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BIBLIOBUS Littérature française

Symbolistes et décadents

 

Avant de passer à l’étude des formules consacrées, je devais entendre les vœux et les théories d’art de ceux qui, encore discutés, prétendent à la conquête de l’avenir et qui se présentent eux-mêmes comme les vainqueurs de demain. J’ai commencé par les deux principaux Précurseurs du mouvement symbolo-décadent, MM. Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine.

 

 

 

M. STÉPHANE MALLARMÉ

 

L’un des littérateurs les plus généralement aimés du monde des lettres, avec Catulle Mendès. Taille moyenne, barbe grisonnante, taillée en pointe, un grand nez droit, des oreilles longues et pointues de satyre, des yeux largement fendus brillant d’un éclat extraordinaire, une singulière expression de finesse tempérée par un grand air de bonté. Quand il parle, le geste accompagne toujours la parole, un geste nombreux, plein de grâce, de précision, d’éloquence ; la voix traîne un peu sur les fins de mots en s’adoucissant graduellement : un charme puissant se dégage de l’homme en qui l’on devine un immarcessible orgueil, planant au-dessus de tout, un orgueil de dieu ou d’illuminé devant lequel il faut tout de suite intérieurement s’incliner, — quand on l’a compris.

 

— Nous assistons, en ce moment, m’a-t-il dit, à un spectacle vraiment extraordinaire, unique, dans toute l’histoire de la poésie : chaque poète allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu’il lui plaît ; pour la première fois, depuis le commencement, les poètes ne chantent plus au lutrin. Jusqu’ici, n’est-ce pas, il fallait, pour s’accompagner, les grandes orgues du mètre officiel. Eh bien ! on en a trop joué, et on s’en est lassé. En mourant, le grand Hugo, j’en suis bien sûr, était persuadé qu’il avait enterré toute poésie pour un siècle ; et pourtant, Paul Verlaine avait déjà écrit Sagesse ; on peut pardonner cette illusion à celui qui a tant accompli de miracles, mais il comptait sans l’éternel instinct, la perpétuelle et inéluctable poussée lyrique. Surtout manqua cette notion indubitable : que, dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif. De cette organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l’inquiétude des esprits, naît l’inexpliqué besoin d’individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct.

Plus immédiatement, ce qui explique les récentes innovations, c’est qu’on a compris que l’ancienne forme du vers était non pas la forme absolue, unique et immuable, mais un moyen de faire à coup sûr de bons vers. On dit aux enfants : « Ne volez pas, vous serez honnêtes. » C’est vrai, mais ce n’est pas tout ; en dehors des préceptes consacrés, est-il possible de faire de la poésie ? On a pensé que oui et je crois qu’on a eu raison. Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet, et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification.

Je vous ai dit tout à l’heure que, si on en est arrivé au vers actuel, c’est surtout qu’on est las du vers officiel ; ses partisans mêmes partagent cette lassitude. N’est-ce pas quelque chose de très anormal qu’en ouvrant n’importe quel livre de poésie on soit sûr de trouver, d’un bout à l’autre des rythmes uniformes et convenus là où l’on prétend, au contraire, nous intéresser à l’essentielle variété des sentiments humains ! Où est l’inspiration, où est l’imprévu, et quelle fatigue ! Le vers officiel ne doit servir que dans des moments de crise de l’âme ; les poètes actuels l’ont bien compris ; avec un sentiment de réserve très délicat, ils ont erré autour, en ont approché avec une singulière timidité, on dirait quelque effroi, et, au lieu d’en faire leur principe et leur point de départ, tout à coup l’ont fait surgir comme le couronnement du poème ou de la période !

D’ailleurs, en musique, la même transformation s’est produite : aux mélodies d’autrefois très dessinées succède une infinité de mélodies brisées qui enrichissent le tissu sans qu’on sente la cadence aussi fortement marquée.

— C’est bien de là, — demandai-je, — qu’est venue la scission ?

— Mais oui. Les Parnassiens, amoureux du vers très strict, beau par lui-même, n’ont pas vu qu’il n’y avait là qu’un effort complétant le leur : effort qui avait en même temps cet avantage de créer une sorte d’interrègne du grand vers harassé et qui demandait grâce. Car il faut qu’on sache que les essais des derniers venus ne tendent pas à supprimer le grand vers ; ils tendent à mettre plus d’air dans le poème, à créer une sorte de fluidité, de mobilité entre les vers de grand jet, qui leur manquait un peu jusqu’ici. On entend tout d’un coup dans les orchestres de très beaux éclats de cuivre ; mais on sent très bien que s’il n’y avait que cela, on s’en fatiguerait vite. Les jeunes espacent ces grands traits pour ne les faire apparaître qu’au moment où ils doivent produire l’effet total : c’est ainsi que l’alexandrin, que personne n’a inventé et qui a jailli tout seul de l’instrument de la langue, au lieu de demeurer maniaque et sédentaire comme à présent, sera désormais plus libre, plus imprévu, plus aéré : il prendra la valeur de n’être employé que dans les mouvements graves de l’âme. Et le volume de la poésie future sera celui à travers lequel courra le grand vers initial avec une infinité de motifs empruntés à l’ouïe individuelle.

Il y a donc scission par inconscience de part et d’autre que les efforts peuvent se rejoindre plutôt qu’ils ne se détruisent. Car, si, d’un côté, les Parnassiens ont été, en effet, les absolus serviteurs du vers, y sacrifiant jusqu’à leur personnalité, les jeunes gens ont tiré directement leur instinct des musiques, comme s’il n’y avait rien eu auparavant ; mais ils ne font qu’espacer le raidissement, la construction parnassienne, et, selon moi, les deux efforts peuvent secompléter.

Ces opinions ne m’empêchent pas de croire, personnellement, qu’avec la merveilleuse science du vers, l’art suprême des coupes, que possèdent des maîtres comme Banville, l’alexandrin peut arriver à une variété infinie, suivre tous les mouvements de passion possible ; le Forgeron de Banville, par exemple, a des alexandrins interminables, et d’autres, au contraire, d’une invraisemblable concision.

Seulement, notre instrument si parfait, et dont on a peut-être trop usé, il n’était pas mauvais qu’il se reposât un peu.

— Voilà pour la forme, dis-je à M. Stéphane Mallarmé. Et le fond ?

— Je crois, me répondit-il, que, quant au fond, les jeunes sont plus près de l’idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense qu’il faut, au contraire, qu’il n’y ait qu’allusion. La contemplation des objets, l’image s’envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements.

— Nous approchons ici, dis-je au maître, d’une grosse objection que j’avais à vous faire… L’obscurité !

— C’est, en effet, également dangereux, me répondit-il, soit que l’obscurité vienne de l’insuffisance du lecteur, ou de celle du poète… mais c’est tricher que d’éluder ce travail. Que si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c’est le but de la littérature, — il n’y en a pas d’autres — d’évoquer les objets.

— C’est vous, maître, demandai-je, — qui avez créé le mouvement nouveau ?

— J’abomine les écoles, dit-il, et tout ce qui y ressemble ; je répugne à tout ce qui est professoral appliqué à la littérature qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle. Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau. Ce qui m’a donné l’attitude de chef d’école, c’est, d’abord, que je me suis toujours intéressé aux idées des jeunes gens ; c’est ensuite, sans doute, ma sincérité à reconnaître ce qu’il y avait de nouveau dans l’apport des derniers venus. Car moi, au fond, je suis un solitaire, je crois que la poésie est faite pour le faste et les pompes suprêmes d’une société constituée où aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. L’attitude du poète dans une époque comme celle-ci, où il est en grève devant la société, est de mettre de côté tous les moyens viciés qui peuvent s’offrir à lui. Tout ce qu’on peut lui proposer est inférieur à sa conception et à son travail secret.

 

Je demande à M. Mallarmé quelle place revient à Verlaine dans l’histoire du mouvement poétique.

— C’est lui le premier qui a réagi contre l’impeccabilité et l’impassibilité parnassiennes ; il a apporté, dans Sagesse, son vers fluide, avec, déjà, des dissonances voulues. Plus tard, vers 1875, mon Après-midi d’un faune, à part quelques amis, comme Mendès, Dierx et Cladel, fit hurler le Parnasse tout entier, et le morceau fut refusé avec un grand ensemble. J’y essayais, en effet, de mettre, à côté de l’alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu courant pianoté autour, comme qui dirait d’un accompagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de sortir que dans les grandes occasions. Mais le père, le vrai père de tous les Jeunes, c’est Verlaine, le magnifique Verlaine dont je trouve l’attitude comme homme aussi belle vraiment que comme écrivain, parce que c’est la seule, dans une époque où le poète est hors la loi : que de faire accepter toutes les douleurs avec une telle hauteur et une ausi superbe crânerie.

— Que pensez-vous de la fin du naturalisme ?

— L’enfantillage de la littérature jusqu’ici a été de croire, par exemple, que choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c’était faire des pierres précieuses. Eh bien, non ! La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que, bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là, il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d’âme, c’est indûment qu’on s’en pare… La femme, par exemple, cette éternelle voleuse…

Et tenez, ajoute mon interlocuteur en riant à moitié, ce qu’il y a d’admirable dans les magasins de nouveautés, c’est, quelquefois, de nous avoir révélé, par le commissaire de police, que la femme se parait indûment de ce dont elle ne savait pas le sens caché, et qui ne lui appartient par conséquent pas…

Pour en revenir au naturalisme, il me paraît qu’il faut entendre par là la littérature d’Émile Zola, et que le mot mourra en effet, quand Zola aura achevé son œuvre. J’ai une grande admiration pour Zola. Il a fait moins, à vrai dire, de véritable littérature que de l’art évocatoire, en se servant, le moins qu’il est possible, des éléments littéraires ; il a pris les mots, c’est vrai, mais c’est tout ; le reste provient de sa merveilleuse organisation et se répercute tout de suite dans l’esprit de la foule. Il a vraiment des qualités puissantes ; son sens inouï de la vie, ses mouvements de foule, la peau de Nana, dont nous avons tous caressé le grain, tout cela peint en de prodigieux lavis, c’est l’œuvre d’une organisation vraiment admirable ! Mais la littérature a quelque chose de plus intellectuel que cela : les choses existent, nous n’avons pas à les créer ; nous n’avons qu’à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres.

— Connaissez-vous les psychologues ?

— Un peu. Il me semble qu’après les grandes œuvres de Flaubert, des Goncourt et de Zola, qui sont des sortes de poèmes, on en est revenu aujourd’hui au vieux goût français du siècle dernier, beaucoup plus humble et modeste, qui consiste non à prendre à la peinture ses moyens pour montrer la forme extérieure des choses, mais à disséquer les motifs de l’âme humaine. Mais il y a, entre cela et la poésie, la même différence qu’il y a entre un corset et une belle gorge…

 

Je demandai avant de partir à M. Mallarmé, les noms de ceux qui représentent, selon lui l’évolution poétique actuelle.

— Les jeunes gens, me répondit-il, qui me semblent avoir fait œuvre de maîtrise, c’est-à-dire œuvre originale, ne se rattachant à rien d’antérieur, c’est Morice, Moréas, un délicieux chanteur, et, surtout, celui qui a donné jusqu’ici le plus fort coup d’épaule, Henri de Régnier, qui, comme de Vigny, vit là-bas, un peu loin, dans la retraite et le silence, et devant qui je m’incline avec admiration. Son dernier livre : Poèmes anciens et romanesques, est un pur chef-d’œuvre [1].

— Au fond, voyez-vous, me dit le maître en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre.

 

 

 

M. PAUL VERLAINE

 

La figure de l’auteur de Sagesse est archi-connue dans le monde littéraire et dans les différents milieux du quartier Latin. Sa tête de mauvais ange vieilli, à la barbe inculte et clairsemée, au nez brusque ; ses sourcils touffus et hérissés comme des barbes d’épi couvrant un regard vert et profond ; son crâne énorme et oblong entièrement dénudé, tourmenté de bosses énigmatiques, élisent en cette physionomie l’apparente et bizarre contradiction d’un ascétisme têtu et d’appétits cyclopéens. Sa biographie serait un long drame douloureux ; sa vie un mélange inouï de scepticisme aigu et « d’écarts de chair » qui se résolvent en intermittents sadismes, en remords pénitents et en chutes profondes dans les griseries de l’oubli factice.

Malgré tout, Paul Verlaine n’est pas devenu méchant ; ses accès de noire misanthropie, ses silences entête sauvages s’évanouissent vite au moindre rayon de soleil, — quel qu’il soit. Il a cette admirable résignation qui lui fait déclarer avec un accent de douceur à peine absinthée : « Je n’ai plus qu’une mère, c’est l’Assistance publique. » J’ai dit l’autre jour l’influence que M. Stéphane Mallarmé lui reconnaît dans le mouvement poétique contemporain ; on verra ce qu’en pensent les jeunes qui le suivent. En attendant, voici comment il parle, lui, d’eux.

Je l’ai rencontré à son café habituel, le François-Prermier, boulevard Saint-Michel. Il avait fait, dans la journée, des courses pour récupérer des ors, comme il dit ; et sous son ample mac-farlane à carreaux noirs et gris, rutilait une superbe cravate de soie jaune d’or, soigneusement nouée et fichée sur un col blanc et droit. Verlaine, chacun le sait, n’est pas très causeur ; c’est l’artiste de pur instinct qui sort ses opinions par boutades drues, en images concises, quelquefois d’une brutalité voulue, mais toujours tempérées par un éclair de bonté franche et de charmante bonhomie.

Aussi, est-il très difficile de lui arracher, sur les théories d’art, des opinions rigoureusement déduites. Le mieux que j’aie à faire c’est de raconter de notre longue conversation ce qui a spécialement trait à mon enquête.

Comme je lui demandais une définition du symbolisme, il me dit :

— Vous savez, moi, j’ai du bon sens ; je n’ai peut-être que cela, mais j’en ai. Le symbolisme ?… comprends pas… Ça doit être un mot allemand… hein ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ça n’est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme ; qu’est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres Boches pensent des sentiments humains ! Moi je suis Français, vous m’entendez bien, un chauvin de Français, — avant tout. Je ne vois rien dans mon instinct qui me force à chercher le pourquoi du pourquoi de mes larmes ; quand je suis malheureux, j’écris des vers tristes, c’est tout, sans autre règle que l’instinct que je crois avoir de la belle écriture, comme ils disent !

Sa figure s’assombrit, sa parole devint lente et grave.

— N’empêche, continua-t-il, qu’on doit voir tout ’de même sous mes vers le… gulf stream de mon existence, où il y a des courants d’eau glacée et des courants d’eau bouillante, des débris oui, des sables, bien sûr, des fleurs, peut-être…

À chaque instant, dans les conversations de Verlaine, on est surpris et ravi par ces antithèses imprévues de brutalité et de grâce, d’ironie gaie et d’indignation farouche. Mais, je le répète, il est impossible de suivre rigoureusement la marche d’un entretien avec lui. Ce jour-là, il s’écartait à chaque instant du sujet, et, comme je m’efforçais par toutes sortes de biais à le ramener au symbolisme, il s’emporta plusieurs fois, et frappant de grands coups de poing sur la table de marbre dont son absinthe et mon vermouth tremblaient, il s’écria :

— Ils m’embêtent, à la fin, les cymbalistes ! eux et leurs manifestations ridicules ! Quand on veut vraiment faire de la révolution en art, est-ce que c’est comme ça qu’on procède ! En 1830, on s’emballait et on partait à la bataille avec un seul drapeau où il y avait écrit Hernani ! Aujourd’hui, c’est des assauts de pieds plats qui ont chacun leur bannière où il y a écrit Réclame ! Et ils l’ont eue leur réclame, une réclame digne de Richebourg… Des banquets… je vous demande un peu…

Il haussa les épaules, et parut se calmer, comme après un grand effort. Il y eut un instant de silence. Puis il reprit :

— N’est-ce pas ridicule tout cela, après tout ! Le ridicule a des bornes, pourtant, comme toutes les bonnes choses…

Par bribes, il continua, la pipe constamment éteinte et rallumée :

— La Renaissance ! Remonter à la Renaissance ! Et cela s’appelle renouer la tradition ! En passant par dessus le dix-septième et le dix-huitième siècles ! Quelle folie ! Et Racine, et Corneille, ça n’est donc pas des poètes français, ceux-là ! Et La Fontaine, l’auteur du vers libre, et Chénier ! ils ne comptent pas non plus ! Non, c’est idiot, ma parole, idiot.

Toujours il haussait ses épaules, ses lèvres avaient une moue dédaigneuse, son sourcil se fronçait. Il dit encore :

— Où sont-elles, les nouveautés ? Est-ce que Arthur Rimbaud, — et je ne l’en félicite pas, — n’a pas fait tout cela avant eux ? Et même Krysinska ! Moi aussi, parbleu, je me suis amusé à faire des blagues, dans le temps ! Mais enfin, je n’ai pas la prétention de les imposer en Évangile ! Certes, je ne regrette pas mes vers de quatorze pieds ; j’ai élargi la discipline du vers, et cela est bon ; mais je ne l’ai pas supprimée ! Pour qu’il y ait vers, il faut qu’il y ait rythme. À présent, on fait des vers à mille pattes ! Ça n’est plus des vers, c’est de la prose, quelquefois même ce n’est que du charabia… Et surtout, ça n’est pas français, non, ça n’est pas français ! On appelle ça des vers rythmiques ! Mais nous ne sommes ni des Latins, ni des Grecs, nous autres ! Nous sommes des Français, sacré nom de Dieu !

— Mais… Ronsard ?… hasardai-je.

— Je m’en fous de Ronsard ! Il y a eu, avant lui, un nommé François Villon qui lui dame crânement le pion ! Ronsard ! Pffff ! Encore un qui a traduit le français en moldo-valaque !

— Les jeunes, pourtant, ne se réclament-ils pas de vous ? dis-je.

— Qu’on prouve que je suis pour quelque chose dans cette paternité-là ! Qu’on lise mes vers !

Sur un ton comique, il ajouta :

— 19, quai saint Michel, 3 francs !

Puis :

— J’ai eu des élèves, oui ; mais je les considère comme des élèves révoltés : Moréas, au fond, en est un.

— Ah ! fis-je.

— Mais oui ! Je suis un oiseau, moi (comme Zola est un bœuf, d’ailleurs), et il y a des mauvaises langues qui prétendent que j’ai fait école de serins. C’est faux. Les symbolistes aussi sont des oiseaux, sauf restrictions. Moréas aussi en est un, mais non… lui, ce serait plutôt un paon… Et puis il est resté enfant, un enfant de dix-huit ans. Moi aussi je suis gosse… (Ici, Verlaine prend sa posture coutumière : il redresse la tête, avance les lèvres, fixe son regard droit devant lui, étend le bras)… mais un gosse français, cré nom de Dieu ! en outre !

Et aussitôt il se mit à rire d’un rire bonhomme, vraiment gai, contagieux, qui me prit à mon tour.

— Comment se fait-il que vous ayez accepté l’épithète de décadent, et que signifiait-elle pour vous ?

