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BIBLIOBUS Littérature française

Les Mages

 

 

Avant de passer à l’évolution poétique, il était indispensable, pour faire complète cette enquête, de donner ici l’avis d’une catégorie de prosateurs qui, bien qu’artistes, ont montré cette particulière préoccupation de subordonner la littérature à une conception synthétique de la vie. Les Mages ont apporté un système religieux, philosophique et politique qui donne une pleine satisfaction à ses adeptes et a pour eux cet inestimable avantage de restreindre la part de l’inconnu et de trouver toutes solutions aux problèmes essentiels de la destinée humaine. Pour eux l’art d’écrire devient le moyen le plus commode d’exposer leurs théories ; ces théories et ceux qui les représentent ont une action relative mais indéniable sur la jeune école, leur avis prend donc ici tout naturellement sa place.

J’ai d’abord consulté ceux qui avaient à la fois une notoriété littéraire et un rang dans cette cléricature occulte.

 

SAR JOSÉPHIN PÉLADAN

 

Nîmes, mars 91.

Monsieur,

 

J’ai publié dans l’Artiste il y a quelques années, la Seconde renaissance française et son Savonarole, étude comparée de romantisme et du… néant qui lui a succédé. J’ai montré la niaiserie d’une formule littéraire empruntée à une phrase de Claude Bernard, et qui, étendue aux beaux-arts, produirait des… ignominies. Doctrinalement, le naturalisme n’a jamais existé : ses hommes, sans exception, présentent unies l’ignorance de l’histoire littéraire à l’inconscience en matière d’abstrait… Ce sont des sans-culottes, c’est-à-dire des incultivés réduits à leur propre tempérament.

Mais s’il est lyrique, le tempérament suffit à produire des œuvres valables : de même qu’un avocat doué s’appuie d’une cause infâme pour plaider pathétiquement. Je vois dans le naturalisme un synchronisme du suffrage universel, et le protagonisme anti-esthétique de la canaille : l’écrivain fait sa cour à la rue, comme jadis au roi.

Quant au symbolisme, c’est le schématisme hiératique : ce mot n’a qu’un sens religieux, ou hermétique ; le Tarot, voilà un livre symbolique ; le Lingam, voilà un symbole ; extensivement on a appelé symboles les professions de foi collectives. Je ne comprends donc pas l’emploi de ce vocable, désignant tel poète sans croyance ni métaphysique.

Quant au Pèlerin passionné, poème de Shakespeare inséré d’ordinaire au même volume que le Viol de Lucrèce, Adonis, et les Sonnets, que vient-il faire en cette fantaisie habile où de curieux artificiers en métrique et lexique se groupent pour arriver et se nomment bizarrement pour être connus ?

Les psychologues. Monsieur, portent au moins une meilleure épithète, extensible, celle-là, aux génies, de d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam, en remontant jusqu’à Balzac et à ce Chateaubriand, le maître de tout le monde en ce siècle.

Ce qui remplacera la grossièreté des peintures et les jongleries de mots et de mèires ? La prostitution, Monsieur, car l’écrivain qui, au lieu d’imposer son propre idéal au public, incarne l’idéal courant toujours bas, est un prostitué. Je crois que l’avenir est aux filles, en art comme en tout, car je crois à la fatale et imminente putréfaction d’une latinité sans Dieu et sans symbole.

L’avenir appartient aux pollutionnels ; les uns pollueront la bourgeoisie, les autres la plèbe ; il y aura

 des spécialistes pour spasme décent et titillation nationale.

Vous me demandez ma formule littéraire précise, monsieur ?

Le Prince de Byzance a été refusé à l’Odéon, le Sar Merodach sera refusé à la Comédie-Française, et comme c’est théâtralement que j’ai le moins mal réalisé, vous m’embarrassez fort.

J’ai restauré la psychologie héroïque, c’est-à-dire créé des entités scéniques aussi différentes des individus vivants qu’un masque tragique grec diffère d’une tête ordinaire.

J’ai, en outre, aux leçons de Bayreuth et sous l’influence des derniers quatuors de Beethoven, restitué l’eumolpée ou troisième mode poétique de la littérature ancienne.

Puis-je, sans manquer de bon sens, vous offrir un fauteuil à une première Peladane avant dix ans d’ici ?

Quant à mon éthopée dont les huitième et neuvième romans paraissent ce mois, voici ma formule.

