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BIBLIOBUS Littérature française

De la critique - Emile Zola (1840 - 1902)

Polémiques

I. A M. Charles Bigot

On m’a signalé une étude : L’Esthétique naturaliste, que la Revue des Deux Mondes a commandée à M. Charles Bigot. J’ai donc eu la curiosité de savoir ce que M. Charles Bigot, critique lettré et consciencieux, pouvait bien dire du naturalisme, dans le temple grave de la Revue des Deux Mondes. Et je me suis mis à lire, avec toute l’attention dont je suis capable. Voici les impressions de ma lecture, telles que je les ai éprouvées.

Une déception première. Le critique débute par les plaisanteries faciles qui courent les petits journaux depuis trois ans. Certes le rire a du bon, mais encore faut-il rire à propos et pour son compte. Ensuite, j’ai été légèrement agacé, en voyant le critique reprendre les vieilles accusations, me traiter de messie, de pontife, de chef d’école, m’accabler parce que je n’ai pas apporté une religion nouvelle dans ma poche, s’écrier que le naturalisme est vieux comme le monde et se fâcher ensuite contre lui en le traitant de nouveauté incongrue. J’avoue que je suis un peu las de répondre. J’ai eu beau répéter que j’étais simplement un greffier dressant le procès-verbal du mouvement des esprits, j’ai eu beau crier bien haut qu’il n’y avait pas d’école, que je n’étais pas un chef, que j’avais horreur de toute révélation et de tout pontificat, les plaisanteries n’en continuent pas moins, la confusion reste complète, la lumière ne se fait pas sur mon compte, ni sur mon véritable rôle. Il semble qu’un mot d’ordre soit donné ; chacun refait l’article du voisin, sans tâcher de comprendre, sans avoir même la bonne foi de me citer, pour appuyer l’argumentation. Passe encore lorsque cela se passe dans les petits journaux. Mais voici la Revue des Deux Mondes qui, avec sa solennité, ouvre la bouche et laisse tomber les mêmes jugements vides, d’une inutilité et d’une insignifiance parfaites.

Comment faire comprendre à M. Charles Bigot qu’il a écrit une épaisse feuille d’impression pour ne rien dire du tout ? C’est pourtant la stricte vérité. Il part d’un terrain radicalement faux, il me donne une attitude que je n’ai pas, il me fait dire ce que je n’ai jamais dit et ne dit pas justement ce que j’ai répété vingt fois. Alors, comment veut-on qu’il fasse de la bonne besogne ? Il ne peut que piétiner sur place dans un gâchis continuel. J’ai appelé naturalisme le retour à la nature, le mouvement scientifique du siècle ; j’ai montré la méthode expérimentale portée et appliquée dans toutes les manifestations de l’intelligence humaine ; j’ai tâché d’expliquer l’évolution évidente qui se produit dans notre littérature, en établissant que désormais le sujet d’étude, l’homme métaphysique se trouve remplacé par l’homme physiologique. Tout cela est-il si difficile à comprendre, et pourquoi parler d’une religion nouvelle, lorsque précisément nous nous dégageons des religions ?

Mon agacement augmentait donc à chaque page. Imaginez que vous causez avec un sourd et que vous ne puissiez tirer de lui une parole s’appliquant à ce que vous dites. Vous lui parlez du beau temps, et il vous répond qu’il se porte bien ; vous lui demandez de ses nouvelles, et il se désole parce que la vendange ne mûrira pas cette année. C’est exactement ma situation à l’égard de M. Charles Bigot. Pas une de ses phrases ne répond aux miennes. Il s’est fait un petit naturalisme à son usage, ou plutôt il enfourche le naturalisme des plaisantins de la critique ; et le voilà parti, il chevauche tout seul. Certes, monsieur, de cette façon, nous ne nous rencontrerons jamais. Cependant, les pages succédaient aux pages, je craignais bien d’arriver au bout de l’étude, sans y rien trouver. Cela menaçait d’être un absolu néant. Et pas du tout, je suis enfin tombé sur un passage grave. M. Charles Bigot, qui venait de consacrer dix pages, et Dieu sait quelles pages compactes, à tourner autour de la question sans y entrer, à plaisanter, à se battre contre des moulins à vent, à tout confondre et à juger en l’air ses propres imaginations, M. Charles Bigot tout d’un coup arrive au terrain même de la discussion, au point décisif. Et remarquez qu’il n’a pas même l’air de s’en apercevoir, car il va escamoter ce point, lui si prolixe dans ses grâces du commencement. C’est comme par hasard qu’il s’y arrête pendant un alinéa. Un peu plus, il passait à côté du sujet complètement, et nous n’avions qu’une danse aimable exécutée autour du vide.

Je le citerai, ce qu’il ne fait pas pour moi. Après avoir accordé que les naturalistes ont eu au moins l’originalité « de mêler, dans la peinture des monstres, la physiologie à la psychologie, ou plutôt de supprimer lapsychologie au profit de la physiologie », il s’écrie : « Ce n’est pas le moment d’examiner cette grande question philosophique de l’esprit et de la matière, ni celle de la liberté et de la responsabilité humaines ; redoutables problèmes qui ne sont pas faits pour être tranchés en quelques lignes. » Mais si, monsieur, c’est au contraire le moment. Je vous en prie, arrêtez-vous. Je veux bien ne pas nous mettre sur le terrain philosophique qui n’a pas de solidité ; mais plaçons-nous sur le terrain scientifique. Et, dès lors, si vous le voulez bien, ne bougeons plus, car nous sommes ici dans la certitude.

Plus bas, je lis encore : « …Je répondrai que la physiologie doit être laissée aux physiologistes ; méfions-nous de la physiologie littéraire autant que de la musique d’amateurs. » Or, rien ne m’empêche d’écrire à mon tour : « …Je répondrai que la psychologie doit être laissée aux psychologues ; méfions-nous de la psychologie littéraire comme de la musique d’amateurs. » Je ne recommencerai pas ici mon étude ; Le Roman expérimental, à laquelle je renvoie M. Bigot. Cette fois, voudra-t-il comprendre que je ne suis pas un messie, que je me contente de chercher quelle sera, selon moi, l’influence décisive des méthodes scientifiques sur nos analyses littéraires de la nature et de l’homme. Je ne lui demande pas de penser comme moi, je le supplie simplement de ne pas dénaturer ma pensée. Qu’il attaque, mais qu’il comprenne d’abord !

Rien n’est stupéfiant, à notre âge d’enquête, comme d’entendre un homme de l’intelligence de M. Bigot écrire les lignes suivantes : « Que m’importe à moi, spectateur, que Phèdre soit ou non atteinte d’une maladie hystérique. C’est l’affaire du médecin chargé de sa santé. Ce qui me préoccupe, moi, c’est de savoir quels effets vont sortir de son amour furieux, quels ravages cet amour exercera sur sa conscience, et si l’innocent Hippolyte périra… L’artiste n’est pas un savant qui cherche les causes ; sa tâche à lui est de peindre les effets, de faire jaillir de son œuvre l’émotion, douce ou terrible… » Alors, monsieur, tenons-nous en aux romans de Ponson du Terrail. Si le domaine de la littérature n’est que dans les effets, si vous lui interdisez la recherche des causes, vous biffez d’un trait de plume toute l’analyse humaine, les conteurs nous suffisent.

Justement, nous voulons recommencer Phèdre. Vous êtes en plein dans nos ambitions, ou plutôt dans nos devoirs. Nous trouvons que le terrain métaphysique cédant la place au terrain scientifique, la littérature théologique et classique doit céder la place à la littérature naturaliste. Remarquez que cette transformation a lieu d’elle-même et que je ne fais que la constater. Il n’y a pas ici une fantaisie personnelle de chef d’école, il n’y a qu’un fait établi par un critique. Phèdre est malade, eh bien ! voyons sa maladie, démontons-la, rendons-nous en les maîtres, s’il est possible ; cela vaudra autant que de vous amuser à jouir du spectacle de cette maladie, ce qui n’est pas moral, monsieur.

Je passe le couplet patriotique de M. Charles Bigot, condamnant les peintures vraies, en laissant entendra que M. de Bismarck nous regarde. Ailleurs, j’ai déjà dit que nos défaites sont dues à notre dédain de l’esprit scientifique. Aimons la vérité, et nous vaincrons.

Je passe également la singulière tactique employée par M. Charles Bigot pour anéantir le naturalisme. Il parle de La Dévouée, de M. Léon Hennique, et des Sœurs Vatard, de M. Huysmans, sans donner d’ailleurs le titre de ces romans, sans nommer les auteurs, comme si la majesté de la Revue des Deux Mondes répugnait à s’occuper franchement de deux jeunes romanciers à leurs débuts ; et il part de là pour accuser l’école, — toujours l’école ! — de ne pas avoir encore conquis le monde. Oui, il voudrait qu’en deux volumes on eût traité l’humanité entière. Eh bon Dieu ! quelles exigences ! Attendez.

Et j’arrive maintenant à cette question : Comment M. Charles Bigot, un homme de mérite assurément, a-t-il pu apporter à une revue d’une importance telle que la Revue des Deux Mondes une étude aussi parfaitement confuse et insignifiante, le jour où cette Revue lui a commandé un travail sur le naturalisme ? Il y a là un cas des plus curieux.

Remarquez que M. Bigot vaut beaucoup mieux que son étude. Il a été un bon élève de l’École normale ; il a même, je crois, professé à Nîmes. C’est un esprit très cultivé, sachant bien une foule de choses, écrivant des articles politiques remarqués, mettant même d’ordinaire du bon sens et de la conscience dans ses études littéraires. Et, dès qu’il touche à cette question du naturalisme, le voilà qui s’effare, qui perd pied, qui ne se donne même pas la peine d’étudier sérieusement la question sur des textes, tellement il a les préjugés courants, tellement il se laisse emporter par le besoin de pourfendre le monstre.

D’abord, sans qu’il s’en doute, M. Bigot cède à des croyances philosophiques. Il a beau affecter un air plaisant, il sent très bien que ce sont les notions mêmes de la nature et de l’homme qui sont en jeu. Je ne dis point que M. Bigot soit un idéaliste endurci ; je pencherai au contraire à le croire flottant dans un éclectisme fait de pièces et de morceaux. Il a des idées d’école, lui qui voit des écoles partout. Ajoutez l’esprit littéraire. La science pour lui est l’ennemie. Cette pensée d’une littérature déterminée par la science le surprend et le déconcerte. Ce serait toute une éducation à refaire. Il faut voir son indignation, quand il s’étonne qu’on puisse admirer l’attache d’un muscle, le jeu d’un organe, le mécanisme d’un corps !

Mais ce n’est pas tout. M. Charles Bigot manque de tempérament, et c’est chose plus grave qu’on ne croit en critique. Voyez M. Sarcey : certes, il a des jugements bien gros, il passe plus d’une fois carrément à côté du vrai mais il n’en a pas moins conquis une autorité, et légitime souvent, parce qu’il se donne tout entier, tel qu’il est. Au contraire, M. Charles Bigot veut tout ménager ; il cherche l’équilibre parfait entre hier et demain. J’ai personnellement à le remercier des efforts qu’il fait pour me tirer hors de cause, dans son massacre des romanciers naturalistes. Seulement, avec ce désir de justice pédagogique, avec cette ambition de distribuer des prix aux plus méritants, on arrive à ne plus tenir compte des grandes évolutions, à se désintéresser du mouvement général des esprits. J’oserai dire qu’il vaut mieux risquer parfois une exagération et prendre parti, apporter son action personnelle dans le travail du siècle, faire œuvre d’homme. Pas de tempérament, pas d’action.

Voilà sans doute pourquoi l’étude publiée dans la Revue des Deux Mondes est un délayage des études sans réflexion et sans portée qui ont paru ailleurs. J’attends toujours un adversaire qui consente à se mettre sur mon terrain et qui me combatte avec mes armes.

II. A M. Armand Silvestre

Dans la dernière Revue dramatique d’un de mes confrères, M. Armand Silvestre, un poète du plus grand talent, qui rame comme nous dans la galère de la critique, j’ai trouvé sur l’indignité du roman et sur l’excellence de la poésie une théorie à laquelle je veux répondre. Cette théorie est que seul un poème est immortel, tandis qu’un roman ne peut aspirer à un succès de plus de cinquante ans. Et M. Silvestre ajoute : « Je cite là un fait purement expérimental, ce que M. Émile Zola ne saurait assurément me reprocher. »

Certes, oui, je base toute science sur les faits. Seulement faut-il encore que les faits soient nettement établis et nettement expliqués. Voyons les faits.

D’abord, je reprocherai à M. Armand Silvestre une phrase qui a dû lui échapper. Il dit, en comparant Balzac et Flaubert à Victor Hugo et à Théophile Gautier : « Il y aura toujours un abîme entre les artistes qui travaillent pour le temps et ceux qui tentent l’immortalité. » Et voilà Balzac et Flaubert accusés de se soucier de l’immortalité comme d’une guigne, de travailler pour leur unique génération. Je ne conseille pas à M. Armand Silvestre de soutenir cette opinion devant Flaubert, qui met dix ans pour écrire un roman, et qui a la haute et puissante ambition d’en graver chaque mot sur du marbre. Je trouve également un peu risquée cette affirmation sur la disparition prochaine et complète de l’œuvre de Balzac. En vérité, les poètes auraient tort de nous refuser le désir de l’immortalité. C’est là une noble fièvre dont brûlent tous les écrivains de talent, qu’ils écrivent en vers ou en prose. Il y a une injure à nous dire : « Vous ne rimez pas, donc vous n’êtes que des reporters. » Eh ! bon Dieu ! quel courage aurions-nous à la besogne, si les plus humbles d’entre nous ne se berçaient pas du rêve de vivre dans les siècles ? Notre seule force est là. Peut-être nous trompons-nous, mais il est glorieux de se tromper de la sorte, et le pire malheur qui puisse nous arriver, c’est de penser, après avoir écrit une page : « Voilà une page à laquelle je survivrai. »

Donc, nous travaillons tous pour l’immortalité. L’élan est universel et superbe, et c’est cet élan qui fait la grandeur des lettres. Reste à savoir si, fatalement, par une loi de nature, le roman est condamné à disparaître au bout d’un demi-siècle, lorsque le poème, par une grâce spéciale, serait d’essence immortelle.

M. Armand Silvestre prétend appuyer son opinion sur les faits. Évidemment, il songe à l’antiquité, à Homère, chez les Grecs, et à Virgile, chez les Latins, sans parler des auteurs tragiques. On pourrait citer des noms de grands prosateurs, surtout à Rome. Mais admettons que la poésie épique soit l’expression supérieure des deux langues anciennes qu’on nous apprend dans nos collèges ; il y a à cela des circonstances historiques dont il faut tenir compte. Une littérature n’est qu’une logique.

Toute la philosophie païenne aboutit au poème, au culte d’une forme, à l’absolu d’une beauté déterminée. Quant à moi, je nie l’absolu en matière de beauté et cela est si vrai, les formules de chaque société et de chaque langue diffèrent tellement, que les nombreuses tentatives de poèmes épiques, chez nous, ont abouti à des monstres. Il a fallu nous rabattre sur la poésie dramatique et sur la poésie lyrique, qui, dans les rhétoriques anciennes, occupaient un rang secondaire.

