BIBLIOBUS Littérature française

Emile Faguet intime - Antoine Albalat (1856 – 1935)

C'est encore au Café Vachette que j'ai connu Emile Faguet. Le célèbre critique venait là tous les jours lire ses journaux, prendre sa demi-tasse et fumer un de ces modestes cigares de deux sous dont le légendaire par­fum a si fortement impressionné ses contemporains. Il mangeait à cette époque à la pension Laveur, où pas­sèrent tant d'hommes célèbres, y compris Gambetta et Courbet. La pension Laveur avait encore en 1895 ses salles pleines d'étudiants, médecins ou futurs magis­trats, qui allaient demander à sa saine cuisine l'illusion de la vie provinciale et bourgeoise. Mon désir de con­naître Faguet faisait sourire mon ami Doncieux, qui mangeait à la même pension. « Vous le verrez un de ces jours, me dit-il. Vous serez déçu. Il ne parle jamais littérature. Il déjeune en vingt minutes et s'en va ». C'était vrai. Il n'y avait pas au monde d'homme plus sauvage que Faguet. On obtenait sa confiance ; on ne la lui arrachait pas. Il vous eût parfaitement salué pendant des années sans vous adresser la parole. Une fois la connaissance faite, c'était l'accueil le plus cor­dial, la plus aimable égalité d'humeur, des yeux tout pétillants de sympathie, l'allure empressée et familière d'un ami heureux de vous retrouver. Le plus difficile, comme disait Doncieux, était de le faire causer litté­rature. Cet homme, qui ne vivait que pour la littérature, avait la coquetterie de n'en jamais parler. Il connaissait trop le néant des discussions pour céder à l'envie d'ex­poser des idées qu'on aurait pu lui contester par ignorance ou, ce qui est pis, par défaut d'intelligence. Il fallait qu'il fût vraiment sûr d'être en communauté d'opinions avec vous pour se laisser aller à vous com­muniquer les siennes. Du reste, il ne recherchait pas les esprits distingués; les plus humbles fréquentations suffisaient à l'ordinaire de sa vie.

Mon intention non plus n'est pas de faire ici de la littérature et de juger, après tant d'autres, le talent d'un homme dont les ouvrages sont entre toutes les mains. Je suis de ceux qui croient que depuis Sainte-Beuve nous n'avons pas eu un critique d'une compré­hension si universelle, qui ait mis plus de pénétration et de clair génie dans l'étude vulgarisatrice des grands producteurs de la pensée française. Je ne veux, pour l'instant, que rappeler l'homme, évoquer sa présence, ajouter quelques traits aux souvenirs que ses amis ont le devoir de publier pour faire mieux connaître celui qui tint parmi nous une si haute place intellectuelle. Type peut-être unique du bourgeois-bohême, Emile Faguet a incarné dans une unité imprévue deux termes disparates que la génération de 1830 se gardait bien de confondre. Il fut à la fois bourgeois dans l'âme et bohème à l'état naturel, bohème naïf, perpétuel étudiant de quinzième année. Il a, non pas méconnu, mais radicalement ignoré les obligations d'attitude et de mi­lieu qui accompagnent ordinairement l'accroissement d'une situation sociale. Les réalisations de la gloire et de la fortune ne donnèrent même pas à Emile Faguet le désir de prendre un appartement un peu plus con­venable. Il continua, quand il fut célèbre, à vivre dans un cabinet de travail où deux personnes auraient eu de la peine à s'asseoir, et il se contenta toujours de sa salle à manger-salon pour répétiteur pauvre. Personne, depuis Gustave Planche, ne poussa plus loin le dédain de l'élégance. Emile Faguet avait à cet égard une in­conscience inimaginable. Ses vestons couverts de ta­ches, ses cravates en loques, son linge élimé, légen­daires au Café Vachette, n'ont jamais gêné ce diable d'homme, jovial et partout à l'aise, qui entrait, s'as­seyait et sortait sans rien voir, sans rien remarquer. Il n'est pas étonnant qu'un tel homme se soit affranchi de toute espèce de contrainte mondaine. En dehors des conférences, où il était inimitable de familiarité et de naturel, il fuyait comme la peste les soirées et les réu­nions, et surtout il n'acceptait jamais à dîner. Il passait cependant pour avare, malgré ses inépuisables charités envers des confrères pauvres. Comment ne pas soup­çonner d'avarice un homme qui écrit sa correspondance sur les feuilles blanches des lettres qu'il reçoit, et qui fume éternellement des cigares de vendeur de contre­marques ? Nous le vîmes un jour, devant le Café Va­chette, descendre de l'impériale de l'ancien omnibus Place Pigalle-Halle aux vins, en habit d'académicien, sans parapluie, ruisselant sous l'averse. Il se rendait à une cérémonie de la Sorbonne !

Les biographes d'Emile Faguet sont unanimes à re­connaître que sa grande valeur intellectuelle pouvait seule faire oublier les négligences sociales avec les­quelles il semblait vouloir scandaliser les esprits bour­geois. Comment juger à la mesure commune un écrivain qui s'est délibérément mis en marge des choses de ce monde ? Il semble que les pires défauts de notre pauvre humanité n'ont pas la même importance chez un homme réellement supérieur. Emile Faguet, tel qu'il était, m'inspira toujours un grand respect et une grande ad­miration.

