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BIBLIOBUS Littérature française

Le roseau pensotant ; Humour de tous les jours - Henri Roorda (1870 – 1925)

 



(Publié, en 1923, sous le pseudonyme de : Balthasar)

 

 


Table des matières

 

  • PRÉFACE
  • NOS OREILLES N’ONT PAS DE PAUPIÈRES
  • LA RÈGLE DE TROIS
  • PITIÉ POUR LES GRANDS
  • LES VITAMINES
  • ILS NE VEULENT PLUS ÊTRE PAUVRES
  • « FERMEZ DONC CETTE PORTE ! »
  • NE JETEZ PAS VOS BOUTS D’IDÉES
  • LE PARAPLUIE
  • J’AI LE POUCE « OPPOSABLE »
  • MON CALEPIN
  • LES PRÉNOMS
  • LES PARASITES
  • LES NOUVELLES PATRIES
  • À LA RECHERCHE DE MON « MOI »
  • UN FAIRE-PART
  • LA MANIÈRE MODERNE
  • LA JAMBE
  • UN PROBLÈME HISTORIQUE
  • CE QUI SE PORTE
  • LE CHIEN
  • CONFIANCE
  • RIEN N’ARRIVE
  • LE TOURNIS UNIVERSEL
  • LE CINÉMA ET L’ABSTRACTION
  • LA PERVERSITÉ DES CHOSES
  • DEMI-AVIATION
  • POUR LES ANIMAUX
  • AU SECOURS DE LA LIGNE DROITE
  • RÉHABILITATION DE LA FEMME
  • UN LONGÉVITISTE
  • UN CONGRÈS DE POMOLOGIE
  • LES COUPLES
  • FAUT-IL FÊTER LE NOUVEL AN ?
  • NÈGRES, RÉFLÉCHISSEZ !
  • À LA GARE
  • DÉFENDONS NOTRE ECTOPLASME
  • LE VÉRITABLE ESPÉRANTO
  • AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI
  • NOS VERTUS ET LA TEMPÉRATURE
  • LES BONS PRÉCEPTES
  • OÙ ALLONS-NOUS ?

 

PRÉFACE

Au temps de Pascal, l’homme était un roseau pensant. Mais, pour les hommes d’aujourd’hui, l’obligation de penser est beaucoup moins impérieuse. Nos prédécesseurs ont pensé pour nous. Ils nous ont laissé un stock considérable de vocables prestigieux et d’opinions distinguées où nous trouvons tout ce qu’il faut pour composer des discours éloquents. Non seulement tout a été dit, mais, à notre époque, le patrimoine intellectuel de l’humanité est mis à la disposition de tout le monde ; et, en dépit de sa bêtise, Gustave, dont la mémoire est bonne, donne parfois à sa pensée inconsistante un vêtement de solides formules.

D’autre part, très jeune, l’écolier apprend à « développer » des idées qu’il n’a pas encore. Plus tard, il saura traiter tous les sujets. Nous serions tous capables de préparer pour la semaine prochaine, dans une salle tranquille de la Bibliothèque cantonale, une conférence sur les mœurs des phoques ou sur les traditions religieuses dans l’Afghanistan. Un journaliste moderne a pu dire : « La parole a été donnée à l’homme pour remplacer sa pensée. » Cette réflexion lui est venue un jour qu’il avait lu des affiches électorales.

La démocratie perfectionnera encore sa « Machine à répandre les lumières ». Dans quelques mois, dit-on, les Pouvoirs publics placeront à tous les coins de rues des distributeurs automatiques d’une espèce nouvelle. Le passant qui mettra dix centimes dans la fente de l’appareil et qui, ensuite, tirera la boucle A, se procurera immédiatement Dix arguments en faveur de l’immortalité de l’âme. Si, après cela, il remet dix centimes et tire la boucle B, il saura Comment on répond aux objections du contradicteur. Pour le même prix, la Société fournira à l’individu Une douzaine de phrases bien faites exprimant un patriotisme sincère, etc. Aucune question importante ne sera oubliée par les fonctionnaires qui seront préposés au remplissage des distributeurs municipaux. Je me contente d’ajouter que quelques-uns de ces appareils (à cinquante centimes) délivreront des Opinions originales.

Je le répète : il reste quelques progrès à faire. La vie intellectuelle de l’humanité n’est pas encore définitivement réglée. Quelques-uns de nos contemporains, en dépit de toutes leurs lectures, continuent à pensoter. Avant de remettre à mon éditeur les morceaux qui composent ce recueil, j’ai tenu à les relire, car j’étais inquiet. Comme c’était à prévoir, j’y ai trouvé beaucoup d’idées qui, depuis longtemps, hélas ! sont complètement défraîchies. Mais, çà et là, j’ai reconnu avec émotion la palpitation du pensotement. C’est incontestable : je suis un roseau pensotant.

Le lecteur ne s’en apercevra peut-être pas ; car, aujourd’hui, ceux qui lisent pensotent aussi rarement que ceux qui écrivent. Il y a beaucoup de personnes qui lisent des pages entières en somnolant. Eh bien, que ces personnes le sachent : mon éditeur n’a pas l’habitude de rendre l’argent. Au lecteur mécontent qui n’aura trouvé dans mon livre aucun aliment sapide, je demanderai : « Aux endroits où je pensotais, pensotiez-vous aussi ? » Dans les phénomènes de télépathie sans fil, il importe que l’appareil récepteur soit réglé sur l’autre. Pour qu’un livre ait de l’efficacité, il faut que l’auteur et le lecteur pensotent simultanément. Cela dit, je ne crains plus aucune critique.

NOS OREILLES N’ONT PAS DE PAUPIÈRES

On dit : « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. » Hélas ! quand nous voudrions ne pas entendre, nous entendons tout de même. Hier, dans un salon, j’avais, en face de moi, une dame antipathique dont la vue m’était pénible. Pour ne plus la voir, il m’a suffi de déplacer un peu ma chaise. Mais, pour ne plus l’entendre, j’aurais dû me boucher les oreilles. Dans les salons, cela ne se fait pas. Je connais donc, malgré moi, les opinions que cette élégante dinde professe en matière de mariage.

Ici, j’éprouve le besoin d’ouvrir une parenthèse. S’il m’arrivait, dans le salon de Madame T. ou dans un autre, de dire des choses justes sur le calcul différentiel, je passerais pour un pédant et pour un monsieur très ennuyeux. Mais, si je parlais des femmes, des Allemands, de la guerre ou de l’immortalité de l’âme, je pourrais débiter les pires insanités sans nuire à ma réputation. Je serais même chaudement approuvé par quelques-uns des assistants. C’est triste. Je referme ma parenthèse.

Nos yeux ont des paupières. Dès que nous le voulons, il nous est loisible de fermer les yeux et de nous réfugier dans la nuit. Mais nos oreilles n’ont pas de paupières ; et, dans les circonstances ordinaires de notre vie, nous sommes condamnés, bon gré mal gré, à entendre le bruit que font les hommes.

Je ne veux pas critiquer la Nature. Elle a fait ce qu’elle a pu. Elle a fait beaucoup. Plusieurs fois par jour, je lui envoie l’expression muette de mon admiration. Je me demande seulement si c’est volontairement ou par étourderie qu’elle nous a donné des oreilles sans paupières.

Raisonnons. Il y a trente-cinq mille ans (environ) l’homme, faible, nu et inquiet, errait à la surface du globe. Des dangers de toutes sortes le menaçaient. La Nature, pour des raisons que j’ignore, ne lui ayant pas donné une rangée d’yeux faisant tout le tour de la tête, il ne pouvait pas voir l’ennemi sournois qui, venant derrière lui, se préparait à lui envoyer un énergique coup de pied dans les fesses. Il était donc bon que notre ancêtre pût entendre les bruits venant de partout et que ses oreilles fussent constamment ouvertes. En particulier, la nuit, dans la forêt pleine de mystère, de loups et d’ours gigantesques, l’homme aurait commis une grave imprudence en dormant les oreilles fermées. En définitive, puisque l’homme primitif ne devait jamais connaître la sécurité, il pouvait fort bien se passer des paupières que je réclame.

Mais la nature ne savait-elle pas que le bipède humain, essentiellement perfectible, s’engagerait tôt ou tard dans la voie du Progrès ? Elle devait le savoir, me semble-t-il. Les hommes se sont civilisés. Et comment ! Les dangers qui nous menacent aujourd’hui ne sont plus du tout les mêmes qu’autrefois.

La nuit, quand j’essaie vainement de m’endormir, je voudrais bien ne pas entendre le bruit que font, sous mes fenêtres, des sportsmen qui jouent avec des wagons et des locomotives. Si j’ai bien compris, les joueurs de l’un des camps doivent lancer un train contre le train de l’adversaire de manière à le faire reculer. De joyeux coups de cornet annoncent les victoires aux gens du quartier. Il paraît que ces manœuvres de la dernière heure sont organisées par la Direction des Chemins de fer fédéraux.