D’ailleurs, il faut bien que notre orgueil d’écrivains avoue une chose : c’est que notre immortalité tient souvent à des causes secondaires. Ainsi, l’enseignement classique, depuis trois siècles, a plus fait pour la gloire d’Homère et de Virgile que leur génie lui-même. Comment voulez-vous qu’on échappe à l’admiration de ces poètes, quand on vous serine cette admiration dès le bas âge ? On peut même dire qu’il n’y a vraiment d’immortels que les livres qui deviennent classiques. Je voudrais bien savoir où serait aujourd’hui Boileau, par exemple, si nos professeurs n’en cognaient pas de force des morceaux dans nos cervelles. Et, à côté de Boileau, que de poètes oubliés, connus des seuls lettrés, et qui lui sont supérieurs ! Ils ne se trouvent pas entre les mains des écoliers, cela les condamne. Il y a de la sorte des admirations toutes faites qu’une génération transmet à la génération suivante, ainsi que des articles de foi. C’est peut-être, hélas ! la seule immortalité pratique, en attendant qu’un nouveau déluge emporte nos œuvres comme des pailles, nos pauvres œuvres humaines dont nous sommes si vains et qui ne comptent pas dans l’évolution des mondes.

Évidemment, les vers ont chance de vivre plus longtemps, si l’on envisage ainsi l’immortalité comme un simple résultat de l’exercice des mémoires dans nos écoles. On apprend les vers avec plus de facilité, ils ont une musique qui fixe les mots. Puis, généralement, les poèmes sont relativement courts, et il faut remarquer que les générations ne retiennent que les œuvres courtes, qui se lisent et se gardent sans efforts. Homère n’a que deux œuvres, l’Iliade et l’Odyssée ; et encore l’Odyssée reste-t-elle un peu à l’écart, parce qu’elle n’entre pas directement dans l’enseignement classique. Toute l’œuvre de Virgile tient dans un mince volume. Ce sont là des choses qui doivent nous faire trembler, nous autres modernes qui produisons avec une si incroyable fécondité. Voyez déjà Voltaire, deux ou trois œuvres maîtresses surnagent seules. Et Victor Hugo ? M. Armand Silvestre, qui le met au sommet, croit-il qu’il vivra avec ses milliers de vers ? Pour moi, je suis certain que la postérité tirera de cet amas de rimes cinquante pièces au plus, un volume qui demeurera le chef-d’œuvre de la poésie lyrique française.

Voilà donc la seule supériorité que je consente à reconnaître au poème sur le roman : il est plus court et il se retient avec plus de facilité, ce qui le fait choisir de préférence dans les écoles pour exercer la mémoire des élèves. Toute autre idée, surtout l’idée d’absolu, est une plaisanterie esthétique. Les œuvres écrites sont des expressions sociales, pas davantage. La Grèce héroïque écrit des épopées, la France du dix-neuvième siècle écrit des romans ; ce sont des phénomènes logiques de production qui se valent. Il n’y a pas de beauté particulière, et cette beauté ne consiste pas à aligner des mots dans un certain ordre ; il n’y a que des phénomènes humains, venant en leur temps et ayant la beauté de leur temps. En un mot, la vie seule est belle.

Mais laissons les langues mortes, voyons dans notre littérature française les faits auxquels en appelle M. Armand Silvestre. Quels sont nos poètes ? Ronsard, Malherbe, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, puis le groupe des lyriques de notre siècle, Musset, Hugo, Lamartine, Gautier, d’autres encore. Quels sont nos prosateurs ? Rabelais, Montaigne, Montesquieu, Pascal, Bossuet, Saint-Simon, Voltaire, Rousseau, Diderot, Balzac, Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, d’autres encore. Eh ! mais, voilà qui se balance, je crois ; j’estime même que le plateau où est la prose l’emporte. M. Armand Silvestre me dira peut-être que les prosateurs nommés par moi n’ont pas écrit de romans. S’il me faisait cette objection, ce serait que nous ne nous entendrions pas sur ce mot : roman, chose que je soupçonne d’ailleurs. Pour moi, Pantagruel, les Essais, les Lettres persanes, les Provinciales sont des romans, je veux dire des études humaines.

Est-ce que Pantagruel n’a pas vécu plus de cinquante ans ? M. Armand Silvestre peut-il me citer un poète de l’époque qui, aujourd’hui, après plus de trois siècles, efface la gloire de Rabelais ? Il y a Ronsard ; mais est-ce que Ronsard, malgré l’exhumation que les romantiques de 1830 ont tentée de ses œuvres, va seulement à la hanche de Rabelais ? Pantagruel, après avoir été la Bible du seizième siècle, est resté un monument indestructible de notre littérature. La langue a vieilli, et il demeure debout quand même. Donc la poésie, le vers n’est pas indispensable à l’immortalité.

Je pourrais continuer ces comparaisons. Le lecteur les fera aisément lui-même. Pour moi, l’erreur de M. Armand Silvestre est tout entière dans le sens restreint qu’il doit donner au mot de roman. Il voit sans doute, dans le roman, ce qu’y voyaient mademoiselle de Scuderi et Le Sage, un simple amusement de l’esprit ; et encore Gil Blas se porte-t-il assez bien, après plus de cent cinquante ans. Depuis le dix-huitième siècle, le roman chez nous a brisé le cadre étroit où il était enfermé ; il est devenu l’histoire et la critique, je prouverais même aisément qu’il est devenu la poésie. Avec Balzac, il a absorbé tous les genres, je l’ai dit ailleurs et je le répète ici. Quiconque ne voit pas et ne comprend pas cette grande évolution littéraire, qu’une évolution sociale a déterminée, se trouve du coup jeté en dehors de son époque. M. Armand Silvestre cite Charles de Bernard, et constate qu’on ne le lit plus. Je le crois bien ; Charles de Bernard n’était que la lavure de Balzac, sans aucune note originale. Mais ne va-t-il pas un peu loin, lorsqu’il écrit, après avoir nommé Balzac et Flaubert : « Je trouverais tout à fait impertinent de rapprocher leur gloire de celle de Victor Hugo, de Lamartine, d’Alfred de Musset et de Théophile Gautier. » Cette impertinence, je me la permets, et gaiement. Il y a plus d’un quart de siècle que Balzac est mort, et sa gloire n’a fait que grandir ; il est aujourd’hui colossal, au sommet. Nous verrons ce qu’on pensera de Victor Hugo vingt-cinq ans après sa mort.

Remarquez pour le succès le même dédain que M. Armand Silvestre. Il dit avec raison que l’engouement d’une génération ne prouve rien ; on l’a bien vu pour Chateaubriand et pour Lamartine, on le verra encore pour Victor Hugo. Un livre se vend à cinquante éditions, cela n’en constate que la vogue. Seulement, pourquoi M. Armand Silvestre dit-il que les romans ont « le privilège exclusif des éditions accumulées et des bruyants succès »  ? Et Béranger, un de ses confrères en poésie, qu’en fait-il ? Et Delille, et Lebrun, et Casimir Delavigne ? Je trouve, au contraire, que les mauvais poètes ont la spécialité des grands succès volés ; on les décore, on les met à l’Académie, on les embaume tout vivants. Il n’a fallu qu’un sonnet pour faire pâmer un public. La moindre pièce de vers assure une situation à son auteur, tandis qu’on doit souvent écrire dix volumes de prose avant de se faire prendre au sérieux.

Maintenant, pour conclure, je dirai que l’immortalité est au génie. Peu importe la forme qu’il adopte. La forme est secondaire, elle est la création et ne vient qu’après le créateur. M. Armand Silvestre nous chasse de la postérité, nous autres romanciers qui croyons à la vie et qui nions l’absolu. Je serai plus large que lui, j’ouvrirai les siècles aux poètes. Montons tous ensemble, cela sera plus fraternel, car nos efforts sont les mêmes. Je n’admets pas qu’il m’accuse d’écrire sciemment sur du sable, lorsque je veux bien croire qu’il rime sur le bronze.

Le réalisme

J’ai eu la bonne chance d’avoir entre les mains la collection d’un journal : Le Réalisme, qu’Edmond Duranty a publié avec quelques amis dans les premières années de l’empire. J’ai parcouru cette collection, et j’y ai trouvé des notes si curieuses, que je ne puis résister au besoin de lui consacrer quelques pages. Pour moi Le Réalisme est une date, un document très important et très significatif de notre histoire littéraire.

Remarquez que le journal n’a eu que six numéros. Il paraissait le 15 de chaque mois, dans le format in-quarto, sur seize pages, à deux colonnes. Le premier numéro porte la date du 15 novembre 1856, et le dernier celle d’avril-mai 1857 ; évidemment, les fonds étaient épuisés, il y avait un retard d’un mois, c’était l’agonie. Le journal ne comptait que trois rédacteurs attitrés : M. Edmond Duranty, propriétaire et rédacteur en chef ; M. Jules Assézat, plus tard rédacteur des Débats, à qui l’on doit une belle édition de Diderot, et qui est mort il y a quelques années ; enfin M. Henri Thulié, aujourd’hui médecin distingué, auteur de plusieurs ouvrages remarqués, et qui a été dernièrement président du conseil municipal de Paris. On ne s’imagine pas avec quelle verdeur ces jeunes gens se jetaient dans la lutte. Ils avaient alors de vingt à vingt-cinq ans, ils dormaient bottés, éperonnés, la cravache à la main, menant un tapage de tous les diables. J’ai sur mon bureau les six numéros du Réalisme, et il s’échappe de ces pages jaunies une odeur de bataille qui me grise. J’ai passé par là moi-même, je connais cet emportement des convictions de la vingtième année, ces belles erreurs et ces belles injustices. On ne sait pas grand’chose, on se cherche encore, et l’on éprouve l’envie de faire place nette, de tout démolir pour tout reconstruire, sans s’effrayer de l’immensité de la besogne, croyant de bonne foi qu’on va accoucher d’un monde. Ce sont les bonnes années. Bien heureux ceux qui les ont connues. Plus tard, quand on est devenu sage, on pleure ces vastes désirs.

Mais faire du bruit n’est rien, la chose stupéfiante est que ces trois jeunes gens apportaient une révolution, formulaient tout un corps de doctrine. Certes, le réalisme est une théorie vieille comme le monde ; seulement, elle se rajeunit à chaque période littéraire. Mettons qu’ils n’inventaient rien, qu’ils continuaient le mouvement du dix-huitième siècle. Ils n’en avaient pas moins l’étonnante intuition de lever le drapeau du réalisme, avant que l’agonie du romantisme eût commencé, lorsque personne ne prévoyait encore la grande poussée naturaliste qui allait se faire dans notre littérature, à la suite de Balzac et de Stendhal. Ils étaient les critiques précurseurs, ils annonçaient à grand fracas la période nouvelle ; et cela était si audacieux, qu’il y eut contre leur petit journal un déchaînement inouï. Toute la presse littéraire les plaisanta, les foudroya. Personne ne parut comprendre. Eux-mêmes, je dois l’avouer, ne paraissaient pas bien campés sur leur doctrine. M. Duranty, à plusieurs reprises, explique qu’il a cédé à un entraînement instinctif en fondant son journal. Il a senti là l’avenir ; il s’est jeté de ce côté à corps perdu, pour aller à la lumière. Comme il le dit dans le dernier numéro : « Au premier numéro, on aura vu la bête Réalisme se traîner sur le ventre comme les animaux naissant du chaos, puis peu à peu ses formes se dégager et enfin le loup avec son poil hérissé marcher dans les chemins et montrer ses dents aux passants inquiétés. » C’était de la bonne foi, ces jeunes gens sentaient que les idées leur venaient dans la lutte, qu’ils s’aguerrissaient, qu’ils allaient enfin trouver la formule victorieuse. Mais il était trop tôt sans doute. Je dirai tout à l’heure pourquoi, selon moi, ce premier effort devait avorter.

Une doctrine ne pousse pas toute seule. Il faut des hommes pour remuer les esprits. Nos trois enthousiastes étaient partis en guerre à la suite de Courbet et de M. Champfleury. C’étaient là les pavés qu’ils jetaient au romantisme triomphant. Ils prenaient les exemples qu’ils avaient sous la main, sans même distinguer entre les talents si différents de leurs deux patrons. D’ailleurs, Le Réalisme contient simplement une étude sur M. Champfleury, où il y a même des restrictions ; quant à Courbet, il y règne moins encore, il reçoit seulement çà et là un éloge. M. Duranty et ses amis élargissaient la question, remontaient aux principes, parlaient de rénover tous les arts. On m’a raconté une histoire bien jolie : il paraît que Courbet et M. Champfleury furent très effrayés du zèle de ces jeunes gens qui immolaient tous les puissants de la littérature sur l’autel du réalisme ; ils eurent peur d’être compromis, ils lâchèrent publiquement leurs terribles défenseurs.

En somme, cette furieuse attaque était dirigée contre le romantisme. Il faut se souvenir qu’on était en 1856, que Victor Hugo régnait, du fond de son exil. Là est l’audace des novateurs, la prescience du mouvement qui devait s’accélérer plus tard. Naturellement, leurs théories restent assez confuses. Les articles sont un peu lourd, un peu embrouillés. Je suis loin d’accepter toutes leurs idées. On sent des esprits qui se cherchent encore, qui se débattent pour arriver à la formule juste et précise. Je vais indiquer, par deux citations, les points qui m’ont paru absolument clairs.

D’abord, pas d’école. « Ce terrible mot de Réalisme est le contraire du mot école. Dire école réaliste est un non-sens : réalisme signifie expression franche et complète des individualités ; ce qu’il attaque c’est justement la convention, l’imitation, toute espèce d’école. »

Voici maintenant la formule nouvelle :

« Le Réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère, du milieu social, de l’époque où l’on vit, parce qu’une telle direction d’études est justifiée par la raison, les besoins de l’intelligence et l’intérêt du public, et qu’elle est exempte de tout mensonge, de toute tricherie. Cette reproduction doit donc être aussi simple que possible pour être comprise de tout le monde. »

Je m’arrête ici, parce que nous touchons du doigt l’esthétique des réalistes de 1856. Songez qu’ils sont perdus en plein romantisme et qu’ils vont forcément accomplir une œuvre de réaction. Aussi le caractère du mouvement qu’ils veulent déterminer, est-il de faire tout le contraire de ce que font les romantiques. Ils exaltent la sincérité, la simplicité, le naturel ; ils entendent choisir leurs sujets dans la bourgeoisie, dans le menu peuple, Et comme il s’agit d’exagérer pour se faire entendre, ils restreignent singulièrement le champ littéraire. C’est là une de leurs plus grosses fautes. On ne les écoutera pas, parce que leur révolution est trop radicale et qu’une littérature ne peut s’enfermer dans le monde étroit où ils semblent vouloir la mettre.

Oui, certes, une littérature est plus complexe que cela. Il faut admettre la peinture de toutes les classes. Je ne vois nulle part qu’ils conseillent d’appliquer la méthode naturaliste à tous les personnages, princes ou bergers, grandes dames ou gardeuses de vaches. On dira que cela va de soi. Nullement. Le réalisme de 1856 était exclusivement bourgeois. Par ses théories, par ses œuvres, il ne sortait pas d’un certain cercle limité. Il n’avait pas la largeur qui s’impose.

Une autre faute regrettable était de s’attaquer violemment à notre littérature entière. Jamais on n’a vu pareil carnage. Balzac n’est pas épargné ; on le discute et on lui dit son fait, tout en l’admirant beaucoup. Quant à Stendhal, il n’est pas jugé assez bon réaliste. Je ne parle pas de Victor Hugo, contre lequel on lance un article foudroyant. Cela rentrait dans la campagne ouverte par le journal. Il fallait frapper le romantisme à la tête. La note la plus fâcheuse est une courte appréciation de Madame Bovary, qui venait de paraître, d’une telle injustice, qu’elle étonne profondément aujourd’hui. Comment les réalistes de 1856 ne sentaient-ils pas l’argument décisif que Gustave Flaubert apportait à leur cause ? Eux étaient condamnés à disparaître le lendemain, tandis que Madame Bovary allait continuer victorieusement leur besogne par la toute-puissance de son style.

