BIBLIOBUS Littérature française

Alain-Fournier - Jacques Rivière (1886 - 1925)

 

 

Une introduction à MIRACLES; recueils de poèmes et de nouvelles de Alain-Fournier (1924)

 

Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuis, au-delà du spécieux tournant de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout entière avec nous, qui nous a passé entre les mains comme une ombre rêveuse et téméraire ?

« Je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel. » Cette confidence de Benjamin Constant, le jour où il la découvrit, Alain-Fournier fut profondément bouleversé ; tout de suite il s’appliqua la phrase à lui-même et il nous recommanda solennellement, je me rappelle, de ne jamais l’oublier, quand nous aurions, en son absence, à nous expliquer quelque chose de lui.

Je vois bien ce qui était dans sa pensée : « il manque quelque chose à tout ce que je fais, pour être sérieux, évident, indiscutable. Mais aussi le plan sur lequel je circule n’est pas tout à fait le même que le vôtre ; il me permet peut-être de passer là où vous voyez un abîme : il n’y a peut-être pas pour moi la même discontinuité que pour vous entre ce monde et l’autre. »

Ses plus grands enthousiasmes littéraires allèrent toujours aux œuvres qui lui faisaient sentir l’idéalité de l’univers et de la vie elle-même.

Il faut savoir aussi combien il était sobre : matériellement d’abord (jamais il ne sembla prendre à la nourriture le moindre plaisir, il ne lui demandait que de l’entretenir en vie) ; mais surtout au spirituel : j’ai souvent admiré combien légèrement il goûtait à la réalité et c’était une surprise pour moi, à chaque fois, de voir de quelle impondérable mousse s’emplissait seulement la coupe qu’il y plongeait.

Il n’y avait pas là l’effet d’une constitution physique fragile, ni aucune intolérance par débilité. Au contraire Fournier fut toute sa vie robuste et bien portant. C’était son esprit tout seul dont l’aspiration était ainsi prudente et réservée, – comme s’il eût eu ailleurs d’autres sources où puiser, et une alimentation invisible.

Quand je la compare à la sienne, toute ma vie, qui pourtant fut occupée par beaucoup des mêmes événements, m’apparaît affreusement positive. J’ai saisi bien des choses qu’il laissa échapper ; mais c’est lui qui volait, moi qui reste…

Il serait vain de vouloir distinguer le merveilleux spontané, dans son histoire, et celui qu’il y ajouta lui-même par la simple tournure de son imagination. Elle reste, en tous cas, « à peine réelle », tissée des aventures les moins analysables ; des femmes y sont mêlées dont, du fait que son regard seulement les effleura, il devient impossible de savoir qui elles furent d’autre que les anges ou les démons qu’il vit.

Une biographie d’Alain-Fournier ? Écrite du dehors, puisée ailleurs que dans ses contes et dans le Grand Meaulnes, ne sera-t-elle pas un continuel mensonge, le récit des faits qu’il n’a pas vécus ? Et comment oser, en particulier, reconstituer sa dernière rencontre ? Comment savoir le visage qu’eut pour lui, brusquement dévoilé dans la solitude, cette maîtresse terrible qu’il avait toujours attendue : la guerre ?

I

Pourtant je suis le seul à l’avoir vraiment connu. Nous nous étions liés au lycée Lakanal, où nous étions entrés tous les deux en octobre 1903 pour préparer l’École Normale Supérieure. Nous avions le même âge : dix-sept ans.

Notre amitié ne fut d’ailleurs pas immédiate, ni ne se noua sans péripéties ; nos différences de caractère se firent jour avant nos ressemblances. Fournier, animé de l’esprit d’indépendance qu’il devait attribuer plus tard à Meaulnes, avait entrepris d’ébranler la vénérable et stupide institution de la Cagne, c’est-à-dire l’organisation hiérarchique qui réglait les rapports des élèves de rhétorique supérieure et l’ensemble de rites et d’obligations humiliantes que les anciens imposaient aux « bizuths ». Il avait pris la tête d’une coterie de révoltés, avec laquelle je sympathisais secrètement, mais que ma timidité et mon désir d’éviter les distractions m’empêchèrent de rallier tout de suite.

J’observai longtemps une neutralité rigoureuse dans la bataille qui opposait mes camarades. La figure de Fournier m’intéressait pourtant déjà vivement. Parmi ces jeunes gens, dont plusieurs étaient comme lui fils d’instituteurs, mais que leurs dispositions universitaires rendaient déjà légèrement compassés, il surgissait libre, joueur, ivre de jeunesse. Ce que l’atmosphère où nous étions plongés avait d’un peu pédant et artificiel, il le faisait par instants drôlement fuser au dehors et nous restituait le caprice dont nous avions besoin pour respirer.

Je le regardais combiner ses offensives contre le « Bureau », je lisais les pétitions révolutionnaires qu’il faisait circuler pendant l’étude. Je me sentais un peu scandalisé, un peu effrayé, fort séduit malgré tout par son personnage.

Je ne pensais pourtant pas à me rapprocher de lui. C’est lui qui me fit le premier des avances, d’ailleurs mêlées de taquineries et de moqueries, qui me furent, je l’avoue, très insupportables. De toute évidence je l’agaçais un peu, si je l’attirais aussi ; ma nature appliquée, scrupuleuse, méticuleuse lui donnait des impatiences. Il me jouait des tours que je ne prenais pas toujours très bien. Que de fois, en rentrant de récréation, je trouvai mon pupitre bouleversé, mes livres en désordre : Fournier avait passé par là. Je lui en voulais de tout mon cœur !

Mais il tenait à moi et peu à peu la sincérité de son attachement m’apparut, me convainquit, apaisa mes résistances. C’est aussi qu’à côté de son indiscipline, tout un autre aspect de son caractère se révélait à moi, lentement, que je ne pouvais qu’aimer. Sous ses dehors indomptés, je le découvrais tendre, naïf, tout gorgé d’une douce sève rêveuse, infiniment plus mal armé encore que moi, ce qui n’était pas peu dire, devant la vie.

Le parc de Lakanal, qui fut celui de la Duchesse du Maine et de la Cour de Sceaux, est un endroit merveilleux ; il dévale lentement vers Bourg-la-Reine. La grande allée vient aboutir à une grille qui donne sur un chemin peu fréquenté ; un banc la termine, où, parmi toute cette banlieue, on peut avoir l’illusion d’une relative solitude. C’est sur ce banc que chaque jour, pendant l’heure de récréation qui suivait le déjeuner, je venais m’asseoir avec Fournier.

Nous avions de grandes conversations. Il me parlait de son pays avec une sorte de passion. Il était né à la Chapelle-d’Angillon, un petit chef-lieu de canton du Cher, à une trentaine de kilomètres au nord de Bourges, sur les confins de la Sologne et du Sancerrois, en plein centre de la France. Mais c’est surtout d’Épineuil-le-Fleuriel, un plus petit village encore, situé à l’autre extrémité du département, entre Saint-Amand et Montluçon, où ses parents avaient été longtemps instituteurs et où il avait passé toute sa première enfance, qu’il me faisait des descriptions enthousiastes et presque amoureuses. Je reconstituais sa vie de petit paysan dans cette campagne sans pittoresque, lente, pure et copieuse et dont les aspects s’étaient comme incorporés à son âme : je me rendais compte de ce qu’avait été cette enfance alimentée par la précieuse ignorance de tout autre paysage au monde que celui qu’on pouvait découvrir des fenêtres de l’école. Quelle estacade que cette solitude pour les voyages de l’imagination !

En effet, entraîné aussi, il faut le dire, par la lecture effrénée des livres de prix que recevaient ses parents chaque année vers le début de juillet et dont, s’enfermant au grenier avec sa sœur, il consommait l’entière provision avant qu’ils ne fussent distribués, Fournier s’était mis très tôt à imaginer l’inconnu et à le chercher. Comme il était naturel, dans ce plein milieu des terres, devant son horizon immobile, il s’était particulièrement épris de l’océan. Au point qu’il avait décidé vers treize ans de se faire officier de marine. Après un séjour à Paris, au lycée Voltaire, il avait été à Brest pour préparer l’examen du Borda. Mais malgré les succès qu’il avait remportés en mathématiques, il ne s’était pas senti dans sa voie, et comme, par surcroît, le milieu lui déplaisait, au bout d’un an, laissant, le cœur gros, échapper, comme un infidèle oiseau, son premier rêve d’aventure, il était rentré dans son pays.

Il s’était tourné alors vers les lettres et était venu à Lakanal en faire l’apprentissage.

Il ne les choisissait donc à ce moment que comme un pis-aller. C’est qu’au fond il ne les avait pas encore, non plus que moi d’ailleurs, découvertes. Je date des environs de Noël 1903 la révélation qui nous en fut faite en même temps à l’un et à l’autre. Pour nous remercier du compliment traditionnel que nous lui avions adressé avant le départ en vacances, notre excellent professeur, M. Francisque Vial, à qui mon éternelle reconnaissance soit ici exprimée, nous fit une lecture du Tel qu’en songe d’Henri de Régnier :

J’ai cru voir ma Tristesse – dit-il – et je l’ai vue

– Dit-il plus bas –

Elle était nue,

Assise dans la grotte la plus silencieuse

De mes plus intérieures pensées,… etc.

Puis :

En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses

Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées…

Et :

Les grands vents venus d’outre-mer

Passent par la Ville, l’hiver,

Comme des étrangers amers…

Et ces deux vers enfin qui tombèrent en nous comme une lente pierre dans une eau troublée :

Pauvre âme,

Ombre de la tour morne aux murs d’obsidiane !

Nous nous étions déjà penchés sur des textes admirables ; nous y avions senti par instants palpiter quelque chose de tendre et d’exquis ; mais la gangue scolaire qui les entourait, emprisonnait aussi leur sortilège.

Et puis ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni même Flaubert ne s’adressaient à nous, jeunes gens de 1903 ; ils parlaient à l’humanité universelle ; ils n’avaient pas cette voix comme à l’avance dirigée vers notre cœur, que tout à coup Henri de Régnier nous fit entendre.

Nous tombions, sans avoir même su qu’il en existât de tels, sur des mots choisis exprès pour nous et qui non seulement caressaient nommément notre sensibilité, mais encore nos révélaient à nous-mêmes. Quelque chose d’inconnu, en effet, était atteint dans nos âmes ; une harpe que nous ne soupçonnions pas en nous s’éveillait, répondait ; ses vibrations nous emplissaient. Nous n’écoutions plus le sens des phrases ; nous retentissions seulement, devenus tout entiers harmoniques.

Je regardais Fournier sur son banc ; il écoutait profondément ; plusieurs fois nous échangeâmes des regards brillants d’émotion. À la fin de la classe, nous nous précipitâmes l’un vers l’autre. Les forts en thème ricanaient autour de nous, parlaient avec dédain de « loufoqueries ». Mais nous, nous étions dans l’enchantement et bouleversés d’un enthousiasme si pareil que notre amitié en fut brusquement portée à son comble.

Dès la rentrée de janvier, délaissant les occupations dites sérieuses et la préparation de l’« École », nous achetâmes les œuvres de Henri de Régnier, de Maeterlinck, de Viélé-Griffin et nous les dévorâmes.

Je ne sais s’il est possible de faire comprendre ce qu’a été le Symbolisme pour ceux qui l’ont vécu. Un climat spirituel, un lieu ravissant d’exil, ou de rapatriement plutôt, un paradis. Toutes ces images et ces allégories, qui pendent aujourd’hui, pour la plupart, flasques et défraîchies, elles nous parlaient, nous entouraient, nous assistaient ineffablement. Les « terrasses », nous nous y promenions, les « vasques », nous y plongions nos mains et l’automne perpétuel de cette poésie venait jaunir délicieusement les frondaisons mêmes de notre pensée.

Où le Griffon a-t-il enterré le Saphir ?

Nous y eussions conduit sans hésiter le premier de ces chevaliers masqués, surgis aux lisières ou près des sources apparus, qui nous eût demandé le chemin.

Nous ne connaissions encore ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Rimbaud, ni Baudelaire. C’était dans le monde plus vague et plus artificiel construit par leurs disciples, que nous nous mouvions, sans soupçonner qu’il n’était qu’un décor qui nous cachait la vraie poésie.

***

Pourtant des différences non pas tant de goût que de prédilection ne tardèrent pas à apparaître entre Fournier et moi. Tandis que je mettais au premier plan Maeterlinck, pour la profondeur philosophique que je lui attribuais libéralement, et plus tard Barrès, dont l’idéologie me ravissait, Fournier élisait avec une affection farouche Jules Laforgue d’abord, ensuite Francis Jammes. Ces deux admirations qui le prirent vers 1905, valent la peine d’être analysées, car elles sont révélatrices de certaines tendances très profondes de son esprit.

Que n’ai-je pas dit et surtout écrit à Fournier contre Laforgue ? Il m’agaçait ; je le trouvais pleurard et pédant ; je ne comprenais rien à ses souffrances ; je ne m’en expliquais pas la cause. Fournier le défendait avec acharnement et je vois bien maintenant tout ce qu’il découvrait de lui-même dans le pauvre blessé des Complaintes.

« Blessé, mais amoureux, me répondit-il justement lui-même dans une des nombreuses apologies qu’il me fit de son héros, blessé mais orgueilleux. Blessé, mais d’une si grande douceur de cœur. Blessé, parce que tout cela ; et ironique parce que blessé et seulement pour cela. Il n’a jamais été que le jeune homme timide (à ne pas pouvoir passer devant une « dame » sans tomber), et qui a répété toute sa vie :

Oh ! qu’une, d’elle-même, un beau soir, sût venir,

Ne voyant que boire à mes lèvres et mourir.