— C’est bien simple. On nous l’avait jetée comme une insulte, cette épithète ; je l’ai ramassée comme cri de guerre ; mais elle ne signifiait rien de spécial, que je sache. Décadent ! Est-ce que le crépuscule d’un beau jour ne vaut pas toutes les aurores ! Et puis, le soleil qui a l’air de se coucher, ne se lèvera-t-il pas demain ? Décadent, au fond ne voulait rien dire du tout. Je vous le répète, c’était plutôt un cri et un drapeau sans rien autour. Pour se battre, y a-t-il besoin de phrases ! Les trois couleurs devant l’aigle noir, ça suffit, on se bat !…

— On reproche aux symbolistes d’être obscurs… Est-ce votre avis ?

— Oh ! je ne comprends pas tout, loin de là ! D’ailleurs, ils le disent eux-mêmes : « Nous sommes des poètes abscons. Mais pourquoi « abscons » tout court ? Si, encore, ils ajoutaient : « comme la lune ! », en outre !

De nouveau, il éclata de rire, et je fus bien forcé de l’imiter.

À ce moment, il me sembla que la partie sérieuse de notre entretien prenait fin… Je me rappelai une réflexion que m’avait faite M. Anatole France, et je dis encore à Verlaine :

— Est-il vrai que vous soyez jaloux de Moréas ?

Il redressa le buste, improvisa un long geste du bras droit, se mouilla les doigts, se frisa rythmiquement la moustache et dit en appuyant :

— Voui !!!

 

 

 

M. JEAN MORÉAS[1]

 

Son premier biographe, Félix Fénéon, le fait naître en avril 1856, ce qui lui donne trente-cinq ans aujourd’hui ; mais, quoiqu’il n’en accuse pas davantage, en effet, plusieurs de ses amis, par malice, soutiennent que depuis 1884 son âge n’a pas changé… Il n’en faut rien croire : Jean Moréas est la tête de Turc du symbolisme ; ses amis, — et ils sont nombreux, le banquet du 2 février dernier paraît l’avoir prouvé, — lui décochent dans les parlottes, et même ailleurs, les traits les plus ingénieusement divers et les plus gaiement perfides. C’est entre eux une émulation touchante qui devient même communicative. Cela tient en ce qu’en somme Jean Moréas est pétri d’une pâte exceptionnelle. Peu de choses l’émeuvent, rien ne l’ébranle. Doué d’une philosophie ultra-méridionale et d’un aplomb moral qui déconcerte, il promène depuis sept ans, à travers les escarmouches littéraires du quartier Latin, une admirable confiance de Maître, une sérénité et une quiétude apolloniennes.

Quand il a dit, avec son ineffable sourire et le geste rythmique dont il frise perpétuellement sa moustache : « Moi j’ai du talent ! » il devient inutile de rien ajouter. Deux choses l’intéressent au monde, deux choses à l’exclusion de toutes autres : ses vers et lui, lui et ses vers. M. Maurice Barrès appelle cela plus finement : « cultiver son Moi avec ardeur ». Il semble, en effet, jouir de ce privilège — si rare dans nos latitudes — de trouver dans toute la littérature, non pas les éléments d’un doute affaiblissant, mais au contraire des raisons toujours nouvelles et toujours grandissantes d’admiration pour son œuvre. Ce n’est pas une pose, ce n’est pas une maladie, c’est un état naturel. Au demeurant, le meilleur compagnon du monde : quand il parle des autres avec éloge, sa condescendance est de la meilleure grâce et de la plus sincère, vous pouvez m’en croire.

Il prononce les e muets comme les é, ce qui lui fait dire : « jé m’en fiche » et « tu né comprends pas ! »

Sa glose du symbolisme était intéressante à recueillir, et comme c’est sur son nom que le plus de bruit a été fait, ces temps, je commence par lui la série de mes consultations près des jeunes représentants des nouvelles écoles poétiques.

— Oui, je sais, me dit-il d’abord, le bruit que le Pèlerin passionné fait depuis trois mois chagrine toutes sortes de gens. Il y a des poètes selon la vieille formule qui critiquent amèrement mes rythmes et mon style. Les romanciers naturalistes font aussi la moue ; il y a même quelques-uns de mes camarades qui ne sont pas contents : je comprends leur mauvaise humeur. Mais est-ce ma faute si personne ne veut s’occuper de leurs écrits ! Et puis, je pense qu’ils sont tout à fait incapables de goûter mon livre dans son essence. Le Pèlerin rompt définitivement avec la période du symbolisme que j’appellerai de transition il entre dans la phase vraie de la manifestation poétique que je rêve.

Eux sont restés figés dans trois ou quatre procédés de la première heure ; ils sont, comme symbolistes, ce que Casimir Delavigne et Alexandre Soumet étaient comme romantiques le lendemain de la bataille d’Hernani. Les poètes selon la vieille formule, ceux qui avaient du talent, l’ont prouvé autrefois lorsqu’ils étaient, eux aussi, des novateurs ; l’avenir leur rendra la justice due. Pour le moment, je n’ai que faire de leur approbation ou de leur désapprobation. Quant à leurs élèves, qui travaillent dans le poncif d’hier, le plus poncif de tous les poncifs, tant pis pour eux. Et, pour les romanciers naturalistes, ils sont trop illettrés et trop absurdes, à la vérité.

— C’est une école n’est-ce pas, que vous entendez faire ?

— Entendons-nous. Il n’y a pas d’école dans le sens strict du mot. Chacun garde son individualité. On ne se dit pas : Nous allons former une école ; mais il y a, fatalement, convergence d’individualités, doii manifestation collective. Et ne vous y trompez pas ! C’est toujours une manifestation collective qui produit les bons poètes ; ce sont elles, ce sont ces écoles (pourquoi pas !) qui renouvellent la création poétique. L’histoire littéraire est là pour le prouver : nous avons l’école de Marot, l’école de Ronsard, puis l’école de Malherbe, puis Corneille et Rotrou, c’est encore une école ! puis Racine, Boileau, La Fontaine, toujours une école ! Nous avons (je passe sur le dix-huitième siècle, qui n’a pas de poésie) l’école romantique et l’école parnassienne. Nous avons maintenant l’école symboliste qui est une école comme toutes les autres écoles d’où sortirent tant de poètes dont les Muses françaises s’honorent. Je sais qu’on rencontre aussi, mais pas souvent, l’exemple d’un précurseur isolé comme Chénier, mais cela ne prouve rien.

Maintenant, dans chaque école il y a quelques poètes qui ont du talent, ce qui est bien, et beaucoup qui n’en ont pas, ce qui est très naturel. Mais j’insisterai sur ceci : chaque fois qu’une nouvelle manifestation collective fait preuve de vitalité, c’est que la manifestation antérieure est usée et devient malfaisante pour le renouvellement de l’esprit créateur en art ; appelez ça mouvement, manifestation ou école, c’est indifférent. Mais appelons ça École, c’est plus court et plus net. Et puis n’est-ce pas puéril de chicaner sur des mots et de faire l’esprit indépendant à peu de frais ?

— Quelle signification donnez-vous au mot symbolisme ?

— D’abord, que je vous dise ceci : c’est moi le premier qui ai protesté, dès 1885, contre l’épithète de décadents, dont on nous affublait, et c’est moi qui ai réclamé en même temps celle de symboliste. Depuis, des gens qui aiment à parler m’apprirent que la poésie fut de tout temps symboliste. Ils sont bien plaisants !

— Mais alors…

— Voici. On peut noter avec quelque raison que les poètes qui nous précédèrent immédiatement, les Parnassiens et la plupart des romantiques, manquèrent dans un certain sens de symbole ; ils considérèrent dans les idées, les sentiments, l’histoire et la mythique, le fait particulier, comme existant en soi poétiquement. De là l’erreur de la couleur locale en histoire, le mythe racorni par une interprétation pseudo-philologique, l’idée sans la perception des analogies, le sentiment pris dans l’anecdote. Et nous retrouvons tout cela grossi et grossoyé dans le naturalisme qui est la pourriture du romantisme…

 

Je me rappelai qu’un de ces jours derniers j’étais resté pantois devant un interrogateur qui me sollicitait de lui expliquer la théorie des vers de vingt et un pieds… Il avait sorti de sa poche un papier où était écrit ce vers :

 
Et mes litières s’effeuillent aux ornières, toutes mes litières
à grands pans…

 

Mon interlocuteur avait ajouté : c’est un vers de Moréas.

Profitant de l’occasion, je demandai à Jean Moréas de m’éclairer un peu là-dessus :

 

— Oui, je sais, me dit-il. On traite certains de mes vers de prose rythmée. Mais dans les recueils anti-romantiques du temps, on faisait imprimer les alexandrins de Victor Hugo comme si c’était de la prose. C’est l’éternelle histoire. Aujourd’hui on trouve cela très naturel et mes innovations semblent extravagantes…

Il réfléchit un moment et continua, très simplement :

— D’abord je vous dirai que je me pique sans la moindre modestie d’avoir employé dans mes poésies, avec quelque supériorité, tous les mètres connus, et que je tiens à les conserver tous pour m’en servir comme il sied, et quand il sied. Ensuite je vous dirai que je pense avoir ajouté à la poétique réglementaire une nouvelle manière de versifier. Mais cette nouvelle manière n’est pas un accident, elle est la conséquence nécessaire des diverses transformations de l’alexandrin.

L’alexandrin, lequel avec le vers de dix syllabes à césure fixe diffère essentiellement de tous les autres vers français, a commencé par être une sorte de mélopée. Deux vers de douze syllabes constituaient en somme quatre vers de six syllabes, deux non rimés, et deux rimes ou assonnants, ils étaient très facultativement soudés par le sens. Ronsard et Malherbe remforcèrent cette soudure, Corneille la maintint, Boileau la relâcha et Racine aussi, sauf dans les Plaideurs. Nous trouvons Chénier, que son génie fit retourner au vers de Malherbe et même de Ronsard. Puis, par étapes (Lamartine, de Vigny), nous arrivons à l’alexandrin de Victor Hugo. Pour qui sait sentir le rythme, la beauté de cet alexandrin s’obtient par une sorte de lutte entre la césure matérielle et le sens grammatical de la phrase. Les nombreux rejets, tant blâmés alors, complètent cette beauté. Il est vrai que la plupart des Parnassiens reviennent à un alexandrin plus strictement césure selon le sens de la phrase, ce que je ne blâme pas, à un certain point de vue. Mais il est vrai aussi qu’un dissident du Parnasse, Paul Verlaine, fut conduit par la force inexplicable mais logique en elle-même, qui mène tout ici-bas, à briser l’alexandrin en morceaux, comme ceci ou comme cela, selon l’heur du concept poétique. Paul Verlaine a respecté toutefois le nombre syllabique de douze. Respect illusoire, car, à la vérité, un alexandrin non fixement césure n’est qu’un octosyllabe allongé, les syllabes muettes prenant une valeur relative. Suite de cela : un lacis de vers inégaux déterminant leur réciproque quantité syllabique pour constituer la strophe. C’est autant l’intuition de ce principe qu’un instinct auquel je me fie qui me révéla le système rythmique définitif de telles de mes pièces, comme Agnès et Galathée.

— Vous avez sans doute aussi, dis-je à M. Moréas, une théorie de l’archaïsme ?

Très simplement, il dit encore :

— Là, c’est mon domaine exclusif. Je suis le seul à réclamer un renouveau de la langue poétique, un retour aux traditions, un style retrempé aux sources de l’idiome roman. Voilà trop longtemps que nous vivons sur le vocabulaire romantique ! Ce vocabulaire parut assez savoureux (il l’était) à l’époque de son (closion. Par malheur, la syntaxe des romantiques fut médiocre : c’est là une grande lacune en fait de style ! Considérez que ce vocabulaire, sans syntaxe rationnelle, tourné et retourné de toute façon, est usé jusqu’à la corde ! II y a des gens qui se récrient devant l’impossibilité de réintégrer tels mots, tels tours abolis ; laissez-les se récrier ! Consultez La Bruyère et Fénelon ; revoyez l’histoire de la langue ; vous verrez que des mots, des tours, insolites il y a dix ans, défrayent à cette heure « le plus coutumier parler ». Le style dont je désire la restauration donnera une nouvelle vigueur à l’expression poétique.

— Mon on crie à l’extravagance ! dis-je.

— Baour-Lormian criait aussi à la barbarie de Victor Hugo ; mais nous devons à cette barbarie de pouvoir encore prétendre à un style poétique…

Je pensai alors à faire parler M. Moréas un peu des autres, et je glissai dans la conversation le nom de Verlaine :

— Il y a bien sept ans, dit-il, que je clame le los de Verlaine. En ce temps, il était bien oublié et quelque peu méprisé. Mon sentiment n’a pas varié depuis, malgré telles niches, d’ailleurs sans importance. Mais je me dois à moi-même et à l’idéal poétique qui me sollicite, de dire que l’action immédiate de Verlaine sur le renouveau poétique espéré doit être combattue. Verlaine, malgré sa personnalité qui le différencie, est un parnassien, un parnassien dissident, mais un parnassien quand même. Il clôt, en lui donnant un lustre qu’elle ne méritait pas, une tendance poétique défunte. Il est vrai qu’il a été aussi, par certains côtés, précurseur du mouvement actuel. Mais tout cela est bien fini ; et je pense que son action répercutée serait désormais désastreuse. Il tient trop à Baudelaire, trop à un certain décadisme dont il se réclame, pour qu’il ne soit une entrave à la renaissance poétique que je rêve. Mais l’avenir lui assignera, j’en suis certain, une place très haute parmi les poètes français. Je tiens à constater que c’est le meilleur poète depuis Baudelaire, mais cela ne doit pas nous empêcher de combattre son action éventuelle ; d’ailleurs, il ne saurait avoir d’influence sur le futur, qui ne peut se révéler que dans une renaissance franche et simple, une renaissance romane qui rejette toute pessimisterie et tout vague à l’âme germanique. Verlaine a fait des vers de 14 et 15 syllabes ; fidèle à son principe, il se rebiffe devant mes vers de 16 et 17 syllabes et plus. Il écrit dans un style charmant, adéquat à ses pensées ; il hésite peut-être devant les archaïsmes et les tournures que mes conceptions supra-lyriques réclament. Tout cela est sans intérêt. Je n’ai que faire de ses férules (encore qu’il n’y prétende pas), car je compte, pour le moment, le subjuguer au profit des Lettres françaises, bien plus que de moi-même !

Nous causâmes encore de différentes choses. Sur l’obscurité qu’on lui reproche, M. Moréas me dit :

— Il y a des gens qui trouvent tout obscur, fors la platitude.

Sur ceux qui disent qu’il pastiche Ronsard :

— Ce sont des imbéciles. Je pastiche Ronsard autant que Victor Hugo pastichait Agrippa d’Aubigné !

Sur les psychologues :

— Je leur sais gré de nous avoir débarrassés des naturalistes ; mais ils sont à côté de l’art véritable. La poésie sait dire sans malice et sans ostentation des choses bien plus profondes et bien plus humaines que toute la psychologie avec ses petits airs entendus. Un poème de Ronsard ou de Hugo c’est de l’art pur ; un roman, fût-il de Stendhal ou de Balzac, c’est de l’art mitigé. J’aime beaucoup nos psychologues ; mais il faut qu’ils restent à leur rang, c’est-à-dire au-dessous des poètes.

Sur Zola :

— C’est un bon gros romancier, comme Eugène Sue. Il n’a aucun style, comme Eugène Sue.

Sur Daudet :

— Oh ! celui-là ! Il est au-dessous de tout… c’est le Pompier de Champrosay.

Sur Mallarmé :

— C’est un noble poète.

Sur Laurent Tailhade :

— Il vous l’a dit lui-même : Je me suis, autrefois, moqué des bourgeois en leur faisant croire que Tailhade était poète-symboliste. Dans ses sarcasmes, beaucoup de plaisanterie provinciale, d’ailleurs.

Sur Charles Vignier :

— Il y a longtemps qu’il n’a rien publié… Ses premiers vers ne manquaient pas de finesse. J’espère qu’il reviendra à la poésie et que nous aurons à l’applaudir !

Sur René Ghil :

— Je ne m’occupe que de littérature.

Et enfin, comme je demandais à M. Moréas si, à part lui, il estimait que d’autres jeunes écrivains méritassent qu’on les mentionnât, il me répondit :

— Je ne veux pas faire de liste. Mais je connais de jeunes hommes qui entrent dans mes vues. Je nommerai Maurice du Plessys, Raymond de la Tailhède, Achille Delaroche, Ernest Raynaud, Albert Saint-Paul. Mais je tiens, au sacrifice de ma tranquillité personnelle, à assumer, pour le progrès des Lettres françaises, une lutte analogue à celle entreprise par Victor Hugo et ses amis. Ceux qui tiendront à rester en marge du mouvement comme Musset, Mérimée ou Sainte-Beuve le firent alors, le feront. Ils auront tout le talent dont ils sont capables. Ainsi Barrès, Morice et Henri de Régnier, qui n’acceptent qu’une partie de mes opinions (tout en divergeant entre eux), ce dont je ne prétends pas les reprendre, pourront rendre de grands services au mouvement actuel en suivant leur naturel. J’espère néanmoins qu’ils se rallieront à mes visées : je pense qu’ils n’y perdront pas.

 

première lettre de m. jean moréas

 

Paris, 19 mai 1891.

Monsieur,

Je complète (puisque j’y suis si gracieusement invité) les conversations que nous eûmes en l’occurrence de votre Enquête. Et d’abord, que celui-ci ou celui-là, très ignorant de littérature, n’attende de moi réponse à ses propos inconsidérés, car à quoi bon ?

Mais je vais éclaircir certains points de ma doctrine afin que ceux parmi nos lettrés, exempts de vaines rancunes, puissent, mieux renseignés, seconder mon labeur honnête.

Le caractère primordial de la littérature française n’est-il pas, monsieur, en ses meilleurs moments, tout gréco-latin ? Voyez les épopées et les chansons d’amour du douzième siècle ; voyez l’école de Ronsard, les tragédies de Racine et les Contes de La Fontaine ; voyez les Églogues de mon compatriote André Chénier.

Puis un jour le Romantisme se manifeste, presque simultané, dans les diverses littératures européennes. Quels sont les éléments qui le constituent ? Une fausse interprétation du génie de Shakespeare, une fausse intelligence de la poésie populaire, un déplorable malentendu de la couleur locale, un pittoresque abusif. Ajoutez-y, monsieur, la sensiblerie fardant le sentiment et la manie de conter pour le plaisir de conter sans démêler la signification analogique des actes humains. Et c’est en France, certes, que l’ accident romantique eut les plus funestes conséquences, l’esprit et la langue y étant foncièrement réfractaires à cet art. Les romantiques français, ne pouvant rompre avec le principe latin, le dépravèrent ; croyant enrichir la langue, ils l’ont gavée de termes techniques tandis que le tour de la phrase, mille fois plus précieux que le mot, se dénouait dans la manière et le picturisme. Ceux qui me hantent de familiarité savent quel est mon respect pour certaines personnalités romantiques : mais il ne s’agit point ici, monsieur, de valeur personnelle quand même, mais bien plutôt du sens d’une phase littéraire.