Nier la poésie, nier toute la production contemporaine, cela est d’une belle hardiesse de novateurs. Mais, dans ce cas, il faut pouvoir combler le vide que l’on fait. Or, M. Champfleury n’avait pas les épaules assez larges pour combler ce vide. Il apportait un talent très personnel, très frais et d’une saveur charmante ; seulement, l’ampleur lui manquait, la production magistrale qui décide des victoires littéraires. Les soldats furent battus, parce que le général refusait de marcher et ne pouvait les conduire au triomphe. Je mets Courbet à part, je reste dans la littérature. Courbet est un maître.

D’ailleurs, les faits ont jugé la querelle : la bataille n’a été qu’une escarmouche. Mais, en dehors de cette défaite des personnalités mises en cause, reste le programme de ces trois jeunes gens, qui apparaissent un beau jour les mains pleines de vérités. Ils parlent les premiers, et avec une hauteur superbe. Rien ne les effraye, ils attaquent toutes les questions ; Duranty se charge de la doctrine et fournit six, sept articles dans chaque numéro ; Henri Thulié publie une grande étude révolutionnaire sur le roman ; Jules Assézat, le plus calme des trois, fait une charge à fond de train contre le théâtre contemporain. Roman, théâtre, peinture, sculpture, ils réforment tout. Et, quand le journal va disparaître, M. Duranty dans un dernier article indique les sujets qui étaient au programme, une liste sans fin d’études, dont je citerai quelques-unes : la discussion des préfaces littéraires parues depuis 1800 ; la filiation de l’esprit français dans son afféterie depuis l’hôtel de Rambouillet jusqu’à nos jours ; une petite histoire des Variations littéraires ; un travail sur le comique, le tragique, le fantastique et l’honnête, etc.

Lisez ces lignes que M. Duranty écrivait, en s’adressant à ceux qui continueraient sa besogne.

« Je leur conseillerai d’être acerbes et hautains. Pendant un an, on demandera autour d’eux avec colère ou raillerie ce que c’est que ces jeunes gens qui n’ont rien fait et qui veulent régenter tout le monde. Après dix-huit mois, ils seront devenus hommes de lettres. La valeur d’un écrivain n’est jamais constatée dès son début. On commence par essayer de le rayer avec les ongles, avec le bec, avec le fer, le diamant, toutes les matières dures et aiguës usitées dans la critique ; et quand on s’est aperçu, après de longs essais, qu’il n’est pas friable et qu’il résiste, chacun lui ôte son chapeau et le prie de s’asseoir. »

Et lisez encore ce passage : « Toutefois, le journal aura tenu six mois, sans vivres, contre tous, et je considère cela comme une défense suffisante. Tout a été remué. Les gens au-dessous de trente ans, avec la gaieté de l’imprévoyance, nous ont nié, de tout l’esprit que vingt Français quelconques peuvent mettre au service ou à l’attaque d’une cause. Les autres, plus âgés, plus expérimentés, ont reconnu le nuage qui annonce la tempête et la grande marée qui doit les noyer ; et ils ont rempli de lamentations irritées les Revues et les grands journaux. Plus il trouvera de résistance, plus invinciblement le réalisme sera vainqueur. Où il n’y a aujourd’hui qu’un homme, il en viendra bientôt cent, quand le tambour aura battu. »

Ces lignes étaient prophétiques. Elles m’ont frappé profondément. Aujourd’hui, le romantisme agonise, le naturalisme triomphe. De toutes parts, la nouvelle génération se lève. La formule s’est élargie, elle va avec le siècle. Ce n’est plus une guerre d’école à école, une querelle de phrases plus ou moins bien construites, c’est le mouvement même de l’intelligence contemporaine.

Les chroniques parisiennes de Sainte-Beuve

On sait que ces chroniques sont des notes que Sainte-Beuve envoyait dans le secret le plus strict à la Revue suisse. M. Jules Troubat, dans une excellente préface ; a expliqué tout le mécanisme de ces envois.

Maintenant que nous avons le recul nécessaire pour juger le grand critique, il nous apparaît surtout comme une intelligence très souple, curieuse de tout, mais goûtant particulièrement le fin et le compliqua des choses. Il se tenait dans un équilibra heureux, ayant horreur des extrêmes, gêné par les éclats des tempéraments trop violents. Aujourd’hui, nous tous qui aimons la vie, nom sommes souvent charmés des pénétrations de Sainte-Beuve, quand nous tombons sur certaines de ses pages où il a formulé avec une hardiesse tranquille la méthode expérimentale que nous mettons en pratique. Puis, à côté, nous sommes désorientés et fâchés, en trouvant un Sainte-Beuve qui ne va pas jusqu’au bout de ses affirmations, qui affiche des goûts et des opinions de bourgeois effaré par les conclusions logiques de ce qu’il a exposé la veille. Évidemment, l’écrivain ne disait pas tout ce que pensait l’homme, et il y avait en outre chez lui un féminin, qui se plaisait au sous-entendu et au vague des choses.

Rien ne le prouve mieux que les Chroniques parisiennes. A Paris, toutes sortes de liens le garrottaient, et il rêvait d’être libre quelque part, de dire là ce qu’il pensait réellement. Il envoyait donc des notes à la Revue suisse, notes sur lesquelles le directeur de cette Revue rédigeait des articles, toute une correspondance régulière. Selon moi, cela n’était pas très brave. Mais on aurait tort de voir dans ces jugements masqués une trahison. Tout venait de l’opinion que Sainte-Beuve se faisait de la critique, du rôle qu’il lui assignait. Il l’exerçait comme une charge publique, il prenait quelque chose du magistrat qui est tenu à une attitude officielle. De là cette idée que la vérité pouvait être brutale et de mauvais goût. Il croyait avoir charge d’âmes, toutes sortes de considérations extra-littéraires entraient dans ses jugements ; avec lui, on n’avait jamais la vérité vraie, exacte, mais une vérité mise à point pour les besoins du moment ; et si l’on voulait savoir au juste ce qu’il pensait, il fallait lire entre les lignes, être au courant du sujet qu’il traitait, le connaître aussi bien que lui et rétablir alors les faits, grâce aux allusions discrètes. C’était une machine très amusante, mais horriblement compliquée.

Il y aurait une étude nécessaire à tenter sous ce titre : du rôle de la critique et de son emploi. Je crois qu’en somme une franchise absolue est plus saine que toutes ces politesses sournoises. Lorsqu’on doit tuer son homme, autant lui couper tout de suite la tête que de l’assassiner à coups d’épingle. Je sais bien qu’avec ce système brutal de tout dire, il n’est plus de relations mondaines possibles ; en outre, cela a une vigueur scientifique qui inquiète les lettrés. Mais la besogne me paraît plus honnête et plus morale. D’ailleurs, de la part de Sainte-Beuve, il n’y avait pas seulement là prudence, il y avait nature.

Pour en revenir aux Chroniques parisiennes, les révélations qu’elles apportent ne sont en somme pas bien terribles. J’ignore si l’éditeur a enlevé les choses trop dures, mais on reste surpris que Sainte-Beuve ait cru devoir se cacher pour porter de pareils jugements. On y retrouve sa désertion du camp romantique, ses critiques contre Hugo, qu’il encensait la veille, puis son horreur instinctive de Balzac ; mais ce sont là des attitudes qu’on connaissait. Il fallait vraiment que la vérité effrayât beaucoup Sainte-Beuve, pour qu’il crût devoir aller en Suisse, lorsqu’il avait des choses si simples à dire.

Ce qui m’a frappé, c’est qu’au lendemain des Burgraves, Sainte-Beuve exprimait sur le théâtre à peu près les idées que je défends et qui paraissent révolutionnaires aujourd’hui encore. Ici, je ferai quelques citations.

Voici ce que Sainte-Beuve dit des Burgraves, qu’il n’avait d’ailleurs pas vu jouer : « Il paraît bien que c’est beau, mais surtout solennel, écrit Janin : en bon français ennuyeux. On écoutait, mais sans aucun plaisir. Ce même Janin, qui a loué par nécessité dans les Débats, disait tout haut en plein foyer à qui voulait l’entendre : "Si j’étais ministre de l’intérieur, je donnerais la croix d’honneur à celui qui sifflerait le premier." Il y aurait eu quelque courage en effet. Et, plustard, il écrit encore cette note d’une jolie méchanceté : "Les Burgraves n’ont réellement pas réussi ; ce n’est pas un succès malgré les bulletins." Trois fois la salle a été pleine d’amis ; la quatrième ou la cinquième fois, le public a tant sifflé vers la fin, qu’on a fait baisser la toile. Depuis ce temps, les représentations sont toujours plus ou moins orageuses. Les journaux acquis à Hugo… disent que ce fait est inqualifiable et qu’il y a je ne sais quelle cabale. Rien de plus aisé à qualifier. On siffle : Hugo ne veut pas du mot, et dit devant les acteurs : "on trouble ma pièce". Les acteurs, qui sont malins, disent depuis ce jour troubler au lieu de siffler. Il faut espérer que Judith (ou toute autre pièce) réussira, qu’elle ne sera pas troublée. Ce mot est curieux venant de l’école du mot propre. »

En somme, Sainte-Beuve salua la Lucrèce de Ponsard comme une protestation contre l’école romantique. Il lui était manifestement sympathique, tout en ne criant pas au chef-d’œuvre. Même je suppose qu’il ne s’abusait pas sur la valeur absolue de l’œuvre ; elle lui semblait simplement une bonne machine de guerre dont il jouait.

Mais voici le passage qui m’a le plus frappé. « Décidément, l’École finit (l’École romantique) : il faut en percer d’une autre : le public ne se réveillera qu’à quelque nouveauté bien imprévue. J’espère toujours que ce sera du théâtre que ce coup viendra, et qu’au milieu de notre anarchie, il sortira de par là un 18 Brumaire littéraire. Le théâtre, ce côté le plus invoqué de l’art moderne, est celui aussi qui, chez nous, a le moins produit et a fait mentir toutes les espérances. Car que d’admirables et infructueux préparatifs depuis vingt ans ! Traductions des théâtres étrangers, analyses et explications critiques, essais et échantillons de drames écrits :Barricades, États de Blois, Clara Gazul, Soirées de Neuilly, drames de M. de Rémusat, préfaces modernes, de Cromwell… et puis quoi ? Hernani, puis rien. Un lourd assommement. Dumas s’est gaspillé, de Vigny n’a jamais pu s’évertuer, Hugo s’est appesanti. C’est par le théâtre qu’il reste tant à faire et à traduire enfin — devant un public blasé qu’on réveillerait — les grandes idées courantes et remuées depuis cinquante ans. »

Remarquez que cela a été écrit en avril 1843, il y a trente-six ans. Or, je ne dis pas autre chose aujourd’hui. Cependant, il s’est passé un fait que Sainte-Beuve n’avait pas prévu. Le réveil qu’il attendait par le théâtre est venu par le romain. C’est Balzac, ce Balzac dont il n’a jamais compris la puissance, qui a accompli le 18 Brumaire littéraire dont il parle. De sorte qu’aujourd’hui la situation, au théâtre, est à peu près la même, on compte toujours sur un coup de génie qui nous tirera de notre anarchie ; seulement, il devient évident que le théâtre ne sortira du gâchis qu’en suivant le roman dans la voie naturaliste où il s’est engagé. Sainte-Beuve établit la situation, mais il ne prévoit rien. Les faits, à cette heure, montrent où est la force du siècle, dans Balzac et dans ses continuateurs, qui, pour moi, conquerront prochainement le théâtre par la méthode.

À la fin du volume, Sainte-Beuve se lamente encore sur l’avortement dramatique de son âge. Il ne voit pas nettement pourquoi tout a croulé, mais il constate le désastre. Pour lui, on a pu avoir de l’espoir au lendemain d’Hernani. « Au commencement de 1830, dit-il, Hernani vint apporter du mouvement, et comme un éveil de prochain espoir ; c’était étrange, c’était peu historique, c’était plus qu’humain et assez surnaturel, mais enfin il y avait éclat, poésie, nouveauté, audace. » Seulement, cet espoir fut bientôt déçu, ce qui suivit Hernani, les pièces que l’école romantique produisit ensuite, le fâchent et lui font pousser ce cri : « Le faux historique, l’absence d’étude dans les sujets, le gigantesque et le forcené dans les sentiments et les passions, voilà ce qui a éclaté et débordé ; on avait cru frayer le chemin et ouvrir le passage à une armée chevaleresque, audacieuse, mais civilisée, et ce fut une invasion de barbares. »

Dès lors, Sainte-Beuve reste dérouté. Il ne sait plus où l’on va, il n’ose plus rien prévoir. La besogne du siècle lui échappe totalement. Même il ne sent pas que, si le romantisme croule si vite, c’est qu’il apportait avec lui des causes immédiates d’écroulement. Il ne comprend pas davantage que l’élan de 1830 est un simple cri de délivrance, que le véritable homme du siècle est Balzac, que le romantisme, en un mot, est la période initiale et troublée du naturalisme. De là ses perplexités sur l’époque dramatique. Il parle de tout cela en virtuose de l’intelligence ; il n’a pas jeté une seule clarté sur l’évolution littéraire qui s’est accomplie dans le roman, et qui va s’accomplir ait théâtre.

D’ailleurs, pour moi, un critique qui n’a pas compris Balzac, peut être un analyste très fin, une intelligence très souple, mais il n’est pas à coup sûr un de ces esprits supérieurs qui ont la haute compréhension de leur siècle. Je sais bien qu’il y avait ici antipathie de nature ; mais, tout en n’aimant ni l’homme ni l’œuvre, il s’agissait de deviner l’influence décisive que Balzac allait avoir sur la seconde moitié du siècle.

Écoutez la façon dont il parle de Balzac, à propos du succès qu’Eugène Sue venait d’obtenir avec les Mystères de Paris. « Ce qu’il y a de mieux dans son avènement (l’avènement d’Eugène Sue), c’est que cela déblaie le terrain et simplifie. Balzac et Frédéric Soulié sont mis de côté. Balzac ruiné, et plus que ruiné, est parti pour Saint-Pétersbourg, en faisant dire dans les journaux qu’il n’allait là que pour sa santé et qu’il était décidé à ne rien écrire sur la Russie. » Cela peut-il se supporter aujourd’hui ? Les Mystères de Paris balayant les œuvres de Balzac ; Eugène Sue et Frédéric Soulié mis un instant sur la même ligne que l’auteur de la Comédie humaine ! Voilà de ces lourdes appréciations que seul un critique à courte vue doit commettre. Quand on ne voit pas plus clair dans l’œuvre et dans la puissance d’un écrivain, on donne des doutes sur la solidité de son jugement et on perd du coup tous les droits qu’on peut avoir à porter des arrêts définitifs.

