BIBLIOBUS Littérature française

Les Indépendants

 

Je voudrais, et sans en dissimuler l’artlfice, rassembler sous cette rubrique complaisante les écrivains que l’on ne saurait encadrer dans les groupes actuellement en forme sans faire tort, sinon à leur originalité artistique, du moins à leur louable désir d’indépendance. Nous n’examinerons d’ailleurs pas autrement la nature de cette indépendance qui pourrait bien, le plus souvent, n’être qu’occasionnelle. Peut-être certains d’entre eux, en effet, n’ont-ils pu constater sans déplaisir la décrépitude du romantisme, et n’est-ce pas la faute de quelques autres si les efforts de leur camaraderie n’ont pu discipliner des groupes réunis sous une esthétique ? Toutefois, volontaire ou non, leur isolement a cet avantage de montrer chez eux des différenciations d’esprit plus nettes, plus accentuées, que celles des artistes ayant subi des solidarités de combat parfois diminuantes. C’est eux qui, à la fin de cette enquête, nous montreront les liens les plus divers entre les réalisations et les virtualités de l’art moderne. C’est eux encore qui nous donneront l’image la plus exacte de la littérature telle qu’elle est, telle qu’elle sera de plus en plus, c’est-à-dire une force sociale tellement puissante qu’elle peut se manifester impunément, et même bienfaisamment, anarchique.

    

 

M. AUGUSTE VACQUERIE

 

— Oh ! vous trouverez en moi un adversaire acharné de toutes les étiquettes et de toutes les classifications ! Symbolistes, psychologues, naturalistes, qu’est-ce que c’est que tout cela ? Vous savez que Victor Hugo a protesté toute sa vie contre cette épithète de romantique, et que, moi-même, je ne l’ai jamais acceptée. Malgré l’admiration très grande que j’ai pour Hugo, malgré le culte que je voue à son incomparable génie, je n’ai jamais consenti qu’on me prît pour un de ses disciples.

Car qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre le génie de Hugo et celui de Gautier ? Prenez, dans leurs œuvres, des choses qu’on devrait pouvoir comparer : le Rhin, du premier, et le Voyage en Espagne, du second. Quel abîme entre les deux visions ! Et pourtant, l’admiration de Gautier pour Hugo tenait du délire, c’était le dieu dans lequel il aurait voulu s’ absorber ! Eh bien ! si, pour deux hommes on ne peut trouver de classification commune, comment voulez-vous admettre que les écoles signifient quelque chose, et quelle peut bien en être l’utilité ?

Ce besoin de classifier et de faire des théories mène à d’étranges aberrations. Pour beaucoup de gens, même encore à l’heure qu’il est, le romantisme signifie Renaissance, Moyen-Age. C’est absolument faux ! Ni dans le théâtre, — à part les Burgraves, qui est un de ses derniers drames, — ni dans ses romans, à part Notre-Dame de Paris ni dans son œuvre poétique, on ne peut trouver le prétexte d’une telle théorie.

Le romantisme a signifié : Liberté ! Pas autre chose. Et nous tous, nous n’avons jamais obéi à une autre formule ! C’est ainsi que je considère Hugo comme le plus grand poète, mais que je ne partage pas du tout ses idées, que je ne n’accepte pas sa philosophie. Lui voyait Dieu partout ! l’Homme n’était qu’un mode de la divinité. Moi, au contraire, je pars de l’Homme. En philosophie, voyez-vous, je ne suis rien. Ni matérialiste, ni idéaliste, c’est-à-dire que je suis les deux en même temps ! N’avons-nous pas une âme et un corps ? Vous pouvez vous laisser aller aux rêves les plus extravagants ; parfait ! Mais ce n’est pas une raison pour ne pas surveiller vos boutonnières ! Voyez-vous, le moyen d’imiter Hugo c’est de faire autrement que lui ! Moi je veux être précis, scientifique si vous voulez…

Tenez, un exemple. Au deuxième acte de Lucrèce Borgia, que je considère comme son plus beau drame, Alphonse d’Este envoie Rustighello chercher le poison des Borgia enfermé dans un flacon, il lui décrit la porte, la serrure, qui est une guivre dorée, une guivre de Milan, le flacon, les coupes, etc., etc. Voilà ce que je ne ferai jamais ; moi, je ne comprends pas qu’au moment où on se dispose à empoisonner quelqu’un on s’arrête à ces détails ; je m’attacherais à peindre autre chose, les sentiments, les émotions, en un mot, l’état d’âme du personnage…

Mais cela n’empêche pas que ce ne soit intéressant et qu’on soutienne le droit qu’Hugo a eu de faire parler ainsi un personnage du seizième siècle, de cette époque où les œuvres d’art tenaient une telle place. Car, voyez-vous, moi, je suis pour la liberté ; la liberté ! il n’y a que cela ! Chacun libre. Lisez la pièce de Hugo, dans les Feuilles d’automne : Pan. Tout est de l’art ! tout ! Pan !

Et M. Vacquerie eut un large geste parabolique. Puis il se recueillit, et, d’une voix plus grave :

— Si vous aviez, comme moi, connu Victor Hugo dans l’exil…

Je sens que nous nous éloignons un peu du symbolisme, mais mon éloquent interlocuteur est illuminé par la grande figure de Victor Hugo qu’il me montre à Jersey, au haut d’un rocher, dans un belvéder, au-dessus de l’Océan, contemplant les flots, écoutant la grande voix du large…

— Hugo c’est la mer ! ses images ont la puissance, la grandeur, l’abondance des flots. Parbleu ! on a le droit d’aimer ou de ne pas aimer la mer et de la trouver toujours trop pareille à elle-même ; je connais pas mal de Parisiens qui sont dans ce dernier cas. Mais de là à la puérile insolence qu’on prête à quelques-uns des jeunes poètes d’à présent, il y a loin !

 

La figure de M. Vacquerie, — cette figure calme et sereine de vieil évêque de pierre, s’éclaira d’un sourire malicieux.

— Ah ! ahl dit-il, on ne lit plus Victor Hugo ! Eh bien ! je me suis amusé à calculer, avec l’aide des éditeurs, ce qui sortait de chez eux par an, d’ouvrages de Hugo. Depuis sa mort, c’est-à-dire depuis six ans, il en a été vendu pour près de huit millions ! Plus d’un million par an ! p]t nous n’avons compté avec les éditeurs que le prix brut payé par le public ; — non le prix marqué sur les couvertures : ainsi les livres à 7 fr. 50 sont vendus 5 francs ! Non, voyez-vous ! il faut laisser dire !

Ainsi, quand je suis arrivé à Paris — c’est déjà loin, ajouta le poète en souriant, je vous parle de 1835 — c’était déjà la même chose ! Hugo était passé de mode ! Je venais de Rouen, j’avais le vif désir de finir mes études dans la capitale ; mon père avait bien voulu, et m’avait accompagné pour me faire entrer à l’Institution Favart près Charlemagne, la pension à la mode, à cette époque. Bref, mon père, au moment de la présentation, dit au directeur :

— Oui ! mon fils désirait beaucoup venir à Paris, et il rêve ardemment de faire la connaissance de Monsieur Victor Hugo, dont il est l’admirateur enthousiaste ! (Remarquez que nous sommes en 1835 !)

Le monsieur eut un sourire condescendant pour le pauvre petit provincial que j’étais, et répondit :

— Mon Dieu ! cela ne m’étonne pas ! Il y a deux ans, nous étions tous dans son cas ! Tout le monde ici était très emballé. C’était une mode. Mais maintenant il n’en est plus question. Et s’adressant à moi : Dans quinze jours, allez ! vous penserez comme nous !

Ainsi, vous voyez, il faut laisser dire.

 

Je demandai :

— Connaissez- vous les « Jeunes ? »

— Non. Je n’ai presque rien lu d’eux, des bribes de ci, de là… Dernièrement, quelques vers sur les cristaux, les lustres, comment donc ?…

Du Silence, peut-être ? de M. Rodenbach.

— C’est cela, c’est cela. Est-ce un symboliste ? Oui, bien sûr, il y a du talent là-dedans, mais c’est difficile à lire. Ça ne se comprend qu’après réflexion et avec beaucoup d’attention ; il faut lire et relire et chercher… Au milieu de tant de productions, car c’est effrayant tout ce qui paraît, maintenant (on ne sait plus où mettre les livres, tant les bibliothèques sont encombrées), il faudrait être clair, précis. Autrement ça ne restera pas.

— Vous avez lu les psychologues ?

— Oui, je les connais un peu. — Bourget. Du talent. Mais voyez-vous, moi je ne voudrais pas rien que de la psychologie, il faut mélanger. De la psychologie et de l’action. — Barrès : j’ai lu de lui l’Homme libre ; du talent, évidemment. Je l’ai connu quand il est arrivé à Paris. Oui, du talent. Il avait fait sur moi un article très élogieux dans une Revue de Jeunes. Mais il a versé dans le boulangisme et, depuis lors, vous comprenez… il y a un fossé entre nous.

Enfin, pour me résumer, je veux bien qu’on fasse tout, qu’on essaie tout : faites du nouveau, tout ce que vous voudrez ! La liberté absolue ! c’est la seule formule, encore une fois ; pas d’école.

Et puis, il ne faut pas qu’on oublie que c’est à 1830 qu’on doit, en même temps que la liberté de l’art, la vérité ! Quand don Carlos demanda dans Hernani : « Quelle heure est-il ? » et qu’on lui répondit : « Minuit » et que, dans Othello on osa prononcer « mouchoir » au lieu de « royal tissu », les salles de théâtre tremblèrent sous les sifflets : c’est de ces simples mots que date l’avènement de la vérité dans l’art.

Donc, si l’on peut se permettre tant de privautés à présent, c’est au romantisme qu’on le doit, c’est à Victor Hugo, c’est à nous : le naturalisme lui-même est un produit direct du romantisme. Même Zola n’est-il pas au moins aussi romantique qu’Hugo ! Cette accumulation d’images, cette abondance de descriptions, qu’est-ce que c’est, sinon du romantisme ? Quant aux jeunes, je vous le redis, je ne les connais pas assez pour les juger, et je ne veux pas me prononcer sur une chose que je ne sais pas ! Mais, encore une fois, la liberté ! la liberté ! Relisez la pièce de Victor Hugo : Pan. Voyez-vous, il n’y a que cela ! Pan !