Il mangeait à une certaine époque dans un restaurant du Boulevard Saint-Michel, où quelques-uns de nos amis allaient régulièrement. Tous les jours à midi on le voyait arriver, sautillant et souriant, en veston court, la bouche en sifflet, la moustache à la Tartare, relevant les sourcils, toujours prêt à plaisanter et à rire. Avant d'entrer, s'appuyant d'une main à la porte du restaurant, il éteignait de l'autre main contre le talon de son soulier la cendre de son cigare aux trois quarts fumé ; il s'as­seyait ensuite, débouchait sa bouteille de vin, mettait le bouchon sur la nappe et y déposait soigneusement son bout de cigare, qu'il reprenait à la fin du repas et qu'il rallumait en sortant. Une telle sollicitude de­meurait inconcevable, quand on avait une fois respiré les émanations de ce précieux cigare. Emile Faguet accomplissait ces rites avec une candeur qui prouvait qu'il n'avait même pas conscience que ces choses pus­sent être remarquées.

Un de nos amis, Henri Rigal, peu intéressant bohême, qui mangeait au même restaurant, avait noué avec l'illustre académicien des relations « dont il se servait, dit un journal, pour éblouir ses créanciers. Un jour que son tailleur, à force de patience, avait réussi à le joindre pour lui réclamer un long arriéré, Rigal le fit déjeuner avec Faguet, ce dont le nouveau M. Diman­che fut si flatté, qu'il offrit le café et les liqueurs et repartit avec sa note impayée. »

Emile Faguet avait un sens des nuances extrêmement fin et qui s'exerçait surtout avec profit dans le domaine des idées. Pour le reste, il ne soupçonnait rien et vivait publiquement indifférent au ridicule ou au blâme. Les notes satiriques que certains journaux s'amusaient à publier sur cette absence de préjugés ne parvenaient pas à l'émouvoir. Ce maître de la critique n'était sen­sible à aucune espèce de critique. On perdait son temps à railler son style ou ses habitudes : il ne changea ja­mais ni sa prose ni sa vie.

Non seulement Faguet était la simplicité même, mais il avait la manie de se plaire plus particulièrement avec des inférieurs. Je ne prétends pas que la stupidité eût le privilège de l'attirer, comme le Saint Antoine de Flaubert; en tous cas, elle ne le gênait pas et il était avec elle parfaitement à son aise. Je l'ai vu s'entretenir complaisamment avec des gens dont la nullité eût dé­couragé les plus intrépides, « II se levait, dit la Vie Parisienne, été comme hiver, à sept heures, chaussait immédiatement des pantoufles et, nu-tête et en chemise de nuit, il se rendait chez un marchand de vins restau­rateur, dont la boutique faisait face à son appartement, Et sur le zinc, régulièrement, Emile Faguet » de l'Aca­démie française, commandait un « vin blanc ». Les cochers arrivaient ; des ouvriers qui se rendaient au tra­vail venaient tuer le ver matinal. Faguet trinquait avec eux avec complaisance et les écoutait attentivement discuter de la politique. Il ne disait pas grand chose : il s'instruisait, « C'est un bon vieux, disait de lui le cabaretier. Et il paraît que c'est un homme qui travaille à l'Académie ... » Et à neuf heures, après deux heures de vin blanc et de politique démocratique, Emile Faguet montait chez lui et écrivait, sur Pascal, sur Racine ou sur M. Emile Combes, des pages parfois longues, mais toujours ingénieuses et souvent supérieures. »‌

Je ne sais si l'anecdote est vraie ; mais que Faguet allât boire du vin blanc chez le « mastroquet », rien de plus naturel, puisqu'il y allait déjeuner.‌

L'auteur de Politiques et Moralistes eut un rare mé­rite ou, si l'on veut, une rare originalité : il écrivait comme on parle, j'entends comme parle un homme d'esprit qui serait écrivain. Nous sommes tous plus ou moins paralysés par l'effort d'écrire, et il y aura tou­jours, pour nous, entre la pensée et l'expression une distance appréciable. Cette distance n'existait pas pour Faguet. Il ne lui était pas possible de penser sans écrire. Quand je lui demandais quelquefois comment il faisait pour tant travailler, il me répondait de sa petite voix aiguë et bon enfant : « C'est bien simple. Quand je lis un livre, j'écris mes réflexions en marge ou sur des bouts de papier ; quand ma lecture est finie, mon article est fait. » C'est dans ce sens qu'il disait : « Je ne cesse de lire que pour écrire ». Ce procédé explique l'énorme production de Faguet, et que sa prose soit si souvent triviale. Rien n'est plus facile à pasticher que son style. Beaucoup s'y sont essayés. Il leur a manqué à tous cette sincérité d'accent de l'homme né pour ce style et qui seul avait assez de noblesse et de talent pour se faire pardonner des phrases comme celle-ci : « Ça en bouche un coin à Racine. » Ecrivant avec cette facilité, on comprend que Faguet ait toujours à peu près écrit sans ratures, j'estime qu'il a eu tort et nous reviendrons là-dessus; mais, en procédant autrement, il n'eût guère laissé que quelques volumes, tandis que sa méthode lui a permis de publier une centaine d'ouvrages.