Cette déviation de caractère, cette tare originelle s’aggrave chez la descendance du Romantisme, j’entends les Naturalistes et les Parnassiens. Le Concept déchoit, la langue s’acoquine. M. Émile Zola fait du pittoresque à la grosse ; les frères de Concourt affectent un pimpant javanais de rapin. Flaubert s’efforce vers la pureté du style, mais avec quelles défaillances ! Quant aux Parnassiens, ils ont aimé la Poésie, mais un peu à la manière de ces rimeurs du quinzième siècle finissant fanatiques du paronoméon qui consiste à n’employer dans un vers que les mots dont la lettre initiale est la même. Et lorsqu’ils nous parlent aujourd’hui du fameux « tremplin de la rime », ils nous font songer à ce pauvre Charles Fontaine criant à Du Bellay : « La difficulté des rimes équivoques te les fait rejeter. » Des deux initiateurs du Parnasse, je dirai : de Thédore de Banville, qu’il écrivit dans un style souvent proche de la saine tradition de douces odelettes dignes de la Renaissance ; et de M. Leconte de Lisle qu’il est l’abbé Delille de notre époque. Cette opinion, monsieur, choquera sans doute, mais attendez : un avenir imminent va me donner raison. M. Leconte de Lisle est l’homme le moins fait pour entendre la Grèce ; son Homère s’accompagne moins nécessairement de la lyre que du « bobre madécasse. »

Et maintenant, puisqu’on m’y force, je répondrai à certaines personnes qui, à bout d’arguments, ont la sottise d’agiter mon origine hellénique : que je m’estime, en mon art, deux fois Français, étant né Grec. Car, à la vérité, le brandon de Poésie que la France, — qui m’apprit à chanter, — porte aujourd’hui avec tant d’éclat, elle le tient de Rome laquelle le tenait de la Grèce immortelle, — qui me donna naissance.

C’est, en effet, l’esprit roman qui préside à la genèse poétique en France ; c’est sa lignée que nous retrouvons (malgré telles apparences) dans Ronsard comme dans Racine. En lui est le germe des seules légitimes nouveautés ; hors lui, il n’y a que bâtardise. C’est pourquoi j’appelle ROMANE la rénovation que je tente.

Ainsi, pour l’intégrité de mon idéal, je dois rompre avec mes amis Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé, de qui je sais priser mieux qu’un autre le rare mérite. Car le symbolisme de la première heure souffre de la fatalité des transitions : il est pris du pied droit dans le sépulcre romantique.

Remonter aux sources vives de la langue afln de rendre à la poésie française ce caractère primordial dont j’ai parlé ; évoquer l’âme moderne dans son apparat héréditaire, c’est ce que mon instinct tente dans le Pèlerin Passionné. Démontrer au public qu’il n’est ni décadent, ni névrosé, ni anti-patriote, ni sceptique ; que le Satanisme et les « bonnes pourritures bien gratinées » n’existent que dans le cerveau sordide d’un Hollandais, Joris-Karl Huysmans : c’est la nécessité dont s’avise, d’une adhésion déjà féconde, toute une indemne jeunesse.

Je veux, Monsieur, finir cette lettre par un public hommage de ma reconnaissance à M. Anatole France qui, par une critique hardie et loyale, a bien voulu rendre justice à mes efforts, attestant ainsi la race des Noces Corinthiennes et de Leuconoë.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentiments sympathiques.

Jean Moréas.

 


 

deuxième lettre de m. jean moréas

 

Jeudi, 11 Juin 91.

Mon cher Huret.

Voulez-vous être aimable encore une fois ?

Supprimez, je vous prie, le nom de Barrès là où il se trouve avec les noms de Morice et Régnier. (C’est tout à la fin de l’interview, je crois.)

Voulez-vous ajouter aussi cette phrase entre mes propos sur Tailhade et Vignier :

Sur Barrès :

— Je l’aime beaucoup. Il a retrouvé la charmante manière de conter des vieux humouristes.

Merci et excusez-moi du mal que je vous donne.

Votre

Jean Moréas.

 

 

 

 

M. CHARLES MORICE

 

Celui-là, c’est, dit-on, le Cerveau du Symbolisme. Malgré qu’il s’en défende, mettant au-dessus de tout son culte de l’Ode, il est généralement considéré comme l’esthète du nouveau mouvement littéraire. Son livre, la Littérature de tout à l’heure, paru il y a près de deux ans, chez Perrin, recueillit alors, parmi la critique périodique, un très juste tribut d’éloges. On le plaisanta un peu, mais on le discuta, et pour nouvelle qu’était la thèse générale de l’ auteur, elle fit, depuis, son chemin, et se voit aujourd’hui, d’après M. Anatole France lui-même, en partie vérifiée.

M. Charles Morice est, au gré de tous ses amis, un très pur poète, aussi foncièrement original que rigoureusement indépendant.

Voici son avis sur les questions qui nous intéressent.

Je lui demande s’il croit que la vogue du roman psychologique est un résultat parallèle au symbolisme ?

— Mais la psychologie n’est pas de la littérature ! s’écrie-t-il, pas plus que la physiologie, la géographie, l’histoire, d’ailleurs. Il y a là une confusion spéciale à la littérature ; et cela à cause de l’outil : la plume, qui sert également aux économistes, aux statisticiens… et aux poètes. On se croit en droit d’exiger de ceux-ci des déductions où la morale induit le moraliste, alors que la poésie n’a pas d’autre essentiel et naturel objet que la Beauté. Songez-vous à ceci, que dans l’art d’écrire, à cette heure, on pense à tout excepté à la beauté ? Oui, il y a quelque part quelque chose d’auguste et de mystérieux que j’entends pleurer dans une solitude décriée : la Beauté ! Voilà qu’on parle de psychologie à propos de littérature ! Pourquoi pas d’algèbre ou de chimie ? Or, entre la science et l’art, il y a surtout cette différence que la science est successive que l’art est intuitif, instantané (comme résultat) et simultané. Une œuvre d’art doit être l’expression d’un instant, et le poète est celui pour qui le présent existe ; la psychologie, comme toute autre science, n’est que l’expression du successif. Je sais bien qu’il en faut, de la psychologie dans le roman. Mais qu’est-ce, au fond, le roman ? La pourriture de l’épopée. Mais l’épopée elle-même n’est que la littérature des peuples enfants.

La psychologie est un pont entre le symbolisme et le naturalisme, et on n’habite pas sur un pont, on y passe.

Le naturalisme n’a pas eu — n’a pu avoir de poètes. Par là même, condamné (car si quelqu’un vient nous dire que l’art des vers soit un jeu d’enfants, — ne vous le dira-t-on pas ? — souriez à cette vieille plaisanterie et consultez votre mémoire où vous trouverez en quelques beaux vers plus de splendeur de vérité qu’en tant et tant de volumes de prose).

Quant au symbole, c’est le mélange des objets qui ont éveillé nos sentiments et de notre âme, en une fiction. Le moyen, c’est la suggestion : il s’agit de donner aux gens le souvenir de quelque chose qu’ils n’ont jamais vu.

L’erreur du naturalisme, c’est, étant données les choses, d’en vouloir exprimer le sentiment adéquat par des mots. D’abord, c’est impossible, ensuite, ce serait un péché. Vouloir se substituer aux lois de la nature qui, elle, ne nous donne jamais de double ! Enfin, pourquoi faire ? Puisque la fleur existe, quelle utilité d’en créer une avec des mots, en admettant

 qu’on le puisse ? C’est faire comme un mercenaire qui

ramasserait des cailloux d’un côté de la route pour les placer de l’autre côté, c’est le travail des Danaïdes !

L’erreur des psychologues est de même sorte. Ils font une enquête, — ils disent qu’ils en font une ! — quel résultat leur donnera-t-elle ? A quoi l’enquête naturaliste a-t-elle abouti ?

Eh bien, voyez donc comme ils procèdent. M. Barrès, — qui est bien le moins symboliste de tous les écrivains, — nous enseigne qu’il faut cultiver son moi ! Mais quelqu’un au monde fait-il autre chose que de chercher le bonheur ? Et cultiver son moi, est-ce autre chose ? Dire qu’on va le faire, c’est une grosse naïveté, n’est-ce pas ? On dirait qu’il a trouvé le secret de polichinelle, et qu’il en joue ! Très adroitement, d’ailleurs, mais en dehors de toute littérature. On s’extasie devant le scepticisme de M. Barrès, on a l’air d’y croire ! On ne s’aperçoit pas que ce scepticisme procède encore d’une naïveté énorme. Il nous assure, après tant d’autres, que les choses n’existent pas en elles-mêmes ; c’est possible, — et nous n’en sommes pas sûrs, — mais elles ont une existence certaine en nous, et nous sommes obligés de faire comme si elles existaient hors de nous. Lorsque nous disons que le soleil se couche, nous savons très bien qu’il ne se couche pas, mais nous disons ainsi parce que c’est la seule façon de s’exprimer !

Et puis, où peut mener leur défaut de passion et de cœur ? Quoi de plus vain que ce perpétuel retour sur soi-même, que cet onanisme spirituel ? Ce qu’ils font, ces psychologues, ce n’est ni de la littérature, ni de la science, c’est de la vulgarisation. Et, ma foi, je les estime moins que les naturalistes ; ce ne sont ni des amis, ni des ennemis : ils ignorent jusqu’au sens de la poésie. Et quelle petite, mais extraordinaire subtilité a pratiquée là M. Barrès, le jour où lui, qui n’aime ni ne comprend la poésie, a écrit cet article sur Moréas !

Quand je demande à M. Charles Morice s’il entend être classé dans l’École symboliste, il répond vivement :

— Il faudrait d’abord qu’il y en eût une. Pour ma part, je n’en connais pas. Moréas et moi, entre autres, avons plusieurs idées communes, et le mot poésie nous ralliera toujours, mais je ne pense pas que Moréas ait une suite. Ce que nous cherchons tous les deux, personnellement, est différent ; et je crois qu’on perdrait bien du temps à faire ce qu’il entend par la « renaissance romane » ; si une renaissance doit se faire, elle se fera par le pur effet de notre production à tous. Je comprends qu’on souhaite un renouveau de la langue, c’est-à-dire qu’on tâche de ressusciter des mots du moyen âge, perdus et utiles, qu’on en prenne même aussi dans l’argot et dans le patois, comme pratiquait Villon, et qu’on recherche les alliances de mots comme faisait Racine : mais pas des phrases entières ! Qu’on adopte des simplifications de tournures pour faire plus clair, plus vif, mais qu’on se borne là. Ne nous exposons pas à la douloureuse gymnastique de cerveaux de vieillards qui s’exprimeraient dans la langue des enfants. Nous sommes à la fin d’une civilisation. Il nous faut une langue nouvelle, — suprême.

Si Moréas croit faire une école, il se trompe de date. Les classiques se sont groupés, plus ou moins, sous la férule de Boileau ; les romantiques ont pu s’unir pour rendre le mouvement et la couleur, l’extériorité des passions ; les naturalistes se sont groupés dans un laboratoire, chacun y apportant sa parcelle d’analyse. Mais nous qui sommes appelés à faire la synthèse du cerveau classique, de la vision et de la passion romantiques et du bassin naturaliste, nous ne pouvons pas nous grouper ; il faut s’isoler pour une besogne de cet ordre. Moréas se trompe de date, vraiment.

D’ailleurs Moréas n’est pas un symboliste. Si nous donnons au mot symbole un sens précis, le talent de Moréas s’arrangerait mal de cette définition. Il s’exprime directement ou par des allégories ; et il y a une confusion perpétuelle entre l’allégorie et le symbole ; le symbolisme est une transposition dans un autre ordre de choses ; Moréas serait donc plutôt un allégoriste roman, comme les poêles du moyen âge. Notre ami est un merveilleux joueur de lyre, il a une oreille impeccable, un sens très vif de la couleur à la manière franche, il est incapable de se tromper dans le choix des mots. Je ne sais pas si son domaine est bien grand, mais il joue d’un instrument bien accordé. Il n’a pas d’idées, il ne lui manque que cela.

Henri de Régnier, lui, plus atténué comme harmonie et coloration, a des ressources cérébrales plus nombreuses.

Je dis :

— De qui vous réclamez-vous ?

— Nos maîtres à tous trois, ce sont : Villiers de l’isle-Adam, Mallarmé et Verlaine. Car nier l’influence de Verlaine, cela me surpasse. Il est même à souhaiter que l’influence des deux survivants continue, car ils font, en somme, l’atmosphère dans laquelle nous pouvons vivre.

Sur la technique du vers :

— Parmi les libertés que prend Moréas, et qu’il n a pas inventées, il en est de légitimes ; mais je reste fidèle au vers officiel et si je me sers quelquefois de vers de quatorze syllables, ce n’est que dans des circonstances très rares, en vue d’effets particuliers ; je ne sais pas si Moréas a toujours fait ainsi ; les si longs vers me font l’effet de la prose rythmée.

Sur divers :

— Disons à Zola : vous avez assez travaillé ! à Sully-Prudhomme : si vous étiez un poète ! À Richepin : vous faites l’École normale buissonnière, normale tout de même ! À Daudet : Dickens a du génie, mais il écrit mal. À Maupassant : métier pour métier, que ne faites-vous de la Bourse plutôt que des lettres ? À Loti : continuez à débiter votre solde exotique de « rêves » à l’usage de bourgeois et caillettes. À quelques morts encore bruyants et pontifiants, Dumas, Sardou… : tenez-vous donc tranquilles ! Aux grands critiques : Sarcey, Wolff, Fouquier, Lemaître… ah ! ne leur disons rien !

Mais à Verlaine et à Mallarmé : nous sommes des vôtres.

Et, laissez-moi vous le dire en finissant, si, parmi la foule de nos adversaires, il y en a un qui mérite qu’on l’estime pour son talent comme pour son étonnant cerveau de penseur, c’est Joseph Garaguel. Il a su, à la différence de tous les Méridionaux qui l’ont vainement essayé, faire du soleil dans son merveilleux livre : les Barthozouls !

 

 

 

M. HENRI DE RÉGNIER

 

Dans la dure enquête que je mène à travers la jeune littérature, l’une des jouissances d’esprit les plus rares qu’au jour le jour je me procure, c’est le perpétuel contraste entre les différentes figures que je me suis donné la mission d’interroger.

Or, après M. Jean Moréas, voir M. Henri de Régnier, que M. Stéphane Mallarmé place si haut dans le mouvement poétique contemporain, c’était me ménager le régal d’une antithèse. M. de Régnier est grand et mince ; il a vingt-sept ans ; les traits fins de sa physionomie, son œil gris-bleu, sa moustache cendrée, sa voix douce et musicale, les gestes aisés de sa main très longue donnent rapidement l’impression d’une délicatesse extrême, d’une réserve, presque d’une timidité maladive. Ce que cette physionomie pourrait pourtant avoir de trop frêle est corrigé par la saillie des maxillaires, et le relief carré du menton volontaire.

Parler de lui le moins possible, fuir, pour ainsi dire, l’approche d’un éloge, par peur qu’il ne soit brutal ; amollir, par le ton et par le sourire, la fine ironie qui pointe parfois, ce sont les traits caractéristiques de la conversation de M. de Régnier.

Selon lui ce qu’on appelle l’École symboliste doit plutôt être considéré comme une sorte de refuge où s’abritent provisoirement tous les nouveaux venus de la littérature, « ceux qui ne se sentaient pas disposés à marcher servilement sur les traces des devanciers, les Parnassiens, les naturalistes qui finissent de sombrer dans l’ordure. »

— Chassés de partout, me dit-il, presque unanimement conspués, ils éprouvent le besoin de se ranger sous une enseigne commune pour lutter ensemble plus efficacement contre les satisfaits. Dans cinq ans ou dans dix ans, il ne subsistera sans doute pas grand’chose d’un classement aussi sommairement improvisé, aussi arbitraire. Et cela se comprend, ce groupe symboliste, outillé d’esprits si divers et de nuances différentes, où l’on voit des romanciers satiriques et mystiques comme Paul Adam, des esprits synoptiques comme Kahn, des rêveurs latins comme Quillard, des parabolistes comme Bernard Lazare, des analystes comme Édouard Dujardin, et un critique comme Fénéon, est une force et représente quelque chose en effet, mais, fatalement, l’heure venue, il s’égaillera à travers toutes les spécialités, selon les goûts, les aptitudes et compétences de chacun.

Les écoles littéraires ne profitent qu’à ceux pour qui l’isolement serait dangereux. Un esprit fortement constitué vaut par lui-même et force l’attention du public par sa vertu propre. Prenons, par exemple, Vielé-Griffin qui est une des intelligences les plus complètes de ce temps et dont les livres décèlent à la fois une rare aptitude au dramatique et des dons lyriques admirables. Il n’en existerait pas moins si le symbolisme, — en tant qu’école, — n’existait pas. La beauté des vers de M. de Heredia n’est pas subordonnée à l’existence du Parnasse non plus !

Quant à moi, si je suis symboliste, ce n’est pas, — croyez-le bien, — par amour des écoles et des classements. J’ajoute l’épithète, parce que je mets du symbole dans mes vers. Mais vraiment l’enrégimentement sous des théories, un drapeau, des programmes, n’est pas pour me séduire.

J’adore l’indépendance, — en art surtout. J’admets, comme un fait indiscutable, une grande poussée des esprits artistes vers un art purement symboliste. Oui, je le sais, nous n’inventons pas le symbole, mais jusqu’ici le symbole ne surgissait qu’instinctivement dans les œuvres d’art, en dehors de tout parti pris, parce qu’on sentait qu’en effet il ne peut pas y avoir d’art véritable sans symbole.

Le mouvement actuel est différent : on fait du symbole la condition essentielle de l’art. On veut en bannir délibérément, en toute conscience, ce qu’on appelle, — je crois, — les contingences, c’est-à-dire les accidents de milieu, d’époque, les faits particuliers.

Et ce n’est pas seulement chez nous que ce mouvement a lieu ; d’Amérique, de Belgique, d’Angleterre, de Suisse, les jeunes écrivains tourmentés du même besoin viennent à Paris chercher la bonne parole parce qu’ils sentent que c’est là que la crise est la plus aiguë et qu’elle doit aboutir.

D’ailleurs, pourquoi insister ? Mon maître, M. Stéphane Mallarmé, vous a si parfaitement tout dit sur ce point !

— Sur la technique du vers, quel est votre avis ?

La liberté la plus grande : (qu’importe le nombre du vers, si le rythme est beau ?) l’usage de l’alexandrin classique suivant les besoins ; la composition harmonieuse de la strophe, que je considère comme formée des échos multipliés d’une image, d’une idée ou d’un sentiment qui se répercutent, se varient à travers les modifications des vers pour s’y recomposer.

— À votre sens, l’évolution poétique, pour aboutir, a-t-elle besoin d’un renouveau de la langue ? Et que pensez-vous de la Renaissance romane ?

— Je crois que la langue, telle qu’elle est, est bonne. Pour ma part, je m’attache, au contraire, à n’employer, dans mes vers, que des mots pour ainsi dire usuels des mots qui sont dans le Petit Larousse. Seulement, j’ai le souci de les restaurer dans leur signification vraie ; et je crois qu’il est possible, avec de l’art, d’en retirer des effets suffisants de couleur, d’harmonie, d’émotion.