Mais là n’est pas l’essentiel. Depuis que l’instruction a été rendue obligatoire, le nombre de ceux qui du haut d’une tribune débitent de retentissantes âneries a beaucoup augmenté. Et, malheureusement, il nous est souvent difficile de ne pas entendre ce qui se dit. Ah ! qu’il serait bon, dans bien des cas, de pouvoir abaisser sur nos tympans des paupières invisibles ! Cela nous permettrait d’écouter poliment, pendant cinq minutes, les amers reproches qu’on nous adresse lorsque nous rentrons, à deux heures du matin, après avoir passé une bonne soirée avec des amis. Et ne serait-elle pas plus supportable, la conférence à laquelle nous devons assister par politesse, si, pendant que le monsieur parle, nous pouvions penser à autre chose ? Je songe encore à ces malheureux écoliers à qui l’on enseigne tant de choses ennuyeuses. Je le répète : dans l’oreille qu’aucune paupière ne protège, les mots trompeurs et les mots insipides entrent comme dans un bois.

Mais mes paupières auriculaires offriraient parfois un inconvénient. Saurait-on toujours les relever au bon moment ? L’autre jour, par un admirable effort de volonté, j’étais parvenu à me réfugier dans le silence pendant que le Vieux Raseur me racontait son histoire. Malheureusement, il me posa tout à coup une question. Et, pendant une minute, j’eus l’air idiot de quelqu’un qui vient de se réveiller en sursaut.

LA RÈGLE DE TROIS

La règle de trois a ceci d’analogue avec un sabre célèbre qu’elle peut servir à défendre la vérité et, aussi, à l’offenser gravement. Les cas où elle plonge dans l’erreur les esprits simples qui ont mis leur confiance en elle sont, je crois, les plus fréquents. Je veux revenir sur ce sujet, puisque mes contemporains n’ont pas tenu compte de mes premières exhortations.

À l’école, nos bons maîtres nous disaient : « Contemplez cette cassonade. S’il y en avait trois fois moins, son prix de vente serait aussi trois fois plus petit. » Ils ne se trompaient pas ; mais ils ont abusé de ces raisonnements ridiculement simples. Considérez ces ouvriers. Abattraient-ils dix fois plus de besogne s’ils étaient dix fois plus nombreux ? Non. S’ils étaient dix fois plus nombreux, ces ouvriers feraient grève (et leur triste patron ne l’aurait pas volé).

La règle de trois est, souvent, un procédé de calcul préférable à tous les autres. On ferait bien de l’enseigner aux jeunes personnes auxquelles on délivrera demain un diplôme de cuisinière. J’ai fini par me séparer, en très mauvais termes, de Virginie qui, en dépit de mes hurlements quotidiens, fut toujours incapable de proportionner le nombre de ses pincées de sel au volume de sa soupe et qui ne mettait pas plus de thé dans ma théière des grands jours que dans ma petite théière en porcelaine.

Mais la grandeur de l’effet n’est pas toujours proportionnelle à celle de la « cause ». Ragaillardi par trois verres de vin généreux, Théodore put sauter par-dessus un ruisseau large de deux mètres cinquante. Afin de pouvoir franchir d’un bond une rivière large de vingt mètres, il avala, le lendemain, vingt-quatre verres de ce même nectar. Eh bien, il s’est trompé, et trempé.

La nature effectue de nombreuses règles de trois lorsque, par exemple, elle surveille la croissance des jeunes veaux. Ces gracieuses bêtes n’auraient jamais le type « vache » si leur épine dorsale s’allongeait dans le rapport de un à deux et leurs jambes, en même temps, dans le rapport de trois à vingt.

Abordons prudemment la « Question des Détroits ». Les Détroits sont trop étroits : tout le mal vient de là. Mais si l’on parvenait à tripler la largeur des Dardanelles et celle du Bosphore, le nombre des conflits entre les États européens serait-il trois fois plus petit ? Ce n’est pas sûr. D’ailleurs, vous imaginez les cris que pousseraient les Anatoles de l’Anatolie, lorsqu’ils verraient arriver chez eux nos vaillants ingénieurs, armés de leur formidable « machine à racler les côtes » ?

C’est égal : la règle de trois a du bon. Le gouvernement l’emploie parfois avec ingéniosité. Lorsqu’il confie à des hommes compétents un projet de réformes, il nomme généralement une commission de trente-trois membres. Cela n’est pas bête. Car si ces messieurs étaient au nombre de onze, ils auraient trois fois plus d’idées intelligentes et les bureaux seraient peut-être obligés de sortir de leur torpeur. Avec les commissions nombreuses, il n’y a aucune innovation importante à craindre.

Conseil : allez passer quarante-huit heures, cet été, chez vos amis Daniel, à la campagne. Ils seront enchantés de vous voir. Mais ne croyez pas qu’ils seront vingt fois plus heureux si votre visite est vingt fois plus longue.

Voici un petit problème pour finir : Étant donné que le Conseil d’administration de la Banque chaldéenne a eu besoin de six séances pour établir le bien-fondé d’une réclamation de cinquante millions, combien faudra-t-il de conférences internationales pour obliger les Allemands à payer deux cents milliards ?

PITIÉ POUR LES GRANDS

Ce n’est pas juste. On ne s’intéresse qu’aux petits. On les plaint ; on les trouve gracieux ; on les protège. Et l’on oublie les grands.

Je l’ai constaté bien souvent : devant les petites choses, devant les petits animaux et devant les petits enfants, les personnes sentimentales s’attendrissent et des mots affectueux leur viennent aux lèvres. Mais supposons que vous ayez dans l’étang de votre parc une baleine apprivoisée. Lui direz-vous : « Ma mignonne » ? Non, certainement non ! Or, qu’avons-nous à reprocher à la baleine ? Elle est trop volumineuse : voilà son seul crime. Autre exemple : l’extrême petitesse de la coccinelle lui a valu ce nom flatteur : bête à Bon Dieu. Eh bien, jamais on n’aurait appelé ainsi l’éléphant, ce végétarien inoffensif et inodore. Et pourtant, sous sa rude écorce, il cache un cœur qui est certainement plus sensible que celui de la coccinelle.

Que l’on s’attendrisse devant les petits êtres et devant les petites choses, passe encore. Mais pourquoi faire la conspiration du silence contre tout ce qui est grand ? Les chansonniers ne nous parlent que des petits oiseaux, des petits pavés, des petites femmes, des petits poissons, des petits ruisseaux : le parti pris est évident. Deux ou trois fois par mois, des dames du meilleur monde m’offrent du thé et des petits fours. Des grands fours ? Jamais !

Je viens de nommer les petites femmes. Hier encore, à l’enterrement du pauvre Ludovic, j’ai entendu dire : « Les petites femmes ont occupé une grande place dans sa vie. » – Que les grandes femmes occupent moins de place que les petites, voilà ce qui étonnera tous les logiciens dignes de ce nom. Mais ce n’est pas vrai ! On est bien décidé à ne mentionner que les petites : toute l’explication est là.

Il y a un proverbe qui dit : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi. » À vrai dire, ceux qui sont plus grands que nous sont beaucoup plus aptes que d’autres à nous rendre de réels services. Lorsqu’il s’agit d’aller prendre un pot de confiture qui est au haut d’une armoire, à qui s’adresse-t-on ? À un grand. D’autre part, les grands sont capables, aussi bien que les petits, de ramasser une pièce de deux sous qui a roulé sous la table.

Les sages nous disent : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » Mais les grands ont beaucoup de peine à se cacher ; il y a toujours un bout qui dépasse.

Je suis très grand, et lorsque je dois passer la nuit chez des amis ou dans un hôtel, je ne trouve jamais le lit qui me convient : mes pauvres pieds en sont réduits à chercher une issue entre les barreaux de leur cage. Le matin, quand j’obéis à la voix de ma conscience, qui me dit : « Debout ! », ma tête se cogne au plafond.

Ayons pitié des grands : ils ont des souffrances que les petits ne soupçonnent pas. J’ai connu une demoiselle anglaise qui était démesurément longue. Lorsqu’elle était assise au théâtre, dans son fauteuil d’orchestre, des spectateurs grincheux, placés derrière elle, criaient : « Assis ! »

Bernard a un mètre quatre-vingt-dix. Hier, il a pris congé de sa fiancée, qui va passer trois mois en Angleterre. Très ému, il l’a embrassée. Mais son baiser est tombé trop haut : sur le bord du chapeau. Ceux qui s’aiment devraient être de la même longueur.

Plaignons surtout Amélie. Elle est romanesque et elle lit beaucoup de romans. Mais son existence sera désespérément prosaïque. Il est tout à fait superflu de placer cette femme « sous la sauvegarde des citoyens ». Nul ne songe à l’enlever, car le chiffre de ses kilos dépasse cent quatorze. Pour la hisser sur un palefroi, il faudrait un cric. Sa grosseur l’attache au rivage.

