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BIBLIOBUS Littérature française

Les Psychologues

 

J’ai cru devoir commencer cette enquête par les écoles, qui attirent présentement l’attention générale. Je me suis tout d’abord adressé à celle de ces écoles qui a le plus de véritable action sur le public, en même temps, d’ailleurs qu’elle se rattache à des formes de pensées intensément nationales. Dans la littérature de ce moment, les psychologues qui s’illustrent dans ce siècle des noms de Benjamin Constant et de Sainte-Beuve, semblent, après une certaine défaveur, reconquérir la prédominance dans la sympathie du monde littéraire.

 

 

 

 

 

M. ANATOLE FRANCE

 

Quand, avec une bonne grâce charmante, le maître critique se fut livré à mon indiscrétion, je lui demandai :

— 1° Le naturalisme est-il malade ?

— Il me paraît de toute évidence qu’il est mort, me répondit-il. Je le constate sans une joie démesurée, mais aussi sans l’ombre d’un regret. On m’a souvent prêté à tort une antipathie de parti-pris contre le réalisme. Je reconnais, au contraire, que Flaubert et les Goncourt ont inauguré magistralement ce procédé de littérature méthodique et que Zola, avec l’Assommoir et Germinal, a fortement continué l’œuvre commencée. Mais il était aisé de prévoir l’inévitable réaction. Quand on les eut lus, et que l’on se fut dit : « Tout cela est vrai, très vrai, mais aussi c’est triste, et cela ne nous apprend rien que nous ne sachions… », on aspira à autre chose. Sans compter qu’il arriva quelquefois que cette prétendue vérité devint du parfait mensonge, et du mensonge peu estimable. La Terre, par exemple, n’est pas tant l’œuvre d’un réaliste exact que d’un idéaliste perverti. Ne voir dans les paysans que des bêtes en rut, c’est tout aussi enfantin, aussi faux et aussi maladif, que de faire de la femme un être désexué, livré au vertige du bleu. Les paysans ne sont pas libidineux pour deux raisons : d’abord ils n’ont pas le temps, ensuite cela les fatiguerait… nous le savons bien… Le pape Alexandre VI, simplement pour avoir passé une nuit au spectacle des filles de la banlieue de Rome accouplées aux porte-faix, ne put dire sa messe le lendemain ; Zola, lui, nous montre des paysans, levés à l’aurore, travaillant comme des chevaux, et, malgré cela, s’adonnant à une fornication perpétuelle. Non. Pour se donner la peine d’inventer, on pourrait vraiment inventer mieux.

Et puis, il y a une autre cause à la mort, — provisoire, je veux bien — du naturalisme. Il n’y a presque plus que les femmes qui lisent le roman, c’est un fait, les hommes n’ont pas le temps. Eh bien ! les femmes n’arrivaient pas à concilier les préjugés mondains qui ne sont pas favorables aux œuvres réalistes avec leur amour de la lecture, et le plaisir qu’elles ont à consacrer les réputations littéraires. Avouez qu’il était impossible, dans les salons, même les salons bourgeois, de démontrer qu’on connaissait la Terre sur le bout des doigts, et de se passionner pour ou contre, en invoquant des arguments ? Aussi, dès les premiers livres de Bourget, vous avez vu l’empressement des femmes vers le roman psychologique. En effet, en même temps qu’elles purent afficher leur auteur favori, elles y trouvèrent matière à controverse sur les sujets qui les intéressaient le plus, elles y virent le souci d’elles, un souci d’amoureux. Car, puisque nous réglons le compte du naturalisme, nous pouvons ajouter cette conclusion aux autres : le naturalisme est mort en même temps de saleté et de chasteté ! En effet, s’ils peignirent les bassesses et les immondices de la vie — et par là s’aliénèrent les dégoûtés — s’ils furent sales, en un mot, jamais ils ne furent voluptueux, et leur clientèle se clairsema vite des tendres et des sentimentaux. Il n’y a pas un amoureux parmi les naturalistes. Cela vous étonne ? ce n’est pas Zola, qui ne vit et ne montra jamais que la bête, ce n’est pas Daudet, ce n’est pas Goncourt qui excelle surtout dans les peintures des déviations du sens voluptueux. Alors…

— 2° Le naturalisme pouvait-il être sauvé ?

— Les deux Goncourt auraient pu sauver le naturalisme et assurer sa durée, s’ils s’étaient décidés à faire du naturalisme mondain, c’est-à-dire s’ils avaient dirigé leur objectif vers les sphères mondaines. La réalité est aussi bien là qu’ailleurs, et les passions d’une femme du monde sont aussi intéressantes et fécondes en observations que celles des laveuses de vaisselle et des filles. Mais ils y ont pensé trop tard, sans doute, et Chérie reste, dans cette voie, un tâtonnement.

Quand Zola arriva à l’apogée de sa renommée, en même temps que triomphait définitivement la démocratie, les grands salons se fermaient, et il n’eut guère, ce semble, l’occasion ou plutôt l’envie de fréquenter les femmes du monde. Sans cela, peut-être qu’étant alors encore souple, il se fût décidé à changer de matière d’expérimentation, et peut-être eût-il réussi ? Je dis : peut-être, car, au temps où tous deux vivaient encore, les Goncourt, avec leur finesse aristocratique, leur esprit délicat et raffiné, me paraissaient plutôt indiqués pour cette besogne subtile.

 

À ce moment, une petite fille de huit ou neuf ans entre dans le cabinet où nous causons. Ses longs cheveux flottent, elle est vêtue d’une robe rouge.

— Qu’est-ce que c’est ? dit le père doucement. La petite fille répond :

— Je venais t’apporter un crayon, tu n’en as jamais !