Je ferai encore une citation : « Le roman de Balzac, Modeste Mignon, est dédié à une étrangère, fille d’une terre esclave, ange par l’amour, démon par la fantaisie, etc. A-t-on jamais vu un galimatias pareil ? Comment le ridicule ne fustige-t-il pas de pareils écrivains, et par quelle concession un journal qui se respecte leur ouvre-t-il ses colonnes ? Ce roman de Balzac était annoncé, il y a quelques jours, dans les Débats, par une lettre de l’auteur, la plus amphigourique, la plus affectée et la plus ridicule qui se puisse lire, tout cela afin de mettre en goût le public. Ceux qui insèrent de telles fadaises s’en moquent sans doute, mais ils croient qu’il faut servir au public ce qu’il demande. »

Tout le procédé du critique est là. Il s’arrête à l’allure romantique d’une dédicace, et il ne pénètre pas la véritable force de Balzac, cette méthode naturaliste qui va s’imposer. Il porte un jugement de rhétoricien exaspéré, il ne se hausse pas au rôle d’analyste maître de lui-même qui dégage nettement la puissance d’un écrivain. La passion l’aveuglait. Le tempérament exubérant de Balzac le jetait hors de toute justice. Dans les derniers temps de sa vie, il en était encore à se montrer stupéfait de l’influence décisive de Stendhal et de Balzac sur le roman français. Et il est mort, sans vouloir comprendre. C’est pour moi un fait qui détermine nettement la figure de Sainte-Beuve. Il était comme un de ces nobles de l’ancien régime, qui après avoir adopté les idées de la Révolution, refusèrent d’aller jusqu’au bout, profondément troublés et ne comprenant plus. Lui, appliquait en critique la méthode scientifique ; seulement, toute sa nature d’homme ancien se révoltait, lorsqu’il voyait cette méthode portée dans le roman, avec une violence révolutionnaire. De là, ces contradictions d’une critique qui voulait tout saisir et qui, après avoir fait la lumière sur mille points secondaires, refusait de comprendre par quelles nouvelles trouées allait venir le grand jour.

Hector Berlioz

Je viens de lire un livre qui m’a profondément ému, la Correspondance inédite d’Hector Berlioz. Je n’entends pas parler musique, je serais incompétent. Même, je veux me mettre à un point de vue tout particulier, n’étudier chez Berlioz que le génie si longtemps incompris, exaspéré par une lutte ardente de chaque jour, hué et sifflé en France, lorsqu’on l’acclamait à l’étranger, ne triomphant enfin que dans la mort, après avoir traîné pendant six années l’agonie de la chute suprême des Troyens.

Mon travail sera simple d’ailleurs, je me bornerai à des citations. Voici la vérité des faits.

Dans une excellente notice biographique, dont M. Daniel Bernard a fait précéder la Correspondance, je trouve d’abord de précieux renseignements. Il faut se souvenir des légendes qui s’étaient formées sur Berlioz de son vivant. On faisait de lui un fou et un méchant, un artiste dont l’orgueil démesuré ne pouvait tolérer aucun rival. Les journaux du temps le peignaient ainsi : « Le musicien incompris méprise profondément ce qu’on nomme vulgairement le public ; mais, en compensation, il n’a qu’une médiocre estime pour les artistes contemporains. Si vous lui nommez Meyerbeer : — Hum hum ! il a quelque talent, je ne dis pas, mais il sacrifie à la mode. — Et M. Auber ? — Compositeur de quadrilles et de chansons. — Bellini ? Donizetti ? — Italiens, Italiens ! musiciens faciles, trop faciles. »

Et ce n’est pas tout. Comme le dit M. Daniel Bernard, on prêtait en critique à Berlioz les opinions les plus saugrenues. Homme de lutte, ayant à combattre pour imposer ses idées, il s’était fortifié dans son feuilleton du Journal des Débats, d’où il mitraillait ses adversaires, très nombreux, et qui avaient pour eux la bêtise courante. Mais il avait beau dire blanc, on lui faisait dire noir. C’est là un phénomène stupéfiant qui se produit toujours. La chose écrite que chacun peut lire semble devoir être un fait. Eh bien ! pas du tout. Berlioz, à propos de L’Idoménée, de Mozart, écrivait : « Quel miracle de beauté qu’une telle musique ! Comme c’est pur ! Quel parfum d’antiquité ! » Et on lisait : « Mozart n’a aucun talent, personne n’a de talent, moi seul ai inventé la musique. » Explique qui pourra ce phénomène, il a lieu chaque fois qu’un artiste convaincu parle à la médiocrité des foules.

« Une fois pour toutes, dit M. Daniel Bernard, établissons que Berlioz ne prétendait nullement au rôle que certains compositeurs ont tenu depuis. Il ne se vantait pas d’être le seul de son espèce et ne croyait point qu’avant lui la musique fût une science ignorée, ténébreuse, inculte ; loin de renier les anciens, il se prosternait avec vénération devant les dieux de la symphonie. Son unique prétention (et elle nous paraît justifiée) était de continuer la tradition musicale en l’agrandissant, en l’améliorant grâce aux ressources modernes. »

D’ailleurs, il avait des tendresses ardentes, il défendait Liszt avec une passion extraordinaire. S’il faisait un continuel massacre des opéras-comiques, il était pris de véritables accès de dévotion devant les œuvres qu’il aimait. C’était un croyant, avec une pointe de fanatisme pour ses idées, forcément aigri par l’injustice de ses contemporains. J’emprunte encore à M. Daniel Bernard les lignes suivantes, qui résument très nettement la vie tourmentée de Berlioz. « Il existait d’excellentes raisons pour que Berlioz fût attaqué, discuté, calomnié par ses concurrents, qui, ayant du talent, ne lui pardonnaient pas d’avoir du génie, et par ceux, beaucoup plus nombreux, qui, ne possédant ni génie ni talent, se ruaient indifféremment à l’assaut de toute réputation sérieuse, sans espoir d’en tirer avantage pour eux-mêmes, et uniquement pour le plaisir de briser. Couvert de lauriers à l’étranger, Berlioz s’irritait de trouver dans les feuilles de ses couronnes triomphales des moustiques parisiens qui le piquaient. Il était plus préoccupé des haines qu’il rencontrait dans son propre pays que des magnifiques ovations qui l’attendaient au delà des frontières, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Weimar, à Lowenberg. »

Une dernière citation de M. Daniel Bernard, une phrase que j’ai trouvée bien jolie : « Certains critiques croyaient l’avoir détruit à tout jamais, ou s’imaginaient qu’ils le croyaient ; car, au fond, ils n’en étaient pas bien sûrs. »

Mais il est temps d’entendre parler Berlioz lui-même. Je prends çà et là les passages où coule toute son amertume contre Paris et la France. C’est une blessure sans cesse ouverte, c’est une révolte continuelle contre la sottise, mêlée d’une douleur profonde à se voir ainsi chassé de son pays.

Le 14 janvier 1848, il écrit de Londres à M. Auguste Morel : « Quant à la France, je n’y pense plus. L’évidence est là : comparaison faite des impressions que ma musique a produites sur tous les publics de l’Europe qui l’ont entendue, je suis forcé de conclure que c’est le public de Paris qui la comprend le moins. N’est-il pas grotesque qu’on joue dans les concerts du Conservatoire les œuvres de tout ce qui a un nom quelconque, excepté les miennes ? N’est-il pas blessant pour moi de voir l’Opéra avoir toujours recours à des ravaudeurs musicaux et ses directeurs toujours armés contre moi de préventions que je rougirais d’avoir à combattre, si la main leur était forcée ? La presse ne devient-elle pas ignoble de jour en jour ? Y voyons-nous autre chose maintenant (à de rares exceptions près) que de l’intrigue, de basses transactions et du crétinisme ? Et croyez-vous que je sois la dupe d’une foule de gens au sourire empressé, et qui ne cachent leurs ongles et leurs dents que parce qu’ils savent que j’ai des griffes et des défenses ? Ne voir partout qu’imbécillité, indifférence, ingratitude ou terreur, voilà mon lot à Paris. »

Le 15 mars 1848, il écrit de Londres M. Joseph d’Ortigue : « Je n’ai plus à songer, pour ma carrière musicale, qu’à l’Angleterre ou à la Russie. J’avais, depuis longtemps, fait mon deuil de la France la dernière révolution rend ma résolution plus ferme et plus indispensable. J’avais à lutter, sous l’ancien gouvernement, contre des haines semées par un feuilleton, contre l’ineptie de ceux qui gouvernent nos théâtres et l’indifférence du public ; j’aurais, de plus, la foule des grands compositeurs que la République vient de faire éclore, la musique populaire, philanthropique, nationale et économique. La France au point de vue musical, n’est qu’un pays de crétins et de gredins ; il faut être diablement chauvin pour ne pas le reconnaître. »

Le 21 janvier 1852, il écrivait de Paris à M. Alexis Lwoff : « Rien n’est plus possible à Paris et je crois que, le mois prochain, je vais retourner en Angleterre, où le désir d’aimer la musique est au moins réel et persistant. Ici, toute place est prise : les médiocrités se mangent entre elles et l’on assiste au combat et aux repas de ces chiens avec autant de colère que de dégoût. Les jugements de la presse et du public sont d’une sottise et d’une frivolité dont rien ne peut offrir un exemple chez les autres nations. »

Le 9 janvier 1936, il écrit de Paris à M. Auguste Morel : « On ne voit que tripotages, platitudes, niaiseries, gredineries, gredins, niais, plats et tripoteurs. Je me tiens toujours de plus en plus à l’écart de ce monde empoisonné d’empoisonneurs. »

Le 21 février 1861, il écrivait de Paris à son fils Louis Berlioz : « Les professeurs de chiffres (musique en chiffres) m’ont provoqué dernièrement ; tu as vu dans mon article du 19 à quoi leur instance a abouti et quel coup de poing ils m’ont obligé de leur donner sur la tête. Fais lire cela à Morel, qui fut insulté par eux, il y a quelques années. Jamais je n’eus tant de moulins à vent à combattre que cette année. Je suis entouré de fous de toute espèce. Il y a des instants où la colère me suffoque. » Je pourrais multiplier ces citations où l’on voit le pauvre grand homme exaspéré se débattre dans les insultes qu’on fait à son génie. La colère l’emporte, les épithètes se pressent, il est continuellement sous les armes pour repousser les attaques ; et l’on sent, dans son cœur, une incurable tristesse, le coup de couteau que la frivolité de son cher et détesté Paris lui a planté en pleine poitrine et dont il mourra. Dans sa douleur, les consolations ne lui viennent que de l’étranger. Quand il sourit, c’est qu’il a triomphé quelque part, au loin, à Berlin ou à Londres.

« J’ai reçu hier une lettre d’un monsieur inconnu sur ma partition des Troyens. Il me dit que les Parisiens étaient accoutumés à une musique plus indulgente que la mienne. Cette expression m’a ravi. » (Lettre à Mme Ernst, Paris, 14 décembre 1864.)

« Voici encore un bulletin de la grande armée. La seconde représentation de Béatrice à Weimar a été ce qu’on m’avait annoncé qu’elle serait ; j’ai été rappelé après le premier acte et après le deuxième. Je vous fais grâce de toutes les charmantes flatteries des artistes et du grand duc. » (Lettre à M. et Mme Massart, Lowenberg, 19 avril, 1863.)

« Je t’écris trois lignes pour que tu saches que j’ai obtenu hier soir un succès pyramidal. Redemandé je ne sais combien de fois, acclamé et tout (sic) comme compositeur et comme chef d’orchestre. Ce matin, je lis dans le Times, le Morning Post, le Morning Herald, l’Advertiser et autres, des dithyrambes comme on n’en écrivit jamais sur moi. Je viens d’écrire à M. Bertin pour que notre ami Raymond, du Journal des Débats, fasse un pot-pourri de tous ces articles et qu’on sache au moins la chose. » (Lettre à M. Joseph d’Ortigue, Londres, 24 mars 1852.)

Ainsi donc, telle a été sa vie jusqu’au dernier jour : hué en France, applaudi à l’étranger. Je terminerai mes citations par une page d’ironie cruelle. On avait annoncé que Berlioz allait partir pour l’Allemagne, où il venait d’être nommé maître de chapelle. C’est alors que, le 22 janvier 1834, il écrit à M. Brandus la lettre suivante :

« Le fait est que je dois quitter la France un jour, dans quelques années, mais que la chapelle musicale dont la direction m’a été confiée n’est point en Allemagne. Et puisque tout se sait dans ce diable de Paris, j’aime autant vous dire maintenant le lieu de ma future résidence : je suis directeur général des concerts particuliers de la reine des Ovas, à Madagascar. L’orchestre de Sa Majesté Ova est composé d’artistes malais fort distingués et de quelques Malgaches de première force. Ils n’aiment pas les blancs, il est vrai, et j’aurais en conséquence beaucoup à souffrir sur la terre étrangère, dans les premiers temps, si tant de gens en Europe n’avaient pris à tâche de me noircir. J’espère donc arriver au milieu d’eux bronzé contre leur malveillance. En attendant, veuillez faire savoir à vos lecteurs que je continuerai à habiter Paris le plus possible, à aller dans les théâtres le moins possible, mais à y aller cependant, et à remplir mes fonctions de critique comme auparavant, plus qu’auparavant. Je veux, pour la fin, m’en donner à cœur joie, puisque aussi bien il n’y a pas de journaux à Madagascar. »

Maintenant, quelle moralité devons-nous tirer de tout cela. Berlioz mort, on sait quel a été son triomphe.

Aujourd’hui, on s’incline très bas devant sa tombe, on le proclame la gloire de notre école moderne. Ce grand homme qu’on a vilipendé, qu’on a traîné au ruisseau pendant sa vie, est applaudi dans son cercueil. Tous les mensonges entassés autour de lui, toutes les légendes odieuses et ridicules, toutes les polémiques sottes, tous les efforts de la haine et de l’envie pour le salir, s’en sont allés comme une poussière balayée par le vent ; et il reste seul, debout dans sa victoire. C’est Londres, c’est Saint-Pétersbourg, c’est Berlin, hélas ! qui ont eu raison contre Paris. Mais croyez-vous que cet exemple guérisse la foule de sa frivolité et les médiocres de leur rancune, en face des talents personnels ? Ah ! que non pas ! Demain, un musicien original peut naître, il trouvera exactement les mêmes sifflets, les mêmes calomnies, et il recommencera identiquement la même bataille, s’il veut la même victoire. La bêtise et la mauvaise foi sont éternelles.

Chaudes-Aigues et Balzac

J’ai fait une trouvaille, j’ai découvert un volume intitulé : Les Écrivains modernes de la France. Il a paru chez Gosselin, en 1841, et il a pour auteur un critique du nom de Chaudes-Aigues, mort depuis vingt-cinq à trente ans, je crois, et parfaitement oublié aujourd’hui. Je me souviens d’avoir lu, dans la Revue de Paris, un article où Asselineau donnait ce Chaudes-Aigues comme un lettré de talent, un esprit fin et sagace. En tous cas, sans être au premier rang, Chaudes-Aigues occupait une place honorable dans la littérature de l’époque, et l’on peut dire qu’il résumait l’opinion moyenne, qu’il tenait alors la place de certains de nos critiques, aujourd’hui très écoutés. L’ailleurs, la preuve que ses études avaient une valeur, c’est qu’il a trouvé un éditeur pour les réunir en un volume.

Or, en feuilletant ce volume, j’ai rencontré une étude sur Balzac, qui est devenue pour notre génération le comble de la drôlerie. Cela est complet, cela résume la bêtise d’une époque. On assiste là à cette éternelle rage de la médiocrité, à cette éternelle négation des aveugles devant les personnalités puissantes. Et ce qui est amusant, c’est que nous sommes déjà la postérité et que le rire nous prend, lorsque nous mettons Balzac en face de ce Chaudes-Aigues, le géant du roman moderne à côté de ce nain ridicule qui tâche de le couvrir de boue, sans arriver à autre chose qu’à se salir lui-même. Quel beau spectacle et quelle leçon ! Mordez, insultez, mentez, soyez bêtes, dénoncez, faites-vous mouchards et gardes-chiourme, traînez les œuvres dans la boue, voilà le résultat : ceux que vous diffamez grandissent et rayonnent dans l’admiration de vos petits-fils, tandis que vos jugements odieux et imbéciles deviennent, quand on les retrouve, un objet de honte et de risée pour vos mémoires.

