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BIBLIOBUS Littérature française

Les Néo-Réalistes

 

Il était particulièrement intéressant de connaître l’opinion des continuateurs du Naturalisme, qui se trouvent arriver à la vie littéraire au moment même où l’on se plaît à déclarer le mouvement fini. Ce qui donne un certain piquant à cette consultation, c’est que leurs maîtres eux-mêmes se montrent de cet avis, et qu’ils se voient mis dans cette situation particulièrement délicate de vouloir les continuer, pour ainsi dire malgré eux. On verra, d’ailleurs, que les attaques des uns et l’abandon des autres n’entament pas leur vaillance.

 

 

M. OCTAVE MIRBEAU[1]

 

Le plus passionné d’art des écrivains de ce temps ; l’auteur célèbre du Calvaire, de l’Abbé Jules et de Sébastien Roch. Polémiste extraordinairement vigoureux, il s’est fait autant d’ennemis par la crâne et impétueuse énergie de ses attaques, qu’il s’est attaché d’amis surs par la belle g’énérosité de ses plaidoiries en faveur de talents méconnus. Les lecteurs le connaissent sous cette double face de sa sympathique personnalité.

 

Je prends le train à huit heures du matin pour Pont-de-l’Arche, qui se trouve près de Rouen, à deux heures et demie de Paris. En descendant du train, je trouve sur le quai mon hôte, la figure avenante, les mains tendues. Tout de suite il me dit : « Tenez, c’est là-bas, la maison, voyez-vous, en dehors du village, ce toit qui brille ? » On grimpe en voiture, et, à peine dix minutes après, on arrive devant la grande grille ouverte sur un jardin spacieux, soigneusement entretenu, aux allées sablées. « Il n’y a rien encore, c’est trop tôt, mais vous verrez cet été ! » Nous parcourons le jardin. Dans les parterres, de place en place, des bouts de bois sont plantes, tout droits, en arcs, en angles aigus ; de ci, de là, de minuscules verdures pointent de la terre grise.

— Ça n’a l’air de rien tout cela, dit-il, eh bien ! tenez, voyez cette fraxinelie, les soirs d’été, quand elle a grandi, elle secrète des gaz et s’en enveloppe comme d’une atmosphère ; il n’y a qu’à en approcher une allumette, cela s’enflamme, et ce sont nos feux d’artifice multicolores, nos feux de bengale, à nous autres de Pont-de-l’Arche. Ici j’ai planté des Eccremocarpus qui grimperont aux arbres et rejoindront ces Boussingaultia et ces Lophospermum, ce sera comme une adorable pluie de fleurs qui se serait arrêtée à deux mètres du sol. Et partout, ici, là-bas, des Heliantus, ces immenses soleils qui s’épanouissent à deux et trois mètres de hauteur, et que Van Gogh a peints passionnément, des énormes Eremostachys les divins lys du Japon, des Iris Germanica, plus beaux que les plus belles orchidées, un Moréas de la Chine, iridée magnifique à grands pétales oranges : qui vaut bien les Moréas d’Athènes, je vous assure ; là des pourpiers fastueux, de gigantesques Héléniums, et, sur cette pente, des pivoines, des citrouilles, des Hypericum pedestrianum, fleur cocasse s’il en fut jamais, et qu’il faut piétiner pendant une journée avec des souliers de maçon pour la voir fleurir ; et tant d’autres merveilleuses comme ces Dielztras[2] avec leurs tiges penchées où des cœurs roses sont pendus…  (2.Plutôt :  Dicentra = nom populaire : cœur de Marie).

 

Avec un grand geste heureux et un éclair dans les yeux, il ajouta :

— Vous verrez, vous verrez tout cela cet été ! Ces fleurs, c’est plus beau que tout, plus beau que tous les poèmes, plus beau que tous les arts !

— Vous savez, continue M. Mirbeau, je n’ai rien d’intéressant à vous dire, mais j’espère que vous n’aurez pas perdu votre temps, regardez cela.

Du haut de la terrasse où nous nous trouvions et qui est le jardin, nos yeux plongeaient à présent dans un paysage splendide. À cent mètres à peine du garde-fou où nous étions appuyés, la Seine, sous le soleil, roulait de l’argent et du cuivre entre les îlots, sur l’autre rive venait mourir la colline crayeuse dont les éclats blancs se coupaient de rectangles de verdure et de lignes de hauts arbres ; l’horizon se perdait dans de l’ouate bleue.

Et, en même temps, je regardais mon interlocuteur, sa haute taille, ses solides épaules, sa courte moustache rousse relevée aux pointes, la richesse paysanne de son teint, tandis que lui, de son œil vert pailleté d’or, comme strié, continuait à fixer le paysage et disait :

— Hein ! est-ce beau ! Et l’été, là, dans l’île, si vous voyiez cette végétation ! Un énorme, un fabuleux paquet de verdure impénétrable, mystérieux… Ah ! comme c’est beau I

— Et comme on respire, ici ! fis-je en humant instinctivement de larges bouffées de cet air pur qu’agitait un petit vent du Nord.

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(Je me tiens à quatre pour ne pas raconter minute par minute cette journée exquise, ce que je vis, ce que j’entendis, et la qualité des sensations que j’en rapportai. Mais je connais des Esprits Pointus et des Sourires Fins qui me rappelleraient à l’Enquête, et, ma foi, ils auraient raison ; pourquoi, en somme, ne conserverais-je pas tout cela pour moi ?)

— Nous causerons dans la forêt. Venez, venez, me dit M. Mirbeau.

Pour éviter des circuits, nous traversâmes des guérêts, enfilâmes des chemins creux bordés de haies qui apparaissaient, avec les mille petits yeux entr’ouverts des bourgeons, comme baignées d’une atmosphère verte. Pendant trois kilomètres, nous avions marché ainsi, sans que je pusse aborder la question qui m’avait amené à Pont-de-l’Arche, parce que tout ce que me disait mon interlocuteur m’intéressait davantage, quand, soudain, au hasard de la conversation, tomba le mot : naturalisme.

— Ah ! dis-je alors, enfin ! Croyez-vous qu’il soit mort ?

M. Mirbeau se mit à rire, me plaisanta sur cette obsession qui me poursuivait à travers ces paysages magiques et s’écria :

— Le naturalisme ! mais je m’en fiche ! Croyez-vous que, dans cinquante ans seulement, il subsistera quelque chose des étiquettes autour desquelles on se bat à l’heure qu’il est . Mais qu’il soit vivant ou mort, le naturalisme, est-ce que Zola ne demeure pas l’artiste énorme, l’évocateur puissant des foules, le descriptif éblouissant qu’il a toujours été ? Quand il a écrit un beau livre, qu’est-ce que ça peut nous faire que ça soit naturaliste ou pas naturaliste ! Tout de même, il y a une réaction, réaction bienfaisante contre cette absence de toute préoccupation de l’intellectuel, contre cette négation de tout idéal, qui auront marqué d’une tache bête l’école naturaliste. Et tout le mouvement actuel est aussi le signe que la jeunesse n’est pas morte et qu’elle s’occupe un peu à se frayer un chemin au travers des vieux ronds-de-cuir qui détiennent toutes les spécialités de la littérature et de l’art.

Et ce que je reproche à Zola, par exemple, c’est justement ce dédain qu’il affecte pour les jeunes et sa façon de parler des petites revues, en faisant la moue. Il a donc toujours écrit où il a voulu, lui ? Il n’a donc jamais été débutant ? Oui, cette morgue de parvenu qui, autre part, d’ailleurs, s’affiche, s’étale, me gâte mon bonhomme…

Voulez-vous que nous marchions encore un peu ? Je connais, à un kilomètre d’ici, là sur la gauche, un endroit extraordinaire que je voudrais vous montrer.

 

Nous étions en pleine forêt, dans une large allée, et nous grimpions une côte raide. De temps en temps, nous nous arrêtions une seconde, appuyés sur nos cannes, à regarder le paysage de soleil qui resplendissait derrière nous.

M. Mirbeau continua :

— Il y a là, au Mercure de France, des gens comme Rémy de Gourmont, Saint-Pol-Roux, Albert Aurier, critique d’art, et d’autres qui vraiment méritent mieux que le dédain de Zola. D’ailleurs, moi, je trouve que toutes ces « petites revues », comme il les appelle, c’est ce qu’il y a, à l’heure qu’il est, de plus intéressant à lire. Voyons ! l’Hermitage, les Entretiens et le Mercure, ça vaut tout de même mieux que la Revue des Deux-Mondes ! Et les chroniques, et les critiques qu’on y lit, sont diablement plus intelligentes et plus copieuses que les chroniques et les critiques de Sarcey et autres pisseurs de copie à six francs la colonne !

— C’est vrai, c’est vrai, dis-je.

— N’est-ce pas ?… Oh ! elle est bien développée chez moi cette horreur des critiques littéraires ! Oh ! les monstres, les bandits ! Vous les voyez tous les jours baver sur Flaubert, vomir sur Villiers, se vanter d’ignorer Laforgue, ce pur génie français mort à vingt-sept ans, qu’on s’acharne à montrer comme un décadent et qui ne l’est pas pour un sou, et prendre Marmeladoff pour un poète russe qu’ils ignorent. Vous les voyez tous les jours s’emballer pour les idées infâmes et sur les œuvres de bassesse, mettre le doigt avec une sûreté miraculeuse sur la médiocrité du jour, et s’étendre sur l’ordure et l’abjection, avec quelle complaisance porcine ! Oui, ils me dégoûtent bien les critiques littéraires ! N’en parlons plus, nous voici arrivés…

D’un geste machinal qui lui est familier, M. Mirbeau renvoya son chapeau sur le haut du front pour le ramener tout à l’heure sur ses yeux, et, un poing sur la hanche, l’autre main appuyée sur sa canne, il admira. C’était un grand espace de forêt tout planté de hêtres énormes. Les fûts à l’écorce lisse et bleutée, espacés dans un désordre harmonieux, s’élevaient tout droit vers le ciel dans un jet élégant et viril. La perspective s’éloignait dans une profondeur bleue.

— Hein ? Quelques femmes de Puvis lâchées là-dedans ! Voulez-vous que nous nous allongions là, au milieu, dans ce rayon de soleil ?

Étendus sur les feuilles sèches, en fumant d’excellentes cigarettes « Raïchline », très russes, comme dirait Jean Lorrain, nous reprîmes la conversation de tout-à-l’heure, à bâtons rompus, s’accrochant à toutes les incidentes et s’égarant à tous les carrefours. J’en retiens les morceaux que voici :

— Les symbolistes… Pourquoi pas ? Quand ils ont du génie ou du talent comme cet exquis Mallarmé, comme Verlaine, Henri de Régnier, Charles Morice, je les aime beaucoup. Ce que je trouve d’admirable dans la littérature, c’est justement de pouvoir aimer en même temps et Zola qui, en somme, est surtout beau quand il arrive au symbole, et Mallarmé, et Barrès, Élémir Bourges, Paul Adam, et Paul Hervieu ! Barrès, on est là à l’embêter tout le temps avec son moi, c’est idiot ! Mais tonnerre I son moi est plus intéressant, je pense, que celui de M. Sarcey qui en encombre les colonnes de trois cents journaux tous les jours ! Et je considère son dernier livre, son Jardin de Bérénice comme un pur chef-d’œuvre ; c’est très grand, très élevé, cela, et c’est plein de préoccupations très nobles. Les psychologues ! Je sais bien que le mot est devenu assommant, mais, enfin, il y en a de toutes les sortes. La psychologie de Bourget, c’est un peu de la psychologie de carton écrite par un cerveau d’une intelligence et d’une variété extraordinaires, mais c’est aussi, hélas ! de l’excellent snobisme ; et celle de Paul Hervieu est vraiment extraordinaire ; son Inconnue est l’œuvre d’un des hommes les plus doués de ces temps-ci.

 

Ils attendent un Messie ! Quel Messie ? Mais à aucune époque de la littérature il n’y a eu une pareille floraison d’art. À part les gens qui personnifient notre siècle avec M. Meilhac et M. Halévy, qu’est-ce que les esprits les plus difficiles demandent de plus que Mallarmé, que Verlaine, que Mendès, que Zola, que Mærterlinck, que Tailhade ? Mendès ! Où est-il le poète plus exquis, plus poète, plus personnel ! Oui, plus personnel, car, enfin, elle est finie cette légende de Mendès imitateur d’Hugo et de Leconte de Lisle ! Écoutez ce vers d’Hespérus :

Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu.

 

Dans le silence de la grande forêt de hêtres, à peine troublé de pépiements d’oiseaux, M. Mirbeau répéta deux fois ce vers avec un ton d’admiration sincère, presque de joie. Et ce vers, lancé ainsi parmi ces g"rands fûts bleus et ce silence, donnait bien cette sensation d’infini et de mystère que le poète a voulue.