Plaignons ceux qui sont grands : dans l’histoire de leur âme, la matière occupe trop de place.

LES VITAMINES

Prenez un Chinois sain et vigoureux ; enfermez-le dans un cachot spacieux et convenablement aéré ; et, pendant cinq ou six mois, ne lui donnez, pour toute nourriture, que du riz naturel (en quantité suffisante). Votre Chinois ne fera que croître et embellir. Après cela, recommencez l’expérience avec un second Chinois aussi solide que le premier, mais en ayant soin, cette fois, de remplacer le riz naturel par du riz « décortiqué ». Au bout de cinq à six semaines, et même avant, vous constaterez que les choses se gâtent et que, peu à peu, l’état du Céleste Empire. Votre prisonnier sera bientôt inerte, flasque, mou, blafard et trémébond. Si vous insistez, il expirera en murmurant : « Saleté d’Européen ! »

Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il y a dans la cuticule du riz un principe vital dont notre organisme ne peut pas se passer. On a toujours été très méprisant pour les pelures. Mais leur jour viendra. Qui sait si nous ne commettons pas une grave erreur en pelant nos pommes de terre. La bonne mine des cochons que nos pelures engraissent devrait nous faire réfléchir.

Hier soir, je suis allé voir mon éminent ami, le Chimiste, pour qu’il me dise en quoi consiste ce principe vital que contient la cuticule du riz.

« Comment ? Vous ne le savez pas ? La cuticule du riz contient des vitamines. Nous ne connaissons pas la chose ; mais nous avons déjà réussi à découvrir le nom. »

Ces derniers mots m’inquiétèrent ; mais le visage de notre chimiste national P. D. respirait, comme toujours, une honnêteté désarmante.

Il ne m’est pas possible de reproduire ici ses savantes explications. J’étais d’ailleurs bien décidé, en l’écoutant, à ne retenir que l’essentiel. Voici, pour commencer, un renseignement utile. Le jus d’orange et, surtout, le jus de citron sont riches en vitamines salvatrices. Il y aura encore de beaux moments pour le déshérité qui ne possède plus, dans le fond de son armoire vide, qu’un gros pot plein de jus de citron.

La vitamine est en quelque sorte le « je ne sais quoi » qui constitue la Vie. Pour que notre organisme ne dépérisse pas, il faut qu’il contienne d’abondantes vitamines. Dans tout être vivant, la vitamine est le principe actif. Dis-moi combien tu as de vitamines et je te dirai ce que tu vaux. Chez un individu énergique, comme Mussolini, par exemple, les vitamines se comptent par trillions. (De très habiles calculateurs ont vieilli en effectuant ce dénombrement.)

Ce sont aussi nos vitamines spécifiques qui font notre originalité. En matière de cuisine comme en matière de littérature, le style c’est la vitamine. Comparez les admirables soupes que prépare Mademoiselle Marthe, si pleine de vitamines, avec ces tristes potages que fabriquent les cuisiniers dévitaminés des restaurants ordinaires : vous comprendrez alors que la vitamine n’est pas un vain mot.

On dit : « Cette femme a du chien. » On devrait dire : « Cette femme a des vitamines. » Les moralistes ont raison de nous mettre en garde contre les vitaminauderies de la coquette, car les vitamines de la femme ont parfois une virulence inouïe. D’après une thèse récente, l’amour ne serait pas autre chose qu’une violente affinité entre vitamines de sexe différent. On peut même se demander si l’attraction universelle ne s’explique pas par une action permanente qu’exercent les unes sur les autres les vitamines sidérales.

J’allais oublier de mentionner les « impondérables », qui ont joué un rôle si important pendant la guerre. Vous le devinez : les impondérables sont des vitamines.

Éduqué par des philosophes phraseurs et vains, j’ai longtemps cru que la Vie était constituée par le « principe vital ». Comme presque tous mes contemporains je me payais de mots. On sait aujourd’hui, grâce aux expériences des chimistes, que le « principe vital » est la vitamine.

Mais, hier encore, un dernier pas restait à faire. Je l’ai fait cette nuit. Prise entre les pinces d’un solide dilemme, la vitamine m’a révélé sa vraie nature. La vie, c’est la vitamine ; et la vitamine c’est du VITOL à l’état pur – tout simplement.

ILS NE VEULENT PLUS ÊTRE PAUVRES

Si nous avions le temps d’y penser beaucoup, l’avenir serait très inquiétant. Les nouvelles qui nous arrivent de partout nous font comprendre qu’il y a un grand désordre dans le monde. Hier, j’ai entendu le petit Julien dire à son papa : « Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui, dans le journal, il n’y a pas de grève générale ? » Cette exception l’avait frappé. D’autre part, dans des milliers de brasseries, de cafés et d’estaminets, de treize à quatorze heures, des penseurs accablés répètent quotidiennement : « Où allons-nous ? »

Je ne sais pas où nous allons ; mais mes méditations profondes m’ont permis de découvrir la cause du mal universel : tout va mal parce que les hommes ne veulent plus être pauvres.

Cela devait arriver. Ce sont les rajahs, les sous-rajahs et leurs petites amies qui ont commencé. Il y a cinq mille ans, pour manger des truffes (cuites dans du Falerne), ces privilégiés se cachaient derrière de hautes murailles opaques. Longtemps les peuples vécurent heureux, dans l’humilité et l’ignorance. Mais tout finit par se savoir. Aujourd’hui, tout le monde veut avoir des truffes, des dents en or et des leçons de piano. Cela est tout à fait déraisonnable.

Les stocks de foie gras, de vieux Bourgogne, de gramophones, de bas de soie et de bottines à hauts talons qui remplissent actuellement de nombreux magasins seraient épuisés en quelques jours si l’on procédait au partage qu’exige la Fraternité. Après cela, tous les hommes pourraient continuer à savourer les jouissances que procurent le confort et le luxe, à condition de bien vouloir travailler dix-huit heures et demie par jour. (J’ai fait le calcul.) Ce serait très malsain ; et puis, l’on n’aurait pas le temps de jouir de sa richesse.

Eh bien, puisque, sur notre triste planète, tout le monde ne peut pas être riche, il faut que les hommes de bonne volonté se dévouent et se décident fermement à rester pauvres jusqu’à leur mort. Pour l’Europe, soixante à quatre-vingts millions de familles laborieuses, pauvres et contentes de leur sort, suffiraient sans doute. Jusqu’à ce jour, la pauvreté n’a pas été assez honorée. Que les moralistes fassent désormais, infatigablement, des tournées de conférences dans tous les pays et prouvent à leurs auditeurs que la pauvreté est la première des vertus sociales. Le Pauvre n’est-il pas celui qui détruit le moins de bonnes choses ? Car celui-là fait œuvre de destruction qui avale une tranche de rosbif ou, simplement, cent grammes de fromage. Il y a évidemment des destructions nécessaires. C’est à toutes les destructions superflues que les Volontaires de la Pauvreté renonceront.

J’ai la prétention d’être un Juste. Connaissant mes propres faiblesses, j’accorde aux autres le droit d’avoir des défauts. (Ils se passent, d’ailleurs, fort bien de mon autorisation.) Je ne vais donc pas exiger des Pauvres une abnégation totale. Je propose que, dans chaque pays, l’État leur distribue d’abondantes richesses fictives, telles que des diplômes et des décorations. Les plaisirs de la vanité valent bien ceux de la table. Ils doivent même leur être préférés, si les hygiénistes disent vrai. Au bout de dix ans de persévérance joyeuse, le Pauvre conscient recevra une carte de bon citoyen, qu’il aura le droit de fixer à la porte de son appartement. Dix ans plus tard, s’il a bien « tenu », on lui donnera un premier accessit avec un petit bout de ruban rouge. Enfin, il ne méritera la Grande Corde de l’Ascétisme national qu’après quarante ans de civisme et de labeur acharné. Quant aux sybarites qui, à l’estime de leurs concitoyens, préféreront les filets de sole, le cinéma, les thés dansants et les épingles de cravate, ils ne seront jamais décorés. Et ce sera bien fait.

« FERMEZ DONC CETTE PORTE ! »

« Permettez-moi de vous dire, Monsieur Balthasar, que votre pacifisme me fait rigoler. Il se peut que, dans cinq ou six mille ans, les peuples, un peu fatigués, renoncent définitivement à s’exterminer les uns les autres. Ils finiront peut-être aussi par comprendre, grâce aux progrès de la pédagogie, que, plus on détruit de richesses sociales, moins il en reste. Mais ne croyez pas qu’après cela la paix régnera sur la terre. Les hommes se font, quotidiennement, une guerre sournoise, une guerre d’usure qui durera jusqu’à la fin.