Ce don d'improvisation, qui le dispensait du travail, ne laissait pas de préoccuper quelquefois cet inépui­sable prosateur. Il n'était pas possible qu'un esprit si éminent restât toujours insensible aux inconvénients qui résultaient d'une production hâtive et sans discipline. Il savait, aussi bien que Montesquieu, que « rien de ce qui se fait bien ne se fait vite » et que la perfection ne va jamais sans labeur. Il s'est un jour expliqué là- dessus. « Depuis longtemps déjà, constate M. Strowski, Faguet avait renoncé au travail délicat et minutieux du style. C'est ici même dans le Correspondant, en 1905, qu'il a fait sa profession de foi, à propos d'un livre de M. Albalat ». Et M. Strowski cite le passage suivant de l'article de Faguet dans le

Corres­pondant :‌

« A ce propos, M. Albalat me raille agréablement moi-même, sachant que je ne me rature jamais. Qui est-ce qui le lui a dit ? Enfin c'est vrai, ne nous déro­bons point. Et donc, il me dit, ou tout au moins il me fait entendre : « Parce que vous avez reconnu que, comme Stendhal, vous ne gagnerez rien à vous corriger, il n'en faut pas conclure que beaucoup d'autres sont comme vous. Et qui sait si, vous-même, vous n'écririez pas un peu moins mal, si vous vous efforciez d'écrire mieux. Oui, vous-même, et par conséquent il n'est personne qui ne soit capable d'écrire un peu moins mal en se corrigeant, même ceux à qui a été le plus com­plètement refusé le don du style.

« Eh bien, M. Albalat a raison. Je ne me rature presque jamais, parce que j'aime mieux écrire beaucoup qu'écrire bien; parce que je m'imagine avoir beaucoup de choses à dire; aussi parce que j'aime remuer des idées et que, un article fini, une autre idée me sollicite tout de suite et m'interdit de m'attarder et de m'appesantir sur la précédente ; aussi, et c'est la vraie raison, parce que « faire du travail de style » m'ennuie : or, ce n'est qu'en corrigeant qu'on fait du travail de style et uniquement du travail de style. Enfin, je n'aime pas corriger. Mais il m'est arrivé, malgré tout, deux ou trois fois, de remanier et presque de refaire un travail. Eh bien, que M. Albalat triomphe sur ce faible sujet, de mon avis et de r avis de juges très qualifiés, c'était beaucoup moins mauvais. Qui sait ? Si au lieu d'écrire trente volumes, j'en avais écrit trois, je serais peut-être un bon écrivain. J'en doute, du reste, et maintenant il est trop tard pour faire l'épreuve. »

Non, il n'était pas trop tard, mais je me demande si Faguet eût été vraiment capable d'un effort si contraire à sa nature. Que son style y eût gagné, c'est l'évidence même. Du moins la contre-épreuve a-t-elle été faite. Si nous ignorons la valeur que le travail eût ajouté à sa prose, tout le monde a pu constater les défauts que donnait à ce style l'abus d'une improvisation qui finit par faire du grand critique un simple journaliste polygraphe.‌

Emile Faguet fut l'homme de la vocation parfaite et qui a rempli exactement toutes les conditions du métier pour lequel il était né. Lire et écrire fut sa seule occupation ; il y consacra toutes les heures de sa vie. Il se renferma dans son travail comme un moine dans sa cellule. Aucun journal, aucune revue ne fit vainement appel à sa collaboration. Il envoyait, pour un louis, à n'importe quel journal, des articles sur n'importe quoi : chapeaux de femmes, dîners en ville, réceptions mondaines. Une telle incontinence finissait par affliger ses plus fidèles admirateurs. Les journaux avaient beau le plaisanter, l'Alexandre Dumas de la Critique n'en continuait pas moins à expédier ses « pa­piers » aux quatre coins de la France. Non seulement sa production allait se ramifiant en innombrables ca­naux ; mais il avait encore chez lui des réserves d'épandages pour faire face aux demandes les plus pressées, « Avait-on besoin de trois cents lignes, dit Adolphe Brisson, vite une dépêche au robuste écrivain, et deux heures plus tard le « papier » était fait, solidement documenté, plein de fines pensées, d'aperçus originaux, substantiels et savoureux. Comment suffisait-il à cet écrasant labeur ? Je me rappelle ma stupéfaction, lorsqu'un jour ayant grimpé les cinq étages de son ermitage de la rue Monge, je le surpris en train de classer dans des chemises une vingtaine d'articles déjà mis au point : copie pour la Revue des Deux Mondes, copie pour le Gaulois, copie pour les Annales. L'émerveillement que j'exprimai lui arracha un sourire, « J'ai préparé cela, me dit-il, à mes moments perdus. Je ne veux pas être en retard. » Mot admirable et qui le peint tout entier. » Faguet avait toujours cent sujets en train, et un projet n'écartait pas l'autre. Un jour, l'éditeur Grasset va lui proposer de faire un petit volume sur l'Incompé­tence. Le critique résiste. « Oui, dit-il, le sujet est joli, mais je n'ai pas le temps. Enfin je verrai. Revenez dans trois ou quatre jours. » L'éditeur revint trois jours après. « Mon cher ami, dit Faguet, j'ai déjà écrit mille lignes. » (Il comptait toujours par lignes.)