Et elle s’en va, sautillante.

 

— 3° Par quoi sera remplacé le naturalisme ?

— Par ce qui, déjà, lui a succédé, par le roman psychologique dont Bourget a repris la tradition. D’ailleurs, le mouvement est si bien marqué que même les disciples de l’école qui finit se mettent à la psychologie ! Maupassant, dans ses derniers romans, s’y adonne de tout son cœur ; Hennique avait dès longtemps lâché ; Huysmans n’avait, lui, jamais pris pied dans la vulgarité naturelle. Et il n’y a guère plus de jeunes écrivains de talent qui fassent autre chose : Maurice Barrès, cette jeune et si brillante intelligence, ce de Maistre, moins le dogmatisme, Pierre Loti, Rod, Jules Lemaître, M. de Voguë, que sais-je !

— 4° Le symbolisme est-il un résultat parallèle de cette évolution ?

— À n’en pas douter. C’est également une réaction contre l’absence d’âme, le parti-pris d’impassibilité et de sécheresse des Parnassiens ; je sais bien que le Parnasse a cette croyance que l’impression de beauté doit venir de la pureté et de la noblesse des formes ; mais à côté de la Vénus de Milo, — non, ne parlons plus de la Vénus de Milo ! — à côté de la Victoire de Samothrace, par exemple, n’y a-t-il pas de place, comme le disait si bien Henri Heine, pour l’émotion des lignes vivantes, au besoin désordonnées ? À côté du vers parnassien qui, avec Leconte de Lisle, Catulle Mendès, de Hérédia, Silvestre, est resté presque classique, n’est-il pas permis de chercher un vers plus libre, plus élastique, plus vivant ? Ce qui m’a fait, en somme, prendre la défense de la jeune école, c’est ce bizarre et peu généreux parti-pris que leurs prédécesseurs ont mis à les combattre. Tout ce que les Parnassiens reprochent, en somme, aux symbolistes, leur avait été reproché, à eux, Parnassiens, dans le temps où ils luttaient eux-mêmes ; je parle pour de Hérédia, surtout, et Leconte de Lisle, car Mendès, quoique aussi peu métaphysique qu’eux, a l’esprit plus ingénieux, plus ouvert et moins sectaire. Mais ils me font l’effet de ces vieillards qui trouvent que les femmes ont cessé d’être jolies précisément depuis qu’eux-mêmes ont cessé d’être jeunes, et qui conservent tous leurs trésors d’adorations et d’hommages pour les jeunes filles de leur temps. C’est très humain, mais c’est peu raisonnable. Eh bien ! eux, c’est comme si on insultait la mémoire d’une vieille amie ! Ils disent qu’ils ont apporté aux jeunes un outil savant, parfait, avec des rimes sonores et une langue riche et pure, et ils trouvent outrageant que ces jeunes refusent de s’en servir, voulant en créer un nouveau et bien à eux. D’ailleurs, c’est une règle constante que les petits-enfants délaissent ce qui a fait la joie des grands-pères, et il est non moins prouvé que les grands-pères ne s’expliquent jamais ce phénomène.

C’est comme la jalousie qu’on prête à Verlaine. Mon Dieu ! pourquoi s’en étonnent-ils ? N’est-ce pas bien naturel, bien humain ? Ce pauvre Verlaine, plein de talent, mais inquiet, mais double, pour ainsi dire. Vous souvenez-vous qu’autrefois on voyait, dans tous les bals masqués, un diplomate Peau-Rouge ? un monsieur en habit noir, très correct, qui avait la figure tatouée, et, sur la tête, des plumes de perroquet. Eh bien ! Verlaine m’a toujours rappelé ce déguisé. Au temps où il était Parnassien, il s’ efforçait, comme les autres, de faire des vers impassibles ; l’habit noir paraissait, puis le sauvage s’en débarrassait ; puis, de nouveau, une crise de correction ; tour à tour croyant et athée, orthodoxe et impie, à la manière des poètes religieux de Louis XIII ; et ainsi de suite jusqu’à ce que, l’habit noir enfin usé, il ne lui est plus resté que le tatouage et les plumes de perroquet….

— En résumé, vous admettez le vers nouveau, avec toutes ses libertés et tous ses archaïsmes, tel que le présente Moréas ?

— Je trouve que, lorsque Coppée a écrit un vers conformé de cette façon (je ne vous réponds pas des mots, mais de la contexture) :

Je suis la froide et la méchante souveraine,

c’est-à-dire depuis qu’il a mis la césure entre l’article et le substantif, il a supprimé l’hémistiche classique, et qu’on avait absolument le droit de mettre la césure au milieu d’un mot. Quant à la règle de l’hiatus, on ne peut la trouver que bête, quand on pense qu’elle défendait de dire dans un vers : tu aimes et qu’elle autorisait d’écrire : au haut de l’escalier ! Les autres entraves, l’élision de l’e muet prescrivant : je prie Dieu, l’alternance des rimes, etc., etc.. ne se soutiennent pas davantage. Reste le nombre illimité des syllabes… Je sais bien que cela équivaut à faire de la prose rythmée, mais quand elle est faite par un artiste, j’y vois assez de charme. L’obscurité ? oui, en effet, c’est un tort ; si on ne comprend pas maintenant, que sera-ce dans cent ans ? Je sais bien que la poésie n’est pas un art de vulgarisation que chacun doit pouvoir goûter sans effort ; mais c’est égal, je ne suis pas pour l’obscurité. Les archaïsmes ? Je préférerais, en effet, la langue moderne avec laquelle on peut tout dire, quand on a du talent. Jean Moréas, d’ailleurs, en a beaucoup. C’est un artiste charmant, qui manie la vieille langue comme un linguiste, avec beaucoup de grâce. Je connais moins ses émules.