Quant à la Renaissance romane, elle me paraît mieux théoriquement déduite que logiquement réalisable. On part de ce fait, vrai, que les seules époques réellement poétiques de notre littérature sont le douzième, le treizième, le seizième siècles, et l’époque romantique directement influencée par le seizième siècle, et que, par conséquent, un renouveau poétique à l’heure présente doit se retremper au treizième siècle. Je vous l’ai dit, je ne suis pas du tout de cet avis. Je considère, historiquement, l’époque romane comme intéressante et féconde, mais vraiment les sources m’en sont fermées. Je n’en comprends pas le langage et je ne saisis pas l’utilité de l’apprendre. Moréas l’a fait, lui, et cela lui va bien ; les allures, le ton chevaleresques de la littérature romane, les formes travaillées, les arabesques, les festons ouvragés, cela sied à son esprit et à son tempérament ; j’admets même qu’il y en ait d’autres qui soient séduits par cette théorie ; mais sincèrement, j’y suis, pour ma part, tout à fait réfractaire.

— Moréas, dis-je, entend assumer, pour le progrès des Lettres françaises, une lutte analogue à celle soutenue en 1830 par Victor Hugo. Croyez-vous qu’il soit destiné à ce rôle ?

M. Henri de Régnier sourit et dit :

— Non, je ne le crois pas…

— Quels sont les poètes que vous considérez comme les précurseurs immédiats du mouvement actuel ?

— Je crois qu’on doit beaucoup à Verlaine ; mais, pour ma part, je m’en sens un peu loin ; c’est à Stéphane Mallarmé, à l’exemple de ses œuvres et à l’influence de ses splendides causeries, que je dois d’être ce que je suis, et je crois que la tradition qu’il représente avec Villiers de l’Isle-Adam est la plus conforme au génie classique.

 

 

 

M. CHARLES VIGNIER

 

Dans la biographie qu’il a écrite de M. Maurice Barrés, M. Moréas écrivait : « Lui (Barrès), Charles Vignier, Laurent Tailhade et moi, nous formions à nous quatre, à cette époque, le ban et l’arrière-ban de ce qui fut depuis appelé : Décadence, Déliquescence, Symbolisme, ou d’un autre vocable. » J’ai vu M. Barrès, M. Laurent Tailhade s’est expliqué, Moréas aussi ; j’apporte aujourd’hui, pour être complet, l’avis de M. Charles Vignier, le non moins piquant des quatre.

M. Vignier est en moment en Angleterre, où il se retrempe aux sources d’un préraphaëlisme confortable. Éloigné du bruit de la lutte, s’il a perdu un peu de passion, il a conservé toute sa mémoire et toute sa finesse. Voici la lettre qu’il ma écrite :

« Vous désirez connaître mon avis touchant la décrépitude du Naturalisme et l’avenir des formules nouvelles, dont le Symbole. Ceci tuera-t-il cela ? Et la sauce ? Et les contingences ? Et le reste ? Qu’on souffre que je me mette à l’aise : Naturalisme, Néo-Réalisme, Psychisme, Synthétisme, Symbolisme, Décadisme, (Verlaine a sacré ce vocable) Trombonisme (ça, c’est la religion de M. Ghil, une petite religion d’arrière-boutique), autant de mots d’argot ; autant de cocardes aux couleurs imprécises que se hâtent d’arborer tous ceux dont porter une cocarde fait la seule raison d’être ; autant de lanternes magiques non allumées ; autant d’attrape-nigauds où s’engluent les Compréhensifs ; autant de faux-nez, d’énormes faux-nez, longs, longs, longs, tels des proboscides, et qui vont traînant jusque parmi les jambes des badauds et font choir Rod sur le derrière.

Un fait ! Il semble qu’en littérature, en science, en politique et dans la vie, le gros benêt de matérialisme, qui fut le baryton choyé de ces dernières années, se voit peu à peu repoussé de la scène, et jusqu’à la cantonade où se chuchote la prochaine venue du ténor sous l’espèce d’un idéalisme tout pimpant, tout fringant, tout battant neuf, d’un idéalisme dont on augure des merveilles, d’un idéalisme idéal, enfin !

Je crois, en vérité, qu’elle a fait son temps cette manière d’aplatir, d’abêtir une (ouvre d’art, au nom d’on ne sait quelles rogneuses théories scientifiques. Il est certain qu’ils puent le rance ces ex-contremaîtres, ces bousingots fossiles, ces ratapoils d’un autre âge qui pointent dans nos yeux leur index laïque et obligatoire tout en nous serinant maints apophthegmes extraits des vulgarisations anglaises que cartonne Germer-Baillère ; ces jobards qui ont trouvé dans Herbert Spencer les scolies prétentieux dont masquer leur crasse ignorance ; ces rabâcheurs d’

 évolutionnisme qui font des timides hypothèses de

Darwin leurs béates certitudes. Les voyez-vous dégringoler, ces babouins ? Les voyez-vous rouler dans le noir ridicule et avec eux leurs copains élus, ces conseillers municipaux et autres Marsoulans qui barrent dans les grammaires le nom du nommé Dieu ! Et puisque nous voilà tuant des morts, tuons-les tous. Ce qui se dégonfle aussi, c’est la littérature des constipés, des dyspeptiques, des hémorroïdaux, des céphalalgiques, des névropathes, la littérature de ceux qui ont des cors aux pieds et des oignons dans les cervelles. Tous ces pessimistes ébranlés, tous ces sceptiques à deux sous, tous ces rigolos, tous ces pleurnichards, tous ces renaniaques, tous ces gens tortus, goîtreux, brèche-dents ou pieds-bots, nous ennuient avec leurs misères de cabinets d’aisances et leurs infortunes conjugales. Ces renards à la queue coupée ne nous feront rien couper du tout. Jour de Dieu ! — comme disait la grand’mère de Mme Séverine, — un homme bien fait de sa personne ne saurait-il pas montrer du talent ? Faut-il nécessairement être cocu pour écrire un beau livre ?

Donc l’armée matérialiste est en pleine déroute. Et les derniers fuyards tombent sous une chiquenaude : mais ou chercher les vainqueurs ?

— Monte à ta tour, ma sœur Anne, et les vois venir. Hâte-toi, douce amie, ils ne peuvent tarder. Dis, les vois-tu ?

— Je vois M. Pasteur qui lorgne des microbes tout en invoquant Dieu.

— Et qui vois-tu encore, ô ma sœur Anne ?

— Je vois des gens qui s’intitulent mystiques. Ils relisent la vie de Rancé et s’achètent une copie artistico-industrielle de la statue de saint François-d’Assises. Ils s’abordent en citant un quatrain de la Vita Nuova et se quittent sur un verset de sainte Thérèse. Ils attestent Memling", Duret, Filippino Lippi ou le divin Botticelli. D’ailleurs ces mystiques sont pour la plupart pochards, ce qui leur permet de se voir doubles et de confondre Gustave Moreau avec Puvis de Ghavannes, Félicien Rops avec un artiste.

— Et qui encore, ô ma sœur Anne ?

— Je vois des bouddhistes qui gambillent derrière les jupes de la duchesse de Pomar, fort occupée, ma foi, à mettre le Ramayana à la portée de ces intelligences moyennes. À côté de la duchesse, j’aperçois madame Blavatska flanquée de ses élèves en prestidigitation spiritico-fakiriste. Ils font tourner des tables à rebrousse-poil et se documentent chez MM. Jacolliot, Jules Verne et Camille Flammarion.

— Et puis ?

— Voici en bonnets pointus les adeptes de la Kabbale. Ils étudient Hermès-Trismégiste à travers un rudiment signé de quelque Éliphas-Lévy et tracent des pentacles dans les pissotières. D’autres profèrent des Abracadabras et des Hocus-Pocus. Tels, dès qu’ils voient la lune, tentent une incantation.

— Et puis ?

— Trois ou quatre foutriquets qui gagnent un pain quotidien par Fusag-e raisonné de la psychologie. Des actes, ils induisent les motifs et ils en sont fiers. Ils cherchent leur Moi avec assiduité. Sans doute, ce Moi s’est réfugié dans leur nez, car ils y fourrent les doigts tout le temps.

— Et puis encore ?

— Je ne vois plus rien. Ah ! par-ci par-là quelques chiromanciens, des astrologues, des messieurs bien mis qui vendent la bonne fortune, l’orviétan ou l’olive.

Si ce sont là les seuls tenants de l’idéalisme vainqueur, il faut avouer que tous ces personnages, se juchassent-ils les uns sur les autres, n’arriveraient pas à dénouer la jarretière de Boule-de-Suif.

Certes, il est aisé de constater que M. Zola n’a plus l’oreille du public, ni même M. de Maupassant, qui parfois donna l’illusion d’un très fort. Ni même des jeunes pleins de talent comme M. Joseph Garaguel dont le tort est de s’obstiner aux errements anciens. Et M. Joris-Karl-Huysmans a beau triturer quelques hosties parmi ses biles pessimistes et ses acrimonies de pompier schopenhauerien et ses ironies de Batave mal dégrossi, il ne s’en rend pas plus attrayant.

Pourtant, encore un coup, tout démodés que paraissent ces seigneurs du matérialisme, on n’oserait prétendre de bonne foi que M. Papus ou M. Péladan les remplacent.

Et les symbolistes ? Ah ! oui, c’est juste ! Ma sœur Anne ne les a pas mentionnés ? Elle les aura pris pour des marchands d’olives.

Cherchons-les donc, ces symbolistes.

Je salue un maître. Des poètes français vivants, le plus grand, à mon gré : Paul Verlaine. Est-il symboliste ? Il s’en défend comme un beau diable. On l’a baptisé décadent, il s’en tiendra là. Soit ! Acceptons décadent si cette épithète signifie que Verlaine pince sa viole de la manière la mieux exquise ; si cette épithète veut dire que nul avant ce décadent ne gratta tant exquisement les plus lointaines cordes de l’inconscient ; si décadent implique que ce prestigieux manieur de mots transforma le vers parnassien, rigide et froide et sculpturale momie, en cette « âme légère comme houppe » dont parle Moréas. Décadent, d’accord ! mais il siérait une bonne fois d’avouer que si Hugo enseigna l’a, b, c, à nos devanciers, Verlaine apprit à lire à la montante génération.

Est-ce chez M. Stéphane Mallarmé que nous nous enquerrons de l’authentique formule symboliste ? On connaît de ce poète, à qui je voue une loyale admiration, vingt-cinq ou trente pièces de vers : suaves allégories, encore qu’un peu abstruses. Puis, il nous promet l’instante apparition de son grand œuvre, dont personne n’a d’ailleurs lu une ligne. Attendons.

Pour tuer le temps, déjeunes littérateurs ont accoutumé d’aller dépenser une heure ou deux, les mardis soirs, à écouter les anecdotes charmantes que raconte en se jouant M. Mallarmé. Je les sais toutes par cœur et M. Mirbeau les apprend.

Mon cher ami, le bon poète Laurent Tailhade vous disait ici, tout récemment, ce qu’il pense du Symbolisme. Je n’insiste pas.

Et Jean Moréas ? Symboliste ? Pourquoi, doux Jésus ? Est-ce parce que, après Kahn, après Laforgue, et surtout après Rimbaud, il s’adonne aux vers d’un nombre indéterminé de syllabes ? Ou qu’il ressuscite, non sans grâce, des tours et des vocables oubliés ? Symboliste ? L’est-il par ses idées ? Mais écoutez-le rire ! Ses idées ! Elles ne pèsent pas lourd les idées de Jean Moréas. Quand il est en peine d’un sujet, lisait où le trouver. Et vraiment, à respirer les jolies gerbes qu’il en rapporte, je ne vois aucun mal — pas plus de mal que de symbolisme — à ce que Jean Moréas s’en aille glaner parmi les fabliaux.

Et Gustave Kahn, et Charles Morice, et les autres, sont-ils symbolistes ? Je ne crois pas ravaler ces messieurs, ni nous tous les jeunes qui cherchons, en affirmant que le titre que nous ambitionnons c’est avant tout celui de bon poète.

Et qu’on nous donne la paix avec le symbolisme I

Et maintenant, notre excursion à travers la littérature est achevée. En résumé : une période matérialiste, qui bellement s’illustra, va céder la place à quelque chose de nouveau où l’on croit reconnaître des tendances idéalistes. Ce nouveau mouvement révèlera-t-il un grand homme, et quel ?

Permettez que je retourne dans mon coin pour élucider, s’il se peut, ce problème. »

 

 

 

M. ADRIEN REMACLE

 

M. Adrien Remacle a fondé, il y a peu d’années, la Revue contemporaine où se sont groupés, pour la première fois sérieusement, autour de Villiers de l’Isle-Adam et de plusieurs maîtres de l’École parnassienne, ceux qui sont devenus ensuite les Décadents, les Symbolistes, et plusieurs qui ont bifurqué sur la psychologie : Émile Hennequin, mort prématurément, Édouard Rod, Joseph Caraguel, Charles Morice, Émile Michelet, Wyzeva, Maurice Barrès, Charles Vignier, d’autres, y passèrent.

Un peu à l’écart de la lutte active de ces derniers temps, M. Adrien Remacle pouvait peut-être me fournir une note spéciale pour mon enquête.

Il m’a répondu :

— Il est amusant de se rappeler qu’il y a si peu d’années, hier, Zola nous disait : « Le romantisme est mort, mais nous en sommes encore pleins. » Ce qui est bien une phrase à répéter à propos du naturalisme ! Il n’existe, en effet, presque pas d’écrivain dont la forme et le fond ne soient aujourd’hui très imprégnés de naturalisme : minutie de descriptions immédiates, brutalités de mots, analyse en surface. Et de la défroque du romantisme, sinon de sa chaleur de gestes, croyez-vous que nous soyons débarrassés ? Mais, soit, je l’admets, le romantisme est mort, il a expectoré un énorme hoquet d’agonie synthétique avec Hugo, et le naturalisme l’a suivi. Qu’avons-nous à la place ? Pas grand’chose.

Ce sont les philosophes qui mènent l’art, n’est-ce pas ? Eux seuls, poètes, comptent et restent.

Après Littré, qui a produit le naturalisme, avec cette formule dite positive : ne nous occupons que de ce que nous voyons et allons au plus près, partant au plus vulgaire, nous avons eu Renan qui a engendré (c’est biblique !) le dilettantisme, les psychologues fins, fins, et les gris de l’École normale, des gens de valeur et d’étude analytique qui tiennent en somme la faveur du public lettré en ce moment. Ce sont MM. Bourget, nos amis Rod, Desjardins, M. Lemaître, l’historiographe un peu lourd de ces messieurs, et, dernière pousse de la branche, Maurice Barrès dont le Moi-néant a de la grâce, et l’afféterie importante beaucoup de piquant ; on ne saurait guère reprocher à ce dernier que de dîner de Stendhal et de souper d’Ignace de Loyola. Qui encore, là ? M. Anatole France qui fréquente aux écoles d’Alexandrie, au fond un poète -analyste pénétrant et délicat. Nous avons eu M. Taine, ensuite, qui nous a jetés jusqu’au col (je l’en remercie !) dans l’esthétique anglaise et les préraphaélites, et qui est responsable, avec Wagner, des songeries dites décadentes, puis symboliques, enfin… de ce qu’il y a d’idées vagues là-dedans.

Je dis :

— Il y a bien un mouvement symboliste ?

— Un mouvement, non : des mouvements sans direction, sans direction commune surtout. Pèlerins sans pèlerinage, et passionnés, oh non ! Personne n’a jamais rencontré deux de ces pèlerins ensemble sur la même route. Du bruit, oui, des fifres qui veulent se faire grosses caisses (je parle des moindres, des plus connus), mais de la passion, un amour, une religion ? Point. Nous sommes de plus en plus des Bouvards isolés, qui cherchons sans la moindre ardeur à trouver.

On l’a dit, et c’est évident, toute littérature est symboliste depuis Eschyle et bien avant lui ; pourquoi plus symbolistes, ceux-ci ? Parce qu’ils mettent le symbole en avant ? Le symbole de quoi ? Les symboles vêtent des entités, des pensées-centre ; quelle est la pensée centrale comrnuneàces messieurs ? La restitution de vocables du seizième siècle, la longueur plus ou moins grande du vers, le choix (romantique, s’il vous plaît, cela !) de milieux et de tournures du moyen âge, et autres détails, ne sauraient constituer une doctrine, l’entité mère d’un art. Et ils ne sont même pas d’accord sur ces détails. Si nous en nommons seulement deux ou trois (il y en a plusieurs de très intéressants, parmi ces isolés), M. Pierre Quillard, par exemple, la Gloire du Verbe, un vers magnifié, éclatant, mais doux, des vierges douces ou perverses aux formes grises fondues dans l’or et les enluminures de missel, mettrons-nous M. Quillard près de M. Tailhade dont la langue magnifique éclate aussi, mais si différente, et qui aristophanise et assomme à coups de pierres précieuses ? Nous trouverons quelques lointaines parentés, sans aucunes similitudes essentielles, entre M. Henri de Régnier et M. Charles Morice, un des plus artificiels, ce dernier. Au moyen âge il eût été un mince prêtre syllogisant sur le dogme ; après le grand siècle, nos humanités en ont fait un classique rhéteur qui, postérieurement à Lamartine et Vigny, est resté classique, sur lequel s’épanouissent des fleurs factices de mysticisme, et qui chante des mélopées vagues mais délicieuses. Il y en a beaucoup d’autres qu’on lit dans la Plume et le Mercure de France ou qu’on a lus dans le si curieux périodique de Jean Jullien, Art et critique. Je ne parle pas de Moréas et de ses jolies cantilènes devenues poèmes épiques : nous en avons ri, tous, toujours ; c’est ce qui l’a monté à la gloire !

— Vous-même, êtes-vous symboliste ?

— Sans doute ! Comment donc ? mais pas avec ces messieurs ; on est symboliste ou rien, en art, puisque Fart est le symbole. Le symbolisme, c’est la recherche de l’inconnu par le connu, du non humain par l’humain. À ce point de vue, il n’y aurait guère parmi les jeunes (suis-je un jeune ?) que deux symbolistes : Mathias Morhardt, l’auteur d’Hénor, et moi, dans mon roman l’Absente et dans les Fêtes galantes, pièce de théâtre où la musique et le texte essayent une glose de Paul Verlaine.

Ces trois œuvres (bonnes ou mauvaises, peu importe ici, ce n’est pas la question), n’admettent pas un personnage, pas un milieu, pas un verbe qui ne soit représentatif d’entités. Cette triple représentation constitue essentiellement le symbolisme. Il demande, pour être de l’art, l’excellence de la forme, et exige la vieille croyance à l’être en soi, l’être avec un petit ê. Or, l’esprit scientifique moderne a rejeté cette croyance, et c’est ce qui le sépara profondément des derniers grands contemporains. Ils sont ou ils furent rejetés, isolés, ou plutôt ils rejetèrent, ils s’isolèrent. Banville est mort, qui, hors les Exilés, garda ses pensées et distilla des contes à l’usage de ce temps-ci ; Villiers de l’Isle-Adam croyait, et en est mort ; Paul Verlaine meurt d’appartenir à cette vérité maudite ; Stéphane Mallarmé la cache d’un triple voile, comme Isis ; César Franck, qu’un directeur de Revue me reprochait d’inventer, il y a sept ou huit ans, a vécu heureux de cette vérité, et très seul, malgré l’ apparence des dernières années. Il y a de grands peintres, tels que Puvis de Chavannes et Eugène Carrière, qui expriment cette vérité et que le public admet et même glorifie, parce qu’il ne la comprend pas. Je les respecte profondément, je crains qu’ils ne soient les derniers…

Au résumé, monsieur, je souhaite que votre enquête sur ces fins de la littérature aboutisse à une meilleure conclusion que la mienne. Cette enquête, je l’ai essayée moi-même, avec opiniâtreté, il y a six ans, au moyen de la Revue contemporaine. J’y ai réuni tout le monde, tous ceux dont on parle aujourd’hui, espérant rencontrer et grouper une dizaine d’écrivains, au moins, qui eussent sur l’art des idées non pas identiques, mais associables. Je n’en ai rencontré ni douze, ni six, ni… deux. Depuis je constate que l’isolement s’est aggravé. Permettez-moi de ne pas croire aux Écoles, symbolistes ou autres.