 

 

M. JULES CLARETIE

 

M. Jules Claretie est l’un des rares académiciens qu’on ait quelque chance de rencontrer sur le boulevard. Hier, comme j’allais justement me diriger vers la rue de Douai, j’ai croisé, devant le bureau des omnibus du boulevard des Italiens, le très aimable et très spirituel directeur de la Comédie-Française. Nous rîmes ensemble de cette rencontre, et après avoir expliqué mes projets :

— Je ne suis pas importun ? dis-je.

— Mais non ! je vais aux Français. Marchons.

Et, une fois la chaussée traversée et atteint le trottoir droit delà rue Richelieu, la conversation s’engage ainsi :

— Je suis très curieux de tout ce qui est nouveau et je suis, avec autant d’attention qu’il m’est possible, le mouvement qui emporte les générations nouvelles. Si vous m’aviez vu, chez moi, ce matin, j’étais précisément occupé à ranger et à donner au relieur les collections de ces revues de jeunes que je lis et dont la diversité et l’ardeur militante me plaisent, les Écrits pour l’art de M. René Ghil, les Entretiens de M. Bernard Lazare, la Plume de M. Léon Deschamps, le Mercure de France, les numéros d’Art et Critique de M. Jean Jullien, et d’autres collections encore. Il y a dans ces publications, plus encore que dans les livres des nouveaux, une telle verdeur d’idées, une telle vivacité de ton, que cela me rajeunit de voir ainsi les jeunes monter à l’assaut et sonner de l’olifant.

Nous avons fait de même. Dans le Gaulois illustré fondé par des jeunes qui sont, aujourd’hui, morts ou sénateurs, dans le Diogène dont doit se souvenir Ernest d’Hervilly, dans bien des petits journaux vaillants et juvéniles nous avons combattu le bon combat et crié nous aussi : Place aux jeunes ! Nous étions quelque peu romantiques, avec une teinte de fantaisie, et mes premières impressions datent de l’enterrement du pauvre Murger et de la représentation des Funérailles de l’honneur, de M. Vacquerie, à la Porte-Saint-Martin. Une vraie bataille où nos vingt ans sonnaient la fanfare !

Oh ! nous étions sévères et notre besoin d’évolution se traduisait, comme aujourd’hui, par des articles militants. Je me rappelle ce que j’écrivais alors sur la comédie d’Octave Feuillet : Montjoie, et sur son roman de Monsieur de Cainors. La théorie du bleu, émise par Fauteur de Montjoie, me semblait ce qu’il y avait de plus faux au monde. Or, je me suis aperçu que les drames tels que Montjoie ne sont pas fréquents et que les romans pareils à Julia de Trécœur ne sont pas nombreux.

L’idéal de la jeunesse — et je l’envie — c’est la recherche de l’absolu. L’absolu en art, en politique, en amour ! L’âge apporte nécessairement une philosophie qui ressemble, si l’on veut, à une abdication mais qui est plus rapprochée de la justice.

Du reste, je n’ai rien abdiqué de ce passé. Je suis seulement très attentif aux efforts de ceux qui arrivent. Ils ont un tort : ils me semblent bien sévères les uns pour les autres. Ce qui m’a frappé dans les intéressantes consultations que vous nous donnez, c’est l’âpreté des jugements que portent les nouveaux sur leurs voisins, leurs rivaux. C’est aussi leur parfait mépris pour tout ce qui les a précédés. Il semblerait que la littérature est une imprimerie où seuls compteraient les feuillets fraîchement tirés, quand au contraire elle doit être une bibliothèque où les œuvres passées sont aussi consultées que les œuvres du jour…

Nous étions devant la Bibliothèque nationale, et, en contemplant cette longue et massive façade grise percée de rares fenêtres, je demandai :

— Vous croyez à l’évolution ?

— S’il y a une évolution nouvelle, elle a ses causes dans le passé. Tout a été dit, tout a été fait. Les générations nouvelles donnent un costume et un tour nouveau à ce qui fut autrefois. J’ai beaucoup lu et je pourrais vous retrouver sans longtemps chercher la genèse des idées présentes.

Il y a, par exemple, un renouveau magique pour le moment. Le livre si suggestif de M. Huysmans, Là-bas ! a remis la magie à l’ordre du jour. Mais les œuvres de M. Péladan, les écrits de M. de Guaita, les traités de M. Papus, qui m’intéressent, ne m’étonnent pas. J’ai connu Éliphas Lévi, qu’ils n’ont pu voir, étant trop jeunes. J’ai fréquenté des mages avant la venue de ces mages récents.

M. Mirbeau, dont le talent est si viril, vous disait, s’il m’en souvient, que l’art doit devenir social pour être à la hauteur des desiderata du siècle. C’est ce qu’Eugène Sue déclarait déjà, il y a cinquante ans. L’instrument chez lui, le style n’était pas à la hauteur de ses visées, mais, comme tant d’autres de sa génération, il avait le sentiment que le cœur de l’artiste doit battre à l’unisson des foules, palpitant de pitié pour les souffrants.

Évolution nouvelle ! Ce qui me frappe encore, c’est l’importance que prend la musique, la notation phonétique dans l’art d’écrire. La musique, le plus sensuel de tous les arts, triomphera, si l’on continue, de la littérature, la plus précise de toutes les manifestations cérébrales. Ceci tuera cela.

Voyez, les nouveaux sont plus préoccupés des mots, de leur tonalité, du charme musical qu’ils dégagent, que de leur précision même. Une maxime de La Rochefoucauld, un mot de Ghamfort, une page même de ce merveilleux La Bruyère, évoquent-ils une idée musicale ? Oui, si l’on veut. Non, en réalité. L’idée apparaît d’abord, claire, nette, triomphante. C’est un peu le contraire dans les écrits du jour.

Encore une fois, je ne suis pas du tout réfractaire à ce qui est nouveau, jeune, ardent, vivant. Les romans de MM. Rosny, Paul Margueritte, tant d’autres que je pourrais citer, me captivent et je lis avec grand plaisir les critiques récents, même — et surtout, — quand ils sont injustes. Je les attends à plus tard. Je ne verrai pas leur évolution nouvelle, mais nos entretiens, à nous, puisque vous allez les réunir en un volume, seront bien curieux à relire, dans une vingtaine d’années. Avant cela, dans dix ans. Autant de petits miroirs où les implacables d’aujourd’hui seront peut-être fort étonnés de se regarder.

Nous approchions du Théâtre-Français. Je dis à M. Claretie :

— Quant au théâtre ?…

Il répondit :

— Là encore, je vois un mouvement des plus intéressants qui n’a pas encore abouti au couronnement de la révolution. Le théâtre est plus malaisé à conquérir que le livre ou le journal. Il y a là un élément avec lequel il faut compter, compter si l’on songe au bilan de la fin d’année, compter même si l’on pense au résultat artistique immédiat. Toutes les théories qu’on peut faire sur le théâtre, Gœthe les a à peu près publiées en tête de son Faust, dans ce remarquable dialogue entre auteur et le directeur, où chacun plaide pour son saint, tandis que le public, qui n’est pas toujours bon diable, juge en dernier ressort. Mais il est, lorsqu’on veut être hardi au théâtre, un axiome qu’on devrait toujours se rappeler en se disant qu’une foule est simpliste et que l’œuvre parlée, l’œuvre interprétée choque où l’œuvre écrite et lue au coin du feu pourra plaire. Cet axiome est celui-ci :

Au théâtre, le spectateur n’a pas seulement sa propre pudeur, il a aussi la pudeur des autres.

C’est hypocrisie, si vous voulez. C’est ainsi. Et j’aurais trop à dire si j’entrais dans la discussion. Ce qui est certain, c’est qu’au théâtre encore le nouveau consiste à refaire, avec son propre tempérament, à redire dans son style particulier ce qui a été dit et fait. L’humanité change de costumes, non d# sang- et de nerfs. Ce sang peut être plus déglobulisé, ces nerfs peuvent être plus tendus et les airs qu’on joue sur des cordes quasi maladives peuvent avoir quelque chose de plus pénétrant et de plus subtil, mais l’homme est toujours identique à lui-même, à moins qu’il ne soit une brute, bonne pour un cabinet d’ anthropologie, mais indigne du livre ou de la scène.

Au total, ce qui est extrêmement intéressant dans votre enquête, c’est la constatation du mépris, je dirai de ringratitude, que montrent les nouveaux envers la naturalisme, c’est ce mouvement ascensionnel vers l’idéal que vous avez constaté, ça et là. Idéal social, idéal mystique, peu importe. Trop mystique, à mon gré. On se perd dans le nébuleux, l’intangible. Mais à qui la faute ? Le romantisme, avec ses grandes fièvres et ses belles folies, nous avait amené le naturalisme avec ses crudités. Le naturalisme devait fatalement nous amener le mysticisme, le symbolisme tout ce que nous voyons se produire aujourd’hui. Après le vin de Chypre, le petit bleu ; après le petit bleu, le haschich. C’était mathématique. Je ne l’avais pas seulement prévu, je l’avais prédit dans la préface d’un de mes romans dont je ne vous donnerai pas le titre pour n’avoir pas l’air de me faire une réclame.

Ce que j’aime le plus au monde, c’est l’oubli de soi-même. On jette une idée dans la circulation comme on jetterait une graine au vent et elle pousse où el ! e veut. Ce qui est certain, c’est que vous avez eu une idée excellente en recueillant tant d’avis divers, d’opinions, d’idées justes ou paradoxales, en groupant les aspirations, les rêves d’art, les désirs de lutte de toute une génération qui, entre autres mérites, a celui d’avoir vingt ans, comme Gélimène, c’est-à-dire d’avoir le droit d’être sévère, coquette et dédaigneuse. Ça lui passera quand elle sera devenue, à son tour, Arsinoé, car, pour le moment, une autre Célimène grandit : elle est au couvent encore et s’appelle Agnès. Pour moi, — en un temps où chacun s’épuise à fabriquer sa petite liqueur, capiteuse ou colorée, son élixir spécial, enfermé dans de petits flacons aux ciselures imperceptibles, à alambiquer, gouttelette à gouttelette, le flot même qui jaillit du cœur et que toute cette chimie arrête et tarit, — je me suis attaché à puiser, au clair ruisseau du génie de France, un peu d’eau pure, un peu d’eau fraîche, savoureuse et saine et, laissant les fabricants de spiritueux à leurs alambics, j’ai continué ma marche après m’être ainsi désaltéré dans le creux de ma main…

 

Nous étions arrivés devant la porte de l’administration de la Comédie- Française. En me serrant la main, mon interlocuteur conclut :

— Et je continuerai à boire ma gouttelette, sans me soucier des écoles et des vocables !