 

La charmante enfant de tout à l’heure entrait de nouveau.

— Je vais déjeuner avec Jacques.

— Pourquoi ? Hier déjà tu m’as manqué, beaucoup manqué à déjeuner.

— C’est pour aller faire faire la photographie après…

Et elle regardait dehors le soleil.

Très doux, mais sur un ton sincère, M. France dit :

— Tu me désespères.

L’enfant le regarda à demi-touchée, à demi-moqueuse.

— Va, je suis désespéré.

Mais elle, l’embrassant :

— Eh bien ! non, je n’irai pas.

Je me levai pour partir. Et je pris congé, m’arrachant littéralement au charme de cet accueil et à la séduction de cet esprit.

 

 

 

M. JULES LEMAÎTRE

 

— Mais comment voulez-vous, — me jette le distingué critique des Débats, — que je vous donne mon opinion là-dessus ! Il faudrait huit jours pour préparer quelque chose de seulement présentable…

— Excusez-moi, répondis-je, je croyais que ces idées étaient dans l’air, et, comme M. Anatole France, M. Barrès, M. Rod m’avaient répondu…

— Vraiment ? ma parole, je ne sais pas comment ils font… Mais, sérieusement, tenez-vous beaucoup à mon avis ?

— Beaucoup, en effet ! vous êtes l’un de ceux que l’on a, jusqu’ici, considérés plutôt comme des idéologues que comme des réalistes, et je tiens particulièrement…

— Heu ! voyons vos questions. « Le naturalisme est-il fini ? » Bien sûr ! « Pourquoi ?… » Est-ce que je sais, moi ! Parce qu’il a fait son temps, parce que, en art, comme en tout, il n’est qu’action et réaction. « Si les erreurs du naturalisme proviennent plutôt des doctrines que des hommes qui l’ont incarné ? » Mais, pour moi, c’est la même chose… Les doctrines sont le reflet du tempérament des hommes, et, par conséquent, héritent de leurs défauts. Et puis, le naturalisme, c’est Zola, Zola tout seul. Daudet est en dehors, et pourtant, c’est lui qui a le mieux appliqué les théories du naturalisme, ce qui n’empêche pas que le naturalisme, c’est Zola, Zola tout seul. Que voulez-vous que je vous dise ?… Quant aux Goncourt, ce ne sont pas des naturalistes, ce sont des artistes précis, délicats, rien moins que des naturalistes…

M. Lemaître avait, devant lui, la lettre que je lui avais écrite la veille et qui contenait toutes mes questions. Il poursuivit, lisant :

— « Qui remplacera le naturalisme ? » Eh bien ! ce sera… D’abord, il y a une telle anarchie dans toutes les manifestations de l’art, qu’on ne peut plus s’en rapporter aux étiquettes ; les étiquettes, ça se colle comme on veut ! Mais enfin, on a fait un tel abus de mots et de couleurs qu’on arrivera fatalement à une littérature plus sobre, plus synthétique pour ainsi dire, avec des impressions brèves, comment dirai-je, comme piquées (l’extrémité du pouce et de l’index joints, M. Lemaître fait, de l’avant-bras, le geste menu de lancer des fléchettes), et que l’on comprendra sans explication, sans détail.

— Les psychologues ?

— Les psychologues ?… il n’y en a qu’un, c’est Bourget.

— Pourtant, dis-je, Anatole France, Barrès…

— Anatole France, c’est un moraliste. Barrès, c’est un humoriste, comme Sterne, un ironique Un psychologue, c’est un écrivain qui étudie l’âme des autres ; Barrès, lui, n’étudie que la sienne. Barrès est très curieux. Il a fait d’adorables pastiches de Renan, et qui sont mieux que des pastiches. Ses trois volumes sur la culture du moi sont le développement de certaines idées de Renan. Développement demi-sérieux, demi-ironique. On dirait que Barrès ne sait pas exactement lui-même où commence et où finit son ironie : c’est très particulier.

M. Lemaître continue la lecture des questions.

— « Si le mouvement symboliste est concordant ou contradictoire avec le mouvement psychologiste ? »

— Les symbolistes… ça n’existe pas… ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent : c’est quelque chose qui est là, sous terre, qui remue, qui grouille, mais qui n’affleure pas, comprenez-vous ? Quand, à grand’peine, ils ont produit quelque chose, ils veulent bâtir, autour, des formules et des théories, mais comme ils n’ont pas le genre d’esprit qu’il faut pour cela, ils n’y arrivent pas. Ainsi la seule chose qu’ils montrent jusqu’ici, le Pèlerin passionné, de Jean Moréas, qu’on nous présente comme un livre d’école en quelque sorte, c’est en grande partie incompréhensible, à part une demi-douzaine de petites pièces charmantes qui sont d’adorables chansons populaires ; en vérité, faut-il tant de bruit pour arriver par le plus long aux chansons populaires ? Car, je le répète, le reste ne se comprend pas. Je suis sur qu’ils ne sont pas vingt à se comprendre. Non, voyez-vous, ce sont des fumistes, avec une part de sincérité, je l’accorde, mais des fumistes. Et vous en verrez plus d’un, d’ici quelques années, aboutir à la Revue des Deux-Mondes, comme Wyzéva et Barrès, qui ont été des leurs, en somme !

Voici ma dernière question :

— Croyez-vous que l’évolution aboutisse à une littérature abstraite se rapprochant de notre littérature classique ?

