BIBLIOBUS Littérature française

Du roman - Emile Zola (1840 - 1902)

Le sens du réel

Le plus bel éloge que l’on pouvait faire autrefois d’un romancier était de dire : « Il a de l’imagination. » Aujourd’hui, cet éloge serait presque regardé comme une critique. C’est que toutes les conditions du roman ont changé. L’imagination n’est plus la qualité maîtresse du romancier.

Alexandre Dumas, Eugène Sue, avaient de l’imagination. Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo a imaginé des personnages et une fable du plus vif intérêt ; dans Mauprat, George Sand a su passionner toute une génération par les amours imaginaires de ses héros. Mais personne ne s’est avisé d’accorder de l’imagination à Balzac et à Stendhal. On a parlé de leurs facultés puissantes d’observation et d’analyse : ils sont grands parce qu’ils ont peint leur époque, et non parce qu’ils ont inventé des contes. Ce sont eux qui ont amené cette évolution, c’est à partir de leurs œuvres que l’imagination n’a plus compté dans le roman. Voyez nos grands romanciers contemporains, Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet : leur talent ne vient pas de ce qu’ils imaginent, mais de ce qu’ils rendent la nature avec intensité.

J’insiste sur cette déchéance de l’imagination, parce que j’y vois la caractéristique même du roman moderne. Tant que le roman a été une récréation de l’esprit, un amusement auquel on ne demandait que de la grâce et de la verve, on comprend que la grande qualité était avant tout d’y montrer une invention abondante. Même quand le roman historique et le roman à thèse sont venus, c’était encore l’imagination qui régnait toute-puissante, pour évoquer les temps disparus ou pour heurter comme des arguments des personnages bâtis selon les besoins du plaidoyer. Avec le roman naturaliste, le roman d’observation et d’analyse, les conditions changent aussitôt. Le romancier invente bien encore ; il invente un plan, un drame ; seulement, c’est un bout de drame, la première histoire venue, et que la vie quotidienne lui fournit toujours. Puis, dans l’économie de l’œuvre, cela n’a plus qu’une importance très mince. Les faits ne sont là que comme les développements logiques des personnages. La grande affaire est de mettre debout des créatures vivantes, jouant devant les lecteurs la comédie humaine avec le plus de naturel possible. Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel. Ce serait une curieuse étude que de dire comment travaillent nos grands romanciers contemporains. Ils établissent presque tous leurs œuvres sur des notes, prises longuement. Quand ils ont étudié avec un soin scrupuleux le terrain où ils doivent marcher, quand ils se sont renseignés à toutes les sources et qu’ils viennent en main les documents multiples dont ils ont besoin, alors seulement ils se décident à écrire. Le plan de l’œuvre leur est apporté par ces documents eux-mêmes, car il arrive que les faits se classent logiquement, celui-ci avant celui-là ; une symétrie s’établit, l’histoire se compose de toutes les observations recueillies, de toutes les notes prises, l’une amenant l’autre, par l’enchaînement même de la vie des personnages, et le dénouement n’est plus qu’une conséquence naturelle et forcée. On voit, dans ce travail, combien l’imagination a peu de part. Nous sommes loin, par exemple, de George Sand, qui, dit-on, se mettait devant un cahier de papier blanc, et qui, partie d’une idée première, allait toujours sans s’arrêter, composant au fur et à mesure, se reposant en toute certitude sur son imagination, qui lui apportait autant de pages qu’il lui en fallait pour faire un volume.

Un de nos romanciers naturalistes veut écrire un roman sur le monde des théâtres. Il part de cette idée générale, sans avoir encore un fait ni un personnage. Son premier soin sera de rassembler dans des notes tout ce qu’il peut savoir sur ce monde qu’il veut peindre. Il a connu tel acteur, il a assisté à telle scène. Voilà déjà des documents, les meilleurs, ceux qui ont mûri en lui. Puis, il se mettra en campagne, il fera causer les hommes les mieux renseignés ; sur la matière, il collectionnera les mots, les histoires, les portraits. Ce n’est pas tout ; il ira ensuite aux documents écrits, avant tout ce qui peut lui être utile. Enfin, il visitera les lieux, vivra quelques jours dans un théâtre pour en connaître les moindres recoins, passera ses soirées dans une loge d’actrice, s’imprégnera le plus possible de l’air ambiant. Et, une fois les documents complétés, son roman, comme je l’ai dit, s’établira de lui-même. Le romancier n’aura qu’à distribuer logiquement les faits. De tout ce qu’il aura entendu se dégagera le bout de drame, l’histoire dont il a besoin pour dresser la carcasse de ses chapitres. L’intérêt n’est plus dans l’étrangeté de cette histoire ; au contraire, plus elle sera banale et générale, plus elle deviendra typique. Faire mouvoir des personnages réels dans un milieu réel, donner au lecteur un lambeau de la vie humaine, tout le roman naturaliste est là.

Puisque l’imagination n’est plus la qualité maîtresse du romancier, qu’est-ce donc qui l’a remplacée ? Il faut toujours une qualité maîtresse. Aujourd’hui, la qualité maîtresse du romancier est le sens du réel. Et c’est à cela que je voulais en venir.

Le sens du réel, c’est de sentir la nature et de la rendre telle qu’elle est. Il semble d’abord que tout le monde a deux yeux pour voir et que rien ne doit être plus commun que le sens du réel. Pourtant, rien n’est plus rare, Les peintres savent bien cela. Mettez certains peintres devant la nature, ils la verront de la façon la plus baroque du monde. Chacun l’apercevra sous une couleur dominante ; un la poussera au jaune, un autre au violet, un troisième au vert. Pour les formes, les mêmes phénomènes se produiront ; tel arrondit les objets, tel autre multiplie les angles. Chaque œil a ainsi une vision particulière. Enfin, il y a des yeux qui ne voient rien du tout. Ils ont sans doute quelque lésion, le nerf qui les relie au cerveau éprouve une paralysie que la science n’a pu encore déterminer. Ce qui est certain, c’est qu’ils auront beau regarder la vie s’agiter autour d’eux, jamais ils ne sauront en reproduire exactement une scène. Je ne veux nommer ici aucun romancier vivant, ce qui rend ma démonstration assez difficile. Les exemples éclairciraient la question. Mais chacun peut remarquer que certains romanciers restent provinciaux, même après avoir vécu vingt ans à Paris. Ils excellent dans les peintures de leur contrée, et, dès qu’ils abordent une scène parisienne, ils pataugent, ils n’arrivent pas à donner une impression juste d’un milieu, dans lequel pourtant ils se trouvent depuis des années. C’est là un premier cas, un manque partiel du sens du réel. Sans doute, les impressions d’enfance ont été plus vives, l’œil a retenu les tableaux qui l’ont frappé tout d’abord ; puis, la paralysie s’est déclarée, et l’œil a beau regarder Paris, il ne le voit pas, il ne le verra jamais.

Le cas le plus fréquent est, d’ailleurs, celui de la paralysie complète. Que de romanciers croient voir la nature et ne l’aperçoivent qu’à travers toutes sortes de déformations. Ils sont d’une bonne foi absolue, le plus souvent. Ils se persuadent qu’ils ont tout mis dans un tableau, que l’œuvre est définitive et complète. Cela se sent à la conviction avec laquelle ils ont entassé les erreurs de couleurs et de formes. Leur nature est une monstruosité, qu’ils ont rapetissée ou grandie, en voulant en soigner le tableau. Malgré leurs efforts, tout se délaie dans des teintes fausses, tout hurle et s’écrase. Ils pourront peut-être écrire des poèmes épiques, mais jamais ils ne mettront debout une œuvre vraie, parce que la lésion de leurs yeux s’y oppose, parce que, lorsqu’on n’a pas le sens du réel, on ne saurait l’acquérir.

Je connais des conteurs charmants, des fantaisistes adorables, des poètes en prose dont j’aime beaucoup les livres. Ceux-là ne se mêlent pas d’écrire des romans, et ils restent exquis, en dehors du vrai. Le sens du réel ne devient absolument nécessaire que lorsqu’on s’attaque aux peintures de la vie. Alors, dans les idées où nous sommes aujourd’hui, rien ne saurait le remplacer, ni un style passionnément travaillé, ni la vigueur de la touche, ni les tentatives les plus méritoires. Vous peignez la vie, voyez-la avant tout telle qu’elle est et donnez-en l’exacte impression. Si l’impression est baroque, si les tableaux sont mal d’aplomb, si l’œuvre tourne à la caricature, qu’elle soit épique ou simplement vulgaire, c’est une œuvre mort-née, qui est condamnée à un oubli rapide. Elle n’est pas largement assise sur la vérité, elle n’a aucune raison d’être.

Ce sens du réel me semble très facile à constater chez un écrivain. Pour moi, c’est une pierre de touche qui décide de tous mes jugements. Quand j’ai lu un roman, je le condamne, si l’auteur me paraît manquer du sens réel. Qu’il soit dans un fossé ou dans les étoiles, en bas ou en haut, il m’est également indifférent. La vérité a un son auquel j’estime qu’on ne saurait se tromper. Les phrases, les alinéas, les pages, le livre tout entier doit sonner la vérité. On dira qu’il faut des oreilles délicates. Il faut des oreilles justes, pas davantage. Et le public lui-même, qui ne saurait se piquer d’une grande délicatesse de sens, entend cependant très-bien les œuvres qui sonnent la vérité. Il va peu à peu à celles-là, tandis qu’il fait vite le silence sur les autres, sur les œuvres fausses qui sonnent l’erreur.

De même qu’on disait autrefois d’un romancier : « Il a de l’imagination », je demande donc qu’on dise aujourd’hui « Il a le sens du réel. » L’éloge sera plus grand et plus juste. Le don de voir est moins commun encore que le don de créer.

Pour mieux me faire entendre, je reviens à Balzac et à Stendhal. Tous deux sont nos maîtres. Mais j’avoue ne pas accepter toutes leurs œuvres avec la dévotion d’un fidèle qui s’incline sans examen. Je ne les trouve vraiment grands et supérieurs que dans les passages où ils ont eu le sens du réel.

Je ne connais rien de plus surprenant, dans Le Rouge et le Noir, que l’analyse des amours de Julien et de madame de Rénal. Il faut songer à l’époque où le roman fut écrit, en plein romantisme, lorsque les héros s’aimaient dans le lyrisme le plus échevelé. Et voilà un garçon et une femme qui s’aiment enfin comme tout le monde, sottement, profondément, avec les chutes et les sursauts de la réalité. C’est une peinture supérieure. Je donnerai pour ces pages toutes celles où Stendhal complique le caractère de Julien, s’enfonce dans les doubles fonds diplomatiques qu’il adorait. Aujourd’hui, il n’est vraiment grand que parce que, dans sept ou huit scènes, il a osé apporter la note réelle, la vie dans ce qu’elle a de certain.

De même pour Balzac. Il y a en lui un dormeur éveillé, qui rêve et crée parfois des figures curieuses, mais qui ne grandit certes pas le romancier. J’avoue ne pas avoir d’admiration pour l’auteur de La Femme de trente ans, pour l’inventeur du type de Vautrin dans la troisième partie des Illusions perdues et dans Splendeur et misère des courtisanes. C’est là ce que j’appelle la fantasmagorie de Balzac. Je n’aime pas davantage son grand monde, qu’il a inventé de toutes pièces et qui fait sourire, si l’on met à part quelques types superbes devinés par son génie. En un mot, l’imagination de Balzac, cette imagination déréglée qui se jetait dans toutes les exagérations et qui voulait créer le monde à nouveau, sur des plans extraordinaires, cette imagination m’irrite plus qu’elle ne m’attire. Si le romancier n’avait eu qu’elle, il ne serait aujourd’hui qu’un cas pathologique et qu’une curiosité dans notre littérature.

Mais, heureusement, Balzac avait en outre le sens du réel, et le sens du réel le plus développé que l’on ait encore vu. Ses chefs-d’œuvre l’attestent, cette merveilleuse Cousine Bette, où le baron Hulot est si colossal de vérité, cette Eugénie Grandet qui contient toute la province à une date donnée de notre histoire. Il faudrait encore citer le Père Goriot, la Rabouilleuse, le Cousin Pons, et tant d’autres œuvres sorties toutes vivantes des entrailles de notre société. Là est l’immortelle gloire de Balzac. Il a fondé le roman contemporain, parce qu’il a apporté et employé un des premiers ce sens du réel qui lui a permis d’évoquer tout un monde.

Cependant, voir n’est pas tout, il faut rendre. C’est pourquoi, après le sens du réel, il y a la personnalité de l’écrivain. Un grand romancier doit avoir le sens du réel et l’expression personnelle.

L’expression personnelle

Je connais des romanciers qui écrivent proprement, et auxquels on a fait à la longue un bon renom littéraire. Ils sont très laborieux, ils abordent tous les genres avec une même facilité. Les phrases coulent toutes seules de leurs plumes, ils ont pour tâche de lâcher cinq ou six cents lignes chaque matin avant déjeuner. Et, je le répète, c’est de la besogne convenable, la grammaire n’est point estropiée, le mouvement est bon, la couleur apparaît parfois dans des pages qui font dire au publie, pris de respect : « C’est joliment écrit. » En un mot, ces romanciers ont toute l’apparence d’un véritable talent.

Le malheur est qu’ils n’ont pas l’expression personnelle, et c’en est assez pour les rendre à jamais médiocres. Ils auront beau entasser volumes sur volumes, user et abuser de leur incroyable fécondité, il ne se dégagera jamais de leurs livres qu’une odeur fade d’œuvres mort-nées. Plus ils produiront même, et plus le tas moisira. Leur correction grammaticale, la propreté de leur prose, le vernis de leur style, pourront faire illusion pendant plus ou moins longtemps au gros public ; mais tout cela ne suffira pas à donner la vie à leurs ouvrages et ne sera finalement d’aucun poids dans le jugement que les lecteurs porteront sur eux. Ils n’ont pas l’expression personnelle, ils sont condamnés ; d’autant plus que, presque toujours, ils n’ont pas davantage le sens du réel, ce qui aggrave encore leur cas.

Ces romanciers prennent le style qui est dans l’air. Ils attrapent les phrases qui volent autour d’eux. Jamais les phrases ne sortent de leur personnalité, ils les écrivent comme si quelqu’un, par derrière, les leur dictait ; et c’est peut-être pour cela qu’ils n’ont qu’à ouvrir le robinet de leur production. Je ne dis point qu’ils plagient ceux-ci ou ceux-là, qu’ils volent à leurs confrères des pages toutes faites ; au contraire, ils sont si fluides et si superficiels qu’on ne trouve chez eux aucune forte impression, pas même celle de quelque illustre maître. Seulement, sans copier, ils ont, au lieu d’un cerveau créateur, un immense magasin empli des phrases connues, des locutions courantes, une sorte de moyenne du style usuel. Ce magasin est inépuisable, ils peuvent y prendre à la pelle pour couvrir le papier. En voici, et en voici encore ! Toujours, toujours des pelletées de mêmes matières froides et terreuses, qui comblent les colonnes des journaux et les pages des livres.

Au contraire, voyez un romancier qui a l’expression personnelle, voyez M. Alphonse Daudet, par exemple. Je prends cet écrivain parce qu’il est un de ceux qui vivent le plus leurs œuvres. M. Alphonse Daudet a assisté à un spectacle, à une scène quelconque. Comme il possède le sens du réel, il reste frappé de cette scène, il en garde une image très intense. Les années peuvent passer, le cerveau conserve l’image, le temps ne fait souvent que l’enfoncer davantage. Elle finit par devenir une obsession, il faut que l’écrivain la communique, rende ce qu’il a vu et retenu. Alors a lieu tout un phénomène, la création d’une œuvre originale.