 

 

 

 

M. RENÉ GHIL

 

C’est le chef d’une école dite : évolutive-instrumentiste, qui professe à la fois une philosophie et une théorie d’art. Il est en même temps contre « les ressasseurs du Passé et les Décadents et Symbolistes », et il se croit en possession d’une formule définitive et complète. Une place lui revenait dans cette étude à titre de contre-enquête.

J’ai reçu de lui une très longue lettre dont je suis obligé de ne donner que les extraits que voici :

Melle, mars 1891.

Monsieur,

L’on me sait ennemi absolu, autant que des recommenceurs fades des maîtres romantiques et parnassiens, de ceux dits « décadents et symbolistes, » ambitions isolées et frappées d’impuissance, et qu’on décore improprement du titre d’École.

Symbolisme ! mais qu’on regarde ce qu’ont écrit, le peu qu’ont écrit, MM. Mallarmé, Verlaine, Moréas, les trois en tête, on voit ceci :

Le symbole est une duperie ; c’est affirmer son impuissance qu’être symboliste. Car, en somme, ce n’est que comparer ; c’est, ne pouvant donner l’essentielle qualité d’une chose (ce qui demande analyse, puis synthèse), tenter d’exprimer ces choses par des choses approchantes.

Et l’on voudrait dire que c’est l’Avenir, ça ! l’Avenir qui sera tout à l’expérimentation, qui sera basé scientifiquement.

Non, c’est tout le Passé, c’est simplement la Poésie primitive : il suffit de réfléchir un instant pour le voir !

Quant à une méthode, ces poètes n’en ont point — et je soutiens qu’on n’ira plus sans méthode ! — Ah I si, M. Moréas, en son Pèlerin passionné (des vers de mirliton écrits par un grammairien), a exposé quelque chose, bien drôle : M. Moréas dit : « Je poursuis, dans les idées et les sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion du moyen âge français et de la renaissance et le principe de l’âme moderne ! »

Quand on écrit ça, on est un ignorant pas même digne d’être le premier à l’école primaire, ou un mystificateur, et ceux qui prônent ça, également.

« Fondre le moyen âge, la renaissance et l’âme moderne », voilà ce qu’on voudrait nous donner en poésie. Eh bien ! non ! il vaut mieux Delille ou les vers sur le Bilboquet. Ce n’est pas idiot, au moins.

Donc, pas de méthode, nos décadents-symbolistes. Et leurs œuvres ?

Verlaine (cinquante ans) a quelques petits volumes : les premiers ont quelques gentilles choses musicales. Mais tous ces petits poèmes d’une page ou deux, au hasard, autant en emporte le vent. Ce n’est pas une œuvre.

Mallarmé (quarante-neuf ou cinquante ans) : l’Après-midi d’un Faune, cent vingt vers dont la plupart très beaux, écrits il y a vingt ans. Quelques vers un peu baudelairiens : Au Parnasse ; et c’est tout ! Ce n’est pas une œuvre.

Moréas (trente-cinq ou trente-six ans au moins, il cache un peu son âge et a raison) : trois tout petits volumes de vers sans suite.

Ces nombreuses années déjà, et ce mince bagage : le rapprochement est édifiant. — Je cite des faits et les faits seuls sont éloquents : c’est d’ailleurs ma manière de critiquer.

Je pourrais faire le même rapprochement pouibien d’autres : Laurent Tailhade, Gustave Kahn, Charles Morice : tous chefs d’école ! vous savez, et de la même façon…

Je pourrais dire aussi les petites coteries, la réclame en pérorant aux tables de café, tables que certains aiment mieux que la salle de travail. (M. Mallarmé mis à part, surtout, en ceci : car c’est, lui, un homme d’intérieur, absolument digne de nos respects.)

Donc, tout cela, qu’on a voulu, en cette levée récente, nous faire croire la « jeunesse littéraire », qu’est-ce ?

Mais ce sont de « vieux jeunes », vieux par l’âge, jeunes par l’œuvre. Et il est trop tard : c’est le ratage, l’avortement. L’oubli, maintenant, va les prendre irrémédiablement comme jadis. Que de disparus déjà !

M. Ghil me donne ici un complet exposé de sa méthode que son développement ne me permet pas d’insérer. Elle se divise en deux parties, une philosophie évolutive et une théorie de l’instrumentation poétique ou instrumentation verbale. Cette seconde partie se rapporte plus exactement à la conception de la forme poétique et de la technique du vers selon M. Ghil. Elle entre donc mieux dans le cadre de mon enquête. J’en détache quelques passages.

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Le langage scientifiquement est musique : Helmholtz a, en effet, démontré que, aux timbres des instruments de musique et aux timbres de la voix, les voyelles sont les mêmes harmoniques : l’instrument de la voix humaine étant une anche à note variable complétée par un résonnateur à résonnance variable, que sont le palais, les lèvres, les dents, etc…

La musique, certes, est le mode d’expression le plus multiple. Mais si elle décrit et suggère, elle ne peut définir. Or, compris comme plus haut, et c’est ainsi qu’on doit le comprendre, le langage est audessus de la musique, car il décrit, suggère et définit nettement le sens.

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Étant donné tel état de l’esprit à exprimer, il n’est donc pas seulement à s’occuper de la signification exacte des mots qui l’exprimeront, ce qui a été le seul souci de tout temps et usuel : mais ces mots seront choisis en tant que sonores, de manière que leur réunion voulue et calculée donne l’équivalent immatériel et mathématique de l’instrument de musique qu’un orchestrateur emploierait à cet instant, pour ce présent état d’esprit : et de même que pour rendre un état d’ingénuité et de simplesse, par exemple, il ne voudrait pas évidemment des saxophones ou des trompettes, le poète instrumentiste pour ceci évitera les mots chargés d’O, d’A et d’U éclatants.

Or, que l’on n’aille pas parler de poésie imitative, cette invention facile et inutile ; puisque, nous l’avons vu, la voix humaine est scientifiquerùent un instrument à note variable, avec ses harmoniques par quoi sont tirés de naturels et immatériels timbres ; timbres naturels, dont, au contraire, ceux des matériels instruments ne sont qu’une exagération et un grossissement.

Je garde l’alexandrin, seul logique, admirable par son jeu de nombres premiers 2 et 3, qui, multipliés, donnent des mesures eurythmiques, et additionnés, des mesures dissonantes. Mais je détruis la strophe : les vers devant se grouper sous la nécessité de la pensée.

Ce n’est plus l’art pour l’art. C’est l’art altruiste, en but humanitaire, pour le Mieux intellectuel et moral.

Ce m’est un devoir de donner ici les noms des vingt-six poètes, en leur libre talent et personnalité, luttant avec moi pour la Méthode évolutive, « en formant « l’École évolutive instrumentiste », tous de vingt à vingt-huit ans.

Marcel Batilliat, dont va paraître Elle toute, un délicieux et rationnel poème ; Mary Berr, écrivant des poèmes en prose de brève et substantielle pensée ; Alexandre Bourson, dont sont en préparation des œuvres pleines de l’idée évolutive au point de vue social ; J. Clozel, Henri Gorbel, dont les essais sont remarquables en notre Revue, les Écrits pour l’Art ; Edmond Gros, en train d’un poème sur les Champs et le Paysan ; Gaston et Jules Gouturat, les poètes du Songe d’une nuit d’hiver, et dont l’œuvre de vie sera une vaste épopée moderne, sociologique ; Léon Dequillebecq, Paul Souclion, Jean Philibert qui ont des romans et des poèmes à l’étude ; Pierre Devoluy, le poète de Flumen, un superbe poèrne évolutif, qui travaille à un second, sur la mission naturelle et sociale de la femme dans les âges et dans l’avenir ; Auguste Gaud,. qui vient de publier Caboche de Fer, nouvelle, et dont Gueule rouge, roman sociologique, va paraître. Il prépare aussi un long poème en plusieurs livres : Cataclysmes ; Georges Khnopff, de Bruxelles, dont le talent est si apprécié en Belgique ; Albert Lantoine, auteur de Pierres d’Iris, prépare une éthopée hébraïque, Schelemo (Salomon) ; D. Mayssonnier publiera en octobre le premier livre de Vers l’Occident meilleur ; Stuart Merrill, le poète très connu des Gammes et des Fastes, dont la science de musique verbale est admirable ; Paul Page, travaillant à un long poème social : les Corruptions ; Paul Redonnel, l’auteur des Liminaires un haut livre ; Jacques Renaud vient de publier le Fi Balouët, mœurs de la campagne poitevine ; Eugène Thébault va publier les Analogies, suite de poèmes rationnels ; Mario Varvara, prosateur, auteur à l’écriture et observation très aiguës de Un ménage ; Franck Vincent, qui va publier un poème d’une très large pensée, le Cycle évolutif ; Eugénie de Castro, poète portugais, qui par cinq ou six livres (dont les deux derniers très remarquables, Oaristos et Horas) est en sa patrie le chef d’un mouvement de rénovation. Ecrivant parfaitement notre langue, il s’est rallié à la méthode évolutive, pour laquelle il luttera également au Portugal. — V. Em. C. Lombardi, Italien, musicien, dont ont été très remarquées (de Massenet entre autres), les Gloses à l’après-midi d’un faune, de Mallarmé, et À l’Air nuptial, de René Ghil.

Ici s’arrête cette liste : au mois de mai 91.

Tous ces poètes écrivent régulièrement (critiques, documentaires, extraits d’œuvres, etc.) en leur Revue les Ecrits pour l’Art, à sa cinquième année.

La vraie jeunesse, la voilà, en poésie. C’est ce groupe continuellement grossi depuis quelque temps ; la vingtaine est passée, nous serons grand nombre demain.

Et il n’y pas coterie. Le tiers de ces poètes est de Paris ; le reste est de la province où, parmi l’ignorance et le rococo, quelques esprits hors de mystérieuses hérédités s’élancent fièrement à l’avenir. Trois autres sont étrangers.

La méthode évolutive leur est parvenue ; et sur preuves, « dégoûtés, me disent-ils tous, des ressasseurs comme des incohérences symbolistes, ils se rallient à ce qu’ils croient le mouvement vraiment fort. »

Cette jeunesse-là vaincra. Et ce m’est une bien grande fierté, l’honneur qu’elle me fait de se grouper en haute liberté et toute conscience pour ma Méthode.

 

 

M. MAURICE MÆTERLINCK

 

J’ai cru intéressant d’aller voir l’écrivain qu’Octave Mirbeau nous a, avec l’éclat que l’on sait, révélé. Et j’y ai tenu d’autant plus que personne à Paris, ou presque personne, ne connaît Vsiuieur de la Princesse Maleine : Octave Mirbeau lui-même l’ignore.

J’étais arrivé à Gand le matin, sous une pluie pénétrante. Le premier aspect de la ville m’avait transi de mélancolie. La boue noire, et les flaques, le ciel badigeonné de suie, la solitude des rues où de rares manteaux à capuchon glissaient dans le silence pesant, rarement coupé de croassements de corneilles, m’étaient apparus comme le décor naturel de cette littérature d’effroi : l’Intruse les Aveugles, la Princesse Maleine. Je devinais l’auteur résumant en lui cette tristesse et cette angoisse opprimantes des choses, et les traits creusés par les fièvres, et l’œil glauque de Mæterlinck, je m’apprêtais à les peindre ; l’idée même de l’approcher me laissait dans une curiosité vaguement inquiète, et je l’attendais, rêveur, dans le salon de l’hôtel, en écoutant les vitres chanter sourdement sous les grosses gouttes de pluie, quand il entra.

Surprise. Agé de vingt-sept ans, assez grand, les épaules carrées, la moustache blonde coupée presque à ras, Mæterlinck, avec ses traits réguliers, le rose juvénile de ses joues et ses yeux clairs, réalise exactement le type flamand. Cela joint à ses manières très simples, à son allure plutôt timide, sans geste, mais sans embarras, provoque tout d’abord un sentiment de surprise très agréable : l’homme, mis correctement, tout en noir, avec une cravate de soie blanche, ne jouera pas au génie précoce, ni au mystère, ni au menfoutisme, ni à rien : c’est un modeste et c’est un sincère. Mais ce charme a son revers : si je ne réussis pas à distraire mon interlocuteur de l’interview qui l’épouvante, je ne tirerai rien pour mon enquête, ou presque rien de cette carrure tranquille ; un quart d’heure à peine passé, je m’en rends compte : ne parler ni de lui ni des autres, ou si peu ! parler des choses en phrases très courtes, répondre à mes questions par des monosyllabes, le quart d’un geste, un hochement de tête, un mouvement des lèvres ou des sourcils, telle sera la posture de l’interviewé aussi longtemps qu’il sentira planer l’indiscrétion de l’interviewer. Il faudra que petit à petit je fasse oublier le but de mon voyage pour réussir à fondre un peu ce mutisme blond. Encore une fois, je sens qu’il n’y a là ni parti pris, ni pose, il ne parle pas… très simplement, — comme d’autres parlent.

Nous déjeunons d’un appétit formidable tous deux.

— Oui, j’ai un appétit féroce, me dit-il. C’est que je fais beaucoup d’exercices physiques : canotage, haltères ; l’hiver, je patine, je vais souvent jusqu’à Bruges, et même en Hollande, sur la glace ; le bicycle, tous les jours… quand je ne plaide pas… mais je plaide si rarement !

— Vous êtes avocat ! m’exclamai-je.

— Oui, mais je vous dis… si peu ! De temps en temps, un pauvre paysan vient me demander de le défendre, et je plaide, — en flamand.

Nous convenons que, puisqu’il n’a rien à me dire, nous allons nous promener à travers la ville.

— Je vous montrerai nos maisons qui baignent dans le canal, nos architectures du moyen-âge. Vous verrez comme c’est triste.

La pluie avait cessé, et la ville, toute mouillée encore, resplendissait sous le soleil ; toujours le même silence, la même solitude des rues ; mais, grâce au soleil, la ville avait pris une calme gaieté de convalescence. Nous visitons, en causant un peu, le palais de justice, l’hôtel de ville, la cathédrale, aux grilles de cuivre ; nous nous arrêtons devant le fameux tryptique des frères Van Eyck ; nous croisons l’évêque, entouré de son chapitre, qui vient de dire les vêpres ; dans les églises flamandes il y a des offices du matin au soir.

Dehors, comme nous étions le nez en l’air, à admirer les sculptures extraordinaires d’un vieux monument, j’aperçois, portés par un pas allongé et rapide, l’épaisse crinière noire, la longue barbe et la tête de Christ sarrazin de Duc-Quercy. L’infatigable organisateur socialiste, l’internationaliste convaincu, qui était à Berlin il y a six mois, en même temps que moi ; le voilà en Belgique à présent, retour de Hollande !

— Cette rencontre !

Je présente, et nous voici, continuant à trois notre promenade.

Il faudrait des pages pour raconter nos pérégrinations de cette après-midi, à travers le silence des rues, des ruelles aux façades espagnoles, des interminables quais et des ponts innombrables, des béguinages et des ruines de la vieilb ville flamande, et je n’en finirais pas si je notais ici les impressions que nous échangeâmes, tous trois sous des optiques différentes.

— Voici la statue du brasseur gantois, Jacques Arteveld ; voici la tour crénelée où l’on déchirait du haut en bas, devant la foule, les pièces de toile reconnues défectueuses au marché ; voici les crampons de la potence où tant de gens furent pendus ; ce bâtiment-là, avec ses sculptures g’othiques, c’est l’hôtel des Bateliers, tous les corps de métier en avaient un analogue ; mais il y a quelques années on avait ici la maladie de tout démolir, et tant de belles choses y ont passé !…

Depuis trois heures nous marchions sur le pavé aigu et glissant.

— Voulez-vous vous reposer ? nous demanda Mæterlinck, et boire de bonne bière flamande ?

Nous arrivons dans un passage étroit ; une porte basse, une suite de cours minuscules, un dédale de corridors, et nous entrons dans une petite pièce où le jour pénètre à peine ; quelques tables, des sièges de paille sans dossier, les murs garnis de bancs, quelques gens sont assis devant des moss, fument comme des hauts-fourneaux en parlant très bas.

— C’est le cabaret flamand, dit Mæterlink.

Nous nous installons dans un coin ; lui-même sort une courte pipe de bruyère, s’étonne que nous n’ayons pas les nôtres, et se met à fumer avec une onction tranquille.

Quand le houblon nous fut versé, Duc-Quercy ne tarda pas à mettre la conversation sur l’art socialiste.

— Je ne comprends pas, disait-il, que des littérateurs intelligents s’isolent volontairement, sous prétexte d’art pur, des idées de leur temps, et, pour le nôtre, du grand mouvement socialiste qui comprend tout, qui englobe toutes les manifestations de la pensée humaine.

— Pour faire des œuvres durables, répondait Maeterlinck, ne faut-il pas justement s’élever au-dessus de son époque, se dégager des accidents de lu civilisation, des contingences de l’actualité immédiate ?

— Pour que les œuvres soient durables, ripostait Duc, il faut qu’elles reflètent l’état d’esprit général du temps où elles furent créées ; or, le socialisme, par exemple, à l’heure actuelle, est l’expression synthétique intense d’un immense, d’un universel courant d’idées qui peuvent changer demain jusqu’à la forme de la civilisation. Zola, dans Germinal, bien plus que les poètes ronsardisants…

— Zola, dans Germinal, interrompt Mæterlinck, a pu faire œuvre de sociologue ; mais, admettez que, comme vous le pensez, la forme de la société soit changée, tant et si bien que dans mille ans il ne reste plus rien à désirer aux mineurs… Qu’est-ce que les générations de l’an 3000 ou de l’an 4000 comprendront à la scène de la forêt — par exemple — ou de telle autre qui nous émeut à présent ?

— C’est juste, dit Duc-Quercy, mais aussi quelles sont les œuvres qui intéresseront toujours ?

— Celles, continua Maeterlinck, qui auront noté les joies et les douleurs des sentiments éternels : Homère…

— Mais il m’assomme, Homère ! Je m’en fous ! Il ne m’intéresse pas pour un sou…

— Eschyle, Shakespeare…

— Bien, dit Duc. J’admets. Ils vous intéressent encore, parce que notre civiUsation n’est pas sensiblement éloignée de la leur ; mais qui vous répond, — à votre tour, — que, dans mille ans, dans dix mille ans si vous voulez (qu’est-ce que cela dans la vie possible du monde ?) qui vous répond qu’on les comprendra encore ? Les sentiments éternels ! Mais il n’y en a pas, ils changent tous, changeront de plus en plus…

— Mais, proteste Maeterlinck : l’amour, la jalousie, la colère…

— Pardon, répondit Duc-Quercy, on a découvert, il n’y a pas si longtemps, une peuplade de Touaregs où la femme était chef de famille, où elle choisissait elle-même ses époux, en nombre illimité… Eh bien ! Qu’est-ce que les époux de ces femmes comprendraient à l’amour de Roméo et à la jalousie d’Othello ? Et qui nous dit que, dans l’avenir, quand les femmes auront le rang qu’elles méritent exactement, quand les jeunes filles réclameront le droit de choisir elles- mêmes leurs maris, que restera-t-il de la vieille forme du sentiment d’amour ?