Je m’en allais ; mais je me sentis tiré par la manche : c’était M. Claretie qui revenait sur ses pas pour me dire, gaiement :

— Au fait — si, je pourrais inventer (puisque nous avons dit tout cela en marchant), une école nouvelle — la critique marchée, l’école péripatéticienne ! 

 

 

M. VICTOR CHERBULIEZ

 

M. Cherbuliez était absent quand je me suis présenté chez lui. Mais j’ai reçu, de l’auteur de la Bête, la lettre suivante :

« Monsieur et cher confrère,

» Je suis désolé que vous ayez pris inutilement la peine de venir chez moi ; mais j’ai été obligé de sortir avant midi pour aller soumettre la dernière élection académique à l’approbation de M. le président de la République.

» Du reste, ne m’interrogez pas sur l’évolution littéraire. Je ne suis que très imparfaitement renseigné. J’ai lu de quelques-uns de nos plus jeunes écrivains des vers exquis et des pages savoureuses qui m’ont paru annoncer de grandes espérances et promettre l’œuvre attendue. J’attends, j’espère, et quand l’étoile sera sortie de son nuage, j’applaudirai bien fort.

» Votre bien dévoué,

» V. Cherbuliez. » 

 

 

M. EMILE BERGERAT

 

— Ce que je pense des symbolistes ? me dit Caliban en se grattant l’oreille… Je ne voudrais pourtant pas être traité d’imbécile en avouant que je ne comprends pas… Après tout, ils ont le droit de nous appeler vieilles barbes et crétins, nous sommes d’une autre génération, et ç’a souvent été la mode. Moi, quand j’avais vingt ans, je me trouvais un bien plus grand poète dramatique que Shakespeare : Othello, Macbeth, Hamlet, tout ça c’était de la blague ! J’avais bien mieux que ça dans la tête ! Et c’était vrai ! Mais quand il s’agissait d’écrire… oh ! alors, il n’y avait plus rien !…

En tous les cas, ils me semblent venus dans un mauvais moment. Par ce temps de démocratie, de télégraphie, de socialisme, je ne crois pas qu’ils arrivent jamais à s’imposer d’une manière définitive ; à moins qu’ils veuillent simplement réagir contre l’instruction à six sous, et la prose de MM. Ohnet, Delpit, Richebourg et Cie. Ils resteront alors à l’état de petits cénacles, de bonzeries. Ils seront des mandarins réunis chez un ami riche qui « éclairera ». Là-dedans, on se congratulera, et l’on se distribuera des ouvrages curieux, d’un style compliqué, édités seulement à dix exemplaires. Je me les figure comme des cardinaux du moyen-âge, se délectant à la lecture des génies latins ou grecs, non encore divulgués, et copiés sur des parchemins richement enluminés.

Nous parlâmes du Pèlerin Passionné.

— Alors, M. Bergerat :

— Mais il n’y a rien là-dedans ! Je ne peux pas prendre cela au sérieux ! Ces vers libres, sans rime, ça me fait absolument l’effet de ces traductions juxtalinéaires que nous avions au collège ; d’un côté le texte latin, découpé par membres de phrases, de l’autre le français serrant le latin du plus près possible, conservant les inversions. Ça faisait des vers symboliques.

Oui, ils veulent supprimer la rime ! Quelle plaisanterie ! Qu’est-ce qui s’en est jamais plaint ? On l’a dans le sang, la rime ! A quinze ans, la nature dit à un jeune homme s’il est poète, ou s’il doit se contenter de la simple prose…

À propos du symbolisme au théâtre, et de Chérubin, la dernière pièce de Morice :

— Mais, mon Dieu ! ces personnages avec un caractère tout d’une pièce, c’est la tragédie d’autrefois, pas autre chose. Et puis, vous m’avouerez que, franchement, (quand on a quelque chose dans le ventre, on n’a pas besoin d’aller chercher des noms classiques pour les transposer dans un autre moule. Pourquoi ne pas en créer de nouveaux ? Et brusquement :

Savez-vous ? je pense sérieusement à un drame entre ces trois personnages : Ophélie — Trublot — Godefroi- de-Bouillon ! hein ? Il va peut-être un symbole là-dedans !

— Mais l’Intruse ?

— Je ne l’ai ni vue, ni lue ; mais il paraît que c’est très beau. Je ne connais de Mæterlinck que ce que Mirbeau en citait dans son article, mais ça m’a l’air inspiré peut-être de Shakespeare. Après tout, pour bien juger, il faudrait se placer dans le milieu où vit l’auteur, parmi ces différents idiomes wallons, flamands, luttant, se heurtant… Ça aiderait peut-être à mieux comprendre sa pensée et son but.

— De la psychologie…

— Voilà ce que je sais : la psychologie est un chapitre de la philosophie, qui contient des observations formulées dans des lois définitives, alignées comme des petits pâtés. Mais le roman psychologique, je ne le vois point. — Est-ce que ça consiste à se préoccuper de savoir si la chambre où l’on fait l’amour est bleue ou mauve, ou vieil or ? Est-ce quoi cela influe beaucoup sur ce qu’on y vient faire ? Je vous assure que, moi, quand je suis dans une chambre pour ça, je me fiche pas mal de la couleur du papier… surtout avant !

Allons donc ! De la psychologie, mais c’est comme des symboles ! il y en a partout ! Est-ce que Balzac n’en a pas fait, de la psychologie ? Est-ce que Hugo n’en a pas fait, du symbolisme… ?

Oui, je vous crois, Barrès a du talent ! et, d’abord, il m’amuse, parce qu’il a de l’esprit. Mais il évoluera ; il cherche sa voie, laissez-le faire.

— Quel roman succédera donc au roman naturaliste ?

— Le roman ! le roman ! On est déjà venu me demander mon avis là-dessus, l’autre jour, à propos de Prévost, mais je crois qu’on n’a pas très bien saisi ma pensée. Que diable voulez-vous que je fasse des écoles ? Regardez si Zola, Maupassant, Huysmans, etc., se ressemblent. On s’unit d’abord pour faire la trouée, mais, après, chacun suit son tempérament. Est-ce qu’on peut être d’une école quand on se sent quelque chose dans la tête et dans le cœur ? Il arrive un moment où la Nature, la vie s’impose mieux à vous ! vous la notez, vous la voyez mieux à travers vous-même et vous marchez, et vous vous fichez pas mal des formules, et vous faites des chefs-d’œuvre ! Regardez Mirbeau ! à qui ressemble- t-il, celui-là ? C’est un fou ! mais j’aime ces fous-là !

— Un passionné, dis-je.

— Oui, un passionné ! Et quel talent ! Oui, il faut sentir ce qu’on dit, et y croire ; autrement, c’est de la blague. Eh ! parbleu ! ça leur viendra, aux jeunes ! Chez eux on ne voit pas encore apparaître la passion, on dirait que la femme ne les a pas encore émus… Elle viendra, avec ses joies et ses amertumes, puis l’enfant… puis le malheur aussi peut-être… Et ce jourlà, ils le feront, leur livre, celui qui reste, en dehors et en dépit de toute formule. Qu’est-ce que ça fiche que ça soit du naturalisme ou n’importe quoi… Ainsi regardez ce sacré Zola. C’est un lourdaud, il n’a pas d’esprit, il est Italien, mais il a du tempérament, et il l’a trouvé, son livre : l’Assommoir ! un fameux bouquin ! et qui restera, j’en suis sûr !

 

Et sautant brusquement à un siècle en arrière :

— Tenez ! c’est comme Bernardin de Saint-Pierre ! c’était un cochon, un sale noceur ; eh bien, un jour, il a une vision : il s’emballe sur une sensation plus vive de la Nature et il fait ce merveilleux « roman » de Paul et Virginie !

Suivre son tempérament, il n’y a que cela ! Et après, si l’envie vous prend de changer de sujet et de forme, pourquoi pas ? Balzac a fait le Lys dans la vallée, et Vautrin et la Peau de chagrin et les Contes drôlatiques ; si j’ai l’idée d’un sonnet, vous ne me forcerez jamais à en faire un roman, et si je concis un drame, j’aimerais mieux me faire… infibuler — que d’en faire un vaudeville. S’il me passe par la tête une idée de tableau, je fais de la peinture, et comme il me plaît. Mais ne nous enfermons pas dans une théorie. Ainsi j’ai été l’autre jour au Salon du Champ-de-Mars. Eh bien ! il y a un tas de petits peintres — depuis que Carrière est en vogue — qui ne font que des petits Carrière ! C’est idiot, ma parole !

Pour en revenir aux jeunes, ils me paraissent un peu des succédanés de Mendès. Mais Mendès a la clarté, et il a la passion. Du reste, il les aime beaucoup, les jeunes, il s’intéresse énormément à leurs œuvres. Combien de fois m’a-t-il parlé d’Henri de Régnier auquel il trouve un talent extraordinaire !

Je vous résume ce que je vous disais tout à l’heure : ce seront, s’ils vivent, des mandarins, des fins lettrés, sans aucune influence sur la masse. Il est possible que devant l’abondance des néologismes pris aux langues étrangères, où à la science, ils aient voulu réagir dans l’intérêt de la langue littéraire, en remontant à la vieille langue française, du quinzième siècle. Mais en cela encore, ils n’en savent pas si long que Gautier, qui la connaissait joliment sa vieille langue française ! Et Hugo donc ! Ah ! voyez-vous, ils étaient rudement forts ces diables de grands romantiques !

 

  

M. JEAN RICHEPIN

 

21 mai.

Monsieur et cher confrère,

Je ne saurais absolument rien vous dire d’un com- bat où je suis moi-même combattant.