Fournier était tout à fait exempt de cette timidité extérieure et physique qu’il attribue ici à Laforgue, mais il en avait une plus secrète, à base de tendresse et d’orgueil, qui ne le paralysait pas moins. Comme Laforgue, il avait un immense besoin de la Femme, mais avant tout comme d’un calmant pour sa susceptibilité frémissante ; il ne supportait pas l’idée d’être à découvert devant elle, en butte à ses flèches, déconcerté, malmené ; une pureté et une innocence parfaites en elle étaient indispensables à la formation de son amour.

Il lui fallait l’union des âmes avant celle des corps et un certain absolu d’affection où se plonger. Toutes les exigences de Laforgue, il les reconnaissait pour siennes.

Et aussi les déceptions, car il n’était pas sans se rendre compte confusément de ce que son rêve avait d’irréalisable. Il en éprouvait d’avance cette même irritation désolée qu’il voyait chez Laforgue se tourner en ironie. « Ironique parce que blessé et seulement pour cela. »

Laforgue devait lui servir comme d’une vengeance anticipée contre cette étrange nation des femmes à laquelle il avait la plus étrange idée encore d’aller demander du bonheur. Il avait à ce moment-là des relations, tout à fait pures d’ailleurs, avec une petite étudiante, qu’il accompagnait chaque dimanche et tâchait de former à la transfigurer à mes yeux ; mais je sentais quelque chose en lui, dès ce moment, se débattre contre les bornes par trop précises qu’elle infligeait à son imagination ; il la lui fallait déjà plus sincère, plus candide surtout qu’elle ne pouvait être. Et de ses petitesses, de ses coquetteries il souffrait comme d’autant d’injustices qu’elle eût commises envers lui.

Pourtant il ne faudrait pas se représenter Fournier comme dominé par le scepticisme moral ou le dépit, ni comme dépourvu de tout réalisme ; à ses chanceuses aspirations le goût des choses concrètes formait dès ce moment contrepoids.

Déjà chez Laforgue il n’admirait pas seulement l’exilé en ce monde ni l’amant tyrannique et craintif. Voulant me le faire comprendre et aimer, c’est toute une série d’impressions de nature, choisies au hasard des pages, qu’il recopiait pour moi dans une de ses lettres :

Ô cloîtres blancs perdus…

— Soleils soufrés croulant dans les bois dépouillés…

… Paris ! ses vieux dimanches

dans les quartiers tannés où regardent des branches

par-dessus les murs des pensionnats, etc.

Dès ce moment il demandait à la poésie une certaine traduction, en langage clair et insaisissable, de la plus humble réalité. C’est pourquoi Jammes, que nous avions découvert dans l’Angélus de l’aube…, l’avait du premier coup enchanté.

Toute la campagne, non pas celle qu’on visite, mais celle où Fournier était né et dont il sentait l’imprégnation, revivait dans ces lignes un peu tremblantes, privées de toute architecture interne, que Jammes traçait, les unes au-dessous des autres, d’une main paisible et maladroite exprès. La façon dont les mots y venaient, à leur place physique plutôt que significative, et dont ils incarnaient les animaux, les arbres, les métairies, en suggérant simplement l’odeur, la couleur ou la forme ; la peinture de chaque heure du jour, avec son soleil propre et l’exacte déclivité des ombres ; ces vers si tangibles que certains pouvaient être tenus entre les mains comme une gaule, d’autres froissés dans les doigts comme une feuille de menthe, – toute cette poésie matérielle et pure l’enchantait.

Nous ne séparerons pas la vie d’avec l’art.

Fournier s’empara tout de suite de ce vers faux, ou mal cadencé, et le fit marcher longtemps à cloche-pied, en avant-garde de son œuvre, comme un chemineau et comme un guide.

Ce fut appuyé sur Jammes qu’il commença à se révolter contre l’intelligence, c’est-à-dire, dans son esprit, contre la culture des idées, contre l’effort pour définir, contre le jugement qui exclut. Barrès, en qui je me complaisais à ce moment et qu’il fit effort pour aimer avec moi, dans le fond l’exaspérait « Je t’ai dit une fois pour toutes que je trouvais parfaitement vain ce travail de mise en formules… Je préférerai, moi, toujours m’arrêter pour parler de la « mer méridionale éperdument bleue » – ou de la batteuse que j’entends ronfler dans les champs derrière moi comme pour me dire que c’est encore l’été – encore un peu de tout cet été que je n’ai pas vécu. » Et plus tard : « Je me dégoûte d’écrire ainsi tant de petites théories, de petits jugements, de longues phrases qui ne riment à rien. Alors que lentement, longuement, silencieusement je devrais chercher en moi des mots brefs et légers qui disent le passé ou la vie. »

Il avait commencé d’ailleurs, depuis assez longtemps déjà, à les chercher, « ces mots brefs et légers », dont il devait plus tard trouver une si délicieuse et expressive foison. Peu de temps après notre découverte du Symbolisme, il s’était mis à écrire des vers. Rien de plus curieux que ces premiers essais d’Alain-Fournier. Je dois avouer à ma honte que je ne sus pas y reconnaître sa vocation.

C’est aussi qu’ils révélaient tout autre chose que le poète qu’on était porté naturellement à y chercher. Aucune image vraiment neuve, aucune transformation vraiment chimique du monde par les mots ; les objets n’y devenaient jamais autres et saisissants ; un doux courant les entraînait comme des fleurs intactes, – un courant facile et faible comme la rêverie.

Je recopie ici, à titre d’exemple, non pas le meilleur mais le plus important – je dirai en quoi tout à l’heure – de ces poèmes :

À TRAVERS LES ÉTÉS

(À une jeune fille.)

Attendue,

À travers les étés qui s’ennuient dans les cours

en silence

et qui pleurent d’ennui,

Sous le soleil ancien de mes après-midi

lourds de silence

solitaires et rêveurs d’amour

d’amours sous des glycines, à l’ombre, dans la cour

de quelque maison calme et perdue sous les branches

À travers mes lointains, mes enfantins étés,

ceux qui rêvaient d’amour

et qui pleuraient d’enfance,

Vous êtes venue,

une après-midi chaude dans les avenues,

sous une ombrelle blanche,

avec un air étonné, sérieux,

un peu

penché comme mon enfance

Vous êtes venue sous une ombrelle blanche.

Avec toute la surprise

inespérée d’être venue et d’être blonde,

de vous être soudain

mise

sur mon chemin,

et soudain, d’apporter la fraîcheur de vos mains

avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde.

***

Vous êtes venue :

Tout mon rêve au soleil

N’aurait jamais osé vous espérer si belle.

Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue.

Tout de suite, près de vous, fière et très demoiselle

et une vieille dame gaie à votre bras,

il m’a semblé que vous me conduisiez, à pas

lents, un peu, n’est-ce pas, un peu sous votre ombrelle,

à la maison d’Été, à mon rêve d’enfant,

à quelque maison calme, avec des nids aux toits,

et l’ombre des glycines, dans la cour, sur le pas

de la porte – Quelque maison à deux tourelles

avec, peut-être, un nom comme les livres de prix

qu’on lisait en juillet, quand on était petit.

Dites, vous m’emmeniez passer l’après-midi

Oh ! qui sait où !… à « La Maison des Tourterelles ».

***

Vous entriez, là-bas,

dans tout le piaillement des moineaux sur le toit,

dans l’ombre de la grille qui se ferme. – Cela

fait s’effeuiller, du mur et des rosiers grimpants,

les pétales légers, embaumés et brûlants,

couleur de neige et couleur d’or, couleur de feu,

sur les fleurs des parterres et sur le vert des bancs

et dans l’allée comme un chemin de Fête-Dieu.

Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux

avec la vieille dame, l’allée où, doucement,

votre robe, ce soir, en la reconduisant

balaiera des parfums couleur de vos cheveux.

Puis recevoir, tous deux,

dans l’ombre du salon,

des visites où nous dirons

de jolis riens cérémonieux.

Ou bien lire avec vous, auprès du pigeonnier,

sur un banc de jardin, et toute la soirée,

aux roucoulements longs des colombes peureuses

et cachées qui s’effarent de la page tournée,

lire, avec vous, à l’ombre sous le marronnier,

un roman d’autrefois, ou « Clara d’Ellébeuse ».

Et rester là, jusqu’au dîner, jusqu’à la nuit,

à l’heure où l’on entend tirer de l’eau au puits

et jouer les enfants rieurs dans les sentes fraîchies.

***

C’est Là… qu’auprès de vous, oh ma lointaine,

je m’en allais,

et vous n’alliez,

avec mon rêve sur vos pas,

qu’à mon rêve, là-bas,

à ce château dont vous étiez, douce et hautaine,

la châtelaine.

C’est Là – que nous allions, tous les deux, n’est-ce pas,

ce Dimanche, à Paris, dans l’avenue lointaine,

qui s’était faite alors pour plaire à notre rêve,

plus silencieuse, et plus lointaine et solitaire…

Puis, sur les quais déserts des berges de la Seine…

Et puis après, plus près de vous, sur le bateau,

qui faisait un bruit calme de machine et d’eau…

***

Évidemment j’aurais dû comprendre ; j’aurais dû démêler ce que Fournier lui-même d’ailleurs n’apercevait pas encore à ce moment : que c’était là l’exercice d’un conteur, et non d’un poète.

Le vers libre y était adopté par Fournier sous l’influence sans doute des Symbolistes, mais surtout comme un moyen de suivre exactement les phases d’un récit. Il me semble qu’on le sent ici s’entraîner à conter. Il ne s’est pas encore arraché à ses impressions : il cherche encore à nous les imposer telles quelles (et avouons franchement qu’il n’y réussit guère) ; mais déjà malgré lui peut-être, elles s’analysent, elles perdent la densité poétique et prennent la forme d’une énumération. Des faits, des événements percent sans cesse au travers des spectacles ; un dynamisme se fait sentir sous l’enveloppe émotive ; des moments sont distingués ; le présent, le futur viennent tout naturellement remplacer le passé :

Je vais entrer, nous allons suivre, tous les deux

avec la vieille dame l’allée, où doucement

votre robe, ce soir, en la reconduisant,

balaiera des parfums couleur de vos cheveux.

D’ailleurs le thème du morceau n’est-il pas une « aventure » déjà ? Et cette aventure, ne la connaissons-nous pas ? N’est-ce pas, avant la lettre, la rencontre de Meaulnes et d’Yvonne de Galais ? Plusieurs détails du récit définitif figurent déjà dans le poème : la vieille dame dont la jeune fille est accompagné, l’ombrelle de celle-ci, sa démarche, le titre de châtelaine qui lui est donné en passant ; même, le dernier vers se trouvera textuellement dans le chapitre de la Promenade sur l’étang.

Une seule différence importante : au lieu de se passer entièrement dans un « domaine mystérieux », la scène est d’abord située à Paris. Ce n’est que par l’imagination que le poète la transporte par instants à la campagne.

Ce point serait sans intérêt s’il ne nous permettait de remonter plus haut que le poème ici analysé, jusqu’à l’origine dans la réalité de l’aventure qui en fait les frais, jusqu’à l’événement de la vie d’Alain-Fournier qui a donné naissance au Grand Meaulnes.

Il est si délicat, si fragile que j’ose à peine le toucher avec des mots ; je crains de le briser en le racontant.

Pourtant ses répercussions sur toute la vie sentimentale et même intellectuelle de Fournier furent infinies.

J’ai dit combien il était exigeant, en pensée, à l’égard des femmes et quelle perfection il leur réclamait comme son dû. Il avait été bientôt las des trop pauvres satisfactions que pouvaient lui offrir celles qui étaient à sa portée.

Est-ce une exaspération de son attente qui la lui fit croire tout à coup comblée ? Ou bien alla-t-il instinctivement chercher un objet inaccessible qui ne pourrait le décevoir ? Ou bien la vie vint-elle réellement, comme il arrive, au-devant de son imagination et lui présenta-t-elle son rêve authentiquement incarné ?

Le fait est simplement qu’il rencontra un jour, dans Paris, au Cours-la-Reine, une jeune fille merveilleusement belle qu’il suivit, dont il découvrit par mille ruses le nom et l’adresse, qu’il retrouva et, bien qu’elle eût l’air extrêmement réservée, aborda. Le miracle est qu’il obtint d’elle quelques mots de réponse qui purent lui donner à croire qu’il n’était pas dédaigné. Et il sentit que l’étrange apparition devait faire un effort sur elle-même pour briser l’entretien et lui dire : « Quittons-nous ! Nous avons fait une folie. »

Des années passèrent sur cette rencontre sans effacer l’impression que Fournier en avait reçue ; au contraire elle alla en s’approfondissant.

La jeune fille avait quitté Paris ; Fournier eut beaucoup de peine à retrouver sa trace ; et quand il y parvint, longtemps plus tard, ce fut pour apprendre, avec un immense désespoir, qu’elle était mariée.

Ayant suivi Alain-Fournier depuis son adolescence jusqu’à sa mort, je puis dire que cet événement si discret fut l’aventure capitale de sa vie et ce qui l’alimenta jusqu’au bout de ferveur, de tristesse et d’extase. Ses autres amours n’effacèrent jamais les mêmes parties de son âme. Il voyait toujours la parfaite jeune fille penchée sur lui ; il ne lui demandait pas de se caractériser ni de se révéler à lui dans sa différence ; il n’avait aucun besoin, dans le fond, de la connaître au sens complexe et dangereux du mot ; il lui suffisait qu’elle fût impossible comme la vie ; elle non plus, n’était « peut-être pas tout à fait un être réel » : c’est par quoi, en le comblant d’amertume, elle le consolait aussi.

II

J’avais quitté Lakanal au mois de juillet 1905, ayant obtenu une bourse de licence en province. Fournier était allé passer ses vacances en Angleterre, puis était rentré au lycée pour une troisième année de « cagne ». Nous restâmes séparés pendant deux ans.

Mais de cette séparation naquit une énorme correspondance, qui me permet aujourd’hui de suivre rétrospectivement le développement de mon ami pendant cette période.