La loi s’occupe des assassins et des escrocs. Mais contre les honnêtes gens, nous sommes désarmés. Depuis le mois de septembre, dix fois par jour, je prie vainement ma cuisinière de bien vouloir fermer la porte de sa cuisine. Lorsque cette porte est mal fermée, le moindre courant d’air la met en mouvement ; et elle fait alors un bruit régulier, obstiné, systématique, qui m’énerve prodigieusement. Pour dire à Sidonie ce que j’attends de sa bonne volonté, j’ai adopté tous les tons imaginables. J’ai été infiniment poli ; j’ai été cordial ; j’ai été goguenard. Tantôt, ma demande devient une supplication émouvante. Tantôt, quand je n’y tiens plus, je hurle dans l’appartement, avec une rage qui m’effraie moi-même : « Fermez donc cette porte ! » Chaque fois, cette excellente fille obtempère. Car c’est une bonne fille. Je suis même prêt à déclarer que Sidonie est une perle, puisque ma femme le dit. Mais c’est une perle incapable de fermer une porte.

Quant à mon ami Victor, c’est un helléniste distingué, incapable de mettre dans un cendrier la cendre de son cigare. Lorsqu’il vient me voir, il répand sa cendre sur le tapis du salon. Il en met dans le coin de son fauteuil et dans sa tasse de thé. Il en saupoudre les mimosas de ma femme et il en laisse tomber affectueusement sur les boucles blondes de ma petite Sylvie. Quelquefois, j’en retrouve un peu dans mon sucrier. Mais, pour rien au monde, il ne se permettrait de salir les deux cendriers que je pose toujours à côté de sa main, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Vous me direz que Victor est un savant de grand mérite et que son ouvrage sur Pindare a été traduit dans quatorze langues ; mais ce n’est pas une raison.

Avez-vous jamais joué aux cartes avec Édouard ? Non ? Eh bien, vous ne savez pas jusqu’où peut aller le crétinisme d’un professeur d’embryologie. L’autre jour, nous faisions un piquet, Jules, Édouard et moi. Je “tenais” et je jouais des “carreau” nombreux comme le sable des plages. Édouard avait l’as de pique et l’as de cœur, suivis de deux rois qui pouvaient se jeter dans la mêlée en chantant. Toutes les lois de l’univers condamnaient Jules à être « pomme ». Il en était encore plus sûr que nous. Mais, avec l’ineffable Édouard, un miracle est toujours à craindre. Cet animal gardait pour la fin un stupide huit de trèfle sur lequel Jules a naturellement appliqué un as qui avait déjà perdu toute espérance.

Croyez-moi : nos rapports avec nos semblables ne sont pas faciles. Il y a des épouses qui ne savent pas dormir sans ronfler. Il y a des maris qui mangent leur potage avec un bruit de pompe aspirante. Il y a des enfants qui se rongent les ongles. Il y a, dans mon quartier, un imbécile qui, chaque dimanche, ouvre sa fenêtre et qui se met à jouer, interminablement, du cornet à piston. Enfin, cinq cents ans après l’invention de l’imprimerie, la plupart des gens sont incapables de s’essuyer les pieds au moment d’entrer dans un appartement.

Il n’y a absolument rien à faire. Pendant plus de vingt siècles, des penseurs admirables ont travaillé à l’affranchissement de l’esprit humain. Le sang des martyrs a coulé. Socrate a bu la ciguë. Giordano Bruno est monté, le sourire aux lèvres, sur son bûcher. Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Et Victor Hugo s’est fait enterrer dans le corbillard des pauvres. Cela n’a servi à rien. Jusqu’à la fin, nous devrons vivre avec des gaillards qui ronflent la nuit, qui reniflent le jour, qui laissent les portes ouvertes et, au lieu de se débarrasser de leur huit de trèfle, se mettent à jouer du cornet à piston à tire-larigot. »

Puis, ayant dit cela, mon visiteur, heureux d’avoir si bien justifié son pessimisme, se mit à ricaner joyeusement.

NE JETEZ PAS VOS BOUTS D’IDÉES

Pour les personnes qui ont l’habitude de manger leurs oranges, leur fromage ou leurs cervelas en se promenant, la Municipalité a fait placer dans les principales avenues de la ville, au bord du trottoir, des paniers en fil de fer destinés à recevoir les pelures, les papiers gras et autres souvenirs analogues que le passant ne tient pas à conserver. Tous ces déchets sont envoyés à Berne, où les chimistes fédéraux les transforment en rhum de la Jamaïque.

La Municipalité a raison. À notre époque, après cette longue guerre qui a détruit tant de richesses, le gaspillage est un crime. On le comprend, d’ailleurs, de mieux en mieux. Chaque semaine, des industriels prévoyants nous rappellent, par la voie des journaux, qu’ils achètent, au prix du jour, les vieux dentiers, les vieux corsets et les vieilles brosses à dents.

Mais la dernière guerre ne nous a pas seulement enseigné l’économie. Elle nous a fait comprendre que l’individu n’est rien et que l’État est tout. Nous ne sommes tous que les humbles cellules d’un vaste organisme. Cela a été établi par des professeurs diplômés : dans l’individu, tout est SOCIAL. Telle est la grande vérité du vingtième siècle.

Prenons un exemple. Les heureuses particularités héréditaires de son système cérébrospinal n’auraient pas suffi pour mener Henry Bordulac à l’Académie. C’est à ses anciens maîtres du Collège de Thonon, à des éducateurs officiels, qu’il doit son orthographe impeccable, son style, ses idées saines et son ardent patriotisme. S’il avait été allaité par une louve et lâché en liberté dans les forêts du Brésil, il ne serait, à l’heure où j’écris ces lignes, qu’un bipède velu et sale.

On l’a compris : tout ce que l’individu possède, il doit être prêt à le donner à l’État. Ce don ne sera qu’une simple restitution. Le temps où les égoïstes avaient le droit d’aller penser dans les coins est fini pour toujours. Désormais, nous ne penserons que pour la patrie et pour l’humanité.

On est en train de fabriquer, à Berne, cent quarante mille boîtes en fer-blanc (munies d’une fente), que l’on placera, de loin en loin, au bord de tous les chemins où passent des hommes, et qui pensent. Tous les bons citoyens y jetteront les cartes postales sur lesquelles ils auront formulé, tant bien que mal, leurs idées. Il leur sera recommandé de ne pas juger avec trop de modestie le résultat de leurs cogitations ; car rien ne doit être perdu. Seuls, les fonctionnaires du Département de la Pensée Nationale seront chargés de distinguer les inepties inutilisables des conceptions fœtales qui, bien équarries et coordonnées, pourront servir à quelque chose. Car il y aura un Bureau Central où l’on procédera au triage des sécrétions cérébrales, au polissage des idées grossières et à la synthèse des éléments purifiés.

L’heure est grave. Dans chaque pays, des questions d’une extrême importance se posent aux hommes d’État. Depuis six ou sept ans, ceux-ci, secondés par les professionnels de la morale et de la politique, ne disent que de vaines paroles. Les assemblées parlantes sont d’une inutilité à faire gémir des chevaux de bois. Devons-nous en conclure qu’il n’y a plus rien à espérer ? Non ! N’oublions pas que notre race est composée de roseaux pensants. Les ressources intellectuelles de l’humanité ne sont pas aussi maigres qu’on pourrait le croire. J’en suis convaincu : si, dans tous les pays, le rendement des cerveaux paraît si faible, c’est que les richesses spirituelles de la nation sont mal administrées. On n’utilise pas tout. Il doit y avoir du coulage.

LE PARAPLUIE

Le parapluie a ceci de commun avec monsieur Mussolini qu’il est un inépuisable sujet de méditation. Je me reproche, aujourd’hui, de l’avoir si longtemps dédaigné.

La pluie remonte à la plus haute antiquité[1]. Il n’en est pas de même du parapluie, lequel, dit-on, fut inventé par Louis-Philippe. À l’ordinaire, les rois n’inventent rien. Le protocole le leur interdit. Mais une fois n’est pas coutume. Il y eut donc des milliers d’années durant lesquelles l’eau du ciel arrosa un nombre fantastique de crânes humains sans que dans aucun d’eux germât l’idée salvatrice. Les siècles s’écoulaient ; les promeneurs se faisaient tremper ; et personne n’inventait le parapluie. Il y a là quelque chose qui me stupéfie. Car nos ancêtres n’étaient pas des imbéciles. Ils ont fait des inventions qui exigeaient beaucoup plus de génie que celle de Louis-Philippe. Et, d’autre part, l’idée du parapluie est presque une idée innée. Ne devrions-nous pas, instinctivement, tenir un écran protecteur au-dessus de notre tête lorsqu’un liquide, venant d’en haut, nous menace ?

Le fait est là : ce ne sont pas les problèmes les plus faciles qui ont été résolus les premiers. Les Occidentaux ont mesuré le rayon terrestre ; ils ont mesuré la vitesse de la lumière ; et ils ont fait beaucoup de découvertes géniales et « inutiles » avant d’inventer le parapluie. Constatons aussi, avec mélancolie, que, parmi les milliards d’êtres humains qui se traînèrent à la surface du globe, les inventeurs furent extrêmement rares. Cela ne se remarque pas, car nous utilisons tous, avec aisance, les inventions des autres.