— Et l’œuvre de Mendès, continua M. Mirbeau, est pleine de choses pareilles, il n’y a qu’à le lire ! C’est comme sa prose ; dans son dernier roman, par exemple, la Femme-Enfant qui va paraître sous peu, et dont le succès sera énorme, croyez-vous que le passage des coulisses, entre autres, n’est pas du réalisme intense ? Et les tourments d’artiste, du début de l’ouvrage, et tant d’autres pages, croyez-vous que ce n’est pas de la meilleure psychologie ? Pourquoi nous embête-t-on alors avec des étiquettes, puisqu’un même homme, un même artiste comme Mendès résume en lui toutes les qualités possibles du plus parfait des écrivains !

Et Mæterlinck, donc !

Et voilà que reprennent à perte de vue les incidentes et les échappées dans les souvenirs.

— Celui-là m’émeut et m’enchante par-dessus tout, dans aucune littérature, voyez-vous, aucun poète n’a trouvé d’aussi sublimes analogies, n’a exprimé des âmes par des mots aussi inouïs !

Et j’écoute, en pulvérisant des feuilles sèches, oubliant tout ce que je dois retenir, entièrement pris par le charme de la parole et l’imprévu de la pensée de mon interlocuteur. Enfin, quand j’essaie de revenir au sujet, M. Mirbeau me dit en éparpillant machinalement dans l’air une poignée de feuilles :

— La littérature ? Demandez donc plutôt aux hêtres ce qu’ils en pensent !

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Soudain : — Mais quelle heure est-il donc ?

— Six heures. Déjà !

Nous revenons. Le soleil va se coucher. Des rougeurs flamboient derrière les arbres et incendient les haies qui bordent la route ; le petit vent de ce matin est tombé, le silence se fait plus profond.

Quand nous rentrons à Pont-de-l’ Arche, d’un côté le soleil tout rouge va disparaître ; de l’autre, dans un val, entre l’écartement de deux collines, des brumes violettes s’élèvent vers le ciel gris. À contempler ce spectacle, l’œil ébloui de mon hôte paraissait de l’aventurine en fusion.

— Au fond, voyez-vous, c’est de la peinture que j’aurais dû faire, dit-il avec un peu de tristesse. le charme de la parole et l’imprévu de la pensée de mon interlocuteur. Enfin, quandj’essaie de revenir au sujet, M. Mirbeau me dit en éparpillant machinalement dans l’air une poignée de feuilles :

— La littérature ? Demandez donc plutôt aux hêtres ce qu’ils en pensent !

 

Huit heures moins cinq. Le train de Paris passe à huit heures cinq. Mes adieux hâtivement faits, on saute en voiture.

— Nous n’arriverons pas, dit le groom.

— Si, répond M. Mirbeau, hue, Coco !

Le petit cheval breton part d’un galop effréné. Il fait nuit presque noire. Cinq minutes passent.

— Nous n’arriverons pas, répète le groom. Voilà le train qui arrive !

Dans les ténèbres, au lointain, en effet, l’œil rouge d’une locomotive a paru, en même temps qu’un grondement sourd arrive à nos oreilles.

— Hue ! Coco !

Une réflexion rapide me traverse l’esprit :

— Vous ne m’avez pas dit quelle direction paraît prendre le roman ?

— Socialiste, il deviendra socialiste, évidemment ; l’évolution des idées le veut, c’est fatal, hue ! hue ! L’esprit de révolte fait des progrès, et je m’étonne, hue ! que les misérables ne brûlent pas plus souvent la cervelle aux millionnaires qu’ils rencontrent… hue ! Oui, tout changera en même temps, la littérature, l’art, l’éducation, tout, après le chambardement général… hue ! hue donc ! que j’attends cette année, l’année prochaine, dans cinq ans, mais qui viendra… hue ! hue ! j’en suis sûr !

Le cheval s’arrête, le train entre en gare. Je saute à terre, je serre fortement la main de mon hôte, la locomotive siffle et s’ébranle avant que j’aie eu le temps de me reconnaître. Par la portière, je crie : Adieu ! et une voix me répond :

— À cet été !

 

 

Notes :

1. J’ai reçu, depuis ma conversation avec Octave Mirbeau, une lettre de lui d’où je me permets de détacher le paragraphe suivant, parce qu’il complète notre entretien :

Oui, mon cher ami, l’art doit être socialiste, s’il veut être grand. Car, qu’est-ce que cela nous fait les petites histoires d’amour de M. Marcel Prévost, et ses petites combinaisons ? Ce n’est plus rien, c’est de la marchandise, comme des balles de coton, des caques de harengs ; encore ces marchandises-là sont utiles, et celles de M. Marcel Prévost ne sont utiles à rien, puisqu’elles n’évoquent aucune beauté, aucune pensée, aucune lueur…

2. Jules Huret fait une erreur de transcription. Dans la lettre que lui a envoyée Octave Mirbeau des Damps, il faut lire Dicentra (nom populaire : cœur de Marie). 

 

 

M. JOSEPH GARAGUEL[1]

 

Il n’est pas connu du grand public ; mais aucun de ceux qui ont été mêlés au mouvement littéraire depuis dix ans, aucun de ceux que j’ai interrogés jusqu’ici, ne l’ignore. Dans la génération — fille du naturalisme — tous sont d’accord pour apprécier les qualités de son esprit puissamment généralisateur, son intense passion de vérité, la hauteur intransigeante de son caractère d’artiste.

M. Joseph Garaguel n’a pas d’ennemis, ayant toujours repoussé les occasions de réclame, et, de parti-pris, décliné les avantages et les douteux honneurs des enrégimentements. Il se refusa, en 1887, à signer le Manifeste des Cinq, bien qu’il fût l’un des plus remarquables parmi les continuateurs de l’École réaliste.

Il a publié jusqu’ici deux volumes : le Boul’Mich et les Barthozouls, deux aspects différents de son tempérament d’observateur et de coloriste. Depuis, tous les instants de sa vie ont été consacrés à l’observation et à l’étude. Très attiré par le théâtre, il s’est essayé à traduire à la scène la complexité de la vie moderne, et ses amis attendent beaucoup de cette tentative.

Trente-cinq ans, un cou puissant, un teint coloré qui s’anime encore dans les discussions d’art ; la nature concentrée et fougueuse à la fois des fortes races du Midi narbonnais ; sa caractéristique est une timidité de solitaire qui l’a fait longtemps résister à mon interrogatoire. Il s’y est décidé pourtant et je m’en réjouis pour l’ampleur et la précision de mon enquête :

J’interroge :

— On vous dit hostile aux manifestations littéraires de ces derniers temps ?

— À l’ésotérisme, au pastiche, au charabia, à l’instrumentation, aux ineptes abracadabrances dénommées symboliques et décadentes, oui certes !

— Leur croyez- vous seulement quelque avenir ?

— Pff ! Les adhésions ne leur viennent que de jeunes gens, et sont, en conséquence, peu significatives. La littérairerie est, vous le savez, passe-temps de bas âge. Ces novices, la plupart, ceux que n’avilira pas la bohème, deviendront sous peu bureaucrates, financiers, agronomes. Les gosses littéraires d’hier se prétendaient parnassiens et naturalistes, ceux d’aujourd’hui se proclament psychologues, mages, symbolistes, décadents ; qu’importe l’opinion de ces snobs !

J’objecte :

— N’indique-t-elle pas, au moins, la vulgarisation du mouvement nouveau ?

— Elle atteste leur sottise, n’est-ce pas assez ? Ce qui signifierait davantage, ce serait la sympathie ou seulement la complaisance des artistes de la quarantaine. Or, à peine si l’école du non-sens a conquis les pleutres de la « compréhension ». Mais à quelle niaiserie ne prostituent-ils pas leur prétentieuse incompétence, ces jobards qui font les malins, et ces malins qui font les jobards : cervelles-filles, tellement besoigneuses de michés qu’elles œilladent aux passants les plus sordides !

— À quelles raisons attribuez-vous cette attitude des jeunes gens, et leur embrigadement volontaire dans le symbolisme ?

— Je m’en tiendrai à la principale que, ma foi, j’excuse, approuve presque : c’est le besoin d’avoir une littérature à eux, à eux seuls, une littérature de vagissement, de balbutiement, de vague à l’esprit, une littérature d’avant les griots soudaniens. Tout en effet, se spécialise aujourd’hui, et les potaches ont bien une presse ! Le vrai grief, — oh ! qu’on n’avoue pas, — contre le Parnasse et le naturalisme, c’est la difficulté des moyens esthétiques de ces écoles, notamment la savante complication de la langue, que l’on ne parle pas ainsi qu’on bave. Même leurs défauts les plus criants, la rime riche et rare de l’une, la descriptivité parasitaire et picturale de l’autre, voulaient du labeur, comportaient de l’énergie. La veule jeunesse, plus d’une fois, s’épuisait contre ; l’apprentissage, dans tous les cas, était fort long ; et puis, il y avait la comparaison désastreuse des maîtres. Le lyrisme bamboulesque des symbolistes, qu’a répandu le reportage, ne présente, lui, aucun de ces inconvénients : d’où son rapide et légitime succès, qui grandira, espérons-le.

— … Comment !

— Mais oui ! Je veux dire que ce serait une belle aubaine si la décadence, par une sélection à rebours, débarrassait la gent artistique de la promiscuité des bouffons et des amateurs ! Et rien d’utopique à ce vœu : n’a-t-elle pas un public, bien digne de son fastueux crétinisme, dans les raffmés, ces cumulards de toutes les bêtises ?

Mon interlocuteur, le front plissé, le regard fixe, se promenait à travers la chambre, les mains dans les poches. Je m’oubliais à l’écouter et à le regarder, et cette éloquente indignation, que je sentais sincère, faisait taire toutes mes objections.

Je dis pourtant :

— Nierez-vous qu’une évolution artistique se prépare ?

— Je soutiens que cette évolution ne cesse jamais ! L’enquête que vous faites en ce moment eût été aussi opportune l’année passée, le serait non moins l’an prochain. La nature, pour enfanter des talents nouveaux, et la civilisation pour les mûrir, s’inquiètent peu qu’on les interviewe ! Tenez, ces proches temps, lorsque la critique — cette compréhensive, — et le reportage — si bien informé — ne connaissaient, ne réclamaient que le médanisme, nous existions tout de même, nous, et valions, et comptions !

— Qui vous ?

Il s’écria, d’un souffle :

— Nous, les concrets, les complexes ; — oh ! réalistes, naturalistes, si l’on veut, bien que feu Champfleury et le médanisme aient fort galvaudé ces beaux termes ; — nous, les évolutionnistes, ou mieux encore les positivistes littéraires (oui, cette dernière appellation conviendrait, il me semble), nous les héritiers, les continuateurs de Sainte-Beuve et de Flaubert, enfin. Nous les artistes, épris du monde moderne, pénétrés de l’esprit scientifique, adeptes de la philosophie positive, qui vivons en communion directe et fervente avec l’âme du prodig-ieux, de l’incomparable siècle dont nous sommes ! Et ce n’est point là un vain privilège, puisque la théorie de l’évolution, au lieu de nous cristalliser à l’imitation classique comme de nous restreindre à l’originalité isolante, nous fait sciemment confondre nos aptitudes aux qualités des écrivains antérieurs, de telle sorte que notre voix, sans répéter particulièrement personne, témoigne néanmoins pour l’humanité tout entière.

— Je comprends, dis-je. Mais qu’entendez-vous au juste par « médanisme » ?

— Eh ! j’entends le puffisme de M. Zola, ses polémiques, ses manifestes, et les partis-pris de vulgarité des acolytes des Soirées M. de Maupassant mis à part. Vous connaissez la réclame du maître : nulle justice pour les adversaires, l’effacement des émules, sa complaisance aux seuls séides, M. Busnach, novateur, la quantité, qualité principale, la vente, étalon de la valeur ! Vous connaissez aussi la falote étroitesse des élèves, leur pessimisme puéril, le milieu réduit au local, la description intarissablement oiseuse, la physiologie volontiers. . . rectale. En somme, quelques dons plastiques, à la Gautier, masquant mal une médiocrité intellectuelle, à la Ghampfleury : d’où leurs si vaines œuvres, mesquinement caricaturales, ennuyeusement vaudevillesques.

Il s’arrêta un instant, s’adossa à l’appui de la fenêtre ouverte sur Paris noyé de soleil, puis continua :

— Mais que Diable ! ni nos glorieux maîtres, ni nous-mêmes, ne sommes responsables des excès de rétention de ces quelques-uns, qui furent quatre, et, avec les inévitables jeunes snobs, mettons dix, mettons vingt. C’est pourtant d’après eux que la critique nous dénigre, nous affirme dépourvus d’idées, inaptes à la psychologie, désintéressés des hauts problèmes, insoucieux des nobles ambitions. Peut-être eût-il été convenable d’analyser de près nos tentatives, et avisé de s’enquérir de nos allures, souvent hautaines ? Ceux, par exemple, qui, avant d’aborder les grandes œuvres, ont voulu attendre la maturité, manifestaient-ils donc des scrupules si misérables ?