C’est d’abord une évocation. M. Alphonse Daudet se souvient de ce qu’il a vu, et il revoit les personnages avec leurs gestes, les horizons avec leurs lignes. Il lui faut rendre cela. Dès ce moment, il joue les personnages, il habite les milieux, il s’échauffe en confondant sa personnalité propre avec la personnalité des êtres et même des choses qu’il veut peindre. Il finit par ne plus faire qu’un avec son œuvre, en ce sens qu’il s’absorbe en elle et qu’en même temps il la revit pour son compte. Dans cette union intime, la réalité de la scène et la personnalité du romancier ne sont plus distinctes. Quels sont les détails absolument vrais, quels sont les détails inventés ? C’est ce qu’il serait très difficile de dire. Ce qu’il y a de certain, c’est que la réalité a été le point de départ, la force d’impulsion qui a lancé puissamment le romancier ; il a continué ensuite la réalité, il a étendu la scène dans le même sens, en lui donnant une vie spéciale et qui lui est propre uniquement à lui, Alphonse Daudet. Tout le mécanisme de l’originalité est là, dans cette expression personnelle du monde réel qui nous entoure. Le charme de M. Alphonse Daudet, ce charme profond qui lui a valu une si haute place dans notre littérature contemporaine, vient de la saveur originale qu’il donne au moindre bout de phrase. Il ne peut conter un fait, présenter un personnage sans se mettre tout entier dans ce fait ou dans ce personnage, avec la vivacité de son ironie, la douceur de sa tendresse. On reconnaîtrait une page de lui entre cent autres, parce que ses pages ont une vie à elles. C’est un enchanteur, un de ces conteurs méridionaux qui jouent ce qu’ils content, avec des gestes qui créent et une voix qui évoque. Tout s’anime sous leurs mains ouvertes, tout prend une couleur, une odeur, un son. Ils pleurent et ils rient avec leurs héros, ils le tutoient, les rendent si réels, qu’on les voit debout, tant qu’ils parlent.

Comment voulez-vous que de pareils livres n’émotionnent pas le public ? Ils sont vivants. Ouvrez-les et vous les sentirez qui palpitent dans vos mains. C’est le monde réel et c’est même davantage, c’est le monde réel vécu par un écrivain d’une originalité exquise et intense à la fois. Il peut choisir un sujet plus ou moins heureux, le traiter d’une façon plus ou moins complète, l’œuvre n’en sera pas moins précieuse, parce qu’elle sera unique, parce que lui seul peut lui donner ce tour, cet accent, cette existence. Le livre est de lui, cela suffit. On le classera un jour, mais il n’en est pas moins un livre à part, une véritable créature. On se passionne, on l’aime ou on ne l’aime pas, personne ne reste indifférent. Il ne s’agit plus de grammaire, de rhétorique, et on n’a plus seulement sous les yeux un paquet de papier imprimé ; un homme est là, un homme dont on entend battre le cerveau et le cœur à chaque mot. On s’abandonne à lui, parce qu’il devient le maître des émotions du lecteur, parce qu’il a la force de la réalité et la toute-puissance de l’expression personnelle. Comprenez maintenant l’impuissance radicale des romanciers dont j’ai parlé plus haut. Jamais ils ne prendront et ne garderont les lecteurs, car ils ne sentent pas et ne rendent pas d’une façon originale. On chercherait vainement dans leurs œuvres une impression neuve, exprimée en un tour de phrase inventé. Quand ils font du style, quand ils ramassent ici ou là des phrases heureuses, ces phrases, si vivantes chez un autre, chez eux sonnent le néant ; il n’y a pas dessous un homme qui a véritablement senti et qui traduit par un effort de sa création ; il n’y a qu’un bâcleur de prose, ouvrant les robinets de sa production. Et ils auront beau s’appliquer, vouloir bien écrire, croire que l’on fait un beau livre comme on fait une belle paire de bottes, avec plus ou moins de soin, ils n’accoucheront jamais d’une œuvre vivante. Rien ne remplace le sens du réel et l’expression personnelle. Quand on n’apporte pas ces dons, autant vaudrait-il vendre de la chandelle que de se mêler d’écrire des romans.

J’ai cité tout à l’heure M. Alphonse Daudet, parce qu’il m’offrait un exemple saisissant. Mais j’aurais pu nommer d’autres romanciers qui sont loin d’avoir son talent. L’expression personnelle n’est pas nécessairement d’une formule parfaite. On peut mal écrire, incorrectement, à la diable, tout en ayant une véritable originalité dans l’expression. Le pis, selon moi, est au contraire ce style propre, coulant d’une façon aisée et molle, ce déluge de lieux communs, d’images connues, qui fait porter au gros public ce jugement agaçant : « C’est bien écrit. » Eh ! non, c’est mal écrit, du moment où cela n’a pas une vie particulière, une saveur originale, même aux dépens de la correction et des convenances de la langue !

Le plus grand exemple de l’expression personnelle dans notre littérature, est celui de Saint-Simon. Voilà un écrivain qui a écrit avec son sang et sa bile, et qui a laissé des pages inoubliables d’intensité et de vie. J’ai tort même de l’appeler un écrivain ; il était mieux que cela, car il ne semble pas s’être soucié d’écrire, et il est arrivé du coup au plus haut style, à la création d’une langue, à l’expression vivante. Chez nos plus illustres auteurs, on sent la rhétorique, l’apprêt de la phrase ; une odeur d’encre se dégage des pages. Chez lui, rien de ces choses : la phrase n’est qu’une palpitation de la vie, la passion a séché l’encre, l’œuvre est un cri humain, le long monologue d’un homme qui vit tout haut. Cela est bien loin de notre façon romantique d’entendre une œuvre, où nous nous épuisons en toute sorte d’efforts artistiques.

De même pour Stendhal. Celui-là affectait de dire que, pour prendre le ton, il lisait chaque matin quelques pages du Code civil, avant de se mettre au travail. Il faut voir là une simple bravade jetée à l’école romantique. Stendhal voulait dire que le style, pour lui, n’était que la traduction la plus claire et la plus exacte possible de l’idée. Il n’en a pas moins eu l’expression personnelle à un très haut degré. Sa sécheresse, sa courte phrase, si incisive et si pénétrante, devient entre ses mains un merveilleux outil d’analyse. On ne saurait se l’imaginer écrivant avec des grâces. Il avait le style de son talent, un style tellement original, dans son incorrection et son apparente insouciance, qu’il est resté typique. Ce n’est plus la coulée énorme de Saint-Simon, charriant des merveilles et des débris, superbe de violence ; c’est comme un lac glacé à la surface, peut-être bouillonnant dans ses profondeurs, et qui réfléchit avec une vérité inexorable tout ce qui se trouve sur ses bords.

Balzac a été, comme Stendhal, accusé de mal écrire. Il a pourtant, dans les Contes drolatiques, donné des pages qui sont des bijoux de ciselure ; je ne sais rien de plus joliment inventé comme forme, ni de plus finement exécuté. Mais on lui reproche les lourds débuts de ses romans, les descriptions trop massives, surtout le mauvais goût de certaines exagérations dans la peinture de ses personnages. Il est évident qu’il a la patte énorme et qui écrase, par moments. Aussi faut-il le juger dans l’ensemble colossal de son œuvre. On voit alors un lutteur héroïque, qui s’est battu avec tout, même avec le style, et qui est sorti cent fois victorieux du combat. D’ailleurs, il a beau s’embarquer dans des phrases fâcheuses, son style est toujours à lui. Il le pétrit, le refond, le refait entièrement à chacun de ses romans. Sans cesse il cherche une forme. On le retrouve, avec sa vie de producteur géant, dans les moindres alinéas. Il est là, la forge gronde, et il tape à tour de bras sur sa phrase, jusqu’à ce qu’elle ait son empreinte. Cette empreinte, elle la gardera éternellement. Quelles que soient les bavures, c’est là du grand style.

J’ai eu simplement l’intention, en donnant quelques exemples, de mieux expliquer ce que j’entends par l’expression personnelle. Un grand romancier est, de nos jours, celui qui a le sens du réel et qui exprime avec originalité la nature, en la faisant vivante de sa vie propre.

La formule critique appliquée au roman

Dernièrement, je lisais un article de bibliographie, où un romancier était assez dédaigneusement traité de critique. On niait ses romans, on admettait ses études littéraires, sans s’apercevoir que les acuités du critique tendent à se confondre aujourd’hui avec les facultés du romancier. Il y a là une question qu’il me parait intéressant de traiter.

On sait ce que la critique est devenue de nos jours. Sans faire l’histoire complète des transformations qu’elle a éprouvées depuis le siècle dernier, histoire qui serait des plus instructives et qui résumerait le mouvement général des esprits, il suffit de citer les noms de Sainte-Beuve et de M. Taine pour établir à quelle distance nous sommes des jugements de la Harpe et même des commentaires de Voltaire.

Sainte-Beuve, un des premiers, comprit la nécessité d’expliquer l’œuvre par l’homme. Il replaça l’écrivain dans son milieu, étudia sa famille, sa vie, ses goûts, regarda en un mot une page écrite comme le produit de toute sorte d’éléments, qu’il fallait connaître, si l’on voulait porter un jugement juste, complet et définitif. De là les études profondes qu’il écrivit, avec une souplesse d’investigation merveilleuse, avec un sens très fin des mille nuances, des contradictions complexes de l’homme. On était loin des critiques jugeant en pédagogues d’après les règles de l’École, faisant abstraction complète de l’homme dans l’écrivain, appliquant à tous les ouvrages la même commune mesure, et les toisant simplement en grammairiens et en rhétoriciens.

M. Taine vint à son tour et fit de la critique une science. Il réduisit en lois la méthode que Sainte-Beuve employait un peu en virtuose. Cela donna une certaine raideur au nouvel instrument de critique ; mais cet instrument acquit une puissance indiscutable. Je n’ai pas besoin de rappeler les admirables travaux de M Taine. On connaît sa théorie des milieux et des circonstances historiques, appliquée au mouvement littéraire des nations. C’est M. Taine qui est actuellement le chef de notre critique, et il est à regretter qui ! s’enferme dans l’histoire et la philosophie, au lieu de se mêler à notre vie militante, au lieu de diriger l’opinion comme Sainte-Beuve, en jugeant les petits et les grands de notre littérature.

Je voulais simplement en arriver à constater comment procède la critique moderne. Par exemple, M. Taine veut écrire la belle étude qu’il a faite sur Balzac. Il commence par réunir tous les documents imaginables, les livres et les articles qu’on a publiés sur le romancier ; il interroge les gens qui l’ont connu, ceux qui peuvent donner sur lui des renseignements certains ; et cela ne suffit pas, il s’inquiète encore des lieux où Balzac a vécu, il visite la ville où il est né, les maisons qu’il a occupées, les horizons qu’il a traversés. Tout se trouve ainsi fouillé par le critique, les ascendants, les amis, jusqu’à ce qu’il possède Balzac absolument, dans ses plus intimes replis, comme l’anatomiste possède le corps qu’il vient de disséquer. Dès lors, il peut lire l’œuvre. Le producteur lui donne et lui explique le produit.

Lisez l’étude de M. Taine. Vous verrez le fonctionnement de sa méthode. L’œuvre est dans l’homme ; Balzac poursuivi par ses créanciers, entassant les projets extraordinaires, passant des nuits pour payer ses billets, le crâne toujours fumant, aboutit à la Comédie humaine. Je n’apprécie pas ici le système, je l’expose, et je dis que la critique actuelle est là, avec plus ou moins de parti pris. Désormais, on ne séparera plus l’homme de son œuvre, on étudiera celui-ci pour comprendre celle-là.

Eh bien ! nos romanciers naturalistes n’ont eux-mêmes pas d’autre méthode. Lorsque M. Taine étudie Balzac, il fait exactement ce que Balzac fait lui-même, lorsqu’il étudie par exemple le père Grandet. Le critique opère sur un écrivain pour connaître ses ouvrages comme le romancier opère sur un personnage pour connaître ses actes. Des deux côtés, c’est la même préoccupation du milieu et des circonstances. Rappelez-vous Balzac déterminant exactement la rue et la maison où vit Grandet, analysant les créatures qui l’entourent, établissant les mille petits faits qui ont décidé du caractère et des habitudes de son avare. N’est-ce pas là une application absolue de la théorie du milieu et des circonstances ? Je le répète, la besogne est identique.

On dira que M. Taine marche sur le terrain du vrai, qu’il n’accepte que les faits prouvés, les faits qui ont eu lieu réellement, tandis que Balzac est libre d’inventer et use certainement de cette liberté. Mais on accordera toujours que Balzac base son roman sur une première vérité. Les milieux qu’il décrit sont exacts, et les personnages qu’il plante debout ont les pieds par terre. Dès lors, peu importe le travail qui va suivre, du moment que la méthode de construction employée par le romancier est identiquement celle du critique. Le romancier part de la réalité du milieu et de la vérité du document humain ; si ensuite il développe dans un certain sens, ce n’est plus de l’imagination à l’exemple des conteurs, c’est de la déduction, comme chez les savants. D’ailleurs, je n’ai pas prétendu que les résultats fussent complètement semblables dans l’étude d’un écrivain et dans l’étude d’un personnage ; celle-là, à coup sûr, serre le réel de plus près, tout en laissant pourtant une large part à l’intuition. Mais, je le dis encore, la méthode est la même.

Bien plus, c’est là un double effet de l’évolution naturaliste du siècle. Au fond, si l’on fouillait, on arriverait au même sol philosophique, à l’enquête positiviste. En effet, aujourd’hui, le critique et le romancier ne concluent pas. Ils se contentent d’exposer. Voilà ce qu’ils ont vu ; voilà comment tel auteur a dû produire telle œuvre, et voilà comment tel personnage a dû en arriver à tel acte. Des deux côtés, on montre la machine humaine en travail, pas davantage. De la comparaison des faits, on finit, il est vrai, par formuler des lois. Mais, moins on se hâte de formuler les lois, et plus on est sage ; car M. Taine lui-même, pour s’être un peu pressé, a pu être accusé de céder au système. Nous en sommes, pour le quart d’heure, à collectionner et à classer les documents, surtout dans le roman. C’est déjà une bien grosse besogne que de chercher et de dire ce qui est. Il faut laisser la science pure formuler des lois, car nous ne faisons encore que dresser des procès-verbaux, nous autres romanciers et critiques.

Donc, pour me résumer, le romancier et le critique partent aujourd’hui du même point, le milieu exact et le document humain pris sur nature, et ils emploient ensuite la même méthode pour arriver à la connaissance et à l’explication, d’un côté de l’œuvre écrite d’un homme, de l’autre des actes d’un personnage, l’œuvre écrite et les actes étant considérés comme étant les produits de la machine humaine soumise à certaines influences. Dès lors, il est évident qu’un romancier naturaliste est un excellent critique. Il n’a qu’à porter dans l’étude d’un écrivain quelconque l’outil d’observation et d’analyse dont il s’est servi pour étudier les personnages qu’il a pris sur nature. On a tort de croire qu’on le diminue comme romancier, lorsqu’on dit légèrement de lui : « Ce n’est qu’un critique. »

Toutes ces erreurs viennent de l’idée fausse qu’on continue à se faire du roman. Il est fâcheux d’abord que nous n’ayons pu changer ce mot « roman », qui ne signifie plus rien, appliqué à nos œuvres naturalistes. Ce mot entraîne une idée de conte, d’affabulation, de fantaisie, qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons. Il y a quinze à vingt ans déjà, on avait senti l’impropriété croissante du terme, et il fut un moment où l’on tenta de mettre sur les couvertures le mot « étude ». Mais cela restait trop vague, le mot « roman » se maintint quand même, et il faudrait aujourd’hui une heureuse trouvaille pour le remplacer. D’ailleurs, ces sortes de changements doivent se produire et s’imposer d’eux-mêmes.