Il n’y a qu’un sujet en art : Œdipe ou Orphée ou Hamlet, c’est-à-dire un héros aux prises avec une énigme morale ou sociale. L’intérêt réside dans la lutte du héros contre lui-même ou l’antagonisme des êtres et des choses.

Dois-je préciser l’héroïsme : l’adhésion à un abstrait, et partant l’incarnation d’une idée, au mépris de l’instinct et du sens commun.

De Mérodack à Samas et Tammuz, passant par Nebo, Adar et Nergal, j’ai maintenu cette formule et la maintiendrai encore une trentaine de fois.

Puisque vous me sollicitez de m’expliquer, je n’admets que l’art pour l’idée et dès lors j’alourdis mes romans de toute la métaphysique que suscite le sujet, méprisant trop le public pour songer un instant à son plaisir : et fémininement satisfait de rester difficile à lire comme à aborder.

Qu’est-ce que le Magisme ? dites-vous, Monsieur. C’est la suprême culture, — la synthèse supposant toutes les analyses, le plus haut résultat combiné de l’hypothèse unie à l’expérience, le patriciat de l’intelligence et le couronnement de la science à l’art mêlé.

En outre, le Magisme peut s’appeler le patrimoine des hauts esprits à travers le temps, le lieu et la race, toujours conservé.

Quant à son avenir ? monsieur, je viens de lire ceci : « L’autre soir, le Mage Papus convoquait au 29 de la rue de Trévise les Mages de Paris. Combien ont répondu à l’appel ? 500. Et la capitale en compte 10,000. »

Le magisme n’a aucun avenir, parce que, en réalité, je connais cinq mages, sans me compter, « l’abbé Lacuria, le marquis de Saint-Yves, de Guaïta, Papus, Barlet. » Le reste est fait de tous les désœuvrements et de tous les insuccès. Anatole France, qu’Hermès le lui pardonne, après m’avoir été louanger m’assimile à un M. Lermina qui fait de la copie marchande toute sa vie et sur le tard se débarbouille avec un volume d’occulte.

Papus, admirable en lui-même, harasse le magisme en le démocratisant : on ne vulgarise pas le mystère, ce semble, sans le blasphémer.

La magie deviendra bientôt, de l’arche sainte qu’elle était, un fourgon d’ambitions personnelles. Elle a déjà ses Albert Wolff comme la critique d’art ! Je m’efforcerai dans un prochain in-octavo, Comment on devient mage, de rendre impossible à répéter cette assertion idiote qu’il y a cinq cents mages à Paris. Le minimum d’un mage est fait de trois choses : génie, caractère, indépendance.

Votre dernière question (si toute grande littérature doit être imprégnée de l’esprit catholique), se greffe à la précédente : car le premier commandement de Pythagore serait actualisé d’aller à la messe.

« Rends aux dieux immortels le culte consacré. »

« Garde ensuite ta foi : »

Vous avez pu lire une affiche de M. Poubelle, exigeant le caractère le plus élevé, légendaire pour un concours musical, mais interdisant le caractère religieux.

Cette ânerie ou cette lâcheté, en un mot, cette parole de prostitué politique, aucune autre époque que la nôtre ne l’entendit jamais. Les chefs-d’œuvre de chaque race sont les livres religieux de cette race : inutile, n’est-ce pas, d’énumérer Bible, Vedas, Thorah, Kabbale.

Les deux plus grandes œuvres de cette fin de siècle, Parsifal et Axel, sont des thèmes catholiques.

Hors des religions, il n’y a pas de grand art et lorsqu’on est d’éducation latine : hors du catholicisme, il n’y a que le néant.

Voilà pourquoi, comme Mage, j’enseigne que le devoir supérieur de l’intellectuel réside tout entier à la manifestation du Divin : voilà pourquoi je juge que la fin de la France n’est plus qu’une question d’années.

J’ai accédé, monsieur, à toutes vos requêtes et je vous salue, sans relire, ayant l’ennui des malles à boucler de la rentrée à Paris.

Sar Péladan.

 

 

 

M. PAUL ADAM[1]

 

Ce fut un brillant adepte du naturalisme, c’est aujourd’hui un Mage. Tout comme Bonnetain ou Camille Lemonnier il fut poursuivi pour excès de réalisme : Chair molle, son premier roman, a passé par la Cour d’assises ; il serait curieux, si c’était ici le lieu, de rechercher comment cet esprit, qui s’annonçait comme un méticuleux positiviste, en est arrivé à vivre parmi les visions et à se nourrir des plus compliquées spéculations d’un spiritualisme mystique. Ce fut sans doute une étape de cette transformation que son passage parmi les symbolistes décadents.