À vrai dire, le parapluie n’est pas une chose aussi simple que j’avais l’air de le croire. Examinez-le ; et vous verrez que la confection d’un parapluie, qu’on peut ouvrir puis refermer, suppose des inventions multiples. Hélas ! nous ne savons plus admirer l’ingéniosité de ceux qui ont construit les objets dont nous nous servons tous les jours. Tout à l’heure, j’avais tort. Nous ne devons pas nous étonner s’il a fallu à l’homme des milliers d’années de méditation pour comprendre que la baleine pourrait l’aider dans la fabrication des parapluies. C’était si improbable !

Autre aspect de la question. Les grandes inventions se font rarement d’un seul coup. On les perfectionne peu à peu. Mon étonnement n’était donc pas absurde, puisque, sans se fatiguer l’esprit, on aurait pu commencer par inventer le parapluie qui ne se ferme pas. Une feuille de zinc circulaire, fixée en son centre à une manche de jonc, aurait suffi. Dira-t-on qu’autrefois les vêtements étaient faits avec des étoffes de bonne qualité que la pluie pouvait mouiller sans les détériorer ? C’est égal : une princesse élégante, trempée comme une soupe, devait être à plaindre. (Il est vrai que le « footing » n’a été inventé qu’après le parapluie.)

Reconnaissons-le : au moyen d’un simple parapluie, on peut soulever les questions les plus diverses et les plus passionnantes. Mais il faut savoir se borner. Je me contenterai d’aborder un dernier problème.

Au cours de ma longue carrière, j’ai perdu bien des choses : mais j’ai surtout perdu des parapluies. Chaque fois, en parcourant anxieusement les journaux, je constatais d’ailleurs que, dans la liste des objets perdus, les parapluies sont beaucoup plus nombreux que dans celle des objets trouvés. (Même remarque pour les porte-monnaie.) Il faut croire que les parapluies perdus rentrent d’eux-mêmes dans la circulation. Cette constatation ne consolera pas tout le monde. Je crois donc être utile à mes contemporains en leur disant comment, depuis dix-huit mois, je procède pour ne pas perdre mon parapluie : je le porte en bandoulière, dans une élégante gaine de cuir. Le moyen est infaillible.

J’AI LE POUCE « OPPOSABLE »

Il reneigeait. Arrêté sur le bord du trottoir, j’essayais d’ouvrir mon parapluie sans laisser tomber dans la boue les paquets dont on m’avait chargé. Le problème était difficile ; et j’effectuais avec lenteur des mouvements très prudents. Le succès couronna mes efforts et, au bout de vingt secondes, je pus me remettre en marche.

J’étais heureux. Habituellement distrait, je venais de reconnaître pour la première fois, l’immense valeur du pouce « opposable » que j’ai à chaque main. Mon pouce et mon index, opposés l’un à l’autre, constituent une véritable pince que je peux faire jouer avec une extrême facilité. Cette pince s’ouvre assez pour saisir une grosse bûche de bois ; et, d’autre part, je puis la refermer de manière à tenir avec sécurité un crayon, un timbre-poste et, même, un cheveu très fin. Mais je n’ai pas besoin de dire tout ce qu’on pince.

À l’âge de six mois – mes fidèles biographes me l’ont dit – je suçais mon pouce et j’en appréciais la saveur. Plus tard, pendant des années, j’ai poursuivi des chimères, sans savoir jouir des trésors que j’avais sous la main. Je veux réapprendre à admirer ce que nous a donné la nature. Un pouce « opposable » est une chose merveilleuse. Et je suis bien sûr qu’en procédant à l’inventaire de mes richesses naturelles je ferai encore d’émouvantes découvertes.

Mais que signifie cette rumeur ? J’entends des rires et des quolibets. Le doute n’est pas possible : c’est de moi qu’on se moque. On se tord parce que je me félicite d’avoir, à chaque main, un pouce opposable. On me fait spirituellement remarquer que les humains les plus médiocres, les plus grossiers, jouissent du même privilège que moi.

Imbéciles ! Ils sont incapables de sentir tout le prix d’un bonheur dont la banalité est évidente. Ils ne savent être heureux qu’en se comparant avantageusement aux autres. Si mon pouce, fixé à la pointe de mon coude, le prolongeait à la manière d’un éperon menaçant, mon cas serait beaucoup plus original. Mais serait-il plus enviable pour cela ? Ce qu’il y a de plus précieux en moi, c’est ce que possèdent, comme moi, tous les hommes normaux.

Je n’irai pas jusqu’à dire : l’homme est un roseau pinçant. Et pourtant, s’il ne possédait pas cette pince naturelle qui m’a permis, dans des circonstances difficiles, d’ouvrir mon parapluie, son Histoire eût été infiniment moins glorieuse. Qui sait ? Il n’y aurait peut-être pas eu d’Histoire. Non seulement, l’être humain n’aurait jamais élevé son esprit jusqu’à l’idée de la pince à sucre ; mais il eût été incapable de manier avec aisance le solide gourdin de l’autorité, à l’époque reculée où d’affreuses bêtes rugissantes lui disputaient la royauté du Monde. C’est avec les quatre doigts et le pouce que nous saisissons notre proie. C’est parce que nous avons le pouce « opposable » que l’humanité, jusqu’à présent, a si bien su TENIR.

Cet article, je l’ai écrit avec fermeté ; car ma plume, serrée entre le pouce et deux doigts de ma main droite, ne tremblait pas.

MON CALEPIN

Autrefois, j’étais déplorablement dépourvu d’idées. Cette pauvreté intellectuelle m’étonnait, car, en me regardant dans la glace, je voyais toujours un large front chauve qui ne pouvait être que celui d’un penseur. Je reprenais alors confiance et j’allais m’asseoir dans mon fauteuil le plus profond ; je fermais les yeux et je me disais : « Pensons ! »

J’attendais, et rien ne venait. J’entendais rouler les tramways dans la rue. Puis c’était, dans la maison, le bruit d’une porte qu’on ouvre. La bonne du troisième se mettait à glapir et, secrètement, je souhaitais sa mort. Au bout de quelques minutes, je me disais : « N’oublie pas d’aller lundi chez le dentiste. » Bientôt après, ma voix intérieure articulait ces mots : « Je vais me faire une tasse de thé. » Mais ce n’étaient pas là précisément des « pensées ». (Songez à celles de Pascal.) Je finissais par me lever. À quoi bon insister ?

Une fois, pourtant, en flânant sur la place Saint-François (Ah ! quel éblouissement !), j’ai eu une idée. Elle traversa mon esprit avec la vitesse de la lumière et je n’eus pas le temps de l’enfermer dans une formule solide. Mais elle était neuve, elle était subtile, elle était profonde ; et l’ébranlement soudain qu’elle produisit dans ma pensée me permet d’affirmer qu’elle devait être extrêmement riche en conséquences. Le malheur est qu’à ce moment-là, je rencontrai mon ami Frank. Lui aussi venait d’avoir une idée ; et, généreusement, sachant fort bien que je ne la lui chiperais pas, il m’en fit part. Après cela, il me fut impossible de retrouver la mienne.

Des gens spirituels diront avec un mauvais sourire : « Pour l’humanité, la perte n’est pas bien grande. » Mais cette réflexion, désobligeante pour moi, ne me vexera pas ; car je sais d’avance quelles paroles je provoquerai en tirant certaines ficelles qui commandent les mouvements des libres pantins que nous sommes. D’ailleurs, ces sceptiques pourraient fort bien se tromper. Des mésaventures comme celles dont je fus victime ont eu sans doute pour l’humanité une importance capitale. Le plus brillant de nos avocats me rappelait dernièrement l’histoire de ce philosophe qui, toujours méditatif, trouva un soir, en se mettant au lit, une preuve nouvelle, et irréfutable, de l’existence de Dieu. Il ne prit pas la précaution de crayonner quelques mots sur le marbre de sa table de nuit ; et, le lendemain, il essaya vainement de se remémorer sa preuve décisive.

Depuis le jour où j’ai perdu mon idée, j’ai toujours un calepin et un crayon dans ma poche. Et, quand l’Esprit m’a fait l’insigne honneur de me visiter, je traduis immédiatement, avec les pauvres mots du langage humain, la vérité fulgurante et fugitive qui a brillé une seconde dans la nuit de mon cerveau. Ces visites sont rares et infiniment brèves. Mais, bon an mal an, la précaution que je prends me procure une idée par semaine (quelquefois deux).

Mes contemporains feraient bien de suivre mon exemple. Nous ne pensons presque jamais. Pour nos conversations et nos soliloques, nous disposons des innombrables formules que nos prédécesseurs ont notées dans leurs calepins. Certes, le trésor spirituel que possède l’humanité est considérable ; mais à quoi se réduirait-il si des hommes, plus prévoyants que les autres, n’avaient pas capté au bon moment ces traces, promptes à s’effacer, que l’Esprit laisse dans les cerveaux où il passe ?