— Ce dont je suis sûr, c’est que les nouvelles générations littéraires se ressentiront des changements de programmes universitaires, de l’affaiblissement des études latines. Dans ces conditions il n’est pas probable que la littérature se rapproche de la forme classique. Je suis persuadé que les modifications de la langue vont être beaucoup plus rapides qu’elles n’ont été depuis deux siècles.

Je me levai alors pour partir. M. Jules Lemaître me reconduisait jusqu’à la porte, en causant de Barrès. Et comme j’écartais la portière avant de disparaître, M. Lemaître dit encore, avec un geste plein d’une grâce élégante et précieuse et le sourire de ses lèvres serrées :

— Barrès, voyez-vous, c’est la dernière efflorescence, délicate et légère, avant la pourriture, du renanisme.

 

 

 

M. ÉDOUARD ROD

 

Genève, 24 février 1891.

Monsieur,

Je suis vraiment très embarrassé de vous exposer en quelques lignes mon opinion sur toutes les questions que vous voulez bien m’adresser. C’est toute la philosophie de la littérature contemporaine qui pourrait seule répondre à votre questionnaire.

Je crois que la littérature naturaliste, sans être finie, a passé son heure : non seulement à cause des excès de quelques-uns de ses adeptes, mais surtout parce qu’elle a été l’expression littéraire de tout un mouvement positiviste et matérialiste qui ne répond plus aux besoins actuels. Le coup d’œil le plus superficiel sur l’état du monde nous montre que, dans tous les domaines, nous sommes en pleine réaction. Cette réaction a emporté le naturalisme. Est-elle une erreur d’un instant ? Est-elle, au contraire, le commencement d’une ère de certitudes et de solidité politiques, morales et religieuses ? Je n’en sais rien : nous le verrons ou nous ne le verrons pas.

Il me semble évident, d’ailleurs, que le naturalisme a été fort utile à son heure : il a introduit la précision dans le roman et la vie dans le style narratif, ce qui est bien quelque chose ; sans parler des libertés et des hardiesses qu’il a introduites dans les lettres, et qui, grâce à lui, sont maintenant acceptées. Aussi, à ce qu’il me semble, y a-t-il une filiation directe entre le naturalisme et le psychologisme malgré les différences apparentes.

Je ne me hasarderai pas à prophétiser l’avenir de la littérature actuelle. Les psychologues et les symbolistes me semblent des frères, à peu près jumeaux ; les différences qui les séparent tiennent surtout, je crois, à des différences de tempérament et d’imagination.

Les poètes sont symbolistes ; les esprits précis se contentent d’être psychologues. Peut-être sont-ce les symbolistes qui rendront à la littérature le signalé service de la sauver de l’abstraction classique. À coup sûr elle en est menacée. Mais elle a des chances d’éviter l’écueil, pour cette raison que rien ne se recommence exactement.

La question : où allons-nous ? demeure donc absolument réservée. Dans le gâchis des opinions contradictoires, des écoles tâtonnantes, de toutes les idées qui se remuent dans les couches supérieures de la littérature, celui qui voudrait distinguer un chemin plus clair que les autres serait bien téméraire. Pour ma part, je vous l’ai déjà dit, je crois à la réaction, dans tous les sens que ce mot comporte. Mais jusqu’où ira cette réaction ? C’est le secret de demain.

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Recevez, etc..

 

 

 

 

M. MAURICE BARRÈS

 

Petit hôtel Renaissance, rue Legendre, 12. On monte quatre étages ; le quatrième palier est barré par une porte en chêne à claire-voie ; un bouton électrique ; le domestique vous ouvre cette porte, on monte encore quelques marches : on est enfin introduit dans un élégant cabinet à cheminée monumentale de chêne sobrement sculptée ; petites vitres plombées, rideaux de soie bise s’ouvrant à l’intérieur comme des portes, la tringle montée sur une charnière. Divan oriental, cabinet italien ébène et ivoire, peintures moyen-âgeuses aux murs, bureau de chêne, grands fauteuils Louis XIII. Sur le bureau, paperasses, cigarettes, vase élancé où se penchent des anémones envoyées par la mère de Marie Bashkirtseff, comme chaque semaine, de son jardin de Nice.

Accueil amical, sourire bienveillant que des gens s’entêtent à voir ironique.

Les cigarettes allumées et les questions posées, voici la marche de l’entretien :

— Oh oui ! ce qu’on a appelé le naturalisme est une formule d’art qui est aujourd’hui bien morte. Mais remarquez comme c’est toujours le besoin de la vérité qui fait les évolutions en art. Une esthétique se fait jour : peu à peu la beauté qu’elle a innovée devient une formule, et fait des adeptes ; une école est née, elle vit, s’épanouit ; puis, les disciples étriquent de plus en plus la formule ; et, à partir de ce moment, c’est un art mort. Le naturalisme a passé par ces phases ; mais il ne faut pas oublier les services qu’il a rendus. Il est venu à un moment où la littérature à l’eau de rose d’Octave Feuillet était à la mode ; il y avait là un parti pris de voir avec une certaine beauté conventionnelle les gens du monde, et de ne voir qu’eux, contre lequel les naturalistes ont heureusement réagi ; ils ont élargi le cadre des préoccupations du romancier, ils ont dégoûté même les gens du monde de cette beauté poncive. Mais enfin, à leur tour, fatalement ils ont subi la loi commune, et je les crois bien finis aujourd’hui.

D’ailleurs, lorsque je vous parle de naturalisme, j’ai en vue la formule d’Émile Zola et de ses disciples immédiats, car on ne peut pas dire que les Goncourt, par exemple, soient des naturalistes purs ; ce sont surtout de prodigieux artistes et des raffinés ; par leurs études d’art, ils s’éloig’nent, au contraire, du naturalisme, et même leur roman La Faustin ne peut être rapproché d’aucune des œuvres de l’école. Et pourtant j’ai la conviction que l’œuvre de Zola est un monument puissant qui restera, mais auquel je n’ai jamais pu m’intéresser.