Je veux ressusciter Chaudes-Aigues. Cela sera d’un bon exemple pour nos aboyeurs d’aujourd’hui. Il faut qu’on mette le nez d’une certaine critique dans ses ordures. Vous allez voir que rien n’est changé. Les accusations sont toujours les mêmes, et le talent ne s’en porte pas plus mal.

Donc, je me contenterai de donner des citations. Il suffit qu’on ait les pièces sous les yeux. D’abord, Chaudes-Aigues triomphe en dix pages, parce que Balzac se permet d’opérer certains changements dans la classification de ses ouvrages. On sait que le grand romancier ne trouva qu’après coup l’idée de réunir ces romans par un lien commun, sous le large titre de la Comédie humaine, et il eut alors certaines hésitations, il modifia plusieurs fois l’ordre des différentes parties. Il n’y avait évidemment là rien qui diminuât le talent du romancier ; nous ne nous préoccupons plus de ces choses aujourd’hui ; mais Chaudes-Aigues exulte, il s’imagine confondre Balzac en lui faisant cette guerre de détails, et quand il a prouvé que certaines œuvres ne sont pas à leur place, il triomphe, il se vante d’avoir mis en poudre la Comédie humaine. Pauvre homme ! Il conclut : « Ce recensement sommaire une fois livré aux méditations des admirateurs les plus enthousiastes de M. de Balzac, nous écouterons d’une oreille indifférente M. de Balzac vanter à outrance les merveilles architectoniques dont il rêve. Qui pourrait songer sans rire, désormais, à la future cathédrale de M. de Balzac ? » Certes, on rit aujourd’hui, mais on rit de Chaudes-Aigues.

Ce qui mettait Chaudes-Aigues hors de lui, c’était l’attitude de Balzac. Écoutez-le : « Chaque fois que M. de Balzac roule sur la place publique une pierre de son édifice, c’est à son de trompe, à grand bruit de préface, et en ayant un soin tout spécial d’annoncer que, si le temple n’est point terminé encore, cela tient uniquement à l’immensité du plan conçu. » Naturellement, Balzac devait être accusé d’être un charlatan ; c’est dans l’ordre. Il avait des idées à défendre, il se débattait au milieu d’adversaires très ardents ; pur charlatanisme. En outre, ses chefs-d’œuvre avaient le tort de faire du bruit, et ses éditeurs commettaient le crime de vouloir les vendre. D’ailleurs, Chaudes-Aigues hausse les épaules devant la Comédie humaine. Il est plein de pitié. « Il y a de cela cinq ou six ans, dit-il, M. de Balzac imagina un singulier moyen de se soustraire à la juridiction souveraine de la critique ; il déclara hautement, avec un sang-froid imperturbable, que ses romans ne pouvaient pas être jugés en dernier ressort, ni même d’aucune façon, par la critique existante, attendu que ses romans n’étaient point des œuvres distinctes les unes des autres, rivales pour ainsi dire, procédant chacune d’une inspiration particulière et arrivant à des conclusions essentiellement diverses, mais bien autant de fragments d’un monument gigantesque, autant de pierres indispensables d’un colossale palais où il voulait loger son pays. Médiocrement irritée de cet arrêt d’incompétence dont on la frappait, la critique se contenta de hausser doucement les épaules en signe de pitié indulgente. » Voyez-vous cet homme de génie qui a l’ambition de bâtir un monument et qui prie la critique d’attendre ! Cette prétention peut-elle se supporter ? La bêtise n’attend pas.

Mais ce n’est là que l’entrée en matière. Chaudes-Aigues, d’une chiquenaude, a fait crouler la Comédie humaine. Balzac est convaincu de mensonge et d’impuissance ; il n’a pas de plan général, il veut en imposer à la critique, il s’épuise en efforts superflus. Maintenant, il s’agit de prouver que ses romans, pris à part, n’offrent ni originalité, ni intérêt, ni talent, rien, rien du tout, le vide absolu.

D’abord, Balzac n’a rien inventé. Dans toutes ses œuvres, il n’y a que deux types, un homme de génie méconnu et luttant, une femme de cœur vouée à tous les sacrifices. « Louis Lambert et madame de Vieumesnil, dit Chaudes-Aigues, pour continuer une comparaison très juste, sont des épreuves avant la lettre des deux seuls portraits qu’ait gravés M. de Balzac. Malheureusement pour M. de Balzac, l’invention de ces deux portraits lui est tout à fait étrangère ; il n’a que le mérite de reproducteur habile, en cette occasion. Comme le graveur imprimant sur la planche de bois ou d’acier l’idée du peintre, ou comme l’élève dirigeant un crayon timide sur les traces qu’a laissées le pinceau du maître, il a imité des images créées par d’autres cerveaux que le sien. » Et plus loin : « M. de Balzac n’a pas été aussi soigneux de dissimuler ses larcins, quand, au lieu de caractères principaux, il s’est agi de personnages secondaires et de détail. Pour ne le combattre que sur un terrain qui lui soit favorable, nous citerons à l’appui de notre assertion, ses deux livres les plus populaires :Eugénie Grandet et Le Lys dans la vallée ; le premier, où L’Avare et Melmoth, un peu grimaçants et contrariés, il est vrai, posent constamment devant l’auteur, à tour de rôle ; le second qui, comme dispositions générales et comme effets de scène, est fabriqué avec les rognures de Volupté. Molière ! Mathurin ! Hoffman ! Sainte-Beuve ! Il faut être juste, M. de Balzac n’y va pas de main morte, et ce n’est pas aux pauvres qu’il s’adresse. » Balzac pillant Sainte-Beuve, c’est un comble, comme nous dirions aujourd’hui. D’ailleurs, l’accusation de plagiat est également dans l’ordre. Chaudes-Aigues ne serait pas complet s’il ne traitait pas Balzac de voleur. Les Chaudes-Aigues d’aujourd’hui continuent la tradition.

Passons maintenant au style. Vous allez voir comment Balzac ignore radicalement sa langue. « M. de Balzac est parfaitement étranger aux notions les plus vulgaires de la syntaxe ; il n’y a pas, dans l’art d’écrire, de principe si élémentaire dont il paraisse avoir même une vague idée. Selon son bon plaisir, il met au régime de l’activité les verbes de la nature la plus passive, et réciproquement ; ou bien il range dans la catégorie des irréguliers ou des absolus des verbes dont la condition est de rester neutres. Presque tous les mots sont forcés, sous sa plume, à des associations impossibles. Avec une audace et une assurance vraiment fabuleuses, il établit violemment, entre des substantifs dont il ne connaît ni la signification précise ni l’origine, et des adjectifs dont il ignore les obligations particulières, des alliances que réprouvent tout à la fois la tradition, le vocabulaire et le goût. Quant aux pronoms, relatifs ou possessifs, et aux adverbes, le romancier s’en sert comme de ces détachements de cavalerie légère qu’on lâche au milieu d’une armée en déroute, pour accroître le désordre et le carnage : c’est son corps de réserve destiné, aux heures décisives, à rendre le massacre de la langue plus complet. » Ceci est de l’ironie. Chaudes-Aigues ne se doute pas d’une chose, c’est qu’une page de Balzac, même incorrecte, a plus d’accent que tout son volume d’articles. Notre langue se transforme depuis le commencement du siècle, au milieu de nos luttes littéraires, et c’est faire une singulière besogne que de vouloir juger le style de Balzac avec les règles de La Harpe. Chaudes-Aigues nie tout simplement l’évolution moderne, en matière de style, cet enrichissement considérable de la langue, ce flot d’images nouvelles, cette couleur et je dirai cette odeur introduites dans la phrase. Sans doute il faudra plus tard une police pour régler tout cela. Mais ricaner et s’indigner devant ce mouvement, c’est ne pas comprendre, c’est faire preuve d’infirmité cérébrale.

Arrivons à la moralité. Ici, Chaudes-Aigues devient superbe. Il me semble que j’entends nos critiques et nos chroniqueurs d’aujourd’hui foudroyant le naturalisme. Le comique abonde. Je n’ai que l’embarras des citations. « Une des prétentions de M. de Balzac, pour laquelle nous serons impitoyable, s’écrie-t-il, c’est celle que révèle hautement le titre général de ses œuvres, de connaître à fond les mœurs du siècle et de les peindre avec une rigoureuse vérité. Quelles sont donc les mœurs que peint M. de Balzac ? Des mœurs ignobles et dégoûtantes, ayant pour seul mobile un intérêt sordide et crapuleux. S’il faut en croire le prétendu historien philosophe, l’argent et le vice sont lemoyen et le but uniques pour tousles hommes d’aujourd’hui ; les passions perverses, les goûts dépravés, les penchants infâmes animent exclusivement la France du dix-neuvième siècle, cette fille de Jean-Jacques et de Napoléon ! Nul sentiment honorable, nulle idée honnête, de quelque côté que se tourne le regard. La France, — car c’est le portrait de la France que l’auteur se propose, — est peuplée de goujats galonnés, de bandits plus ou moins déguisés par un masque, de femmes arrivées aux dernières limites de la corruption ou en train de se corrompre : nouvelle Sodome dont les iniquités appellent le feu du ciel. C’est-à-dire que les cachots, les lupanars et les bagnes seraient des asiles de vertu, de probité, d’innocence, comparés aux cités civilisées de M. de Balzac. » Tout y est, comme on le voit, Sodome, Jean-Jacques et Napoléon. Et l’on dit cela de nos œuvres aujourd’hui, et l’on nous jette Balzac à la tête, en déclarant que Balzac au moins faisait la part de la vertu, qu’une haute moralité se dégageait toujours de ses œuvres ! Voyons, il faudrait s’entendre. La vérité est que les Chaudes-Aigues de demain nous jetteront à la tête des romanciers du vingtième siècle, en les accusant à leur tour d’une honteuse immoralité.

Attendez, ce n’est pas fini. Voici le plus beau, on croirait entendre parler les critiques que vous connaissez bien, on croirait lire un article publié hier sur des romans dont vous savez les titres : « Eh ! oui, sans doute, il y a dans la société contemporaine des infamies et des hontes, des fortunes dont la source est inavouable, des positions usurpées, des métiers exercés bassement, des industries déshonorantes, des égoïsmes poussés jusqu’à la lâcheté et à la scélératesse, des turpides sans nom. Mais dire qu’il n’y a que cela, voilà l’impardonnable mensonge ! Mais se plaire dans la mise en œuvre de pareils éléments, les grandir, les poétiser, les caresser, en composer un éternel spectacle pour la foule, en vouloir faire des sujets d’admiration et d’enthousiasme, voilà le tort criminel ! Heureusement, il y a, aujourd’hui plus que jamais, dans le cœur d’une certaine jeunesse dont M. de Balzac ne soupçonne pas l’existence, des instincts désintéressés et nobles, des passions généreuses, des convictions sincères et ardentes, que ne terniront ni ne déracineront les mauvais exemples, non plus que les pernicieuses leçons. Sous ce fumier que M. de Balzac remue de deux mains amoureuses, au sien d’une terre vierge et féconde, se développent en silence, à cette heure même, des germes précieux. Mais, à qui parlons-nous ? et l’auteur de La Fille aux yeux d’or peut-il nous comprendre ? Tout ce que nous devons dire à M. de Balzac, c’est qu’il n’a rien de plus à démêler avec l’esprit philosophique de son siècle qu’avec la littérature sérieuse… Placé, de son vivant même, entre mademoiselle Scudéry, dont il a la fécondité maladive, et le marquis de Sade, qu’il continue, dans un autre ordre d’idées, avec un bonheur rare, il pourra voir avant peu, de ses fenêtres, le cadavre de sa réputation traîné aux gémonies. »

Cette fois, c’est complet. Voilà le marquis de Sade arrivé. Je l’attendais. Il devait être de la fête. On ne saurait croire quelle consommation la critique fait du marquis de Sade. Il est la « tarte à la crème » des Chaudes-Aigues passés, présents et futurs. Un romancier ne peut risquer une plaie humaine sans qu’on le salisse avec cette comparaison inepte, qui prouve une seule chose, l’ignorance parfaite de ceux qui l’emploient. Mais laissez-moi m’égayer sur la clairvoyante extraordinaire du prophète Chaudes-Aigues. Où est-elle, ta jeunesse qui devait traîner Balzac aux gémonies, ô Chaudes-Aigues ? Aujourd’hui, les fils et les petits-fils de Balzac triomphent ; ce romancier de génie, qui n’avait rien à démêler avec la littérature sérieuse, ni avec l’esprit philosophique du siècle, a justement laissé la formule scientifique de notre littérature actuelle. Si tes pareils de l’heure présente, ô Chaudes-Aigues, prophétisent avec la même certitude, ceux qu’ils condamnent à l’égout peuvent se réjouir, car c’est à coup sûr une haute et noble gloire qui les attend.

Finissons. Voici encore une longue citation nécessaire : Chaudes-Aigues, dans un dernier paragraphe de deux pages, croit achever Balzac d’un coup de massue. Il s’en prend aux excès de sa personnalité, il parle de son orgueil, il le traite carrément de fou. Lisez et méditez ces pages.

« Nous aurions volontiers assisté en témoin aussi impassible que peu curieux à la décadence de M. de Balzac, faux météore prêt à replonger silencieusement dans la mare d’in-octavos sinistres d’où il est sorti, si M. de Balzac, à mesure qu’il décline, ne prenait à tâche de lasser la patience publique par l’excès de sa personnalité. M. de Balzac, à force de se trouver semblable, sinon supérieur, à tous les grands personnages anciens et modernes, en est arrivé à se placer si haut dans sa propre estime, qu’il ferait preuve d’une modestie incroyable s’il se mettait, comme on l’assure, sur les rangs pour l’Académie. Consentir à partager ainsi l’empire des lettres avec trente-neuf rivaux, vouloir troquer un trône contre un fauteuil serait, nous en convenons, une abdication véritable… MM. de l’Institut ne donneront pas lieu, nous l’espérons, à l’une de ces bouffonneries dont le public est las. Que M. de Balzac se proclame, par la voie des annonces, un auteur incomparable, le plus excellent des romanciers modernes, le premier fabricant de chefs-d’œuvre en gros ou en détail, c’est un ridicule sans doute qui rappelle la grenouille de La Fontaine, mais que les librairies, à tout prendre, ont le droit de donner à l’auteur pour leur argent. Que M. de Balzac se pose, dans une préface, en écrivain près de qui Richardson, Walter Scott et autres sont une petite monnaie vulgaire ; cela est, jusqu’à un certain point, tolérable, comme sujet précieux d’hilarité. Mais que M. de Balzac, non content d’imposer son nom au public, au moyen de la préface et de la réclame payante, saisisse toutes les occasions de se prodiguer l’encens à lui-même, et fasse naître ces occasions au besoin ; que, sous prétexte, aujourd’hui, d’éclaircir une question de droit littéraire ; demain, de signaler le tort fait à la librairie française par la contrefaçon belge ; après-demain, de réfuter une opinion émise sur lui, dans un article critique ; un autre jour, de proposer une modification du code civil ou du code pénal, M. de Balzac, incessamment préoccupé de son importance individuelle, explique le double rôle de maréchal de France et d’empereur qu’il joue tour à tour, sans que la société s’en doute… voilà qui n’est plus tolérable, voilà qui n’est plus risible car ceci est de l’orgueil poussé jusqu’à la folie. Opposer l’exiguïté du mérite à l’extravagance de l’ambition était, en pareil cas, un devoir dont la critique philosophique ne pouvait se dispenser. »

Les oreilles me tintent. Est-ce de Balzac qu’il s’agit, est-ce d’un autre ? L’article a-t-il paru il y a trente ans, a-t-il paru ce matin ? Ne serait-il pas de Chaudes-Aigues, serait-il de — mettez un nom ? Pauvre grand Balzac, tombé sous la férule d’un médiocre, parce qu’il travaillait trop, parce que sa personnalité débordait fatalement, parce qu’il emplissait son temps avec la foi des forts travailleurs ! Ah ! quelle vengeance aujourd’hui ! Mais il a souffert, et il n’est plus là.