— Adopterez-vous une formule ?

— Nous laissons cela aux classiques, aux plagiaires. Nos maîtres, Benjamin Constant, Stendhal, Balzac, Michelet, Sainte-Beuve, et, plus récemment, Flaubert, Taine, les Goncourt, Vallès, Daudet, Zola, emploient, chacun, des moyens de réalisation personnels. Ceux de Flaubert varient même avec les œuvres, ainsi qu’il convient. Car, dès qu’un artiste a une manière, il s’imite lui-même ; et c’est aussi infécond, ou plus, que si un autre l’imitait.

— Parmi ceux que vous venez de nommer, fis-je remarquer à M. Caraguel, — il est de vos maîtres qui s’accordent à tenir pour interrompu, sinon pour fini, le mouvement qu’ils illustrèrent…

— Peut-être le désirent-ils par une vanité qui serait de leur âge ! Mais, l’œuvre de libération spirituelle qu’ils s’honorèrent de poursuivre après tant de génies, est à jamais le devoir de tous.

— Pourquoi préféreriez-vous l’étiquette de positiviste ?

— Pour rendre sensible notre collaboration à l’effort de l’humanité tout entière, à l’ascension civilisatrice par et vers la vérité. Notre art, — que l’on pourrait définir : Le vrai devenu le beau — doit moins à notre valeur propre, si grande soit elle, qu’à l’apport des siècles, à la concentration de connaissances qu’il esthétise. Loin de se croire l’antagoniste de la science, il se sait un de ses à peu près, son avant-garde. C’est ainsi que les religions, en leur période légitime, furent les tâtonnements de la philosophie. À la science, qui n’enregistre et ne série que les certitudes, il propose des hypothèses, indique des probabilités. Son action essentielle consiste donc à rendre évident ce qui reste encore indémontrable. Et cet art, pour qu’il traduise la vie en ses plus extrêmes complications, nous le voulons aussi analytique que possible et aussi peu que possible abstrait. Les littératures primitives, puériles, réduisirent le plus souvent leur effort à des conquêtes isolées, que les odieuses écoles classiques, — la nôtre plus que toutes, — se complurent par la suite à rigoureusement circonscrire et à stupidement abstraire. De là, les genres procustiens, les divisions anéantissantes, les représentations abréviatives, l’ode et la satire, le tragique et le comique, le caractère et la légende. Cependant, à toutes les époques et chez tous les peuples, les profondes conceptions, les amples chefs-d’œuvre, furent concrets, complexes, analytiques, c’est-à-dire positivistes, dans la mesure du possible, et, en proportion du développement humain, toujours davantage. Suivez plutôt cette progression du réel, depuis l’épopée, à travers le drame, jusqu’au roman moderne, de l’Iliade aux Oiseaux, de la Divine Comédie à Hamlet, du Gargantua à l’Éducation sentimentale. C’est pourquoi, sans interdire aux petits artistes les formes fragmentaires qui correspondent aux besoins restreints des intelligences inférieures, et tandis qu’ils se confineront dans l’ode ou le vaudeville, l’élite des écrivains se proposera-t-elle, à la suite des Flaubert, des Elliot, des Tolstoï, une coordination esthétique des hétérogénéités vitales, autrement dit une synthèse où devront s’harmoniser toutes les variétés de la connaissance.

 

Je suivais de toutes les forces de mon attention l’harmonieux développement de ces belles théories dont l’ampleur me déroutait un peu. M. Caraguel parlait d’abondance, comme sur un sujet très familier, et je dus plusieurs fois lui demander de me préciser des idées dont le sens subtil m’échappait.

— Le roman, lui demandai-je, convient-il à ces tentatives ?

— Pas absolument, malgré son admirable polymorphie qui se prête on ne peut mieux à discipliner les moyens de l’artiste aux convenances du sujet. Ce qui le tare, c’est qu’il use, pour rendre la vie, de représentations malgré tout déformantes. Nous sommes, je crois, à la veille d’étudier les êtres et les qhoses directement, sans transposition aucune. Les mémoires seront la littérature de l’avenir.

— La croisade de vos adversaires, je le vois, vous émeut peu. Seriez-vous d’avis de dédaigner ?

— Je préférerais…. Si les bouffons toutefois prenaient de l’importance, il faudrait bien, si répugnantes. que soient certaines luttes, combattre ce boulangisme, comme il a fallu combattre l’autre. Mais je suis tranquille, les artistes sincères vaincraient aussi aisément que vainquirent les honnêtes gens.

— Vaincrez-vous du coup les psychologues ?

— Les monarchistes de la chose, les ci-devant de la trouée, les fin-de-siècle de l’action parallèle, parbleu ! si vous désignez par là les « compréhensifs » dont je parlais tout à l’heure. Oui, M. Anatole France risque fort d’être mal payé de sa défection. Et cela réjouit la courte honte de ce scoliaste fielleux, dont les livres sentent si fort le bouquin I Quant aux psychologues exactement dits, c’est nous-mêmes tout bêtement ; de préférence, à la rigueur, ceux des nôtres qui réussissent mieux l’analyse des mobiles que la mise en scène des actes.

— Une réaction spiritualiste, la croyez-vous possible, du moins ?

— Il faut s’entendre. Le positivisme, bien qu’il domine la foule, est loin de l’avoir conquise ; il n’est, ne sera longtemps encore qu’une majorité morale, qu’une élite. Dès lors, que ses adversaires puissent, de temps à autre, soulever contre lui des tempêtes d’ignorance, des ressacs de snobisme, nul ne le conteste. Aujourd’hui, par exemple, le spiritualisme fait appel aux spirites, nous menace des tables tournantes. Nous en sourions, car il souligne ainsi le plus récent de nos triomphes : la pénétration, par la science, des phénomènes hypnotiques. Si nous avions besoin de quiétude, nous n’aurions qu’à nous souvenir, d’ailleurs. Toute la première moitié de ce siècle, idiots de l’idéal, bas-bleus de l’azur, cuistres de l’au-de-là, s’époumonnèrent à hurler notre mort, sous prétexte que le Génie du christianisme et autres fariboles encombraient les cabinets de lecture. À la même époque, la science bouleversait, mag’nifiait le monde de ses engendrements ; notre philosophie, coordonnant ses principes, prenait définitive conscience d’elle-même. Sous cette double influence, les plus hautes formes littéraires, la critique, le roman, l’histoire, se renouvelaient, se créaient à nouveau, et, tout de suite, irrésistiblement, imposaient leur domination. Nos adversaires de marque, à nous combattre, s’imprégnaient de nos théories, au point que le Chateaubriand des Mémoires d’Outre-Tombe est plutôt des nôtres. C’est qu’en effet nous sommes invincibles, du moins nous ne pouvons êlre vaincus qu’avec la ci-vilisation elle-même. Augurer que les anathèmes qu’édite à l’ordinaire la librairie Perrin puissent produire un tel cataclysme me semblerait paradoxal… Je ne crains pour les doctrines, dont je m’honore d’être le servant, que les Russes, les Mongols et les Nègres.

 

 

Note : 

Lettre de M. Joseph Caraguel.

 

Mon cher Huret

Je profilerai de vos scrupules professionnels pour revenir sur une déclaration que faussa le souci de la rendre concise. Ma caractérisation du médanisme n’est plus applicable à MM. Hennique et Céard, dont les œuvres de maturité diffèrent sensiblement de leurs premières tentatives ; et elle ne l’est qu’en partie à M. Alexis, cet écrivain reproduisant la normale sécheresse de notre race, avec la même naïveté que le vieux Furetière. Elle ne décrit donc, avec une suffisante rigueur, que l’ignominie intellectuelle de l’auteur de Sac au dos et de Là-bas.

Maintenant, permettez-moi de m’accuser d’un tort moins excusable. Nous aurions tous dû — particulièrement ceux qui, l’ayant vu de près, avions pu l’admirer jusque dans ses virtualités — dire l’influence prépondérante qu’eut Emile Hennequin sur l’évolution des lettres contemporaines. Ce précoce et puissant esprit fut, en même temps que le poète intense et le critique supérieur, connus et salués de tous les lettrés, un rare divinateur d’hommes et un propagandiste d’idées aussi sagace qu’audacieux. Que de talents il découvrit, à leur germe même ! que de théories, depuis victorieuses, il osa le premier répandre, sans seulement les adultérer de la courtisane apparence des paradoxes ! Et j’allais oublier son charme intime, sa prédication orale, qui nous faisaient si douces et profitables les heures dont son amitié nous gratifiait. Ces constatations, toutes glorifiantes du cher ami mort, nous n’avons pu manquer de les faire que dans l’enivrement de la combativité. Aussi bien, qu’importe, sinon à nos cœurs, cette négligence de notre justice ! Le théoricien si largement original de l’Esthopsychologie, l’analyste, qui, à chacune de ses études, atteignit au chef-d’œuvre, n’est-il pas assuré de vivre aussi longtemps que les maîtres dont il pénétra le génie et que la méthode, si féconde en ressources, dont il dota et amplitfa la critique !

Joseph Caraguel.

 

   

M. J. H. ROSNY

 

M. Rosny, qui doit avoir trente-cinq ans, est l’un des jeunes écrivains qui entreprirent, il y a deux ou trois ans, de rompre un peu théâtralement avec l’école de Médan, à l’occasion « des ordures » de la Terre.

MM. Bonnetain, Descaves, Marg-ueritte, Guiches et lui, signèrent, dans ce but, le fameux « manifeste des Cinq » qui fit un certain bruit à l’époque.

On put croire qu’il résulterait de cette rupture un nouveau groupement à tendances déterminées, mais il n’en fut rien, chacun des Cinq continua dans sa propre voie.

M. Rosny, par suite de cette dispersion, se contenta de parler pour son propre compte. Ses ouvrages : Nell-Horn, Marc Fane le Termite, le Bilatéral les Xipéhuz, et, tout dernièrement, Daniel Valgraive, l’ont classé parmi les talents les plus larges en même temps que les plus subtils de la jeune génération.

— J’ai été très surpris, me dit-il, d’avoir « le père Zola » vous tenir ses discours ! C’est qu’il entre là dans un ordre d’idées nouveau pour lui ! Jamais il n’avait eu cette largeur d’esprit ! Et je me suis aperçu qu’il était très tenté de lectures dans ces dernières années… surtout dans le sens de ceux qui l’inquiètent le plus… Il a toujours très bien profité de ses lectures, d’ailleurs. C’est une justice que je lui rends, d’autant plus volontiers qu’en somme il parle comme je parle depuis deux ans dans la Revue indépendante.

Il était, en effet, évident depuis longtemps pour moi que la fin du naturalisme était proche, qu’elle s’imposait par excès de matérialisme triomphant, par excès d’inclairvoyance et d’incompréhension de noire époque ; il était tombé à la pire des chinoiseries ; c’était l’application médiocre d’une théorie étroite et mesquine, de l’école. Je dis de l’école car il ne faut pas rendre responsables de ce résultat les figures du naturalisme, mais bien ceux qui ont constitué l’école. Il faut bien distinguer entre les créateurs du réalisme, et ceux qui les ont suivis.

Les premiers naturaUstes furent des êtres nécessaires, ils furent les apporteurs de choses nouvelles, bien plus que leurs rivaux les idéalistes ; car M. Renan, par exemple, malgré sa facilité à manier les idées générales, ne m’apparaît pas comme un esprit créateur, au contraire de Flaubert et éies Goncourt qui n’ont pas cette aptitude, mais qui surent apporter à la littérature les éléments féconds qui lui manquaient.

Quant à Zola, son rôle dans le naturalisme a été de deuxième ordre ; il n’a pas été un créateur, mais avant tout l’homme politique de la bande, l’homme qui mit en œuvre, non sans habileté, du reste, et non sans puissance, les éléments d’art que Balzac, Flaubert et Concourt lui ont fournis. Il vous a dit qu’il ferait peut-être l’autre chose qui est à faire pour remplacer le naturalisme. Eh bien ! ce sera tant pis, car il la fera mal, et gâchera et compromettra la besogne à laquelle d’autres pourvoieraient beaucoup mieux…

Pour Daudet, on ne peut le rendre responsable d’aucune des étroitesses théoriques du naturalisme, vu qu’il n’a jamais admis une doctrine unique en art ; aussi a-t-il une vision très tolérante et très indulgente des êtres : c’est un créateur de types.

— Quelle est, selon vous, l’autre chose ?