M. Paul Adam fait avec simplicité son credo d’occultiste, il croit à la réalité du monde hyperphysique, aux influences des planètes, aux traditions chaldéennes, il aime la kabbale, estime la chiromancie, la graphologie, les systèmes de Gall et Lavater et professe une grande admiration pour la science ésotérique de M. de Guaïta et l’occultisme mystique de M. Jules Bois, qui lui paraissent les deux seuls adeptes sérieux que connaisse le monde parisien. Il a dans la main toutes les lignes de la chance, mais de son propre aveu la veine l’a toujours très peu servi, et même il lui a manqué un déplacement de 500 voix pour être élu, en même temps que M. Barrès, député boulangiste à Nancy. C’est un fort aimable jeune homme de vingt-neuf ans, d’une correction londonienne, à la physionomie ouverte et plutôt naïve, éclairée d’un sourire fréquent qui veut séduire. Dandysme et nécromancie.

 

— Oui, me dit-il, l’œuvre du naturalisme dans l’évolution des idées au dix-neuvième siècle est terminée. Réaction contre l’hypocrisie de l’École du bon sens de Feuillet et d’Ohnet, le naturalisme a analysé les appétits et les enthousiasmes, les extrêmes de la nature humaine active, extérieure, contingente ; les psychologues, depuis Stendhal, par conséquent très antérieurs, analysent les associations d’idées et de sentiments, la vie restreinte et intérieure. Chacune des deux écoles accomplit une œuvre parallèle, analytique et documentaire : elle met en place les éléments de la vie générale de l’homme seul. Le naturalisme étudia davantage l’homme soumis aux influences naturelles immédiates et concrètes ; le psychologisme étudie l’individu soumis aux influences psychiques des milieux sociaux ; le naturalisme, la domination des instincts animaux sur l’être raisonnable ; le psychologisme, les heurts de l’âme raisonnante et formée par l’éducation menteuse contre les aspérités des réalités sociales. Le réalisme de l’une et l’autre école est intense ; les analyses d’Adolphe sont aussi réelles que les analyses de l’Assommoir, les sujets d’expérience diffèrent, voilà tout.

Il n’y a plus grand monde ni dans l’un ni dans l’autre camp. Zola et Alexis restent seuls des naturalistes : Hennique, devenu spirite avec Un caractère : Huysmans, dans À rebours s’éloignant également de la formule ; Céard passé archiviste, et Maupassant, transformé en conteur pour salons.

— Les psychologues ?

— Il leur reste Anatole France, qui est un maître incontestable. Son dernier livre, Thaïs, est une des plus belles choses qu’on puisse lire ; il y a aussi la camelote de Bourget et les vaniteuses habiletés de M. Barrès, son meilleur élève. Ajoutez-y la critique trop superficielle et errante, mais si agréablement mignarde, de M. Jules Lemaître, et le bilan des psychologues sera fait.

— Quelle part faites-vous au symbolisme ?

— Justement toutes ces formules d’analyse différentes étaient pour appeler une synthèse : c’est le rôle du symbolisme de la produire, et je crois que c’est le but qu’il se propose. Il voudrait aussi bien traduire la vie extérieure des naturalistes que la vie intérieure du psychologue, et le masque conventionnel, avec ses influences de l’école du bon sens. Évidemment ce sont là des théories que peu d’œuvres encore ont appuyées. D’ailleurs les artistes qui se recommandent de l’étiquette symboliste gardent chacun leur personnalité qui n’entre pas toujours exactement dans les bornes de la formule. C’est ainsi que Moréas reste surtout un byzantin épris des orfèvreries du vers et du chatoiement des vocables, que Gustave Kahn demeure un évocateur des architectures orientales et des somptuosités asiatiques ; tandis que Viellé-Griffin, le plus rythmique des poètes nouveaux, est toujours le Saxon aux images simples reculées dans les vapeurs légères des horizons septentrionaux, M. Bernard Lazare, dans de très belles évocations en prose, a gardé toute la splendeur hiératique des visions du Sépher. Parmi ceux-là, Henri de Régnier semble le seul à suivre la tradition purement française des grands auteurs classiques.