— Pardon aussi, dit Mæterlinck. Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas de jalousie chez l’un ou chez plusieurs des douze maris de votre Touareg, et qu’ils ne souhaitent pas d’avoir la femme à eux seuls ? Dans tous les cas, ne croyez-vous pas qu’un Othello Touareg se révélerait le jour où l’un deux élu par la maîtresse pour partager sa couche, verrait un autre lui prendre sa place ? Et les vierges de l’avenir auront beau avoir le droit de choisir elles-mêmes leur époux ! quand elles rencontreront celui qui doit les subjuguer, elles ne choisiront pas, elles se laisseront cueillir avec de la joie comme les Juliettes les plus douces…

Donc, conclut Mæterlinck, je reste d’avis non pas qu’on doive s’abstraire de son temps dont on subit, malgré soi, et naturellement l’influence, mais qu’il est bon, si l’on veut faire œuvre durable et puissante, de la dégager des détails d’actualité… Durable, entendons-nous, aussi durable que possible ! Mais elle le sera d’autant plus que nous aurons davantage épuré l’essence des sentiments que nous aurons dramatisés…

 

L’apparente placidité de notre interlocuteur s’était échauffée à la discussion ; les veines des tempes, très en relief, battaient à coups redoublés, et je reconnus là la trace de cette sensibilité nerveuse qui se mêle dans toute l’œuvre de Mæterlinck, à la saine grandeur des pensées et à l’énergie musclée de la forme.

Les braves flamands continuaient à fumer, un peu effarés par les éclats de cette conversation qu’éventait de temps en temps la crinière remuée de Duc-Quercy. Nous sortîmes.

— Eh bien ! dis-je en riant à Mæterlinck, ça n’est pas plus difficile que cela !

— Quoi donc ? fit-il étonné.

— Mais l’interview ! dis-je. Je rapporte d’excellente pâture pour mon enquête !

Duc-Quercy, rompu à ce sport, souriait avec malice.

Après dîner, attablés à la terrasse du plus grand café de la ville, — où nous étions seuls, — je tâchai d’amener la conversation sur le symbolisme. La nuit était venue, une grande place d’ombre s’étendait devant nous ; pas une âme ne passait. Soirée tiède allumée d’étoiles.

— Oui, disait Mæterlinck, je crois qu’il y a deux sortes de symboles : l’un qu’on pourrait appeler le symbole a priori ; le symbole, de propos délibéré ; il part d’abstraction et tâche de revêtir d’humanité ces abstractions. Le prototype de cette symbolique, qui touche de bien près à l’allégorie, se trouverait dans le second Faust et dans certains contes de Gœthe, son fameux Mährchen aller Mährchen, par exemple. L’autre espèce de symbole serait plutôt inconscient, aurait lieu à l’insu du poète, souvent malgré lui, et irait, presque toujours, bien au-delà de sa pensée : c’est le symbole qui naît de toute création géniale d’humanité ; le prototype de cette symbolique se trouverait dans Eschyle, Shakespeare, etc.

Je ne crois pas que l’œuvre puisse naître viablement du symbole ; mais le symbole naît toujours de l’œuvre si celle-ci est viable. L’œuvre née du symbole ne peut être qu’une allégorie, et c’est pourquoi l’esprit latin, ami de l’ordre et de la certitude, me semble plus enclin à l’allégorie qu’au symbole. Le symbole est une force de la nature, et l’esprit de l’homme ne peut résister à ses lois. Tout ce que peut faire le poète, c’est se mettre, par rapport au symbole, dans la position du charpentier d’Emerson. Le charpentier, n’est-ce pas ? s’il doit dégrossir une poutre, ne la place pas au-dessus de sa tète, mais sous ses pieds, et ainsi, à chaque coup de hache qu’il donne, ce n’est plus lui seul qui travaille, ses forces musculaires sont insignifiantes, mais c’est la terre entière qui travaille avec lui ; en se mettant dans la position qu’il a prise, il appelle à son secours toute la force de gravitation de notre planète, et l’univers approuve et multiplie le moindre mouvement de ses muscles.

Il en est de même du poète, voyez-vous ; il est plus ou moins puissant, non pas en raison de ce qu’il fait lui-même, mais en raison de ce qu’il parvient à faire exécuter par les autres, et par l’ordre mystérieux et éternel et la force occulte des choses ! il doit se mettre dans la position où l’Éternité appuie ses paroles, et chaque mouvement de sa pensée doit être approuvé et multiplié par la force de gravitation de la pensée unique et éternelle ! Le poète doit, me semble-t-il, être passif dans le symbole, et le symbole le plus pur est peut-être celui qui a lieu à son insu et même à rencontre de ses intentions ; le symbole serait la fleur de la vitalité du poème ; et, à un autre point de vue, la qualité du symbole deviendrait la contre-épreuve de la puissance et de la vitalité du poème. Si le symbole est très haut, c’est que l’œuvre est très humaine. C’est à peu près ce que nous disions cette après-midi, s’il n’y a pas de symbole, il n’y a pas d’œuvre d’art.

Mais si le poète part du symbole pour arriver à l’œuvre, il est semblable au charpentier qui équarrit une poutre placée au-dessus de sa tête, et il a à vaincre toute la force de gravitation de son poème. Il navigue contre vents et contre marée. Il n’est plus entraîné bien au delà de ses pensées par la force, les passions et la vie de ses créations, mais il est en guerre ouverte avec elles ; car le symbole qui émane de la vie de tout être est bien plus haut et plus impénétrable que le plus merveilleux symbole préconçu, et la simple vie des êtres contient des vérités mille fois plus profondes que toutes celles que peuvent concevoir nos plus hautes pensées.

Si je parviens à créer des êtres humains, et si je les laisse agir en mon âme aussi librement et aussi naturellement qu’ils agiraient dans l’univers, il se peut que leurs actions contredisent absolument la vérité primitive qui était en moi et dont je les croyais fils ; et cependant je suis sûr qu’ils ont raison contre cette vérité provisoire et contre moi, et que leur contradiction est la fille mystérieuse d’une vérité plus profonde et plus essentielle. Et c’est pourquoi mon devoir est alors de me taire, d’écouter ces messagers d’une vie que je ne comprends pas encore, et de m’incliner humblement devant eux.

À un point de vue plus restreint, il en serait de même des images qui sont les assises en quelque sorte madréporiques sur lesquelles s’élèvent les îles du symbole. Une image peut faire dévier ma pensée ; si cette image est exacte et douée d’une vie organique, elle obéit aux lois de l’Univers bien plus strictement que ma pensée ; et c’est pourquoi je suis convaincu qu’elle aura presque toujours raison contre ma pensée abstraite ; si je l’écoute, c’est l’univers et l’ordre éternel des choses qui pensent à ma place, et j’irai sans fatigue au-delà de moi-même ; si je lui résiste, on peut dire que je me débats contre Dieu….

 

Le lendemain était dimanche. Mæterlinck, que ses devoirs appelaient, le matin, aux exercices de la garde civique dont il fait partie, me donna rendez-vous pour midi. Nous fîmes un tour sur la Grande-Place où jouait la fanfare communale comme honteuse du bruit qu’elle faisait ; la foule endimanchée, le peuple d’un côté du kiosque ; le high-life de l’autre côté, envahissait la chaussée ; on se promenait d’un pas lent, silencieusement. L’heure était passée des théories esthétiques ; j’en profitai pour arracher quelques noms propres à Mæterlinck.

J"ai retenu son admiration et sa reconnaissance pour Villiers de l’Isle-Adam.

— Je voyais très souvent Villiers de l’Isle-Adam pendant les sept mois que j’ai passés à Paris. C’était à la brasserie Pousset, au faubourg Montmartre. Il y avait là Saint-Pol-Roux, Mikhaël, Quillard, Darzens ; Mendès y passait quelquefois, toujours charmeur. Tout ce que j’ai fait, c’est à Villiers que je le dois, à ses conversations plus qu’à ses œuvres que j’admire beaucoup d’ailleurs.

J’ai noté aussi son amitié profonde pour M. Grégoire Leroy et M. Van Lerberghe, écrivains belges, et son effacement modeste devant l’œuvre de ce dernier.

— Ses Flaireurs, voyez- vous, c’est admirable !

Ses sympathies à Paris :

— Oh ! Mallarmé ! quel cerveau ! Verlaine, quelle sincérité enfantine ! Barrès, parmi les jeunes, est celui qui m’intéresse le plus. Viélé-Griffin, Henri de Régnier, de purs poètes ! Moréas a fait Madeline-aux-serpents… Oh ! c’est bien, cela ! Mirbeau… je l’aime si tendrement qu’il me paraîtrait ridicule de vous en parler autrement…

Ses influences philosophiques :

— Kant, Carlyle, Schopenhauer, qui arrive jusqu’à vous consoler de la mort…

Son admiration pour Shakespeare :

— Shakespeare, surtout ! Shakespeare ! Quand j’ai écrit la Princesse Maleine, je m’étais dit : « Je vais tâcher de faire une pièce à la façon de Shakespeare pour un théâtre de Marionnettes. » Et c’est ce que j’ai fait. Mais savez-vous que ce sont des vers libres mis typographiquement en prose ?

— Je me souviendrai de ce détail, dis-je en riant.

D’autres préférences : les poètes anglais Swinburne, Rosetti, William Morice, le peintre Burne-Jones ; en France, Puvis de Chavannes, Baudelaire, Laforgue, les Cahiers d’André Walter. N’en oublié-je pas ? Oui, Edgar Poe : ses Poèmes surtout, et, dans ses Contes : La chute de la maison Usher.

J’allai prendre le train pour Bruxelles dont la locomotive sifflait déjà. Il me serra la main, de sa main robuste, et me dit, gaiement :

— À cet été, sans doute, à Paris, en bicycle ! 

 

 

M. G. ALBERT AURIER

 

Auteur de Vieux, un roman où l’on sent encore, chose rare parmi les derniers venus, l’influence très directe de Balzac. Dès avant la publication de ce roman, qui est une œuvre de prime jeunesse, il semblait s’être dégagée de cette influence, et ses plus récentes productions de poète et de critique, qu’on peut suivre dans le Mercure de France, le montrent rallié au mouvement symboliste. Quelques articles de critique très remarqués de ceux qui suivent les « Petites Revues », et l’universelle confiance que ses amis ont en son avenir, me l’ont désigné parmi les jeunes qu’il fallait appeler à témoigner en cette enquête.

M. Albert Aurier a vingt-six ans environ, de très haute taille, le dos un peu voûté comme par une gêne d’être si grand, une tête très développée, aux traits doux et fins, il a l’expression mélancolique et sereine d’une fig-ure de vitrail, que complètent, dans la rue, comme d’un nimbe, ses longs cheveux et les larges bords plats de son chapeau, toujours incliné en arrière.

— Le naturalisme est-il mort ?

— Je crois, vraiment, qu’il agonise et ma joie en est grande… Ou plutôt, non : ce qui en train de mourir, ce n’est pas le naturalisme, c’est l’École naturaliste et l’inconcevable engouement du public à son égard ; car, au fond, le naturalisme même, en tant que modalité esthétique, est éternel. En effet, à toutes les époques de l’histoire de l’art, voyez, c’est cette même lutte, avec des fortunes diverses, entre ces deux mêmes esthétiques rivales, la naturaliste et l’idéiste, l’une, professant que l’extériorité des choses est, en elle-même, intéressante et suffisante à l’œuvre d’art ; l’autre, l’idéiste, niant, au contraire, cela et ne voulant considérer les formes matérielles que comme les lettres d’un mystérieux alphabet naturel servant à écrire les idées, seules importantes, puisque l’art n’est qu’une matérialisation spontanée et harmonieuse des idées… Le dix-neuvième siècle, lui, a vu le persistant triomphe de la première de ces deux conceptions d’art : il a été presque exclusivement réaliste, si l’on entend par réalisme : la constante préoccupation de la forme matérielle et l’insouci des idées. Chateaubriand, Hugo, Gautier, tous les romantiques et, à leur suite, les Parnassiens, ont été des réalistes avec une conception et une vision des extériorités différentes, sans doute, de celles qu’ont MM. de Goncourt et Zola, mais tout autant qu’eux, amoureux de l’extériorité de la vie et fermés à l’idéal. Les tentatives d’art idéiste de Lamartine, Vigny, Baudelaire, ont, en somme, été dédaignées par ce siècle. Et pourtant ne croyez-vous pas que ces poètes-là ne compteront pas un peu plus dans l’histoire de l’art que ce génial bafouilleur qui s’appelle Victor Hugo ? L’art qui exprime des idées n’est-il pas plus élevé que l’art qui copie des formes ? Le Vinci et l’Angelico ne sont-ils pas de plus purs artistes que Gérard Dow ou Véronèse ? Pourtant Gérard Dow et Véronèse sont encore des artistes. Il suffit de les mettre à leur place. Aujourd’hui, en littérature, le public semble vouloir effectuer un pareil classement. Fort bien ! Que le grand décorateur Hugo et les petits hollandais de Médan cèdent de bonne grâce la place usurpée à Mallarmé, à Baudelaire, à Vigny, à Lamartine. Le naturalisme n’a pas à mourir, il n’a qu’à reprendre la place qu’il n’eût jamais dû quitter dans la hiérarchie des arts, la place de valet.

— Mais quelle vous paraît être l’orientation actuelle de la littérature !

— Ne l’ai-je point déjà dit ? La littérature de demain sera, je pense, une littérature d’idées exprimées par des formes et ces formes significatrices, évidemment, par réaction contre la platitude et la banalité des créations naturahstes, devront être magnifiques et rares, en dehors de la possibilité physique, des formes de rêve… Et, après tout, une littérature de rêve n’est-ce pas une littérature de vie vraie, de vie réelle autant que le réalisme ? Les rêves que nous faisons tout éveillés ne sont-ils pas logiquement déterminés, de l’aveu des physiologistes mêmes, par les faits matériels de notre existence ? Si donc je vous raconte la suite de ces rêves, ne sera-ce pas, indirectement, ma vie elle-même, intégralement mais transposée dans un monde que j’estime plus beau et plus intéressant que celui où nous nous agitons. J’essaye, en ce moment, cette expérience en un roman sans me dissimuler que le public, de longue date habitué au plat et précis terre-à-terre de la littérature immédiate, sera, sans doute, dérouté parcette tentative. Mais qui sait aussi si quelques-uns ne se réjouiront pas d’être ainsi arrachés à l’ignoble réalité de leur au jour-le-jour ?

— Et les symbolistes ?

— La plupart ont beaucoup de talent. Leur tort est de trop croire à l’importance des révolutions prosodiques. Moréas est un exquis chanteur et j’adore ses vers, même lorsqu’ils deviennent de vrais scolopendres ; Charles Morice est un merveilleux poète très conscient et très épris de son art ; H. de Régnier a écrit des vers admirables, et je sais bien d’autres jeunes moins connus, qui, peut-être, seront célèbres demain : Dubus, Merrill, Retté, S. P. Roux, J. Leclercq, Denise, Brinn’-Gaubast, Samain, mille autres, voyez, dans le Mercure de France, cette brave et vraiment artistique petite revue que dirige avec autorité Alf. Vallette… Et Rémy de Gourmont, cet esprit si rare qui vient de publier, sans qu’on s’en doute, un roman qui est quasiment un chef-d’œuvre.

— Et les psychologues ?

— Leur existence démontre ce que je vous disais : le public ne se satisfait plus de l’éternelle description des extériorités ; il veut qu’on ouvre son joujou pour lui en montrer l’intérieur. Mais, ils fatiguent déjà, car ils ne font, en somme, que du réalisme interne… Et puis, la psychologie, on l’a déjà dit, c’est peut-être une science, ce n’est pas de la littérature. 

 

 

M. RÉMY DE GOURMONT

 

C’est un artiste délicat, remarqué des lettrés pour son roman Sixtine ; il est l’un des membres les plus en vue du groupe du Mercure de France, une Revue qui rassemble ceux qui paraissent les plus austèrement artistes du mouvement nouveau.

Il a publié dernièrement dans cette Revue un article dont le retentissement a été plus grand sans doute qu’il ne l’avait prévu, et qui, s’il a légitimé d’ardentes attaques, lui a du moins valu de nombreuses et profondes sympathies.

M. de Gourmont paraît âgé de trente ans. De mise très simple, une luxuriante barbe cendrée taillée carrément, l’expression un peu terne de sa physionomie est éclairée par le regard pénétrant et froid qui s’abrite derrière le binocle.

— Il n’y aucun doute sur les tendances des nouvelles générations littéraires : elles sont rigoureusement antinaturalistes. Il ne s’agit pas d’un parti-pris, il n’y eut pas de mot d’ordre donné ; nulle croisade ne fut organisée ; c’est individuellement que nous nous sommes éloignés avec horreur d’une littérature dont la bassesse nous faisait vomir. Et il va encore moins de dégoût peut-être que d’indifférence. Je me souviens que, lors de l’avant-dernier roman de M. Zola, il nous fut impossible, au Mercure de France, de trouver parmi huit ou dix collaborateurs réunis, quelqu’un qui eût lu entièrement la Bête humaine, ou quelqu’un qui consentît à la lire avec assez de soin pour en rendre compte. Cette sorte d’ouvrages et la méthode qui les dicte nous semblent si anciennes, si de jadis, plus loin et plus surannées que les plus folles truculences du romantisme !

Dire qu’il n’y eut, en cette guerre de partisans contre le naturalisme, aucune entente préparatoire de cénacle, aucun conciliabule de loge carbonariste, c’est, je crois, la vérité, mais en abandonnant M. Zola, les jeunes gens savaient qui suivre. Leur maître (je parle spécialement des plus idéalistes d’entre nous) était Villiers de l’Isle-Adam, cet évangéliste du rêve et de l’ironie, et, mort, il est toujours celui que l’on invoque, que l’on relit familièrement, celui dont les moindres bouts de papier posthumes ont la valeur de reliques vénérées sans équivoques. Son influence, sur la jeunesse intelligente, est immense : il est notre Flaubert, pour nous ce que fut Flaubert pour la génération naturaliste, qui l’a, d’ailleurs, si mal compris.

Plus tard, avec une littérature très différente et aussi originale, vint Laforgue. Ses Moralités légendaires (imprimées dans un placard et introuvables en librairie) resteront l’un des chefs-d’œuvre de ce temps. S’il eût vécu, aujourd’hui ce serait l’incontesté maître de la jeunesse ; il est notre adoré frère aîné.

La grande influence de Verlaine et de Mallarmé n’est pas très ancienne ; celle de Verlaine s’est naturellement restreinte à l’unique poésie ; M. Mallarmé, par ses poèmes en prose, si spécieusement exquis, par ses causeries d’un charme et d’une profondeur rares, régente un plus grand nombre de cervelles. Après Baudelaire, Mallarmé. C’est un idéaliste presque absolu, mais si bienveillant pour ses adversaires qu’il n’aurait pas suffi à élever, ni même à maintenir contre le naturalisme une digue assez solide pour résister à la violence de son courant d’ordures.