— L’autre chose c’est une littérature plus complexe, plus haute… c’est une marche vers l’élargissement de l’esprit humain, par la compréhension plus profonde, plus analytique et plus juste de l’univers tout entier et des plus humbles individus, acquise par la science et par la philosophie des temps modernes. La vérité n’est pas dans les extrêmes, et les psychologues sont tout aussi incomplets que leurs rivaux ; leur conception de l’âme est également étroite.

Cette vision étriquée de la vie les a menés tout droit au pessimisme.

L’autre chose sera donc aussi une réaction contre le pessimisme qui résulte surtout de l’incompréhension des éléments constitutifs de son époque et de l’époque elle-même.

Un homme pénétré de la philosophie de son siècle en portera, dans ses moindres actes, un reflet ; un homme qui aura reçu l’éducation classique traditionnelle ne verra pas, ne sentira pas de la même façon qu’un autre dont l’éducation philosophique et scientifique sera complète : le baiser de l’amant procurera à l’un la sensation de l’espace dont il a la notion, chez l’autre il se résoudra peut-être en un simple afflux sanguin. Il est très évident que les Grecs de Périclès, par exemple, dans les moindres actes de leur existence, subissaient l’influence esthétique de leur siècle, et il est évident aussi que le sens du beau n’est pas la caractéristique de la moyenne de la bourgeoisie moderne. L’évolution sociale, le progrès matériel ont créé d’autres visions, ont suscité d’autres émotions chez les êtres ; les émotions des uns ne sont pas les émotions des autres, et, pour pouvoir les comprendre toutes et les traduire, l’écrivain d’à-présent doit avoir la compréhension (je ne le répète pas trop) historique, scientifique, industrielle, pérégrinatrice de l’époque à laquelle nous vivons.

L’autre chose, ce sera aussi une réaction contre la morale évangélique rapportée par les Slaves, c’est-à-dire contre le reniement de la civilisation et du progrès au bénéfice des idées de renoncement.

Mais il faudra deux ou trois générations peut-être pour faire triompher cette formule, et les artistes qui l’auront comprise et appliquée devront se résigner à être sacrifiés à leurs successeurs.

Retenez que je ne veux pas dire qu’à côté de cet art, il ne puisse vivre et s’épanouir une littérature très noble et très belle, toute différente de l’autre, une littérature idéaliste qui sera le fruit de l’éducation classique, et qui satisfera certaines catégories d’esprit. Plusieurs arts dissemblables peuvent fort bien vivre côte-à-côte, et l’admettre c’est encore comprendre la variété des cerveaux modernes.

— Que faites-vous des symbolistes ?

— Ils n’ont, jusqu’à présent, rien sorti de nouveau que je sache sur la théorie même du symbolisme. La plupart d’entre eux ne me paraissent pas y voir autre chose qu’un nouveau stock de métaphores à mettre en circulation… Y a-t-il seulement, dans toute cette école, deux personnalités réellement convaincues de quelque chose ? Verlaine, et Mallarmé, peut-être ?

Quant à Anatole France, qui les a lancés, c’est une haute intelligence dont j’admire l’art ; il ne cesse pas d’être le père immédiat du bon scepticisme, du scepticisme charitable… Et Barrès, son talent est très joli, je le lis avec un vrai plaisir, mais il n’a pas encore démontré qu’il se prend au sérieux comme homme, pas plus qu’il croit qu’il puisse même y avoir quelque chose de, sérieux dans une conviction quelconque. De Bourget j’ai déjà dit dans la Revue indépendante ce que je voulais en dire ; il serait trop long d’y insister.

— Le rénovateur, le voyez-vous ? demandai-je à M. Rosny.

— Personne ne l’annonce, me répondit-il ; mais cela n’est pas trop étonnant. Les littérateurs tendent depuis pas mal d’années à se constituer en pouvoir politique ; il y a des groupes, des sous-groupes, des centres, des gauches et des droites littéraires ; et on Unit, pour devenir un pouvoir effectif, par éprouver le besoin de s’entendre au moins sur un point, et on tombe d’accord, un beau jour, pour instaurer cet aphorisme : « Moréas est encore le régime qui nous divise le moins. » Ce jour-là, on s’applaudit d’avoir trouvé son Carnot. Aussi, qu’arrive-t-il ? Que les petites revues, les revues de Jeunes, au lieu d’être des revues de combat, deviennent le refuge des clans, et que ce sont les grands périodiques qui signalent Mæterlinck, en Premier-Paris, alors que les petites revues lui consacraient obscurément trois lignes jusque-là… Voulez- vous que nous nous arrêtions ici ? 

 

 

M. GUSTAVE GEFFROY[1]

 

M. Gustave Geffroy est le critique officiel, reconnu et très dévoué de l’École naturaliste. C’est aussi le critique d’art très distingué des mouvements d’ avant-garde. Il collabore à la Justice où il publie depuis près de dix ans, sur les mœurs et sur des cas de vie, de fines et délicates chroniques ; il y a donné aussi de pittoresques Souvenirs de voyage. D’origine bretonne, il a surtout un talent d’estompeur ; il excelle, dans le descriptif, à peindre les brumes des vagues paysages et cette atténuation des teintes se retrouve un peu dans ses critiques.

Il est âgé de trente-cinq ans ; de taille moyenne, avec une légère barbe noire et une fine moustache, des yeux gris-bleu très clairs, un front intelligent, une voix sympathique et musicale, Gustave Geffroy apparaît un doux passionné. Je l’ai vu chez lui, tout en haut de Belleville, dans son cabinet de travail qui prend jour sur un jardin en terrasse, planté de marronniers dont les bourgeons goudronnés vont craquer tout à l’heure. Pendus aux murs, des toiles de Carrière, de Monet, de Pissarro, de Renoir, de madame Bracquemond ; des dessins de Delacroix, de Raffaëlli, de Chéret, de Willette, un portrait gravé d’Edmond de Goncourt avec une dédicace du maître, que j’ai vu, d’ailleurs, sans le noter toujours, chez la plupart des écrivains que j’ai jusqu’ici visités. Sur la cheminée, un bronze de Rodin, une faunesse au corps souple, au visage funèbre.

Avec une modestie qu’on sent sincère, il se retranche d’abord derrière les opinions intéressantes qui m’ont déjà été données. Puis dans la fumée des cigarettes et la chaleur de la conversation qui s’anime, il se laisse doucement aller à dire :

 

— Pourquoi faire, des Écoles ? Cela ne signifie rien, et le temps fait bon marché de ces classements arbitraires : voyez, au dix-septième siècle, Bossuet et La Fontaine, Corneille et Racine, Molière, Pascal et Saint-Simon ; au dix-huitième. Voltaire, Rousseau, Diderot, Chénier, toutes les personnalités accusées et contraires, et qui pourtant constituent cet ensemble qu’on appelle un siècle littéraire ; en ce siècle, le nôtre, c’est identique ! Non, à vrai dire, il n’y a pas d’École, il n’y a que des individus ; une École suppose des élèves, des imitateurs, et ceux-là ne sont pas intéressants ; il n’y a que le Créateur, la Force, le Maître, en un mot, qui compte et qui reste. Que deviennent les autres ? Ah ! il y a des dominantes d’idées, des orientations générales, il y a des courants de siècles, et sur ces courants, desbarques à pavillons différentes, mais des barques à un seul rameur. Je suis pour ces barques-là, je suis pour l’anarchie…

Les symbolistes ne me paraissent pas dans le mouvement déterminant de notre siècle ; ils représentent une réaction mort-née, ils s’occupent surtout de procédés, et ils affectent vraiment un trop extraordinaire dédain pour les conquêtes de l’esprit moderne. Mais, comme il y a parmi eux de vrais artistes, Henri de Régnier, par exemple, ils apportent à la langue des qualités intéressantes, une jolie fluidité de mots, un charme musical souvent exquis. Je trouve que Zola a fort bien dit quand il a qualifié leurs vers : ramage obscur ; il rend justice à ce gazouillis parfois harmonieux ; malheureusement, il est, en effet, obscur ; et comment s’intéresser à des choses qu’on ne comprend pas ? Et puis, c’est encore plus malheureux quand, à l’aide de clefs sans nombre, on arrive à déchiffer, on se trouve devant des idées, à la vérité trop minces et qui récompensent mal d’un pareil labeur.

L’orientation littéraire ? Les Écoles nouvelles ? Gomment prévoir ? On s’embarque, mais on ne sait pas trop pour où… Va-t-on découvrir l’Amérique ou Port-Tarascon ? L’Eldorado ou une terre aride où rien ne peut germer ? Question. Il me semble pourtant que le roman très souple, très apte à toutes les combinaisons, pourra devenir en partie socialiste, socialiste dans le sens très étendu et très élevé du mot… On ne fait plus de tragédies, plus d’épîtres, plus de fables, on fera de l’histoire, du socialisme, de la science. Rosny, qui a écrit le Bilatéral, Caraguel qui vous exposait si bien l’autre jour ses théories de positivisme littéraire. Octave Mirbeau dont l’art est tout enflammé d’une ardeur d’humanité, pourraient bien être parmi les meneurs d’un tel mouvement.


Avec un grand charme de simplicité, et une douceur vibrante et chantante dans la voix, M. Geffroy, le dos enfoncé dans son fauteuil, continua :

— Et puis, comme tous ceux qui nous ont précédés, on continuera à écrire les Mémoires de son esprit. Ne trouvez- vous pas que la littérature ne doit être que la continuation de la vie ? La vie passée sur la page. L’homme habite dans une énigme affreuse, en somme ; il me semble que, quand il écrit, c’est pour noter ses sensations d’éphémère, sa vision de l’existence au moment du temps où il passe. On dit que tous les sujets sont usés ! Je pense qu’au contraire tout est à faire, que tout recommence pour des yeux neufs. L’émotion, l’inquiétude de l’homme devant la nature qui existait avant lui et qui lui survit ; la passion, le désir de justice à voir les hommes en société, la tristesse de l’attachement fugace, l’artiste sent tout cela plus vivement, et s’exprime instinctivement, p8U"le pour marquer ce rapide passage à travers les choses, pour faire vivre les êtres qu’il a aperçus, — et il parle aussi pour ceux qui se taisent… Oh ! la littérature est une haute et violente distraction.

Et je ne suis pas un sectaire, dit-il encore. J’admets les individus différents, les inattendus, les personnels, et je prends du plaisir aux choses les plus contraires, qui m’émeuvent. J’aime dans le journalime la notation possible de sensations au jour le jour, comme j’aime le langage rare de Huysmans, la poésie de nature et la musique extraordinaire de Rollinat, le Prélude des poèmes anciens et romanesques de Henri de Régnier, comme je m’intéresse aux psychologies de M. Barrès, lorsque je peux me figurer qu’il ne s’amuse pas à se mystifier lui-même, de même que j’adore les foules de Germinal, et tant d’admirables mouvements de passion chez Balzac, Barbey d’Aurevilly, Goncourt, Flaubert, Zola…

Nous sortîmes. Et, pour jouir de cette superbe après-midi de printemps ensoleillée, nous descendîmes à pied des hauteurs de Belleville. Il était près de six heures, des ouvriers rentraient, des femmes se hâtaient à travers les voitures à bras, les mains comblées des provisions du dîner ; tant de têtes passaient, si différentes et, qui, pourtant, disaient tant de choses pareilles que M. Geffroy ralentit un instant le pas, me fit remarquer ce tableau, cette foule, les silhouettes qui passaient sur les ponts et au long du canal, dans la lumière du soir, et ajouta :

— Tenez, voilà la vie et l’ait. Cette poésie du faubourg, c’est la leçon de littérature qu’on peut prendre tous les jours en sortant de chez soi, en se mettant en contact avec ce décor, ce ciel, ces pavés, cette eau, avec ces personnages qui apparaissent et s’évanouissent comme des ombres, avec ce monde de passions et de souffrances qui palpite là devant nous…

 

 

Note :

Lettre de M. Gustave Geffroy

 

J’ai reçu de M. Gustave Geflroy, un mot, dans lequel il est dit :

Voulez-vous mettre à sa place le nom d’Alphonse Daudet, prononcé par moi avec les noms des initiateurs du roman de ce temps ? Daudet, est, dans ma vie, un haut talent que j’admire et une grande amitié dont je suis fier. 

 

 

M. PAUL BONNETAIN

 

Pas facile à rejoindre, l’auteur de l’Opium. Pour ne pas lui infliger au Figaro littéraire, dont il est le secrétaire de rédaction très sollicité, une aggravation de peine sous forme d’interview, j’ai du le relancer loin de Paris et de sa banlieue, dans le coin de cam()agne et de province où il habite, ne passant à Paris chaque jour que les trois ou quatre heures qu’il doit à son journal.