On me dira : « En voilà assez, vous avez raison : ce Chaudes-Aigues est idiot. Quelle étrange idée avez-vous eue d’exhumer ce tas d’enfantillages ? Ce n’est pas drôle, ça nous ennuie, ça n’a plus le sens commun. À cette heure, tout le monde est d’accord. Balzac est le grand romancier du siècle. Il est inutile, pour le prouver, d’étaler les sottises que des critiques oubliés ont dites sur son compte. Laissez-nous tranquilles avec votre Chaudes-Aigues. »

Et je répondrai : « D’accord, Chaudes-Aigues est idiot ; les citations que je lui ai empruntées sont devenues bouffonnes et ennuyeuses. Mais il est bon d’établir que Chaudes-Aigues a été, dans son temps, un critique distingué, écouté, lu par un public dont il gâtait l’intelligence et qui pensait comme lui. Son étude est écrite proprement, sauf quelques incorrections et beaucoup de niaiseries. À coup sûr, il croyait faire œuvre de justice et de morale. Or, il est arrivé que trente années ont suffi pour le changer en un fantoche qu’on ne peut plus lire sans s’égayer. Eh bien ! dites-moi combien nous comptons à notre époque de Chaudes-Aigues, et songez avec quel éclat de rire nos petits-fils liront les articles de ces messieurs. Cela me réjouit, voilà tout. »

Jules Janin et Balzac

Je me suis récréé à donner des extraits d’une incroyable étude, que le critique oublié Chaudes-Aigues avait jadis déposée contre la haute figure de Balzac. Aujourd’hui, je prendrai un nouveau plaisir, je reproduirai certains passages d’un article publié par Jules Janin sur l’auteur de la Comédie humaine, dans la Revue de Paris, numéro de juillet 1839.

Chaudes-Aigues était presque un inconnu, un homme sans grande autorité, dont l’imbécillité ne tirait pas à conséquence. Mais Jules Janin, diable ! cela va devenir grave. Souvenez-vous que Jules Janin a été solennellement sacré prince des critiques, qu’on s’est pendant quarante ans incliné sous sa férule, que rien n’a égalé sa célébrité, si ce n’est l’oubli où il est tombé d’un coup et tout entier. Romancier fécond, critique dramatique acclamé, il semblait de taille à comprendre et à juger Balzac. Eh bien ! vous allez l’entendre.

Il faut dire que Balzac venait de malmener la presse dans son roman des Illusions perdues. Janin crut devoir prendre la défense du journalisme. En ce temps-là, on s’étonnait déjà qu’un romancier, égorgé par les journaux, traîné chaque matin dans la boue, eût l’audace grande de n’être pas content et d’accuser ses diffamateurs de mauvaise foi et d’ignorance. Balzac ne mâchait pas ses paroles : dans la Revue qui lui appartenait, il avait carrément déclaré que les journaux montraient une attitude « ignoble » à son égard. Jamais, d’ailleurs, il ne leur pardonna. Ce sont des choses qu’on a trop oubliées aujourd’hui, lorsqu’on cherche à écraser les vivants sous le souvenir des grands morts. Ajoutons que Janin, en se faisant le défenseur de la presse, était bassement l’exécuteur des rancunes de la Revue de Paris, qui venait de perdre son fameux procès contre Balzac. Mais arrivons aux citations. Je les donne simplement dans l’ordre où elles se présentent.

D’abord, Janin plaisante agréablement. On l’a forcé à lire les Illusions perdues, et c’est pour lui un supplice atroce. Un moment, il espère éviter la corvée, il s’écrie : « Aussitôt, tout joyeux ; je revenais à ces vieux livres qui ont eu tout de suite un milieu, un commencement, une fin ; nobles chefs-d’œuvre dont la contemplation vous rend meilleur. Au contraire, toutes ces misères modernes, écrites au hasard, sans plan, sans but, et comme si l’on traçait sur le papier le plus fantastique des châteaux en Espagne, vous donnent je ne sais quelle impatience que vous avez de la peine à contenir. » Voilà la profession de foi. « Sans plan, sans but » est bien joli. Cela rappelle Sainte-Beuve, qui préférait le Voyage autour de ma Chambre à La Chartreuse de Parme.

Continuons. « David Séchard s’estima donc fort heureux de remplacer son père à tout prix, pour pouvoir nommer son ami Lucien prote d’imprimerie, aux appointements de 50 francs par mois ; j’oubliais de vous dire que Mme Chardon, la mère, gagnait trente sous par jour chez ses malades, sa fille vingt sous chez la maîtresse blanchisseuse. Ce bruit d’argent et cette horrible odeur de billon reviendront souvent dans mon récit ; mais à qui la faute ! sinon. à M. de Balzac, qui fait dépendre la destinée de ses héros, et je dis de presque tous ses héros, d’une pièce de cinquante centimes. » Et plus loin : « Des 2, 000 francs qu’il avait apportés à Paris, il ne lui restait plus que 360 francs ; il fut se loger rue de Cluny, près de la Sorbonne, il donna 40 sous au fiacre ; il lui resta donc 358 francs. Pour lire avec fruit les romans de M. de Balzac, il faut savoir au moins un peu d’arithmétique et un peu d’algèbre, sinon ils perdent beaucoup de leur charme. Au reste, je vous prie de croire que ces minutieux détails sont exacts et que je suis incapable de les inventer. » Je le crois pardieu bien ! Il est intelligent, ce Janin. Le prince des critiques n’a pas compris que la grande originalité de Balzac a été de donner à l’argent en littérature son terrible rôle moderne.

Mais le plus amusant des reproches que lui fait Janin, c’est de se répéter, c’est de n’avoir qu’une note. Cela égaie, quand on se rappelle que ledit Janin a refait pendant quarante ans le même article, au rez-de-chaussée des Débats. Quarante années du même bavardage vide, quarante années de critique inutile et fleurie ! N’est-ce pas énorme de venir ensuite accuser d’uniformité l’auteur de la Comédie humaine, qui a créé tout un monde ?

Enfin, il se risque, il se lance à fond dans la lecture des Illusions perdues et voyez en quels galants termes : « Encore une fois, il le faut ; donc fermons les yeux, retenons notre haleine, mettons à nos jambes les bottes imperméables des égoutiers et marchons tout à notre aise dans cette fange, puisque cela vous plaît. » Je crois lire un critique d’aujourd’hui parlant de l’égout du naturalisme.

Au passage, Janin rencontre le nom de Walter Scott, et le voilà parti, il en a pour deux pages de ce style fluide qui coulait comme une eau tiède. Balzac, qui avait pour Walter Scott une admiration difficile à comprendre aujourd’hui, ayant eu le malheur de dire que toutes les héroïnes du romancier anglais se ressemblaient, le critique s’écrie avec indignation : « Quel blasphème ! et comment peut-on méconnaître la valeur de ces chefs-d’œuvre que toute l’Europe sait par cœur ? Mais c’est justement parce qu’il a placé la femme au secondplan de ses histoires, parce qu’il a entouré ses héroïnes des plus douces vertus, parce que leur passion est calme, parce que leur amour est honnête, parce qu’elles restent toujours décentes et réservées, comme il convient à d’honnêtes filles, destinées à devenir d’estimables mères de famille ; c’est justement pourquoi les romans de sir Walter Scott ont été ainsi adoptés à l’infini. » Voilà de la critique profonde. Décidément, le prince des critiques n’avait pas le crâne assez large pour comprendre Balzac.

Il le comprenait si peu qu’il lui comparait et qu’il lui préférait Paul de Kock. Du reste, c’était là une des plaisanteries du temps, dont Balzac enrageait. Janin raille avec perfidie : « Ainsi, par des chemins différents, l’un par la grosse gaieté et par l’exagération du sans-façon, l’autre par le sentiment le plus raffiné et par une politesse un peu plus qu’exquise, M. Paul de Kock et M. de Balzac sont arrivés tout à fait à la même popularité, à la même faveur, au même nombre de lecteurs ; quant à savoir lequel des deux l’emporte sur l’autre, demandez-le aux grandes capitales de l’Europe ? Londres choisira M. Paul de Kock ; Saint-Pétersbourg, la plus habile des contrefaçons de Paris, proclamera M. de Balzac ; Paris est pour tous les deux, Paris est pour tous ceux qui l’amusent il n’aura jamais trop d’amuseurs. » Aujourd’hui, Paris, et l’Europe, et le monde, ne connaissent plus que Balzac, car Paul de Kock, et Jules Janin lui-même, sont morts.

Plus bas, le prince des critiques ne veut pas donner la royauté du roman à Balzac. Il confesse là son tempérament. Je cite toute la page qui en vaut la peine : « Je vous répondrai que M. de Balzac n’est pas le roi des romanciers modernes ; le roi des romanciers modernes, c’est une femme, un de ces grands esprits pleins d’inquiétudes qui cherchent leur voie, et qui même, quand elle écrit ses plus beaux romans, me produit l’effet d’Apollon gardant les troupeaux d’Admète. Viennent ensuite, tantôt à côté, tantôt derrière M. de Balzac, tantôt devant lui, plusieurs romanciers qui, comme lui, regardent avec grand mépris la société telle qu’elle se comporte ; écrivains d’une grande audace, d’une fécondité merveilleuse. Quel ouvrage de M. de Balzac a été plus rempli de mouvements et d’incidents divers que les Mémoires du Diable ? Quel conte de M. de Balzac est supérieur à La Femme de quarante ans, par M. de Bernard ? Quand donc M. de Balzac a-t-il poussé l’ironie plus loin que M. Eugène Sue ? A-t-ilrien écrit pour la fraîcheur des descriptions, pour la grâce murmurante et printanière du paysage, qui soit préférable aux adorables caprices de M. Alphonse Karr ? N’oublions pas, dans un genre plus élevé, le roman de M. Alfred de Vigny et Notre-Dame de Paris, et Volupté, qui est un livre à part, sans compter tant de beaux petits contes que j’oublie, tous remplis de délire, d’imagination et d’amour… » Tout cela est devenu bien drôle à cette heure. Ce prince des critiques manquait de flair.

Voulez-vous maintenant entendre traiter Balzac comme un infect naturaliste d’aujourd’hui : « Parce que la chose existe, est-ce à dire que le roman et la comédie, le crochet à la main, se puissent occuper de ce pandémonium grouillant sur ce tas d’immondices ? Non, non, il y a des choses qu’on ne doit pas voir et qui sont à peine permises au philosophe, à peine permises au moraliste, à peine permises au chrétien. Un écrivain n’est pas un chiffonnier, un livre ne se remplit pas comme une hotte. » Voilà une phrase qui a l’air d’avoir été écrite ce matin. Oh ! ces messieurs ne se mettent pas en frais d’imagination : les mêmes phrases leur servent depuis un demi-siècle. Elles n’ont pas entamé Balzac ; n’importe, on les trouve encore assez bonnes pour tâcher d’écraser les nouveaux venus.

En somme, comme je l’ai dit, Jules Janin feint de croire que Balzac s’attaque aux grandes personnalités du journalisme, à tous ces grands noms : Chateaubriand, Royer-Collard, Guizot, Armand Carrel, Villemain, Lamennais. La vérité était que Balzac parlait des honteuses cuisines dont il était le témoin, des coulisses de la presse, de tous les abus que le brusque succès des journaux faisait naître. Dès lors, admirez le passage suivant : « Lorsque, depuis 1789 seulement, tous les principes sur lesquels repose la société moderne ont été fondés, défendus et sauvés par le journal, cela est triste de voir sa noble et chère profession attaquée, même dans ses ténèbres, même dans ses accessoires les plus futiles et les plus inaperçus, et attaquée par quoi, je vous prie ? Par un livre sans style, sans mérite et sans talent. » Grand Dieu est-ce des Illusions perdues que parle le prince des critiques ? Mais, vous ne connaissez seulement pas votre principauté, vous barbotez ! Après un jugement pareil, on aurait dû vous asseoir sur votre couronne comme sur une chaise percée.

Attendez, ce n’est pas fini. Il y a une phrase plus forte. La voici : « Heureusement ce livre est du grand nombre de romans, qu’on n’a nul regret de ne pas lire, qui paraissent aujourd’hui pour disparaître le lendemain dans un immense oubli. Jamais, en effet, et à aucune époque de son talent, la pensée de M. de Balzac n’a été plus diffuse, jamais son invention n’a été plus languissante, jamais son style n’a été plus incorrect. » C’est assez, arrêtons-nous, car nous touchons au sublime du comique.

Eh bien ! prince, je crois que c’est vous qui avez disparu le lendemain dans un immense oubli. Personne ne lit plus vos romans, et vos quarante années de critique n’ont pas même laissé une trace dans notre histoire littéraire. Quant à Balzac, il est debout, il grandit chaque jour davantage. Ce sont là des fouilles dans le passé, des lectures saines et rafraîchissantes, qui font du bien. On respire, en constatant l’imbécillité de la critique, même lorsqu’elle est couronnée. Songez donc qu’aujourd’hui il n’y en a pas même un qu’on ait jugé digne d’asseoir sur le trône. Si l’on patauge à ce point lorsqu’on est prince, que penser des jugements portés par le troupeau des critiques ordinaires ?

Un prix de Rome littéraire

Il vient de se produire un étrange projet, celui de fonder un prix de Rome littéraire. Certes, ce projet n’a heureusement aucune chance d’être réalisé, et il serait inutile de le discuter, s’il n’était un symptôme de la laide maladie que nous avons en France d’être protégés et encouragés par l’État.

En vérité, nous ne nous affranchissons jamais de notre vie de bambins au collège. L’art et les lettres continuent à être pour nous une série de compositions en thème latin et en version grecque ; et il faut qu’un maître quelconque distribue des places, soit toujours là pour coller dans le dos des élèves des numéros d’ordre. Si, à la fin de l’année, la distribution des prix, avec des couronnes de laurier en papier peint, venait à manquer, ce serait une consternation générale.

Les gamins de huit ans ont des croix de fer-blanc sur la poitrine. Plus tard, on les inscrit au tableau d’honneur, on les comble de bons points. Plus tard, à leur entrée dans la vie, on les promène de concours en concours, et les diplômes tombent sur eux, drus comme les feuilles en automne. Ce n’est point fini, les médailles, les titres, les croix de tous les métaux continuent de pleuvoir. On est timbré, scellé, apostillé. On porte sur chaque membre le visa de l’administration, déclarant en bonne forme que vous avez du génie. On devient un colis dûment enregistré pour la gloire. Quel enfantillage, et comme il est plus sain d’être seul et libre, avec sa poitrine nue au grand soleil

Ainsi, voilà les écrivains qui n’étaient point trop protégés. Ils n’avaient pas de concours, seule l’Académie se permettait de distribuer à des dames et à des hommes tranquilles quelques prix timides. Ils ne sentaient point la tutelle de l’État, comme les peintres et les sculpteurs par exemple, qui dépendent absolument de l’administration. De là, une jalousie énorme. Nous voulons des chaînes, nous aussi ! Notre liberté nous gêne, nous ne savons pas en faire des chefs-d’œuvre, et nous tendons les mains pour qu’on nous garotte. Les artistes sont trop gourmands de garder toutes les entraves pour eux. Nous entamerons des polémiques, nous ferons des conférences s’il est nécessaire, mais nous exigeons quand même notre coin de cachot.