— Quel ménage font en vous le mage et le symboliste que vous êtes tout à la fois ?

— Vous m’embarrassez un peu, me répond en riant M. Paul Adam. J’ai beaucoup d’amis chez les symbolistes, mais j’ai horreur des petites chapelles, j’adore la libre causerie et je crains beaucoup les cafés littéraires où l’orthodoxie est de rigueur, où chacun veut être le premier et tenir cercle, où s’improvisent les formules et s’anathématisent les hésitants. J’ai une formule à moi que je voudrais exercer sans contrôle. L’art, à mon avis, n’a pas son but en lui-même. Je le définirais l’inscription d’un dogme dans un symbole, il est un moyen pour faire prévaloir un système et mettre au jour des vérités. Ce n’est donc pas pour distraire ou pour intéresser que je fais de la littérature ; il me serait égal, en principe, de n’être actuellement lu par personne, car j’ai la conviction que dans vingt-cinq ou trente ans, les quinze cents lecteurs qui me comprennent maintenant seront dix mille et ainsi de suite, progressivement.

— Quels sont donc, alors, les dogmes que vous prétendez inscrire dans vos symboles ?

— C’est d’abord la réalisation de cette synthèse nécessaire dont je viens de vous parler. Saisir les rapports des données hétérogènes apportées par les naturalistes et les psychologues, en tirer la raison vitale et essentielle des mouvements humains qui, pour moi, sont très liés aux mouvements de la planète dont l’homme n’est que pour ainsi dire une cellule cérébrale et l’humanité l’encéphale ; exprimer ces rapports entre les lois supérieures de gravitation, entre l’inconnu ou Dieu et le phénomène conscient du personnage choisi, celui-ci étant une forme passagère où se manifeste, d’ailleurs, l’essence divine et première, — en un mot réaliser dans tout leur ensemble les théories du spinozisme.

J’ai tâché de le faire pour ma part, dans mes livres des Volontés merveilleuses qui comprennent Être, En décor, et Essence de soleil. M. Gabriel Mourey publiera prochainement des ouvrages qui me paraissent également devoir instaurer cette synthèse d’art littéraire.

— Il faut donc, dis-je pour terminer, enclore votre littérature dans le cycle magique où se détachent les manifestes du Sar Joséphin Péladan et les vulgarisations de M. Papus ?

Mon interlocuteur hoche la tête en souriant du bout des lèvres, mais sans répondre. Je m’aperçois que ce serait sans doute sortir de mon programme que de pousser plus loin mes interrogations sur le magisme ; j’ajoute pourtant :

— Il y a, n’est-ce pas, solidarité absolue entre tous les mages, et hiérarchie ? le Sar Péladan…

— Peuh ! tout le monde peut se dénommer Sar, c’est un titre chaldéen sans signification précise, c’est comme s’il vous plaisait de vous intituler le vicaire ou le diacre Huret !…

Je vis bien qu’il n’y avait pas solidarité.

 

 

(1) Lettre de M. Paul Adam
Vous avez rendu, mon cher confrère, un service immense à la jeunesse contemporaine, en publiant votre Enquête littéraire. J’aime à croire que les intelligences nubiles,après avoir lu votre livre, se détourneront désormais du métier des Arts ; car l’acrimonie manifestée par les Maîtres contre leurs successeurs possibles et l’âpre débinage mutuel des ambitieux nouveaux prouvent décidément que la littérature, comme toute autre institution actuelle, ressemble au carreau du Temple où s’acharne l’esprit des négoces concurrents. On a même pu constater que le système protectionniste y prévaut et que les détenteurs de gloire s’efforcent, par les plus perfides artifices, d’interdire aux productions d’autrui l’entrée de ce domaine au rendement fertile.

C’est avec une joie extrême qu’on a pu voir les poètes de la tradition, éternels apprentis de lettres, se formaliser de ne pas obtenir chacun la première place dans la littérature, restée éternellement pour eux une classe de versification.

Mais si l’on pensait que cette manie puérile était particulière aux bardes toujours méconnus, M. Zola, prosateur positif, a pris soin de détromper le monde.

Lui aussi, et perpétuellement, M. Zola veut garder la première place avec les privilèges du banc d’honneur et de l’exemption. L’idée seule que d’autres pourraient bien produire des compositions passables lui met la fièvre au pouls, et le fiel à la plume.

Voilà finie une de mes belles illusions.