Il me semble que c’est après coup, longtemps après, quand elle est terminée, qu’une évolution littéraire peut donner matière à une enquête sérieuse. On la juge alors, non sur les théories, qui passent, mais sur les œuvres qui restent, s’il en reste.

Pour le moment, votre enquête ne m’a pas appris grand’chose. Elle m’a seulement évoqué le tableau d’un marécage pestilent, aux eaux de fiel, où se dressent quelques taureaux et où ruminent quelques bœufs, tandis qu’entre leurs pieds s’enflent des tas de grenouilles coassant à tue-tête : « Moi, moi, moi ! »

C’est sans doute divertissant pour la galerie ; mais ce n’est pas gai pour ceux qui aiment les lettres.

Et telle sera, hélas ! je le crains, la triste moralité de votre livre.

Veuillez agréer. Monsieur et cher confrère, l’assurance de mes dévoués sentiments.

Jean Richepin. 

 

 

M. MAURICE BOUCHOR

 

M. Boucher a débuté avec MM. Richepin, Ponchon et Bourget, dans le groupe des Vivants, qui a été la première opposition, en dehors du naturalisme, au groupe des Parnassiens. N’est-ce pas dans ses ' Chansons Joyeuses que se trouvent ces vers assez significatifs :

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Et la réalité, toujours belle sans choix,
Nous ouvre bien plus large et plus riche domaine
Que les souvenirs grecs et les rêves chinois !

Il publia ensuite des poèmes modernes sur des choses de ce temps ; il est devenu, dans l’Aurore, poète spiritualiste un peu à la façon de Lamartine. Depuis, dans Symboles et de plus récentes productions théâtrales, il s’est écarté de cette manifestation absolument spiritualiste sans qu’on puisse nettement définir le terrain philosophique où il s’est placé. Il est arrivé à la grande notoriété depuis ses Mystères dramatiques représentés au théâtre des Marionnettes de la rue Vivienne.

 

« Mon cher confrère,

» Je regrette bien que vous vous soyez dérangé plusieurs fois pour me voir, et en pure perte. Je pensais recevoir un mot de vous en réponse à ma précédente lettre, où je vous demandais quel délai vous m’accordiez pour résoudre les questions à la mode. Vos visites réitérées m’ont fait penser que vous ne pouviez pas attendre, et, ces jours-ci, j’ai tâché de rassembler mes idées sur les choses en litige. Je dois vous avouci’ que je n’y suis point parvenu, ce qui doit tenir à ce que, précisément, je n’ai aucune idée sur tout cela. Je vous l’ai dit, les théories littéraires n’offrent pour moi aucun intérêt. Elles ne valent que suivant l’usage qu’on en fait. Il est toujours permis d’essayer de renouveler la langue et de modifier la métrique. Il y faut seulement beaucoup d’intelligence, d’art, de tact et de mesure, — qualités qui ne foisonnent pas.

» Je pense que les novateurs devraient, en général, se montrer d’abord capables d’exceller dans les formes en usage ; si leur maîtrise de la langue et de la métrique actuelle étaient incontestables, leurs innovations feraient réfléchir davantage.

» Sur toutes les questions de métrique et de langage que l’on a agitées ces temps-ci, il est très facile d’émettre les théories les plus diverses et de les justitier par des arguments. Je demande à ne pas prendre part à ces joutes de dialectique. Quant à juger en bloc ou séparément un grand nombre de jeunes écrivains, dont la plupart me sont peu familiers, je m’en sens tout à tait incapable. Je n’ai point qualité pour le faire, et j’aurais d’ailleurs peu de goût à distribuer à mes confrères des bons ou des mauvai| points. Je pense que, parmi les poètes, jeunes ou vieux, malgré toutes les différences de tempérament et d’esthétique, chacun fait de son mieux ; du moins c’est mon cas. Je demande qu’on me laisse travailler dans mon coin, et j’accorde la même licence aux autres.

Je ne sais trop que répondre à votre question sur l’évolution de notre littérature vers plus d’idéal ou vers plus de vérité. Ces termes, pour moi, ne sont nullement antithétiques. Il n’est pas un écrivain dont l’œuvre me donne une plus profonde impression de vérité que Dante ; ce fut, je pense, un idéaliste.

» Il y a peut-être, dans la poésie actuelle, une ten- dance à abuser du rêve. « Dans la veille, dit Aristote, nous avons un monde en commun ; dans le rêve. il chacun a le sien. » Gela est fort intéressant ; mais un art qui, très personnel, reste compréhensible à quelques gens, et, par certains côtés, à toute une foule, me semble supérieur à une rêverie solitaire.

» En restant dans une vague généralité, l’idéalisme et le naturalisme sont deux éléments contradictoires et nécessaires de toute œuvre d’art. Tantôt l’un domine, tantôt c’est l’autre ; les réactions sont inévitables. Je n’aime guère les romans, et j’en lis le moins possible ; toutefois je pense que Zola a du génie ; et ce génie n’est nullement infirmé par les ineptes théories (pseudo-scientifiques) que le puissant écrivain a essayé de propager.

» II est souvent question de Verlaine dans les consultations que vous avez publiées. J’aime beaucoup son œuvre, qui ne vient à l’appui d’aucune théorie, et que nul groupe de gens n’a le droit d’accaparer. Mes préférences vont aux pages les plus classiques des œuvres de sa maturité ; il me semble que dans Sagesse, Amour, Bonheur, là où le sentiment est le plus profond, le plus vrai, le plus émouvant, là aussi la langue est plus saine, plus française, le vers plus solide et d’un nombre plus saisissable. Je citerai, par exemple, les magnifiques vers qui terminent Sagesse :

C’est la fête du blé, c’est la fête du pain…

» Cela n’empêche pas d’être fort sensible aux délices de l’impair et à l’impressionnisme délicat de Verlaine. En tout cas, je préfère de beaucoup les livres que j’ai cités à la Bonne chanson et aux Fêtes galantes, œuvres exquises mais d’une portée bien moindre, d’un accent moins fort et d’un ton moins individuel. Il est vrai que, dans les derniers livres de Verlaine, le vers est souvent très dégingandé, la langue molle et imprécise ; mais ce qu’ils contiennent de moins bon, c’est encore bien savoureux, et il y règne parfois une absurdité délicieuse.

» Comme je vous l’ai dit précédemment, je n’ai pas l’intention de juger le groupe symboliste, — composé, sans doute, de gens qui bientôt tireront chacun de leur côté, et dont les uns auront du ta|ent, tandis que les autres n’en auront pas. Mais pour avoir la joie d’écrire un nom qui m’est cher, et qui, je pense, n’a pas figuré encore dans votre enquête, je déclare que je donnerais toutes les productions, à moi connues, de nos symbolistes, pour n’importe laquelle des chroniques rimées de Raoul Ponchon. Je n’offenserai pas la modestie de mon ami par des éloges déplacés : je dirai seulement qu’il est original sans se battre les flancs pour l’être, et que je ne connais pas un poète du groupe symboliste qui, présentement, soit dans le même cas.

» Voilà, mon cher confrère, tout ce que je peux vous dire en réponse à vos questions. J’avoue que ma consultation offre un maigre intérêt ; faites-en ce qu’il vous plaira.

» Cordialement à vous.

 » Maurice Bouchor. »

 

  

M. RAOUL PONCHON

 

Pendant de longues années Ponchon, le seul élève parisien du Banville des Odes Funambulesques, se contenta de crayonner sur le marbre des cafés, dans des marges de journaux, et sur des dos d’enveloppes, les vers les plus fantasques, les plus cocasses, les plus artistes, les plus gais qui furent jamais. Il consentit enfin à réunir quelques-uns de ces vers qu’il allait donner à imprimer, sous ce titre : La muse au cabaret, où devaient se célébrer, naturellement, les gloires de la mangeaille et de la volupté. Il paraît qu’il l’a perdu !

Ces vers, que Pouchori écrivait autrefois pour son plaisir, il consent aujourd’hui à les publier pour le nôtre. Son nom eut évidemment manqué à cette Enquête. Voici la lettre qu il m’a écrite, en réponse à ma prière réitérée ; on l’y reconnaîtra tout de suite :

« Mon cher Huret,

» Vous feriez bien mieux d’aller voir des filles plutôt que de me raser avec votre interview.

» D’abord, tout ce que je pourrais vous dire, vous le savez déjà. C’est que mes amis seuls et moi avons du génie. Et encore, mes amis ?…

» Cordialement vôtre,

» Raoul Ponchon. »

  

 

M. GABRIEL VICAIRE

 

Poète de terroir, il a mis tous les raffinements de la poésie moderne à l’expression des êtres et des choses de la vie intime et provinciale. Auteur des Émaux Bressans dont Coppée m’a fait un si complet éloge. Dans la Légende de Saint-Nicolas, qui suivit, il a amplifié jusqu’au mysticisme ses dons de sincérité et d’émotion. Il passe aux yeux de beaucoup pour le représentant le plus parfait d’une poésie qui, sans rompre la tradition parnassienne, voudrait y ajouter la vibration plus intense et plus directe de sentiments et d’émotions vécus.

J’ai trouvé le poète au milieu d’un beau désordre de livres feuilletés, corrigeant les épreuves d’un prochain recueil de poèmes.

— Mais, monsieur, depuis que votre Enquête est ouverte, tout a été dit ! Les questions de technique du vers ont été magistralement traitées par Mendès en particulier et je ne vois pas grand’chose à ajouter à son interview.

Les symbolistes ! mais je les aime tous beaucoup, d’abord parce qu’ils sont mes amis, et ensuite parce qu’ils ont beaucoup de talent, mais avouons que leurs… proclamations sont de pures fumisteries de collégiens ! Un jour ou l’autre, bien sûr, ils laisseront tout cela pour faire de beaux livres. Cependant, il est certain qu’ils ont apporté dans la poésie la préoccupation musicale Moréas, par exemple, a des pages charmantes d’un rythme exquis ; seulement, ah ! pas beaucoup d’idées…

Mais, en somme, voyez-vous, toutes ces questions d’école et de hiérarchie littéraire sont insignifiantes. Au fond, moi, je ne demande que deux choses, mais je les veux complètes : du talent, ça va sans dire, et de la sincérité ! C’estainsi que j’admire tant Verlaine, par exemple ; je le connais, il est sincère celui-là ! Oui, je sais bien, chez lui l’homme est double : paillard à ses heures… et mystique souvent ; mais toujours lui-même, jamais homme de lettres. Ses derniers vers sont d’une simplicité de sentiment adorable. On l’en blague un peu ; mais ça ne fait rien, c’est bien, allez… Moi, je crois qu’on y reviendra tout à fait, à la simplicité, et je ne crois pas du tout à l’avenir d’un style compliqué, bizarre, fabriqué à coups de dictionnaire !