Il fallait un adversaire plus direct que tous ceux que je viens de nommer ; Huysmans, engagé par distraction dans cette équipe, reprit assez promptement conscience de sa valeur personnelle et de sa mission. Après avoir fait du naturalisme supérieur, même en la stricte formule imposée, à celui de M. Zola (voyez les Sœurs Vatard), il se fâcha tout d’un coup, jeta ses frères à l’eau (ils y sont restés) et libéra, en déployant À Rebours, toute une littérature neuve qui étouffait, écrasée sous un tas d’immondices. Nous lui devons beaucoup : il faut insister là-dessus et le redire et relire tel chapitre de ce mémorable bréviaire. On aurait dû, chez Vanier, le portraire en saint Georges transfixant (comme en un nouveau tableau du Louvre) un crocodile verdâtre et baveux.

Maintenant, il faut être juste, tout n’était pas mauvais, sans rémission, dans la formule naturaliste. L’observation exacte est indispensable à la refabrication artistique de la vie. Même pour une figure de rêve pur, un peintre est tenu à respecter l’anatomie. à ne pas faire divaguer les lignes, à ne pas plaquer d’impossibles couleurs, à ne pas s’abandonner à des perspectives chinoises. L’idéalisme le mieux déterminé au mépris de la réalité brute doit s’appuyer sur l’exactitude relative qu’il est donné à nos sens de pouvoir connaître. Ce besoin de l’exactitude, le naturalisme nous l’a mis dans le sang : tels son rôle et son bienfait.

Mais ce bienfait est acquis et ce rôle est fini. Qu’est, ou que sera l’autre chose ? Je n’en sais rien. On aurait épouvanté M. Mendès en le mettant en demeure, lui, le créateur et l’un des maîtres de l’École, d’expliquer ce que voulait dire Parnasse et Parnassiens. Ce groupe, resté si ferme en ses théories un peu absolues, entendait faire de l’art et voilà tout. Les symbolistes ont également cette prétention, qui n’est pas injustifiée, mais quant à dévoiler la secrète signification de ce vocable, je ne le saurais. Je ne suis ni théoricien, ni devin. On m’a dit que dans mon roman récemment publié, Sixtine, j’avais « fait du symbolisme » : or, voyez mon innocence, je ne m’en étais jamais douté. Néanmoins, je l’appris sans grand étonnement : l’inconscience joue un si grand rôle dans les opérations intellectuelles ; — je crois même qu’elle joue le premier de tous, celui d’impératrice-reine !

Si l’on dénommait cette littérature nouvelle l’Idéalisme, je comprendrais mieux et même tout à fait bien. L’Idéalisme est cette philosophie qui, sans nier rigoureusement le monde extérieur, ne le considère que comme une matière presque amorphe qui n’arrive à la forme et à la vraie vie que dans le cerveau ; là, après avoir subi sous l’action de la pensée de mystérieuses manipulations, la sensation se condense ou se multiplie, s’affine ou se renforce, acquiert, relativement au sujet, une existence réelle. Ainsi, ce qui nous entoure, ce qui est extérieur à nous n’existe que parce que nous existons nous-mêmes. Donc, autant de cervelles pensantes, autant de mondes divers, et, lorsqu’on veut les représenter, autant d’arts différents. Ce que vous appelez rêve et fantaisie est la vraie réalité pour qui a conçu ce rêve ou cette fantaisie. Donc, encore, liberté illimitée dans le domaine de la création artistique, anarchie littéraire. Aussi bien, est-ce l’état présent de la littérature. C’est le plus enviable. Gardons-nous des faiseurs de règles ; n’acceptons aucune formule ; livrons-nous à nos tempéraments, soyons et restons libres.

La théorie symboliste si abstruse pour moi est cependant, dit-on, claire à quelques-uns. Elle est pour M. Moréas sans mystères ; il sait que symbole veut dire métaphore et s’en contente. C’est un charmant poète, mais qu’il fut singulier de l’ériger en chef d’école ! Il fallait, pour nous jouer ce tour, le formidable aplomb dans la fumisterie qui caractérise M. Anatole France, ce critique à tout jamais déprécié qui, lorsque paraît un livre d’art, disserte la première semaine sur La Fontaine, la seconde sur Boileau, la troisième sur Jeanne d’Arc ; la quatrième insinue, avec sa fausse ingénuité d’inguérissable envieux : « J’aurais aimé… Il est trop tard… », ou bien : « Ce livre soulève de telles questions… » Rien n’est plus abject que l’hypocrisie, en littérature ; rien n’est plus criminel, lorsque le hasard vous a fait dispensateur de réputations, de ne pas se donner sans réserve au service du talent. Ah ! je crois tout de même que si la critique était aux mains d’hommes aussi clairvoyants, aussi francs, d’écrivains aussi passionnés, d’aussi noble caractère que M. Octave Mirbeau, — au lieu d’appartenir aux France, aux Lemaître, à tous les ratés de l’École normale, — Villiers n’aurait pas dû, pour vivre, peiner comme un manœuvre, ni Mallarmé enseigner courageusement l’anglais à des potaches, ni Huysmans forclore, en un bureau, les meilleures heures de sa vie !

Pour en revenir à M. Moréas, qui fit, je le répète, des vers fort agréables et qui a de la patience et de ringéniosité, je ne vois pas bien en quoi il est plus « symboliste » que des romantiques tels que le divin Gérard de Nerval, que le fantasque Tristan Corbière, que tels de ses contemporains, par exemple Germain Nouveau, ou de plus jeunes, par exemple Louise Denise, dont les vers sont si suggestifs d’au-delà. Mais je n’ai pas à parler spécialement des poètes, ni de ceux, très hautains, qui se groupent autour des Entretiens où Bernard Lazare fait de la critique très excellente quoique un peu dure, ni de ceux qui maintiennent la Revue Indépendante, ni de ceux qui se réunissent au Mercure de France et qui suivent, en des voies très diverses, leur personnelle originalité. Les prosateurs me sont plus faciles à juger ; malheureusement, comme littérature nouvelle, ils n’ont donné que peu de chose. En dehors du théoricien Charles Morice qui, en ce moment, joue une grosse partie au théâtre, on voit bien que Vallette et Renard ont du talent. Mais si Saint-Pol Roux est symboliste, le sont-ils aussi ? Non, puisqu’ils diffèrent tous les trois. Il faudrait se renseigner près d’Albert Aurier : c’est un subtil analyste ; quand il aura fait son œuvre, il nous expliquera, très volontiers, comment il s’y est pris.

La prose, c’est le roman, le roman libéré des vieux harnois : il ne s’est pas renouvelé aussi vite que la poésie. Il n’y a pas, hormis Huysmans, de maître à comparer à ceux d’hier, à Flaubert, à Barbey d’Aurevilly, aux Goncourt ; il n’y a même pas un fou lucide qui nous jette dans les jambes quelques Chants de Maldoror. Les psychologues s’éteignent un à un, comme les bougies d’un candélabre, en les salons où ils fréquentent. Seuls brillent, dans la pénombre, Barrés alimenté par l’ironie et Margueritte dont la flamme est une âme. Quant aux naturalistes de la dernière heure, Descaves, si consciencieux artiste, les représente, et y il suffit ; et d’entre les inclassables, enfin, surgissent un étrange et presque ténébreux fantaisiste, un enfant (terrible) de l’auteur des Diaboliques, Jean Lorrain, G. de Sainte-Croix, romancier subtil, incorruptible critique, et ce brodeur de si fines étoles, F. Poictevin.

En somme, si j’en devais juger par ce qu’il m’est donné de rêver pour ma propre littérature (de bonne volonté), par quelques observations, quelques causeries, par des fragments lus çà et là, je pourrais m’aventurer à dire que la littérature prochaine sera mystique. Un catholicisme, un peu spécial, mais pas hérétique, régnera demain, — pour combien de temps ? — sur l’art tout entier.

M. Mæterlinck vient de traduire Ruysbrœck ; d’autres travaux préparatoires vont émerger… Nous en avons tellement assez de vivre sans espoir au « Pays du Mufle » ! Un peu d’encens, un peu de prière, un peu de latin liturgique, de la prose de saint Bernard, des vers de saint Bonaventure, — et des secrets pour exorciser M. Zola !

 

 

 

M. SAINT-POL-ROUX-LE-MAGNIFIQUE

 

Saint-Henry, 17 mai.

Monsieur,

Votre épistole m’arrive en Provence, corbeille de jolies filles.

J’y réponds, sous la joviale marguerite du Soleil, devant la masse de larmes versées par les amants et les poètes que l’on nomme la Mer.

J’ai fort hésité à vous communiquer ma profession de foi, l’heure me paraissant prématurée. Mais vous insistez avec une telle vertu qu’enfin je m’installe sur le chevalet de votre Question.

Nier l’imminence d’une Réforme et d’une Renaissance, c’est-à-dire d’une novation de systèmes et de formes, serait nier l’étoile polaire. Toutes proportions gardées, la contemporaine avant-garde de l’Art Prochain rappelle, par son bariolage, les précurseurs scientifico-philosophiques du seizième siècle. La Renaissance d’autrefois comme la Renaissance de demain, offrent à leur début une confuse mais fertile variété de crédos et de formules. N’avons-nous pas Luther- Wagner, Pic de la Mirandole-Villiers de l’Isle-Adam, Montaigne-Taine, Machiavel-Zola, Rabelais-Rodin, Théodore de Bèze-Mendès, Vinci-Puvis de Chavannes, Jacob Bœhm-Mallarmé, Nicolas de Cuss-Prance, Paracelse-Huysmans, Copernic- Mirbeau ? Le collectif volcan où fermentent ces esprits divers érupte chaque jour davantage. Les laves inhument peu à peu l’Herculanum des confessions vétustes, et de ces laves apaisées jaillira bientôt le lacryma-christi de l’Art espéré !

Ce que l’admirable Héraclite pensait des Choses et de Dieu, je le dis de l’Art : que sans cesse il devient. Potentiel Juif-Errant de la marche-pour-la-vie, il ambule vers le Trône de Perfection — accessible à la seule fin du Monde ! Sa vitalité réside dans sa perfectibilité. Les néophodes Cantaloups de la Sorbonne déclarent, à l’exemple d’Aristote, le ciel inaltérable, heureusement surviennent des Galilée pour, de temps en temps, découvrir des constellations nouvelles : chandeliers de Renaissances.

Quant à la Poésie, ma sentence est que, touchant le rendu, elle n’a pas encore offert sa manifestation véritable, adéquate. On a pris, pour elle, jusqu’ici, certain style d’officielle sélection. À travers les époques, splendirent des aèdes certes glorieux qui, parsemant leur poudre-aux-oreilles, firent génufléchir les populaces ravies. Ces grands hommes, je les honore d’un culte filial, convaincu que les Vieux sont notre atavisme, leurs œuvres nos mois de nourrice. Mais leur art fut-il vraiment l’art divin, la Toute-Poésie ?

Nenni !

Opinion si notoire déjà que des chercheurs risquèrent, dans notre siècle d’origine, qu’il pouvait y avoir autre chose. D’aucuns, ces lustres derniers, cogitant partiellement ce que je prétends, vinrent soutenir, qui la poésie c’est le son, qui la poésie c’est la couleur, ainsi de suite. Manifeste progrès. Néanmoins ces apôtres bégayaient encore. Non, la Poésie n’est pas uniment de la musique, uniment de la couleur…

Elle est tout cela, et davantage.

Le poète, braconnant dans les fourrés du Mystère, ne le pipera qu’avec toutes les armes humaines réunies en faisceau. Qu’est-ce que l’être ? Le mariage d’un corps et d’une âme. La compatible entente du ménage réalise la légitime géniture, l’époux et l’épouse ne faisant qu’un — de par l’amour : égoïsme à deux. Le corps est une âme qui se sert d’un corps, a énoncé un philosophe antique. Il faut quérir l’absolu avec l’être intégralement tendu vers toutes les directions. L’artiste se cantonne à tort dans les extrêmes : idéalisme ou positivisme. Est-il trop de deux bras pour étreindre une femme — qui se refuse ? On s’est contenté jusqu’à ce jour d’une opinion d’or ou d’une opinion de cuivre. Allons à l’alliage ! L’étincelle jaillit du baiser des pôles contraires.

Dans la religion poétique, l’âme est une harpiste dont la harpe est le corps : harpe à cinq cordes. Pincez une seule corde, vous avez la voix dans le désert égoïste et partial : pincez les cinq, voici l’expansive charité, voici la symphonie.

Ah ! si nous vivions dans la zone métaphysique de l’Absence, j’admettrais le mépris des Cérébraux pour les Choses et pour notre carcasse, mais nous sommes exilés dans la Babylone du Sensible et nos harpes sont parmi les saules.

Le poète se peut donc comparer, organiquement parlant, à une harpe supérieure s’adressant aux harpes moindres des peuples. Les vibrations de celle-là doivent éoliennement vitaliser celles-ci.

— Les cinq cordes de la harpe ?

— Nos cinq sens… qui traquent, capturent, puis officieusement naturalisent, accessibilisentle suprême gibier dérobé par l’esprit. Oui, la Poésie, synthèse des arts divers, est à la fois saveur, parfum, son, lumière, forme. Son œuvre prismatique (aux cinq facettes, sapide-odorante-sonore-visible-tangible) est le domaine où l’âme règne sur une mosaïque formelle et gouverne au milieu d’une orchestration foncière. Il en résulte un art attique amplifié : l’idée enchâssée dans un quintuple climat. Le subjectif dans l’objectif. Art parfait, où, par un voisinage étrange, semble presque se spiritualiser la matière et se matérialiser l’idée, la forme est la cage des lions et des faisans de l’abstraction, elle corporise l’idéalité, idéalise la réalité.

Qu’on n’aille point m’attribuer le sophisme d’une esthétique des seules sensations ! Ayant voulu poser les assises d’un quai de départ, j’ai dû commencer par les sens qui sont la prime et banale preuve de l’existence de l’homme en le cerveau de qui siège le Vatican des sensations. Ce sont les buccins des sensations qui sonnent la diane de l’humanité et c’est par le pont-levis des sens que le fantôme du Mystère entre visiter le donjon de notre esprit. Ma Théorie des Cinq Sens, ai-je inféré dans une étude sur le divin Pierre Quillard, est l’avènement de l’art individuel et vivant : le Verbe fait Homme. Ajoutons que les sens fraternisent avec un désintéressement tel qu’ils fusionnent chez les natures d’éUte au point de se confondre. Cette communion des sens engendre l’émotion suprême, l’éclosion de l’âme, son apparition, son entrée en matière. Longtemps j’ai supposé que la sensibilité pouvait être la substantialité de l’âme. Serait-ce pas au moins joli de dire que les sensations sont la forme insaisissable du corps et la forme saisissable de l’âme ? Le vulgaire commerce des sens, on le voit, n’est pas en cause, mais le subtil résultat de cet essaim se coalisant et s’épurant vers l’unité sensationnelle jusqu’à distiller dans la ruche cérébrale un relief unanimement élu.

Je n’insiste tant que parce que d’ingrats poètes propendent à congédier la Matière, ainsi qu’une trop vieille servante usée au service du Naturalisme. Ouais ! la fille est verte plus que jamais ! le serait-elle trop pour certains ? Bannir le contingent et le fini, c’est jouer à colin-maillard dans le transcendantal tunnel des vieilles lunes. On m’entendra mieux lorsque j’aurai présenté notre monde, la Vérité, comme les débris épars de l’originelle Beauté rompue.

Oyez cet apologue :

— « Au temps qui n’était pas encore le Temps, Dieu, solitaire Idée des Idées, voulut les corporiser, afin de distraire son intellectualité. L’incarnation opérée, la Beauté fut. La Beauté figurait la forme de Dieu. En la créant, il avait désiré se réaliser. Toutefois Dieu restait l’Idée : l’Idée de ces Idées qui formaient la Beauté. Alors ce fut une unité, ce fut encore une dualité. Devant ces Idées formelles (multiple mirage de son Idée une), Dieu s’éjouissait, tel un enfant devant un joujou.

Or, il advint ceci. Sans doute possédée de ce démon qui incite à produire, la corporelle Beauté, se croyant indépendante, eut la curieuse envie d’imiter Dieu, de créer à son tour. Mais — comme elle était la Perfection, et que la Perfection ne se peut surpasser, son unique devoir étant d’être — la Beauté, superbe d’harmonie, fut punie de son caprice : elle se rompit dans l’efi’ort de conception, se répandit pêle-mêle et ses débris devinrent la Vérité, c’est-à-dire le moindre : I’ici-bas. »

Mon apologue révèle un univers fait du châtiment de la capricieuse Beauté dont la substance gît, en désordre, attendant le talisman qui réhabilitera son équilibre et sa cohésion d’antan. Je cherche donc les lignes de la Beauté parmi la Vérité, son essence parmi Dieu, puisqu’en lui permane l’intègre et vierge Idée de la Beauté. La Beauté étant la forme de Dieu, il appert que la chercher induit à chercher Dieu, que la montrer c’est le montrer. Et l’on trouve le Bien par le seul fait que l’on trouve la Beauté, en dehors même de toute marotte didactique. Le rôle du Poète consiste donc en ceci : réaliser Dieu. L’œuvre du Poète est une création, mais une seconde création, puisqu’il met à contribution les membres de Dieu.

Le Poète a pour boussole son intuition. La Beauté, châtiée, qui rôde parmi l’imagination humaine, lui sussure sa nostalgie. Nous devons noter la qualité de cette nostalgie. La Beauté brisée ne retrouvera sa perfection qu’à travers son grand regret delà Splendeur perdue : le Poète est le chancelier de ce regret.

On le voit, mon idée-réalisme est un arbre immense ayant ses racines en Dieu, ses fruits et sa frondaison ici-bas. Les sensations nous apprennent les fruits, l’esprit dialecticien remonte à l’amande du noyau de ces fruits, cette amande mène l’esprit aux rameaux, et ces rameaux d’Ézéchiel conduisent l’esprit vers les racines, au Principe enfin, puisque ces fruits émanent de la raison séminale.

Le sublime Idéalisme de Platon est cruel pour notre Monde qu’il appelle monde d’apparence et d’ombres. Je soupçonne Platon d’avoir commis une politesse envers la Divinité et cru Celle-ci plus avare ou l’homme moins riche. Les ombres de Platon me semblent des lanternes vénitiennes dont il faut savoir soulever le papier pour entrevoir la flamme intérieure. Les sens s’arrêtent au papier lumineux. Stimulons notre esprit, sans lui nous n’aborderons jamais la petite flamme cachée, rayon de l’inspiratrice Flamme.

Je ne préconise point l’indigeste recensement des Choses selon le génial Groquemitaine de Médan, lequel exige que tout écrivain ait ses trente -deux yeux comme une queue de paon. Du moins, sollicité-je qu’on en désarcane l’essence causale, qu’on en cristallise l’orient, la caresse et le divorce de leurs correspondances, autrenient dit les modes qui sont en quelque sorte la vive chevelure de la substance. Méthode qui se peut nommer la maïeutique des Choses. Le poète est le Sage-homme de la Beauté.