— Horreur de Paris, me dit-il ; — non pas haine : terreur. Je ne connais guère que mon ami Gustave Geffroy qui comprenne, s’il ne les partage, l’angoisse bête, l’anémie cérébrale, le dépaysement que me donne le pays du « boulevard » et des « premières ». Mais il faut vivre !

Vous venez me demander ce que je pense de « l’Évolution littéraire », évolution de tortue gigotant sur le dos ! C’est d’une gracieuse impartialité, car vous avez, à l’Écho cette qualité, cette force : d’être unis et de vous serrer les coudes, solidairement… Une belle et bonne idée, vos enquêtes. Vous avez dû voir des gens, pas vrai ! que votre venue a forcés à penser, et qui, maintenant, ont du moins une opinion pour quelque temps. Mais que voulez-vous que je vous dise, moi ?

— N’êtes-vous pas le promoteur de la protestation des Cinq ?

— Ah ! la protestation des Cinq ! En voulez-vous rhistoire ? J’étais au Gil-Blas où je donnais une nouvelle par semaine. Paraît la Terre, avec un parti-pris d’ordures qu’à tort ou à reiison je croyais voulu. Justement je venais d’apprendre d’un des convives de Zola qu’un jour à table, en parlant du naturalisme, le « patron » s’était vanté de se moquer du public. La plume me démangea et je proposai à M. Magnard, mon directeur des années précédentes, un article indigné sur le livre ; mais je ne pouvais le signer, cet article, puisque, transfuge du Figaro, j’écrivais au Gil Blas qui publiait la Terre ; or, M. Magnard ne voulait point d’un pseudonyme. L’auteur de Charlot s’amuse se bouchant les narines devant le bouquin de Zola : l’antithèse était en effet pour amuser le public ! Je contai mon embarras à mon ami Descaves qui partageait mon opinion et l’idée nous vint d’une protestation collective. De la sorte, mon journal ne se formaliserait pas de ma rentrée rue Drouot.

C’est amusant, hein, la littérature ?… Il faut vivre, vous dis- je.

Ce qui fut dit, fut fait. Un troisième ami, Paul Margueritte, me donna pleins pouvoirs par lettre et nous mandâmes Guiches et Rosny. Ce dernier rédigea le « manifeste » (car nous l’appelions ainsi n’étant pas jeunes qu’à moitié), et n’accepta point d’amendements. De là, le côté scientifico-pompier de la tartine, ce bon Rosny aimant à gâter son énorme talent par un abus de néologismes pharmaceutiques. — J’aurais pu, et, promoteur de la campagne, l’écrire, cette protestation, mais, j’ai cette originalité — la seule — d’être timide étant batailleur, et, par-dessus tout, de n’être pas peu l’ami de mes amis. Ceux-ci voulurent bien mettre mon nom en tôte, et, partant, plus échiné qu’eux tous, je broutai la chicorée amère d’une célébrité de quarante-huit heures. Voilà !… Zola ne s’en serait pas porté plus mal s’il ne fallait pas toujours, chez nous et en tout, quelqu’un pour accrocher le g-relot. Un courant se forma qui devint à la long-ue l’unanime opposition, la lassitude intransigeante que vous constatez à présent.

Que vous dirai-je encore ? Ah ! une anecdote à côté, l’histoire comique du manuscrit de cette « protestation ».

Je l’avais envoyé au domicile particulier de M. Magnard, 27, boulevard X… à deux pas du Bois. Je sors l’après-midi, je vais dîner en ville avec ma femme et je passe au Figaro à onze heures. Pas d’épreuves ! La copie, dont naturellement je n’avais pas le double, n’est pas arrivée, et le secrétaire de la rédaction, peu content, m’apprend que depuis cinq heures on me cherche dans les cercles et cafés où je suis censé aller, à la maison, partout, et que le téléphone carillonne en vain dans toutes les directions. Je saute en voiture, je cours chez moi, je hèle le concierge qui va quérir le commissionnaire auquel le matin il a confié le pli. L’homme juché sur le siège, nous filons boulevard X… sans que ma femme, aussi sagement illettrée qu’il convient à la femme d’un homme de lettres et nullement au courant, comprenne un mot à mon affolement et à mes tartarinades encolcrées. Le sapin s’arrête 27, boulevard Y !… « Mais, triple brute, ce n’est pas ici ! » Le commissionnaire s’était trompé, le boulevard X… continuant le boulevard Y !!… La lettre est ici pourtant. Je sonne à l’hôtel. Personne ! Volets clos. Les propriétaires villégiaturent et la boîte au courrier bâille devant moi de toute sa mâchoire de cuivre. Du bout d’un crayon, je sens, je reconnais mon enveloppe !… Il pleuvait à verse — par bonheur. Me voilà tentant une effraction, arrachant un fil de fer à la haie du chemin de fer de ceinture pour faire un harpon. Cependant des passants s’arrêtent. Tout à l’heure, ce sera le poste de police, un esclandre, des explications, du temps perdu et notre tapageur premier-Paris à vau-l’eau. Mais Zola n’a pas en vain baptisé Jésus-Christ un héros de la Terre.

La Providence veille, vengeresse, et je sors à propos cent sous de mon gousset. Un passant finit par me dénicher, chez un troquet lointain, le domestique chargé de veiller sur l’immeuble, et je parviens à rentrer en possession du « manifeste ». — « Cocher, au Figaro ! et au galop ! » Je m’affale sur les coussins. Soupir énorme. Alors, ma femme : « C’est donc bien précieux, cet article, et vraiment utile ? » « Je te crois… » et je vais pour lui expliquer, mais elle m’arrête : « Je savais bien que tu le retrouverais : j’ai dit un Souvenez-vous Marie ! »

C’est bête, ça, et de. l’intimité et du sacré, mais si je vous l’ai dit, c’est que de l’histoire je ne veux me rappeler que cette minute heureuse, que ce beau cri d’affection sure et d’enfantine foi.

Et voilà, reprit M. Bonnetain après un silence, tout ce que je puis vous confier sur l’évolution littéraire de ce temps-ci… Venez-vous voir mes lilas ?

Mais j’insistai jusqu’à l’agacement de mon hôte.

— Evolution ! évolution ! Il n’y en a pas d’évolution ; chacun sent qu’il en faudrait une, et chacun se désespère de ne savoir, de ne pouvoir la créer, la diriger ; alors, chacun plaide à côté. Le certain c’est que, si le naturalisme a fait son temps, comme étiquette, mode et procédés, le réalisme reste invaincu. La grosse majorité des grandes œuvres de tous les temps n’est-elle pas réaliste, de la Bible à Pascal, du grand siècle aux Goncourt ? On ne reviendra pas plus à l’idéalisme et au romantisme d’antan qu’on ne reviendra aux diligences. On tentera peut-être un retour au mysticisme si les derniers croyants nous donnent un homme de génie sans tolstoïsme. Et puis, on recourra fatalement à la science pour lui prendre, les uns le merveilleux qui leur manque, les autres un approximatif absolu. (Jusqu’ici, nous ne lui avons emprunté que des mots et des miettes — mal digérées — de méthode.)

Ce que nous serons, nous autres, dans le mouvement ? Je ne sais. Geffroy est, à mon sens, le premier critique de ce temps. Margueritte, Mirbeau, Descaves, Guiches, Rosny, Ajalbert et d’autres que j’oublie, parce qu’ils sont moins près de mon amilié que de mon esprit, sont encore assez jeunes et d’assez souple talent, pour être les disciples heureux et admirés du messie que je ne pressens pas en eux. De nos aînés, Huysmans est le plus doué, le plus original, celui à qui le public doit le plus de sensations neuves. Mais de même que la plupart des métis, il restera sans lignée directe… > Ah ! l’originalité, le mouton à cinq pattes ! Pourvu qu’on neg-âte pas, à l’écarteler de louanges, Jules Renard, l’auteur de ces exquis Souvenirs pincés. Original, celui-là, et qui ira loin s’il a du souffle et secoue les pucerons des jeunes revues…

Tenez, cher confrère, je vous parle franc. Pourquoi avez-vous donné la moindre importance aux décadents, aux symbolistes ? D’abord, ces prétendus évolutionnistes sont des poètes. Or, le vers c’est, en littérature, aujourd’hui, ce qu’est la harpe ou letriang-le dans un orchestre. Comptez-les chez Lamoureux ! Et pourtant la presse s’occupe d’eux, les cite, les consulte ! Muette sur le livre d’un romancier, elle consacre trois colonnes au vaudeville d’un Déjazet, ses échos à un Péladan, son feuilleton de critique à un Moréas ! .. Enfm, ne se fait pas naturaliser qui veut !

Pour me résumer, vos enquêtes me produisent l’effet de ces femmes grosses, discutant du sexe du fœtus qu’elles ne sont pas sûres de mener à terme. Nous sommes dans un des âges ingrats que traverse la littérature tous les cinquante ans en moyenne. Une guerre européenne, une lutte sociale peuvent chavirer les prédilections les mieux raisonnées. La littérature de demain, après tout, serait purement socialiste que je n’en serais pas surpris. Pas fâché non plus. Après tant de pitié. à la Slave, un peu de vraie et simple justice semble dû.

Qui vivra verra. Le véritable évolutionniste sera celui qui aura le plus de talent — et écrira le moins. Car ce qui nous a lassés du naturalisme, et de tout en littérature, c’est la production à outrance. Tout le monde écrit des romans, les grues en retraite, les Ligues des Patriotes, lesrastaquouères, les notaires et les cabots. Voilà le mal, mon cher Huret, et le seul.

Peut-être nos enfants, à la suite de quelques révolutions, jouiront-ils de moins de pléthore. On verra peut-être venir le temps où les journaux seront confiés tout entiers, y compris, et surtout, les faits-divers, à des hommes de lettres qui, mis ainsi à même de vivre, pourront n’écrire qu’un ou d’eux, trois livres au maximun, en leur vie. Fromentin n’a guère laissé qu’un bouquin : Dominique, mais ce qu’il dégotte les psychologues du jour d’aujourd’hui !

Et là dessus, M. Bonnetain m’ayant indiqué le chemin de la gare, s’en retourna dans son jardin.

 

 

M. LUCIEN DESCAVES

 

L’un des Cinq. L’auteur des Misères du sabre et de Sous-Offs, qui firent le bruit qu’on sait. Une trentaine d’années, de petite taille, trapu, le front têtu, l’œil petit, mais vif et droit, une moustache rare, un nez bizarre et amusant, dilaté aux narines avec la pointe qui se rebelle : une tête de sous-off, ma foi, qui serait intelligente. Je le trouve chez lui, où le retint sa jambe cassée il y a six semaines dans un accident de voiture. Très gai, malgré cela, et crâne comme tout ce qu’il écrit.

Il me dit :

— Mais ce mouvement dont on parle tant à présent, cette réaction contre l’outrance du naturalisme, il faut en rechercher les premiers signes dans notre fameux manifeste des Cinq paru en 1887 ! Avons-nous été à ce moment, assez conspués ! On nous accusa de vouloir nous faire un peu de réclame sur le dos de Zola ; à présent tout le monde tombe d’accord que le règne du torchon est passé, tout le monde, le Pontife lui-même ! Et il est bien temps, en effet. D’ailleurs, Zola commence vraiment à se fatiguer… c’est vrai, depuis Germinal, il baisse… Vous ne trouvez pas ? Tenez, je viens de lire l’Argent. Plus que jamais il me fait l’effet d’un grand entrepreneur de bâtisse qui construit des maisons de rapport à six étages dans les quartiers ouvriers de la littérature… Et toujours la même distribution de pièces, les mêmes escaliers, les mêmes portes et les mêmes cordons de sonnettes. Au temps de la Conquête de Plassans c’était un architecte, qui savait vous installer avec goût un mobilier et choisir les tentures qu’il faut ; à présent, je le répète, c’est un maître-maçon qui fait coller les moellons les uns par-dessus les autres, v’lan ! ça y est. C’est de la copie de journal tout bêtement bâclée, avec autant de facilité qu’on démarquerait un fait-divers. Aujourd’hui il faut trois cents lignes ? les voilà ! C’est de l’ouvrage à l’année. Avez-vous lu cette phrase, dans l’Argent : « Jeantrou avait gardé sur le cœur les coups de pied au derrière que lui allongeait le père de la baronne ! » Si c’est permis d’écrire ainsi, avec une truelle !… Non, je vous dis… depuis Germinal… il bousille… C’est égal, c’est tout de même un Maître, qui a droit au coup de chapeau alors qu’il suffit d’un léger salut de la main quand il s’agit d’Alexis ! Ce pauvre Alexis ! Il n’y a plus que lui qu’hypnotise le tas énorme des éditions de Zola. On a calculé que cela faisait trois fois la hauteur de la tour Eiffel. C’est à mourir de rire !

— Voyez-vous les successeurs du naturalisme ?

