ne vous cache pas que je serai très malheureux, si j'achevais ma journée sans me mettre en présence de Dieu et sans le prier de tout mon cœur. »

Nous partîmes le soir tous les deux par le dernier train. Bien assis en face de lui dans un wagon de première classe, j'achevais de prendre des leçons de rési­gnation chrétienne. Je me rappelle entre autres choses, avoir soumis au bon dominicain quelques objections morales qui ont dû lui paraître un peu naïves. « Il est évident, lui disais-je, que la nature a donné à certai­nes femmes un tempérament calme qui doit singuliè­rement aider leur vertu, tandis que d'autres, au con­traire, ont bien de la peine à résister à leur naturel ardent. — « Oui, sans doute, me disait-il, mais je suis persuadé que Dieu, qui est la justice même, tien­dra compte à chacun des difficultés de la lutte. »

Après l'avoir remercié de l'invitation qu'il voulut bien me faire d'aller le voir à Paris, je quittai à Nice le père Didon. Je le revis quelque temps après rue Saint-Jacques, à Paris. Il me reçut et m'encouragea aima­blement : « Quelle que soit, me dit-il, la part de talent que Dieu vous a donnée, suivez votre voie. Vous aimez la littérature ? Faites de la littérature. » Je ne sais si le conseil était bon; il m'a toujours été impossible d'en suivre un autre.

Le père Didon fut le type de l'apôtre moderne, de l'éducateur nouveau jeu. Son influence sur la jeunesse a été bienfaisante. Ecrivain sans éclat, émouvant orateur, il se fit une réputation que ses démêlés discipli­naires accrurent démesurément. Sa modernité, ses cigares, les hommages féminins dont il s'entourait pour­ront peut-être impressionner fâcheusement les person­nes anticléricales. Ceux qui connaissent de plus près le monde ecclésiastique n'auront aucune répugnance à concilier cette absence de préjugés avec les senti­ments d'un Christianisme sincère. (Souvenirs de la vie littéraire : Nouvelle édition augmentée d'une préface-réponse.- 1924)