En février 1910, le bruit courut qu'il préparait un roman. La nouvelle était inattendue, mais n'avait rien d'invraisemblable. On pouvait parfaitement admettre qu'un écrivain d'une telle fécondité voulût tenter un genre de littérature relativement facile et qu'à l'exem­ple de Paul Bourget, ce critique eût à son tour l'ambi­tion de devenir un conteur. Il n'en fallait pas davantage pour attirer chez lui des reporters avides d'informations. Faguet, disait-on, composait un Arnolphe marié et met­tait en lumière dans un récit satirique les conséquences du mariage d'Arnolphe de l'Ecole des Femmes avec sa pupille Agnès, élevée dans la plus stupide ignorance. Le Maître interrogé déclara qu'il avait écrit, non pas un roman, mais une simple étude. On fut déçu. Emile Faguet était un très bon psychologue; il l'a prouvé dans‌ ses Amours d'hommes de lettres, et il nous eût certainement donné une œuvre de fine observation.‌

Je reviens à la question qui se pose toujours à propos de ses ouvrages : Pourquoi cet homme a-t-il tant tra­vaillé ? Etait-ce vraiment par avarice ? Il est très vrai qu'il ne refusait jamais une collaboration et qu'il ne discutait pas les prix. D'autre part, on a des preuves qu'il ne tenait pas à l'argent. Charitable et généreux, un défaut de paiement ou une perte pécuniaire le lais­sait à peu près indifférent. Comment donc expliquer cette rage de production ? Certains mots qu'il a laissé échapper sont peut-être de nature à jeter quelque lueur sur cette tragique énigme. Il m'a dit à moi : « je tra­vaille toujours pour ne pas m'ennuyer toujours ». J'ai souvent songé à cette effroyable existence de Faguet, célibataire, sans famille, vivant seul avec ses livres et sa dévouée et peu intellectuelle gouvernante. Avec quoi, sinon par le travail, aurait-il comblé cette soli­tude ? C'est peut-être là l'explication de cet extraor­dinaire labeur. Faguet aurait écrit uniquement pour s'échapper à lui-même, pour n'être pas dévoré par son propre néant. Le même drame qui oblige les gens du monde à faire des visites et à en recevoir l'obligeait à travailler sans cesse, lui qui s'était interdit toute fré­quentation mondaine.

Que de fois, le trouvant assis entre ses piles de livres, j'essayais de lui faire toucher du doigt les graves inconvénients d'un pareil sédentarisme. « C'est de l'ivrognerie, lui disais-je. » Il souriait. « C'est possi­ble ; mais je suis fait à ça ». Et, pour montrer qu'il avait chez lui de l'air et de l'hygiène, il vous menait voir à sa fenêtre le coup d'œil des arènes ombragées d'arbres. Dans ce Paris, « vaste désert d'hommes », où chacun vit seul, Faguet a vécu l'existence la plus solitaire qu'on puisse imaginer. Il n'attendait plus rien, ni des jours, ni des heures, ni du présent, ni de l'avenir, que des livres à lire et des feuilles de papier blanc à noircir. Qu'une telle existence puisse remplir un cer­veau, je veux bien le croire, mais un cœur, une sensibilité ! Que cet homme n'ait pas crié de désespoir, qu'il n'ait pas pris le train pour fuir, pour voir autre chose, pour faire autre chose, il y a de quoi confondre.

Faguet trouvait encore le moyen d'aggraver sa soli­tude en choisissant, pour y cacher sa vie, les apparte­ments les plus ignorés et les plus lointains. En 1892, il habitait, sur la montagne Ste Geneviève, en face de la Sorbonne et du Collège de France, une cellule de moine dont Adolphe Brisson nous a fait une descrip­tion pittoresque ; « Mettons-nous en route. Montons et descendons les étages ; arpentons les petits couloirs en pierre grise, percés d'un côté de fenêtres ogivales et, de l’autre, d'étroites portes en bois de chêne, ornées d'un numéro peint en noir. Après un quart d'heure de promenade, nous nous arrêtons enfin, nous sommes au port ... Toc ... Toc ... Un léger bruit à l'intérieur. L'huis s'entrebâille silencieusement et nous voyons apparaître le Révérend Père Faguet. Je vous assure que l'illusion est complète. Son béret noir, sa robe de chambre en bure sombre lui donnent dans l'obscurité l'apparence d'un moine de Ribeira ... Je dois dire que sous ce béret luisent des yeux bienveillants, que de cette robe sort une main affectueuse et cordiale, qui vous montre le chemin. »