— À qui, selon vous, a profité cette défaite du naturalisme ?

— Je crois que c’est un fait, elle a profité aux psychologues. Leur grande vogue vient de ce qu’ils ont eu des préoccupations trop négligées par les naturalistes. Ceux-ci avaient fait de minutieuses et pittoresques descriptions des aspects extérieurs et des gestes, des passions, des appétits humains. Ceux-là, au contraire, Bourget, par exemple, ont voulu considérer ces appétits comme le ferait un savant d’une plante qu’il étudierait, en considérant toutes ses racines, la terre où elle pousse et l’atmosphère où elle se développe. En outre, de même que les naturalistes, par réaction contre l’ancienne convention mondaine, s’étaient cantonnés dans la vulgarité, les psychologues ont cherché des milieux autres que des milieux de médiocrité et des âmes différentes des âmes vulgaires. Il doit y avoir plus de luttes et d’intéressants débats dans l’àme, par exemple, d’une impératrice détrônée qui a connu toutes les gloires et toutes les ruines, que dans l’âme d’une femme de ménage dont le mari rentre habituellement ivre et la bat, ou dans celle d’un Sioux attaché au poteau de guerre !

— À côté, dis-je, du mouvement psychologiste, il paraît y avoir un autre mouvement en réaction contre le naturalisme : le symbolisme… Puis-je vous demander si vous êtes symboliste ?

— Je fais des livres où de mes amis, en effet, veulent voir des symboles ; et, vraiment, j’ai le goût de faire dire à mes personnages des choses d’un sens plus général que le récit des menus faits de leur existence : dans ce sens, je serais donc symboliste. D’ailleurs, c’est là un terme bien vague ; il est certain que, de tout temps, l’art a été symboliste et que, seuls, peut-être, les naturalistes ont affiché le parti-pris de se tenir dans le fait-divers, dans le cas exceptionnel, dans le particulier étroit, sans vouloir admettre les généralisations. Tous les personnages de Molière, ceux de Shakespeare et de nos auteurs classiques, sont en même temps des cas particuliers et généraux, des êtres vivants et des types : Tartufe, Roméo, Béatrice, par exemple.

Ceux qu’on appelle aujourd’hui symbolistes n’ont guère encore produit qu’un livre : le Pèlerin passionné de Jean Moréas. Vous savez que j’aime beaucoup Moréas et que je fais grand cas de son talent ; c’est un artiste qui joint aux préoccupations du symbole le plus grand souci de la forme de la langue qu’il voudrait renouveler ; et en cela il prolonge les Parnassiens.

Personnellement, puisque vous me parlez de moi, je dois vous dire que je ne consacrerais pas volontiers mon existence à ciseler des phrases, à rénover des vocables. J’aimerais mieux relire certaine préface que M. Boutroux a mise à l’Histoire de la philosophie allemande de Zeller, — ou les pages de Jules Soury, sur la Délia de Tibulle ou les Rêveries d’un païen mystique de Louis Ménard. Il n’y a pas à dire, les gens ayant une intelligence un peu vigoureuse sont tout de même plus intéressants que les « artistes » attitrés. Et puis, savez- vous que Henri Heine n’est un poète si émouvant que par les qualités qui font en même temps de lui un des plus profonds penseurs de ce siècle ? Il a la culture et la clairvoyance… Même en art, voyez-vous, il y a intérêt à ne pas être un imbécile.

— Pensez-vous qu’il y ait entre les psychologues et les symbolistes des principes communs, ou représentent-ils deux formules contradictoires et incompatibles ?

— Ils représentent, les uns et les autres, des tempéraments très divers qui ont toujours existé dans la république des lettres…

J’interrompis :

— République ? Y a-t-il donc égalité ?

— Mettons : dans le monde des lettres, répondit M. Barrès en souriant. Mais je ne crois pas du tout que ces diverses tendances soient contradictoires.

Il me semble que Ton pourrait écrire des psychologies qui différeraient des études de Bourget, par exemple, en ce qu’elles ne s’appliqueraient pas à analyser des cas particuliers, mais chercheraient à exprimer des vérités plus générales, à donner aux idées et aux conceptions modernes des choses et de la vie une expression passionnée. Ce serait faire, en quelque sorte, de la psychologie symbolique. Vous rappelez-vous que Paul Hervieu, dans Diogène le Chien, fit de ce tour des morceaux adorables de malice et de force élégante ?

Avec des tempéraments divers, il y a beaucoup de jeunes écrivains qui tâchent à trouver du nouveau, en n’écoutant que leur personnaUté. Vous connaissez cet étrange livre, honni je ne sais pourquoi par la critique, sauf par Anatole France, Candeur, d’André Maurel ; vous avez lu les articles de Georges Bonnamour, qui est un chroniqueur brillant, en même temps que le romancier de Fanny Bora et de Représailles. Maurice Beaubourg a fait un bon départ avec ses Contes pour les assassins, et ses amis en attendent des bizarreries supérieures encore. Et puis, lisez-vous André Marsy, d’Émile Hinzelin ? Mais si vous avez ouvert les Cahiers d’André Walter, publiés sans nom d’auteur par André Gide, et si vous soupçonniez l’Entraîné de Maurice Quillot qui va paraître, vous connaîtriez les plus récentes poussées de l’évolution littéraire. Je voudrais qu’à chaque janvier on saluât un nouveau prince de la littérature. Dans le volume de Quillot, il y a des petits chapitres délicieusement intitulés Psychoses qui sont du goût le plus neuf… Dame ! je cite, mais leur vrai critique c’est Charles Maurras, et le « sceptique en dernier ressort », celui qu’il leur faudra attendrir pour conquérir une gloire un peu solide, c’est Francis Chevassu.