Des hommes tels qu’Archimède, Descartes, Newton avaient constamment, j’imagine, la nuit comme le jour, leur calepin à portée de leur main. Car l’Esprit passe quand il veut ; rien n’annonce l’approche de la minute ineffable. Qui sait si des personnes distraites n’ont pas laissé perdre des idées qui auraient sauvé le monde. Le devoir de chacun est de se tenir prêt ; car l’Esprit visite parfois les cerveaux les plus ordinaires. Mais il se peut aussi, après tout, qu’il ait ses favoris.

LES PRÉNOMS

« Comment l’appellerons-nous ? » se demandent les époux attendris lorsqu’ils savent que leur union va être bénie une fois de plus. Ils ont raison de vouloir réfléchir avant de trancher cette question. Elle a une réelle importance. On peut faire le malheur de son enfant en lui donnant un prénom maladroitement choisi. Et, dans ce cas, l’erreur est irréparable ; car les bureaucrates de l’état civil, – les employés de celui que les anciens Grecs appelaient le « pehtabosson[2] », – refusent avec une énergie incompréhensible de gratter ce qu’ils ont écrit dans le Livre de la Vie et de la Mort. Ils ne se servent du grattoir que l’État fournit à chacun de ses scribes que pour couper leur fromage, à quatre heures. Le malheureux qui a été appelé Pépin par des parents réactionnaires restera donc Pépin jusqu’à la fin. Et Pépine serait encore plus malheureuse que Pépin.

Je ne m’adresse, bien entendu, qu’aux pères et aux mères qui aiment leurs enfants. Ceux-là comprennent que l’on commet une lâcheté en affublant pour toujours du prénom de Judas, de Caligula ou de Népomucène un bébé inconscient, un petit être tout nu et sans défense. Mais les bonnes intentions ne suffisent pas. Il y a de prestigieux prénoms qui sont très difficiles à porter : Grâce, Aphrodite, Hercule, par exemple. Quand on contemple un nouveau-né grimaçant et coassant, on ne peut pas deviner ce qui sortira de cette triste chrysalide. Pour cette raison, il vaut mieux éviter aussi les appellations pouvant faire présager la couleur, ou l’odeur, telles que Blanche, Rose ou Violette. Car la prétendue bonne influence exercée par un nom sur la personne qui le porte n’est admise par aucun biologiste sérieux.

Les gens qui ont des prétentions à l’originalité et à l’élégance font en général des choix déplorables : il leur arrive d’opter pour Léonidas ou pour Galswinthe. Il importe d’ailleurs que le nom de famille ne contraste pas avec le prénom. M. et Mme Bougnasse ont eu tort d’appeler leur fille Cléopâtre. Et, bien des fois, Thémistocle Lasauce a constaté que sa carte de visite provoque des sourires qu’on essaie vainement de dissimuler.

Ce qui rend le problème difficile, c’est qu’on ne peut pas prévoir l’avenir du petit être qu’on baptise. Éléonore, par exemple, est un nom bien luxueux pour une pauvre fille qui lavera de la vaisselle toute la journée. Ne pas choisir des vocables trop longs. À quoi bon baptiser : Vercingétorix un garçon que tout le monde appellera Totor ? Se rappeler que Médor est exclusivement un nom de chien. Enfin, il faut éviter les calembours. Un chimiste qui parlerait avec amour de son Anna-Lise pourrait faire bien ne pas être compris. (Chercher un prénom et un nom qui, réunis, forment un calembour, est un passe-temps excellent pour les personnes qui ont des insomnies.) Dans la famille des Bourbons, où les petits Louis étaient nombreux, on avait pris l’habitude de les numéroter. On disait : Louis XIV, Louis XV… C’était très commode.

Il y a des gens qui, dans l’embarras du choix, consultent le calendrier. Le moyen n’est pas excellent. On s’expose à tomber sur des noms baroques, tels que Septuagésime, qui ne conviennent pas à des bébés.

Enfin, on a tort de vouloir affirmer ses principes dans le choix du prénom qu’on donne à son enfant. Le pacifiste qui décide que sa fille s’appellera « Paix » est un imbécile.

Quant à moi, si, au lieu d’être Balthasar, j’étais une jeune fille mince, souple, gracieuse et jolie, je voudrais qu’on m’appelât : Guirlande.

Je conclus. Les prénoms les plus éclatants n’augmentent pas le prestige des pitoyables fantoches qui les portent. D’autre part, lorsqu’un homme de génie s’appelle Pierre, Jean ou Ernest, comme tout le monde, cette banalité n’enlève rien à son mérite, ni à sa gloire. Et cela n’empêche pas sa femme de lui donner dans l’intimité des noms plus affectueux.

LES PARASITES

Cet été, en me promenant dans la campagne, je me suis approché d’un arbre immense, au feuillage magnifique. L’écorce du tronc était déchirée par endroits et je fus assez pervers pour en arracher des lambeaux : cela me permit de jeter un coup d’œil indiscret dans la vie privée de quelques centaines de pucerons, qui furent manifestement désorientés par cette subite illumination de leurs appartements. J’éprouvai d’abord une vive aversion pour cette vermine. Mais ce sentiment fut de courte durée. « Un chêne ne sent pas une rose à sa base » ; et mon bel arbre semblait avoir une sève assez généreuse pour pouvoir dédaigner les nombreux parasites attachés à ses flancs.

On ne connaît d’ailleurs pas la vraie fonction assignée aux pucerons dans l’ordre universel, pas plus qu’on ne connaît l’utilité effective des pucerons humains. Pour juger ceux-ci, pour distinguer les productifs des improductifs, on doit d’abord admettre certains postulats qui servent de principes à la morale sociale. J’aurais eu beaucoup moins de mépris pour les minuscules insectes qui vaquaient à leurs besognes derrière leurs portes en écorce si, sur ces portes, j’avais vu de petites plaques en tôle émaillée portant des inscriptions telles que : « Bureau des pucerons autochtones. » – « Archives. » – « Inspecteurs. » – « Le public n’entre pas ici. » – Quand le travail des individus est organisé, on est porté à croire à son utilité.

J’avais jugé mes pucerons avec trop de sévérité. Nous protesterions avec énergie, nous tous qui avons le cœur bien placé, si l’on nous traitait de « parasites ». Mais, quand on y met des formes, les hommes les plus délicats acceptent un peu de cette manne dont se nourrissent tous ceux qui ont élu domicile dans le grand arbre de l’État.

La fonction essentielle de l’État fut toujours de protéger les individus ; et, partout, dès qu’il fut constitué, des êtres faibles cherchèrent dans son voisinage immédiat un abri sûr. La structure de toute société humaine, tant soit peu organisée et hiérarchisée, implique le parasitisme. On ne le supprime qu’en accordant une valeur sociale fictive à l’activité de chaque citoyen. Il est d’ailleurs facile de faire croire aux hommes qu’ils jouent dans le monde un rôle dont l’importance n’est pas négligeable.

N’étaient-ils pas voués au parasitisme, ces bipèdes qui, incapables de s’assimiler l’herbe des prairies, attendent pour s’en nourrir, que de grosses bêtes confiantes l’aient transformée en côtelettes, en gigots ou en aloyaux digestibles ?

Mais le mot « parasite » est laid. Il faut l’employer le moins possible. Un artiste ne peut-il pas décemment accepter une subvention de l’État lorsqu’il sait que ses œuvres géniales accroîtront le prestige de son pays à l’étranger ?

Et il est naturel qu’à la fin de sa carrière politique, un grand patriote s’asseye voluptueusement dans un fromage comme un voyageur fatigué se laisse tomber dans un fauteuil.

Demain, un homme habile fondera une nouvelle science, – peut-être la sociobio-analyse, – avec le seul espoir de l’enseigner un jour du haut d’une chaire sinécurielle (si j’ose m’exprimer ainsi). Les parasites ont beaucoup fait pour la différenciation des fonctions dans l’organisme social, – c’est-à-dire pour le « progrès ».

Les parasites sont très souvent des délicats. Mon ami Casimir n’a pas voulu succéder à son père, le marchand de drap, car il n’a aucun goût pour le négoce. Il est choqué par un certain manque d’élégance morale qu’il croit apercevoir chez tous les hommes d’affaires. Il lui serait très pénible de s’occuper de gros sous, du matin au soir. Si l’univers était conforme à ses confuses aspirations, il irait toucher chaque mois, dans quelque banque solide, l’argent qu’il lui faut pour satisfaire les besoins de sa nature fine et aristocratique ; et il aurait des loisirs pour travailler à son perfectionnement intellectuel. Qu’on lui offre un traitement suffisant, et qu’on lui propose d’être, dans un bureau tranquille, le Conservateur des vieilles hallebardes nationales : il acceptera.