Il y a une chose qui m’attire beaucoup, c’est la poésie populaire ; je ne veux pas parler des chansons de café-concert (quoique j’admire aussi le talent réel de Bruant, par exemple), mais je veux parler de cette grande poésie des campagnes, des paysans, un peu mélancolique et douce, quelquefois même très brutale, mais toujours naïve et simple : Là, il n’y a pas de complication de style, le vers varie suivant l’impression à rendre, la rime n’est quelquefois qu’une simple assonnance… En Angleterre, en Allemagne, on a beaucoup étudié cette poésie. Henri Heine en a tiré de très beaux effets ; en France, on l’a, semble-t-il, un peu dédaignée. Mais on y reviendra.

— N’est-ce pas là un peu, dis-je, l’esthétique de votre œuvre ?

— Oui, un peu. Je crois, en effet, avoir trouvé dans un retour à la tradition nationale, surtout dans l’étude de la poésie populaire française, une source presque intarissable de rajeunissement poétique, quelque chose en tout cas de plus sûr que les fantaisies, d’ailleurs parfois fort curieuses, des symbolistes. Mais je tiens à bien affirmer que, si comme artiste j’ai mes idées à moi très arrêtées, je me sens capable d’admirer même les œuvres qui s’écartent le plus de ma conception de l’art, pourvu (toujours !) qu’elles révèlent l’originalité et la bonne foi !

— Quels sont ceux de vos confrères qui marchent dans cette voie ?

— Mais il n’en manque pas, Dieu merci ! Notez : Charles Le Goffic, Jacques Madeleine, Maurice Bouchor, Raoul Gineste, Émile Blémont et l’excellent poète breton Quellien.

Nous causâmes un peu du roman :

— Moi, me dit-il, je n’ai jamais fait de romans ; mais j’ai presque lu tous les principaux romanciers. J’aime beaucoup Zola, j’aime quelquefois Bourget, j’ai lu avec beaucoup de plaisir Huysmans, voire même Péladan ! C’est amusant, c’est curieux, que que voulez-vous de plus ? Voilà des tempéraments différents ; chacun suit sa voie, c’est pour le mieux. Mais avant tout, encore une fois, je ne veux pas d’ostracisme, ni d’embrigadement. Les jeunes aiment assez démolir les anciens ; mais qu’est-ce que ça fait ? Croyez-vous, par exemple, que le père Hugo soit rapetissé par les allures victorieuses de mon ami Moréas ?

Et, en me reconduisant, il conclut en souriant :

— Bah ! travaillons toujours, tâchons d’avoir du talent, soyons sincères et laissons les enfants s’amuser.

  

 

M. JEAN DOLENT

 

J’ai consulté, sur l’objet de mon enquête, un écrivain que beaucoup placent parmi les meilleurs de ce temps, l’auteur, entre autres ouvrages, de ce roman tout cérébral, L’Insoumis, et de ce livre qui indique si nettement les désirs suprêmes de toute une catégorie d’artistes : Amoureux d’art. Voici la courte réponse que j’ai reçue de Jean Dolent :

« Belleville, 30 mai 91.

» Confrère,

» Dispensez-moi de répondre…

» Vivre sans bruit console de vivre sans gloire.

» Je vous serre la main.

» Jean Dolent. »

 

On sent bien que ce silence n’est pas celui de l’insuffisance. On devine que la demi-obscurité qui voile encore le nom de Jean Dolent ne peut tarder à se dissiper. S’il a voulu nous donner des regrets, il a réussi à souhait. Mais comment, encore qu’elle ne fasse pas notre compte, ne pas hautement apprécier la noblesse de cette attitude, et, jusque dans ce qu’elle recèle d’un peu amer, l’exquise fierté de cette modestie ?

 

  

MADAME JULIETTE ADAM

 

La directrice de la Nouvelle Revue, l’auteur de Grecque et de Païenne, a bien voulu me donner pour cette enquête la consultation suivante :

« Le roman, comme toute manifestation de l’esprit humain, parcourt le cycle des évolutions déterminées de cet esprit. Plus il englobe de faits d’ordres différents, plus il peint de tableaux de mœurs, plus la gamme des observations qu’il contient monte haut vers le divin et descend bas dans l’échelle des êtres, plus il domine le temps et s’immortalise.

» L’œuvre suprême, le roman type est pour moi l’Odyssée qui embrasse l’histoire d’un peuple, l’état de sa civilisation et de sa science, la description de ses actes journaliers, les mobiles qui font agir les individus dans le sens du caractère de leur race. L’Odyssée parcourt si complètement la série des conditions de la vie qu’on y voit les dieux, la puissance surnaturelle, se personnaliser au point de participer aux passions d’un groupe d’hommes privilégiés.

» Plus un roman s’écarte de la généralisation, plus il observe, décrit et dépeint un milieu restreint, plus il s’éloigne du type de l’Odyssée, plus il se cantonne dans le détail infinitésimal, plus tôt alors il partage le sort des faits minuscules et se noie dans l’océan de l’oubli.

» Mais s’il correspond aux doutes, aux croyances de son temps, s’il fixe les connaissances et les expériences du milieu dans lequel il éclot, s’il accumule des documents profitables aux lecteurs de l’avenir, enfin, s’il aune valeur pour l’histoire, alors il émerge au-dessus des productions dont le cercle est borné. Le temps ne peut faucher ce qui occupe un trop grand espace.

» Flaubert a entrevu tout cela ; mais il a dispersé, émietté son aperception. S’il avait réuni en un seul livre l’étude approfondie des caractères de madame Bovary, les curiosités et les attraits de la légende et de l’histoire de Salammbô, la très haute philosophie de la tentation de saint Antoine, l’état complet de la science de son temps fixé dans Bouvard et Pécuchet, s’il y avait ajouté ce dont il me parla plusieurs fois, l’exaltation de l’héroïsme humain à propos de Léonidas, il eût laissé l’une des œuvres, peut-être l’œuvre la plus géniale de notre époque.

» La religion affirmée ou niée, qui joue un si grand rôle sur l’esprit des recherches de la science, en joue un égal sur l’esprit des observations qui sont la matière du roman. Lorsque la religion domine, le roman est mystique ; lorsqu’elle commence à être discutée, le roman est imaginatif, l’homme cherchant sur terre la compensation de ce qu’il se laisse ravir au ciel ; lorsque la religion est niée, la raison triomphante se tourne sur soi, s’analyse, scrute l’être animal et intellectuel et le roman s’appelle, on ne sait pourquoi, psychologie, puisque ce ne sont pas les qualités psychiques qu’il décrit, mais la bête instinctive et pensante.

» En Europe, la religion qui dans l’antiquité absorbait les sciences sacrées et magiques, les a, par ignorance, délaissées au temps des croisades. La science profane s’est fondée en dehors de la religion comme à la fin du paganisme ; mais aujourd’hui cette science que la puissance de l’impondérable et de l’inexpliqué arrête au seuil du mystère, ne pourra bientôt plus progresser que par la religion. C’est pourquoi le roman s’essaie déjà au symbolisme, pourquoi de matérialiste, de terre à terre, d’analyste, il deviendra imaginatif, puis mystique et enfin vraiment psychique. »

  

 

M. EDMOND PICARD

 

Le mouvement littéraire français a, depuis une vingtaine d’années, une intense répercussion en Belgique où les successifs mouvements de notre littérature ont eu des collaborateurs à la fois très nombreux et très remarquables. Au lieu d’interroger les littérateurs belges de grande notoriété, comme MM. Lemonnier, Rodenbach, Verhaeren, VanLerberghe, etc… j’ai cru mieux faire en m’adressant à l’homme qui représente le dilettantisme littéraire en Belgique, et connaître, par son impression, la totalité des opinions de ses compatriotes.

M. Edmond Picard est, en elfet, en même temps qu’un très grand avocat, le Mécène éclairé qui a su grouper autour de sa personnalité sympatliique tous les écrivains et tous les artistes belges.

Auteur du Juré, un roman édité en grand luxe, magnifiquement illustré par Odilon Redon, et tiré à cent exemplaires seulement ; collaborateur de beaucoup de revues de jeunes, fondateur de publications littéraires et artistiques. « Si Edmond Picard n’était pas là, me disait Mæterlinck, je crois qu’en Belgique nous n’aurions jamais eu le courage de rien faire !… »

 

« Vous me faites l’honneur, Monsieur, de croire que mon modeste avis pourra être de quelque utilité dans l’ingénieuse information que vous poursuivez à l’Écho de Paris sous le titre : Enquête sur l’évolution littéraire. Je n’en puis pourtant juger qu’en étranger, qu’en Belge, en Bruxellois, de fort loin par conséquent, et sous l’impression de préjugés et d’erreurs d’autant plus probables que si je suis fervent amateur d’art, et quelque peu écrivain à en croire mes amis, je suis avant tout, de famille et de profession, avocat. Mais vous avez peut-être raison de supposer qu’alors même qu’une appréciation formulée dans de telles conditions sera fragile, elle n’en restera pas moins curieuse comme chose exotique. Je me risque donc, enhardi par votre flatteur encouragement.

» Vous me posez les questions suivantes :

» 1° Où en est le naturalisme ?

» 2° Le mouvement symboliste a atteint la Belgique ; quelle en est la portée, quel en est l’avenir ?

» 3° Les personnalités littéraires belges ?