Songez donc ! les peintres et les sculpteurs ont une école où des professeurs leur enseignent le beau patenté. Ils passent leur jeunesse au milieu des concours. Ensuite, un jury les admet ou ne les admet pas à la publicité. Chaque année, ils composent, et les premiers ont des médailles. Quand les médailles sont épuisées, il y a des récompenses exceptionnelles. Voilà une carrière enviable, au moins ! Les élèves forts y goûtent toutes les jouissances possibles. Parlez-moi de cette façon de comprendre une existence d’artiste et comprenez combien la vie d’un écrivain est grise à côté ! Le pauvre homme n’a pas la moindre médaille pour s’égayer. Son ménage en reste tout chagrin.

Pour le moment, on ne demande pas encore des médailles, on serait satisfait, si l’État voulait simplement fonder un prix de Rome littéraire. Ce prix consisterait, comme le prix de Rome de peinture, en une certaine rente qu’on servirait pendant quatre années au lauréat. Naturellement, il serait décerné à la suite d’un concours, et le lauréat serait tenu de fournir chaque année un travail quelconque, pour prouver qu’il ne mange pas l’argent de l’administration avec des duchesses. Voilà le projet en gros. Resterait à fixer le genre de la composition. Serait-ce un roman, une étude historique, un poème ? On a parlé, je crois, d’une comédie ou d’un drame en vers. Cela restreint singulièrement le prix de Rome littéraire, qui devient en réalité un prix de Rome dramatique. Je soupçonne les inventeurs du projet d’avoir des tragédies de jeunesse dans leurs tiroirs. Mais, vraiment, ils n’ont pas dû voir tout le côté comique de l’invention.

Quand le prix de Rome a été créé, il s’agissait avant tout de fournir à de jeunes artistes l’occasion de faire un séjour dans la ville que l’on regardait alors comme le tabernacle de l’art. Le voyage coûtait fort cher ; d’autre part, on voulait assurer aux lauréats un local, des relations, une direction artistique ; enfin, l’école avait un drapeau et entendait former des soldats pour le défendre. Toutes ces raisons expliquent la fondation.

Mais, dans les lettres, à quoi rimerait un pareil prix ? Il ne peut venir à la pensée de personne d’envoyer les lauréats littéraires dans une ville quelconque ; ils devront rester à Paris, dans ce Paris qui attire toutes les intelligences. Je comprendrais à la rigueur les grandes villes de province fondant des prix de Paris. D’un autre côté, les écrivains n’ont aucun frais matériel. Avec une main de papier, trois sous d’encre et un sou de plumes, on écrit un chef-d’œuvre. Enfin, il n’y a plus une littérature d’État, dont on veuille défendre le drapeau. Les deux cas sont donc complètement différents, et je ne saisis pas quels rapports on a pu voir entre eux.

La seule raison qu’on ait donnée, c’est que le prix de Rome littéraire remédierait à de grands désespoirs et à de grands découragements. Et l’on a parlé d’Hégésippe Moreau, de tous les poètes de la légende qui sont morts à l’hôpital, de misère et de génie rentré. Alors, il faut s’entendre. S’il s’agit de servir une rente à un jeune écrivain pauvre, il faudra poser en principe que seuls les jeunes écrivains pauvres auront le droit de concourir. Le maire et le commissaire du quartier délivreront un certificat d’indigence, qu’on devra déposer au secrétariat avec les autres pièces. En effet, les lauréats qui auraient seulement douze cents francs de rente, une petite pension de leur famille, commettraient une très vilaine action, en venant, à mérite égal, disputer le prix au meurt-de-faim. La pauvreté du candidat pèsera plus que son mérite dans la balance du jury.

Si l’on écarte cette raison sentimentale, on ne saurait citer aucun autre argument sérieux en faveur de la fondation. Mais ce n’est point tout, lors même qu’on aurait pour le prix de Rome littéraire les mêmes arguments qui ont décidé la création du prix de Rome de peinture, il serait prudent, avant de se lancer dans une seconde tentative, de se demander si la première a donné de bons résultats.

Aujourd’hui, on peut nettement établir le rôle de notre école de Rome, dans l’art de ce siècle. Ce rôle a été complètement nul. Certes, un grand artiste qui irait à Rome en reviendrait sans doute avec son génie. Seulement, Rome est si peu nécessaire à nos peintres que les plus grands d’entre eux, Eugène Delacroix, Courbet, Théodore Rousseau, Millet, Corot et toute notre grande école de paysagistes, n’y ont point passé. De cette pépinière qui devait être fertile en maîtres, il n’est guère sorti que des médiocrités. Le large mouvement de l’art au xixe siècle s’est fait en dehors et à côté de la serre chaude administrative. Cela est si vrai, l’école de Rome est aujourd’hui tellement inutile et dévoyée, que les élèves y vivent dans l’anarchie absolue des doctrines. Chaque année, à l’exposition des envois, on peut constater le tohubohu des personnalités. L’École de Rome n’a même plus son entêtement esthétique. Autant envoyer les lauréats à Pontoise, ils seront plus près de la vie moderne. D’ailleurs, leur séjour en Italie est une chose agréable. Il fêle peut-être un peu leur jugement, mais un peintre médiocre de plus ou de moins, cela ne tire pas à conséquence. Quant au génie qui s’égarerait là, il s’en tirerait toujours. Mon avis est donc que notre école de Rome n’est ni nuisible ni utile.

Ainsi, l’expérience est faite, à quoi bon la recommencer en littérature ? Il est entendu que l’art et les lettres ne gagnent rien à être patronnés et pensionnés. Cela ne sert qu’à entretenir la médiocrité. Un écrivain médiocre est déjà gênant par lui-même ; s’il était patenté, il deviendrait dangereux. Nous sommes trop mangés par les faiseurs de phrases, pour qu’on ouvre une école de rhétorique. Le jour où l’on fonderait le prix de Rome littéraire, je sais bien ce qui se passerait ; il n’irait pas à la pauvreté, il n’irait pas au talent original, il irait aux esprits moyens et souples, qui savent cueillir toutes les fleurs du chemin. À quoi bon encourager ces messieurs qui n’ont déjà que trop de courage ? J’ai une théorie un peu barbare en ces matières : c’est que la force est tout, dans la bataille des lettres. Malheur aux faibles ! Ceux qui tombent ont tort de tomber, et c’est tant pis si on les écrase. Ils n’avaient qu’à savoir se tenir debout. Chaque fois qu’un débutant échoue, qu’un vainqueur de la veille est vaincu, je conclus qu’il portait en lui le germe de sa défaite. La victoire est aux reins solides, et cela est juste. Le talent doit être fort ; s’il n’est pas fort, il n’est plus le talent, et il mérite que la vérité se fasse sur son compte. Quand on arrive dans l’art, il faut se dire ces choses virilement, pour savoir se conduire en homme dans la chute ou dans le succès. Je trouve, par exemple, qu’on abuse étrangement d’Hégésippe Moreau, de Chatterton et des autres. Hégésippe Moreau était un médiocre poète. Sa grande habileté a été de mourir comme il est mort. S’il avait vécu, personne peut-être ne saurait son nom. On peut plaindre les pauvres diables que l’ambition littéraire tue dans les mansardes ; mais il est naïf de regretter leur talent. C’est un crime que d’entretenir l’orgueil des médiocres. L’écrivain qui apporte un monde, accouche toujours de ce monde.

J’ai parlé en commençant de ce vilain besoin de protection que nous avons en France. On s’appuie d’une main sur les dames, de l’autre sur les corps constitués ; on monte ainsi, peu à peu, l’échelle des succès aimables ; on commence par les diplômes et les prix académiques, on finit par les croix et les titres. Pour gravir cette échelle, il suffit d’avoir l’échine souple et de savoir contenter tout le monde ; un salut à droite et un salut à gauche ; une tirade sur la morale de temps à autre ; surtout un choix de phrases qui ne puissent fâcher personne.

Ah que le mépris est meilleur ! Mépriser toutes ces convenances, ne sentir aucun de ses besoins de la vanité, c’est peut-être la force suprême, dans notre métier d’écrivain. On est seul, on ne relève que de son talent. Une œuvre est bonne, et on l’écrit, parce qu’on veut l’écrire. Nulle considération ne déterminera le changement d’une phrase. Pourquoi un changement, dès qu’on a renoncé à toutes les récompenses ? La grande jouissance est de vouloir et de créer. On va devant soi, jusqu’au bout de sa volonté, et c’est la seule route qui mène à des chefs-d’œuvre.

La haine de la littérature

Quand je plaçais des articles avec grand-peine, je me souviens de l’émotion que me causait l’apparition d’un nouveau journal : une porte de plus pouvait s’ouvrir, la littérature allait peut-être avoir enfin un petit coin d’hospitalité. Est-ce pour cela, mais j’ai encore parfois la naïveté de me réjouir, lorsque je vois Paris se barioler d’affiches. C’est au moins du pain pour quelques débutants.

Cette année, l’apparition de nouveaux journaux a coïncidé avec le chômage de la belle saison. Plus de chambres, presque plus de politique, à peine un incident de loin en loin. Puisque le nombre des journaux augmentait juste au moment où la politique faisait relâche, sans doute allait-on se décider à donner une place plus large à la littérature ; car vous n’ignorez pas que la littérature est devenue simplement un bouche-trou. Entre deux séances du parlement, on se sert d’un article de bibliographie pour justifier. Quant aux variétés, aux études littéraires de quelque longueur, elles restent des mois sur le marbre. Les journaux qui passaient pour être hospitaliers aux lettres, les Débats et le Temps, par exemple, se sont laissés dévorer comme les autres par la politique. Il n’y a plus, dans la presse, que cinq ou six personnalités entêtées qui s’obstinent à parler littérature, et rien que littérature, au milieu du sabbat abominable que les partis déchaînent autour d’elles. Je crois que, plus tard, on leur tiendra compte de cette louable obstination. Pour le moment, j’ignore si on les lit. On leur fait déjà une grâce, en leur laissant prendre chaque semaine trois cents lignes d’un journal, qu’on pourrait si utilement employer à la discussion de la révision ou du scrutin de liste.

Donc, la politique chôme, le nombre des journaux a augmenté, et je rêvais qu’on aurait recours au pis aller de la littérature. Eh bien ! pas du tout. La politique, qui coulait en torrent, s’est simplement étalée en mare stagnante : elle dort et elle pourrit sur place, voilà tout. Il se créerait vingt feuilles nouvelles, la politique en serait quitte pour s’aplatir et s’envaser davantage ; et les journaux se videraient jusqu’aux annonces, qu’elle se délayerait au point de les emplir du haut en bas de son flot tiède et bourbeux. Elle seule, et c’est assez. Elle est la maladie fatale de notre époque de troubles et de transition.

Je causais un jour avec le directeur d’un nouveau journal. Il me parlait avec amertume de sa rédaction, qui était loin de le contenter, et me demandait si je ne connaissais pas des jeunes gens de talent. Je lui citai plusieurs noms ; mais il haussait les épaules, en murmurant :

— Oh ! un littérateur… Je voudrais un jeune homme qui eût un grand talent et qui s’occupât exclusivement de politique.

— Ah ça, finis-je par lui dire impatienté, est-ce que vous croyez qu’un garçon qui a assez de talent pour être un écrivain, consentira jamais à patauger dans la sale cuisine de votre politique ?

C’était brutal, mais c’était et c’est encore l’exacte expression de ma pensée. Certes, j’admets parfaitement que les ambitieux qui se taillent une situation dans la politique, sont parfois des personnalités puissantes et originales. Mais remarquez qu’ils triomphent surtout dans l’action, et qu’il y a souvent au fond d’eux un écrivain médiocre. Les grands poètes et les grands prosateurs ont toujours fait une assez piètre mine dans les gouvernements. Si nous mettons à part les fortunes politiques extraordinaires, si nous nous en tenons à la foule des journalistes et des agitateurs, au troupeau des élus du suffrage universel, depuis les simples conseillers municipaux jusqu’aux députés, nous voyons qu’il y a un artiste ou un écrivain raté chez chacun de ces hommes d’État d’occasion. L’observation est presque constante ; la politique se recrute aujourd’hui dans la bohême littéraire.

Que j’en connais, et que de bonnes histoires à raconter ! Celui-ci a débuté par un volume de vers, dont on trouve encore les exemplaires chez les bouquinistes ; celui-là a promené pendant dix ans des manuscrits dans les cabinets de rédaction et chez les concierges des théâtres ; un autre a fait depuis sa jeunesse du journalisme obscur, sans arriver au public, las d’efforts et ne pouvant dépasser une célébrité de brasserie ; un autre encore a tenté de tout, de l’histoire et de la critique, de la poésie et du roman, rongé d’ambition, obligé de lâcher un à un ses rêves, jusqu’au jour où il a enfin trouvé dans la politique une mère compatissante à tous les médiocres. Et je ne parle pas des écrivains qui ont eu de l’esprit un jour, puis qui se sont, le lendemain, réveillés si courbaturés, qu’ils n’ont même plus retrouvé leur talent ; encore d’excellentes recrues pour la politique, dont la main droite est tendue aux impuissants et la main gauche aux invalides.

Voilà l’hôpital, la ménagerie, et tant pis si l’on se fâche, car je ne sais pas de mot assez fort dans ma révolte. Oui, je suis indigné d’un pareil étalage d’ambitions mauvaises et bêtes. Prenez-moi un scrofuleux, un crétin, un cerveau mal conformé, et vous trouverez quand même dans le personnage l’étoffe d’un homme politique. J’en connais dont je ne voudrais pas pour domestiques. C’est un rut, un assaut de tous les appétits donné à une femme facile et que chacun espère violer. Il n’y faut ni esprit, ni force, ni originalité, mais seulement des alliances et une certaine platitude personnelle. Quand on a échoué en tout et partout, quand on a été avocat médiocre, journaliste médiocre, homme médiocre des pieds à la tête, la politique vous prend et fait de vous un ministre aussi bon qu’un autre, régnant en parvenu plus ou moins modeste et aimable sur l’intelligence française. Voilà les faits.

Mon Dieu ! les faits sont encore acceptables, car il s’en passe journellement d’aussi étranges. L’observateur s’habitue et se contente de sourire. Mais où mon cœur se soulève, c’est lorsque ces gens-là affectent de nous mépriser et de nous protéger. Nous ne sommes que des écrivains, nous comptons à peine ; on nous limite notre place au soleil, on nous place au bas bout de la table. Eh ! puisque les situations sont connues, messieurs, nous entendons passer les premiers, avoir toute la table et prendre tout le soleil. Comprenez donc qu’une seule page écrite par un grand écrivain est plus importante pour l’humanité que toute une année de votre agitation de fourmilière. Vous faites de l’histoire, c’est vrai, mais nous la faisons avec vous et au-dessus de vous ; car c’est par nous qu’elle reste. Votre vie, le plus souvent, s’use dans l’infiniment petit d’une ambition personnelle, sans que la nation puisse en rien tirer d’utile ni de pratique ; tandis que nos œuvres, par là même qu’elles sont, aident à la civilisation du monde. Et, d’ailleurs, voyez comme vous mourez vite : feuilletez une histoire des dernières années de la Restauration, par exemple, et demandez-vous où sont allées tant de batailles politiques et tant d’éloquence ; une seule chose surnage aujourd’hui, après cinquante ans, la grande évolution littéraire de l’époque, ce romantisme dont les chefs sont tous restés illustres, lorsque les hommes d’État sont déjà effacés des mémoires. Entendez-vous, petits hommes qui menez si grand bruit, c’est nous qui vivons et qui donnons l’immortalité.