Ce fut, à coup sûr, une de celles où sa pensée fut le plus active, celle où son talent se nourrit, se forma. Tout le poids dont l’accablait la « préparation de l’École », pour laquelle il n’était pas directement doué, et qui était pour lui, par instants, un véritable cauchemar, ne l’empêcha pas de lire, ni de pomper autour de lui tous les sucs dont il avait besoin.

Il s’assimila Claudel, Gide, Rimbaud, Ibsen, acheva de digérer Laforgue et Jammes. En Angleterre, il s’était épris des Préraphaélites. La peinture l’intéressait, mais par les côtés, il faut bien le dire, où elle touchait à la littérature. À Paris, il se mit à visiter les salons : Maurice Denis et Laprade lui donnèrent de grandes émotions. Il croyait découvrir dans leurs toiles les paysages purs et désespérés qu’habitait naturellement son âme, qu’il voulait à son tour évoquer.

En toutes ses admirations de cette époque, d’ailleurs, et même de toujours, on sent un fort coefficient subjectif : il se cherche au travers de ce qui l’enthousiasme ; il poursuit surtout des exemples, des permissions.

Un moment il plie et s’effondre presque sous Claudel ; mais on le voit d’une lettre à l’autre se démener sous l’énorme avalanche, se rassembler, se saisir : « Claudel, s’écrie-t-il, apprends-moi à penser et à écrire selon moi, à moi qui sens selon moi ». Et dans la lettre suivante, il note la leçon et l’encouragement qu’il croit avoir reçu du poète de Tête d’Or : « Il m’a renforcé… dans cette conviction que j’ai toujours eue… que je ne serai pas moi tant que j’aurai dans la tête une phrase de livre, – ou, plus exactement, que tout cela, littérature classique ou moderne, n’a rien à voir avec ce que je suis et que j’ai été. Tout effort pour plier ma pensée à cela est vicieux. Peut-être faudra-t-il longtemps et de rudes efforts pour que profondément, sous les voiles littéraires ou philosophiques que je lui ai mis, je retrouve ma pensée à moi, et pour qu’alors à genoux, je me penche sur elle et je transcrive mot à mot. »

Il est difficile, tant elles sont nombreuses et riches, de mettre en ordre toutes les découvertes que Fournier fit sur lui-même, ou plutôt sur son talent et sur les conditions de sa création, pendant ces deux ou trois années.

Les plus générales d’abord : il comprend, lui qui vient de s’épanouir, au milieu et par le moyen de la littérature la plus ésotérique, la plus aristocratique peut-être qui ait jamais été, – il comprend que ses sources d’inspiration sont d’ordre populaire, qu’il doit obéissance à son hérédité paysanne et que c’est du milieu dont il sort que monteront à son esprit les vrais thèmes de son œuvre future. Toutes ses lettres sont pleines de descriptions de son pays, de grands récits de promenades, de conversations avec des paysans qu’il me rapporte méticuleusement : « Il me répondait, dit-il de l’un d’eux, avec une grossièreté, et une lenteur, et une prudence qui me prenaient le cœur. » Et plus loin : « Je voudrais dire avec le même amour les injures de celui qui veut qu’on ferme les barrières de ses prés, et qui n’est que haine déchaînée – et les paroles du braconnier que, revenant en retard, nous avons rencontré, poussé, le long de la haie, par l’orage menaçant et le vent rouge, vers la nuit d’août tombée, etc.. » Et dans la même lettre encore : « Je voudrais m’adresser à la campagne, comme les Goncourt à Paris : « Ô Paris…, tu possèdes… » Je veux au moins dire que si j’ai connu moins que les autres ces inquiétudes de jeunesse, ces angoisses sur mon moi, ce désarroi du déracinement, c’est que j’ai toujours été sûr de me retrouver avec ma jeunesse et ma vie, à la barrière – au coin d’un champ où l’on attelle deux chevaux à une herse… Et jamais plus que cette année de douloureuse sécheresse, je ne l’ai trouvée aussi compatissante, sympathisante… avec ses pardons pour ma fièvre, ses airs de connaître mon mal comme la lavande connaît les plaies, d’être accoutumée à moi comme je suis terrestrement accoutumé à sa compagnie. »

Cette parenté avec les champs, que j’avais tout de suite sentie en lui, dont Jammes plus tard l’avait aidé à mieux prendre conscience, il commence à l’éprouver comme une incitation à créer. Elle prend un sens positif, actif ; elle veut se développer et se dire.

Aussi comme il est hostile à tout ce qui pourrait le séparer de sa terre et plus généralement du monde vivant, des êtres particuliers, de l’immense règne du concret ! J’ai déjà noté plus haut sa répugnance, sa résistance à tout effort critique et l’espèce de mauvaise humeur avec laquelle il repoussait mes tentatives pour emprisonner le réel dans des formules. Elles vont croissant.

Contre un ami à qui il s’était confié et qui avait cru lui faire plaisir en reconnaissant et en étiquetant chaque trait de lui-même qu’il lui révélait, Fournier se révolte : « C’est moi-même qu’il veut à toute force comprendre et même réfuter. Je suis loin, moi, d’avoir la même ambition à son égard. »

Et en effet s’il écrit : « Le principal est évidemment mon horreur, ma frayeur d’être classé », c’est vrai qu’il ne cherche jamais non plus à cerner, à classer, ni même à situer dans le plan intelligible, ni les autres, ni aucun aspect du monde : « J’ai le merveilleux pouvoir de sentir. Toutes choses ne m’ont été connues que par l’impression qu’elles laissaient sur mon cœur. Aussi ne les ai-je pas distinguées. »

Fournier aperçoit un inconvénient grave pour lui dans toute opération de discernement ou même d’abstraction ; elle isole, elle brise un contact, pense-t-il. Et c’est de contact avec les choses, avec les gens, qu’il a d’abord besoin : « Puisque l’ignorance qui accepte est à mon avis plus près de la vérité que n’importe quoi, et puisque, selon toi, l’ignorance est la source des émotions infinies (je n’avais pu formuler que par erreur une telle opinion que toute ma nature démentait), je te demande : Pourquoi ne pas se laisser aller tout de suite à cette ignorance-là ? » Et dans la même lettre : « Ne rien – même au fond – mépriser. S’y fondre, s’y confondre, s’y mêler. Y conformer sa pensée. Et la perdre ailleurs, le lendemain. Il n’y a d’atroce dans la vie que notre, nos façons de la voir – quand nous y tenons. »

Au fond, c’est sa vocation de romancier qui se révèle à Fournier, déjà, au travers de son goût pour l’ignorance. S’il se dérobe à toute perception et à toute énonciation du général, c’est parce qu’il entend s’établir sur le plan même de la vie et dans une sorte de commun niveau avec les êtres particuliers.

« Il n’y a d’art et de vérité que du particulier » écrit-il. Et déjà, bien plus tôt : « Je ne crois qu’à la recherche longue des mots qui redonnent l’impression première et complète. » « J’ai toujours désiré quelque chose qui touche (dans le sens de toucher à l’épaule), qui arrête et qui évoque. » Et ailleurs encore : « Je puis, des années, avoir conçu les idées les plus claires, elles ne me sont rien tant que je ne les ai pas senti passer de mon intellect à cette partie de moi où les choses sont plus obscures et impossibles à exprimer sinon par l’énonce difficile, ému, surhumain de tout leur détail. »

Il réclame le droit d’aller trouver chaque être, à sa place, sans aucune intention ni ambition préalables, et simplement pour l’y vivifier de son amour et de son imagination : « Je crois que toute vie vaut la peine d’être vécue. On les évalue, on méprise les unes, on glorifie les autres, parce que peut-être on en fait arbitrairement les parties d’un tout, d’une société, d’un monde idéal, qui n’a pas plus de raison d’être sous le soleil que tel ou tel autre. »

Déjà l’on a vu comment il fait sortir et pour ainsi dire engendre au courant de la plume des personnages à la fois précis et mystérieux, que sa lettre m’apporte fragilement, comme enrobés encore de sa prédilection. Il y aurait de longs passages exquis à citer.

Toute rencontre l’émeut, toute vie entr’aperçue, il la reconstruit aussitôt, dans son paysage, sous sa lumière, avec sa vibration ; il s’attendrit sur elle, il épanche sur elle le flot de son admiration, pour mon goût un peu trop compatissante et aveugle. Je lui reproche de temps en temps son excès de sensibilité, que j’appelle sans ménagement de la sensiblerie. Il se gendarme, comme si je voulais tarir une source en lui.

C’est vrai, pourtant, à cette époque, qu’il a l’émotion un peu facile devant tout ce qui se présente avec humilité ou insignifiance ; les profondeurs qu’il veut y voir, je n’y comprends rien. Je suis froissé par sa tendance à tout transfigurer ; je ne sais pas y reconnaître ce don prodigieux qui est en train de lui venir, de rendre à chaque objet sa dose latente de merveilleux.

Lui, pourtant (c’est la seconde des découvertes qu’il fait sur son talent), le sent déjà se former en lui et devine tout le parti qu’il pourra en tirer.

Ou plutôt il aperçoit, il sait que s’il lui faut rester en communion avec la vie particulière, ce n’est pas seulement pour la bien observer et la bien décrire ; le naturalisme n’est pas son fait ; l’enthousiasme que lui a donné un moment Germinie Lacerteux, est sans lendemain.

Autant qu’à l’abstraction, il répugne à la reconstruction littérale et intégrale de ses modèles. En fin de compte ce n’est pas du tout l’épaisseur des objets, ni même le volume des âmes qu’il va tâcher d’exprimer. Il n’en prendra que la plus mince pellicule, et tout de suite il leur fournira une autre chair, comme immatérielle.

L’opération est si particulière et si étrange qu’il faut alléguer le plus de textes possible pour la faire bien comprendre : « Ce pouvoir de ne sentir « des choses que la fleur » était devenu maladif, cette fin d’été douloureux, à force de subtilité. J’ai revu en rentrant ici le portrait idéal de la Beata Beatrix par Rossetti et l’impression idéalement exquise m’a immédiatement, inconsciemment et invinciblement suggéré les bords du Cher, que je n’ai pas vus depuis dix ans, avec leurs déserts de saules et de vase. Comment dire cela ? C’est vertigineusement particulier. Cette odeur sauvage et unique et brutalement réelle et le regard idéal de Beatrix c’était, c’est encore tout un pour moi, pour je ne sais quelle fibre de mon cœur. – Arriver à reconstruire ce monde particulier de mon cœur qui ne sera compréhensible que quand il sera complet – où toutes les réalités, à cause du cœur où elles sont passées, seront pures comme des idées. »

Donc lien, par suite de perception simultanée, du particulier et de l’idéal, autrement dit : sublimation immédiate, sans le secours de l’intelligence, de l’objet concret. Le résultat sera une transposition comme automatique de tout le spectacle abordé par l’esprit du romancier dans un monde quasi-surnaturel :

« Pour le moment je voudrais plutôt [que de Dickens ou des Goncourt] procéder de Laforgue, mais en écrivant un roman. C’est contradictoire ; ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent. J’emploie ce mot rêve parce qu’il est commode quoique agaçant et usé. J’entends par rêve : vision du passé, espoirs, une rêverie d’autrefois revenue qui rencontre une vision qui s’en va, un souvenir d’après-midi qui rencontre la blancheur d’une ombrelle et la fraîcheur d’une autre pensée. – Il y a des erreurs de rêve, de fausses pistes, des changements de direction, et c’est tout ça qui vit, qui s’agite, s’accroche, se lâche, se renverse. Le reste du personnage est plus ou moins de la mécanique – sociale ou animale – et n’est pas intéressant.

« Ce que je te dis là semble l’énoncé de vérités séculaires et banales sous une forme tant soit peu différente.

« Mon idéal c’est justement d’arriver à rendre cette forme, cette façon d’énoncer la vie tangible dans des romans, d’arriver à ce que ce trésor incommensurablement riche de vies accumulées qu’est ma simple vie, si jeune soit-elle, arrive à se produire au grand jour sous cette forme de « rêves » qui se promènent. »

Aussi Fournier admire-t-il dans Tess d’Uberville « ces trois filles de ferme amoureuses, si simplement irréelles malgré les mille délicieux détails précis… »

Ailleurs : « Mon credo en art : l’enfance. Arriver à la rendre sans aucune puérilité (cf. J.-A. Rimbaud), avec sa profondeur qui touche les mystères. Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité : « Rêve », entendu comme l’immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l’autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l’autre. »

Fournier instinctivement se solidarise avec ses perceptions les plus inintellectuelles, mais en même temps les plus constructives ; il veut conserver comme principal moyen de connaissance – et de création – ce regard de l’enfant qui prélève les plus impondérables éléments du monde et aussitôt les réagence, les combine merveilleusement, jusqu’à pouvoir loger dans le château qu’il en forme tout ce que l’âme petite et pesante, par derrière, et souffre et désire.

Son irréalisme est foncier ; il en ferait presque un système déjà ; mais non ; c’est vraiment sa nature qui s’éveille et se trouve d’emblée tout occupée à l’illusion : « Je trouve que ce qui est difficile, c’est beaucoup plus de se donner partout l’illusion complète de la beauté, ou plus généralement l’illusion. »

Il le trouve « difficile », mais au sens de « méritoire » seulement ; car au contraire c’est dans ce sens que fonctionne immédiatement, spontanément, couramment son esprit.

L’exposé que nous avait fait notre professeur de philosophie, M. Mélinand, de la théorie idéaliste du monde extérieur, avait profondément frappé Fournier ; mais non pas comme une révélation faite à son intelligence, comme une permission plutôt donnée à tout son être d’apercevoir le monde transparent, et modifiable par nos facultés.