— Mais ce sera tout le monde ! Entendons-nous, tous ceux qui auront du talent et du tempérament. Évidemment on ne fera pas comme les autres ont fait, on ne traînera pas dans les ordures exprès. Je serais assez de l’avis de Huysmans qui rêve un naturalisme spiritualiste…

— Oui, mais quel mot ? fis-je.

— Il l’explique ainsi : un égal souci de la chair et de l’esprit, psychologie et physiologie mêlées, deux chemins parallèles courant au même but, un à terre, un autre en l’air. Je vous dirais bien que j’essaie présentement d’appliquer cette théorie dans un roman sur les aveugles, si rien justement ne m’horripilait à l’égal des théories et des ratiocinations. Ayez d’abord du talent, tout est là. Si vous voulez vous offrir, par surcroît, le luxe d’une esthétique particulière, je le verrai parbleu bien, car les livres sont écrits, j’imagine, pour en recevoir l’endosse.

— Aimez— vous bien les Psychologues ?

M. Descaves haussa les épaules et fit la moue :

— Les poitrinaires chics de la littérature ? dit-il. Leurs jours sont comptés, mais, comme de vrais phtisiques qu’ils sont, ils ne se voient pas mourir ; et, dans les milieux où sonne leur toux, on leur cache leur position en les couvrant de fleurs : ce sont de beaux mariages, des sièges à la Chambre, des décorations, etc., etc… Mais, tonnerre ! qu’on leur colle des bureaux de tabac, et qu’ils nous fichent la paix ! Quant à Lemaître et à Anatole France, c’est quelque chose de pire : la sournoiserie dans la malfaisance. Celui des Débats avec son sourire de vitrier, qui grince en coupant le verre, celui du Temps qui jamais n’a taillé sa plume pour parler d’une œuvre d’art, d’une œuvre intéressante. Il y a cependant au Temps, comme partout, des lecteurs intelligents et lettrés qui ne seraient pas fâchés d’être tenus au courant du mouvement de la jeune littérature. Jamais, vous m’entendez bien, jamais Anatole France n’a daigné parler des efforts des jeunes… Si encore il les discutait ! Mais non, rien… Ah ! si, de temps en temps, il lance un Moréas, parce qu’il sait que ça ne tire pas… à conséquence, d’abord, et à plus de deux ou trois cents exemplaires, ensuite. Est-ce que ça compte ? En revanche, qu’un livre de valeur soit publié, vous lirez au Temps, dans le mois de son apparition, un article sur Pascal, un autre sur la Vie des Saints un troisième sur… un sonnet de Boileau ! Il garde celui-là en réserve pour la semaine où Huysmans donne Là-Bas ! C’est comme cela qu’il entend son rôle de critique moderne. Enfin !…

— Êtes-vous aussi sévère pour les Symbolistes ?

— Qui cela les symbolistes ? Moréas ! qui s’habille de la mise-bas de Mallarmé, de Verlaine et de Laforgue ! Une noisette creuse dans laquelle il y a un vers, un seul ! Et encore, il faudrait chercher ! Moréas ! un virtuose qui aurait le goût déplorable de n’exécuter que des variations sur les opéras d’Auber !

Je demandai à M. Descaves quels étaient, parmi les jeunes écrivains de sa génération, ceux qui lui paraissaient destinés à représenter le mouvement nouveau.

— Il n’en manque pas, de beaucoup de talent et d’avenir ; vous les connaissez comme moi : c’est Hennique, Margueritte, Rosny. Ah ! Rosny !… Mais il a vraiment quelque chose qui me dépasse : c’est son orgueil, un orgueil incommensurable, fou, dont on n’a pas d’idée ! Et un théoricien ! Et un esthète ! A-t-il du temps à perdre ! Il me rappelle ce pasteur protestant des Mémoires de Goncourt qui, dans sa manie de prêcher, se promenait toujours avec une chaire sous le bras ; de temps en temps, il calait la chaire, y grimpait, et en avant les boniments ! Rosny me fait un peu l’effet de ce pasteur protestant. De même, je n’ai pas été surpris quand des amis m’ont dit que Daniel Valgraive était accompagné d’un double envoi d’auteurs. Ayant entendu célébrer l’exemple unique en littérature de la collaboration des Goncourt, frères par le sang et frères par l’esprit, Rosny, sans doute, n’a pas voulu qu’il fût dit que quelque chose de rare et de difficile lui était impossible à réaliser… Et il y a aujourd’hui les Rosny, comme il y a les Goncourt ! Acceptons-en l’augure. C’est beau, l’orgueil !

… Mais je me suis arrêté dans ma nomenclature : n’y a-t-il pas encore Mirbeau, Geffroy, Paul Bonnetain, Mæterlinck, Ajalbert, la rédaction du Mercure de France, Vallette, Jules Renard, et Gourmont en tête ; et Abel Hermant, un encore, celui-ci, qui dans son dernier livre ; Amour de tête, a joliment lâché Zola !

— Quels sont, dans le roman moderne, les maîtres dont vous vous réclamez ?

— Oh ! d’abord, nos maîtres à tous, Balzac, Hugo, Flaubert et les Concourt, puis Alphonse Daudet, qui a écrit Sapho, Huysmans, et les grands sacrifiés que vos interviewés ont négligé de nommer : Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Vallès auquel Caraguel seul a pensé, et qui a laissé, dans le roman, deux arrière-petits-cousins de talent : Henry Fèvre, avant qu’il fît du roman comique, et Darien, celui de Bas-les-Cœurs et de Biribi.

Je quittai M. Descaves en faisant des vœux pour son rétablissement.

— N’oubliez pas, s’écria-t-il, les coups de pied au cœur de Jeantrou ! 

 

 

M. GUSTAVE GUICHES

 

M. Gustave Guiches a débuté, il y a peu d’années par deux romans, Céleste Prudhommat et l’Ennemi, qui le firent remarquer parmi l’un des plus brillants disciples de l’École naturaliste. Il fut, ensuite, l’un des signataires de la protestation des Cinq, et sa rupture avec l’École ne se borna pas à cette manifestation de combativité. Ses nouvelles œuvres, l’Imprévu entre autres, le montrent préoccupé d’analyses psychologiques, et s’orientant dans l’art à la suite de maîtres moins populaires et plus raffinés, et particulièrement de Villiers de l’Isle-Adam.

À ma prière, M. Guiches a eu l’obligeance d’écrire la lettre que voici :

« Monsieur et cher confrère,

« Impossible, hélas ! d’ajouter n’importe quoi d’à peu près neuf à tout ce qui vous a été dit et si bien dit au sujet des diverses manifestations dont la littérature est affectée.

« J’ai lu vos enquêtes si pittoresquement promenées à travers les innombrables esthétiques du jour. Il m’a semblé relire la Tentation de saint Antoine. Il se dégage de ces études un cauchemar aussi angoissant que celui suggéré par la vision du chaos religieux dans l’œuvre de Flaubert. J’ai vu défiler des symbolistes, des instrumentistes, des décadents, des naturalistes, des néo-réalistes, des supra-naturalistes, des psychologues, des parnassiens, des mages, des positivistes, des bouddhistes, des tolstoïsants, etc… J’ai entendu des imprécations furieuses, des rires amers, des exclamations de pitié, des anathèmes solennels, des analyses subtiles, des synthèses probantes, des proclamations éloquemment improvisées. Tout à été dit, redit et contredit.

« Comment ne pas se sentir à jamais troublé en présence de contradictions telles que celle-ci ? Plusieurs de nos confrères déclarent que le naturalisme est mort. Aussitôt un télégramme de M. Alexis annonce : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » La lettre démontre en effet que le naturalisme avait été inhumé par erreur et qu’il était on ne peut mieux portant. Alors, que penser ?

« Il est bien certain que si le naturalisme n’est pas mort, il a subi toutefois de fortes dislocations. Combien reste-t-il de naturalistes authentiques parmi les soiristes de Médan ? M. de Maupassant est retourné aux traditions de Flaubert si personnellement appliquées dans Boule-de-Suif. M. Huysmans a créé le supra-naturalisme. M. Hennique a évolué vers le spiritisme. M. Céard s’est adonné plus spécialement à la critique. M. Alexis reste seul naturaliste impénitent.

« Parmi les néo-réalistes qui paraissaient vouloir suivre la voie indiquée par leurs aînés de Médan, mêmes transformations. Bonnetain s’intéresse, de préférence, à l’étude des phénomènes de la suggestion. Rosny s’est retourné vers un lyrisme scientifique dans lequel s’affirme toute la haute personnalité de son talent, et l’auteur de Sous-Offs va s’élancer, lui, sur les traces de M. Huysmans vers des « au-delà » mystiques, vers un naturalisme tout à fait supra.

« Quant aux psychologues, je ne m’explique pas qu’ils puissent former une catégorie spéciale d’écrivains. Chaque écrivain est psychologue à un degré plus ou moins intense proportionné au développement de ses facultés de pénétration, mais de ce que beaucoup d’entre eux, soit par scepticisme, soit par système, soit encore par défaut d’esprit philosophique, ne transforment pas leurs observations en lois générales, il ne s’ensuit pas pour cela qu’ils ne soient psychologues au même titre que les psychologues de profession.

« Le mouvement symboliste a été la première protestation contre le matérialisme des naturalistes intransigeants. Mais ce mouvement s’est tant divisé et subdivisé qu’il a perdu tout intérêt. Les symbolistes réclament le vers libre, l’émancipation du vers. Le vers serait opprimé ! C’est une petite ligue d’anti-esclavagistes, s’exagérant les misères de la poésie et prêchant, à des jeunes gens zélés, l’affranchissement des alexandrins.


» Avec quel plaisir rare on s’abstrait de toute idée d’école ! Comme il est agréable d’admirer les œuvres en elles-mêmes sans s’infliger la préoccupation de classer leurs auteurs ! Est-il bien utile, pour juger leur talent, de s’inquiéter si MM. Zola, de Goncourt, Alphonse Daudet, Paul Bourget, Maupassant sont naturalistes, impressionnistes, ironistes ou psychologues ? Chez MM. Leconte de Lisle et Catulle Mendès n’aime-t-on pas les très puissants évocateurs et très merveilleux poètes qu’ils sont, et n’oublie-t-on pas volontiers les parnassiens dont ils furent et restent les maîtres incontestés ? De même ne suffisent-elles pas les admirables et charmantes personnalités chez des poètes tels que Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Dierx, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Jean Lorrain, Gustave Kahn ?

« Cette idée d’école tend à disparaître. Les groupes, en effet, ne cessant de se multiplier, un jour viendra sans doute où chaque écrivain formera son groupe à lui tout seul, réalisant le maximum de la personnalité. Ainsi serait accomplie non pas l’évolution littéraire, mais une révolution complète dans les idées reçues, ce qui, à mon très humble avis, serait encore mieux.

« Agréez, je vous prie, monsieur et cher confrère, l’assurance de mes biens dévoués sentiments.

« Gustave Guiches. » 

 

 

M. PAUL MARGUERITTE

 

L’un des Cinq. Celui d’entre eux qui se rapproche le plus des psychologues, et qui a le plus d’affinité avec le talent délicat et raffiné des Goncourt. Il se complaît à noter les douces tourmentes des âmes particulièrement sentimentales. Ses romans, si je n’en oublie, s’appellent : Tous Quatre, Pascal Géfosse, Amants, Confessions posthumes. Il a écrit des pantomimes pour le théâtre. Sa fine tête de Pierrot distingué le destinait à les jouer, et il en joua, avec beaucoup de succès, au Théâtre-Libre.

Je n’ai pas pu joindre M. Paul Margueritte. Mais le lendemain de ma visite chez lui, il m’envoya, très complaisamment, les notes suivantes. Je les donne telles quelles. Elles ne répondent peut-être pas directement au programme de mon enquête, mais elles sont une si parfaite marque de bonne amitié !

— Les symbolistes ? Vous leur avez fait une grosse réclame, gratuite et libérale. Tant mieux pour eux ! La vie littéraire est dure, la concurrence acharnée, la réclame coûte cher. La vôtre leur permettra, bien mieux ! les mettra en demeure de nous donner de beaux livres, et non plus des préfaces. J’avoue cependant que leur attitude — mis à part Mallarmé, de Régnier et Charles Morice, — m’a semblé peu noble. Leur mépris pour leurs aînés et leurs camarades est chose qui me passe. Il existe pourtant, en dehors d’eux, de grands poètes, comme Maurice Bouchor. Haraucourt et Rodenbach ne sont-ils rien, non plus ?

Parlons d’autre chose, voulez-vous ? Réclame pour réclame, mieux vaut en faire à ceux dont on ne parle pas assez, qu’à ceux dont on parle de trop. Laissons de côté mes sympathies et admirations personnelles pour MM. de Goncourt et Alphonse Daudet, pour Huysmans, Lavedan, Élémir Bourges, Bonnetain, Mirbeau, Hennique, Descaves, Jules Case et J. Rosny qui mérite une épithète à part, spécifiant tout ce qu’il apporte de neuf et d’humain. Tous ces écrivains sont connus et reconnus. J"ai mieux attirer votre attention sur deux manifestations très particulières et très différentes du jeune Roman, dans la personne d’Antony Blondel et de Jean Lombard.