— Faites-vous entrer vos livres dans cette formule que vous indiquiez tout à l’heure de psychologie symbolique ?

— J’y tâche. Le Jardin de Bérénice qui vient de paraître, est le dernier volume d’une série de trois ouvrages où j’ai essayé d’exprimer ce que j’appelle et ce qu’on a assez appelé : La Culture du Moi. C’est la monographie, c’est une théorie de l’individualisme. Sous l’œil des Barbares montre la difficulté qu’a un jeune homme à se connaître, à se développer et à se défendre. L’Homme libre est un traité de la gymnastique du moi : comment, avec les procédés d’Ignace de Loyola et de la Vie des saints, on peut arriver à faire éprouver par son moi tout ce qu’il y a d’émotion au monde. Le Jardin de Bérénice est, d’une part, un traité pour concilier les nécessités de la vie intérieure avec les obligations de la vie active, et, d’autre part, un acte de soumission devant l’Inconscient qu’on peut appeler le Divin. J’avais épuisé mon questionnaire et nous causions de choses à côté, des gens en place, des esprits réfractaires à toute nouveauté, quand, par hasard, le portrait du général Boulanger, placé sur la cheminée, à côté de la photographie du maître de céans, d’après un tableau de Jacques Blanche, frappa mon regard. Et je dis à Barrès :

— Les symbolistes ne seraient-ils pas, au fond, les boulangistes de la littérature ?

Il sourit imperceptiblement de ses grands yeux tendres, et répondit sans broncher :

— Oui, en effet, il y a bien du vrai, tout au moins en concevant le boulangisme comme vous le paraissez faire au cas particulier.

Sa voix s’enfla un peu jusqu’au ton du discours et il continua :

— Le personnel littéraire aujourd’hui en place ne laissait pas assez vite accès aux jeunes gens qui, sortis de leurs cabinets (où ils sont les plus désintéressés des hommes), retrouvent, à se fréquenter, certaines ambitions (d’ailleurs des plus légitimes). En même temps qu’ils servaient la cause de l’art, peut-être se laissèrent-ils aller à soigner leurs intérêts ; les bons éditeurs et les forts tirages les attiraient. Pour y parvenir, avec des opinions littéraires diverses, ils firent la marche parallèle. Ils essayèrent de donner l’allure précipitée d’une révolution à l’évolution littéraire que désirait le pays. Ils soudoyèrent les petits journaux ; le Temps, les Débats refusèrent, d’abord, toute transaction ; seuls des journaux à l’affût de l’opinion, tels l’Écho de Paris et le Figaro, laissèrent certains de leurs rédacteurs entrer dans le courant nouveau. Je ne vous rappellerai pas les manifestes nombreux que les symbolistes lancèrent au pays ; nous y déployâmes une activité de propagande qui, hélas ! irrita un grand nombre de littérateurs en place, mais rallia tous les mécontents… Il ne vous échappera pas que nous avons choisi les environs du 27 janvier pour porter le grand coup sur la population parisienne : le banquet Moréas…

M. Barrès avait débité tout ce discours très sérieusement. Mais, à la fin, n’y tenant plus, il partit à rire, de ce franc rire bon enfant qui éclaire et pour ainsi dire humanise l’apparente sécheresse de cette nature compliquée.

 

 

 

M. CAMILLE DE SAINTE-CROIX

 

M. Camille de Sainte-Croix, dont plusieurs m’ont parlé, au cours de mon enquête, avec beaucoup d’estime et d’affection, appartient à la génération littéraire qui a bifurqué moitié vers le symbolisme, moitié vers le roman psychologique. Ses débuts dans le roman, avec la Mauvaise aventure, ont été fort remarqués par la critique.

Il est actuellement à la tête de la Bataille littéraire, qu’il publie chaque lundi.

En ce moment en province, il m’a écrit, à ma demande, la consultation que voici.

Il m’a paru qu’au lendemain de la réclame de rajeunissement tentée ces temps derniers autour d’une formule déjà vieille, cette consultation ne manquait pas de piquant. Qu’on en juge :

— En 1884, j’ai publié mon premier roman, la Mauvaise Aventure, qui fit quelque bruit, et portait pour sous-titre : Histoire rormanesque.

En 1887, j’émis dans la préface de mon second roman, Contempler, une fois pour toutes, le principe de mes idées sur le roman que je ne conçois qu’essentiellement romanesque.

Je ne prévoyais pas alors que le mot dût servir en 1891 au commerce d’un M. Marcel Prévost, jeune homme industrieux qui économise son propre tabac en refumant les vieux bouts de cigarettes qu’a laissé traîner George Sand. À mon sens, le romanesque était une tournure particulière du tempérament et j’estimais que seuls les esprits romanesques étaient aptes à créer des romans curieux. M. Marcel Prévost est un bon bourgeois qui, trouvant que l’étiquette naturaliste n’est plus utilisable chez les éditeurs, que l’étiquette symboliste est d’un placement trop rare, a pris cette étiquette romanesque que je n’eusse pas à songé à faire breveter, et tout simplement en marque ses produits absolument quelconques.

C’est dommage, car voilà une fois de plus un beau mot d’artiste gâté par l’usurpation d’un indélicat philistin. Je n’en crois pas ma destinée brisée, ni la gloire de M. Marcel Prévost mieux assurée. Je renonce simplement à ma décoration puisqu’un balourd me l’a fanée, mais je continuerai à faire des romans romanesques (sans les qualifier) parce que… c’est dans ma nature.