Lui qui tout à l’heure marquait tant de respect pour les choses et semblait vouloir prosterner devant elles sa pensée, ou l’y laisser se perdre, c’est dans un mouvement plus sincère encore qu’il s’écrie tout à coup : « Je me jouais du monde avec la moindre de mes pensées, » et qu’après l’avoir si religieusement adorée, il parle « d’une certaine âme de ces campagnes… que j’invente tous les jours un peu plus. »

On sait l’importance qu’a le mot « changer » chez Rimbaud, et ce clin d’œil, qui a fait fortune, par lequel il communique à tout spectacle un aspect second. Il y a chez Fournier une disposition analogue, non pas tout à fait des sens, mais de l’âme, si j’ose dire. Encore une fois il n’est pas directement poète, sa vision n’est pas assez subversive ; elle ne brouille pas assez les choses ; il n’entre pas assez de sens-dessus-dessous dans ce qu’il a regardé. Mais il a une façon propre d’ébranler les paysages et les êtres selon une certaine pulsation comme amoureuse de son cœur et de les mettre tranquillement en chemin, par ce seul moteur, sur toutes les pentes du rêve.

Avec Rimbaud (je ne fais pas ici de comparaison de valeur), on a la sensation que toute l’étrangeté du spectacle dépend d’un éclairage venant du dehors, fourni par le regard du poète. Fournier invente une manière de désorientation plus complète, plus sournoise, par la sympathie. Ce n’est pas en vain qu’il insiste, dans un des passages que j’ai cités, sur le rôle du « cœur » dans la transformation des choses en « idées ». Ce n’est pas par hasard qu’il débute par cet attendrissement devant toutes choses, à la Charles-Louis-Philippe, qui me donna un peu sur les nerfs. « Ce qui importe, c’est mon émotion, » écrit-il. Parce qu’il y distingue un moyen créateur et presque métaphysique, une source de déplacement des objets et comme l’origine de la procession qui les transfigurera.

Se plaignant, un peu plus tard, d’une fausse interprétation d’un de ses poèmes en prose, « il est vrai, dira-t-il, que j’aime assez cette façon de se tromper sur moi et de comprendre fantastique là où j’ai voulu faire émouvant. »

Oui, le fantastique, – mais qui n’est pas pour lui qu’une réalité plus grande, plus essentielle du monde perçu – est bien la fin suprême, et le résultat dernier, de toute sa dévotion sentimentale. C’est à produire un certain détachement sur fond inconnu de la vie tout entière que tendent ses admirations et ses apitoiements.

Aux personnages de Solness le Constructeur il reproche une allure trop allégorique : « Je voudrais que la vie simple des personnages et celle des symboles fût plus mêlée. Je voudrais que leur vie fût un symbole et non pas eux… Je voudrais que la vie s’éclairât sans qu’on y pense, rien qu’à vivre avec eux. »

Le don qu’il se découvre est ici défini dans sa simplicité même, sous la forme où il défie l’analyse. C’est le don d’illumination, au sens actif du mot, le don d’allumer au sein des êtres et des choses, sans en rien prendre de plus que « ce premier coup d’œil qui dit tout », une sorte d’absence d’eux-mêmes et de vacance sur l’infini, – une clarté timide faite de leur subite aliénation. Tout dérive, tout s’en va sous son regard, tout se donne, en silence et sans drame, à l’abîme. « La vie s’éclaire sans qu’on y pense. » Sa ténuité laisse entrevoir de pâles foyers ravissants. Le monde est « joué » avec « une seule pensée. »

III

On peut se demander pourquoi Fournier qui semblait, ainsi, dès 1907, si bien au fait de ses tendances et de ses dons, dut attendre encore plusieurs années avant d’en trouver le véritable usage et avant d’entreprendre le Grand Meaulnes.

C’est d’abord qu’il rencontra de nombreux empêchements matériels.

En octobre 1906, il s’était installé à Paris avec sa grand’mère et sa sœur et était entré, comme externe, en rhétorique supérieure à Louis-le-Grand. Et comme il voulait cette fois, à tout prix, réussir au concours de l’École Normale, il avait dû suspendre complètement son activité littéraire.

Ses incursions dans le domaine qu’il s’était défendu, se bornèrent, cette année-là, à une prise de contact avec le groupe de Vers et Prose, qui nous paraissait, à ce moment, résumer tout ce qu’il y avait de vivant en littérature. Fournier fut présenté un soir, au Vachette, par des amis, à Paul Fort, à Moréas, à Adolphe Retté. J’ai gardé et je publierai peut-être un jour le récit homérique de la nuit qu’il passa avec eux et dont il ne sortit pas sans quelques désillusions. Il devait pourtant nouer plus tard des relations amicales avec Paul Fort, qui a dédié à sa mémoire un admirable poème.

Malgré tous ses efforts, handicapé d’ailleurs par une fatigue cérébrale qui l’avait affligé au dernier moment, Fournier, admissible à l’écrit, ne put réussir à l’oral du concours. Ainsi lui fut fermée définitivement une porte qu’il était fou, quand j’y repense, de s’attendre à voir jamais s’ouvrir devant cet esprit trop sensible, trop imaginatif, et qui ne trouvait jamais faciles que les chemins inexplorés.

Le service militaire le guettait. Il ne put profiter du régime des « dispenses » qui venait d’être supprimé, et dut faire deux ans, avec préparation obligatoire du métier d’officier. Ce fut une nouvelle restriction à son essor d’écrivain : comme il n’avait jamais de loisirs qu’imprévus et fort courts, il ne put travailler pendant cette période qu’à des contes et à de brèves esquisses.

Pourtant, ce temps d’esclavage ne fut pas sans lui apporter de secrets enrichissements ; il l’employa à explorer la vie de cette façon étrange et délicate que j’ai tâché de définir, et à en extraire ce minerai subtil qu’elle recelait pour lui, dont lui seul savait repérer les filons.

Pour la première fois il entrait en contact intime, familier, avec les gens du peuple, et non plus seulement avec les paysans, avec les ouvriers aussi : il les aima, fermant les yeux à leurs défauts. Il sentit l’immense misère et le charme enivrant de la camaraderie militaire. Il traversa à pied, de la seule allure qui permette d’y adhérer vraiment, une foule de pays nouveaux ; il apprit la France, pas à pas ; les environs de Paris d’abord, puis la Brie, la Champagne, Mailly, puis la Touraine, puis la région de Laval, où il fut élève-officier, enfin le Gers et les Pyrénées, – car il fut envoyé, pour ses six derniers mois, comme sous-lieutenant, à Mirande.

Mirande me paraît marquer un moment important du développement de Fournier : le moment – comment le bien définir ? – où sa nostalgie déborde. Jusque-là elle avait été quelque peu contenue et comme canalisée par ses admirations littéraires : la voici tout à coup qui jaillit droite, à l’état pur, du fond de son âme. Le souvenir de son amour, qui, à mon avis, dans son essence, comme je l’ai déjà d’ailleurs insinué, était la simple fixation d’un mal plus vague et plus profond dont il souffrait de naissance, revient à cet instant le traverser d’une manière tout particulièrement douloureuse. Le jour anniversaire de sa rencontre avec la jeune fille du Cours-la-Reine, il m’écrit : « Je reste tout ce jour enfermé dans ma chambre pour souffrir plus à l’aise. Depuis des semaines ceux qui me touchent la main savent que j’ai la fièvre. La fatigue même ne me fait plus dormir. La joie secrète de ces temps derniers est finie ; maintenant il faut lutter contre la douleur infernale. Comment traverserai-je tout seul cette fête à laquelle je ne suis pas convié ? De grand matin le soleil est entré dans l’appartement par toutes les fenêtres et m’a réveillé ; le serviteur a tout préparé durant la nuit, les haies de roses, la route brûlante…, pour quelque grand anniversaire mystérieux ; et au moment de révéler à tous le secret de sa joie, il trouve son maître seul et en larmes et abandonné. »

Oserai-je entrer dans le vif d’un caractère ? – Pour Fournier, le moment de la plus complète privation est aussi celui de la plénitude intérieure. Il ne faut pas que sa souffrance, qui est réelle, nous fasse illusion. Fournier n’est lui-même et ne trouve toutes ses forces que dans l’instant où il se sent vide de tout ce dont il a pourtant besoin.

Il y a ici quelque chose d’infiniment subtil que peut-être je ne réussirai pas à faire comprendre. Tâchons seulement de le revoir dans cette petite ville méridionale dont la grand’route, en la traversant, forme la seule rue. Au loin, les Pyrénées aiguës sont encore blanches. Le printemps chauffe pourtant déjà les maisons basses et a fait sourdre dans tous les jardins de grandes nappes de fleurs. Il est dix heures ; Fournier revient de l’exercice, retrouve sa chambre au premier étage de la « Maison Hidalgo », sa table devant la fenêtre ouverte. Un seul livre est posé devant lui : l’Idiot de Dostoïevski ; mais bientôt viendront s’y ajouter l’Évangile, la Bible et l’Imitation qu’il ira demander à l’aumônier de l’Hôpital.

Il a vingt-trois ans ; il n’a pas su encore « se faire une situation » ; il sent très bien, jusque dans ses mains, une sorte de maladresse à forcer la vie ; la dextérité, l’étude et la patience lui font irrémédiablement défaut. Il n’est pas sans aucun désir du bonheur ; mais il le voit si difficile !

Alors – c’est ici que son caractère devient complexe et singulier –, il se sent pris à la fois de désespoir et d’audace ; au lieu de rien résigner, il demande tout. Sachant bien qu’il ne l’obtiendra pas, c’est un trésor qu’il exige, qui lui est dû.

Cela ne va pas sans larmes et sans abattements. Qui saurait arriver au bon moment et lui poserait sans rien dire la main sur le front, quels fiévreux sanglots ne déchaînerait-il pas !

Mais cette âme est jeune encore et avide et il faut qu’elle se fasse grande de tout ce qui lui est refusé, de toutes ses déceptions, de toutes ses impuissances : ce qu’elle n’a pu saisir, ce qu’elle ne saisira pas, fleurit en elle tout à coup, irréel et présent.

Jamais peut-être homme ne rêva semblablement la vie ; son imagination comble au fur et à mesure toutes les lacunes que son exigence y détermine ; sur ce monde, qui ne se laisse approcher et goûter un peu que par la ruse, qu’il sent donc inassimilable, elle projette, comme vengeance, son immense et douloureux reflet.

Fournier, si doux, si tendre, si facile à toucher, avait en même temps une espèce de cruauté envers les êtres. Il se mettait de chacun à attendre un certain nombre de joies définies, mais se gardait bien d’en rien dire ; et si elles lui étaient refusées, c’est presque avec triomphe qu’il constatait le manquement et déclarait sa déception, – et ne pardonnait pas.

« Seules les femmes qui m’ont aimé peuvent savoir à quel point je suis cruel. » Il les appelait, les invitait, mais aussitôt leur prescrivait mentalement un certain angle sous lequel elles avaient à entrer dans sa vie, un certain rôle qu’elles y devaient jouer. Et à la moindre faute qu’elles commettaient, au moindre lapsus, il les accablait de reproches, leur racontait méchamment, en détail, tout ce en quoi elles étaient défaillantes à son idéal.

Je ne veux pas du tout noircir ici mon ami. Il ne disconvenait pas lui-même, on le voit, de cette dureté. Je veux seulement aider à comprendre le caractère actif, presque agressif de sa nostalgie, – et cette violence qui était au fond.

Je veux aussi faire épouser le mouvement qui, pendant ce même séjour à Mirande, l’entraîna si fortement vers le catholicisme. L’origine en remonte d’ailleurs à 1907. Dès ce moment, Fournier s’était trouvé en butte à des sortes de tentations, qui venaient par accès :

« Désirs d’ascétisme et de mortifications : vieux désirs sourds.

Désir de pureté. Besoin de pureté. Jalousie poignante et saignante.

Vous vous seriez endormis et satisfaits dans le catholicisme.

— Insatisfaction éternelle de notre grande âme (Gide, Laforgue).

Amours sans réponse pour tout ce qui est.

Sympathies sans réponse avec tout ce qui souffre.

Vide éternel de notre cœur, le catholicisme vous eût comblé.

— Ambitions jamais lasses, ambitions de conquérir la vie et ce qui est au delà.

Votre douleur se fût calmée et votre gloire exaltée à la promesse qu’on vous eût faite du Paradis de votre cœur et de ses paysages. »

Mais à ce moment (il est sous l’influence de Gide) la religion ne lui apparaît qu’à la façon de ces oasis dont c’est toujours « la suivante » qui est « la plus belle ». Il la poursuit comme un lieu possible de repos, mais sans désir profond de l’atteindre.

À Mirande, la tentation a pris corps ; le catholicisme est présent, comme un ange multiple et voilé, à toutes les portes de son âme. Dans un poème en prose dont il trace à ce moment l’esquisse, il se représente sous les traits de « l’adolescent de la nuit, du veilleur aux colombes ». « Et tandis que les autres ont connu le triomphe mystérieux dans le pays nouveau qui était comme l’expansion de leur cœur, lui, comme dans une tour, a senti monter vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela gagne et cela déferle comme une énorme vague. Chaque jour sur un papier, comme un homme perdu, il décrit les progrès de l’inondation mortelle. Dans sa vie très simple, chaque fois quelque chose de monstrueux, tant cela est pur et désirable, se glisse comme une parole incompréhensible dans les discours de celui qui va devenir fou. Enfin une nuit, au plus haut de sa tourelle, alors qu’en bas et jusqu’à l’horizon fulgure la vie de la Joie inconnue, il comprend que la vraie joie n’est pas de ce monde, et que pourtant elle est là, qu’elle ouvre la porte et qu’elle vient se pencher contre son cœur. Alors il meurt, en écrivant quelque chose, un nom peut-être, qui n’est pas encore décidé – et sur chaque barrière des champs d’alentour (redevenus terrestres), un enfant est perché, en robe blanche, les pieds pendants, et souffle dans une flûte d’or, à intervalles réguliers. »

Que cette métaphore n’aille pas faire croire que la crise se passe pour Fournier dans le plan purement littéraire. Il va à Lourdes et en rapporte une grande émotion ; il cherche à s’instruire du dogme ; il m’écrit : « Si tu as cru que mon amour était vain et inventé, si tu as cru que je passais un seul jour sans en souffrir, et si, cependant, tu n’as pas vu que depuis trois ans la question chrétienne ne cessait de me torturer – certes tu m’as méconnu – certes tu t’es beaucoup trompé. Si je puis entrer tout entier dans le catholicisme, je suis dès ce moment catholique. »

Quand j’essaie d’imaginer ce que la religion pouvait représenter pour Fournier à cet instant : une force toute faite, me dis-je, pour le porter au delà de ce qu’il ne pouvait maîtriser ; cette résistance qu’offre la vie quand on l’aborde avec de grands désirs et une insuffisante application d’esprit, il voyait, pour la vaincre, ce grand train de dogmes et de prières. Son émotion religieuse (« Il n’y a pas de mots pour ces larmes ») venait après « combien de démarches dans les ténèbres ! »

On lui promettait l’effraction des trésors qu’il ne savait pas solliciter. C’est à un pillage magique du monde qu’il se sentait convié.