La méthode de travail de Faguet, qui consistait à prendre des notes en lisant et qui lui permettait d'écrire d'agréables ouvrages de vulgarisation, comme Pour lire Platon, En lisant Nietzsche, Rousseau artiste, etc., devait avoir son influence sur la qualité même de sa critique et contribua à faire de lui un examinateur pressé, un séduisant, mais trop rapide éclaircisseur d'œuvres. Faguet était passé maître dans l'art de filtrer la production des autres. Mais qu'en a-t-il gardé pour lui ? Que pensait-il pour son compte ? Quelles furent ses idées personnelles ? Avait-il une conviction, une morale, des principes ? C'est une énigme qu'il nous a laissé à résoudre. Il paraît bien réellement n'avoir ja­mais pensé qu'à travers autrui. Ses affirmations les plus positives semblent toujours faire partie d'un commen­taire. Comme nous n'avons pas ses confidences et qu'il n'a jamais écrit qu'aux écoutes et derrière l'épaule de quelqu'un, il ne nous est pas possible de savoir s'il fut autre chose qu'un dilettante supérieurement intéressé par le spectacle littéraire de notre temps. Faguet s'est dépeint lui-même, quand il a dit de Gaston Boissier : « Vous l'avez bien connu et vous l'avez bien aimé. Il était facile de l'aimer, quand on le connaissait, et aussi il était très facile de le connaître. Que voulez- vous que je fasse de cet homme-là, disait un moraliste raffiné, ou qui croyait l'être, il n'a pas de dessous, M. Boissier n'avait pas de dessous. Il était extérieure­ment ce qu'il était au plus profond de lui-même. Il pouvait être accusé par l'observateur inattentif de n'a­voir pas de vie intérieure, parce qu'il n'avait pas de vie secrète. Il n'est jamais rentré en lui-même, parce qu'il n'a jamais senti le besoin d'avoir une retraite intime où il pût avoir le plaisir de se réfugier et d'où il pût avoir le plaisir de sortir. Il a vécu l'âme ouverte, et sa physionomie était bien en cela l'image de son âme. La pensée, la parole et le geste n'étaient pas pour lui trois choses ; ils étaient éminemment substantiels. »‌

Ce manque de retraite intime ou plus simplement cette répugnance à montrer ses opinions personnelles est certainement une des causes qui épargnèrent à Emile Faguet la tentation facile de faire de la politique et de la polémique. Rien ne l'indignait. Il ne souffrait pas plus d'être persiflé que d'être rencontré dans la rue portant un paquet de carottes sous le bras. La bonhomie de son caractère, sa compréhension des doctrines, sa connaissance indulgente des hommes donnèrent à sa critique ce ton sans rancune qui faisait de lui le plus libéral et le plus aimable des contradicteurs. Trop sceptique pour avoir le courage de se fâcher, il n'en voulait à personne et n'a jamais blessé personne. Sa passion pour l'intelligere avait détruit chez lui les autres mesquines passions qui sont l'apanage du commun des hommes. « II ressemblait aussi peu que possible à son ami Brunetière, dont l'humeur pourfendeuse excita, plus d'une fois, sa causticité. Brunetière disait un jour : « La critique, c'est un buisson le long d'une route; chaque mouton qui passe y laisse un peu de sa toison ». « Oui, poursuivait Faguet ; mais quand c'est un critique comme vous, c'est un buisson qui marche droit au mouton. Vous êtes un fragment de la forêt de Macbeth. » Lui, tout au contraire, c'était le buisson se retirant devant le mouton. Et si, d'aventure, quelque bélier furieux et téméraire fonçait, tête baissée, sur le buisson pour en disperser à tous les vents les branches, voici que le buisson merveilleux, pareil à celui du Moriah sous l'œil étonné d'Abraham, retenait le fier bélier par les cornes, le forçant à courber la tête, mais sans qu'il en coûtât la moindre bouffette à sa blanche toison. C'était toute sa vengeance 23. »‌

N'aimant ni la nature, ni les voyages, Emile Faguet ne quittait Paris qu'une fois par an pour aller à Poitiers passer un mois en famille avec sa sœur. C'est dans cette ville qu'il avait fait ses études et exercé son premier professorat. Le Courrier de la Vienne et des Deux Sèvres a publié, le lendemain de sa mort, quel­ques détails qui nous le montrent vivant en province comme au Café Vachette :‌

« A Paris, son modeste appartement de la rue Monge, qu'il occupait depuis tant d'années, n'était considéré par lui que comme une installation d'étudiant. Sa véritable demeure, c'était Poitiers, la maison pa­ternelle. Il y passa la plus grande partie de ses heures de liberté. Pendant les vacances, après son séjour ha­bituel en famille à Châteleillon, il revenait à Poitiers au mois de septembre. On le voyait alors chaque soir se promener sur la place d'Armes, avant le dîner, gé­néralement seul, fumant son éternel cigare. Plus tard, dans la soirée, il s'installait au Café de Castille, de­vant une consommation, noircissant de grandes pages avec son écriture droite et régulière, sans jamais raturer, sans s'arrêter, si ce n'est pour rallumer le cigare éteint. A dix heures il pliait ses papiers et se retirait aussi discrètement qu'il était venu. »