Sans traiter les Choses d’apparences, j’admets toutefois que la perle de l’idée couve et palpite sous les parasites sables amoncelés par le temps et ses ulcères. Oui, toutes les petites âmes participant à la grande âme de la Beauté, toutes ces mignonnes unités concourant à l’une complexité, ont du sable sur elles. Le Romantisme n’a glorifié que les micas insectes et coquillages de ce sable, le Naturalisme a dressé la comptabilité de ses grains ; les écrivains à venir joueront de ce sable puis lui souffleront dessus afin de ressusciter le symbole enseveli, l’hamadryade essentielle, le cœur qui bat de l’aile au centre de tout, l’esprit de la substance. Le monde physique est un vase empli de métaphysique. Chaque chose est un tabernacle d’Isis, chaque chose est une idée ayant sur elle la poussière de l’exil. La Vérité c’est la charbonnière, avant le débarbouillage, la Beauté cette même charbonnière débarbouillée. En étreignant la première, c’est la seconde qu’il faut violer. Mais que l’on soit avant tout possédé de cette foi qui ’permettait à sainte Térèse de voir Dieu réellement dans l’hostie.

Puisque la Toute-Beauté, cette résultante, s’est évanouie du monde sensible et que parmi nous grouillent, çà et là, ses composantes, le problème à résoudre est : quelles sont les forces à marier pour inventer la Toute-Beauté ? L’univers figurant une catastrophe d’Idées, comment les réordonner poui ériger leur Idée, leur Synthèse ?

— Mais le public ? objecterez-vous, Monsieur.

— Ce Sicambre nous lapidera d’abord et nous coulera plus tard, en bronze. Simple comme l’œuf de l’impavide Christophe ! Je ne professe pas à l’égard des Gentils l’intolérance de saint Augustin. Tertullien émet, avec une politique noblesse, qu’il est odieux de contraindre un esprit libre à sacrifier malgré lui. La place m’est heureuse à cueillir cette cordiale maxime de La Bruyère que je recommande à l’Éminence Grise de Gandillot-le-tombeur-de-Shakespeare : « Celui qui n’a égard en écrivant qu’au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu’à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre. »

Tôt ou tard, la foule qui gémit aujourd’hui dans le capharnaüm de l’onocéphale Convention, s’émancipera vers l’évidente Rédemption.

Sa méfiance actuelle se comprend. À peine sort-elle de l’étude décadente. Et tenez, ce tabide décadisme fut un bienfait de la Providence. Les décadents auront du moins eu la céleste inconscience d’avoir précipité la réaction nécessaire. En d’antérieures époques déjà, ils incubèrent de robustes avènements. Les plus nobles floraisons ne sourdent-elles pas des trappes de la décomposition ? Sont-elles autre chose que d’harmonieux phénomènes émanés de causes vicieuses qui s’amendèrent jusqu’à telle vertu réalisée ? Notre époque est la copie de celle d’Elisabeth. Comme présentement, c’était en Angleterre, l’école déliquescente ; y paradaient l’euphuiste Lyly et le bizarre Donne. De cette poésie quintessenciée jaillit cette fleur dont le parfum nous survivra : Shakespeare. Nous sommes encore l’Italie du dix-septième siècle où le chef des poètes cavaliers, le corrupteur Marini, était l’objet d’une idolâtrie. Et nous sommes aussi la France du même siècle que le maréchal d’Ancre emmusqua de l’auteur de la Sampogna et des Baci, alors que les Scudéri faisaient s’agenouiller le goût, les Précieuses se coucher Tesprit. De même que Shakespeare sort de Lyly, nos merveilleux Classiques sortent des marinistes et des ruelles.

— Ce que je pense du Pèlerin Passionné ?

— Que ce petit-neveu des Guillaume de Loris, Bertram de Born, Rutebœuf, Jean de Meung recèle quelques perles dans les coquilles de sa cagoule. Le Talleyrand du Symbolisme, notre ami Charles Morice, nous parut excessif, disant de son compaing : « Moréas n’a pas d’idées, il ne lui manque que cela. » Coup d’aile de chérubin. Dieu merci ! Jean Moréas m’apparaît comme la complémentaire de François Coppée. En tant que tempérament artistique, il n’est pas sans m’évoquer, aux heures bizarres, un trombone à coulisse qui dégagerait des sons de fifre.

— L’avenir de la Poésie ?

— Il est aux divins, aux hommes-dieux !… Car l’ère va reflorir des dieux foulant le sol comme au temps rapporté par le frêle Musset. Les poètes sont imminents qui, prenant leur titre à sa primordiale acception, dévoileront leur propre Monde loyalement conçu par eux sans qu’ils se soient anéantis dans une cérébralité exacerbée, n’affichant aucune ingratitude envers Tunivers de Dieu, leur ensealissime Principal. Sur ce point, j’ai dit au Mercure de France, où Tailhade, de Gourmont, Vallette, Aurier écrivent avec une dague ciselée :

« Les poètes, nous sommes des dieux, c’est acquis. Chacun de nous conçoit un monde, d’accord. Néanmoins convenons que notre monde particulier n’est que l’élixir du monde initial, si prestement réintégré aux heures corporelles. Notre original s’étaye de l’originel. Le monde foulé — co-propriété indivise de tous dans la république de la vie — il nous faut le considérer comme l’apprentissage foncier de celui de notre esprit, lequel n’est, à franc dire, que le résultat d’un désir de réaliser mieux, désir servi par la morale de notre personnelle esthétique. La floraison du poète se mesure donc à son génie d’essentiellement comprendre ou d’amender (par un prêt d’intentions foraines) celle de Dieu. »

Ce divinisme paraphrase l’apophtegme de Gœthe : « La vraie poésie s’élève au-dessus du monde sans le perdre de vue. » Désormais, le poète aura le droit de chanter, à son heure du cygne, qu’un univers s’éteint avec la lampe de ses os, et ses disciples devront la coucher dévotieusement dans la tombe et, de même qu’on plaçait jadis une bête de marbre aux pieds d’un mort illustre, placer un globe symbolique aux pieds de l’endormi divin.

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— Mais le Symbolisme actuel ?

— Le Symbolisme du jour eng’once l’art dans le carcan du système, le restreint au séminaire du dogme. Soyons symbolistes comme Dante.

Cultivons le symbolisme sans le rig-oriser, ni l’édifier en petite tente sous l’ample soleil artistique. Je prise fort le Symbolisme, sobre et en filigrane, qui préside à certains chefs-d’œuvre des princes Mæterlinck, Henri de Régnier, Viellé-Griffin, Gabriel Randon, Stuart-Merrill. Instituer une école symboliste — c’est fonder une Suisse de la Poésie.

Qu’on y prenne garde, le Symbolisme exaspéré aboutit au nombrilisme et à l’épidémique mécanisme. Remémorons-nous l’abus du Syllogisme au moyen âge. Accordons toutefois au Symbolisme actuel les circonstances atténuantes, car il est le bout du bâton dont le Naturalisme est l’autre bout. Les selles physiques de celui-ci contraignirent les esprits aux sels métaphysiques, de même que les finales épines de la dialectique au moyen âge inclinèrent les âmes vers les roses mystiques. Ce Symbolisme est un peu la parodie du Mysticisme. Mais si fut logique le Mysticisme dans cette période passive et contemplative de la scolastique où chaque tronc de chêne se sculptait en reliquaire, chaque roc se creusait en cellule, si logique, dis-je, fut le suave Mysticisme des saints Bernard et Bonaventure, le Symbolisme exclusif est anormal en notre siècle considérable de combative activité.

Considérons donc cet art de transition comme une spirituelle niche faite au Naturalisme, aussi comme un prodrome (aucunement négligeable) de la Poésie de demain, et passons.

— L’Orient des poètes selon moi ?

— Puisque toute Renaissance arbore une enseigne, l’histoire ayant cure des étiquettes, je vous prophétiserai que la Poésie va vivre son

âge de diamant

Nous allons entrer dans

le magnificisme

Les Magnifiques, argonautes de la Beauté, iront chercher la Toison Divine dans la Colchide de la Vérité. Ils la conquerront par l’âme des choses, âme sur laquelle ils jetteront la chasuble tissée et passementée par leurs sensations…

Jésus, patriarche des Magnifiques, leur divulgua la Poésie moyennant l’ingénu sacrement de la Sainte-Eucharistie, par qui se réalisent substaniiellement le corps, le sang et l’âme de la Divinité sous les espèces du pain et du vin. Les pages blanches de l’œuvre à créer seront les hosties des artistes nouveaux. Ainsi le bon Nazaréen laissa tomber un symbole que je viens ramasser et traduire avec piété.

Les poètes magnifiques ne dispenseront pas la brute Vérité, mais exprimeront son origine ou son but ; ils en diront le meilleur et le progrès, ses illusions perdues, ses deuils, ses chutes, son espérance. Durant l’heure présente, fleur de l’horloge éternelle, ils rédigeront sur les tablettes ardentes de l’exil, les Mémoires de la Vie antérieure de la vérité, ou bien hypothéqueront les joies de sa Vie future. Le Magnificisme ne sera pas outrancier dans l’extrême à l’instar du Romantisme qui ne donna des ailes qu’à la folle du logis, ni à l’instar du Naturalisme qui ne donna des pattes qu’à son objectif. Ce qui occupera les hiératiques artistes de la Magnificence : l’essentiel motif de l’Humanité tramé dans l’ambiante et fondamentale orchestration de la Nature. Poètes des synthèses humaines, ils promettent l’œuvre vibrante, sortie des rythmiques entrailles de la vie, dans sa toute perfection, à la manière de l’Anadyomène éclosant de l’onde.

Le style devient la sainte-écriture, la bonne nouvelle.

Certes il est grand temps de dénoncer la bourriche du terre-à-terre, l’album du vis-à-vis, le panorama du comme-c’est-ça ! grand temps de brûler sur un fanatique quemadero, ces paperasses de greffiers, cette nosologie de potards, ces conciergeaneries de calicots en gésine ! grand temps de chasser les superficiels vendeurs du Temple et de cloîtrer à la Salpétrière ces Montépineurs égotistes qui nous imposent leurs mas- turbations d’homuncules à la coque !

Cette machine à coudre de ce qu’on entend nommer la Littérature, voilà bien la pire décadence !

Debout ! la croisade du Génie !

Le Génie table sur les vallons humains. Mais ces moissons, mais ces vendanges que les véristes donnent à brouter, à grapiller sur place, telles quelles, le Génie les emporte au moulin, au pressoir spéciaux de son âme, puis les confie soit au four, soit à la cuve de sa foi : enfin, ces moissons et ces vendanges, le Génie les offre sous l’or des espèces glorieuses, chantant avec images : « Agréez ce festin, frères d’ici-bas. Dans vos champs j’ai récolté la brune Douleur. Cette Douleur, je l’ai gardée pour moi seul. Cette Douleur, je l’ai fécondée. Agréez ce festin, enfant que j’eus de la triste femme. Ô frères d’ici-bas, voici ma fille, adorez-la, car cette fille — c’est la Joie ! »

De la sorte, cher maître Huysmans, le Génie est le Paraclet prénommé le Consolateur.

Oh ! le Génie hante une subtile cité sise entre l’ici-bas et l’au-delà. Si j’osais parler en géomètre, j’insinuerais que cette Cité existe au baiser que le sommet de la divine pyramide penchée donne à l’humaine pyramide dressée. Les pluies viennent de ce pays sans doute, car les poètes y pleurent. Ce magique territoire a des lois et des êtres nouveaux : êtres et lois,

 qui, dictés en principe par l’humanité, furent ensuite

corrigés et paraphés par la divinité. Chaque génie y occupe son palais. Et ces divers palais, fraternisants, participent à la Sublime Confédération.

Là, fermentent les séculaires détresses de la Beauté, qui, malgré l’effort charitable du Génie, n’est pas encore en ce monde tout à fait résolue. À l’heure présente la terre ne reçoit d’elle qu’un hypothétique parfum, lequel est lui-même un peu la Beauté puisqu’il la suggère. Cette hypothèse nous instruit du moins par ses aveux, comme le rayon nous raconte tout le lointain Soleil.

À travers les fièvres de sa nostalgie, la Beauté brisée délègue nos âmes sur la terre, nos âmes qui vite s’enchâssent dans nos corps : Elle dit à ces messagères : « Pastourelles, réunissez les brebis égarées, reconstituez mon troupeau, refaites le sacré bercail. » Hélas ! les messagères sont, pour la plupart, des mercenaires s’attardant aux margelles des puits. Les rares poètes sont les bergers évangélistes.

Ces brebis égarées, les Magnifiques espèrent les rassembler. La dive Beauté, que les mortels n’ont encore vue qu’avec les braves yeux de l’éphémère foi dans le temple abstrait de la chimère, les Magnifiques l’inviteront ici-bas le plus notablement possible. Ils veulent que, par la fée Poésie, la Beauté descende s’asseoir parmi les hommes, ainsi que Jésus s’asseyait parmi les pêcheurs de la Galilée. Déjà ces poètes regrettent le vieil avenir : éloigné Ghanaan où les œuvres d’art seront des Idées sensifiées ayant l’existante vertu d’une source, d’un amour, d’un triomphe, d’une colline ou d’un océan, Ghanaan où les Odes se mireront dans les fontaines, les Élégies déperleront sur les colonnes abattues, les Passions s’agiteront sur la scène des vallons.

Oui, je prédis une époque lointaine où le pur Absolu descendra chez la Matière, pour à la longue s’y substituer, de par l’effort accumulé des poètes des siècles révolus. Oui, s’épanouira cette heure miraculeuse où, ayant été sollicitées et séduites chaque jour davantage par la génération des élus, mesdemoiselles les Idées voyageront réellement en notre monde.

Alors ! oh ! alors trop heureux, c’est-à-dire malheureux de leur mine patibulaire devant cette invasion de supérieures Charmantes, les derniers mortels iront se cacher dans les sépulcres — et s’ouvrira la Restauration de l’une Beauté complexe.

Les hommes auront passé, mais Elle restera.

Ç’aura été l’honneur du monde sensible d’avoir régénéré la Beauté parfaite qui le façonna, de ses membres brisés, au dernier instant de la Vie Antérieure. Et ce sera la Vie Future !

Ceux-là, monsieur, seront Magnifiques, qui, paysans de la vie, spéculatifs écoliers de la chair et de l’esprit, étudieront l’Être par l’être, pensant selon j’oublie quel philosophe que Dieu est l’homme éternel. Riches de tous les péchés sans doute, assurément de toutes les vertus — d’où l’étrange miséricorde — ils seront reconnaissables, ayant à la fois cet air de revenir de l’enfer qu’avait l’homme de Florence et cet aspect de retourner au firmament qu’avait l’homme de Nazareth. Ne faut-il pas avoir vécu la houleuse adolescence de Raymond Lulle pour prétendre à l’ars magna ? Leur morale sera celle d’Epictète. À l’égard des Aînés dont la barbe est une aile de cygne — Aînés bernables toutefois, le cas échéant — les Magnifiques ne professeront pas l’insulte de ces Savonaroles de cabaret, qui, s’imaginant téter la verte espérance en sablant de l’absinthe, évoquent des bambins qui se croiraient l’àme noircie pour avoir sucé du réglisse. Respectueux encore que prudents héritiers du passé, ils sauront éviter l’ivraie comme glaner l’épi sur l’Himalaya de Hugo, sur les fortifications et la Butte-Montmartre des Goncourt et Zola, sur le Parnasse des honorables Adjoints de M. Lemerre. Je ne dis pas à ces Renaissants : reculez à l’antiquité ! retournez au seizième siècle ! Je leur crie : « Appareillez pour l’Avenir ! » Il est équitable de le déclarer, les poètes sont solidaires. Ils sont plusieurs et ne sont qu’un. Il y a un poète, un seul formé de tous les poètes : il y a le poète ! Celui-ci naquit avec le monde, avec le monde il mourra. Il doit s’avancer, flori du (lambeau toujours plus ardent — et ne pas trop garder en arrière, pour ne pas être cristallisé en statue d’imitation.

Classicisme, romantisme, naturalisme, psychologisme, symbolisme, serviront de piédestal au Magnificisme.

La réhabilitation du Théâtre sera la grande ambition des Magnifiques.

Ô le Drame, expression capitale de la Poésie ! Ô le Théâtre, par Hégel défini la représentation de l’univers !… Ô cette création, seconde devant Dieu, première devant les hommes !… Étincelante Minerve à la fois sortie du front et des entrailles du poète !… Ô le Théâtre vivant, diocèse des idées, synthèse des synthèses !… Symphonie humaine où babilleront la saveur, le parfum, la sonorité, la flamme, la ligne !… Ô ces êtres qui seront les formes glacées de l’eau fuyante du Rêve !… Ô ces vendanges idéales au vignoble de la Vérité !… Ce dialogue du sexe et de l’âme ! Ce duel de la viande vive et de la pensée nue !

Cet arc-en-ciel et cet arc-en -enfer I Ô ce grand conseil émanant de la Beauté par cela simplement qu’elle est la Beauté !… ce rideau s’entr’ouvrant comme un calice ! et ces splendides mots qui s’en envoleront, abeilles ravies de porter le bon suc au public régénéré !… Ô ces spectateurs tressaillant ainsi que tressaillit Moïse devant l’harmonieux rosier du Sinaï !… Ô ce théâtre que Dieu lui-même, en la loge grandiose, suivra de sa prunelle de soleil, puisqu’il sera conçu pour l’Éternité !

Eh bien ! ce Théâtre, les Magnifiques le réaliseront !

C’est pourquoi, Paris, rebâtis en tes flancs le théâtre d’Athènes, et c’est pourquoi, patrie, conseille à tes foules frivoles le saint enthousiasme des phalanges de Grèce, car voici venir les Eschyles futurs, voici grandir les Sophocles nouveaux !

Une chose regrettable, c’est le systématique blasphème des Princes de la Férule envers les Gueux du Verbe. La mauvaise foi des uns, la bonne foi des autres : cela ne peut qu’aboutir à une Terreur nouvelle tôt ou tard. J’y ai songé souvent avec une infinie tristesse. Relisez plutôt les annales du fanatisme. Surtout ne dites pas : « C’était bon dans le temps ! » Par pitié, ne dormez pas sur cette rose et pensez à la guerre possible des Orphées dontchaque jour on crucifie l’espoir ! Déjà la révolte s’excite aux quatre coins de l’Esprit. Il y a cent ans se fit la Révolution des Pioches, avant cent ans peut-être se fera la Révolution des Plumes. Oh ! songez-y ! Tout y précipite la jeune Intelligence : la vulgarisation de la science, les privilèges des barbares, le génie chassé des Versailles comme un lépreux, et je ne sais quel doigt de Dieu qui fait signe dans l’espace. Les paysans de La Bruyère ne sculptèrent qu’une moitié de la Liberté, il se pourrait que les poètes sculptassent l’autre, — et je l’écris avec toutes les larmes comme avec tous les sourires de mon âme. Parfois j’entends une voix d’apocalypse, voix maligne et sainte ensemble, me crier : « Un jour les Aigles fondront sur les Crapauds, — et les Crapauds l’auront voulu !!! »

Cher Monsieur, deux poètes sont, hélas ! reliés dans dans le marbre tombal qui eussent été souverains dans l’Âge de Diamant : Jules Laforgue, Ephraïm Mikhaël.

Si vous le voulez bien, serrons-nous la main sous le palmier de leur souvenir.

Saint-Pol-Roux-le-Magnifique.  

 

Les Naturalistes  

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021