Ou, si l’on veut, la façon dont le monde, par le christianisme, « s’éclaire sans qu’on y pense » devait être pour lui d’une immense attraction. « Ce qui me séduit terriblement, écrira-t-il un peu plus tard, dans les livres sacrés, c’est la simplicité du mystère qu’ils révèlent. À chaque page, l’éclosion terrestre de l’événement merveilleux me trouve aussi passionnément crédule que l’épanouissement d’une fleur au cœur du pré de juin. Il n’y a pas moyen de ne pas croire tant cela est vrai et séduisant. »

Une certaine immédiateté du prodige, la parenté du surnaturel avec l’humble vie quotidienne, sa ressemblance avec les événements de tous les jours : voilà ce qu’il reconnaît comme sien dans le christianisme et ce qui le transporte. Dans la même lettre il m’écrit encore parlant de l’Évangile : « C’est la perfection de mon art, le baiser de mon amour, la consolation de ma peine, l’exaltation de ma joie. Ce n’est pas, comme je l’ai cru…, le livre de la pureté, écrit pour les anges ; c’est une réponse inépuisable à toutes mes questions d’homme – c’est comme une auberge, dont parle Jammes, une auberge bleue où je me suis assis sale et fatigué ; et, sur le coup de midi, je m’aperçois qu’elle m’a porté au Paradis, où elle vient de s’envoler, les ailes repliées. »

On voit dans Madeleine, qui est à mon avis la première réussite positive de Fournier, une expression de tout ce qu’il recevait à la fois et pêle-mêle, à ce moment, du christianisme. On sent son inquiétude, sa charité, son impatience (à une certaine façon de bousculer, de retourner les paysages), et la lueur que l’au-delà laisse filtrer jusqu’à lui. Il y a de la pitié, de la dureté, du désir, beaucoup d’enfantillage encore, dans ces pages, et pourtant une force de rêve, un besoin de s’arracher aux lois physiques qui atteignent presque au drame.

De même, dans les petits poèmes en prose qui suivent, et qui sont construits sur des impressions de grandes manœuvres. On y respire déjà quelque chose de ce malaise si pur qui fera le charme incomparable du Grand Meaulnes ; il y veille une grande peine cachée, mais qui n’accable pas l’âme, qui la laisse active et vagabonde ; et sans cesse la même lampe s’allume au sein de la nuit, – la même promesse diaphane, le même visage limpide et sans péché.

Pourtant il ne faut pas nous dissimuler qu’il manque encore quelque chose à ces premiers essais en prose d’Alain Fournier, non seulement pour qu’ils nous émeuvent profondément, mais même pour qu’ils ressemblent tout à fait à leur auteur et portent une marque indiscutablement originale.

Lui-même n’est pas sans le sentir, sans s’en inquiéter. J’ai dit que le service militaire l’avait empêché de s’attaquer, dès 1907, à une œuvre de longue haleine. Il faut corriger cette affirmation. Tous les obstacles qu’il rencontra, n’étaient pas extérieurs ; il luttait aussi contre une certaine faiblesse, ou erreur de son talent, qu’il n’arrivait pas à se bien définir.

Dans presque toutes ses lettres, depuis 1907, il me parlait du Pays sans nom ; tout ce qu’il écrivait s’y rapportait, devait en faire partie ; mais ce n’en étaient jamais que des morceaux, et sans lien, qu’il parvenait à réaliser ; l’œuvre ne « venait » pas dans son ensemble.

Le Pays sans nom, c’était le monde mystérieux dont il avait rêvé toute son enfance, c’était ce paradis sur terre, il ne savait trop où, qu’il avait vu, auquel il se voulait fidèle toute sa vie, dont il n’admettait pas qu’on pût avoir l’air de suspecter la réalité, qu’il se sentait comme unique vocation de rappeler et de révéler.

Le Pays sans nom, c’était, à ce moment, dans son esprit, non pas le germe, mais la fleur trop épanouie, impossible à force d’extension et de fragilité, de ce qui plus tard, dans le Grand Meaulnes, devait s’appeler : le Domaine mystérieux.

Il cherchait à l’évoquer directement, par les seuls prestiges de la poésie ; il voulait y transporter sans avertissement son lecteur, l’y faire s’éveiller comme Meaulnes enfant, un jour, s’éveilla dans la « Chambre verte ».

Aussi répudiait-il tout secours matériel, tout moyen épisodique et concevait-il sa tâche comme celle d’un pur enchanteur.

Mais justement c’est là qu’il trébuchait. Plus il serrait de près sa vision, plus il mettait à son service des phrases et des images qui l’avoisinaient, plus il voulait utiliser, pour l’exprimer, son émanation propre et le halo dont elle s’entourait, plus il cherchait, à son usage, de ces mouvements muets qui partent du cœur et glissent comme des anges, – et plus aussi il la sentait s’affaiblir, s’épuiser.

Son découragement, devant cette déception de ses efforts, eut, à certains moments, un caractère tragique. Il m’écrivait : « Peut-être que moi-même j’en suis déjà à la deuxième partie de l’Esprit Souterrain – le moment où l’on aperçoit que peut-être on ne répondra pas au crédit qui vous fut accordé ; le moment de la banqueroute et du « lébédévisme. » C’est ici qu’il faudrait de l’aide. Mais à qui s’adresser ? »

Heureusement cette fois je ne lui fis pas défaut. Nous eûmes ensemble, pendant l’hiver qui suivit sa libération et qui nous trouva réunis à Paris, des conversations capitales, au cours desquelles je l’aidai à débrouiller les embarras qui paralysaient son talent. Lui-même d’ailleurs fit preuve dans cette enquête d’une extraordinaire intelligence technique et finit par saisir le problème avec tant de lucidité qu’il en força la solution. Car il avait beau mépriser l’abstraction et les formules : il savait admirablement raisonner sur son art et en découvrir les lois cachées.

Notre étude porta essentiellement sur la valeur du Symbolisme et nous conduisit à mettre en jugement, et même en accusation, ce qui avait été jusque-là l’objet de notre culte.

Un mot d’André Gide nous avait beaucoup frappés et travaillait depuis quelque temps déjà notre esprit : « Ce n’est plus le moment d’écrire des poèmes en prose », m’avait-il déclaré en me remettant un essai de Fournier que je lui avais fait lire. Nous nous étions révoltés contre ce décret dont la sévérité nous paraissait affreuse ; mais en même temps nous avions réfléchi et le sens en avait pénétré profondément dans notre pensée et l’avait émue.

Nous distinguions maintenant, dans cette partie de nous-mêmes qui s’éprouvait créatrice, ce que Gide avait voulu dire : une impuissance, en effet, se trouvait correspondre en nous au genre qu’il avait condamné, – une impuissance qu’il nous fallait bien à la fin reconnaître.

Le poème en prose, tel que le Symbolisme nous l’avait enseigné, était devenu, par la simple faute des années, un instrument entre nos mains complètement inefficace et ne pouvait plus nous permettre aucune prise sur la sensibilité d’autrui. Il avait quelque chose de trop tacite ; de tous les éléments qu’il ordonnait à son auteur de sous-entendre sous peine de grossièreté, il ne se pouvait pas qu’à la fin l’émotion du lecteur ne se trouvât pas diminuée ; il dispensait de trop de choses pour qu’en le lisant on ne se sentît pas dispensé aussi d’en être touché.

Et du même coup une lumière éclatante jaillissait, qui nous montrait le chemin. Fournier l’aperçut le premier et la suivit : il fallait rompre avec le Symbolisme et avec tout l’arsenal trop « mental » qu’il proposait ; il fallait sortir de l’esprit et du cœur, saisir les choses, les faits, les amener entre le lecteur et l’émotion à laquelle on voulait le conduire : « Ce qu’il y a de plus ancien, de presque oublié, d’inconnu à nous-mêmes, – c’est de cela que j’avais voulu faire mon livre et c’était fou. C’était la folie du Symbolisme. Aujourd’hui cela tient dans mon livre la même place que dans ma vie : c’est une émotion défaillante, à un tournant de route, à un bout de paragraphe… »

Fournier découvrait cette fois son aptitude et sa force véritables : il se comprenait romancier. Il échappait d’un seul coup à la rêverie, à cette vague intimité avec lui-même où il s’était si longtemps complu et dans laquelle son manque de lucidité intérieure lui interdisait de faire des progrès. Il replaçait la vie avec tous ses accidents devant se songe qu’il avait vainement essayé de modeler directement et il ne comptait plus que sur des faits, que sur des gestes scrupuleusement décrits pour faire entrevoir celui-ci à son lecteur, « à un tournant de route, à un bout de paragraphe ».

« Je travaille, m’écrivait-il. J’ai parfois de grands désespoirs. Je renonce à beaucoup d’impossibilités. Je travaille simultanément à la partie imaginaire, fantastique de mon livre et à la partie simplement humaine. L’une me donne des forces pour l’autre. Mais sans doute faudra-t-il que je renonce à la première : La seconde va tellement mieux et il faut que le Jour des noces (titre qui avait succédé dans son esprit au Pays sans nom) soit avant peu terminé. »

Et peu de temps après :

« Je travaille terriblement à mon livre… Pendant quinze jours je me suis efforcé de construire artificiellement ce livre comme j’avais commencé. Cela ne donnait pas grand chose. À la fin j’ai tout plaqué et… j’ai trouvé mon chemin de Damas un beau soir. – Je me suis mis à écrire simplement, directement, comme une de mes lettres, par petits paragraphes serrés et voluptueux, une histoire simple qui pourrait être la mienne… Depuis, ça marche tout seul. »

Écrire une histoire, combiner ce piège où la curiosité se prend ; faire agir sur le lecteur cet infaillible instrument d’intérêt qu’est l’événement ; au lieu d’allusions, de tentatives directes sur sa sensibilité, l’impliquer dans une suite organisée de péripéties, aussi naturelles que possible : tel est le programme que Fournier tout à coup se propose et à la réalisation duquel il sent que toutes ses forces vont enfin pouvoir harmonieusement s’employer.

Car si éloigné semble-t-il, à première vue, de celui qu’il avait d’abord envisagé, si modeste puisse-t-il paraître à côté de sa première ambition poétique, l’étonnant, et ce qui va l’émerveiller lui-même, c’est que, dans les premiers morceaux qu’il écrit en s’y conformant, « il y a tout quand même, tout moi et non pas seulement une de mes idées, abstraite et quintessenciée ».

En somme nous voyons ici Meaulnes et Seurel, et l’école de Ste Agathe surgir du domaine des Sablonnières, s’en détacher à notre rencontre et venir nous prendre par la main pour nous y conduire plus sûrement. Je ne pense pas qu’on ait jamais assisté dans l’histoire des lettres à une pareille génération du concret par l’abstrait, du réel par l’imaginaire, d’êtres vus par des êtres rêvés, – ni à la fécondation en retour du plan originel par le plan engendré. Car c’est à partir du moment où il s’en écarte et où il nous en écarte, que le rêve de Fournier se met enfin à vivre. Il suffit qu’il nous repousse loin de lui pour que naisse la force qui nous attirera vers lui. Il suffit qu’il ne veuille plus de nous que comme de spectateurs relégués derrière une rampe, pour que tout ce qui se passait en lui et laissait notre attention languissante, prenne un mystère et un attrait imprévus : il n’exprima plus rien de ce qu’il porte et de ce qui l’agite, mais les chemins qu’il bâtit de nous à lui nous appelleront invinciblement et, nous amenant au bord de son âme, nous contraindront à jamais à la deviner de tout notre amour.

À cette transformation de son premier dessein Fournier fut assurément poussé par une nécessité intérieure, mais par certaines influences aussi, qu’il faut noter : les principales furent celles de Marguerite Audoux, de Stevenson, et, dans une certaine mesure, de Péguy.

Marie-Claire avait déchaîné en lui un enthousiasme que l’exquise qualité du livre ne pouvait suffire à expliquer : il y voyait sans aucun doute briller de ces trésors que les créateurs seuls distinguent, parce qu’ils sont à moitié virtuels et n’existeront tout à fait qu’une fois repris par eux et exploités.

Fournier a essayé de dire lui-même quelle sorte de nouveauté et d’enseignement il apercevait dans Marie-Claire : « Tel est l’art de Marguerite Audoux : l’âme, dans son livre, est un personnage toujours présent, mais qui demande le silence. Ce n’est plus l’Âme de la poésie symboliste, princesse mystérieuse, savante et métaphysicienne. Mais, simplement, voici sur la route deux paysans qui parlent en marchant : leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent un mot de trop ; parfois, au contraire, la parole que l’on attendait n’est pas dite et c’est à la faveur de ce silence imprévu, plein d’émotion, que l’âme parle et se révèle. »

En d’autres termes, Fournier admirait la façon dont Marguerite Audoux avait su insérer ses émotions dans un simple récit ; le renoncement au lyrisme pur, qu’il venait de consommer pour sa part, il le voyait ici produire tous les merveilleux effets qu’il en espérait : le silence lui-même, pourvu qu’il fût bien ménagé, et succédât à quelque geste bien noté, pouvait parler, pouvait chanter même. Il n’y avait donc, à se taire, ou plutôt à s’effacer derrière une histoire, que des avantages. L’Âme « métaphysicienne », inspiratrice du Symbolisme, devait céder la place à l’âme ignorante et sans voix, celle qui se raconte par les faits.