Pour mon compte, le mot ne me blesserait pas, si l’on voulait bien admettre, tout en le conservant, que la chose s’est complètement modifiée. Nous trouverions cent exemples dans la langue de termes qui exprimaient autrefois des idées radicalement contraires à celles qu’ils expriment aujourd’hui. Notre roman de chevalerie, notre roman d’aventures, notre roman romantique et idéaliste est donc devenu une véritable critique des mœurs, des passions, des actes du héros mis en scène, étudié dans son être propre et dans les influences que le milieu et les circonstances ont eues sur lui. Comme je l’ai écrit, au grand scandale de mes confrères, l’imagination ne joue plus là un rôle dominant ; elle devient de la déduction, de l’intuition, elle opère sur les faits probables qu’on n’a pu observer directement, et sur les conséquences possibles des faits qu’on tâche d’établir logiquement d’après la méthode. C’est ce roman-là qui est une véritable page de critique, qui met le romancier devant un personnage dont il va étudier une passion, dans les conditions exactes où se trouve un critique devant un écrivain dont il veut démonter le talent.

Ai-je besoin de conclure ? La parenté du critique et du romancier vient uniquement de ce que tous les deux, comme je l’ai déjà dit, emploient la méthode naturaliste du siècle. Si nous passions à l’historien, nous le verrions, lui aussi, faire dans l’histoire une besogne identique, et avec le même outil.

De même pour l’économiste, de même pour l’homme politique. Ce sont là des faits faciles à prouver et qui montrent le savant à la tête du mouvement, menant aujourd’hui l’intelligence humaine. Nous valons plus ou moins, selon que la science nous a touchés plus ou moins profondément. Je laisse à part la personnalité de l’artiste, je n’indique ici que le grand courant des esprits, le souffle qui nous emporte tous au vingtième siècle, quelle que soit notre rhétorique individuelle.

De la description

Il serait bien intéressant d’étudier la description dans nos romans, depuis Mlle de Scuderi jusqu’à Flaubert. Ce serait faire l’histoire de la philosophie et de la science pendant les deux derniers siècles car, sous cette question littéraire de la description, il n’y a pas autre chose que le retour à la nature, ce grand courant naturaliste qui a produit nos croyances et nos connaissances actuelles. Nous verrions le roman du dix-septième siècle, tout comme la tragédie, faire mouvoir des créations purement intellectuelles sur un fond neutre, indéterminé, conventionnel ; les personnages sont de simples mécaniques à sentiments et à passions, qui fonctionnent hors du temps et de l’espace ; et dès lors le milieu n’importe pas, la nature n’a aucun rôle à jouer dans l’œuvre. Puis, avec les romans du dix-huitième siècle, nous verrions poindre la nature, mais dans des dissertations philosophiques ou dans des partis-pris d’émotion idyllique. Enfin, notre siècle arrive avec les orgies descriptives du romantisme, cette réaction violente de la couleur ; et l’emploi scientifique de la description, son rôle exact dans le roman moderne, ne commence à se régler que grâce à Balzac, Flaubert, les Goncourt, d’autres encore. Tels sont les grands jalons d’une étude que je n’ai pas le loisir de faire. Il me suffit d’ailleurs de l’indiquer, pour donner ici quelques notes générales sur la description.

D’abord, ce mot description est devenu impropre. Il est aujourd’hui aussi mauvais que le mot roman, qui ne signifie plus rien, quand on l’applique à nos études naturalistes. Décrire n’est plus notre but ; nous voulons simplement compléter et déterminer. Par exemple, le zoologiste qui, en parlant d’un insecte particulier, se trouverait forcé d’étudier longuement la plante sur laquelle vit cet insecte, dont il tire son être, jusqu’à sa forme et sa couleur, ferait bien une description ; mais cette description entrerait dans l’analyse même de l’insecte, il y aurait là une nécessité de savant, et non un exercice de peintre. Cela revient à dire que nous ne décrivons plus pour décrire, par un caprice et un plaisir de rhétoriciens. Nous estimons que l’homme ne peut être séparé de son milieu, qu’il est complété par son vêtement, par sa maison, par sa ville, par sa province ; et, dès lors, nous ne noterons pas un seul phénomène de son cerveau ou de son cœur, sans en chercher les causes ou le contre-coup dans le milieu. De là ce qu’on appelle nos éternelles descriptions.

Nous avons fait à la nature, au vaste monde, une place tout aussi large qu’à l’homme. Nous n’admettons pas que l’homme seul existe et que seul il importe, persuadés au contraire qu’il est un simple résultat, et que, pour avoir le drame humain réel et complet, il faut le demander à tout ce qui est. Je sais bien que ceci remue les philosophies. C’est pourquoi nous nous plaçons au point de vue scientifique, à ce point de vue de l’observation et de l’expérimentation, qui nous donne à l’heure actuelle les plus grandes certitudes possibles.

On ne peut s’habituer à ces idées, parce qu’elles froissent notre rhétorique séculaire. Vouloir introduire la méthode scientifique dans la littérature paraît d’un ignorant, d’un vaniteux et d’un barbare. Eh ! bon Dieu ! ce n’est pas nous qui introduisons cette méthode ; elle s’y est bien introduite toute seule, et le mouvement continuerait, même si l’on voulait l’enrayer. Nous ne faisons que constater ce qui a lieu dans nos lettres modernes. Le personnage n’y est plus une abstraction psychologique, voilà ce que tout le monde peut voir. Le personnage y est devenu un produit de l’air et du sol, comme la plante ; c’est la conception scientifique. Dès ce moment, le psychologue doit se doubler d’un observateur et d’un expérimentateur, s’il veut expliquer nettement les mouvements de l’âme. Nous cessons d’être dans les grâces littéraires d’une description en beau style ; nous sommes dans l’étude exacte du milieu, dans la constatation des états du monde extérieur qui correspondent aux états intérieurs des personnages

Je définirai donc la description : Un état du milieu qui détermine et complète l’homme.

Maintenant, il est certain que nous ne nous tenons guère à cette rigueur scientifique. Toute réaction est violente, et nous réagissons encore contre la formule abstraite des siècles derniers. La nature est entrée dans nos œuvres d’un élan si impétueux, qu’elle les a emplies, noyant parfois l’humanité, submergeant et emportant les personnages, au milieu d’une débâcle de roches et de grands arbres. C’était fatal. Il faut laisser le temps à la formule nouvelle de se pondérer et d’arriver à son expression exacte. D’ailleurs, même dans ses débauches de la description, dans ces débordements de la nature, il y a beaucoup à apprendre, beaucoup à dire. On trouve là des documents excellents, qui seraient très précieux dans une histoire de l’évolution naturaliste.

J’ai dit parfois que j’aimais peu le prodigieux talent descriptif de Théophile Gautier. C’est que je trouve justement chez lui la description pour la description, sans souci aucun de l’humanité. Il était le fils direct de l’abbé Delille. Jamais, dans ses œuvres, le milieu ne détermine un être ; il reste peintre, il n’a que des mots comme un peintre n’a que des couleurs. Cela met dans ses œuvres un silence sépulcral ; il n’y a là que des choses, aucune voix, aucun frisson humain ne monte de cette terre morte. Je ne puis lire cent pages de Gautier à la file, car il ne m’émeut pas, il ne me prend pas. Quand j’ai admiré en lui l’heureux don de la langue, les procédés et les facilités de la description, je n’ai plus qu’à fermer le livre.

Voyez au contraire les frères de Goncourt. Ceux-là non plus ne restent pas toujours dans la rigueur scientifique de l’étude des milieux, uniquement subordonnée à la connaissance complète des personnages. Ils se laissent aller au plaisir de décrire, en artistes qui jouent avec la langue et qui sont heureux de la plier aux mille difficultés du rendu. Seulement, ils mettent toujours leur rhétorique au service de leur humanité. Ce ne sont plus des phrases parfaites sur un sujet donné ; ce sont des sensations éprouvées devant un spectacle. L’homme apparaît, se mêle aux choses, les anime par la vibration nerveuse de son émotion. Tout le génie des Goncourt est dans cette traduction si vivante de la nature, dans ces frissons notés, ces chuchotements balbutiés, ces mille souffles rendus sensibles. Chez eux, la description respire. Sans doute, elle déborde, et les personnages dansent un peu dans des horizons trop élargis ; mais, si même elle se présente seule, si elle ne demeure pas à son rang de milieu déterminant, elle est toujours notée dans ses rapports avec l’homme et prend ainsi un intérêt humain.

Gustave Flaubert est le romancier qui jusqu’ici a employé la description avec le plus de mesure. Chez lui, le milieu intervient dans un sage équilibre : il ne noie pas le personnage et presque toujours se contente de le déterminer. C’est même ce qui fait la grande force de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. On peut dire que Gustave Flaubert a réduit à la stricte nécessité les longues énumérations de commissaire-priseur, dont Balzac obstruait le début de ses romans. Il est sobre, qualité rare ; il donne le trait saillant, la grande ligne, la particularité qui peint, et cela suffit pour que le tableau soit inoubliable. C’est dans Gustave Flaubert que je conseille d’étudier la description, la peinture nécessaire du milieu, chaque fois qu’il complète ou qu’il explique le personnage.

Nous autres, pour la plupart, nous avons été moins sages, moins équilibrés. La passion de la nature nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais exemples, par notre exubérance, par nos griseries du grand air. Rien ne détraque plus sûrement une cervelle de poète qu’un coup de soleil. On rêve alors toutes sortes de choses folles, on écrit des œuvres où les ruisseaux se mettent à chanter, où les chênes causent entre eux, où les roches blanches soupirent comme des poitrines de femme à la chaleur de midi. Et ce sont des symphonies de feuillages, des rôles donnés aux brins d’herbe, des poèmes de clartés et de parfums. S’il y a une excuse possible à de tels écarts, c’est que nous avons rêvé d’élargir l’humanité et que nous l’avons mise jusque dans les pierres des chemins.

Me sera-t-il permis de parler de moi ? Ce qu’on me reproche surtout, même des esprits sympathiques, ce sont les cinq descriptions de Paris qui reviennent et terminent les cinq parties d’Une page d’amour. On ne voit là qu’un caprice d’artiste d’une répétition fatigante, qu’une difficulté vaincue pour montrer la dextérité de la main. J’ai pu me tromper, et je me suis trompé certainement, puisque personne n’a compris ; mais la vérité est que j’ai eu toutes sortes de belles intentions, lorsque je me suis entêté à ces cinq tableaux du même décor, vu à des heures et dans des saisons différentes. Voici l’histoire. Dans la misère de ma jeunesse, j’habitais des greniers de faubourg, d’où l’on découvrait Paris entier. Ce grand Paris immobile et indifférent qui était toujours dans le cadre de ma fenêtre, me semblait comme le témoin muet, comme le confident tragique de mes joies et de mes tristesses. J’ai eu faim et j’ai pleuré devant lui ; et, devant lui, j’ai aimé, j’ai eu mes plus grands bonheurs. Eh bien ! dès ma vingtième année, j’avais rêvé d’écrire un roman, dont Paris, avec l’océan de ses toitures, serait un personnage, quelque chose comme le chœur antique. Il me fallait un drame intime, trois ou quatre créatures dans une petite chambre, puis l’immense ville à l’horizon, toujours présente, regardant avec ses yeux de pierre le tourment effroyable de ces créatures. C’est cette vieille idée que j’ai tenté de réaliser dans Une page d’amour. Voilà tout.

Certes, je ne défends pas mes cinq descriptions. L’idée était mauvaise, puisqu’il ne s’est trouvé personne pour la comprendre et la défendre. Peut-être aussi l’ai-je mise en œuvre par des procédés trop raides et trop symétriques. Je cite le fait uniquement pour montrer que, dans ce qu’on nomme notre fureur de description, nous ne cédons presque jamais au seul besoin de décrire ; cela se complique toujours en nous d’intentions symphoniques et humaines. La création entière nous appartient, nous la faisons entrer dans nos œuvres, nous rêvons l’arche immense. C’est injustement rapetisser notre ambition que de vouloir nous enfermer dans une manie descriptive, n’allant pas au-delà de l’image plus ou moins proprement peinturlurée.

Et je finirai par une déclaration : dans un roman, dans une étude humaine, je blâme absolument toute description qui n’est pas, selon la définition donnée plus haut, un état du milieu qui détermine et complète l’homme. J’ai assez péché pour avoir le droit de reconnaître la vérité.

Trois débuts

I. Léon Hennique

Un livre de débutant est une virginité. Avant de couper les pages, on a l’émotion de l’inconnu. Qui sait ? peut-être y a-t-il, dans ce volume, le premier cri d’un grand talent. Une femme voilée passe ; le cœur bat, on la suit ; mon Dieu ! si c’était celle qu’on attend ! Je sais que les femmes et les livres apportent bien des désillusions ; la femme est un laideron, le livre vous endort. N’importe, on a eu le charme de l’espoir. Cette joie rare, je viens de l’éprouver, en lisant La Dévouée de M. Léon Hennique. On va de découverte en découverte ; on s’étonne d’un accent nouveau ; on dit naïvement : « Comment ! ce garçon a déjà tant de talent que ça ! » Et c’est là un grand éloge, malgré le tour plaisant de l’exclamation. Quand je reçois le dernier roman d’un écrivain dont je connais les belles qualités, je n’ai que le plaisir de constater une fois de plus ces qualités. Mais ici, c’est une terre inconnue dont mon esprit prend possession.

Voici le sujet en quelques mots. Un certain Jeoffrin, né du caprice d’un étudiant et d’une fille, a grandi dans un ménage ouvrier. Il a voulu être horloger puis, après avoir amassé une fortune, il a été pris de la fièvre chaude des inventeurs, il s’est donné tout entier, cœur et intelligence, au problème de la direction des ballons. Ce Jeoffrin est un héros moderne, comme l’appelle M. Hennique avec une terrible vérité ; je veux dire qu’il se bat dans notre société, sans aucun scrupule, très-canaille même, ayant fait ses affaires en homme habile que rien ne saurait arrêter.

Alors, le drame est celui-ci. Jeoffrin a deux filles, Michelle et Pauline, auxquelles un oncle a laissé cent mille francs, cinquante mille à chacune. Cependant, le père se trouve à bout de ressources ; son invention lui a dévoré une fortune, et il vit dans une rage impuissante, en se voyant les mains liées, juste au moment où il croit avoir trouvé la direction des ballons. S’il avait de l’argent, ce serait le succès, le triomphe. Il tâche d’abord d’emprunter à Michelle ses cinquante mille francs. Mais celle-ci refuse ; cet argent est le dernier morceau de pain de la famille. Et le crime pousse dès lors dans le crâne de Jeoffrin, naturellement, comme une plante qui devait y croître un jour. Il commence par empoisonner sa fille Pauline ; puis, il s’arrange pour qu’on accuse Michelle. Elle est arrêtée, jugée, guillotinée. Jeoffrin s’est débarrassé des deux enfants qui le gênaient, et il hérite des cent mille francs. Enfin, il va donc pouvoir faire construire son ballon ! L’histoire s’arrête là. C’est simple et épouvantable.

Je le dirai, ce sujet m’avait profondément troublé, et il y avait d’abord, dans ce trouble, une sorte d’irritation contre le romancier. Pourquoi un drame si noir ? La vie est plus banale, les événements y coulent avec plus de bonhomie. Puis, en acceptant même le drame, Jeoffrin m’inquiétait. Il dérangeait mes idées préconçues sur les inventeurs, que je considérais, je ne sais pourquoi, comme des maniaques doux et inoffensifs. Celui-là, vraiment, tuait ses filles avec trop d’aisance. Je pensais qu’il aurait pu avoir les cent mille francs sans employer des moyens aussi radicaux. Beaucoup d’autres objections se formulaient encore en moi. Bref, le sujet me déplaisait, j’avais de la peine à accepter Jeoffrin.