» En guise de veillée des armes, je viens de lire les procès- verbaux de votre Enquête, déjà publiés. Ils me laissent une impression étrange. De vie d’abord, car vous avez réussi à mettre admirablement en scène les hommes qui composent cette élite littéraire dont les noms nous sont familiers, à nous Belges lointains : Salve, Gallia, Regina ! D’effroi, ensuite, à cause de l’âpreté des jugements de tous les personnages les uns à l’égard des autres. Vraiment, votre Enquête est révélatrice d’une situation que vous ne cherchiez pas à mettre en lumière. Vous vous demandiez : Où en est le Naturalisme ? où en est le symbolisme ? — et voici que vous nous révélez où en est la fraternité littéraire à Paris. Que d’animosités, grands dieux ! que de rancunes, d’amères querelles ! quel acharnement dans les rivalités et de mauvais vouloir réciproque ! il m’a frappé, ce propos que vous a tenu Zola : « Surtout, réunissez cette enquête en volume. Je tiens à avoir cela dans ma bibliothèque ; quand ce ne serait que pour conserver le souvenir de cette bande de requins qui, ne pouvant pas nous manger, se mangent entre eux. » Ce que quelques-uns vous ont dit de nous, est modéré en comparaison des aménités dont ils se gratifient, et fait pour nous calmer : « Ils ont inventé le roman slave et le drame norvégien, sans compter le parler belge, qui est le fond même de leur âme littéraire. »

» Certes vous nous aimez moins que nous ne vous aimons. On écoute ici beaucoup la France littéraire. Jadis c’était avec la préoccupation de l’imiter. Nous étions si peu, elle nous semblait si belle ! Désormais cette attention se contente d’admirer, car de plus en plus nous nous efforçons à faire sortir et à maintenir notre originalité. Dans la question du Naturalisme et du Symbolisme cette tendance se marque comme ailleurs. Vous l’allez voir, si mon parler belge ne trahit pas ma bonne intention.

» Je parlerai d’après la généralité de ce que j’entends dire autour de moi. L’évolution littéraire ne nous apparaît point comme la destitution radicale d’une forme ancienne par une forme nouvelle, mais comme la substitution, dans le goût du public, des artistes ou des esthètes, d’une préférence à une autre. C’est un peu la modification des majorités dans les milieux parlementaires. Pas de suppression des partis, mais un changement dans leurs proportions et leur équilibre.

» Pour ne considérer que ce siècle, le Romantisme a eu le dessus longtemps ; puis ce fut le tour du Naturalisme ; maintenant Fengoûment semble aller à une formule encore mal définie, dont on groupe les forces embryonnaires sous l’étiquette Symbolisme. Mais ni le Naturalisme, ni le Romantisme, ni toutes les autres formes littéraires dont on retrouve l’époque brillante en remontant l’histoire, ne sont abolis. Diminués ou diminuant, oui ; destitués de l’importance prépondérante et, d’après moi, démesurée qu’ils ont eue au temps de leur éruption, oui ; mais supprimés, jamais ! réduits à des proportions normales, mis à leur rang, nettoyés de leurs exagérations, classés (d’où vient classique) et prêts à servir (ceci est l’essentiel) à tout homme de génie, voire de talent, à qui il plaira, n’importe quand, les reprendre pour en faire les règles directrices d’une grande œuvre.

» Je ne puis donc comprendre ces affirmations de la plupart de vos interviewés : Le Naturalisme est fini, bien fini ! qu’en ce sens : Le Naturalisme n’est plus le préféré ; il a fait son temps comme école dominante ; il a eu tout l’espace qu’il fallait pour son épanouissement ; l’esprit changeant du public en a été saturé, en est las et demande autre chose ; qu’on fasse son bilan ; qu’on balance son actif et son passif ; qu’on fixe ses caractéristiques, et qu’à son tour, ainsi ventilé, il devienne classique, ne pouvant plus désormais servir, sans paraître odieux, aux médiocres pasticheurs, mais toujours prêt pour les artistes supérieurs, même pour ceux qui, chefs actuels de son école, auront les muscles assez forts et le souffle assez puissant pour gravir au sommet de quelque chef-d’œuvre.

» Donc un autre numéro au programme. Toutes les rumeurs, toutes les tentatives, les bousculades, les altercations présentes ne sont que l’expression de ce besoin. L’évolution littéraire, après avoir tourné sur place (avec quelle magistrale puissance !) depuis quarante ans, avance de nouveau.

» Où va-t-elle ? Devant, pareils aux curieux enveloppant de leur nuée la musique d’un régiment en route pour une destination inconnue, courant et gambadant, en une variété infinie, les novateurs, les essayeurs décadents, déliquescents, symbolistes, ésotériques verbolàtres, magistes, instrumentistes, impression nistes, néo-réalistes… Oh ! quelle armée de Xercès Et chacun brandit son fanion, criant : A moi ! par ici Voici l’art neuf ! Au gui l’art neuf !

» Ce qui est singulier, c’est cette colère concentrée, cette sourde fureur avec lesquelles les adeptes d’une école parlent de l’école voisine. Quoi ! vous avez cette chance, grâce à l’extraordinaire fécondité de votre âme française, d’avoir le clavier complet, d’une admirable variété. Et voici que chaque secte jalouse ses voisines et les vilipende. Et quand le morceau littéraire que joue le destin emploie les basses notes plutôt que les hautes, les hautes s’irritent et réciproquement. Réjouissez-vous plutôt de compagnie d’avoir toutes les cordes. Ah ! comme on vous envie !

» C’est de cette confusion que sortira, peu à peu formé, avec son chef et ses cadres, un mouvement ayant l’unité et la puissance du Romantisme et du Naturalisme : l’École nouvelle ! encore mystérieuse. Jusqu’ici c’est l’école de peloton, chaque sergent, avec ses hommes, dans un coin du champ des manœuvres.

» Dès à présent pourtant, quelques linéaments transpercent dans cette gestation qui n’est pas à terme.

» D’abord la haine des formules académiques et normaliennes qui avaient essayé d’imposer un Code de l’art littéraire. Un effréné et salutaire besoin d’originalité ; un mépris de l’imitation ; l’obligation stricte imposée à chacun d’être soi-même sous peine de n’être compté pour rien. De là cet éparpillement en sectes innombrables, ces tentatives souvent bizarres, ces coups de sonde dans l’imprévu, déconcertant et désespérant les orthodoxes. De là aussi, pour n’en pas citer d’autre exemple, cette rupture avec les règles de la versification classique, cette mise en pièces des principes scolastiijues sur la rime, la césure, la métrique, la symétrie, et l’éclosion de cette poésie qui ne cherche que l’harmonie, le rythme, le charme de l’idée mise en équation avec une forme heureuse.

» Ensuite, le besoin d’enrichir la langue, désormais insuffisante pour exprimer les raffinées nuances de la vie contemporaine, de notre âme aryenne arrivée à un paroxysme de complication. Parmi les étranges et infiniment multiples transformations en lesquelles se fondent tous les décors de notre civilisation, qu’est-ce qui se transforme plus étrangement que notre pensée humaine, que notre cervelle humaine et sa production de sentiments et d’idées ? Tout y craque, tout y casse, et du fumant remaniement des débris sort un agencement, sur nouveaux frais, prodigieux en ses imprévus et ses détails. Un pullulement ! Un fourmillement ! Gomme nous sommes loin de la pensée calme et mesurée des hommes qui ont décrété la langue claire, simple et forte du dix-huitième siècle ! Efforts donc pour nous rendre les expressions pittoresques de Ronsard et de Rabelais. Efforts pour créer des mots nouveaux, ingénieux, sonores ou tendres, expressifs toujours. Que de trouvailles en ce genre réalisées par cet admirable Jules Laforgue dontsfe sont si peu souvenus la plupart des témoins de votre Enquête !

» Enfin (pour ne pas trop prolonger) il y a une évidente tendance à dépasser les bornes visibles de la réalité dans laquelle le Naturalisme prétendait si étroitement se confiner. Ici surtout apparaît une face de la question à laquelle pourrait s’appliquer, sans trop d’inexactitude, ce mot vague : Symbolisme. On veut un art qui fasse penser, qui soit suggestif. Ceci répond à ce phénomène, interne, mais si réellement réel en notre âme : le prolongement des réalités par le rêve. Nous ne voyons rien tel que c’est. Il faut un étrange effort d’abstraction, et jamais réussi, pour dépouiller les choses de ce qu’y ajoute notre incompressible imagination ; en ces jours présents surtout, où l’humanité aryenne semble ne plus vouloir penser qu’en images et allégories, ajoutant à toute réalité un dédoublement mystique, une flottante auréole de mystère. Cette inclination de nos cerveaux, séduisante et expressive faiblesse, les artistes nouveaux veulent y faire droit : l’art, disent-ils, doit l’exprimer, puisqu’elle est en nous et nous charme. L’art qui la néglige est un art mutilé. La nature existe pour nous non pas telle qu’elle est, mais telle qu’elle nous apparaît, telle que nous la sentons, que nous la recréons, que nous l’habillons de nos fantaisies, cruelles ou douces, fantastiques surtout. L’artiste doit le dire. Il doit, dans les âmes moins actives que la sienne, moins fécondes, susciter par la dextérité de ses rêves d’autres rêves. Son rôle est de mettre en effervescence, au plus profond des autres, l’organe où s’épanouit, en sa divine jouissance, la sensation artistique. Il ne saurait le faire pleinement s’il se borne à la morne et sèche réalité !

» Une versification plus simple, une langue plus riche, et l’immatériel auréolant constamment la réalité, voilà quelles seront, d’après moi, les dominantes de l’art prochain, qui, cmondant les exagérations et les bizarreries de l’heure de transition présente, régira pour un temps l’empire littéraire. Cela se nommera Symbolisme, ou… comme il vous plaira. Et peut-être, par lassitude du roman dont on est exténué, s’appliquera- t-on à l’histoire ; car scientifiquement et psychologiquement et littéralement l’histoire est à refaire savez-vous ?

» Il me reste à répondre à votre troisième question : les personnalités littéraires belges. Elles sont actuellement très nombreuses, presque tous des jeunes. Tenez compte que le patriotisme (qui n’a pas son grain de chauvinisme !) m’illusionne, et prenez pour ce qu’elle vaut cette déclaration : que je ne crois pas, toutes proportions gardées, qu’il y ait n’importe où un mouvement d’art aussi intense, aussi sincère, aussi indépendant que dans notre petite Belgique. Et nos littérateurs ne se dévorent pas entre eux ! Des jeunes, dis-je ; oui, vers les voies non ouvertes, tâtonnant, frappant les parois pour trouver les issues. Sans parti-pris, cherchant non pas qui ils imiteront, mais comment ils se découvriront et se conquerront eux-mêmes, très attentifs au mouvement français, mais redoutant le vieux et cruel reproche de le pasticher. Il y a des groupes, chez nous, mais guère d’écoles. Les plus disparates fraient, n’ayant de commun que le même besoin de faire de l’art… chacun à sa manière, fraternellement. S’il y eut jadis quelques querelles, ah ! comme elles sont apaisées !