Le Miracle des trois Dames de Village, au moment où la Grande Revue le publia (août 1910), apporta à Fournier une déception : « Mes dames de village sont parues hier, m’écrivait-il. On n’a pas gardé les italiques qui enveloppaient plus doucement le texte et lui gardaient un air de poème. Écrit ainsi en romaine, il a l’air d’un mauvais conte et je ne le relis pas sans agacement. Moralité : Écrire des contes qui ne soient pas des poèmes. »

Et en effet le Miracle de la Fermière, qu’il composa tôt ensuite, est un conte bien caractérisé, mais où justement se marque très nettement l’influence de Marie-Claire. On y déchiffre à vue d’œil ce que Marguerite Audoux lui avait entre-temps enseigné, ou plutôt, ce qu’elle lui avait révélé de ses propres aptitudes, à l’exercice de quels dons elle l’avait encouragé.

Comparés à ceux des Dames de Village, les paysages du nouveau « miracle » se sont faits à la fois plus humains et plus insaisissables ; ils débordent à peine l’action : ils en naissent plutôt et n’en forment, à la façon de la douce traînée des bolides, que le sillage : « Ce fut une belle promenade en voiture, par les chemins de traverse. Nous nous enfoncions, par instants, sous les branches des haies, et les roues grinçaient dans le sable fin des ornières. Françoise disait qu’il lui semblait, dans les allées d’un immense jardin, voyager sous les arbres. »

On retrouve aussi cette façon discrète, pure et solennelle, de faire parler les paysans, que Marguerite Audoux avait inventée, – et plus généralement le même sens que chez elle de la grandeur des mœurs paysannes.

Aussi ce choix exquis des détails qui permet de peindre sans adjectifs et de donner au lecteur des sensations comme immatérielles : « C’était Beaulande. Nous l’entendîmes, au bout du sillon, gourmander lentement son attelage et arrêter, derrière la haie, la charrue, qui fit un bruit de chaînes. »

Enfin les quelques rares effusions de l’auteur dans son récit sont pareillement amenées, et gardent la même retenue, ici et dans Marie-Claire : « Je connaissais ce grand chant du labour, dont on ne peut jamais dire s’il est plein de désespoir ou de joie, ce chant qui est comme la conversation sans fin de l’homme avec ses bêtes, l’hiver, dans la solitude. Mais jamais l’homme qui chantait, de cette voix lente et traînante comme le pas des bœufs, ne m’avait paru si désespéré d’être seul. »

Il y a pourtant, dans le Miracle de la Fermière, quelque chose de plus formé, de plus serré que dans Marie-Claire. Marguerite Audoux s’était contentée de juxtaposer ses souvenirs, d’émouvoir doucement, à petits coups, la cloche voilée de sa mémoire. Fournier, lui, cerne déjà un événement, le circonscrit, le cultive, lui fait produire tous les « effets » dont il est susceptible. Son récit est construit ; il crée une attente, une inquiétude, une surprise ; il se dénoue.

En d’autres termes (il faut se souvenir qu’il fut écrit parallèlement au début du Grand Meaulnes), c’est déjà le récit d’une aventure ; c’est un roman d’aventures en raccourci.

Et en effet l’évolution de Fournier se poursuit bien au-delà de Marguerite Audoux ; il a reçu d’elle une impulsion au passage, mais il la transforme, l’utilise pour des buts nouveaux ; maintenant qu’il s’est décidé à produire sous les yeux du lecteur une « action » proprement dite, il cherche à l’agencer avec toute la perfection mécanique possible.

Il faut noter ici la grande impression que les commencements de l’aviation et les premiers vols au dessus de Paris produisirent sur son esprit : « Samedi dernier, à 7 heures et demie, une clameur terrible – faite d’acclamations – est montée de la rue tandis que je terminais mon courrier à Paris-Journal. Un instant, avec Le Cardonnel nous avons – comment dire – « supporté » cela sans vouloir y prendre garde. Puis nous sommes allés à la fenêtre. Un monoplan, en plein ciel, au-dessus de nous passait. Pour la seconde fois j’ai regardé cela, au-dessus de Paris, avec une émotion sans mots. »

Et ce n’était pas l’émotion, simplement, de voir un homme voler ; il percevait, entre l’engin savant et diaphane qui traversait le ciel et le livre qu’il s’appliquait à construire, une ressemblance secrète. « Dans un cas, m’expliquait-il, le prodige, la révélation d’un monde nouveau se produit grâce à une combinaison de toiles tendues et de cordes ; dans l’autre, grâce à une « disposition » d’esprit, à une combinaison de sentiments divers, à un choc moral. – De plus en plus mon livre est un roman d’aventures et de découvertes. »

Avec la minutie d’un ingénieur, Fournier se mit, vers cette époque, à façonner et à monter les pièces de l’appareil avec lequel il voulait enlever son lecteur et le transporter dans le domaine mystérieux. Il tendit des toiles, installa des commandes ; les chapitres se répondirent, s’enchevêtrèrent ; un long fuselage de menues circonstances étroitement charpentées s’échafauda, dans lequel le lecteur ne devait plus avoir qu’à s’asseoir, en simple passager.

Pour égarer Meaulnes valablement et le conduire sans à-coups jusqu’à l’allée de sapins des Sablonnières, d’innombrables idées vinrent à l’esprit de Fournier, entre lesquelles il choisissait avec lenteur, avec complaisance et avec un infaillible discernement. Il nous fit participer, sa sœur et moi, à cette progressive élaboration d’un mystère, que nous sentions devant nous en même temps s’épaissir que se justifier.

Il n’était jamais satisfait sur les questions de vraisemblance. Cet ami du songe ne cherchait plus maintenant qu’à le rendre le plus naturel possible en en établissant toutes les causes et conditions : Car, disait-il, « Je n’aime la merveille que lorsqu’elle est étroitement insérée dans la réalité. Non pas quand elle la bouleverse ou la dépasse. »

Dans ce nouvel effort il fut aidé surtout par Stevenson. Jacques Copeau nous avait révélé l’Île au Trésor. J’avais lu avec enchantement ce gracieux chef-d’œuvre, mais Fournier avec émotion et reconnaissance : il y trouvait, comme dans Marie-Claire, un secours et une incitation.

Il absorba en quelques mois l’œuvre tout entier du délicieux anglais. Enlevé, Catriona, le Reflux et aussi les Nouvelles Nuits arabes le ravirent. Il s’imprégnait de l’art insaisissable avec lequel Stevenson dispose les événements pour notre meilleure surprise, sans jamais devenir rocambolesque ; il lui empruntait des plans subtils pour l’aménagement de son propre alérion.

Et sans doute aussi était-il séduit par une atmosphère, à coup sûr bien différente de celle de Marie-Claire et de celle qu’il s’appliquait lui-même à créer, mais pareillement limpide, pareillement exempte de lourdeur et de miasmes.

La poésie de l’action, c’est encore ce que Fournier distinguait et aimait chez Stevenson. Tous ces héros en mouvement, en aventure, et qu’entraînaient le seul goût du risque, le seul refus, tacite d’ailleurs et sans emphase, des conditions normales de la vie, plaisaient à son secret et discret romantisme, et venaient nourrir en lui la veine d’où allait sortir le personnage de Franz de Galais.

Mais Stevenson ne fut pas le seul encouragement que trouva Fournier à composer un roman d’aventures, une machine où son rêve apparût capté, – et nécessaire. Si bizarre que puisse paraître cette convergence, Péguy l’avait engagé, depuis quelque temps déjà, dans la même voie.

Il y aurait toute une étude, presque un roman, à écrire sur les relations de Fournier avec Péguy. Ils firent connaissance au printemps de 1910. Fournier avait lu avec enthousiasme Notre Jeunesse et avait rédigé pour Paris-Journal, où il venait d’ouvrir un courrier littéraire, un petit portrait de Péguy. Puis : « Je viens de lire le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, m’écrivait-il en août. C’est décidément admirable. Je ne crains pas de le dire… J’aime cet effort, surtout dans le commentaire de la Passion, pour faire prendre terre, pour qu’on voie par terre, pour qu’on touche par terre, l’aventure mystique. Cet effort qui implique un si grand amour. Il veut qu’on se pénètre de ce qu’il dit jusqu’à voir et à toucher. »

Ainsi tout de suite c’est son application à incarner le mystère, c’est son immense matérialisme spirituel que Fournier admire chez Péguy. Il le compare très curieusement, dans cette première lettre, à Rabelais : « Cet homme est un Rabelais des idées, » note-t-il.

Dès le mois d’octobre 1910, il se lie plus intimement avec lui. Pour la première fois peut-être parmi les écrivains contemporains, il reconnaît un ami. Comme Fournier, Péguy est du Centre, comme Fournier, il sort tout fraîchement du peuple. Ce sont de grandes affinités.

Commencement de longues promenades à travers Paris, Péguy tout à ses affaires, mais en faisant découler d’intarissables considérations générales sur la vie, la sainteté, l’honneur, la mort. Je sens Fournier séduit par tant d’intégrité farouche, par ce génie paysan, naïf, soupçonneux, enfantin, retors, et, comme le sien, malgré tant de précision dans l’esprit, incurablement absent au monde.

Ils marchent l’un à côté de l’autre sur le boulevard Saint-Germain, et tous les dieux français les accompagnent, évoqués, captivés, par leurs propos. Jeanne d’Arc renaît entre eux, pour eux, familière et protectrice. Et Joinville, et saint Louis, et tous les purs. Une assemblée vraiment divine et fraternelle.

Péguy, si fermé à tout ce qui ne lui ressemble pas, entend Fournier, le comprend, l’aime. C’est un repos pour lui, dans l’incessant combat contre les hommes d’affaires, contre les riches, que cette âme d’enfant près de lui, non pas sans ambition (tous deux en ont de grandes), mais inapte aux compromis, candide, agressive, absolue.

Quand paraît le Miracle de la Fermière, « c’est bien simple, déclare Péguy à Fournier, je vais vous dire une chose que je n’ai pas dite souvent, car j’ai plutôt l’habitude de repousser la copie que de l’appeler. Eh ! bien, quand vous aurez sept machins comme votre miracle, apportez-les-moi, je les publie… Vous comprenez sept, parce que c’est un chiffre sacré. » Et un moment après, il reprend : « Quand j’ai été là-dedans, mon vieux, vos paysans si beaux !… »

Le Portrait, que publie la Nouvelle Revue Française de septembre, lui arrache le billet suivant : « Je viens de lire votre Portrait. Vous irez loin, Fournier. Vous vous rappellerez que c’est moi qui vous l’ai dit. Je suis votre affectueusement dévoué. Péguy. »

Cette confiance, dont il a un si grand besoin, et qui lui est, encore à ce moment, assez avarement marchandée, Fournier la goûte avec délices.

L’année 1912 s’ouvre par trois billets de Péguy. Le premier janvier : « Fournier, je vous souhaite une bonne année. » Puis le mercredi 3 : « Aujourd’hui sainte Geneviève, patronne de Paris ; samedi jour des Rois, cinq centième anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc. Je vous embrasse. Péguy. » Enfin, sous la même date, et par conséquent sous la même invocation : « Fournier, appelez-moi Péguy tout court, quand vous m’écrivez, je vous assure que je l’ai bien mérité. »

Quand Péguy commence à écrire des vers, il les montre à Fournier, les soumet avec humilité à son jugement dont il n’est pas sans deviner la précieuse finesse. Et Fournier sans doute se pose en critique, car Péguy lui envoie successivement plusieurs états du même poème, accompagnant le dernier de ces mots : « Être exigeant, voici un troisième état. Vous y verrez que je suis docile. »

Pour une grâce obtenue, Péguy va par deux fois, à pied, en pèlerinage à Notre-Dame de Chartres. Fournier manifeste quelque regret de ne pas l’avoir suivi. Et voici la lettre profondément touchante qu’il reçoit :

« Mon petit, oui, il faut être plus que patient, il faut être abandonné.

« Comment ne pas voir que l’affaire du Figaro s’est faite le 15 et certainement le jour où je n’y pensais absolument pas.

« Et aussi cette impression que quand ces gens-là s’occupent aussi exactement de vous, tout est hermétiquement interdit…

« Mon enfant vous commencez à me déconcerter un peu avec ce regret persistant de ne point être venu à Chartres. J’y suis allé pour vous autant que pour moi, vous le savez. Mais pour vous comme pour moi j’y vais aveuglément. J’ai définitivement renoncé à rien demander de particulier à des gens qui savent mieux que nous.

« Comment vous dire. Je suis beaucoup moins sur le propos de votre vie que vous ne paraissez le penser. Pardonnez-le-moi. Je suis un peu buté sur ma propre infortune et j’ai pris une horreur de tout ce qui ressemblerait à de la direction. Mais je suis entièrement sur le propos de votre âme et de votre œuvre.