J’en étais là, je relisais certains passages, lorsque, du fond de mon jugement, une voix, faible d’abord, m’a crié : « Pourquoi pas ? » C’était le premier ébranlement. Ce diable de Jeoffrin m’obsédait. Je le discutais avec moi-même à tous les moments du jour. Et il grandissait, et il s’imposait petit à petit, et il prenait une carrure de plus en plus solide. Oui, pourquoi pas ? pourquoi ce bonhomme n’aurait-il pas tué ses deux filles, dans sa passion qui tournait tout son être à l’idée fixe ? On citerait cent faits de cette nature. D’ailleurs, Jeoffrin est admirablement posé ; l’analyse du romancier nous le montre tel qu’il doit être le meurtre n’est chez lui qu’un développement naturel. J’en arrivais à penser que, s’il n’avait pas tué, ce gaillard n’aurait pas été complet.

Telles sont les impressions par lesquelles j’ai passé, avant d’être convaincu que Jeoffrin est une création très originale, très osée, mise debout par une main vigoureuse et étudiée ensuite avec une science déjà grande. Remarquez qu’il reste un brave homme. Il n’a rien d’un traître de mélodrame. Il empoisonne en père de famille qui entend faire les choses proprement. C’est un comédien jouant supérieurement l’hypocrisie. Il aime mieux son ballon que ses filles, et il sacrifie ses filles. Cela doit lui sembler juste. Toute la folie humaine est par dessous ; on l’entend qui gronde sous le train-train bonhomme de ce crime. Et c’est là ce qui fait la profondeur de Jeoffrin. Est-il un homme de génie ? peut-être. Est-il un fou ? cela se pourrait. Il est l’abîme humain, voilà ce que nous en savons. L’assassinat, chez lui, n’est que l’état aigu de l’intelligence. On éprouve un frisson, on n’oubliera plus ce terrible homme qui est un colosse détraqué. Je me suis appesanti sur Jeoffrin, parce qu’il est le livre tout entier. Mais, à côté de lui, que de personnages secondaires peints d’un trait ! Je citerai le commissaire de police Barbelet, les demoiselles Thiry, et des silhouettes enlevées plus vivement encore, le jeune Guy de Lassalle et le bohème Poupelard. M. Hennique me paraît apporter ce don de création qui fait vivre un personnage, qui le place dans son air propre, lui donne le geste naturel et la voix juste. Il suffit d’une phrase pour créer. Seulement, il faut avoir le sens du réel, et je connais des écrivains, du plus rare mérite comme stylistes, qui s’épuiseront pendant des mois sur la perfection d’une phrase, sans jamais arriver à lui souffler la vie.

Le romancier se contente de dérouler devant nous des tableaux pris dans l’existence quotidienne. Voilà ce qu’il a vu ; il a noté les détails, il reconstruit l’ensemble. Que le lecteur, à son tour, sente et réfléchisse. La méthode naturaliste est là tout entière. Une œuvre n’est plus qu’une évocation intense de l’humanité et de la nature. On tâche de mettre un coin de la création dans une œuvre. Le public la lit ensuite comme s’il entrait lui-même dans le milieu décrit et parmi les personnages analysés.

Ainsi, le premier chapitre de la Dévouée est simplement le récit d’une promenade de Michelle et de son parrain Barbelet, à travers les champs qui entourent les Moulineaux. Leur conversation est coupée par des descriptions de ce coin de la banlieue parisienne ; peu à peu, le crépuscule tombe, le soleil se couche sur Paris. Il y a certainement de la virtuosité. L’écrivain qui, malgré sa jeunesse, est déjà maître de son style, se complaît dans des difficultés vaincues. Mais qui oserait condamner absolument ce large début, cette conversation qui pose les faits, ces descriptions qui ouvrent la sombre histoire par une bouffée de grand air ? Ne faut-il pas établir solidement le milieu ? Jeoffrin deviendrait impossible, si Paris, derrière lui, ne fumait pas dans les vapeurs du soir.

Le second chapitre est un dîner chez Jeoffrin, dans lequel M. Hennique a réuni tous ses personnages secondaires. Rien de plus mouvementé. Mais je ne puis analyser ainsi chaque chapitre. Je me contenterai d’indiquer ceux qui m’ont le plus vivement frappé, et voici tout d’abord le tableau superbe de la mort et de l’enterrement de Pauline. L’effet est saisissant. Aucune enflure pourtant. Uniquement des petits faits, des observations justes, une réalité impitoyable qui peu à peu vous prend à la gorge et arrive à la plus violente émotion. Il suffit que cela soit vrai. Pour moi, le morceau le plus étonnant du livre est la journée de Jeoffrin, au lendemain de l’exécution de Michelle. Jeoffrin s’est réfugié à Montmartre, dans un hôtel. Il ne sait rien, il entre chez un marchand de vin, où il commande un bifteck ; et c’est alors seulement qu’en jetant les yeux sur un journal, il voit que sa fille a été guillotinée le matin. Cela lui fait sauter le cœur. « Son aérostat lui apparut vibrant dans un ciel bleu, évoluant sans encombre, montant, descendant à sa fantaisie, volant à gauche, à droite, comme un aigle apprivoisé, sur un geste de lui. » Puis, il mange son bifteck et prend des choux-fleurs. Enfin, le voilà donc libre !

Alors, commence toute une journée de flânerie heureuse. Jeoffrin suit doucement les boulevards, au soleil. Il s’assied devant une table du café Riche, pris de soif. Il boit, mais il a toujours soif. Ses jambes s’alourdissent. Il se lève, il entre dans un autre café. Au bout d’un instant, il lie conversation avec un voisin. Je donne ici quelques lignes :

« La bouche pâteuse, éprouvant la nécessité de déposer une confidence dans le gilet de quelqu’un, après avoir dialogué un instant avec lui-même, il dit :

— On a guillotiné ma fille ce matin.

Et comme le gros rougeaud ricanait d’un air incrédule, il ajouta :

— Parole d’honneur ! »

Cependant, il dîne le soir chez Brébant. Puis, il va aux Folies Bergères. L’ivresse monte. Il ne peut éteindre sa soif. Aucun remords seulement, il a l’enfer dans la gorge. La journée a été chaude, un violent orage éclate. Lui, avec l’entêtement des ivrognes, veut aller aux Moulineaux, pour revoir le modèle de son ballon, un joujou qu’il a dans son cabinet. Et il faut lire ce voyage, sous la pluie, dans la boue. Il glisse, il tombe, il se relève. La foudre passe sur sa tête, mais il a l’entêtement d’une brute. Enfin, il arrive. « Dans le même coin que jadis, le modèle de l’aérostat, sous sa couverture, avait un léger balancement singulier ; il semblait vivre. Jeoffrin le découvrit. Il s’enleva un peu. »

Je m’arrête, j’espère avoir donné une idée de la Dévouée. C’est pour moi un très remarquable début. Il faut que M. Hennique travaille. Il a le sens du réel, il apporte le don de création, il possède en outre un métier déjà très souple et très solide. Quand il aura, par le travail, dégagé davantage sa note personnelle, il sera certainement un des plus vigoureux ouvriers de l’œuvre présente.

II. J.K. Huysmans

Rien ne m’intéresse comme la jeune génération de romanciers qui grandit en ce moment. C’est cette génération qui va être l’avenir. Nous donnera-t-elle raison, en marchant dans la large voie du naturalisme ouverte par Balzac, en poussant toujours plus loin l’enquête ouverte sur l’homme et sur la nature ? Aussi suis-je bien heureux, lorsque je vois l’esprit analytique et expérimental s’emparer de plus en plus de la jeunesse et faire sortir des rangs de nouveaux lutteurs, qui viennent combattre à côté des aînés le bon combat de la vérité.

Je voudrais bien que les faiseurs de romans et de mélodrames ineptes sur le peuple eussent l’idée de lire les Sœurs Vatard, de M. J.-K. Huysmans. Ils y verraient le peuple dans sa vérité. Sans doute, ils crieraient à l’ordure, ils affecteraient des mines dégoûtées, ils parleraient de prendre des pincettes pour tourner les pages. Mais c’est là une petite comédie d’hypocrisie qui est toujours amusante. Il est de règle que les barbouilleurs de lettres insultent les écrivains. Je serais même très chagrin, si l’on n’insultait pas M. Huysmans. Au fond, je suis tranquille, on l’insultera.

Rien de plus simple que ce livre. Ce n’est même pas un fait-divers, car un fait-divers exige un drame. Elles sont deux sœurs, Céline et Désirée, deux ouvrières brocheuses, qui vivent entre leur mère hydropique et leur père fainéant et philosophe. Céline « fait la vie ». Désirée, qui se garde prudemment pour son mari, a toute une liaison honnête avec un jeune ouvrier, qu’elle quitte au dénouement ; alors, elle en épouse un autre, et voilà tout, c’est le livre. Cette nudité de l’intrigue est caractéristique. Notre roman contemporain se simplifie de plus en plus, par haine des intrigues compliquées et mensongères ; il y a là une revanche contre les aventures, le romanesque, les fables à dormir debout. Une page d’une vie humaine, et c’est assez pour l’intérêt, pour l’émotion profonde et durable. Le moindre document humain vous prend aux entrailles plus fortement que n’importe quelle combinaison imaginaire. On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénouement, l’analyse d’une année d’existence, l’histoire d’une passion, la biographie d’un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées.

Voyez la puissance du document humain. M. Huysmans a dédaigné tout arrangement scénique. Aucun effort d’imagination, des scènes du monde ouvrier, des paysages parisiens, reliés par l’histoire la plus ordinaire du monde. Eh bien ! l’œuvre a une vie intense ; elle vous empoigne et vous passionne ; elle soulève les questions les plus irritantes, elle a une chaleur de bataille et de victoire. D’où vient donc cette flamme qui en sort ? de la vérité des peintures et de la personnalité du style, pas davantage. Tout l’art moderne est là.

Et d’abord le milieu. Il est d’une terrible odeur, ce milieu, ces ouvrières brocheuses que M. Huysmans peint avec une intensité effroyable. « Ces filles qui ne cherchent guère de liaisons en dehors de leur monde, ne s’enflamment véritablement qu’au souffle des haleines vineuses, ramassis de chenapans femelles, écloses pour la plupart dans un bouge et qui ont, dès l’âge de quatorze ans, éteint les premiers incendies de leurs chairs derrière le mur des abattoirs ou dans le fond des ruelles. » Sans doute on va crier encore à l’exagération. Osez donc entrer dans un atelier de brochure. Questionnez, faites une enquête, et vous verrez que M. Huysmans est encore resté au-dessous de la vérité, parce qu’il est impossible d’imprimer certaines choses. Tout ce milieu ouvrier, ce coin de misère et d’ignorance, de tranquille ordure et d’air naturellement empesté, a été traité dans les Sœurs Vatard avec une scrupuleuse exactitude et une rare énergie de pinceau.

Puis, viennent les personnages. Ce sont des portraits merveilleux de ressemblance et d’accent. Soyez certains qu’ils ont été pris sur nature.

Voici le père Vatard, qui n’a que deux chagrins, la maladie de sa femme et les amours de sa fille Céline. La première faute de celle-ci l’émotionna. Je cite :

« Il eut un moment de tristesse, mais il se consola vite. Désirée était en âge de soigner et de remplacer sa mère, et quant à Cécile, le meilleur parti qu’il eût à prendre était de fermer les yeux sur ses cavalcades. Il avait agi comme un père, d’ailleurs ; il lui avait reproché, en termes de cours d’assises, la crapule de ses mœurs ; mais elle s’était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous, menaçant de tout saccager si on l’embêtait encore. Vatard avait alors adopté une grande indulgence ; puis, le terrible bagout de sa fille le divertissait pendant sa digestion, le soir. » Cela est complet. Voilà le père de nos faubourgs, tel que le font le plus souvent les promiscuités de la misère, les dégradations morales du milieu. On ne veut pas comprendre que le sens moral n’a pas d’absolu. Il se déforme et se transforme, selon les conditions ambiantes. Ce qui est une abomination dans la bourgeoisie, n’est plus qu’une nécessité fâcheuse dans le peuple.

Et cette Céline, est-elle puissamment campée, dans sa réalité ! Elles sont comme cela des milliers. Il ne s’agit, pas d’une exception, mais d’une majorité. Allez donc voir, au lieu de protester. C’est la fille tombée à quatorze ans par curiosité charnelle. L’approche de l’homme la surprend d’abord. Puis, elle flambe, elle se donne à droite et à gauche, battue encore plus que caressée. Les coups tombent sur elle dru comme grêle ; mais, au fond, si elle rage, si elle pleure, elle aime ça ; c’est son plaisir. Lorsque, à l’exemple de Céline, elle quitte quelque voyou pour se mettre avec un homme bien, un monsieur qui porte des chapeaux de soie, il est certain qu’elle retournera tôt ou tard à son voyou. Lui seul la contente. On a tort de la mépriser ; elle n’est en somme que le vice d’en bas, la femelle lâchée avec ses appétits, dans un milieu libre. Le vice d’en haut n’est pas plus propre, s’il est mieux mis, et s’il ferme les portes pour raffiner, en inventant des monstruosités dans sa débauche secrète et savante.

Désirée est plus rare. Mais elle existe, et elle consolera un peu les âmes pures. Non pas qu’au fond elle obéisse à des idées sur la vertu, car elle ne suit réellement que son instinct. C’est une fillette lymphatique, qui n’est pas poussée vers l’homme, et que l’exemple de sa sœur tient en garde. Elle rêve de se marier. Rien n’est adorable comme son idylle avec Auguste, une idylle des boulevards extérieurs qui dîne au cabaret, s’en va, dans la nuit vague des longues avenues, se donne des baisers d’adieu derrière les palissades de quelque maison en construction. Aucune saleté d’ailleurs. À peine une tentative de l’amant, qui échoue. Lui, ne voudrait pas épouser, mais il est pris, et ce sont des projets d’avenir, de longues causeries d’une bêtise touchante, l’éternel duo que les idéalistes ont promené dans la nue et que les naturalistes remettent au bord des trottoirs. Cet amour sur le pavé est d’autant plus attendrissant qu’il est vécu et qu’on le coudoie sur chaque boulevard de nos faubourgs.

J’arrive au dénouement, une des pages les plus profondément émues que j’aie lues depuis longtemps. Peu à peu, les deux amoureux se sont refroidis. Désirée, retenue près de sa mère, manque plusieurs rendez-vous, et, lorsqu’elle retrouve Auguste, ils restent tous les deux embarrassés. Le jeune homme songe déjà à se marier ailleurs. La jeune fille, maintenant que son père consent à son mariage, écoute sa sœur qui lui parle d’un autre homme. Et c’est Céline qui brusque les choses, en provoquant une explication, un dernier adieu. La scène se passe à la porte d’un café, au coin du quai de la Tournelle et du boulevard Saint-Germain. Je n’en connais pas de plus poignante, remuant plus à fond le cœur humain. Toutes nos amours, tous nos bonheurs rêvés et lâchés, tous nos espoirs sans cesse détruits et sans cesse renaissants, ne sont-ils pas dans ces deux êtres simples qui se quittent après s’être adorés et qui vont, loin l’un de l’autre, mener une vie qu’ils se sont jurés de vivre ensemble ? Ils causent une dernière fois, doucement, mollement ; ils se donnent des détails sur leurs mariages, en se tutoyant encore ; et tout d’un coup ils évoquent les souvenirs, ils se souviennent de ce qu’ils ont fait, à tel jour, à telle heure ; des larmes leur montent aux yeux, ils renoueraient peut-être, si Céline ne se hâtait de les séparer. C’est fini, voilà deux étrangers.

Je voudrais citer tout l’épisode, pour faire passer chez mes lecteurs le frisson qui m’a traversé en le lisant. Quelle misère et quelle infirmité que la nôtre : Comme tout s’échappe de nos doigts et se brise ! Ces deux galopins ouvrent un abîme sur notre fragilité et notre néant.