M. Brunetière et lui me représentaient les deux consciences artistes les plus saines du temps. Sans qu’il m’advînt d’adopter intégralement les opinions du romancier ou Celles du critique, leurs déductions me parurent toujours homogènes, leurs esprits droits et cent fois invariables. Et c’était, à mon sens, un grand apaisement de les voir tels parmi la cohue bruyante des plumitifs qui transforment l’art en ministère et y sollicitent leur place, par l’intrigue, la flatterie, les visites, les dîners, les dédicaces et les exploits d’alcôve.

Or, M. Zola s’évertuait jadis à révéler dans ses rudes écrits la coquetterie malsaine du succès, et combien peu il doit guider nos admirations ! Cela nous séduisit. Aujourd’hui le conseiller municipal de Médan, chevalier de la Légion d’honneur, pense de façon différente ; et par là, il nous apitoie.

Car enfin, si on le pouvait prendre à part, sincère et bénévole, force lui serait bien d’avouer que c’est trop commode polémique de nier l’œuvre entier d’un groupe littéraire en critiquant avec rancune l’auteur de quelques sonnets excellents à coup sûr et de quelques pastiches heureux des vieux poètes. Feindre de le tenir pour la seule figure importante du groupe parce que le reportage favorisa cet expert joueur de Iyre, voilà qui est malicieux. Au fond M. Zola connaît trop bien les habitudes de notre critique pour ne pas avoir deviné que, si elle mena quelque tapage autour d’un nom, elle jouait là une habile manœuvre d’adversaires, heureux de réduire à la parcimonie d’un seul l’effort d’une série notable de penseurs envahissants. La porte à enfoncer était grande ouverte. C’est sot d’en avoir profité à si grand fracas.

Car M. Zola nous accabla fort.

Très fier de sa grosse vente, il insinue constamment qu’elle prouve l’infaillibilité de son génie et de son jugement. La raison est misérable. Il devrait se souvenir que MM. Ohnet et Daudet, par exemple, vendent à peu près autant : et cela ne suffit cependant point à leur acquérir l’estime des artistes qui ne dînent pas chez eux. Il lui faudrait bien en outre réfléchir que le jour où son libraire vend 100.000 volumes de Nana, 99.900 acheteurs s’imposent la dépense de 2 fr. 75 afin de lire surtout les quatre passages erotiques y contenus. Les cent lecteurs restants, dont je me pique d’être, admirent seuls sa virtuosité d’artiste. Parconséquent, si M. Zola n’avait jamais eu l’idée de traiter la passion génésique, il eût gardé de cent à mille lecteurs convaincus et légitimes, ce qui n’eût rien retranché à sa valeur d’écrivain et l’eût gardé des raisonnements piteux. II a donc mauvaise grâce de reprocher la vente restreinte de ceux qui s’adressent expressément à une petite élite.

Par un autre procédé bizarre de sa critique, M. Zola aime afflrmer que ses adversaires ne présentent pas d’œuvre à leur actif. Cette accusation semble d’une gratuité un peu naïve. Supposons un instant, en effet, que le symbolisme ait précédé le naturalisme et qu’il eût plu à M. Jean Moréas, puisque M. Zola le salue maître d’École, de dire perpétuellement que le naturalisme ne possédait pas d’œuvre à son actif malgré les Assommoir, les Curée, les En ménage, les Lucie Pellegrin, les Madame Mœuriot, etc… M. Zola eut, en quelques lignes de belle virulence, accusé M. Jean Moréas de mauvaise foi. Pourquoi nier dès lors le titre d’œuvre aux Moralités légendaires de Laforgue, à l’Anceus de M. Griffin, aux Poèmes Romanesques de M. de Régnier, aux Hantises, aux Lauriers sont coupés de M. Dujardin, aux contes de M. Bernard Lazare et aux livres de tels et tels à qui il ne manque, pour gagner la gloire de M. Barrès, que de faire antichambre chez les vieilles amies du critique à la mode.

Peut-être M. Zola répondra-t-il n’avoir rien lu de ces écrits-là. Bien que cette défaite prenne de l’usage, elle implique au moins une assez folle légèreté. Il appartient à l’ignorant de se taire, non de se vanter de son ignorance et de s’en faire un mérite.