En dehors de ces vacances de Poitiers, Emile Faguet ne quittait jamais son appartement de Paris, rue Monge, au 5e étage, « la porte où le cordon de son­nette est cassé », disait la concierge. On vous intro­duisait dans une pièce encombrée de livres. II y en avait partout, sur les chaises, sur le bureau, sur le par­quet, dans tous les coins, au hasard ou empilés en hautes murailles. On circulait là-dedans comme on pouvait ; on allait prendre un siège ; on s'asseyait avec précaution, comme un naufragé sur un rocher, pendant que l'illustre écrivain, fumant son éternel cigare de deux sous et souriant dans sa brume tabagique, entamait avec vous une conversation à bâtons rompus, qui ne lui fai­sait jamais perdre de vue l'article en train, la feuille de papier prête à être pliée et envoyée, et qu'il ma­niait devant vous d'un doigt distrait. « Seul en son logis, dit Paul Bernard, il lisait, goûtant sa solitude, car il lui plaisait peu qu'on le dérangeât. Rien que son auteur et lui : L'intimité. A son vieillard de Galèse, atteint lui aussi de la douce passion des livres, il re­commandait, comme une mesure de salut, de fuir intré­pidement les salles de lecture, les lieux où on cause et bavarde, en général toutes les bibliothèques et notam­ment la Bibliothèque Nationale, salle de travail pour jeunes filles et salon de conversation pour savants, »

Faguet a tenu avec Flaubert le record du sédentarisme. Cette claustration volontaire, exaspérée par la production cérébrale, devait finir par avoir raison d'une santé qui faisait l'étonnement de tous ses amis. Quel­ques dix ans avant sa mort, une crise d'anémie avait déjà prévenu l'entêté travailleur. Je le vois encore, dans le cabinet du directeur des Débats, venant annon­cer la nécessité où il se trouvait de cesser sa chronique dramatique. Il avait l'air hagard et morne d’un homme qui se sent atteint et se voit obligé de renoncer à sa seule raison de vivre. Il surmonta, pourtant cette crise, et, au lieu de changer d'habitude, il reprit sa vie exté­nuante. Nous lui disions : « Vous vous tuez ». Il souriait et s'obstinait.‌

Emile Faguet n'est pas le seul écrivain victime du sédentarisme. Les littérateurs n'ont pas beaucoup de goût pour l'exercice physique. Flaubert haïssait la locomotion et se vantait de n'être jamais allé jusqu'au bout de son jardin : il fut emporté par une attaque d'apoplexie. Balzac travaillait dix-huit heures par jour et prenait du café la nuit : il gagna à ce régime la ma­ladie de cœur dont il mourut. Victor Hugo est un des rares écrivains qui ont su concilier le travail et l'hygiène et qui, couché tôt et levé tôt, atteignit une extrême vieillesse. Le Dr Brissaud, qui ne croyait qu'aux re­mèdes naturels, me dit un jour : « Les trois quarts des gens se tuent parce qu'ils mangent trop et ne marchent pas assez. Aucun exercice ne vaut la marche à pied. La bicyclette essouffle et fatigue. L'escrime est de l'exercice en vase clos. Seule la marche à pied est sédative, parce qu'elle est progressive et oxygénée. » Emile Faguet était bien dans la tradition littéraire en considérant l'exercice physique comme une perte de temps. Le prix qu'il donnait au temps ne lui faisait pas néanmoins négliger sa correspondance ; il répondait aux lettres ; il lisait les manuscrits qu'on lui adressait et, jeunes gens ou jeunes filles, il accueillait aimable­ment tous ceux qui venaient le voir. Il ne fut jamais l'ennemi des Bas-Bleus, « La haine des Bas-Bleus, a-t-il dit dans son livre sur le Féminisme, m'a toujours paru un sentiment stupide. Elle écrit. Quelle pitié ! Aimeriez-vous mieux qu'elle fit des visites ? Elle fait des vers. C'est ridicule ! Aimeriez-vous mieux qu'elle vous ennuyât en prose ? Elle fait du roman. C'est grotesque ! Aimeriez-vous mieux qu'elle en eût ? La littérature, si elle est pour les femmes un divertissement, est le

di­vertissement le plus délicat qu'elles puissent se donner. » Ceci explique les encouragements qu'Emile Faguet prodiguait aux femmes qui venaient lui soumettre leurs essais, romans, vers ou traductions. Il prenait souvent la peine de vous écrire pour vous recommander la lec­ture d'un manuscrit qu'il avait d'abord lu lui-même. Pendant les dernières années de sa vie, sa collaboration, aux Annales lui créait une situation spéciale d'oncle à consultations, qu'il prenait fort au sérieux et qui prouve la touchante bonhomie de son caractère. Il perdait son temps sans regret, dès qu'il s'agissait de littérature. Son vieil instinct de professeur se réveillait. Il eût cor­rigé des devoirs, si on lui en eût adressé. Il est rare qu'il ait été dans l'obligation de refuser à quelqu'un sa recommandation et son appui. Il disait qu'on le « tan­nait », mais il donnait tout de même la lettre ou la carte.‌

Ce qu'il n'aimait pas, c'est qu'on vînt interrompre chez lui une visite ou un entretien intéressants. Un jour qu'il causait avec le jeune éditeur Grasset, la sonnette retentit. « Allez voir, si vous voulez, dit-il à Grasset. Je n'y suis pas. » Grasset va ouvrir et se trouve en face du célèbre M. X., membre de l'Institut, qui venait faire sa visite de candidat à l'Académie et qui dut s'en retourner sans avoir vu le critique.