La seule critique que je ferai à M. Huysmans, c’est un abus de mots rares qui enlèvent par moments à ses meilleures analyses leur air vécu. Ces mots dominent surtout dans la première moitié du livre. Aussi je préfère de beaucoup la seconde, qui est plus simple et plus humaine. M. Huysmans a un style merveilleux de couleur et de relief. Il évêque les choses et les êtres avec une intensité de vie admirable. C’est même là sa qualité maîtresse. J’espère qu’on ne le traitera pas de photographe, bien que ses peintures soient très exactes. Les gens qui ont fait la naïve découverte que le naturalisme n’était autre chose que de la photographie, comprendront peut-être cette fois que, tout en nous piquant de réalité absolue, nous entendons souffler la vie à nos reproductions. De là le style personnel, qui est la vie des livres. Si nous refusons l’imagination, dans le sens d’invention surajoutée au vrai, nous mettons toutes nos forces créatrices à donner au vrai sa vie propre, et la besogne n’est pas si commode, puisqu’il y a si peu de romanciers qui aient ce don de la vie.

Je signale des merveilles de description, dans les Sœurs Vatard : la rue de Sèvres, la rue de la Gaieté, tout ce quartier de Montrouge si caractéristique, l’atelier de brochure, un bal de barrière, une foire au pain d’épice, des échappées sur une gare où manœuvrent des locomotives. Le cadre a la même vérité que les personnages.

Évidemment, on va prétendre que M. Huysmans insulte le peuple. Je connais l’école politique qui spécule sur le mensonge, ces hommes qui encensent l’ouvrier pour lui voler son vote, qui vivent des plaies auxquelles ils ne veulent pas qu’on touche. Et pourquoi donc ne ferions-nous pas le plein jour, pourquoi n’assainirions-nous pas nos faubourgs à coup de pioche, en y faisant entrer le grand air ? Nous avons bien dit la vérité sur les hautes classes, nous dirons la vérité sur le peuple, pour qu’on s’épouvante, pour qu’on le plaigne et qu’on le soulage. C’est une œuvre d’hommes courageux. Oui, telle est la vérité : une grande partie du peuple est ainsi. Et tous le savent bien ; ils mentent par intérêt de boutique, voilà tout. Mais notre mépris est encore plus haut que leur hypocrisie.

Je souhaite à M. Huysmans de se voir traîner dans les ruisseaux de la critique, d’être dénoncé à la police par ses confrères, d’entendre tout le troupeau des envieux et des impuissants hurler sur ses talons. C’est alors qu’il sentira sa force.

III. Paul Alexis

La fin de Lucie Pellegrin m’est dédiée, et je ne cacherai pas que l’auteur, M. Paul Alexis, est un de mes vieux amis, un garçon de grand talent que j’aime beaucoup. Voici une dizaine d’années que je l’ai vu débarquer à Paris, un beau matin, dans un de ces coups de tête littéraire qui désolent les familles. Il arrivait de cette Provence où j’ai grandi, il avait ces larges espoirs et ces belles paresses des tempéraments latins, dont le sommeil est plein de rêves de batailles et de triomphes. Le premier jour, Paris semble leur appartenir, et beaucoup s’y endorment ; ils ont laissé les fenêtres ouvertes, mais le succès n’est pas entré. J’étais tranquille avec M. Paul Alexis, je savais bien qu’il aurait son heure, parce qu’il avait une nature. Et voici son premier livre ; il s’est fait sans doute un peu attendre, mais il est d’une saveur qui indique l’analyste et le peintre de race. Maintenant, le pavé de Paris est à lui, il n’a plus qu’à marcher.

Les volumes de nouvelles sont bien délaissés à cette heure. Le goût n’est plus à ces courts récits, si délicats parfois, d’un art si achevé. C’est comme au théâtre, chaque débutant veut du premier coup donner sa pièce en cinq actes, sachant bien que les appétits du public vont aux gros morceaux. Si M. Paul Alexis avait dépensé dans un roman le talent qu’il vient de mettre dans les quatre nouvelles qui composent son volume, nul doute que le succès aurait été très grand. C’est pourquoi je veux insister sur ces nouvelles, pour qu’on les lise et qu’on en sente avec moi tout le haut mérite.

La première, celle qui a donné son titre au recueil, est certainement la meilleure, au point de vue du style et de l’arrangement artistique. C’est comme une série de petites eaux fortes, de courts chapitres, déroulant l’agonie d’une fille qui meurt dans un dernier besoin de plaisir, au milieu des bavardages imbéciles de quatre femmes, accourues à son chevet par une curiosité de la mort. Rien de plus simple comme sujet, et rien de plus fort comme observation nette et vigoureuse. Tout un bout de notre trottoir parisien se trouve là, analysé et réduit avec un relief étonnant. La petite salle du marchand de vin où l’action se pose, la conversation des quatre femmes, avec leur curiosité qui monte, puis la scène chez Lucie, cet appartement vidé par les créanciers, tandis que la malheureuse tousse dans son lit, cette moribonde buvant un dernier verre d’absinthe et rêvant d’une dernière noce, tout ce tableau a un accent de vérité et une puissance de rendu qui en font la peinture inoubliable et définitive d’un coin de notre Paris.

Voilà la grande force du vrai. Il reste éternel. Tout document apporté est incontestable, la mode ne peut rien contre lui. Ajoutez qu’un artiste est derrière l’observateur, donnant sans cesse aux faits observés la flamme de sa nature, l’arrangement de son goût. Ce n’est point une idéalisation, une déformation, c’est une composition logique classant les faits et les faisant valoir. L’imagination, comme je l’ai dit souvent, n’est plus ici l’invention baroque se lançant dans une fantaisie folle, mais un ressouvenir des vérités entrevues et un rapport des idées entre elles. Par exemple, l’imagination dans La Fin de Lucie Pellegrin, c’est cette chienne pleine qui traverse l’action et qui fait ses petits sur le lit, pendant que sa maîtresse achève de mourir par terre. Toute la nouvelle est ainsi d’un art très travaillé, dans une simplicité apparente.

La nouvelle qui suit, L’Infortune de M. Fraque, est comme le plan développé, et achevé dans certaines parties, d’un grand roman d’observation. M. Paul Alexis qui a grandi dans une ville de province, à Aix, a évoqué les souvenirs de son enfance et nous a donné une étude très curieuse de la petite ville de Noirfond. Rien de joli et d’original comme le sujet, une histoire vraie, à peine arrangée dans les détails. Il s’agit du grand duel de M. Fraque et de sa femme, Zoé de Grandval, duel terrible où cette dernière, après avoir accablé son mari d’une série enragée d’adultères, finit par le battre définitivement, en se jetant dans la religion et en laissant toute sa fortune à un jeune prêtre aimable, qui fait bâtir des chapelles. M. Fraque, pour se protéger, n’a d’autres ressources que de se jeter passionnément dans l’élevage des porcs et d’exagérer une surdité naissante. Plus tard, quand sa femme se livre à l’abbé de la Mole, M. Fraque se donne au pasteur protestant Menu : belle bataille de religions qui termine la nouvelle.

Nous ne sommes plus ici dans les petits tableaux parfaits de La Fin de Lucie Pellegrin. On sent que le souffle est venu à l’auteur. Ce sont de grands morceaux d’analyse très pénétrants, fouillant la province. L’unique défaut est, je le répète, que le sujet n’a pas été développé suffisamment partout ; il y avait matière à un roman, et certaines scènes seulement ont toute la largeur voulue. Mais c’est surtout dans cette œuvre incomplète qu’on peut prévoir les belles qualités du romancier, le souffle, l’ampleur, la volonté des sujets vastes et la puissance pour les réaliser. Il est de la forte famille de Balzac, il s’attaquera certainement aux grandes analyses sociales, il ne s’attardera pas dans les tableaux exquis, des bijoux d’art, que tous les débutants finissent par réussir aujourd’hui. C’est aux puissantes études de la nature et de l’homme que vu notre jeune littérature.

Avec Les Femmes du père Lefèvre, nous revenons à ce que je nommerai la fantaisie du vrai. Mais le sujet est si joli, que cette nouvelle est peut-être la plus heureuse du livre. Imaginez un simple fait, à peine une anecdote, les étudiants d’une ville de province rêvant de donner un bal, le jeudi de la Mi-Carême, arrêtés un instant par l’absence absolue de femmes, puis sauvés par un ancien sous-officier qui se charge d’embaucher des femmes à Marseille et qui jette sur le pavé de la petite ville treize laiderons, dont la présence révolutionne les habitants. Voilà tout ; ce n’est rien, et c’est d’un comique excellent, d’une ironie charmante, dans la justesse de l’observation et du rendu. Aucune exagération pour forcer le rire ; à peine une moquerie qui s’égaie discrètement. Le comique est dans la vérités, dans les impatiences et les terreurs de ces jeunes gens, privés de femmes, allant vainement attendre à chaque train le père Lefèvre qui n’arrive plus, puis dans le déballage de ces dames au milieu des cris d’enthousiasme de la jeunesse, des sourds appétits des bourgeois stationnant devant le café des Quatre-Billards, du bouleversement de la ville où la queue des femmes, après le bal, s’égrène et traîne pendant des mois.

J’ai prononcé les mots de fantaisie du vrai. Nous avons, dans le courant naturaliste actuel, des poèmes de la vérité qui marquent l’époque. Ce ne sont plus des constructions absolument en l’air, des sylphes et des fées, des imaginations flottant dans un monde immatériel ce sont des faits vrais et des créatures réelles, mais présentés dans un enrôlement de verve mélancolique ou railleuse, arrangés pour obtenir la plus grande somme d’effet possible, sans que l’observation et l’analyse sortent jamais de la nature. On peut même dire que toute la génération des romanciers qui procèdent aujourd’hui de Balzac et de Victor Hugo, sont ainsi des poètes de la vérité. Et je signale encore Les Femmes du père Lefèvre comme une de ces fantaisies charmantes, faites strictement de réalités, allumées par la flamme même de l’observation et de l’analyse.

La dernière nouvelle, le Journal de M. Mure, nous ramène à l’analyse sévère. Le sujet est encore des plus simples, car il s’agit ici d’une étude psychologique et physiologique. M. Mure, un magistrat de petite ville, a vu grandir Hélène, la fille du capitaine Derval. Il a été peu à peu envahi d’un amour inconscient, qu’il ne s’avouera jamais d’une façon nette ; et toute sa vie va se passer à ne pas posséder cette femme, que d’autres posséderont devant lui, indéfiniment. D’abord, il la marie à un substitut imbécile, M. Moreau ; ensuite, il a la douleur de la voir s’enfuir en compagnie d’un M. de Vandeuilles, avec qui elle va se réfugier à Paris ; puis, elle tombe plus bas, jusqu’au ruisseau, il la retrouve aux bras du saltimbanque Fernand ; enfin, il la réconcilie avec son mari, il s’endort dans la joie dernière de son retour et de son triomphe, au milieu de la société de la petite ville qu’elle a scandalisée autrefois. Ce pauvre M. Mure est un avortement perpétuel. C’est comme une étude de la paternité dans l’amour. Il fait le bonheur des autres, sans jamais se satisfaire lui-même ; et là se trouve la grande originalité de l’œuvre, une analyse d’une délicatesse infinie, le plaisir de travailler à la félicité d’Hélène, attristé par la jalousie de la savoir à d’autres, toutes sortes de demi-aveux, d’abnégations et de regrets, une pudeur exquise troublée par un désir persistant, jusque dans la vieillesse, puis une résignation finale avec des contentements solitaires. Il y a là une création très personnelle.

Cette dernière nouvelle est un roman d’observation écourté, comme L’Infortune de M. Fraque. Seulement, elle est plus nue encore et d’une conception beaucoup plus large, selon moi. En ce moment, l’évolution qui se produit dans le roman semble le porter surtout à cette simplicité de la vie quotidienne, à l’étude de l’avortement humain, si magnifiquement analysé par Gustave Flaubert dans L’Éducation sentimentale. C’est une réaction fatale contre les exagérations passionnées du romantisme ; on se jette dans le train banal de l’existence, on montre le vide et le triste de toutes choses, pour protester contre les apothéoses creuses et les grands sentiments faux des œuvres romantiques. Cela est excellent, car c’est par là que nous retournons à un art simple et vrai, à des sentiments humains et à une langue logique. Je parle ici de méthode, de voie bonne et mauvaise, en sous-entendant toujours la question du tempérament.

Voilà donc le livre de M. Paul Alexis. On va le classer d’un mot : c’est l’œuvre d’un jeune naturaliste, d’un de ces affreux naturalistes qui ne respectent rien et qui se copient les uns les autres. La critique courante, dans sa hâte et son insouciance du juste et du vrai, répète ainsi des jugements tout faits, radicalement faux. La vérité est que les quelques jeunes romanciers que l’on croit écraser sous l’épithète commune de naturalistes, ont précisément les tempéraments les plus opposés qu’on puisse voir : pas un n’apporte la même personnalité, pas un ne regarde l’humanité sous le même angle, et l’on en fait des disciples fervents d’une même religion, avec cette belle inintelligence qui distingue notre triste critique actuelle. Un jour, sans doute, j’étudierai ces romanciers pour marquer leur dissemblance, car depuis longtemps j’enrage de voir le gâchis des jugements qu’on porte sur eux. Mais, à cette heure, il ne s’agit que de l’auteur de la Fin de Lucie Pellegrin. M. Alexis est avant tout un sensitif. Chez lui, l’analyse procède par la sensation. Il a besoin de voir pour savoir, d’être remué pour peindre. Son livre entier est fait de souvenirs. Il conte des histoires qui se sont passées autour de lui, en les modifiant à peine. Évidemment, il lui faut travailler sur la nature, il ne dissèque bien que les gens qu’il a connus et fréquentés ; alors, il arrive à des nuances très fines, très délicates. Je ne crois pas qu’il mette jamais debout de grandes figures typiques, tirées de son cerveau ; mais il emploiera avec une véritable puissance de pénétration les documents que la vie lui fournira. Ajoutez qu’il est artiste, j’entends homme de style et de symétrie latine. Le travail a beau lui être pénible, il ne peut lâcher complètement sa phrase, et il renonce difficilement à un effet. Dans le Journal de M. Mure, la dernière nouvelle écrite, la plus large de conception et de facture, il y a un art très compliqué d’arrangement, sous l’apparente confusion de ces notes courtes ou longues, jetées sur le papier à toutes les heures et à toutes les dates. Comme je l’ai dit, ce n’est plus de la composition, c’est du classement. Mais le tempérament de l’écrivain ne s’en affirme pas moins par la sensation très vive des faits et la mise en œuvre des observations recueillies.

Il faut que M. Paul Alexis fasse un roman, car il étouffe dans la nouvelle, il a le souffle des œuvres vastes. Les crudités et les cruautés d’analyse de son premier livre fâcheront peut-être beaucoup de monde ; mais je suis certain que tous sentiront là des reins solides et une originalité qui s’impose déjà avec puissance.

Les documents humains

Dans l’étude que j’ai consacrée au remarquable roman de M. Huysmans : les Sœurs Vatard, j’ai écrit cette phrase : « On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénouement ; l’analyse d’une année d’existence, l’histoire d’une passion, la biographie d’un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées. » Certes, je ne me doutais guère que cette phrase allait scandaliser beaucoup de mes confrères. Les uns se sont fâchés, les autres se sont moqués ; tous m’ont accusé de nier l’imagination, de tuer l’invention, de poser comme une règle que le roman doit être banal et vulgaire.

Ce qui me stupéfie toujours, c’est la façon dont on me lit. Depuis plus de dix ans, je répète les mêmes choses, et je dois vraiment m’exprimer bien mal, car ils sont encore rares ceux qui consentent à lire « blanc » quand j’ai écrit « blanc ». Quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent s’obstinent à lire « noir ». Je ne prononcerai pas les gros mots de bêtise et de mauvaise foi. Mettons qu’il y ait là un phénomène de la vue.