« Quand je vois les précautions incroyables que j’avais prises pour ne pas en perdre d’autres, que j’ai perdus, j’ai une terreur panique de commettre avec vous une maladresse ou d’exercer un atome de gouvernement. »

En réponse à ces témoignages, l’amitié et l’admiration de Fournier pour Péguy grandissent et prennent une allure presque passionnée : il m’écrit le 3 janvier 1913 : « De longues conversations avec Péguy sont les grands événements de ces jours passés… Je dis, sachant ce que je dis, qu’il n’y a pas eu sans doute, depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi clairement « Homme de Dieu ». Et un peu plus loin : « Cet homme-là sait tout, a pensé à tout ; et sa bonté est inépuisable comme sa sévérité. »

Fournier me reprocha de ne pas comprendre Péguy, de ne pas savoir me faire simple, pauvre et croyant à son image. Toute science et toute vertu lui semblaient infuses dans cette âme ferme, têtue et pourtant « abandonnée ». Ma résistance, d’ailleurs, je tiens à le dire, n’était conditionnée que par certains besoins intellectuels que Péguy m’aidait insuffisamment à satisfaire ; elle ne s’adressait en aucune façon ni à sa personne, ni à son talent.

Si complexe qu’ait été l’influence de Péguy sur Fournier, on en distingue du moins maintenant, j’espère, la direction principale. Au moment où Fournier venait de se décider à saisir son rêve par les ailes pour l’obliger à cette terre et le faire circuler captif parmi nous, Péguy, non seulement par ses écrits, mais par toute son attitude, le fortifiait dans la croyance que « les rêves se promènent », que l’Invisible est le vrai, ou plutôt qu’il n’y a d’Invisible que pour les âmes faibles et méfiantes. Il lui montrait le surnaturel immanent à la vie quotidienne, les saints nous protégeant, nous gouvernant, à leur tour de calendrier, Notre-Dame à la besogne dans nos moindres affaires. Et, en même temps, il l’aidait à se représenter Notre-Dame, et les Saints, tous « ces gens-là » à la ressemblance de nous-mêmes et profondément parents du monde où ils intervenaient, des hommes qu’ils venaient secourir.

Il corroborait ainsi chez Fournier la tendance à humaniser son merveilleux. Meaulnes et Mlle de Galais reçurent certainement de Péguy, par d’insensibles radiations, quelque chose, dans tous leurs mouvements, dans toutes leurs paroles, de plus familier ; ils s’engagèrent plus solidement et plus humblement dans la nature, dans l’événement. Sous le climat créé par Péguy, ils achevèrent de naître à la vie concrète et, sans rien perdre de leur dignité d’anges, trouvèrent les gestes précis qui les approchèrent définitivement de nous.

Péguy délivra Fournier de cette idée de mythe, qui l’avait toujours scandalisé ; il lui apprit, il lui permit de croire, que tout ce qu’il imaginait avait lieu, au sens fort de l’expression. Et ainsi se trouva activée, excitée à son comble, cette faculté, chez Fournier, qui lui faisait voir mille petits incidents à décrire, une aventure à raconter à la place du grand « mystère » qui avait si longtemps possédé obscurément son esprit.

Le Grand Meaulnes fut terminé au début de 1913. Fournier le présenta d’abord à l’Opinion où Henri Massis chercha en vain à le faire accepter. Je lui avais d’ailleurs réclamé le premier son manuscrit pour la Nouvelle Revue Française, alors dirigée par Jacques Copeau, et c’est finalement dans les pages de cette revue, exactement dans les numéros de juillet à novembre 1913, que l’œuvre vit pour la première fois le jour. Elle parut en volume au mois d’octobre, chez l’éditeur Émile Paul.

Dans la bataille pour le prix Goncourt, Fournier eut un moment les plus grandes chances. Lucien Descaves et Léon Daudet s’étaient épris de son livre et le poussèrent avec acharnement contre la Maison Blanche de Léon Werth, que soutenait Octave Mirbeau. Onze tours de scrutin n’ayant pas réussi à les départager, les Dix se rabattirent sur un outsider : Marc Elder.

Malgré cet échec, le Grand Meaulnes fut accueilli par le public et par la presse avec faveur ; il trouva même tout de suite des admirateurs passionnés ; Fournier reçut de nombreuses lettres pleines de tendresse et d’enthousiasme. Au moment de la guerre, plusieurs éditions de l’ouvrage avaient été vendues.

Voici deux fois, dans ma vie, que j’assiste à ce spectacle, sur le moment incompréhensible, mais rétrospectivement pathétique, d’un écrivain qui cherche à éprouver et à évaluer sa gloire avant de mourir. Qu’on n’aille pas imaginer que l’amour-propre seulement, ou la vanité, étaient en jeu chez Fournier, quand il recueillait si complaisamment tous les éloges qui montaient vers son livre et cet encens délicieux des premiers articles de journaux. Son avidité était à la mesure de son pressentiment. Depuis longtemps déjà il vivait persuadé que ce ne pouvait pas être pour longtemps ; et de loin en loin cette conviction, qu’aucune maladie, qu’aucune faiblesse ne justifiaient, affleurait dans ses paroles : « Je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma jeunesse, m’écrivait-il déjà le 2 juin 1909. Je ne m’éparpille plus. Je suis devant le monde comme quelqu’un qui va s’en aller. » Et l’année suivante, traçant dans une lettre un premier crayon du grand Meaulnes : « Il est dans le monde, me répétait-il, comme quelqu’un qui va s’en aller. » Revenant à lui-même, il me découvrait une couche plus profonde encore de son désespoir : « Se retrouver jeté dans la vie sans savoir comment s’y tourner ni s’y placer. Avoir chaque soir le sentiment plus net que cela va être tout de suite fini. Ne pouvoir plus rien faire, ni même commencer, parce que cela ne vaut pas la peine, parce qu’on n’aura pas le temps. Après le premier cycle de la vie révolu, s’imaginer qu’elle est finie et ne plus savoir comment vivre… De tout cela, certes, je ne suis pas complètement guéri. »

Au moment d’Agadir, comme nous parlions de la guerre possible : « Je sais, s’écria-t-il tout à coup avec une émotion extraordinaire, qu’elle est inévitable et que je n’en reviendrai pas. »

Et le 25 mars 1913, ayant appris la mort d’une jeune cousine : « Encore quelqu’un de notre âge, m’écrivait-il, qui est mort et pour qui, chaque jour, il faut dire les prières qu’il a oublié, négligé de dire durant sa vie. Je m’étais imaginé qu’après B., le prochain ce serait moi. »

Sur cette sourde, mais irritante sensation d’être privé d’avenir, Fournier avait évidemment besoin, quand il ne s’en repaissait pas, de pouvoir appliquer un calmant : c’est de quoi lui servit le succès du Grand Meaulnes : c’est pourquoi il chercha à percevoir complètement et jusqu’en ses plus légères manifestations, ce succès.

Pour la première fois la vie, cette vie qu’il avait su si mal caresser, lui apportait quelque chose, lui répondait tendrement et par une promesse. Pour la première fois il avait l’impression d’une certaine victoire sur la destinée ; il sentait qu’il s’était enfin imposé, si frêlement que ce fût, au temps, à ce courant aride, par lequel il s’était vu jusque-là vainement traversé, qui jusque-là n’avait rien fait, croyait-il, qu’entraîner et dissiper ses forces.

Oh ! ce n’était point de l’ivresse, et il n’en résultait en lui aucun véritable contentement ; le monde ne lui apparaissait pas meilleur, ni plus facile à habiter. Mais autour de son âme inexperte et souffrante, cette aube d’immortalité rayonnait doucement, l’aidant à dégager plus utilement ses vertus.

Les projets qui avaient commencé de se faire jour dans l’esprit de Fournier dès avant l’achèvement du Grand Meaulnes, se précisèrent aussitôt et s’épanouirent. Il se mit à travailler à un nouveau roman qui devait s’appeler Colombe Blanchet.

Le sujet en était extrêmement compliqué. Ramené à l’essentiel, c’était l’histoire des amours d’un jeune instituteur, dans une petite ville de province déchirée par les rivalités politiques. Le héros, Jean-Gilles Autissier, s’éprenait d’abord d’une jeune fille, Laurence, qui devenait sa maîtresse, mais trop facilement et sans que se calmât la grande attente où il avait vécu d’un amour intact et parfait. C’est chez Colombe, à qui, malgré l’hostilité du vieux père Blanchet contre les instituteurs, il donnait des leçons, qu’il trouvait enfin l’être idéal dont il avait rêvé. Il finissait par s’enfuir avec elle à bicyclette ; ils voyageaient tous les deux pendant trois jours, couchant dans les vignes, comme des enfants perdus. Mais un ennemi les rattrapait, racontait à Colombe la liaison de Jean-Gilles avec Laurence, et ses aventures. Colombe, qui avait cru jusque-là son ami aussi pur qu’elle-même, le quittait brusquement et allait se noyer.

En épigraphe de cette histoire, qu’il est difficile de résumer sans l’endommager, Fournier voulait placer une phrase de l’Imitation, qu’il avait recueillie plusieurs années auparavant et portée longtemps avec amour : « Je cherche un cœur pur et j’en fais le lieu de mon repos. »

Toute son âme tendait ainsi à nouveau à s’exprimer dans cette fiction, pourtant si minutieusement construite et beaucoup plus fournie encore de détails objectifs que ne l’était le Grand Meaulnes, – toute son âme avide d’innocence et de béatitude. Par la fuite de Meaulnes et par la mort d’Yvonne de Galais, par cette grande chasteté glissée au sein même de leur union, elle ne s’était pas encore déchargée de tout son besoin de pureté et de privation ; l’enfance la travaillait encore et cherchait encore à lui faire animer hors d’elle des personnages immaculés.

Mais où l’influence de la vie commençait à se trahir chez Fournier, c’était au poids qu’il faisait traîner à son héros. L’amour l’avait instruit et marqué ; les expériences charnelles qu’il avait faites, ç’avait pu être dans l’impatience, dans le dégoût ; il les sentait pourtant irrémédiables.

Ou du moins il eût fallu pour l’en guérir, le pardon et le baiser de Colombe ; il eût fallu ce « cœur pur » et qu’il pût « en faire le lieu de son repos ». Hélas ! – c’est ici que s’exprimait à nouveau dans toute sa force ce mysticisme latent qui avait inspiré déjà à Fournier son premier essai sur : le Corps de la Femme – il suffit d’avoir une fois cédé à la chair pour ne plus trouver de rémission ni d’asile ; la souillure est trop forte ; même au feu de Colombe elle ne sera pas effacée. C’est Colombe au contraire, qu’elle oblige, sitôt qu’elle lui est révélée, à se volatiliser.

Le moment où il méditait ce dénouement était celui où Fournier avait enfin réussi à revoir, mais mariée, mais plus inaccessible que jamais, l’ancienne jeune fille du Cours-la-Reine : « C’était vraiment, m’écrivait-il, c’est vraiment le seul être au monde qui eût pu me donner la paix et le repos. Il est probable maintenant que je n’aurai pas la paix dans ce monde.

Comment expliquer les additions et les corrections que reçut ensuite, dans le courant de 1914, le scénario de Colombe Blanchet ? Un nouveau personnage, celui d’Émilie, la savante, la sœur aînée de Colombe, fit son apparition. Elle devait, dans cette nouvelle version, consoler Jean-Gilles de la fuite de Colombe, car Colombe ne se noyait plus, mais se retirait dans un couvent.

Beaucoup de raisons me font croire que cette transformation de son projet, si elle correspondit à quelque événement de la vie de Fournier, n’exprima point pourtant une évolution réelle et profonde de son âme. Pour se représenter dans son essence véritable l’œuvre qu’il laissa inachevée, il faut y penser, je crois, sous l’aspect où elle lui était d’abord apparue.

Une autre ébauche, mais beaucoup moins poussée, nous reste de cette dernière période de la vie de Fournier : celle d’une pièce intitulée La Maison dans la Forêt. Un jeune homme, trahi par sa maîtresse, fuit Paris et vient s’installer dans une maison de garde-chasse, en pleine forêt. De son côté, une jeune fille romanesque s’est échappée de son couvent et s’est cloîtrée, avec sa suivante, dans une aile abandonnée du même pavillon. Le jeune homme ignore la présence de la jeune fille, qui ne se décèle peu à peu qu’à d’imperceptibles indices que, moitié par négligence et moitié par coquetterie, elle laisse filtrer. Il la découvre enfin, l’aime et l’épouse.

Thème enfantin, mais sur lequel Fournier certainement eût brodé avec grâce et mystère. « Je voudrais, nous disait-il, donner à peu près l’émotion que j’éprouvais en lisant autrefois l’histoire des petits ours qui, rentrant dans leur cabane, s’écrient : « Quelqu’un a mangé dans ma petite assiette ; quelqu’un s’est assis dans ma petite chaise, etc. ». L’œuvre reste, malheureusement, sauf une scène, à l’état de simple esquisse.

La dernière année que vécut Fournier est celle, hélas ! pendant laquelle je l’ai connu le moins. Quelle force nous arrachait l’un à l’autre ? Nous avions vingt-sept ans ; nous abordions en même temps à l’âge de l’originalité et de l’isolement. Il eût fallu que l’un de nous acceptât d’être vaincu, – d’être vaincu dans ses goûts, dans ses tendances, dans ses perversités. Ni lui, ni moi n’étions de force, ou plutôt de faiblesse, à subir cette diminution. Nous nous repoussions donc doucement comme deux êtres électriques qui ont besoin chacun de leur intégrité et savent qu’un peu de champ entre eux y est indispensable.

Dure tâche que de s’accomplir ! Que de liens il faut briser ! Que de contacts il faut rompre ! Comme il est seul l’homme en qui bouge le pauvre et impérieux devoir de créer !

Et la mélancolie ici s’accroît de ce que le chemin où j’avais dû laisser mon ami, le conduisait vers une solitude tellement plus grande encore !

IV

« La voix sourde et merveilleuse qui appelle. »

A. F. (Madeleine).

Car voici Fournier accompagné jusqu’au seuil terrible, que même par le plus grand effort d’amour, nous ne pouvons dépasser, qu’il franchit. Nous sommes en juillet 1914. Depuis le début du mois, je suis installé aux environs de Bordeaux. Il doit aller passer une partie de ses vacances à Cambo. Le 18, si je me souviens bien, nous nous rencontrons pour la dernière fois à Bordeaux. Je vois encore tourner, brusque et calme, au coin de la rue Esprit-dès-Lois, l’automobile qui l’emporta.