Dans cette préface de Contempler à laquelle il me faut revenir, je raillais surtout la mode grave adoptée par les farceurs contemporains de traiter scientifiquement toute affaire littéraire.

« Pourtant ils ne peuvent faire qu’un roman soit autre chose qu’une histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt, soit par le développement des passions, soit par la peinture de spéciales mœurs, soit par la singularité des aventures. À quelque jargon qu’ils aient recours pour avantager l’importance de leurs productions, quel que soit leur besoin de laisser croire qu’ils continuent Darwin ou Spinosa, il sera toujours facile de ramener là tous nos conteurs. Les qualités de profondeur ou de distinction que nos modernes prétendent qu’on leur reconnaisse, sont des qualités inhérentes au caractère même de l’individu ; quiconque n’en est originalement doué ne les devra jamais à la couverture de ses livres, ni à la coupe de ses formules.

« Il est accessible à tout scribe de maniérer des sentences, et ce n’est là qu’une sorte de calligraphie ; mais il lui sera toujours interdit d’écrire avec sens.

« Les pauvres gens, comme ils discutent ! Ils n’ont donc autour d’eux rien qui passionne leur existence ? ni chaleur d’amour ? ni haine, qui leur donne la colère, la transe ou le plaisir ?… puisqu’ils sont réduits à se repaître de tels soucis… C’est un pauvre mets en carton qu’une théorie ; c’est un plat qu’on laisse aux figurants de la vie en leur donnant à boire du vent dans des verres peints ; tandis que les vrais écrivains sont de vrais hommes dont le génie est né d’une ardeur et vit de s’épancher.

« Écrire, ce n’est pas un métier ; ce n’est pas un art ; ce n’est pas une science ; c’est… la Vie elle-même.

« Ce peut être douloureux, ce peut être sinistre ; ce n’est jamais… grave. La gravité n’est que le masque laid que s’impose l’homme d’étude ou de diplomatie qui veut éloigner tout contact et s’isoler dans sa recherche ou sa combinaison. Or, qu’y a-t-il à rechercher ou combiner pour écrire ?

« Du jour où le poil vous pousse, ne se sent-on pas un homme prêt à s’ébattre avec toute la force de ses instincts parmi les hommes ?

« Alors, qu’est-ce que cette attitude extraordinaire qu’on voit à certains ? Qu’est-ce que ces dangers de la fin de siècle ? ces conditions fatales de l’art actuel ? cette intelligence douloureuse du mauvais moment ou l’on vient ?

« Pour l’homme organisé, pour celui qui agit, pense et s’exprime, cette vie n’a d’autre effet que de le passionner. C’est l’amour de la vie qui forme les écrivains. Ni pédants, ni farceur s ne trouveront leur voie dans les traverses.

« Un romancier ne compte comme écrivain qu’autant qu’il vaut comme homme, grand écrivain s’il a de grands sentiments — petit écrivain, s’il a de petits sentiments, — nul, s’il n’en a pas. S’il possède les dons qui constituent tout grand caractère, il n’a nul besoin de se livrer à tant d’acrobaties pour que ce qu’il signe soit distingué. Qu’il prenne sa plume : à quelque suggestion personnelle qu’il obéisse en écrivant spontanément des imaginations, toujours elles porteront, puisqu’elles émanent de la vie même, le beau signe de Vérité. Et c’est là tout ce qui peut intéresser quiconque les lira sans parti-pris. De ceux que nous apprenons amoureusement, nous n’avons jamais songé à recevoir de doctrine pédagogique. Il a fallu M. Taine pour qualifier Stendhal psychologue : et si Gérard de Nerval a lait du symbolisme, c’est bien sans s’y forcer.

« Leurs œuvres sont hautes montagnes ou claires vallées ; non point des édifices. L’écrivain est un terrain où la pensée pousse en fleurs de style, larges, hautes et sauvages. Ceux-là qui font œuvre de serre demeurent des bourgeois de banlieue, horticulteurs ou rocailleurs. »

Voilà, mon cher confrère, quelles sont mes déjà vieilles idées sur le roman — romanesque, puisque roman. Je regarde aujourd’hui Tintelligent M. Prévost essayer de s’en faire des rentes et le renvoie pour complément d’instruction à mon volume de Mœurs littéraires (Les Lundis de la Bataille), qui paraît demain chez Savine…

 

 

 

M. PAUL HERVIEU

 

Ç’a été d’abord un analyste de cas singuliers de morbidesse intellectuelle dans lesquels excelle Dostoievvski, et que vient d’aborder si brillamment Auguste Germain dans son roman l’Agité. Il s’est, dans ses plus récentes productions et tout en conservant ses qualités de pénétration et de finesse, adonné à la peinture des élégances et des distinctions de la société parisienne. Son dernier livre, Flirt, dont la critique s’est beaucoup occupée, correspond un peu aux élégances délicates jusqu’à la gracilité de l’américanisme anémique du peintre Jacques Blanche.

— Puisque vous le voulez bien, nous allons parler des Écoles…

— Pardon, nous admettons d’abord, n’est-ce pas ? que toute préoccupation d’école reste en dehors de l’esthétique ? Le rôle de l’école est de servir comme de nationalité protectrice à des écrivains qui n’acceptent de s’y assujettir, lors de leurs débuts dans les lettres, que pour le bénéfice d’en réclamer un appui solidaire à l’occasion. En somme, ce qu’on appelle une École devrait porter le nom du chef qui l’a proclamée ou qu’on lui reconnaît. Mais tel qui accepte de faire du naturalisme refuserait peut-être de s’intituler zoliste ; et c’est un ménagement, envers les adhérents, qui fait adopter une désignation impersonnelle et d’allure plus générale.