En définitive, ce candidat à l’Académie renie depuis quelque temps les idées loyales et vigoureuses qui nous l’avaient jadis rendu si cher. Pour conserver sa place dans l’admiration publique, il emploie, à se débattre, les plus vulgaires procédés du reportage, flagorneur envers lespuissants et dur aux hommes armés de leur seule indépendance. Cela ne suffira point pour nous faire nier les cinq ou six feuillets de haute littérature qu’on rencontre chaque hiver dans sa redite annuelle, mais qu’il nous soit permis de nous étonner à le voir si différent de soi.

Que des personnes attachées à des journaux et qui en vivent grassement se liguent pour empêcher les écrivains nouveaux de mordre à leur tartine, — rien de plus humain. M. Zola n’est pas, que je sache, attaché à aucune gazette. Pourquoi donc cette mauvaise tenue ?

Il importerait cependant de terminer le conflit.

En somme, tout cela n’est que triste verbiage. Les artistes d’une époque pensent, peinent, produisent afin de créer un rythme de pensée générale qui se développe, s’enrichit et s’accroît pour trouver sa forme, un jour, dans le génie qui caractérisera celte époque. Nous nous agitons afin (le produire à notre tour l’atmosphère mentale nécessaire pour qu’il nous naisse un homme digne de continuer la série : « Moïse, Eschyle, Virgile, Dante, Rabelais, Shakespeare, Goethe, Flaubert et Laforgue. »

Il nous touche moins de savoir si M. Ajalbert l’emporte sur M. de Maupassant, M. Margueritte sur M. Bourget, et M. Péladan sur M. de Montépin. À peine pouvons-nous dire que certains marquent plus spécialement la direction générale de la mentalité et qu’il est, dans le monde de la pensée, des créateurs plus spéciaux comme Hennique et Rosny, Zola et Alexis, Loti et Mirbeau, Goncourt et Hervieu.

Mais l’œuvre de distribuer ces noms sur les feuilles d’un palmarès serait excessivement grotesque.

Au lieu de nous abîmer mutuellement et publiquement pour la joie du philistin qui se gausse, il serait sans doute sage et noble d’entreprendre avec quelque sérieux un examen contradictoire sur la question qui nous divise.

Que M. Zola, que la critique, s’accordent avec nous pour choisir un sujet commun de discussion littéraire, une œuvre symboliste définitive, en prose.

Afin d’écarter le soupçon de réclame, prenons un auteur mort de privations et d’ascétisme dans la pure foi à l’Art ; Jules Laforgue, si vous le voulez bien, Messieurs, et ses Moralités légendaires.

Vous aurez la complaisance délire avec quelque attention aussi impartialement que possible. Pour une fois vous laisserez à part votre souci constant de prévoir ce que penseront du verdict la dame chez qui l’on dîne le samedi et le monsieur chez qui l’on cause le dimanche. Puis, dans les feuilles où vous prîtes l’habitude de légiférer, vous coucherez votre sentiment, sous cette condition loyale que là même ou vous aurez opiné il nous sera loisible de répondre. Même vous vous inquiéterez de pourvoir à ce que le directeur de la feuille, étonné de nous voir lui offrir autre chose qu’une réclame payante pour le purgatif Untel ou la dernière entreprise sur les Métaux ne vous éconduise avec cette politesse d’usage : « Je regrette infiniment ; mais mon public est trop bête pour s’intéresser à cela. »

Si la critique accepte cette sorte de discussion, nous pourrons enfin croire que ce n’est pas la peur de révéler son ignorance qui l’empêche de se prononcer.

Agréez, mon cher confrère, les meilleurs de mes hommages.(Appendice)

 

 

 

M. JULES BOIS

 

Une danseuse hiératique sur une scène voltige et bondit.

Dans la salle, comme spectateurs, des parnassiens, des naturalistes, des psychologues-égotistes, des symbolistes-décadents, des occultistes.

Cet être fugace, mystérieux et ondoyant, les parnassiens le voient d’une façon concrète et dure, détaillé en des charmes précis d’artificielle fleur. Et c’est toute la banalité pailletée dans le factice du décor ; c’est aussi la tentation des rondeurs grasses ; ils s’enthousiasment du sourire figé, vide et peint, du falbala, des étoffes, de tout ce qui est vain, extérieur, passager.

Les naturalistes s’arrêteront peu à l’attrait harmonieux et plastique de ce corps et de ces tulles ; ils s’exalteront sombrement à l’odeur des aisselles suantes et du sexe, sous le tutu ils toucheront le flasque pli des maternités avortées, cette bouche si gracieuse devient obscène et fétide. À la sortie, une casquette criminelle l’attend… on se partagera un mauvais coup.