» Des noms ? A quoi bon ! Que vous diraient nos noms, tantôt, pour vous, baroquement flamands, tantôt wallons ? Je voudrais n’omettre aucun de ces modestes vaillants et alors…, ce serait long. De vous-mêmes vous êtes parvenus à entendre ceux de Camille Lemonnier, de Georges Rodenbach, de Maurice Mæterlinck. Je pourrais y ajouter Emile Verhaeren, Albert Giraud, Georges Eeckhoud, Iwan Gilkin, Georges Knopff, Van Lerbergh, Grégoire Leroy, Fernand Séverin, Raymond Nyst, et d’autres, et d’autres ! Mais je préfère attendre que les autres arrivent jusqu’à vous, au petit bonheur.

» Edmond Picard. »

Bruxelles, 20 avril 1890.

  

 

M. GUSTAVE KAHN

 

Il passe pour être, avec Jules Laforgue, l’initiateur du vers libre, du vers d’un nombre indéterminé de syllabes, qui est, de toutes les innovations de la poésie symbolique, la plus audacieuse. C’est l’auteur des Palais nomades, un volume où il exprime les idées et les sentiments humains par d’uniques métaphores qui ne se suivent pas. Le seul titre du volume en indique, d’ailleurs, l’esprit et la méthode de facture. M. Kahn fonda la Vogue et le Symboliste, dirigea un peu plus tard la Revue indépendante, où il fit une campagne critique des plus originales et des plus brillantes. Théoricien subtil et fécond, il est, à l’heure présente, l’une des têtes des jeunes générations littéraires.

La consultation que j’ai tirée de lui se divise en deux parties : une lettre qu’il m’a écrite de Bruxelles, et une conversation ; la première toute théorique, la seconde toute pleine de jugements sur les écrivains de ce temps.

Comme M. Gustave Kahn se tient depuis plusieurs années à l’écart des milieux littéraires, qu’il a rompu avec toutes ses anciennes relations, j’ai pensé que ses ex-camarades seraient heureux de savoir en quel sens ses opinions ont pu évoluer à leur égard.

Voici, d’abord, sa lettre :

 

Monsieur,

Avant de chercher à définir le symbolisme actuel, il faudrait délimiter le point d’unité qui rassemble tant de gens divers sous la même étiquette, malgré des prétentions opposées et des vouloirs différents. Ce point d’unité est une haine commune du naturalisme, et non tant des anciens naturalistes que de leurs élèves les plus récents qui ne sont que néant.

De même que des jeunes gens lassés du lyrisme vague des derniers romantiques inventèrent le document humain, de même les jeunes gens de cette génération, las d’inventaires et de reportages, se sont mis à la suite des lyriques. Le mot symbole est très ancien, la symbolique englobe à la fois des œuvres de mystiques et des œuvres de théogonie.

Plus récemment le sens du mot symbole appliqué à la littérature se précisa ; on voulut entendre par littérature symbolique une vaste fresque historique avec personnages décoratifs ; le premier qui s’y risqua en France fut Edgar Quinet, puis vint Gustave Flaubert avec la Tentation de saint Antoine, etc., etc.

Plusieurs Parnassiens ont tenté de faire du symbole par révocation historique, ensuite on a fait de l’allégorie, soit l’art de gonfler un sujet quelconque d’idées qui n’y sont pas et qu’on n’y a pas mises.

Pour moi personnellement, l’art symbolique serait d’inscrire en un cycle d’œuvres « autant que possible toutes les modifications et variations intellectuelles d’un poète, épris d’un but déterminé par lui. »

Ses premiers livres doivent donner sous forme déjà symbolique sa recherche de la vérité d’art. Ses livres de maturité doivent donner sa connaissance de la vérité, — ses derniers livres l’hypothèse de vérité nouvelle qu’il laisse à ses successeurs.

Le symbole de la vie humaine, soit la traduction essentielle de la vie humaine, serait ainsi donné en ses trois formes élevées, la recherche, la connaissance du vrai et du beau, la divination d’un nouveau beau et d’un nouveau vrai ou plutôt d’une évolution plus neuve du beau et du vrai.

Voici ce qu’est pour moi en but général l’art symboliste.

Les moyens de cet œuvre d’art appartenant à la littérature sont le poème, le livre de prose et le drame. Pour moi, le poème c’est l’évocation tout entière d’une idée poétique en vers libres.

Qu’est-ce qu’un vers ? — C’est un arrêt simultané de la pensée et de la forme de la pensée. — Qu’est-ce qu’une strophe ? C’est le développement par une phrase en vers d’un point complet de l’idée. — Qu’est-ce qu’un poème ? C’est la mise en situation par ses facettes prismatiques, qui sont les strophes, de l’idée tout entière qu’on a voulu évoquer.

Un livre de vers, c’est-à-dire le poème le plus longet le plus complet qu’on puisse se figurer, doit donc présenter un tout homogène éclairant de toutes ses facettes de strophes un courant de sensations poétiques conçu dans une unité.

Le vers libre, au lieu d’être comme l’ancien vers, des lignes de prose coupées par des rimes réguhères, doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes. La strophe est engendrée par son premier vers ou son vers le plus important en son évolution verbale. L’évolution de l’idée génératrice de la strophe crée le poème particulier ou chapitre en vers d’un poème en vers.

L’ensemble de tous ces chapitres ou facettes constitue le livre. Cette idée, comme vous le voyez, ressemble un peu, quoique beaucoup plus complète, à celle de M. Henri de Régnier ; j’aurai toujours eu le mérite de la lui apprendre comme en font foi les publications de la Vogue (1886), mes articles de critiques et poèmes de la Revue indépendante (1888) et mes Palais nomades (1887), le premier livre construit en vertu de cette technique qui m’est personnelle.

Dans ce poème des Palais nomades, comme dans deux livres très proches, les Chansons d’amant, et le Livre d’images, j’adopte le principe d’expliquer le fond même de l’idée poétique par de relativement longs poèmes et d’en donner la concrétion avec toute facilité pour l’intelligence du lecteur, en de brèves et simples chansons ; c’est en même temps dans ces poèmes et critiques que j’ai émis l’idée non plus de suivre pas à pas les sensations des personnages principaux du livre, mais de me borner à clicher en leur suite et leurs contrastes les principaux moments de leurs crises d’âme, de leurs lueurs d’âme ; et cette idée je la revendique quoiqu’elle vous ait été contée par M. Stéphane Mallarmé, car si M. Stéphane Mallarmé comme poète est pour moi un ancêtre, je lui suis antérieur comme créateur et esthéticien du poème libre.

Pour moi, le livre de vers est un drame se passant dans une conscience avec un personnage principal, se multipliant en une foule de personnages qui ne sont que facettes de ses idées avec révocation du reflet sur sa conscience des personnages qu’il évoque comme interlocuteurs, tandis que dans un drame pur on ne doit présenter que des personnages entièrement figurés et définis.

Il va sans dire que le livre de vers, au lieu d’être un drame, peut être une comédie ; il va sans dire aussi que ces livres de vers doivent se compléter par des livres de prose. Mais pour l’esthétique du livre symboliste en prose je me réserve de n’en parler qu’après l’apparition de ma première tentative en ce genre ; vous admettrez la même réserve pour l’œuvre de théâtre que je projette.

Est-ce à dire qu’il faille s’interdire toute incursion dans d’anciens rythmes ? Certes non — les musiciens écrivent bien des pièces dans le style ancien ; puis les vieux rythmes peuvent être précieux pour la farce comme ces vieux dieux qu’on mène encore au carnaval dans les pièces bouffes.

Ajoutons aussi qu’à côté des poèmes architectures on peut faire parfois, quand les proportions et l’âme du sujet l’exigent, des poèmes qui seraient au grand poème symbolique ce que les rapsodies tziganes sont à la musique symphonique ; mais, dans ces petits poèmes, devra-t-on prodiguer les vraies curiosités rythmiques, les strophes neuves qui, ainsi essayées et éprouvées, pourront trouver leur place parmi les strophes choisies pour les œuvres définitives.

Ces œuvres définitives je les crois devoir entièrement s’inscrire en strophes neuves, car s’il est vrai qu’on peut englober l’ancienne métrique comme une série de cas particuliers de la nouvelle, il vaut mieux pratiquement éviter les mélanges ; enguirlander de vers libres des strophes d’alexandrins, c’est s’exposer à parler bègue.

Vous voulez bien me demander mon avis sur des contemporains, et s’ils ont produit des œuvres types de la formule ?

De la mienne, assurément pas ; de la leur je ne le crois pas. D’ailleurs je ne tiens nullement à m’occuper de personnaUtés, sauf pour de légitimes revendications.

À votre dernière question : « Verlaine et Mallarmé sont-ils les pères du mouvement nouveau ? » je vous répondrai nettement : « Au plus des oncles » Verlaine est certes un grand poète élégiaque et catholique, fréquent en beaux vers rares.

Mais l’unité du mouvement symboliste étant une réaction contre le réalisme, il faut bien admettre ceci : que les jeunes poètes furent de bonne heure disposés à lire autre chose que M. de Concourt et à regarder autre chose que Courbet. Donc ils ont lu ou ont dû lire, de choix et aux moments de délassement, les vieux poèmes d’antiquité des races, les légendes. les cycles du moyen âge, le Dante. Ils connaissent Gœthe, Heine, Hoffmann et autres Allemands. Ils ont subi fortement l’influence de Poë, ils connaissent les écrivains mystiques et les peintres primitifs, ils ont des clartés de Walter-Crane, Burne Jones, Watts et autres préraphaélites tant peintres que poètes.