— Alors, parlons des méthodes ?

— La méthode naturaliste et la méthode psychologique me semblent avoir l’inconvénient pareil d’avoir enseigné trop visiblement leurs procédés, de trop montrer leur trame, et d’établir, à l’usage de tous, un canevas à livres, sur lequel il n’est pas nécessaire d’être un littérateur proprement dit pour y broder son petit roman. Il suffirait d’être intelligent ; mettons : très intelligent.

À tout homme de belle intelligence, qui a de la mémoire, et un peu l’expérience d’avoir déjà vécu vingt ou vingt-cinq ans, les naturalistes et les psychologues sont venus démontrer qu’il pouvait faire un roman. — « Voyons, tu as été petit garçon, collégien, militaire. Tu es carabin ? employé de ministère ? canotier ? vélocipédiste ? Raconte, ce que cela t’a fait voir, sentir, aimer ou haïr. Essaie de bien te rappeler, de tout te rappeler. Raconte-toi. Tout ça, c’est de la littérature : c’est la littérature. »

Certes oui, c’est ordinairement de la littérature qui nous est ainsi offerte. Mais il est permis de concevoir une forme plus haute de l’art, une émancipation de la pensée plus large que l’état autobiographique, une façon d’œuvre où l’artiste, ne laissant point transparaître le secret de ses chemins, nous mène par plus de mystère dans l’émotion ou l’émerveillement.

Je suis trop respectueux de l’effort d’autrui, et d’ailleurs je me sais trop faillible, pour vouloir rechercher ici aucun type de l’écrivain dont je pourrais soutenir qu’il n’aurait eu besoin que d’une grande finesse d’esprit, pour ce qu’il a réalisé d’écrire, et non de ce don indescriptible, mais si sensible, qui constitue le vrai littérateur.

Mais, pour le type de ce dernier, quelques exemples me serviront à le caractériser parmi quelques-uns de ceux qui me semblent continuer le véritable cours de la littérature, et le marquer, dans le temps présent, comme le Rhône se marque dans le Léman.

C’est ainsi qu’il faut avoir dans les veines le plus pur sang de littérature pour engendrer Zôhar ou Grande Maguet, ou la Femme-enfant, de l’admirable poète qu’est M. Catulle Mendès.

Des romans, comme Daniel Valgraive, de Rosny, comme En rade, d’Huysmans, comme le Crépuscule des Dieux, d’Élémir Bourges, comme Un Caractère, d’Hennique, la Force des choses, de Paul Margueritte, ou Sonyeuse de Jean Lorrain, ne peuvent éclore que dans les régions surnaturalistes de l’hallucination ou du rêve.

Est-ce qu’aucune persévérance de volonté, aucune ingéniosité d’observation aurait pu mettre Octave Mirbeau sur la voie de trouver ces inspirations souvent géniales, ces visions, ces sources grisantes de passions, d’où sont sortis le Calvaire, l’Abbé Jules et Sébastien Roch ?

En conséquence, je ne puis être porté qu’à la sympathie pour les tentatives qui tendent à élever la littérature, même jusqu’à la rendre très escarpée.

— J’entends bien que vous parlez des symbolistes, n’est-ce pas ? Comment estimez-vous leurs tentatives ?

— J’ai d’abord, pour les symbolistes, l’estime que mérite leur attitude d’exceptionnelle piété envers l’art. Ceux avec qui j’ai le plaisir de causer, et dont je lis un volume ensuite, me font retrouver une sensation semblable à celle que donne un prêtre, cessant avec vous sa conversation, pour aller officier. Il reparaît étrange, travesti, lointain, et en même temps impressionnant comme ce qui s’inspire d’une religion.

Toutefois, quant à réussir, les symbolistes me paraissent entrer dans la lutte pour la vie sous des conditions anormales et désavantageuses pour eux. Je m’explique par une comparaison : on a longtemps discuté pour savoir si, dans la nature, c’était le père ou la mère qui faisait l’enfant. Au temps de l’Homme aux quarante écus, la physiologie attribuait ce rôle au père. Eh bien ! en littérature, j’ai le sentiment que l’auteur soit le mâle, et qu’il fasse une espèce d’enfant au lecteur. Et ce qui me fait un peu douter que le symbohsme, à moins de perfectionnement, puisse être bien fécond, c’est que je lui trouve des formes gracieuses, mais avec des façons d’échapper qui sont presque de pudeur féminine ; de sorte qu’il ne me semble enfanter l’idée que lorsque le lecteur est lui-même un mâle, quand le lecteur apporte là un tempérament d’auteur.

À propos de cette pudeur symbolique, je me souviens que le délicieux Mallarmé me disait un jour, sur une rive de la Seine, dont la blanche voile de sa yole fait l’enchantement, qu’il ne comprenait pas que l’on se publiât. Un tel acte lui faisait l’effet d’une indécence, d’une perversion comme ce vice qu’on nomme : « l’exhibitionnisme ». Et, au reste, nul n’aura été plus discret de son âme que cet incomparable penseur.

D’autre part, il se produit peut-être aussi, dans la littérature, une autre évolution, dont les Goncourt auraient eu la vue prophétique lorsque, en 1856, après une lecture d’Edgar Poë, ils écrivaient : « C’est la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter : de l’imagination à coups d’analyse. Le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur. »

Ce « quelque chose » a l’air de se dégager puissamment de l’œuvre de M. Maurice Barrès, et d’apparaître aussi chez un nouveau venu, de talent original, dans les Contes pour les Assassins, de M. Maurice Beaubourg.

 

Les Mages  

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021