Voilà Blondel, par exemple ! Qui, en dehors de quelques lettrés, connaît son Camus (d’Arras), son Bonheur d’aimer ? Il va publier chez Havard un livre : le Mal moderne. La critique, complaisante aux vantards, s’intéressera-t-elle à ce modeste ? Ses romans ont, à un degré rare, l’odeur, le goût et le sens de la vie. Aucune littérature ! les sentiments et les sensations mêmes dans leur fleur ! Nul n’a mieux dépeint la plante humaine et ses dépérissements, sa lente ascension vers le jour, son épanouissement difficile au bonheur, au succès, à l’amour. Richepin a qualifié Blondel : un Saint-Simon paysan, tant ses paysans fleurent la terre. Mais il a étudié depuis des types plus complexes, une casuistique d’âme plus raffinée.

Jean Lombard ! vous connaissez sans doute ses grandes fresques hallucinées, où grouillent, en un style polychrome et d’une barbarie voulue, les foules mortes de Rome sous Héliogabale, et de Byzance sous Constantin Copronyme. On dirait d’immenses tapisseries que l’air agite, et dont les personnages vivent et défilent, le long d’une spirale où on les voit réapparaître, en des retours d’attitude et des répétitions de geste. Lombard sait rendre l’ondoiement des masses, l’enchevêtrement des rouages politiques. Rosny et lui me semblent appelés à écrire le roman social, qui sera une des formes les plus intéressantes de la littérature de l’avenir.

Il est bien d’autres jeunes de valeur ! Camille de Sainte-Croix, tenez ! Deux de ses romans déjà, dans un style de belle race, ont confessé des dandysmes du cœur, des cas de conscience singuliers. Robert Godet, pénétrant et lucide analyste du Mal d’aimer ! Georges Beaume, et ses paysans du Languedoc ; les délicats et sincères romans de Jean Blaize, François Sauvy et Amédée Pigeon. Mais à quoi bon insister ? Ils ont tous publié un, deux ou trois romans ; ils travaillent et réussiront. Car, en définitive, il n’y a que cela qui compte, le livre, la chose faite bravement, simplement, honnêtement ! 

 

 

M. ABEL MERMANT

 

L’enfant chéri du Naturalisme, ce transfuge de l’École normale qui fut singulièrement choyé, justement on pourrait croire, pour ses délicatesses de nature si différentes des brutalités voulues et alors exubérantes de l’École à son apogée. Dès ses débuts, en effet, il fut accueilli avec une tendresse spéciale par M. de Goncourt et M. Zola. Le Caralier Miserey qui souleva tant de tempêtes, la Surintendante, une curieuse et pénétrante étude du monde parisien, dernièrement Amour de Tête, qui est une très subtile psychologie, sont des titres qui lui ont valu de mériter la prédilection dont les maîtres l’accueillirent tout d’abord.

J’ai reçu de lui la lettre suivante :

« Moscou, 22 mai 1891.

« Monsieur et cher confrère,

« Vous avez bien voulu m’écrire pour me demander mon sentiment sur l’Évolution littéraire contemporaine. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre ma réponse. Votre lettre est venue me chercher si loin ! À ces distances, les querelles littéraires semblent un peu vaines. Mais l’enquête que vous poursuivez se recommande à l’intérêt de tous, tous y doivent apporter leur contribution. Je me suis bien souvent posé à moi-même les questions qui en font l’objet : je ne crois pas à la valeur absolue des théories déduites, mais j’estime qu’un artiste, à notre époque réfléchie, doit prendre conscience de l’évolution où il participe, et du rôle que personnellement il y peut jouer.

« Malheureusement, cette conscience ne s’acquiert pas d’un seul coup. Je veux espérer que j’arriverai quelque jour à une lucidité parfaite : pour l’instant, mes idées me semblent plutôt en voie de formation. J’envie la sécurité de mes confrères qui ont pu résoudre d’emblée les difficultés que vous proposez à notre examen.

« Pour moi, j’ai fréquemment varié, et je me flatte de n’être pas encore paralysé dans une certitude. Je ne vois guère qu’un principe, d’apparence bien élémentaire, presque naïve, sur lequel je ne saurais transiger : c’est qu’un artiste, même dans le roman à sujet contemporain, dans le roman que nous prenons sur le vif, doit avoir pour unique souci de faire œuvre d’art et de créer de la beauté.

« À ce titre, je répudie les théories naturalistes, qui, appliquées à la lettre, feraient en somme du roman une œuvre utilitaire ou encyclopédique ; je répudie les théories psychologistes, qui lui donneraient un objet différent mais une forme pareille, et qui en feraient également une œuvre d’exposition ou d’instruction.

« Entendons-nous : si je me sépare des naturalistes, c’est pour des motifs d’esthétique sérieuse, et je ne m’associe point à la réaction commerciale qui se tente contre le naturalisme aujourd’hui ; je ne réédite point le vieil acte d’accusation qui en incrimine la vulgarité, la lourdeur et le pessimisme un peu simple. — Je me sépare des psychologistes pour des motifs analogues, mais je veux encore moins m’associer à la croisade bouffonne qu’une partie de la jeunesse actuelle prêche contre les sciences et contre l’esprit de la modernité.

« Je crois tout au contraire que si nous prétendons créer de la beauté originale et portant bien la signature de notre époque, nous ne pouvons pas négliger ce qui est l’apport et l’originalité de notre époque. Je crois que la science psychique, et en général toutes les sciences, nous ont fait envisager l’homme et la nature sous des aspects nouveaux, et qu’il y a là de riches matières pour les œuvres futures, des mines d’art inexplorées.

« Il ne s’agit pas de prendre la science toute brute, et de la transporter par exemple dans le roman. À chacun son domaine. Quand on a lu le plus humble psychologue de profession, les découvertes du psychologue littérateur font sourire. Mais je crois fermement que la psychologie peut fournir des motifs d’art entièrement neufs, et non pas seulement ces fines et délicates analyses, ces descriptions d’âme, ces inventaires parfois un peu puérils de sentiments, auxquels nous ont habitués les Stendhaliens. Des tentatives véritablement remarquables ont déjà été faites dans le sens que je vous indique, et je vous citerai l’exemple de Rosny, qui a su mettre en œuvre, comme artiste, une belle intelligence de penseur et de savant.

« Puisque je vous ai cité un nom, je passe des généralités aux personnes. Vous me demandez, monsieur, quelques mots sur mes aînés et sur mes contemporains. Je vous signale en passant que la correspondance de Flaubert porte les traces d’une opinion tout à fait conforme à celle que je viens d’indiquer, touchant le rôle réservé dans la littérature prochaine à la haute science de l’homme ; mais je n’ai point là le volume pour vous faire les citations. Dans un autre ordre d’idées, dans un autre esprit, M. Renan a mainte fois et admirablement exprimé la valeur esthétique des conceptions nouvelles. — Des maîtres actuels du roman, que vous dirais-je, que des banalités ? Vous savez bien le respectueux attachement que nous avons tous pour M. de Goncourt, pour Alphonse Daudet. Je vous ai parlé tout à l’heure contre le naturalisme : il va de soi que je ne m’attaquais pas à la personnalité d’Émile Zola ; j’ajoute que s’il a formulé la doctrine, il a été le premier à en faire bon marché : certains de ses adversaires sont naturalistes comme il ne l’a jamais été.

« Parmi les nouveaux venus qui sont encore mes anciens, je ne vous nommerai personne avec plus de sympathie que l’éloquent, le passionné, l’imaginatif Octave Mirbeau. Je vous nommerai Hennique, un artiste de haute valeur, patient, peu bruyant, et à cause de cela mal récompensé de son effort continu. Je vous nommerai Huysmans, qui n’est pas un intellectuel, mais qui est un ouvrier d’art merveilleux.

« Je vous nommerai, parmi les jeunes, Margueritte, déjà arrivé au public, Bonnetain, le romancier de la mer, qui, si j’en crois des annonces réitérées, nous prépare une variation nouvelle sur son thème favori. Je ne puis insister sur Lucien Descaves, envers qui je serais suspect de partialité : nous sommes presque deux fois confrères. Je ne veux pas manquer de vous nommer aussi, comme un des plus subtils et des plus spirituels d’aujourd’hui, Paul Hervieu.

« Mais, Monsieur, je m’arrête, les talents sont nombreux, et cette lettre menace de tourner au catalogue. Permettez-moi de vous serrer la main cordialement.

« Abel Hermant. »

  

 

M. JEAN JULLIEN

 

M. Jean Jullien est surtout connu du monde des lettres par sa brillante campagne au Théâtre-Libre où il s’est efforcé d’apporter sur la scène la reproduction la plus directe possible de la vie. Ses efforts n’ont pas été vains, puisque si sa première pièce, la Sérénade, fut considérée comme un scandale, le Maître fut apprécié comme un chef-d’œuvre. Depuis, il a bataillé, pour les mêmes principes, dans Art et Critique, et l’Odéon nous donnera prochainement l’occasion de voir appréciées par le grand public ses tentatives qui ont déjà vaincu dans le public d’élite.

Il m’a dit :

— Les querelles d’écoles me laissent absolument froid ; je crois que l’artiste doit se préserver autant de l’opinion des coteries que de celle de la foule et se tenir prudemment éloigné des chapelles, hors desquelles il n’est pas de salut.

J’admire Zola aussi bien que Mallarmé et Verlaine et je comprends aussi bien Barrès que Péladan, Bourget ou Rosny. J’estime que nous ne devons nous préoccuper, nous, écrivains, ni des théories, ni des formules, ni de la manière de M. Untel, ni des appréciations de MM. de la critique, nous devons faire ce qui nous semble être de l’art et voilà tout.

Les jeunes littérateurs, ainsi que les vieux d’ailleurs, uniquement occupés du dénigrement de leurs confrères et de leur propre gloire, me font l’effet de nos députés qui discutent toujours sans travailler jamais, plus soucieux de leur réélection que des intérêts du pays, et notre pays à nous c’est l’Art.

Qu’ils fassent des œuvres et, pour ma part, que ces œuvres soient tirées directement de l’observation de la nature, ou indirectement, à l’aide de symboles, cela m’est parfaitement égal si j’y reconnais la marque d’un artiste sincère.

Quant à dire : telle forme d’art est supérieure à telle autre, ce genre-ci a plus de chance de réussir dans l’avenir que celui-là, ce sont des calculs de commerçant, de tailleur, se demandant : « Que portera-t-on l’année prochaine ? Que faut-il préparer en magasin ? » Un écrivain qui raisonne ainsi n’est plus qu’un marchand de lignes.

La vérité est qu’il y a du talent et énormément de talent des deux côtés. Malheureusement ils sont tous d’une infatuation telle qu’ils s’imaginent être arrivés, comme ils le disent, à la forme définitive ; ils se cantonnent dans une formule de plus en plus étroite et ne progressent plus.

— Pourtant, vos préférences à vous ?…

— Je préfère l’interprétation directe de la nature, car je la crois plus haute en beauté que toutes les œuvres humaines et je crains que les symboles ne la défigurent. Je ne parle pas uniquement de la nature morte ; mais, et surtout, de la nature vivante, pensante, agissante et je recherche la puissance artistique dans la synthèse des vérités naturelles, philosophiques et humaines, naturellement, simplement, humainement présentées. C’est ce que que j’ai cru faire dans le roman et le théâtre ; mais je comprends parfaitement que d’autres aient de l’art une conception toute différente. L’art n’est pas une royauté vacante et il y a place pour plus d’une esthétique dans la république des lettres.

Ainsi le théâtre n’est pas un, il est aussi bien et même beaucoup plus romantique que psychologique ou naturaliste. Nous admettons les farces de MM. Bisson, Gandillot, Grenet-Dancourt, les mondanités inconsistantes de MM. Dumas, Pailleron et Meilhac ! À plus forte raison devons-nous accueillir avec joie les œuvres artistiques promises par : Verlaine, Mæterlinck, Moréas, Morice, etc. Cela ne nous empêchera pas de faire du théâtre tel que nous le sentons, et je plains sincèrement les symbolistes de ne pouvoir admettre et comprendre qu’eux seuls, quelquefois même un seul d’entre eux.

Je suis très curieux de les voir au théâtre, d’entendre le déchaînement de la grosse critique et les ricanements des soiristes, nous avons en perspective une jolie série d’articles imbéciles.