Par exemple, dit-on assez de sottises sur ce pauvre naturalisme ? Si je réunissais tout ce qu’on publie sur la question, j’élèverais un monument à l’imbécillité humaine. Écoutez tout ce monde : « Ah ! oui, les naturalistes, ces gens qui ont des mains sales, qui veulent que tous les romans soient écrits en argot et qui choisissent de parti pris les sujets les plus dégoûtants, dans les basses classes et dans les mauvais lieux. » Mais pas du tout, vous mentez ! Vous faites misérablement du naturalisme une question de rhétorique, lorsque je me suis toujours efforcé d’en faire une question de méthode. J’ai appelé naturalisme le large mouvement analytique et expérimental qui est parti du dix-huitième siècle et qui s’élargit si magnifiquement dans le nôtre. Il est stupide de prétendre que je rétrécis l’horizon, que je relègue la littérature dans nos faubourgs, que je la réduis à l’ordure de la langue, lorsque au contraire je montre le domaine littéraire s’étendant de plus en plus, se confondant avec le domaine des sciences.

L’Assommoir, toujours L’Assommoir ! On veut faire de ce livre je ne sais quel Évangile absurde. Eh ! j’ai écrit dix romans avant celui-là, j’en écrirai dix autres. J’ai pris pour sujet la société tout entière ; j’ai promené déjà mes personnages dans vingt mondes différents, jusque dans le monde du rêve. Ne dites donc pas que j’ai l’idiote prétention de ne peindre que le ruisseau. Ayez des yeux, voyez clair. Cela ne demande pas même de l’intelligence ; il suffit de constater des faits. Et surtout ne m’accusez pas d’inventer une religion littéraire, parce que ce n’est pas vrai, parce que je suis simplement un critique étudiant son époque, remontant jusqu’au siècle dernier pour chercher les sources de Balzac, et descendant jusqu’à nos jours pour dire où en est le mouvement que l’auteur de la Comédie humaine a déterminé dans notre littérature. Toute ma besogne est là. Le naturalisme ne m’appartient pas, il appartient au siècle. Il agit dans la société, dans les sciences, dans les lettres et les arts, dans la politique. Il est la force de notre âge.

Me suis-je fait comprendre, cette fois ? Enfermera-t-on encore le naturalisme dans les quatre murs du lavoir de l’Ambigu ? À la fin, c’est irritant.

Je me fâche, et j’ai tort. Je reviens à l’imagination dans le roman. L’idée que le roman tend à devenir une simple monographie, une page d’existence, le récit d’un fait unique, a paru monstrueuse et révolutionnaire. Il faut en vérité que nos conteurs, avec les complications de leurs histoires à dormir debout, aient bien troublé les cervelles. Sans remonter à La Nouvelle Éloïse, à Werther, à René, qui ne sont que des analyses d’un fait psychologique, je citerai surtout MM. de Goncourt, dont Manette Salomon et Madame Gervaisais, deux romans publiés il y a dix ans, n’offrent aucun intérêt d’intrigue et vivent uniquement de l’étude d’un milieu ou d’un personnage. Précisément, M. Edmond de Goncourt va publier une œuvre nouvelle : Les Frères Zemganno. C’est l’histoire de deux clowns. D’ailleurs, pour qu’on ne me soupçonne pas d’analyser le livre à mon point de vue, je préfère en prendre le compte rendu dans un charmant article que M. Alphonse Daudet vient de publier.

« La trame, dit-il, en est simple : une existence toute vouée à l’art et à l’amitié. L’aîné devenu à la fois le père et le maître du plus jeune. La vie s’agrandissant, des tours nouveaux qui étonnent Paris, la fortune, presque la gloire. Puis, un jour, la rancune d’une écuyère faisant rater le tour et jetant sur le sable du cirque le plus jeune frère, les cuisses brisées, et l’aîné, non sans regret et sans amertume, renonçant à l’art et jurant à l’infirme, pour apaiser ses inquiétudes maladives, que, ni avec un autre ni tout seul, plus jamais il ne travaillerait… Pas de dénouement d’ailleurs : ces réalités n’en ont guère. »

Voilà qui est excellemment résumé. Je n’ai pas dit autre chose pour Les Sœurs Vatard, de M. Huysmans. J’avoue même, aujourd’hui, que je songeais aux œuvres de MM. de Goncourt, en écrivant ma phrase sur les tendances que les romanciers paraissent avoir à simplifier de plus en plus l’intrigue, à supprimer les coups de théâtre des dénouements, à ne donner aux lecteurs que leurs notes sur la vie, sans les relier par un arrangement quelconque. Personnellement, j’ajouterai que je suis pour les études plus complètes, embrassant des ensembles de documents humains plus vastes ; sans conclure, on peut, selon moi, épuiser une matière. Je ne faisais donc que constater un fait. Et, par suite de cet étrange phénomène de la vue dont j’ai parlé, voilà qu’on a lu en toutes lettres dans mon article que je voulais supprimer l’imagination et faire de la banalité la règle des romans.

Il faudrait s’entendre, avant tout, sur les mots d’imagination et de banalité. Certes, oui, je repousse l’imagination, si l’on entend par là l’invention des faiseurs de romans-feuilletons, que ces faiseurs aient même le génie du genre, et qu’ils s’appellent Alexandre Dumas et Eugène Sue. Rien n’est plus monotone, en somme, que leurs aventures. Ils ont une ou deux douzaines de combinaisons dramatiques qui reviennent toujours. C’est un théâtre mécanique dont ils tournent la manivelle dans la coulisse ; les mêmes personnages reparaissent périodiquement, sous d’autres noms et sous d’autres costumes. Je ne parle pas du néant de tout cela. Au fond de ces longs récits, il n’y a que du vide. On les lit comme on joue au tonneau, pour tuer une heure.

L’imagination, la faculté d’imaginer n’est pas toute là. Elle n’a là qu’un emploi très grossier. Inventer un conte de toutes pièces, le pousser jusqu’aux dernières limites de la vraisemblance, intéresser par des complications incroyables, rien de plus aisé, rien de plus à la portée de tout le monde. Prenez au contraire des faits vrais que vous avez observés autour de vous, classez-les d’après un ordre logique, comblez les trous par l’intuition, obtenez ce merveilleux résultat de donner la vie à des documents humains, une vie propre et complète, adaptée à un milieu, et vous aurez exercé dans un ordre supérieur vos facultés d’imaginer. Eh bien ! notre roman naturaliste est justement le produit de ce classement des notes et de l’intuition qui les complète. Voyez, dans Balzac, La Femme de trente ans et Eugénie Grandet. Un romancier quelconque aurait pu signer La Femme de trente ans, tandis qu’il fallait un romancier naturaliste pour écrire Eugénie Grandet. C’est que le premier de ces romans est inventé, tandis que l’autre est vu et deviné.

Je passe au reproche de la banalité. C’est d’abord ici une question d’appréciation. Il est difficile de spécifier ce qui est banal. On répondra que ce qu’on voit tous les jours est banal ; et si, en le voyant tous les jours, on ne l’a jamais regardé, et si on en tire des vérités superbes et inconnues C’est l’histoire même du grand mouvement scientifique au dix-huitième siècle. Personne ne s’était avisé d’analyser l’air, parce que l’air était banal ; Gay-Lussac l’analysa et fonda la chimie moderne. Nous sommes donc accusés de banalité, parce que nous reprenons l’étude de la vérité au commencement, à la nature et à l’homme. Mais il y a ensuite la question de la forme. Dire, bon Dieu ! que des gens ont accusé M. Huysmans d’être banal ! Et il y a en lui un poète outré, un coloriste de l’école hollandaise lâché en pleine débauche de tons violents. C’est même là ce que je lui reproche. Si celui-là est banal comme écrivain, ce seront donc les romanciers de la Revue des Deux Mondes qu’on accusera de faire des orgies de style. Hélas ! non, le roman naturaliste contemporain n’est pas banal ; il ne l’est pas assez, et je m’en suis même plaint ; mais on ne m’a pas compris, comme d’habitude. L’idée que je pouvais être un classique a fait beaucoup rire.

Je voudrais pourtant qu’on cessât de me prêter des opinions qui ne sont pas les miennes. Je n’érige pas la banalité en règle, je ne refuse pas l’imagination, surtout la déduction, qui en est la forme la plus élevée et la plus forte. C’est comme l’horreur de la poésie qu’on me prête ; ai-je jamais écrit deux lignes qui aient la bêtise de réclamer la suppression des poètes ? Où et quand m’a-t-on surpris en train de boucher le ciel de la fantaisie, de nier chez l’homme le besoin de mentir, d’idéaliser, d’échapper au réel. J’accepte tout l’homme, seulement je l’explique par la science. J’ai dit vingt fois qu’il me déplaisait d’être trompé, pas davantage.

Vous êtes un fantaisiste au théâtre, un poète, faites-moi des féeries, j’y prendrai le plus grand plaisir. Mais si, dans un drame, dans une comédie, vous prétendez me donner des hommes et que vos hommes soient des pantins, je me fâche. De mêmes dans le roman ; écrivez franchement des poèmes, si vous éprouvez un jour le besoin d’idéaliser ; ne me donnez pas des histoires grotesques et impossibles, en voulant me faire croire que cela s’est passé ainsi. Pas d’œuvres bâtardes et hypocrites, voilà tout. Pas de mélange inacceptable, pas de monstres moitié réels et moitié fabuleux ; pas de prétention à conclure sur des mensonges, dans une pensée morale et patriotique. Ou vous êtes un observateur qui rassemblez des documents humains, ou vous êtes un poète qui me contez vos rêves, et je ne vous demande que du génie pour vous admirer. J’ajoute que l’évolution contemporaine s’opère évidemment en faveur de l’observateur, du romancier naturaliste, et j’explique cela par des raisons sociales et scientifiques. Mais j’accepte tout, je suis heureux de tout, parce que j’aime la vie en savant qui la note au jour le jour. Ainsi ; par exemple, M. Edmond de Goncourt, dans Les Frères Zemganno, a eu le caprice original de sortir de la réalité immédiate pour entrer dans le domaine du rêve. Après le roman technique de La Fille Élisa, il a voulu montrer qu’il pouvait échapper à l’observation exacte. Son nouveau livre est de la psychologie poétique, si l’on me permet ce terme. Eh bien ! rien de mieux, j’approuve cette tentative. Il sera curieux de savoir comment l’un des auteurs de Germinie Lacerteux pense et écrit en prose de poète. Les bourgeois honnêtes que La Fille Élisa a effarés, verront que, lorsque nous le voulons, nous faisons pleurer les femmes et rêver les jeunes filles. Est-ce que l’ignoble auteur de L’Assommoir n’a pas écrit la deuxième partie de La Faute de l’abbé Mouret, une idylle adamique, une sorte de symbole, des amours idéales dans un jardin qui n’existe pas ?

Il y a bientôt quatorze ans, en 1865, j’ai été le seul critique qui ait osé appeler Germinie Lacerteux un chef-d’œuvre. Aujourd’hui, j’annonce la prochaine apparition des Frères Zemganno comme le grand événement littéraire de la saison. Mais je ne veux pas qu’on se serve de ce dernier livre pour attaquer le premier. Je vais plus loin. Qu’on lise Les Frères Zemganno et Les Soeurs Vatard : il n’y a entre ces deux productions que la différence de l’œuvre d’un maître à l’œuvre d’un débutant. Je les aime parce qu’elles partent toutes deux de la même méthode littéraire : l’une dans le rêve, l’autre dans la réalité, et qu’elles ont toutes deux la vie du style.

Les frères Zemganno

I. La préface

Je m’arrêterai d’abord à la préface dont l’auteur a fait précéder son œuvre. Cette préface, qui a l’importance d’un manifeste, est excellente. Seulement, comme elle m’a paru un peu succincte, je vais me permettre de la commenter ici. Je veux, en développant les idées qu’elle contient, éviter que le public donne aux opinions exprimées par M. de Goncourt un sens qui n’a jamais été certainement dans sa pensée.

La thèse soutenue par l’auteur est que le triomphe décisif de la formule naturaliste aura lieu lorsqu’on appliquera cette formule à l’étude des hautes classes de la société. Je cite : « On peut publier des Assommoirs et des Germinie Lacerteux, et agiter, et remuer, et passionner une partie du public. Oui ; mais pour moi les succès de ces livres ne sont que de brillants combats d’avant-garde, et la grande bataille qui décidera de la victoire du réalisme, du naturalisme, de l’étude d’après nature en littérature, ne se livrera pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi. Le jour où l’analyse cruelle que mon ami M. Zola et peut-être moi-même avons apportée dans la peinture du bas de la société sera reprise par un écrivain de talent, et employée à la reproduction des hommes et des femmes du monde, dans des milieux d’éducation et de distinction, — ce jour-là seulement, le classicisme et sa queue seront tués. »

On ne saurait mieux dire. J’ai exprimé ces idées cent fois. Je me suis exténué à répéter que le naturalisme était une formule, et non une rhétorique, qu’il ne consistait pas dans une certaine langue, mais dans la méthode scientifique appliquée aux milieux et aux personnages. Dès lors, il devient évident que le naturalisme ne tient pas au choix des sujets ; de même que le savant applique sa loupe d’observateur sur la rose comme sur l’ortie, le romancier naturaliste a pour champ d’observation la société entière, depuis le salon jusqu’au bouge. Les imbéciles seuls 1’ont du naturalisme la rhétorique de l’égout. M. Edmond de Goncourt exprime d’une façon excellente cette pensée très fine que, pour un certain public prévenu, léger, inintelligent si l’on veut, la formule naturaliste ne sera acceptée que lorsque ce public s’apercevra, par des exemples, qu’il s’agit d’une formule, d’une méthode générale, s’appliquant aussi bien aux duchesses qu’aux filles.

Du reste, M. de Goncourt complète et explique sa pensée, en ajoutant que le naturalisme « n’a pas en effet l’unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde aussi, lui, pour définir dans de l’écriture artiste ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches ; mais cela, en une étude appliquée, rigoureuse, et non conventionnelle et non imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces dernières années, de la laideur. »

Voilà qui est très net. On affecte de ne voir que nos brutalités, on feint d’être convaincu que nous nous enfermons dans l’horrible, et c’est là une tactique d’adversaires de mauvaise foi. Nous voulons le monde entier, nous entendons soumettre à notre analyse la beauté comme la laideur. J’ajouterai que M. de Goncourt aurait pu être un peu moins modeste pour nous. Pourquoi semble-t-il laisser croire que nous avons peint uniquement la laideur ? Pourquoi ne nous montre-t-il pas menant la même besogne dans tous les milieux, dans toutes les classes à la fois ? Nos adversaires seuls jouent ce vilain jeu de ne parler que des Germinie Lacerteux et des Assommoirs, en faisant le silence sur nos autres œuvres. Il faut protester, il faut montrer l’ensemble de nos efforts. Je ne parlerai pas de moi, je ne rappellerai pas que j’ai entrepris, dans une série de romans, le tableau de toute une époque ; je ne ferai pas remarquer que L’Assommoir restera comme une note unique, au milieu de vingt autres volumes, et je me contenterai de citer La Curée, où j’ai déjà tâché de peindre un petit coin de ce qui est « joli » et de ce qui « sent bon ». Mais j’insisterai sur le cas de M. de Goncourt lui-même, et j’aurai de l’ambition pour lui, je le montrerai écrivant Renée Mauperin après Germinie Lacerteux, abordant les classes d’en haut après le peuple, et laissant un chef-d’œuvre après un chef-d’œuvre.