Gestes incohérents, clameurs bégayées, — ce sont les décadents symbolistes… cacophonies de sauvages qui auraient feuilleté une grammaire anglaise et un lexique de vieux mots déchus. Si jamais ils surent quelque chose, ils affectent de l’oublier. Vagues, incorrects, obscurs, ils ont le sérieux des augures.

— Mon Dieu, que vous donnez d’importance au rêve, au rien, s’écrie le psychologue égotiste ; vous parnassien, admirez comme les collégiens, vous naturalistes n’êtes préoccupés que de fonctions physiologiques, vous symbolistes — décadents nous mystifiez en une syntaxe abracadabrante et puérile. Je prends un plaisir détaché à cette petite fille inconsciente qui danse. Moi seul, j’existe, — ceci n’est que la part frivole de mon imagination.

L’occultiste ne s’attarde pas aux mignardises de cette chair, que le Parnassien grossièrement idolâtre ; il en sait toutes les faiblesses et toutes les infirmités mieux que les naturalistes, car il voit jusqu’au fond de ses instincts, guidé par les sciences divinatoires. Cette âme, il l’enveloppe mieux que les prétendus psychologues trop pédants. Croyant à la réalité des êtres et de l’univers, l’occultiste peut sortir de son moi pour pénétrer les créatures, elles ne sont pas le reflet maussade de son imagination et de son ennui ; dans cette petite âme de courtisane il aperçoit ce qui lui reste encore de divin. Les draperies qui flottent et jusqu’à cet épiderme et le désir qu’elle inspire, c’est Maïa l’illusoire qu’il faut vaincre, mais dessous il y a une étincelle d’éternité, un pleur d’infini.

Le rythme de cette hiératique danse, le mage le saisit harmonique à celui des sphères ; ces voltes racontent l’histoire du monde et les douze signes du Zodiaque sont décrits par la précipitation svelte de ses pas.

(J’ai exprès choisi une danseuse hiératique dont les attitudes ont un sens afin de faire comprendre la valeur réelle du symbole et faire aussi passer la gravité de l’enseignement sous une apparente frivolité.)

L’occultisme vrai c’est le secret, l’âme des choses, le divin, l’esprit, la pureté.

L’occultisme agit sur la littérature et l’art par deux éléments.

D’abord par son âme, c’est-à-dire par l’élément divin, Dieu et l’Immortalité, mais sentis avec l’ardeur audacieuse du mystique, compris avec la largeur de l’Initié. Ainsi est écartée la dure cécité matérialiste et le scepticisme à la Renan tandis qu’il ne peut plus être question d’un simple retour au christianisme extérieur lequel, dans notre atmosphère de science, ne saurait être qu’une mode sans durée.

L’art retrouvera la vie par l’occultisme. Il reconquerra les hauteurs perdues de la foi, de la pensée, de l’amour. Pourtant rien d’un nouveau Génie du Christianisme, rien d’un éphémère été de la Saint-Martin des cultes usés.

L’occultisme agit encore par un second élément : le Symbole. Et l’école symboliste n’a rien à y voir. Dans l’occulte le symbole est toujours lié à une série de vérités religieuses, psychologiques, idéales ; dans l’école symboliste, il n’est que l’obscurcissement superficiel de la grimace du style.

Pratiquement l’occultisme est un mysticisme actif, un tolstoïsme courageux. Il s’oppose au nihilisme bouddhique.

Les grandes épopées grecques et orientales (Leconte de Lisle les a pillées sans les comprendre), la Divine Comédie certains drames de Shakespeare et de Wagner, des fragments de Rabelais, de Cervantes, de Gœthe, de Balzac, de Hugo, quelques tableaux de Léonard, et certains personnages de Villiers renferment une beauté ésotérique. Parmi les modernes, M. Albert Jhouney paraît être le seul occultiste joignant le sérieux scientifique à la foi.

C’est un solitaire. En art il a mis de l’Albert Durer dans du Shelley ; parfois il a l’accent des Prophètes.

Cependant je crois que notre époque réclame une plus vive synthèse, plus de concentration ardente. Il faut qu’en trente-cinq minutes on puisse prendre connaissance d’un poème lyrique ou épique… quitte à y revenir si l’œuvre a captivé. C’est ce que j’ai tenté dans les Noces de Sathan, Il ne faut pas mourir, Prière. La pompe est morte ; l’art nouveau s’affine de sourires.