Il faut que cela soit dit nettement : la littérature est au sommet avec la science ; ensuite vient la politique, tout en bas, dans le relatif des choses humaines. En un jour de colère, exaspéré des ambitions ridicules et du tapage odieux qui m’entouraient, j’ai écrit que ma génération finissait par regretter le grand silence de l’empire. Le mot dépassait ma pensée, je puis bien le confesser aujourd’hui. Mais, en vérité, n’ai-je pas toutes les circonstances atténuantes ? Le milieu de vacarme, de secousses, de préoccupations effrayantes et sottes, dans lequel la politique nous fait vivre depuis dix ans, n’est-il pas un milieu intolérable où l’esprit fini par étouffer ? Relisez notre histoire. À chaque convulsion, pendant la Ligue, pendant la Fronde, pendant la Révolution française, la littérature est frappée à mort, et elle ne peut ressusciter que longtemps plus tard, après une période plus ou moins longue d’effarement et d’imbécillité. Sans doute, les évolutions sociales ont leur nécessité et leur logique. Il faut les subir. Seulement, c’est un véritable désastre, quand on les prolonge. Aujourd’hui que la République est fondée, qu’elle tâche donc d’avoir la solidité d’un véritable État, assurant à la nation le libre usage de son intelligence. Sa durée et sa gloire sont là. Les politiqueurs à outrance la tueront, tandis qu’elle vivrait par les artistes et par les écrivains.

Je parle moins pour ma génération que pour la génération qui nous suit. Nous autres encore, nous avons fait notre trouée tant bien que mal, au milieu des circonstances les plus fâcheuses. Mais combien je plains les débutants d’aujourd’hui ! N’est-ce pas effrayant, ce pullulement de journaux dont je parlais et cette indifférence, ce mépris pour la littérature ? Pas une feuille qui donne un coin à une partie littéraire sérieuse. Tous broient les airs les plus discordants, sur lorgne de Barbarie politique. Et ils sont mal faits, et ils sont ennuyeux, et ils assomment le public ; car le public, paraît-il, ne mord guère. Je serais enchanté qu’ils périssent par où ils pèchent, qu’ils mourussent d’une indigestion de politique, dans l’abandon final des quelques centaines de lecteurs qu’ils se disputent avec une âpreté de boutiquiers rêvant la nuit de l’Élysée. Vous n’ignorez pas, en effet, qu’il y a un président de la République, au fond de tout nouveau directeur de journal. Après Napoléon, tous les ambitieux voulaient être lieutenants. Aujourd’hui, après MM. Thiers, Grévy et Gambetta, voilà les fêlures qui se déclarent, et il n’y a pas un raté des lettres et de l’art qui ne rêve la magistrature suprême par le barreau ou par la presse. Folie d’un moment, mais bien tumultueuse et bien gênante. Tout cela passera, et nous resterons c’est ce qui nous donne un peu d’orgueil. L’orgueil, quoi qu’on en dise, est une santé par les temps d’aplatissement où nous sommes. Quand les directeurs de journaux demandent des garçons de talent, et qu’ils haussent les épaules, si on leur nomme un écrivain, un pur littérateur, il est bon, il est sain que les littérateurs se lèvent et leur disent : « Pardon, vous n’êtes rien, et nous sommes tout. »

La littérature obscène

Nous venons d’assister à un cas bien curieux. Paris a été pris d’un accès de vertu, je parle d’un accès à l’état aigu, d’une de ces jolies crises qui étalent l’ignorance et la bêtise d’un public. Quand le mal se déclare, les plus spirituels sont atteints ; ils n’en meurent pas tous, mais tous cèdent à la contagion. C’est comme une mode pendant quinze jours. Cette fois, la presse a fait la brusque découverte de ce qu’elle nomme, dans son indignation, la littérature obscène.

L’histoire est trop drôle pour que je ne la raconte pas tout au long. Un journal s’est fondé, le Gil-Blas, qui, dans ses débuts, se vendait assez mal. Parfois, je questionnais curieusement les directeurs des feuilles rivales sur les chances de succès du nouveau venu ; et ces directeurs haussaient les épaules avec un sourire de mépris, ils ne craignaient rien, ça ne se vendait pas. Puis, voilà tout d’un coup que j’ai vu le nez des directeurs s’allonger : le Gil-Blas se vendait, il avait pris une spécialité de chroniques légères qui lui donnait tout un public spécial, j’entends, si l’on veut, le grand public, les hommes et surtout les dames qui ne détestent pas les aimables polissonneries. De là, en quelques semaines, la grande colère de la presse vertueuse.

Je ne veux nullement défendre le Gil-Blas, mais en vérité il me semble que son cas est d’une analyse facile. À coup sûr, il ne s’est pas fondé avec l’intention formelle de corrompre la nation. Il a beaucoup plus simplement tâté son public ; les nouveaux journaux connaissent bien cette période d’hésitation ; le succès ne vient pas, on essaye de tout, jusqu’à ce que le public morde. Eh bien ! le Gil-Blas, ayant risqué dans le tas quelques articles grivois, a senti que le public mordait ; et, dès lors, il n’a pas boudé contre ce succès, il a donné à ses lecteurs la friandise de leur goût. Spéculation ignoble, école de perversion, disent les confrères indignés. Mon Dieu ! je voudrais bien voir un journal qui refuse à ses abonnés ce que ceux-ci lui demandent. Par ces temps d’aplatissement aux pieds du public, la presse n’est-elle pas une immense flagornerie à l’adresse des lecteurs ? En politique, en en littérature, en art, où est donc la feuille qui se plante carrément au milieu de la route et qui résiste au grand courant de la sottise et de l’ordure humaines ? Puisque toutes les folies, puisque tous les appétits ont des organes, pourquoi donc la polissonnerie n’aurait-elle pas le sien ? Parmi les confrères qui se sont voilé la face, il en est qui ont autrement travaillé à la désorganisation publique. Flatter une aristocratie imbécile, flatter les vols de la finance, l’ambition de la bourgeoisie ou l’ivrognerie du peuple, cela est plus désastreux encore que de flatter la gaudriole de tout le monde. On croirait vraiment que la morale ne réside que dans notre pudendum.

Je me suis donc abonné au Gil-Blas, pour me rendre compte. J’y ai lu des articles charmants, par exemple les chroniques de M. Théodore de Banville, d’une grâce lyrique, les nouvelles si fines et si gaies de M. Armand Silvestre, les études colorées de M. Richepin ; voilà trois poètes dont la compagnie est fort honorable. Il est vrai que le reste de la rédaction est moins littéraire. Ainsi, il y a eu des histoires absolument grossières ; non pas que j’en blâme l’inspiration, car je condamnerais par là même Rabelais, La Fontaine et d’autres encore que j’estime ; mais en vérité ces histoires étaient trop mal écrites. Telle est toute ma querelle. On est très coupable, quand on écrit mal ; en littérature, il n’y a que ce crime qui tombe sous mes sens, je ne vois pas où l’on peut mettre la morale, lorsqu’on prétend la mettre ailleurs. Une phrase bien faite est une bonne action.

J’en étais donc là de mon étude sur la question, charmé quand je lisais l’article d’un véritable écrivain, absolument révolté lorsque je tombais sur l’ordure d’un journaliste d’occasion, bâclant sa besogne. Pour moi, l’ignoble commence où finit le talent. Je n’ai qu’un dégoût, la bêtise. Mais mon époque me gardait encore un étonnement. Voilà que l’on m’a appris tout d’un coup : que le Gil-Blas était mon œuvre, le fils de mes entrailles. Ce n’est plus la faute à Voltaire, c’est la faute à Zola. En tout cas, le Gil-Blas serait un fils bien dénaturé, car il mange son père chaque fois qu’il le nomme. Je n’y ai pas encore trouvé sur moi une ligne, je ne dirai pas aimable, mais simplement polie. On pourrait y compter jusqu’à trois hommes qui font publiquement profession de me détester. Avouez que ce serait là un enfant qui désolerait mes vieux jours, si j’avais la moindre certitude de paternité.

Mais non, je me tâte, j’interroge mon cœur, et la voix du sang ne parle pas. En toute honte de ma stérilité, je dois rendre l’enfant à Boccace et à Brantôme. Je ne me sens pas gai du tout, pas aimable, pas polisson, incapable de chatouiller les dames. Je suis un tragique qui se fâche, un broyeur de noir que le cocuage ne déride pas ; et c’est mal connaître les lois de l’hérédité que de vouloir asseoir sur mes genoux d’homme hypocondre cet aimable poupon enrubanné qui fait déjà des farces avec sa nourrice. N’êtes-vous pas stupéfait des jugements extraordinaires de la critique contemporaine, je parle de cette critique courante qui emplit les journaux ? Elle ne met pas un seul écrivain en sa place ; elle n’étudie pas, elle ne classe pas ; elle part sur un mot, sur une idée toute faite, sans tenir compte du vrai tempérament et de la vraie fonction de l’écrivain. Le Gil-Blas, enfant de L’Assommoir et de Nana, mais grand Dieu ! c’est Jérémie accouchant de Piron, — j’ajoute toutes proportions gardées, pour qu’on ne m’accuse pas de me placer au rang des prophètes.

Quels jolis articles mes amis m’envoient ! J’en ai là une douzaine sous les yeux. On m’y accuse carrément de faire mal tourner le siècle. Un surtout est incroyable : il y est dit en toutes lettres que j’ai inventé la littérature obscène. Hélas ! non, monsieur, je n’ai rien inventé, et on me l’a même reproché fort durement. Il faudrait pourtant vous entendre avec vos confrères si je copie tout le monde, si je ne suis qu’une dégénérescence de mes aînés, mon influence ne saurait être ni si terrible ni si décisive. Pourquoi ne dites-vous pas aussi que j’ai inventé le vice ? Cela me mettrait du coup en tiers avec Adam et Ève, dans le Paradis terrestre. Il est léger, pour un garçon qui se pique d’avoir fait ses classes, d’effacer d’un trait de plume tant d’œuvres fortes et charmantes, écrites dans toutes les langues du monde, et de faire commencer à L’Assommoir et à Nana ce que vous appelez si naïvement la littérature obscène.

Et remarquez que ces réquisitoires ne vont pas sans un étalage des plus beaux sentiments du monde. On parle surtout au nom de la justice, on réclame des poursuites par amour de l’égalité. Aimable tartuferie qui ne trompe même pas les imbéciles ! Puisqu’on poursuit le journal, pourquoi ne pas poursuivre le livre ? Puisque tel romancier a été appelé au parquet, pourquoi le parquet n’a-t-il pas appelé tel autre ? Sans doute voilà de la logique. Mais elle sent terriblement mauvais, cette logique de la répression. Eh ! monsieur, puisque vous êtes pour la liberté entière, réjouissez-vous donc, le jour où la justice a un caprice de libéralisme ; c’est toujours cela de gagné. Que diriez-vous d’un homme que sa femme battrait et qui voudrait être battu tous les soirs pour le plaisir de la logique ? Quand un de nous fait triompher la liberté de la pensée, en échappant à des juges que vous déclarez incompétents, ne devons-nous pas tous nous réjouir ! Je ne parle point de ceux que le succès trop vif d’un confrère peut gêner.

En somme, on accuse tout un groupe d’écrivains de spéculer sur l’obscénité. On les hue, on ramasse la boue des ruisseaux pour la leur jeter à la face et non content de les salir, on tâche de les attaquer dans leur talent, en jurant que leurs livres sont tout ce qu’il y a de plus facile à faire, qu’il suffit d’y entasser des horreurs. Eh bien ! essayez, ce sera drôle !

Il est certain qu’il y a des spéculateurs partout. Dans le Gil-Blas, on trouve des spéculateurs de l’ordure. Ce sont ces journalistes sans talent, qui fabriquent un conte grivois comme ils bâcleraient une chronique sur les prix de vertu, avec des larmes au bout des phrases. Les contes grivois se placent ; ils en font. Demain, ils iront ailleurs défendre les jésuites. Tout notre journalisme, toute la cuisine de nos reporters, je le répète, en est là, avec plus ou moins de scrupule. Dans le roman, le même fait se passe. Des spéculateurs battent monnaie avec des succès voisins, dont ils ne voient que le tapage et dont ils ne prennent que les crudités, en les rendant révoltantes par leur manque de talent. Cela a toujours eu lieu et aura toujours lieu.

Mais si nous parlions aussi des spéculateurs de la vertu. Croyez-vous que le sujet soit moins vaste et le trafic moins condamnable ? Que j’en connais des romanciers et des auteurs dramatiques qui exploitent carrément la vertu, comme une carrière à plâtre ! Je n’interroge pas leur vie privée, je dis simplement que ces gaillards nous la baillent belle avec leur moralité, dont ils entendent simplement se faire des rentes. Avec la vertu d’abord, il n’est pas besoin de talent : on se tape sur la poitrine, devant les dames, en jurant de ne jamais les faire rougir, et cela suffit. Ensuite on est décoré, on a la certitude de l’Académie, on pose pour une statue d’homme pur et de patriote. En avons-nous assez entendu de mauvais drames patriotiques, et nous en pousse-t-on assez de romans médiocres où les beaux sentiment brûlent la dernière page comme des feux de bengale ! Tout cela est-il convaincu ? j’en doute, ce serait trop bête. Dur tripotage, gens habiles, nés à l’école de Tartufe, et qui ont compris qu’il y avait encore plus de profits solides à travailler dans la vertu que dans le vice.

Maintenant, entre ceux qui prennent la spécialité de ne pas faire rougir les femmes et ceux qui mettent leur gain à les faire rougir, il y a les véritables artistes, les écrivains de race qui ne se demandent pas une seconde si les femmes rougiront ou non. Ils ont l’amour de la langue et la passion de la vérité. Quand ils travaillent, c’est dans un but humain, supérieur aux modes et aux disputes des fabricants. Ils n’écrivent pas pour une classe, ils ont l’ambition d’écrire pour les siècles. Les convenances, les sentiments produits par l’éducation, le salut des petites filles et des femmes chancelantes, les règlements de police et la morale patentée des bons esprits, disparaissent et ne comptent plus. Ils vont à la vérité, au chef-d’œuvre, malgré tout, par dessus tout, sans s’inquiéter du scandale de leurs audaces. Les sots qui les accusent de calcul, ne sentent pas qu’ils ont l’unique besoin du génie et de la gloire. Et, lorsqu’ils ont mis debout leur monument, la foule béante les accepte dans leur nudité superbe, comprenant enfin.

Je ne souhaite de la morale à personne ; mais je souhaite même à mes adversaires beaucoup de talent, ce qui serait plus agréable pour nous. S’ils avaient du talent, cela les calmerait sans doute, et ils réclameraient moins de vertu. En tous cas, qu’ils soient persuadés que l’année 1880 n’est pas plus vicieuse qu’une autre, que la littérature véritablement obscène ne s’y étale pas davantage qu’au dix-huitième siècle, par exemple, et que des années s’écouleront avant que le Gil-Blas avance sensiblement la pourriture de notre société. Toute cette échauffourée est une crise de pudibonderie ridicule, qui m’inquiète sur le sort de notre fameux esprit français. Il est donc bien malade ? Voyez-vous Rivarol tourner au Grandisson ! C’est le protestantisme qui nous envahit. On barde de fer les urinoirs, on crée des refuges blindés aux amours monstrueuses, lorsque nos pères innocemment se soulageaient en plein soleil. - FIN