Quelle étude exquise et profonde que cette Renée Mauperin ! Nous ne sommes plus dans les rudesses et les sauvageries populaires. Nous montons dans la bourgeoisie, et le milieu se complique terriblement. Je sais bien que ce n’est pas encore l’aristocratie ; mais c’est en tout cas « un milieu d’éducation et de distinction ». À cette heure, les classes sont tellement mêlées, l’aristocratie pure tient une place si restreinte dans la machine sociale, que l’étude en est d’un intérêt assez médiocre. M. de Goncourt, lorsqu’il réclame « les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches », parle évidemment de ce monde parisien si bariolé, si élégant, si moderne. Eh bien ! il a déjà donné une face de ce monde parisien, lorsqu’il a publié Renée Mauperin, il y a quatorze ans. On trouve là tout ce que sa modestie trop grande demande aux écrivains de talent qui viendront après lui. Pourquoi donc vouloir rester l’auteur de La Fille Élisa et de Germinie Lacerteux, lorsqu’on a écrit Renée Mauperin et Manette Salomon, cet autre chef-d’œuvre de grâce nerveuse et fière ?

Il est vrai qu’il faut s’entendre. M. de Goncourt a laissé un point obscur, qu’il est nécessaire de bien établir. Il demande « une étude appliquée, rigoureuse, et non conventionnelle et non imaginative de la beauté » ; et plus loin il ajoute que les documents humains font seuls les bons livres, « les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes » ; opinion que je défends depuis des années. Voilà l’outil, la formule naturaliste que nous appliquons à tous les milieux et à tous les personnages. Dès lors, le terrible est que nous arrivons tout de suite à la bête humaine, sous l’habit noir comme sous la blouse. Voyez Germinie Lacerteux, l’analyse y est cruelle, car elle met à nu des plaies affreuses. Mais portez la même analyse dans une classe élevée, dans des milieux d’éducation et de distinction ; si vous dites tout, si vous allez au-delà de l’épiderme, si vous exposez la nudité de l’homme et de la femme, votre analyse sera aussi cruelle là que dans le peuple, car il n’y aura qu’un changement de décor et des hypocrisies en plus. Lorsque M. de Goncourt voudra peindre un salon parisien et dira la vérité, il aura certainement de jolies descriptions à faire, des toilettes, des fleurs, des politesses, des finesses, des nuances à l’infini ; seulement, s’il déshabille ses personnages, s’il passe du salon à la chambre à coucher, s’il entre dans l’intimité, dans la vie privée et cachée de chaque jour, il lui faudra disséquer des monstruosités d’autant plus abominables qu’elles auront poussé dans un terreau plus cultivé.

Et, d’ailleurs, est-ce que Renée Mauperin n’est pas une preuve de ce que j’avance ? Rappelez-vous Henri Mauperin, ce jeune homme si correct, si parfaitement élevé, qui commence par coucher avec la mère pour se faire donner la fille ; c’est un monstre. Et cette fille qui sait tout, et cette mère, cette madame Bourjot qui ne veut pas vieillir et qui se cramponne à son adultère Tout cela est beaucoup plus sale que les débordements instinctifs et désespérés de Germinie Lacerteux, cette pauvre fille malade qui meurt du besoin d’aimer. Pourtant, M. de Goncourt a prodigué les teintes délicates dans Renée Mauperin ; le milieu est luxueux, il sent bon ; les personnages sont bien mis, ils ne parlent pas argot et ils gardent toutes les convenances.

Voilà donc ce qu’il faut constater : notre analyse reste toujours cruelle, parce que notre analyse va jusqu’au fond du cadavre humain. En haut, en bas nous nous heurtons à la brute. Certes, il y a des voiles plus ou moins nombreux ; mais quand nous les avons décrits les uns après les autres, et que nous levons le dernier, on voit toujours derrière plus d’ordures que de fleurs. C’est pour cela que nos livres sont si noirs, si sévères. Nous ne cherchons pas ce qui est répugnant, nous le trouvons ; et si nous voulons le cacher, il faut mentir, ou tout au moins rester incomplet. Le jour où M. de Goncourt aura le caprice d’écrire un roman sur le grand monde où tout sera joli, où tout sentira bon, ce jour-là il devra se contenter de légers tableaux parisiens, d’esquisses de surface, d’observations prises entre deux portes. S’il descend dans la psychologie et dans la physiologie des personnages, s’il va plus loin que les dentelles et les bijoux, eh bien ! il écrira une œuvre qui empoisonnera les lecteurs délicats et qu’ils traiteront d’affreux mensonges, car rien ne semble moins vrai que la vérité, à mesure qu’on la cherche dans des classes plus élevées.

Une autre remarque de M. de Goncourt m’a beaucoup frappé. Il explique comment un homme du peuple est plus facile à étudier et à peindre qu’un gentilhomme. Cela est très juste. L’homme du peuple se livre tout de suite, tandis que le monsieur bien élevé se cache sous le masque épais de l’éducation. Puis, on peut marquer l’homme du peuple d’un trait plus fort ; cela est amusant comme métier, on obtient des silhouettes vigoureuses, de violentes oppositions de noir et de blanc. Mais je n’admets pas qu’il y ait plus de mérite à laisser un chef-d’œuvre sur le peuple qu’un chef-d’œuvre sur l’aristocratie. L’œuvre ne se juge pas au sujet, mais au talent de l’écrivain. Quant à savoir si le modèle pose mieux ou offre plus de ressources, c’est là une question secondaire ; il faut simplement que le modèle soit rendu avec génie. M. de Goncourt parle de la difficulté qu’on éprouve à saisir dans sa vérité le Parisien et la Parisienne ; mais il y a une difficulté tout aussi grande à saisir le paysan. Je connais des livres très étudiés sur Paris, tandis qu’on trouve à peine çà et là quelques notes justes sur les campagnes. Tout est à étudier, voilà la vérité.

Enfin, j’arrive à la phrase capitale de la préface. M. de Goncourt explique pourquoi il a pris la parole, en disant : « Cette préface a pour but de dire aux jeunes que le succès du réalisme est là (dans la peinture des classes d’en haut), seulement là, et non plusdans le canaille littéraire, épuisé à l’heure qu’il est par leurs devanciers. » Je suis tout à fait du même avis ; seulement, je demande à commenter la phrase comme je la comprends.

Évidemment, M. de Goncourt n’a pu dire que le peuple était désormais une matière épuisée, parce qu’il a écrit Germinie Lacerteux. Cela serait outrecuidant et faux. On n’épuise pas du premier coup un champ d’observations aussi vaste que le peuple. Comment ! nous avons donné droit de cité au peuple dans le domaine littéraire, et derrière nous, tout de suite, il n’y aurait plus rien à dire sur lui ! Mais nous avons pu nous tromper, mais en tout cas nous n’avons pas tout vu !

Aussi M. de Goncourt ne parle-t-il que du « canaille littéraire ». Je ne comprends pas bien cette expression, je ne l’accepte pas pour mon compte. Elle ajoute une idée de « chic », une allure à la Gavarni aux vérités poignantes du pavé parisien, qui me paraît rapetisser beaucoup l’enquête moderne et en faire un bibelot d’étagère. Pour moi, Germinie Lacerteux n’est pas du « canaille littéraire » ; c’est de l’humanité saignante et superbe. Je veux donc croire que, par cette expression de « canaille littéraire », M. de Goncourt entend désigner une certaine rhétorique où les mots crus sont de rigueur. Dès lors, je suis de son avis, je supplie les jeunes romanciers de se dégager de toutes les rhétoriques. La formule naturaliste est indépendante du style de l’écrivain, comme elle est indépendante des sujets choisis. Elle n’est, je le dis une fois encore, que la méthode scientifique appliquée dans les lettres.

Je reprends la conclusion de M. de Goncourt et je dis aux jeunes romanciers que le succès de la formule n’est pas en effet dans l’imitation des procédés littéraires de leurs devanciers, mais dans l’application à tous les sujets de la méthode scientifique du siècle. J’ajoute qu’il n’y a pas de sujets épuisés, que les procédés littéraires seuls s’épuisent. M. de Goncourt, avec raison, ne veut pas d’élèves. Mais qu’il se rassure, il n’en aura pas ; je veux dire que les simples imitateurs mourront vite, tandis que les nouveaux venus, qui appointent un tempérament, se dégageront bientôt de certains ressouvenirs fatals. Il ne faut pas juger définitivement des écrivains sur leurs débuts ; il est préférable de les aider à affirmer leur originalité, que la foule ne voit pas, mais qui souvent est très réelle. Nous ne voulons plus de maîtres, nous ne voulons plus d’école. Ce qui nous groupe, c’est une méthode commune d’observation et d’expérience. Je vais plus loin, je supplie les jeunes romanciers de faire une réaction contre nous. Qu’ils nous laissent patauger dans « l’écriture artiste », selon l’heureuse expression de M. de Goncourt, et qu’ils tâchent d’avoir un style fort, solide, simple, humain. Tous nos marivaudages, toutes nos quintessences de forme ne valent pas un mot juste mis en sa place. Voilà ce que je sens, et voilà ce que je voudrais, si je le pouvais. Mais j’ai grand peur d’avoir trop trempé, pour ma part, dans la mixture romantique ; je suis né trop tôt. Si j’ai parfois des colères contre le romantisme, c’est que je le hais pour toute la fausse éducation littéraire qu’il m’a donnée. J’en suis, et j’en enrage.

Je reviens à M. de Goncourt, et je trouve justement, dans Les Frères Zemganno, une dernière preuve de la nécessité de mentir, lorsqu’on veut se consoler et consoler les autres. Il dit que son nouveau roman est une tentative « dans une réalité poétique » ; et il ajoute : « Cette année, je me suis trouvé dans une de ces heures de la vie, vieillissantes, maladives, lâches devant le travail poignant et angoisseux de mes autres livres, en un état de l’âme où la vérité trop vraie m’était antipathique à moi aussi ! — et j’ai fait cette fois de l’imagination dans du rêve mêlé à du souvenir. » C’est là ce que j’aurais pu écrire moi-même en tête de La Faute de l’abbé Mouret. Chacun a de ces heures lâches dans sa vie d’écrivain. Je souhaite que M. de Goncourt écrive le roman mondain qu’il annonce. Il ne décidera pas par là la victoire du naturalisme, car cette victoire il l’a déjà gagnée, et un des premiers, dans toutes les classes. Même il se trompe, s’il croit qu’il gagnera des sympathies en portant son scalpel dans des organismes plus compliqués et d’une corruption plus savante. On l’accusera simplement d’insulter l’aristocratie comme on nous a accusés d’avoir insulté le peuple. Ou bien c’est qu’il aura fait de l’imagination dans du rêve.

Quant à moi, je ne souhaite plus qu’un triomphe pour le naturalisme, la réaction contre nos procédés littéraires. Quand on aura mis de côté nos phrases qui compromettent la formule scientifique, quand on appliquera cette formule à l’étude de tous les milieux et de tous les personnages, sans le tralala de notre queue romantique, on écrira des œuvres vraies, solides et durables.

II. Le livre

Voici d’abord le sujet, brièvement.

Deux frères, Gianni et Nello, grandissent dans une troupe de saltimbanques dont leur père, l’Italien Bescapé, est le directeur, et qui bat les villages et les petites villes de France. La mère, une Bohémienne, meurt la première, dans le regret de sa race et de son pays. Le père, à son tour, s’en va. Alors, les deux frères, pris d’ambition, vendent leur matériel roulant, courent quelques années l’Angleterre, où ils sont engagés comme clowns dans plusieurs cirques. Puis, ils finissent par revenir débuter au cirque de Paris, le but de leurs secrets désirs. Gianni, depuis longtemps, cherche un tour qui doit rendre leur nom célèbre. Il le trouve enfin, ils vont l’exécuter pour la première fois devant le public, lorsqu’une écuyère, dédaignée par Nello, se venge en faisant faire à celui-ci une chute affreuse. Il se casse les deux jambes, il ne peut plus travailler, et Gianni le voit tellement souffrir d’une étrange jalousie, lorsque lui-même touche un trapèze, qu’il renonce de son côté à son art. C’est le dénouement.

Dernièrement, lorsque j’ai constaté que le roman contemporain tendait à simplifier de plus en plus l’action, à se contenter d’un fait, en dehors des imaginations compliquées de nos conteurs, on s’est moqué et l’on m’a même injurié, comme il sied quand on s’adresse à ma personne, en disant que si je voulais supprimer l’invention dans le roman, c’était que je manquais d’invention dans mes œuvres. D’abord je n’ai pas la sottise de vouloir supprimer quelque chose, je ne suis qu’un critique dont l’unique besogne est de dresser des procès-verbaux. Ensuite, je parlais sur des preuves. Voici, par exemple, Les Frères Zemganno, qui m’apportent une preuve très caractéristique.

Remarquez que M. de Goncourt, cette fois, ne s’est pas enfermé dans une analyse strictement exacte. Comme il le dit lui-même, il a fait « de l’imagination dans du rêve mêlé à du souvenir ». Puisqu’on nous demande de l’imagination, en voici. Seulement, voyons un peu ce que devient l’imagination entre les mains d’un romancier naturaliste, le jour où il a le caprice de ne pas serrer de si près la réalité. Évidemment, M. de Goncourt n’a pas exercé cette imagination dans les faits. Il est impossible de charpenter un drame plus simple. Il n’y a là qu’une péripétie, la vengeance de l’écuyère, substituant un tonneau de bois au tonneau de toile que Nello doit traverser, et amenant ainsi sa chute. Et encore cette péripétie ne tient-elle qu’une toute petite place dans le volume. On sent que l’auteur en a eu besoin, mais qu’il la dédaigne. Il passe vivement, et il prolonge le dénouement ; il s’attarde sur la situation obtenue, dès que Niella est blessé. Donc, lorsque M. de Goncourt parle d’imagination, il n’entend pas ce que la critique courante entend par ce mot, l’imagination à l’Alexandre Dumas et à l’Eugène Sue ; il entend un arrangement poétique particulier, une rêverie personnelle, faite en face du vrai, mais basée quand même sur le vrai.

Rien de plus typique, je le répète, que Les Frères Zemganno à ce point de vue. Tous les faits qui s’y passent sont des faits scrupuleusement pris dans la réalité. L’auteur n’invente pas une intrigue ; l’histoire la plus banale lui suffit pour mettre debout ses héros ; les personnages secondaires se mêlent à peine à l’action : c’est une matière à analyse qu’il lui faut, et non les éléments symétriques et opposés d’un drame. Seulement, quand il a devant lui cette matière à analyse, quand il possède la somme voulue de documents humains, il lâche la bride à son rêve, il bâtit sur ces documents le poème qui lui plaît. En un mot, la besogne de l’imagination n’est pas ici dans les événements, dans les personnages, mais dans l’analyse déviée et symbolisée des événements et des personnages.

Ainsi, il est évident que Gianni et Nello ne font rien que des clowns ne pourraient faire. Ils sont construits d’après des documents exacts. Mais ils s’idéalisent, ils tournent au symbole. Dans leur milieu, d’ordinaire, les choses ne se passent point avec un raffinement de sensations pareil. Ce sont là des esprits trop fins, dans des corps trop forts. M. de Goncourt a enlevé ces clowns de la matérialité des exercices violents, pour les mettre dans une sensibilité nerveuse exquise. Remarquez que je ne nie point la réalité de l’histoire ; des brutes pourraient avoir ces aventures et ressentir ces sensations ; seulement, des brutes les sentiraient autrement, plus confusément. En un mot, en lisant Les Frères Zemganno, on entend tout de suite que l’œuvre ne sonne pas la vérité exacte ; elle sonne la vérité transformée par l’imagination de l’auteur.

Ce que je dis pour les deux principaux personnages, je pourrais le dire pour les personnages moins importants. Je le dirais aussi pour les milieux. Ces êtres et ces choses tiennent à la réalité par leur base, mais ils s’affinent ensuite ; ils entrent dans ce que M. de Goncourt a très heureusement nommé « une réalité poétique ». Il faut donc, je le répète encore, faire une différence profonde entre l’imagination des conteurs, qui bouleverse les faits, et l’imagination des romanciers naturalistes, qui part des faits. C’est là de la réalité poétique, c’est-à-dire de la réalité acceptée, puis traitée en poème.