Comme les casuistes sur un point de théologie, les contemporains se chamaillent sur l’alexandrin et le vers libre. Sans un autoritarisme vain, le rythme ne saurait être fixé pas plus dans le désordre que dans la règle. Chacun, selon son sujet et sa forme d’esprit, adopte ou se crée un rythme.

Certes la spontanéité a une particulière saveur. Avant tout la sincérité. Aussi nous inclinons-nous devant les impulsifs purs tels que Musset, Verlaine, Laforgue, et plus récemment M. Gabriel Mourey. S’ils ne sont pas admirables de tout point, s’il ne faut pas toujours les suivre, — du moins aimons-les beaucoup.

Mais l’occultisme c’est la certitude profonde et durable ; il ne connaît ni lassitude ni à-coups. Avec une violence de mâle et une intuitivité de femme, il se précipite à l’Absolu.

 

 

 

M. PAPUS

 

M. Papus est l’un des Mages que l’on s’accorde g’énéralement, dans les milieux occultes, à considérer comme le plus sérieux et le plus renseigné. C’est un savant en même temps qu’un Mage, et son avis sur l’état et le développement du Magisme, que je devinais désintéressé des influences des chapelles, devait avoir quelque valeur à côté des autres :

— Croyez-vous, lui demandai-je, qu’il y ait une relation entre le développement du magisme et le mouvement littéraire ?

— Certainement. Quoique très philistin au point de vue littéraire, je puis cependant assurer que le magisme répond à une réaction contre les doctrines matérialistes en science, de même que le symbolisme, la psychologie, le décadentisme, répondent à une réaction nécessaire contre le positivisme, dont est issue l’école naturaliste. Joséphin Péladan, le premier écrivain qui ait su exceller dans l’application du magisme à la littérature, Paul Adam, Léon Hennique, et même Maurice Barrès, qui ont depuis appliqué les principes du magisme à des points de vue qui leur étaient entièrement personnels, sont les principaux, représentants de cette réaction.

— Y a-t-il d’autres écrivains contemporains qui, consciemment ou inconsciemment, se sont trouvés influencés dans leurs œuvres par les doctrines de la kabbale ?

— De tout temps, les littérateurs ont été évidemment initiés aux sciences occultes. Sans remonter jusqu’au Dante, jusqu’à Shakespeare ou Léonard de Vinci, de nos jours Gœthe, Balzac, Edgard Poë étaient des initiés ; Victor Hugo (dans son William Shakespeare) ; Dumas fils, élève de d’Arpentigny et de Desbarolles ; Zola qui nous donne une leçon de chiromancie à l’acte III scène 10 de Renée, Sardou et Flammarion, spirites notoires, se rattachent de près ou de loin à l’ésotérisme. Parmi les jeunes actuels, le poète Albert Jhouney qui a paraphrasé le Zohar en de fort beaux vers ; notre maître, Catulle Mendès, qui a écrit les vers superbes d’Hespérus, inspiré de Swedenborg, sont, eux, des interprètes conscients delà Kabbale.

— Croyez-vous au développement continu du magisme ?

— Je pense que le magisme est un courant de transition qui répond à un besoin actuel de l’esprit humain. Le succès de nos publications nous montre la réalité de cette idée. Quant à croire que ce mouvement doive être continu, je ne le peux pas. La méthode de la science occulte appliquée à nos sciences expérimentales, à notre littérature, à notre politique même (comme le fait M. Saint-Yves d’Alveydre), donnera naissance à un courant d’idées nouveau ; mais le magisme n’aura été qu’un élément de transition. À mon avis les symbolistes, les psychologues, les décadents, se font illusion en croyant que chacun de leurs mouvements marquera une grande époque littéraire. Ce sont des Malherbe succédant à des Ronsard, mais non des Racine. Un pendule mis en mouvement va d’abord à un point extrême, puis à l’autre, et ne revient à la perpendiculaire qu’après de multiples oscillations : en littérature, les deux points extrêmes auront été, d’un côté le naturalisme, de l’autre le symbolisme ; le magisme, lui, essaye de rétablir l’équilibre en ressuscitant une méthode restée longtemps occulte…

Qu’en sortira- t-il ?… L’avenir ou M. Tailhade nous le diront. »

  

 SYMBOLISTES ET DÉCADENTS

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021