Un autre jour, le même éditeur va le voir et sonne comme d'habitude. Faguet arrive en pantoufles et lui dit derrière la porte : « Désolé, mon cher ami ; la bonne m’a enfermé. Elle est allée au marché et a emporté la clef. Voyez la concierge; elle doit en avoir une. »

Faguet avait beaucoup d'esprit, non seulement dans ses livres, mais dans sa conversation, et ses livres ou sa conversation, c'était à peu près la même chose. Etincelle d'un feu permanent, l'esprit lui venait au hasard et à brûle-pourpoint. On ferait un recueil de ses mots.

Quelques-uns sont très connus : « Voltaire : Un chaos d'idées claires ... Michelet : Un poète sensible et un garde national ... Lamartine: Un homme de génie qui pouvait se passer d'avoir du talent ... Tocqueville : un patricien libéral ... Joseph de Maistre : un prétorien du Vatican ... Stendhal : Un Saint-Simon de table d'hôte ... Balzac : un tempérament d'artiste et un esprit de commis-voyageur ... Edgar Quinet : Un de Maistre protestant ... La philosophie de Wagner : Une philoso­phie de chef d'orchestre ... »

Je demandai un jour à Faguet ce qu'il pensait d'un écrivain très connu, qui passe pour un insupportable cuistre. « C'est bien simple, me dit-il, de sa petite voix en fausset, c'est un homme qui est déplacé partout où il se trouve. Quand je le vois, je n'ai qu'une envie : c'est de lui donner des gifles. Je m'en abstiens, parce que ça le fâcherait, et nous sommes très bien ensem­ble. » La réponse de Faguet au discours de réception de M. Doumic est un chef-d'œuvre d'esprit, dans la bonne tradition des Labiche et des Dumas fils.

Les mots de Faguet ont couru la presse le jour de sa mort. Beaucoup sont apocryphes et font honneur à l'imagination des journalistes. En voici un qu'une Revue a publié et qui a bien là marque du Maître : « Un jour que, désireux d'incognito, il dînait dans un petit res­taurant des quais avec Edmond Rostand, l'auteur de Chanteclerc eut le malheur de brûler la nappe avec son cigare. Voilà le poète fort ennuyé, car il n'aime point les observations des gérants, et qui demande à l'illustre chroniqueur, son vis-à-vis, un élégant moyen de réparer le désastre. Faguet regarde le trou, regarde Rostand et, doucement, conseille: « Signez le trou ... »‌

Il aimait les plaisanteries et les relevait avec plaisir. Des amis, se trouvant à Lille le jour de son élection à l'Académie, lui adressèrent une dépêche de félicita­tions rédigée en latin. Faguet répondit immédiatement par une autre dépêche en latin.‌

Il poussait la modestie jusqu'à la manie. Aimant à passer inaperçu au milieu même de ses admirateurs, il ne prenait contact avec le monde extérieur qu'une fois par semaine, à ces réceptions du dimanche, qui étaient le plus souvent des distributions de secours aux confrères pauvres. Il n'est pas un quémandeur qu'il ne reçût de bonne grâce, pas de détresse qu'il n'ait secourue.

Faguet a écrit un joli petit livre sur l'amitié, et nul n'a mieux senti le charme de ce sentiment si néces­saire à l'homme et qui faisait dire à Baudelaire : « Je souffre du manque d'amitié », et à Montesquieu : « Je suis amoureux de l’amitié ». Je doute cependant que Faguet ait jamais eu un véritable ami, sauf peut-être Brunetière, dont il a magnifiquement parlé. En tout cas, ce n'est pas pour voir ses amis qu'il venait au café. Il se contentait d'y lire ses journaux. Trouvait-il là quelque figure de connaissance, il causait avec grand plaisir, et, si cette personne revenait le lendemain, il causait avec elle encore. Il se consolait de vivre sans amis, sachant bien qu'à Paris on a des relations et point d'amis. Il l'a dit lui-même spirituellement : « De nos jours, la vie est trop active et la lutte pour la vie trop violente, pour que l'amitié ait beaucoup d'autels. On a des amis, mais on ne cultive plus l'amitié. Plus de longues conversations entre amis, plus de longues lettres. Les oisifs même, dans les cafés et dans les cercles, ne causent plus ensemble : ils jouent, ce qui est une manière à peine polie de se dire qu'on n'a rien à se dire. Les autres trouvent le temps bien trop court pour en employer quelques moments à lier amitié, ou à la re­nouveler, ou à l'entretenir. On remet toujours cela à plus tard, à un peu plus tard, qui très probablement ne viendra pas. Les lettres de faire part vous apprennent le plus souvent qu'il a existé un ami que vous auriez pu avoir. On remet toujours à aimer ... Hâtez-vous de connaître l'amitié, si vous ne voulez pas mourir sans l'avoir connue. »

Ce bon bourru, ce solitaire trépidant et souriant était, pour son compte, fidèle à ses amis et ne perdait pas une occasion de se rappeler à eux. J'ai là deux billets écrits à l'époque où il faisait la critique aux Débats et qui donnent bien le ton de son intimité sans pose :‌

Mon cher Albalat,

Merci de vos aimables propos des Dimanches. Vous êtes un bien bon garçon. Je vais aussi bien que possible ... Amitiés à M. de Nalèche, à Ripault, à Payen, à Delzons, à Petit, à Mocquant, à Comtes, à tous les amis. Je vous serre la main très affectueusement. J’oubliais Chaumeix. Et puist ailleurs, Grenet.‌

Em. FAGUET.