Certes, cette imagination-là, nous ne la condamnons pas. Elle est une échappée fatale, un délassement aux amertumes du vrai, un caprice d’écrivain que tourmentent les vérités qui lui échappent. Le naturalisme ne restreint pas l’horizon, comme on le dit faussement. Il est la nature et l’homme dans leur universalité, avec leur connu et leur inconnu. Le jour où il s’échappe de la formule scientifique, il ne fait que l’école buissonnière dans des vérités qui ne sont point démontrées.

D’ailleurs, la question de méthode domine tout. Lorsque M. de Goncourt, lorsque d’autres romanciers naturalistes surajoutent leur fantaisie au vrai, ils gardent leur méthode d’analyse, ils prolongent leur observation au delà de ce qui est. Cela devient un poème, mais cela reste une œuvre de logique. Ils avouent, en outre, que leurs pieds ne posent plus sur la terre : ils n’entendent pas donner leur œuvre comme une œuvre de vérité ; au contraire, ils avertissent le public de l’instant précis où ils entrent dans le rêve, ce qui est tout au moins de la bonne foi. Maintenant, pour revenir aux Frères Zemganno, il serait très facile d’expliquer comment cette œuvre a germé dans l’esprit de M. de Goncourt. Il a eu le besoin, à un moment de sa vie, de symboliser le lien puissant qui les a unis, son frère et lui-même, dans une intimité et une collaboration de toutes les heures. Reculant devant une autobiographie, cherchant simplement un cadre pour y mettre ses souvenirs, il s’est dit certainement que deux gymnastes, deux frères qui risquent leur vie ensemble, qui s’identifient autant dans leur chair que dans leur intelligence, matérialiseraient d’une façon puissante et originale les deux êtres fondus en un seul dont il voulait analyser les sentiments. Mais, d’un autre côté, par une délicatesse qui s’explique, il a reculé devant le milieu brutal des cirques, devant certaines laideurs et certaines monstruosités des personnages qu’il choisissait. Les Frères Zemganno sont donc là dans une idée littéraire matérialisée, puis idéalisée.

Le résultat a été une œuvre très émue et d’une étrangeté saisissante. Comme je l’ai dit, on sent bientôt qu’on n’est pas dans le monde réel ; mais, sous le caprice du symbole, il y a là toute une humanité saignante. Je signalerai les morceaux d’analyse qui m’ont frappé : l’enfance des deux frères, leur tendresse qui grandit, leur mutuelle absorption qui commence ; puis, plus tard, leurs deux corps qui ne font plus qu’un corps dans les dangers qu’ils affrontent, cette parfaite union de deux gymnastes entrant de plus en plus l’un dans l’autre, ayant une vie commune ; et enfin, lorsque Nello ne peut plus travailler, sa colère à la pensée que son frère travaillerait sans lui, sa jalousie de femme heureuse de savoir que l’être aimé n’aimera jamais ailleurs, ses exigences qui font que les frères Zemganno meurent tous les deux, du moment où l’un est mort pour le Cirque. Ce sont là les pages qui donnent à l’œuvre une vie intense, une vie vécue, en dehors de la réalité des personnages et du milieu. Le document humain est ici si touchant que sa puissance agit même sous le voile poétique.

Dans les descriptions pures, M. de Goncourt a gardé sa touche si exacte et si fine. Il y a, en ce genre, une merveille au début du livre : un paysage à l’heure où le crépuscule tombe, avec une petite ville dont les réverbères s’allument à l’horizon. Je citerai aussi la description du Cirque, le soir où Nello se casse les jambes ; le silence du public, après la chute, est superbe d’effet. Et que d’épisodes merveilleux, la mort de la Bohémienne dans la maison roulante, les représentations foraines, la soirée où Nello convalescent veut revoir le Cirque, s’asseoit aux Champs-Élysées, par une soirée pluvieuse, en face des fenêtres flambantes, puis s’en va, silencieux, sans vouloir entrer !

Tel est ce livre. Il apporte une note nouvelle dans l’œuvre de M. de Goncourt, et il restera, par son originalité et par son émotion. L’auteur en a écrit de plus nets et de plus complets, mais il a mis dans celui-ci toutes ses larmes, toutes ses tendresses, et cela suffit souvent pour rendre une œuvre immortelle.

De la moralité

Un de mes bons amis avait un roman en cours de publication dans un journal. Le rédacteur en chef le fait appeler un soir et lui parle avec indignation d’un alinéa qui devait passer dans le feuilleton du lendemain ; je ne sais plus, les amoureux s’y conduisaient mal, il y avait par là un baiser trop tendre. Mon ami, très rouge, honteux d’avoir révolté la pudeur de toute une rédaction, consentit à supprimer l’alinéa. Le lendemain, quelle ne fut pas la stupeur du brave garçon, en lisant à la troisième page du journal, dans ce numéro qu’on l’avait forcé à expurger, le compte rendu très long et très détaillé d’une abominable affaire criminelle, telle qu’une imagination romantique peut seule en rêver. Un père, après avoir eu un enfant de sa fille, l’avait fait bouillir dans une marmite, pour le mieux anéantir ; et aucune horreur n’était épargnée, ni l’histoire de l’accouplement monstrueux, ni les circonstances de l’abominable cuisine.

Eh bien ! je déclare ne pas comprendre. La question se pose ainsi : comment les journaux, si pudibonds à leur rez-de-chaussée, sont-ils si malpropres à leur troisième page ? Je n’entre pas dans la discussion littéraire de l’imagination et de la réalité, j’examine seulement un fait, je dis qu’il y a un manque absolu de logique à parler de la dignité du journal, du respect dû aux familles, si après avoir fait la police du roman, on publie sans hésitation toutes les infamies des tribunaux. Pourquoi exiger là un mensonge couleur de rose et accepter ici les férocités de l’existence ?

Depuis longtemps, je veux faire une étude, et j’ai commencé un dossier. Mon idée est simple : je coupe dans les journaux les plus répandus, ceux qui se piquent d’être lus par les mères et les filles, les épisodes épouvantables, les détails des crimes et des procès qui mettent cyniquement à nu toute l’ordure de l’homme ; puis, je me propose, un jour, lorsque j’aurai un joli petit recueil de ces saletés, de publier le dossier, en me contentant d’imprimer, après chaque extrait, le nom et la date du journal. Quand ce travail sera fait, nous verrons de quel air digne les directeurs parleront de leurs abonnés, à la moindre audace d’analyse d’un romancier moraliste.

Et croyez que mon dossier sera riche. J’ai déjà l’histoire du père et de la fille faisant cuire leur fruit incestueux ; j’ai l’aventure de la vieille femme jetée à l’eau et retirée trois fois par son meurtrier, pour le plaisir ; j’ai l’autre vieille femme tuée par deux jolis garçons, après une orgie dont l’autopsie a révélé les gaietés ; j’ai Ménesclou, avec sa chemise tachée de sang et d’autre chose ; sans compter toutes sortes d’affaires drôles, les séparations de corps, les procès en adultère, les filles enlevées. Sans doute, les journaux ne font ni les vices ni les crimes ; ils se contentent de les raconter, mais en termes si clairs, avec des périphrases qui aggravent l’obscénité un tel point, qu’ils sont vraiment bien venus de nous disputer ensuite la liberté de tout dire. Eh ! quand on a décrit, avec les raffinements du reportage, la pissotière de M. de Germiny, on n’a plus le droit d’empêcher les amoureux de nos romans de s’aimer librement sous le clair soleil !

Je sais bien ce que répondront les directeurs. Ce sont, pour la plupart, de galants hommes, aimant la gaudriole et faisant leurs farces ainsi que de simples mortels. Seulement, ils ne plaisantent pas avec l’abonné. Au fond, ils se moquent de la dignité de leur journal comme d’une guigne ; ce qu’ils désirent, c’est que l’abonné soit content, et ils lui donneraient de l’arsenic, pour peu qu’il en demandât. Mettons donc, si vous voulez, que l’inconséquence vient du public ; le public qui tolère l’égout sanglant des tribunaux, demande aux romans des petits oiseaux et des pâquerettes pour se consoler. C’est un contrat, ce qui scandalise à une place devient inoffensif à l’autre. Et, si l’on a le malheur de manquer à la consigne, on est un gredin, tonte la presse vous traîne dans le ruisseau. Bon public !

Or ; en ce moment, un procès passionne Paris. Je n’entends pas juger à mon tour les personnes mises en cause, et je ne veux même pas savoir quelle sera a décision du tribunal. Ce qui m’occupe, c’est simplement les histoires contées par les journaux, ce qu’ils impriment, le linge sale qu’ils remuent tous avec tant de complaisance. J’en parlerai comme d’un conte inventé. Admettons qu’il n’y ait personnes de coupable, ni le mari, ni la femme, ni le père. Voici simplement des phrases.

Je lis dans le Figaro : « Madame prenait son bain en présence de son père, et elle poussait des cris de joie et de contentement. » Mon cher Hennique, vous dont La Dévouée a été traitée d’œuvre ordurière, vous n’avez pas encore osé risquer cette bonne fille que la présence de son bon papa excite au point de lui faire chanter la Mère Godichon. Vous êtes pâle, mon ami, avec la guillotinade qui termine votre roman. Que n’avez-vous mis votre héroïne et son père dans la même baignoire !

Je lis encore dans le Figaro : « Un valet avait vu la jeune femme assise sur un canapé, à côté de M. X. les vêtements relevés, dans une situation inconvenante. » Bigre ! cela se corse ! Qu’en dites-vous, mon bon Alexis ? Voilà votre Lucie Pellegrin joliment enfoncée ! Une fille qui meurt de la poitrine en buvant de l’absinthe, quelle panade ! Parlez-moi d’une demoiselle qui partage ses jupons avec son père ! Fouillez cette situation, si vous voulez qu’on vous prenne votre prochain roman dans un journal honnête.

Je lis encore dans le Figaro : « Un domestique n’a-t-il pas déclaré qu’il avait vu, certain jour, M. X… entrer avec sa fille dans les cabinets d’aisance, allégation qui a motivé une enquête contradictoire sur la dimension des cabinets et la possibilité pour deux personnes de s’y tenir à la fois. » Ah ! ceci, c’est de la gourmandise ! Voilà qui vous regarde, mon brave Huysmans, vous qu’on a appelé « un artiste en ordures ». Vos fameuses « pisses de chat » des Sœurs Vatard, dont on a mené tant de tapage, ne sont que de l’eau sucrée, à côté de ces lieux d’aisance. En sentez-vous tout le bouquet ? Voyez-vous l’enquête contradictoire, les messieurs s’enfermant deux par deux, pour essayer ? Vous imaginez-vous le papa et la demoiselle installés là-dedans, à se dire des plaisanteries de bon aloi ? Du moment où les lectrices distinguées d’un journal ont eu sous les yeux ce tableau d’intérieur, je demande à ce qu’on donne vos Sœurs Vatard en prix dans les pensionnats de jeunes filles. Et vous, mes chers amis, Céard et Maupassant, vous qu’on injurie un peu moins parce que vous avez moins écrit, que pensez-vous de cet alinéa des articulations du mari, que je prends dans L’Événement : « Elle était dans un état d’animation et de désordre évident. Elle se hâtait de se déshabiller, changeait complètement de linge, et ses vêtements les plus intimes portaient les traces irrécusables de ses désordres. » Encore la chemise de Ménesclou ! Hein ! cela est honnêtement dit, mais quelle échappée de rêveries pour une lectrice vertueuse ! Pesez-moi cela : vêtements intimes, traces irrécusables. Voyez-vous un romancier poussant la description jusqu’à cet examen ? On vous le jetterait en prison. Et, à ce propos, une observation : savez-vous bien que les magistrats osent beaucoup plus que nous, les romanciers. Ils entrent dans des détails vraiment scandaleux ; et la liberté de leurs questions est telle parfois, ils analysent l’ordure si à. fond, qu’ils sont obligés de faire fermer les portes. Je sais bien que leur mission est de tout savoir et de juger. Mais la nôtre aussi est de tout savoir et de juger Entre les magistrats et les écrivains, il n’y a qu’une différence, c’est que parfois les écrivains laissent des œuvres de génie.

Ainsi donc, mes amis, il faut confesser notre impuissance : nous n’irons jamais à ce degré de vérité dans l’atroce. Les journaux qui s’indignent de nos œuvres et qui publient tout au long de pareilles histoires, estiment sans doute que nous tournons aux ; berquinades. Ajoutez qu’on est ici en plein scandale, qu’on traîne dans cette boue des personnes vivantes, connues de tous, qu’on se montrera, pendant des mois, le père et la fille accusés d’une idylle dans les cabinets d’aisance ; et vous reconnaîtrez combien nos romans sont plats, petits et naïfs, timides et incolores, de la bouillie pour les enfants au maillot. J’ai honte de cette eau pure.

N’est-ce pas mon grand ami Edmond de Goncourt qui vous conseillait, à vous les jeunes, d’étudier le monde, de porter l’observation et l’analyse dans les classes distinguées, pour faire enfin des romans propres et qui sentissent bon ? Le conseil était excellent, mais où donc est le monde ? Il n’est sans doute pas parmi les fonctionnaires et les millionnaires du procès qui se déroule. S’agit-il du monde, portes ouvertes, ou du monde, portes fermées ? Si nous sommes curieux, si nous regardons par les fentes, je soupçonne que nous verrons, dans les classes distinguées, ce que nous avons vu dans le peuple, car la bête humaine est la même partout, le vêtement seul diffère. Telle est l’opinion que j’ai soutenue autrefois, et les échos du Palais de Justice me donnent raison.

Nous autres, manants, gens de mauvaise tenue et de petite fortune, nous ne connaissons le monde que par les procès scandaleux qui éclatent, chaque hiver. Je ne parle pas des salons où nous pouvions aller ; on est en public dans les salons, on s’y tient à peu près bien. Je parle de la salle à manger, du boudoir, de l’alcôve. Or, à chaque procès, nous en apprenons de belles. Monsieur jure comme un charretier, appelle sa fille « bougresse » et la dame de compagnie « cul crotté » ; madame rencontre des messieurs dans les églises ; le beau-père est folichon et la belle-mère insupportable ; on s’allonge des claques au milieu de gros mots, on se prend aux cheveux devant les domestiques. Grand Dieu ! sommes-nous dans un taudis de la Chapelle ? Nullement, nous sommes dans le meilleur monde, un monde fréquenté par des princes.

Qu’en pense le public ? Lorsque nous placerions un juron dans la bouche d’un homme bien mis ; lorsque nous noterons une conversation ordurière, chuchotée à quelques pas des dames, dans un salon ; lorsque nous ouvrirons l’alcôve et montrerons l’adultère vautré sur des dentelles ; lorsque nous retrouverons le laquais et la prostituée sous l’habit noir et la robe de velours ; dira-t-on encore que nous mentons, haussera-t-on les épaules en affirmant que nous ne connaissons pas le monde, nous accusera-t-on de le diffamer et de le salir à plaisir ? Le monde, le voilà, quand une passion le secoue, quand un drame violent le jette en dehors de ses politesses et de ses conventions.

L’ordure est au fond. Parfois, un procès vient crever à la surface, comme un abcès. On s’étonne, on semble croire le fait exceptionnel, parce que le plus grand nombre recule devant le scandale ; mais que de femmes séparées après des scènes de violence, que de brutalités et d’obscénités ensevelies ! Un procès, c’est simplement un roman expérimental qui se déroule devant le public. Deux tempéraments sont mis en présence, et l’expérience a lieu, sous l’influence des circonstances extérieures. Voilà la vérité, un drame vrai montre brusquement au grand jour le vrai mécanisme de la vie. - FIN