Casimir, qui a lu Ibsen, sait que l’individu a des devoirs envers lui-même. Et, comme les plus affinés de ses contemporains, il suit volontiers le conseil de Tristan Bernard qui veut que chacun de nous

 

cultive avec ferveur son pot de fleurs intime

humble géranium ou palmier triomphant.

 

Mais je dois le dire en terminant (car un journaliste a charge d’âmes) : qu’ils aient du génie ou non, les parasites deviennent des pucerons très nuisibles lorsque leur nombre augmente au-delà d’une certaine limite.

LES NOUVELLES PATRIES

J’ai aperçu dans une librairie un livre intitulé : L’Impérialisme du pétrole. Ce titre m’a d’abord étonné. Puis il m’a rappelé une conversation que Lloyd George a eue, un jour, avec son ami Clemenceau. Très cordialement, il lui avait dit : « Pendant que j’y pense…, verriez-vous un inconvénient à ce que quelques-uns de mes compatriotes allassent s’installer à Mossoul ? »

Clemenceau est un homme qui ne s’intéresse pas beaucoup à la géographie. Mais il a lu les bons auteurs et il sait ce que Leconte de Lisle a dit des roses d’Ispahan et des jasmins de Mossoul. Il répondit avec son bon sourire de Tigre : « Mais comment donc ! Mossoul est un séjour très agréable pour les gens qui aiment les fleurs. Ne vous gênez pas. »

Les Anglais voyagent plus que les Français. Une fois, en passant à Mossoul, Lloyd George s’était penché sur des jasmins qui avaient une drôle d’odeur. « Ces fleurs sentent le pétrole », murmurait-il, au bout d’une minute. Le phénomène a été constaté souvent : lorsqu’un homme d’État moderne subodore le pétrole, ses narines s’agitent, ses oreilles se balancent et il se met à rigoler silencieusement.

Cela s’explique. Dans mon enfance, on me parlait souvent des petits bateaux qui vont sur l’eau. Ces bateaux ont énormément grandi ; et, aujourd’hui, c’est le pétrole qui leur donne des jambes. Une nation qui posséderait tout le pétrole de la Terre serait invincible, disent les connaisseurs ; car elle régnerait, toute-puissante, sur les Océans. Voilà pourquoi les impérialistes du monde entier font des rêves qu’illuminent toujours les reflets bleus du pétrole.

Le devoir du patriote est donc tout tracé : aider son pays à faire main basse sur le pétrole que détient l’ennemi héréditaire. Pour les enfants, toujours naïfs, le pétrole n’est qu’un liquide sale, qui sent mauvais. Mais désormais, les moralistes expliqueront aux écoliers la nature du patriotisme nouveau. Dans les écoles primaires de New York, on chante déjà un hymne national qui commence ainsi :

 

Mourir pour le pétrole,

C’est le sort le plus beau…

 

L’homme ne vit pas de pétrole seulement. Il a aussi besoin de charbon, de fer, de benzine, de sucre, de coton, de fromage et de beaucoup d’autres choses encore. Par conséquent, après la prochaine guerre mondiale, lorsque quelque victorieux champion du Droit et de la Justice sera devenu notre Grand Marchand de Pétrole, tous les États recommenceront à fabriquer des canons, des avions et des poisons pour la conquête du sucre, ou pour la défense de la benzine.

Mes enfants, levez-vous. Nous allons entonner le chant sacré :

 

Allons, enfants de la Benzine,

Le jour du Sucre est arrivé…

 

Il se peut qu’un jour un État très puissant parvienne à accaparer tout le charbon, tout le sucre, tout l’aluminium et tout le reste. Il aura alors beaucoup d’ennemis qui se ligueront pour lui reprendre toutes les bonnes choses dont ils furent dépossédés. Et il n’y a évidemment aucune raison pour que ça finisse. Cela ne finira peut-être qu’avec la race humaine. Après cela, les animaux pourront recommencer à s’entre-dévorer en paix, à la surface du globe.

En terminant, je tiens à donner un bon point aux petites nations qui sont, incontestablement, moins voleuses que les grandes. Déplorons la mort de Madame de Ségur. Si elle était encore parmi nous, cette femme éloquente écrirait sans doute un livre qu’elle intitulerait : Les Petites Nations modèles et qui ferait réfléchir les gouvernements.

À LA RECHERCHE DE MON « MOI »

Je voudrais bien faire ma connaissance. Je possède sur mon enveloppe corporelle des notions nombreuses et précises. De loin en loin, des photographes m’ont remis un portrait en me disant : « Je vous assure que c’est bien vous. » Et, assez périodiquement, je me vois dans ma glace. Mais où est le miroir qui me renverra l’image exacte de ma personne morale ? Quels sont mes vrais sentiments et mes vraies croyances ? Voilà ce que je ne sais pas.

J’ai le tort de laisser mon âme ouverte. Le vacarme que font les hommes la remplit et m’empêche d’entendre mon monologue intime. Parce que mon journal publie chaque matin, en gros caractères, des dépêches d’une portée mondiale, je le lis. Voici M. Pranzini qui vient de prononcer un discours sensationnel devant le Parlement italien et M. Rugby qui a remporté une grande victoire à la Chambre des Lords. Pendant quelques minutes je suis le monsieur qui s’intéresse à la politique étrangère ; mais ce monsieur n’est qu’un de mes très imparfaits sosies. Il y a en moi un personnage beaucoup plus essentiel à qui tout cela est absolument égal. Hier, j’ai acheté Le Matin qui annonçait les résultats du grand match de boxe Jimmy-Tommy. C’est Jimmy qui, avec un art consommé, a mis en bouillie le visage de l’illustre Tommy. Comme cent millions de mes contemporains, j’ai cessé, un moment, d’être moi-même et j’ai accordé de l’importance à cet événement.

Ce n’est pas seulement par le moyen du journal que des âmes étrangères s’installent momentanément en nous. Des philanthropes nous adressent des paroles éloquentes pour nous faire comprendre que nous devons les aider à accomplir leur tâche. Est-il bien sûr que leur devoir coïncide toujours avec le nôtre ? Nous ne nous posons pas souvent cette question, car, dans notre jeunesse, on nous a appris à tous les mêmes formules morales. D’ailleurs, dans les grandes journées de la charité nationale, l’insistance désintéressée des vendeuses de « petites fleurs » déclenche le geste généreux du passant. Il nous arrive ainsi de faire l’aumône sans être bon. Encore mieux éduqués, tous les citoyens seront un jour les automates du civisme et de la vertu. En attendant, nous savons quels sont les sentiments et quelles sont les opinions que nous pouvons décemment exprimer en public. Ah ! je crois qu’il me sera bien difficile de découvrir mon vrai « moi » sous tous les vêtements dont il s’affuble lorsqu’il va dans le monde.

L’autre soir, j’ai cru, un instant, qu’il allait parler. Mais j’eus le tort d’entrer dans un restaurant où un orchestre joua du Mozart, puis du Rossini. Et, immédiatement, je fus habité par une âme nouvelle, joyeuse et chantante.

Il faut aussi se méfier de ses amis. Quand je cause avec Amédée, il réussit à me faire partager ses opinions politiques. Je ne me ressaisis qu’après l’avoir quitté. À vrai dire, je suis, depuis vingt ans, membre du parti révisionniste-autonomiste. Mais c’est peut-être parce que je n’ose pas en sortir. J’aurais l’air d’un renégat. Voilà ce qui complique pour moi le problème : c’est tantôt mon moi actuel et vivant, tantôt l’individu que j’étais autrefois qui s’exprime par mes paroles et par mes actes. Car nous sommes encore tous mêlés l’un à l’autre. J’ai beaucoup de peine à m’y reconnaître.

Enfin, – et là réside peut-être la grande difficulté, – obligé de parler constamment la langue de tout le monde, je ne parviens généralement pas à distinguer mes idées personnelles de celles que j’ai prises dans le stock commun.

Je commence à le craindre : je ne réussirai peut-être jamais à faire ma connaissance. D’ailleurs, qui sait si mon « moi », original et fragile, n’a pas été écrasé, il y a très longtemps, par la foule ? Et puis, elle est bien mesquine, cette prétention d’avoir une âme personnelle et de ne pas ressembler aux autres. L’État ne met-il pas dans le cœur de chaque écolier les sentiments qui feront de lui un bon époux, un bon père, un bon citoyen et, dans sa tête, tout ce qu’il faut pour écrire ?

UN FAIRE-PART

Monsieur et Madame Plumard m’ont envoyé, hier, un faire-part qui m’apprend que leur fils Théophile va bientôt épouser Mademoiselle Adèle Bidochet. L’autre moitié du message a été rédigée par Monsieur et Madame Bidochet. Ceux-ci me donnent, au sujet de leur fille, un renseignement précis qui me prouve que « la réciproque est vraie ».