— Vous paraissez les bien connaître…

— Ah ! si je les connais, les critiques ! Qui nous délivrera de ces esprits rétrogrades qui condamnent d’avance toute tentative originale, qui jugent les pièces sans les entendre, et dont le critérium d’art est la recette ! Pendant dix-neuf mois, dans la Revue que j’avais fondée. Art et Critique j’ai mené campagne contre ces aristarques, j’ai montré leur ignorance et leur cynisme, et j’ai gourmandé les auteurs, les comédiens et le public de leur aplatissement devant ces pompeux farceurs. À ce moment-là j’ai fait aussi mon enquête, en appelant à la Revue tous les littérateurs sans distinction d’écoles contre l’ennemi commun ; un bien petit nombre de ces jeunes, si prompts à se combattre les uns les autres, a répondu : ils sont si déférents auprès des nullités importantes, dispensatrices de la réclame ! Ce n’est que lorsque après avoir bataillé jusqu’au dernier jour, la Revue a été morte de misère, qu’ils ont osé m’adresser l’assurance de leur sympathie.

Et pourtant c’est de la critique que dépend l’avenir du théâtre. Je veux bien que l’art triomphe toujours en dehors d’elle, il n’en est pas moins vrai qu’elle est un obstacle qui, pour certains, devient insurmontable. Et puis, il n’est pas un seul critique qui fasse consciencieusement son métier (c’est, du reste, un horrible métier). Toujours des raisons d’à côté ! Pourtant que de choses intéressantes il y aurait à faire et à dire ! Je le vois par les quelques critiques techniques que j’ai faites et que je fais encore depuis deux ans. On trouve que ces critiques sont méchantes, je ne le suis que lorsque je suis en présence d’un faiseur, d’un épateur, d’un de ces commerçants sans talent qui nous inondent de leur prose insipide et pédante : Ah ! oui, quand je rencontre un de ces êtres malfaisants, je l’écraserais avec plaisir…

Pour en revenir au théâtre, quel sera le théâtre futur ? je n’en sais rien ; mais, je doute fort que le symbolisme réussisse mieux que le naturalisme réduit aujourd’hui à une formule ridicule. Encore le naturalisme suit-il le mouvement de la pensée moderne scientifique et socialiste, tandis que le symbolisme n’est qu’une œuvre de réaction qui comme toute réaction sera vague et stérile. Il faut voir plus grand, au delà des formules. Et puis, on n’arrive pas ainsi d’emblée à s’imposer, il faut chercher, travailler. Travailler, surtout, et que chacun apporte sa pierre sans s’imaginer qu’il apporte l’édifice. L’année passée j’ai émis quelques idées sur le théâtre vivant, aujourd’hui je publie les résultats de mes observations expérimentales sur le théâtre, mais je n’entends point être assimilé aux écrivains à théories et à formules, ce n’est que lorsque la pièce est jouée que l’on peut conclure, la démonstration se fait sur la scène et nous sommes sur la scène…

 

 

 

M. JEAN AJALBERT[1]

 

Vingt-huit ans. A débuté il y a cinq ou six ans dans les revues ultra-décadentes du quartier-Latin ; puis il a publié des plaquettes de vers subissant un peu l’influence de Coppée. Enfin, il y a peu de temps, son roman : En amour l’a mis en bonne place parmi les néo-réalistes ; et, plus récemment encore, il s’est acquis de la notoriété par une adaptation au théâtre, habile et sincère, de la Fille Elisa de notre maître, M. Edmond de Goncourt.

D’une blondeur et d’une chair flamandes, le parler lent et jamais essoufflé, avec un parti pris de bonhomie auvergnate un peu gouailleuse, M. Jean Ajalbert est un correct boulevardier, très soucieux des contingences.

Comme il a été l’ami de la plupart des symbolistes et décadents actuels, et qu’il a passé l’eau, il m’a paru légitime de le consulter dans cette éclectique information. Il me dit :

— C’est à mon tour de déposer ? Bon. Je jure de dire la vérité. Mais, monsieur, contre qui cette contre-enquête ? Les décadents, les instrumentistes, les symbolistes ? Votre enquête était bien suffisante ! Ils se sont si bien entre-dévorés, vos chevaliers du symbole, qu’il n’en reste plus ! J’ai lu cette curieuse série d’interviews ! Cela m’a fait penser aux combats de coqs. Ah ! tous ces paons, qui s’arrachaient les plumes en faisant la roue. Vous les avez vus, vous, comment sont-ils ? Lorsque je les ai connus, ils blanchissaient déjà ! Moréas touche à la quarantaine, Tailhade a dépassé quarante-cinq ans. Ils ont donné ce qu’ils pouvaient donner. Je ne crois pas que ce soit eux le jeune attendu, vous savez !

En fait d’idées, jusqu’à présent, ils n’ont guère sorti que des couteaux !

— Le mouvement symbolique…

— Il n’y a pas de mouvement, une simple petite poussée de talents, de très réels talents, mais disparates, sans cohésion. Vous avez bien vu qu’ils ne marchent pas derrière un drapeau, derrière une idée commune. Je vois de jolis phraseurs, d’élégants chanteurs, mais pas plus… Il y a d’exquis roseaux, de délicieuses petites flûtes, mais pas de clairon…

C’est la presse qui, très arbitrairement, a groupé tous ces noms sous ces étiquettes de décadents et de symbolistes… On a confondu sous une seule enseigne les écrivains les plus divers. Les maîtres comme Verlaine et Mallarmé, de vrais jeunes comme Barrès, Régnier, Griffin, pêle-mêle avec les ratés, les piliers de café, les éternels jeunes à poils blancs… Et tous ont laissé dire… pour avoir l’air d’être beaucoup ! C’est la trouée boulangiste ! la catapulte ! Mais aujourd’hui, ils ne sont plus boulangistes : ils sont royalistes, impérialistes… ils ne sont plus symbolistes… Chacun tire la couverture à soi… Moréas a beau leur crier qu’ « Il n’est pas un ignorant dont les Muses ont ri, — je suis un Baudelaire avec plus de couleur, — et le plus grand formiste du siècle, c’est moi ! » — ils ne veulent rien entendre, et le Palikare reste seul sur sa galère.

Non, je ne vois pas de mouvement !

L’assonnance, le vers libre, c’est vieux comme la littérature. Et Gérard de Nerval en a glané de jolies gerbes dans les chansons populaires… Quant à l’instauration de Ronsard, c’est un mouvement… en arrière, et cela s’appelle d’un mot bien ordinaire : du pastiche. Je ne crois pas qu’il sorte de là un frisson nouveau capable d’électriser les foules.

Quant à l’avenir, je laisse au Sar Péladan le soin de pronostiquer.

— Mais n’avez vous pas été symboliste ?…

— Comment ! Un symboliste de la première heure ! J’ai fondé le journal le Symboliste. — Quatre numéros, avec Kahn, Paul Adam, Moréas, la collection complète. — C’était un progrès : notre précédente feuille, avec Paul Adam, le Carcan, n’avait tenu que deux numéros. Le titre vous indique ces tendances : nous devions flageller l’humanité de la belle sorte ; nous allions la dire, la vérité, au boulevard, à la presse, à tous ! Naturellement, personne n’entendit… et le Carcan se rouilla. Il en fut de même au Symboliste, où je fus déshonoré dès l’apparition. Le canard s’imprimait à Montrouge, dans une petite rue… Nous arrrivons… l’imprimeur et sa femme se désolaient… Ils n’avaient guère pu composer le numéro : ils ne comprenaient pas ! Pensez : Moréas en ce temps-là « instaurait » Rabelais… « Je n’ai compris que ça : un article de M. Ajalbert » murmurait la vieille femme !… Tous les regards de mes co-symbolistes me fusillèrent… Evidemment, je n’étais pas un pur… Je trahissais… Dès lors, je cessai d’être cité dans les écrits symbolistes. Et depuis la Fille Elisa je suis excommunié. Mon nom ne figure plus aux couvertures du bibliopole Vanier !

— Et, sans doute, vous êtes considéré comme un naturaliste ?

— Oh ! je ne suis guère plus naturaliste que symboliste. Tout cela, ce sont des mots pas souvent justes. En tout cas, c’est dans les revues décadentes, symbolistes et instrumentistes, dans le Décadent, dans le Symboliste, dans la Vogue, dans Lutèce, dans la Revue Indépendante, que j’ai publié la plupart de mes vers et mes premières nouvelles. C’est en compagnie des symbolistes que j’ai vécu mes premières années littéraires, et je ne le regrette pas, la bohème est douce, quand elle ne dure pas. Et quels beaux rêves ! Que de soirs nous avons conquis Paris…

Notre ambition à tous, c’était d’écrire dans les grands journaux. Si vous saviez les plans de deux heures du matin, les quotidiens pris d’assaut, Tortoni envahi… Tortoni hypnotise absolument la brasserie, qui s’y risque quelquefois, en été, à la terrasse, quand Scholl même n’y est plus, lorsque les Anglais envahissent le boulevard… Ah ! oui, quels plans de romans, de drames, d’articles, qui restent en plan…

— Que pensez-vous des formules émises, de l’esthétique projetée ?

— Je suis surtout frappé du soin jaloux avec lequel vos interviewés ont tu les noms des absents et des morts, dont quelques-uns occuperaient le premier rang aujourd’hui. Pourquoi ces petitesses ? Oh ! l’étroitesse de ces coteries ! Dans votre galerie, ils n’ont guère fait de place à Jules Laforgue, l’auteur des complaintes à Notre-Dame la Lune, du Concile Féerique, des Moralités légendaires, un poète original, qui dépasse tous vos Moréas de cent coudées, — mort à vingt-sept ans ? Et Tristan Corbière, que Verlaine a classé dans ses poètes maudits, Corbière, un Breton au vers salé comme l’Océan d’Armor, et qu’ils passent sous silence… Pourtant, nous récitions tous ses rudes poèmes, où se dressent les calvaires de granit, dans la lande ; nous savions par cœur ses cantiques et ses pardons ! Et Hennequin, dont ils n’ont pas soufflé mot, mort à trente ans, une des intelligences du groupe ! Silence sur ceux-là !…

Je n’ai pas entendu parler non plus de Camille de Sainte-Croix, — bien vivant, pourtant, — qui dirige le vaillant supplément littéraire de la Bataille, — l’auteur de la Mauvaise aventure et de Contempler — un de la première heure aussi — qui fut du Symboliste ; ni de Teodor de Wyzeva, ni d’Édouard Dujardin, ni de Félix Fénéon ?

Ces morts, ces absents étaient des premiers groupements.

Pourquoi les oublier ainsi ? Les décadents ont-ils tant d’œuvres à leur actif ?…

Je regardais, pendus au mur, le pantalon rouge et la capote bleue du lignard.

— Oui, me dit M. Ajalbert, je vais faire mes vingt-huit jours — une corvée à laquelle échappent les symbolistes ! Ils sont Grecs, Espagnols, Suisses, Belges… ou bien ils ont franchi la limite d’âge !

 

 

Note :

  Lettre de M. Ajalbert 

Cher Monsieur

Je lis notre conversation ! J’ai beaucoup bavardé sans guères répondre pourtant à votre consultation in extremis sur la littérature d’aujourd’hui — qui n’est pas si malade en somme, et compte un nombre de beaux et fiers talents ! Les citer ? Je ne veux pas paraître dresser un palmarès de mes amitiés et de mes admirations. Je me contenterai d’ajouter que je trouve qu’il y a plus de symboles dans l’Homme à la cervelle d’or de Daudet, ou dans les frères Zemganno de Concourt que dans les vers de bien des symbolistes ; et, qu’avec ou sans symbole, Sapho, et d’autres œuvres du maître, ne me semblent pas déshonorer la littérature française autant que le déclarent les féroces de chez Vannier.

Cette omission répai’ée, il faut que je m’accase d’une autre. Il n’est pas permis à ceux de notre génération de parler aussi longtemps que j’ai fait, sans nommer J. -H. Rosny, sans affirmer de hautes sympathies devant le labeur énorme, la grave intelligence, la ferme intégrité littéraire de J. H. Rosny. Lui a donné du nouveau, et, robuste de foi dans l’avenir, par des œuvres maîtresses comme le Bilatéral, les Xipéhuz, le Plateau de Tornadres, la Légende sceptique, Daniel Valgraive, en aiguillant le roman vers la science et le socialisme, il pourrait bien avoir prévu la littérature de demain…

Si je parie de Rosny seul, c’est que des nôtres il est le premier par le talent — et le moins gâté de tous par une critique, assez aimable aux œuvres de transition, implacable aux œuvres hardiment en avant, comme celles de J.-H. Rosny, dont nous devons répéter le nom d’autant plus que l’injustice est plus grande. Je vous serais donc reconnaissant tout à fait de publier cette addition à mon interwiew.

Veuillez agréer mes salutations les plus distinguées.

Jean  Ajalbert.

 

 

  Les Parnassiens

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021