Quelques jours plus tard, « le péril de guerre se déclare. Jours sombres et grands, en promontoire sur un avenir bouché ! Fournier, je l’ai dit, en avait eu le pressentiment le plus net.

Pourtant, il refuse maintenant l’évidence de la menace. Jusqu’au dernier moment il met en doute l’événement. Il n’arrive pas à croire que ce puisse être « déjà » ! Je ne sais rien de plus bouleversant que cette paresse du dernier moment qui le prit devant sa destinée.

Il part cependant. Comme moi, c’est le 4 août qu’il rejoint son corps, le 288e régiment d’infanterie, à Mirande. Par un hasard extraordinaire nous faisons partie de la même division, la 67e de réserve : des trains qui se suivent à quelques heures, par la même voie, vont nous promener, au pas de l’homme, pendant trois jours à travers toute la France. Nous passerons par les mêmes gares où les femmes viendront accrocher des médailles bénites à nos poitrines, entre les mêmes champs où les paysans se découvriront devant nous, comme si le train était notre convoi funèbre déjà ; nous entendrons gueuler, presque par les mêmes voix, la même Marseillaise assaisonnée d’ail puisque c’est avec des Gascons que nous marcherons tous deux.

Fournier descendit-il à la gare de Bourges, vit-il Sancerre sur son coteau, où moi je passai de nuit ? À Saint-Florentin, reçut-il, comme moi, un œuf dur lancé à la volée, du haut d’un wagon, à la foule des soldats, par une dame de la Croix-Rouge ? On crevait de faim.

En tous cas il dut voir comme moi cet aéroplane en miettes parmi des débris de wagons, près de la gare de Brienne-le-Château : un tamponnement simplement, le premier accident de la guerre, et qui nous fit rire tant nous espérions mieux pour bientôt.

À Suippes il dut arriver comme j’en partais traînant la patte, vanné déjà.

Et c’est peut-être le même jour que moi, qu’en pleine Argonne, dans la grande combe des Islettes, qui résonnait comme une église, sous le ciel sombre, entre les arbres noirs, il entendit pour la première fois le canon.

Verdun sous l’éclipse ; la Woëvre plate, peuplée de soldats, de canons, de voitures ; des espèces de grandes manœuvres sinistres, sous le soleil échancré, avec le gros bourrelet triste du canon en bordure de tout l’horizon. « Il doit y avoir déjà du rab’ de képis, là-bas », me dit un de mes hommes.

Nous sommes sans aucune nouvelle : simplement je remarque que la ligne qui va vers Étain est déserte, et les maisons de garde-barrières fermées.

Fournier rencontra-t-il comme moi, à l’entrée d’Étain, cette charrette à bâche, chargée de meubles et de gens, que nous prîmes pour une roulotte, que nous encadrâmes de cris et de plaisanteries, mais qui se turent, quand l’ayant croisée, nous découvrîmes derrière, accroupie entre un lit et une armoire, une jeune fille aux yeux complètement hagards.

Dans Étain, le flot des fugitifs encombrait la rue : « C’est épouvantable ! Ils tuent les femmes et les enfants. N’y allez pas ! » nous criait risiblement, du sein de la foule, une femme affolée.

À la sortie de la ville, – la nuit était tombée, – s’il y passa peu d’heures après moi, Fournier put voir tout l’horizon plein d’incendies tranquilles, chacun marquant un village : « Celui-là, nous disait un homme, c’est Audun-le-Roman, cet autre… » Et nous nous glissions dans une petite maison, où la famille, y compris un gros bébé rose et sale, était attablée en silence, et où l’on remplissait nos bidons d’un vin très cher et très mauvais.

Mais puis-je plus longtemps retracer par la mienne l’entrée de Fournier dans la guerre ? Y eut-il ressemblance entre la façon dont nous vécûmes chacun, si près l’un de l’autre pourtant, ces instants ? Je ne le saurai jamais. Le 24, notre division fut engagée pour la première fois à la lisière du Bassin de Briey. Mon bataillon était en première ligne, le sien en seconde. Et c’est sans doute tout près de lui, séparé seulement par la ligne de bivouacs des Allemands qui s’était refermée derrière nos positions, que je dus passer cette terrible nuit du 25.

Très endommagée dans cette première affaire, la division fut pourtant de tous les combats qui se livrèrent en fin d’août et pendant tout septembre autour de Verdun. Pendant la Marne, elle dut faire face de deux côtés en même temps : on la transporta plusieurs fois de Souilly sur la rive gauche de la Meuse, où elle servit à contenir le Kronprinz, aux Hauts-de-Meuse où elle s’opposa, vers les Éparges, à la poussée d’une autre armée allemande. C’est dans cette région, exactement au nord-est de Vaux-les-Palameix, au Bois de St-Rémy, qu’elle se trouvait le 22 septembre, au moment où les efforts des deux partis s’étant neutralisés, la ligne de front tendait à se fixer.

Il y avait pourtant encore, surtout dans ces bois, une certaine marge entre les deux armées. Fournier était revenu le matin même à sa troupe, de l’état-major où il avait été détaché pendant quelques jours. Son capitaine, qui faisait fonction de commandant, voulut entreprendre une reconnaissance avec deux compagnies ; Fournier commandait la 23e. Le parti atteignit la tranchée de Calonne que jalonnait la ligne des sentinelles et la franchit un peu à droite de la route de Vaux à St-Rémy ; il s’enfonça sous-bois, en colonne par quatre. Cent mètres plus loin, un peu avant la lisière, les hommes virent une forme bondir de derrière un arbre, courir, sauter dans un trou. Le capitaine ne voulut pas y prendre garde, malgré les avertissements de ses lieutenants, prétend-on.

Tout à coup, d’une petite tranchée invisible, un feu nourri fut dirigé sur cette troupe imprudemment massée. Les taillis s’opposaient à tout déploiement. Le capitaine voulut entraîner ses hommes et se précipita sur la tranchée ; revolver au poing ; mais il ne fut suivi que par les deux lieutenants et par un petit paquet, qui fut aussitôt décimé ; le reste s’enfuit.

Fournier tomba, frappé au front, m’a affirmé un homme qui était près de lui.

Longtemps le mystère régna sur cet engagement et les histoires tantôt les plus encourageantes, tantôt les plus horribles circulèrent dans la troupe sur le sort des disparus. On crut que Fournier avait été seulement blessé et recueilli par l’ennemi. La fin de la guerre a cruellement détruit ce dernier espoir.

J’ai refait à pied, en 1919, la dure dernière étape sur cette terre de mon ami. Pays affreux, sur lequel pesait, à ce moment, – je ne sais s’il s’est ranimé depuis – une solitude vraiment monstrueuse. De Ranzières, sans rencontrer une âme, j’ai gagné Vaux-les-Palameix, rasé, enlevé par la guerre, comme on cueille un chardon avec un couteau, du vallon où il était tapi ; je me suis assis longtemps sur une pierre plate, près du ruisseau, seul murmure en ce désert. J’ai monté la longue côte qui longe le Bois Bouchot, entre les arbres décharnés, épointés, noircis. Mais plus loin, toute la végétation avait repris et couvrait déjà les petits cimetières allemands, pleins de grenades, où s’effaçaient des noms. « Ein französischer Krieger », ou même « Ein französischer Held », découvrais-je çà et là, mais pas une date qui fût antérieure à décembre 1914. Plus loin une ville de tôle ondulée, les cadres de bois, à l’intérieur, qui servaient de lits, tout pourris et moussus déjà. Dans le talus même de la route, l’entrée de profonds abris, mais effondrés. Et tout seul, dans un taillis, par quel miracle échoué là ? tout à coup un vieux coupé de louage, épave dérisoire.

Plus loin encore, à la lisière des bois, au bord de la pente qui descend vers St-Rémy, dans les parages où Fournier a dû tomber, sur les anciennes positions allemandes, les Américains, en 18, avaient campé. Conserves et brochures, du linge abandonné : une voie de soixante sinuait entre les buissons sournoisement ; près d’un gros tas d’obus, un crâne de cheval tout blanchi ; des croix par-ci par-là au pied des arbres, d’autres sur le versant découvert de la colline, comme de petites barques en peine, traînant un lourd filet, mais qui peu à peu, dans la terre, s’allège. Une paix cependant, désolante, infinie… Le vent berçait les arbres ; une odeur de fraises me venait. Devant des baraques en bois, alignées droit comme dans un ranch, des chaises restaient debout en plein air. Je me suis assis.

Les autres endroits du front que j’ai visités depuis, – l’endroit même où j’ai été fait prisonnier, – n’ont su rien me redire. Mais là, tout à coup, à ce vague emplacement de mort, j’ai senti remonter en moi cette âme pénitente, saturée de tendresse et de larmes, comme agrandie de misère, et vraiment détachée de ce monde, vraiment saoule de renoncement, que la guerre un moment m’avait faite.

Est-ce celle dont fut habité Fournier au moment de mourir ? Un compagnon de ses derniers jours me l’affirme. Elle avait en tous cas plus d’affinités avec sa nature qu’avec la mienne.

Je ne pense pas qu’il aimerait que j’embellisse indûment ses dernières transes, lui qui m’écrivait en 1906, à propos de la catastrophe de Courrières, s’indignant de la façon dont les journaux déguisaient en héros les malheureux rescapés : « Comme si on avait de beaux gestes lorsque la mort et cent pieds d’obscurité vous séparent du monde civilisé. Ou plutôt comme si tous les gestes, quels qu’ils soient, n’étaient pas beaux, dans l’horreur et l’effroi de ce drame. »

Pourtant je songe combien plus que moi il était capable de foi et de courage. Son esprit n’avait pas de barrières critiques ; le flot, qui força les miennes, un moment, n’eut certainement, pour l’envahir, qu’un assaut bien moins fort à donner.

Et puis il était meilleur que moi, plus tendre, plus confiant, plus insoucieux de sa perfection abstraite. Ce contre quoi je m’étais si longtemps révolté, en lui, son refus de s’étudier, sa façon de regarder au dehors plus qu’en lui-même, son goût de l’action plus que de la connaissance, et même sa recherche de l’illusion, qu’il avouait lui être plus chère et plus parente qu’aucune réalité, durent hausser tout naturellement son âme au niveau de cette grande vague qui n’eut plus qu’à le prendre, à l’emporter.

On s’étonnera peut-être que je raisonne si longtemps sur les chances que mon ami ait éprouvé un sentiment qu’on considérera comme seul indiqué, seul admissible dans les circonstances où il se trouvait. Mais tout le monde ne sait peut-être pas qu’il est assez dur de s’avancer tout vivant, au comble de sa force, entre les bras de la mort. Tout le monde ne sait peut-être pas qu’il faut une certaine « grâce » pour renoncer, en pleine conscience, non pas seulement au charme de la vie, à ceux qu’on aime, mais encore à tout ce que l’on sent en soi de capacités latentes et, pour tout dire d’un mot, à son œuvre quand on en porte une. Une forêt, que le vent caresse comme à l’habitude, vous rappelant la vie, mais où l’on devine la greffe secrète de mitrailleuses et de fusils, c’est un décor assez sinistre et pour que le pas d’un homme jeune et fort y reste calme et qu’une certaine joie l’y accompagne encore, il est besoin de lui supposer quelques encouragements intérieurs.

De tels encouragements, d’ailleurs, je le répète, tout m’indique que Fournier fut amplement gratifié. Il y avait cette âme en lui, que j’ai dite, si prompte à s’aliéner, et puis son profond amour de la France, et puis surtout sa facilité à prendre la vie comme un « grand jeu » (qu’il avait aimé cette expression de Kim !) comme une aventure par où rejoindre quelque chose de mieux.

Je ne dis pas qu’il s’est séparé de nous sans tristesse ; mais cet ordre de son capitaine d’« aller chercher les Boches » (« Faut trouver les Boches », disait sans cesse ce malheureux, dont il semble que ce fut toute la pensée tactique), cet ordre dut lui apparaître à peu près comme à Meaulnes l’appel de Frantz : vain et irrésistible. Ce fut l’invitation à quitter ce peu de bonheur qu’il avait conquis, pour une chance plus obscure, mais plus grande.

S’il acceptait de n’être pas ici-bas « tout à fait un être réel », n’était-ce pas dans le pressentiment qu’il le pouvait devenir ailleurs ?

Oui, je ne résiste pas, par instants, à cette impression que la mort fut pour lui, dans cette vaste et incertaine tempête de la guerre, comme une rame tout à coup pour s’aider vers plus de réalité et d’existence. Le son de cette voix qui l’appelait plus loin, si triste d’abord qu’il ait pu lui sembler, de quelque privation qu’il lui ait donné le signal ; si déchirantes qu’en aient été, dans ce grand bois plaintif, les harmoniques, il dut bientôt y percevoir l’annonce aussi, quand il l’eut laissé pénétrer jusqu’au fond de son cœur, et la permission, d’un accomplissement jusque-là impraticable de lui-même.

Il marcha fidèlement jusqu’à cette lisière où sa trace se perd, où je reste, plutôt qu’à le pleurer, à l’imaginer ; il replia sans un mot sa frêle armure, ce corps dont il avait usé pour nous accompagner quelque temps, tant bien que mal, et nous parler, et souffrir avec nous ; mais elle était si délicate que nous n’en retrouvons plus rien.

Esprit timide et sans peur, il s’enfonça dans ce monde même qui avait toujours régné sur sa pensée et n’avait cessé d’en former l’horizon. D’un nouvel acte de foi, plus profond encore que celui qui avait donné naissance au Grand Meaulnes, il se l’ouvrit, j’en suis sûr, et de toute son âme, en un clin d’œil, le rejoignit. Il faut que nous pensions à lui, toujours, comme à quelqu’un de « sauvé ». - FIN