Mon cher ami,

Pourriez -vous 1° Rechercher le numéro des Débats où l’on a mis une note (Revue bibliographique, je crois) sur le dernier numéro de la Quaterly Review ? 2° Avoir la bonté de l'envoyer à M. Prothero, directeur de la Quaterly Review, 30 Afbemarle Street, Londres. Cet animal n'a pas eu l’esprit de la découvrir lui-même, et il me canule, si j'ose m'exprimer de la sorte ...

Merci et au revoir. Mes amitiés à M. de Nalèche, à Ripault, à Payen, à Muret et à tous les camarades. Je vous serre la main.

Em. FAGUET.

Chroniqueur dramatique aux Débats, Faguet arrivait au journal le dimanche vers 10 heures du matin, pour corriger les épreuves de son feuilleton. Il s'asseyait au bureau du secrétariat avec les camarades, et riait et causait, tout en fumant son éternel cigare. Si une première avait eu lieu le samedi, vite, il ajoutait un paragraphe, toujours sans ratures et, comme il recevait le dimanche, il nous quittait en disant : « Et mainte­nant, je vais voir mes raseurs. » Il avait la passion de son « feuilleton ». Il n'admettait aucune recommanda­tion ; il était à ce sujet d'une indépendance chatouilleuse.‌

En résumé, Faguet représente assez exactement le type du grand honnête homme classique, en même temps qu'un très grand esprit, un esprit de vaste assimilation, qui avait tout lu, tout aimé, tout compris. Tachons donc à notre tour de le bien comprendre, et sachons l'admirer en oubliant ses défauts, qui fu­rent peu de chose, au prix de ses qualités. Il est certainement le seul critique de notre temps qu'on puisse comparer à Sainte-Beuve, le maître des Maîtres. Faguet écrivait sans cesse, parce que son cerveau était sans cesse en ébullition. Son seul crime fut d'avoir abusé d'une vocation impérieuse et dominatrice qui l'absorba tout entier.‌

Mgr. Herscher a publié dans la Revue Hebdoma­daire le récit de la mort d'Emile Faguet. D'après Mgr Herscher, le célèbre académicien aurait été « tour­menté par le besoin de religion et sincèrement pas­sionné pour les questions religieuses, qui eurent toujours pour lui un intérêt latent. » C'est très possible. Cepen­dant, il faut bien le dire, non seulement son œuvre ne dégage aucune préoccupation de ce genre, mais Faguet ne perdit jamais une occasion d'afficher son scepticisme et d'affirmer qu'il n'appartenait à aucune confession religieuse. Il semble notamment s'être toujours désin­téressé des questions d'exégèse qui, à l'époque des livres de l'Abbé Loisy, sollicitaient si vivement l'opi­nion publique. Faguet n'a jamais pris part aux disputes Modernistes, et la religion ne paraît guère lui avoir inspiré qu'un sentiment très libéral de sympathie et de respect. Enfin on ne sent nulle part dans ses ouvrages une âme troublée par les angoisses et les problèmes qu'il a cependant si profondément sentis à travers Pas­cal. Que pensait-il réellement ? Je veux bien croire qu'il soit mort en parfait chrétien et que sa fin ait été très édifiante ; mais, si sa mort est celle d'un croyant, c'est aussi celle d'un homme d'esprit qui fait des mots. L'évêque lui disait : « Vous avez été un grand sur la terre. Vous serez aussi un grand dans le Ciel. N'êtes- vous pas à présent un ami de Dieu ? » Faguet répondit avec malice: « Oui ... Pourvu qu'il ne soit pas trop déçu à mon sujet ». Il ajouta : « On dit bien : In domo patris mei multœ sunt mansiones (dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures) ; mais il n'y a pas de grands dans le Ciel. Le bonheur y est proportionné aux mérites de chacun. J'étais habitué à vivre ici-bas dans un modeste appartement ... Je n'aimais ni le faste, ni le luxe, ni le bruit ... Je préférais le veston à l'habit ... et j'étais heureux. Là-haut, un tout petit coin du ciel me suffira ... Je compte n'être pas loin de mes parents, de mon père surtout, auquel je dois tout. » Et comme Mgr Herscher lui disait : « Vous serez parmi les Aca­démiciens du ciel », il reprit : « Forcément : dans l'éter­nité tous sont immortels »...‌

On songe à la mort chrétienne de Montesquieu. « — Dieu est grand, M. de Montesquieu. Oui, Mon­sieur l'Abbé, et l'homme bien petit. » (Souvenirs de la vie littéraire : Nouvelle édition augmentée d'une préface-réponse.- 1924)