Ils ont trouvé dans le romantisme français de belles exceptions à l’influence d’Hugo ; ils ont subi par le hasard des temps une forte immersion de la musique légendaire et symbolique de Wagner, qui, plus ou moins comprise, les a fort préoccupés. C’est cet ensemble d’influences qui est le générateur du mouvement actuel, et cet ensemble d’œuvres anciennes qui compose la bibliothèque idéale.

Pour conclure, Monsieur, je crois que le symbolisme, non de par l’accord de ses représentants divers, mais de par leur lutte, remplacera le Parnasse, parce qu’il est l’Action : les meilleurs Parnassiens (ils sont rares) revisent leurs œuvres complètes et entrent très honorablement dans le passé.

Je crois que le symbolisme vaincra par le livre de prose, parce qu’on en fera certainement, et de diverses origines, de supérieurs en intérêt artistique, social, et d’écriture aux livres naturalistes.

Je crois que le symbolisme vaincra au théâtre parce qu’on aura certainement la nausée des pièces de réalisme panaché de thèses et des mises en pièces des romans de M. Zola.

Mais je crois aussi qu’à n’importe quel jour, si un réaliste ou un élève imprévu des Parnassiens apportait une œuvre où il y ait du talent, il le faudrait préférer à de pâles imitateurs des plus récents symbolistes (remarquez que j’ai dit si et apportait).

Gustave Kahn.

Voici enfin les notes que j’ai prises à la taverne de la rue d’Amsterdam où nous déjeunâmes dimanche dernier, lui, le peintre Lemmen, Edouard Dubus, poète symboliste émule des Vivier et Sapeck, et moi.

M. Gustave Kahn : une petite tête sur un tout petit corps ; de petits yeux très vifs sous un front très intelligent, le nez recourbé du sémite encadré des pommettes saillantes.

On n’en était qu’au premier service :

— Voyons, s’écriait M. Kahn en s’adressant à moi, il n’y a jamais d’évolution lente, c’est le vol-à-la-tire continu, le mouchoir change de poche, tout simplement ! De tous ceux qui vous en ont parlé, aucun ne fait de symbolisme (un mot créé par Krutzer, d’ailleurs). Mallarmé lui-même ne fait que de l’allégorie ; cet ancien poète est trop vieux pour que j’en dise du mal ; admettons, comme le dit Francis Viellé-Griffln, que c’est un bon traducteur. Et puis, oh ! je trouve que comme théoricien, il est vraiment intéressant ; il a lancé ma théorie du vers libre…

— Et les jeunes ? interrogeai-je. Moréas…

— Moréas n’a pas de talent, mais encore il en a plus que les autres… Il n’a jamais rien fait de bon ; il a son jargon à lui, il faut voir ce qui en sortira ; sa théorie de l’union de l’âme moderne et des adverbes ne manque pas de pittoresque…

Dubus, entre deux bouchées, se tordait dans les convulsions du rire ; il laissait choir son monocle, se tapait sur les cuisses, tous les plis du visage tendus vers le front.

Kahn continuait :

— Moréas va de temps en temps dans les bibliothèques durant un mois ou deux renouveler ses vocables, faire sa cueillette, puis il plaque des mots, passemente des vers, et le tour est joué…

On entamait le deuxième service, et l’ale coulait des pots d’étain.

— Quant à Charles Morice, c’est différent ; l’agriculture manque de bras… c’est la râpure de la dernière vahse de Mallarmé ; il n’a aucun talent.

— Henri de Régnier ? dis-je.

— Celui-là n’a aucune espèce de talent vous m’entendez bien ? aucune espèce ; il opère dans le décor d’or des chevaliers d’embrun et d’emprunt qui vont le long des grèves, etc., etc. Il a le droit d’aller prendre sa chaise chez Mallarmé.

— Pourtant, observai-je, un peu partout on a jusqu’ici été unanime sur sa grande valeur de poète.

— Excepté Brunetière, l’opinion de la plupart des lettrés, Hérédia, Mallarmé, Sully-Prudhomme, comme les autres, consiste à prendre l’inférieur pour l’opposer au plus fort… Mais voyons… de Régnier… c’est l’antithèse de toute littérature !… Il n’a même pas le mérite de reprendre l’archaïsme, ce n’est pourtant pas grand’chose, l’archaïsme !

On servait les légumes. Nous avions laissé la bière, et nous buvions d’une bouteille respectable.

— Alors quels ?… demandai-je à M. Gustave Kahn.

— Verlaine, jusqu’à Amour, Verlaine et Laforgue, et Rimbaud, un très grand poète qu’on oublie et que Lautréamont remplace d’une façon très insuffisante. Et, tenez, le nom de Rimbaud évoque le nom de Charles Cros dont personne ne s’occupe et qui a tenu très honorablement sa place dans la littérature contemporaine.

Un peu capricante, la conversation roula ainsi jusqu’au café.

— Naturalisme ? dis-je machinalement.

— C’est un vilain métier, répondit Kahn. Je trouve ce qu’ils font ignoble, ces gens-là ; c’est une théorie morte, n’en parlons plus. Mais enlin, leur vrai maître à tous, de par ses défauts et ses qualités, c’est Zola : Je lui trouve, d’ailleurs, une valeur vraiment supérieure. Le naturalisme franc et pur, celui d’Alexis, par exemple, si peu intéressant qu’il soit, c’est encore une espèce de… naturalisme ; mais ce qui est falot, oh ! bien falot, cela, ce sont les tartines-sandwich de naturalisme compliquées de violons chantant sous des fenêtres au clair de lune !…

— De qui parlez-vous donc ?

— De M. J.-H. Rosny, tout simplement. Oh ! ses Corneilles !

— Maupassant ?

— C’est un ancien négociant qui a autant de talent que les autres ; il lit beaucoup la Vie Parisienne ; on le voit à la campagne avec des vêtements larges et écrivant des histoires normandes, il connaît l’huissier et le notaire…

— Daudet ?

— Madame Daudet. Julius Stinde, qui imite Dickens avec le même zèle que Daudet, est pourtant moins connu.

— Psychologues ?

— Il y a quelquefois chez eux des curiosités intéressantes : chez Bourget principalement. Bourget, c’est un lettré qui a été trop exalté comme critique et trop méconnu comme romancier ; oui, il a fait des petites choses intéressantes. Mais quand il veut prendre ses grands coups d’aile, il a tort, il n’est pas fait pour cela. Tout Bourget se trouve, d’ailleurs, dans la Princesse de Cadignan de Balzac. Au fond, voyez-vous, tous ces gens-là qui disent bien haut, dans des préfaces et dans des études : « Je vais écrire Adolphe dans la notation moderne », ce sont des professeurs, mais des lettrés non pas.

— Barrès ?

— Oh ! Barrès, un garçon intéressant, celui-là, habile et pratique. Son dernier livre n’est pas en progrès. L’Homme libre était mieux, c’était franc, c’était « très causé du fond d’un fauteuil. » Oui, c’était amusant pour ses camarades, parce qu’on voyait Barrés fumer son cigare le dos sur la peluche du crapaud.

On était au wisky, et nous parlâmes des critiques.

— Jules Lemaître, s’écriait Kahn. Un valseur qui voudrait être danseur…

— Oh ! très bien ! dit Dubus.

— Anatole France ! c’est un bouddhiste qui enfouit des rêves néo-grecs dans le Parnasse contemporain et met à la portée des dames la bibliothèque que pouvait posséder saint Antoine au moment de sa tentation.

Dubus se roulait.

— Oh ! notez cela, me conseilla- t-il.

— C’est lui qui a découvert le symbolisme ? dis-je.

— Il n’a rien découvert du tout. Il s’est borné à se conformer aux éléments les plus grossiers du mouvement.

— Il y a donc un mouvement symboliste ?

— Oui, c’est la publication simultanée d’écrivains très différents dans les mêmes revues où il est passé quelques poètes à côté de prosateurs ; et peut-être, parmi les poètes qui ont l’étiquette symboliste, il en est de beaucoup moins inférieurs aux prosateurs. Dans tous les cas, je considère le plus mauvais poète symboliste de beaucoup supérieur à n’importe lequel des écrivains enrégimentés sous le naturalisme.

Je voulus savoir ce que M. Gustave Kahn pensait de l’avenir du positivisme en littérature.

— À ce point de vue, me répondit-il, toute la science actuelle conclut à la fin du positivisme. Le positivisme, déjà remplacé par le vronskisme et par toute autre théorie intellectuelle, ne tient plus que dans quelques cervelles de lettrés. Tout le mouvement scientifique consiste à remplacer les petites expérimentations positivistes par une intuition théorique très documentée d’expériences. Donc, les savants nouveaux, gens de trente à quarante ans, tels Charles Henry, et même plus anciens, voyez Brown-Séquard, ont totalement détruit le positivisme en leur conscience. Il est, d’ailleurs, à remarquer, que les savants positivistes ne font qu’expérimenter selon les indications des intuitifs…

— Les Mages ?

— Aucune espèce de sérieux. Gens très contaminants pour ceux qui les approchent. Il y a un mage sérieux, un seul, c’est Édouard Dubus.

— Parfaitement ! dit Dubus en s’esclafîant. J’ai expUqué dans le Figaro le phénomène de la Maison hantée.

— Ils se distinguent, d’ailleurs, continue Gustave Kahn, par une immense quantité d’illettrations…

M. Kahn partait pour Bruxelles à six heures vingt ; il était six heures. Son ami, le peintre Lemmen, l’appelait.

— Encore un mot, dis-je en me levant de table, vous qui vivez constamment à Bruxelles, qu’est-ce qu’on entend par les Jeunes-Belges ?

— Les Jeunes-Belges, dit Kahn en bouclant sa valise qu’on venait d’apporter, ce sont des écrivains très consciencieux, très érudits, et tout à fait en dehors des malentendus belgico-français qui sont créés et entretenus par des gens comme M. Rodenbach. S’il y a un endroit où il se fait un peu de cordialité artistique, c’est parmi eux : ils s’appellent Yvan Gilkin, Valère Gille, Albert Giraud, Eckhoud, Van Lerberghe, Verhaeren, Séverin, etc.

 

M. Kahn nous fit ses adieux. J’avais la tête cassée par le wisky. Heureusement j’avais pris des notes et Dubus m’avait aidé. 

  

Théoriciens et philosophes

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021