Lorsque j’apprends qu’un nouveau Théophile et qu’une nouvelle Adèle ont décidé de vivre conjointement, je leur envoie, mentalement, mes condoléances et je souhaite qu’ils n’aient pas d’enfants ; car l’horizon est sombre et la vie est triste. Mais je me demande toujours avec surprise : « Pourquoi s’est-on cru obligé de m’annoncer la chose ? » Cette fois, mon étonnement fut encore plus profond qu’à l’ordinaire. Toute la nuit, je me suis posé la même question obsédante : « Qui sont ces Plumard ?… Est-ce Monsieur qui me connaît, ou bien est-ce Madame ? » Si c’est Madame, l’envoi du faire-part s’explique ; car Madame Plumard est peut-être un pseudonyme opaque sous lequel se cache Virginie Carabin, une camarade d’école dont je n’ai plus de nouvelles depuis quarante ans. Il se pourrait aussi que Monsieur Plumard fût, tout simplement, mon facteur. Un facteur n’est parfois pas autre chose qu’un Plumard qui fait le Grand Voyage incognito. Ou bien Plumard serait-il cet imbécile que je rencontrais, il y a dix ans, dans le tram et qui voulait toujours m’exposer ses vues sur la politique anglaise ? Cruelle, cruelle énigme !

Oh ! je sais bien ce que vous voulez me dire. Vous voulez me dire que l’angoissant faire-part m’a peut-être été envoyé par les Bidochet. Hélas ! Cela ne diminuerait pas mon embarras ; car, si ma vie n’est pas sans tache, elle fut, du moins, sans Bidochet. Jamais un authentique Bidochet ne se trouva sur ma route.

Resterait l’hypothèse : Bidochet-Carabin. Mais je ne veux pas continuer à me creuser douloureusement la cervelle. Je voudrais seulement que tous les Bidochet et tous les Plumard qui peuplent le globe méditassent cette proposition : Quand on marie son fils ou sa fille, il n’est pas nécessaire de le crier sur les toits. Car l’événement n’a rien d’extraordinaire. Les découvertes récentes des ethnologues prouvent qu’on se mariait déjà il y a deux cents siècles. On se mariait dans une caverne ; on se mariait derrière un baobab ; on se mariait sur le pouce ; on se mariait sans envoyer de faire-part à personne ; mais le principe du mariage était déjà connu. Seul, le décor a changé. Le mariage est une chose vieille comme le monde et profondément banale.

Il existe, paraît-il, des gens qui s’intéressent au mariage des autres. Que ceux-là aillent feuilleter, chaque semaine, le registre de l’état civil. Ils pourront, en même temps, faire d’intéressantes remarques sur les décès et sur les naissances. Mais, nous, les personnes sérieuses, nous avons autre chose à faire. À l’heure où j’écris ces lignes, ce ne sont pas les graves problèmes qui manquent : la question des Détroits n’est pas résolue ; la question sociale est encore pendante ; il y a encore des peuples qui gémissent sous le joug de la tyrannie ; et, enfin, il y a des moments dans la vie où l’on a du lait sur le feu. Qu’on ne vienne donc pas nous déranger pour des futilités.

Depuis les premiers jours de l’histoire humaine, des Plumet épousent des Bidochard. Eh bien, je le demande à tous les hommes de bonne foi : est-ce que cela a vraiment servi à grand-chose ?

LA MANIÈRE MODERNE

On n’est pas vertueux de la même manière à toutes les époques. Au Moyen Âge, l’homme qui voulait sauver son âme allait s’enfermer dans une cellule humide où, couché sur un lit de noyaux de pêches et de tessons de bouteilles, il laissait, stoïquement, son estomac descendre jusque dans ses talons. En se généralisant, ce besoin de renoncement total eût abrégé le cours de l’histoire et simplifié beaucoup de problèmes. Mais les saints ont toujours été très rares ; et ce qui se passe sous nos yeux fait prévoir qu’ils le seront de plus en plus.

Aujourd’hui, on n’apprécie que ce qui a manifestement une valeur sociale. Désormais, les êtres d’élite pourront se dispenser de s’imposer de grandes privations, car des millions d’individus médiocres s’en imposeront de très petites. Les professionnels de la philanthropie l’ont reconnu : il y a plus de chaleur utilisable dans les âmes tièdes de dix mille lampistes que dans l’âme ardente d’un héros. Un seul don généreux de cinquante mille francs a moins d’efficacité que huit cent mille offrandes de dix centimes chacune.

Je ne dis pas que l’ascète aux noyaux de pêches ne servait à rien. Il donnait aux hommes l’exemple inoubliable du sacrifice volontaire. Mais la valeur sociale de l’ascétisme est difficile à mesurer. Il n’en est pas de même de la vertu de l’homme moderne. Voici, par exemple, Pierre et Jean, qui ne sont pas plus riches l’un que l’autre. Dans le courant du mois de décembre, Pierre a remis dix francs à ceux qui quêtent au nom de la solidarité. Paul[3] s’est contenté de leur donner cent sous. Au point de vue social, le désintéressement de Pierre vaut donc deux fois ce que vaut celui de Paul.

Bientôt, au coin de chaque rue, devant la porte de chaque maison, il y aura un « quêteur autorisé » qui nous rappellera notre devoir. On renonce de plus en plus aux « troncs pour les pauvres ». Ils contiennent trop de boutons de culotte ; et puis il y a des myopes qui ne le voient pas. L’homme-tronc vaut mieux, car il a la parole. Il sait insister. L’insistance a donné et donnera encore des résultats merveilleux. D’une âme vide et sèche, un quêteur habile, en raclant bien, finit toujours par extraire une pièce de deux sous.

Je me suis permis de jeter un regard indiscret dans le carnet où mon ami Maxime inscrit ses dépenses du mois. La page intitulée « Œuvres humanitaires » portait ces mots :

Pour un nouveau sanatorium : 30 centimes. – Éducation des petits nègres : un sou. – Pour l’avancement des sciences : 15 c. – Peuples opprimés : 10 c. – Pour l’œuvre de l’apaisement social : 20 c. – L’Art pour le peuple : 10 c. – École pour adultes : 5 c. – Fraternité : deux sous. – Restauration des vieux murs historiques : Rien. – Ligue pour la réforme de l’orthographe : 5 c.

En lisant ça, j’eus d’abord envie de rire. Mais je me dis que si chacun consentait à faire, chaque mois, des sacrifices proportionnels à ceux de Maxime (dont les revenus sont très modestes), on récolterait un grand nombre de millions.

Nos éducateurs nous ont appris à admirer les beaux gestes des héros. Mais, je le répète, les héros sont très peu nombreux. Ne soyons pas trop romantiques. Tous les égoïstes ont, par moments, des velléités généreuses. Tâchons d’en tirer parti. En s’additionnant, les petits mouvements de toutes les petites âmes du pays composeront un magnifique élan national.

Dans les États bien organisés de l’avenir, l’altruisme sera sans doute rendu obligatoire par la Loi. Faudra-t-il s’en féliciter ? Je n’en sais rien. Je constate seulement que la Société compte de moins en moins sur la spontanéité des Individus.

LA JAMBE

L’être humain est devenu insensible au bonheur d’avoir deux jambes : il les possède depuis trop longtemps. Il y a d’ailleurs beaucoup d’imbéciles qui ne jouissent de leurs richesses qu’en pensant à la pauvreté des autres. Or, une paire de jambes est, certes, un trésor d’une écœurante banalité.

Mais c’est un trésor magnifique quand même. J’ai constaté mille fois – et chacun pourra refaire avec succès les mêmes expériences – que mes jambes ont le pouvoir de transformer le monde visible : elles déplacent les villes, les forêts et les montagnes. L’autre jour, par exemple, j’étais arrêté au milieu de la place de la Palud. Le spectacle des hautes maisons qui m’entouraient n’ayant rien d’attachant, je mis en branle le mécanisme de mes jambes et je me plongeai dans des méditations d’ordre social (car il me suffit de surveiller mon petit moteur très distraitement pour qu’aucun accident ne se produise). Une demi-heure plus tard, ayant regardé autour de moi, je constatai que j’étais dans un monde nouveau. La place de la Palud avait disparu. Je me trouvais au centre de la forêt de Sauvabelin[4], « où tremblent les lumières vertes ». Mes faibles jambes avaient opéré un miracle.

Les remarquables travaux d’Einstein sur la « relativité » ont prouvé que si nous nous rendons au pied de la montagne nous jouirons exactement du même spectacle que si la montagne venait gentiment se placer devant nous. L’autre jour, tout se passa donc comme si mes jambes avaient magiquement fait sortir du sol, autour de moi, les beaux arbres de Sauvabelin.

La jambe ! Jamais on n’en exagérera l’importance. Consultez l’Histoire. Parmi les pionniers de la civilisation, vous ne trouverez aucun cul-de-jatte. C’est un peuple aux jarrets solides, un peuple de joueurs de football, qui a colonisé la plus grande partie du globe.

Ici je dois m’interrompre pour protester contre moi-même. Je viens de faire un de ces rapprochements sensationnels que se permettent les demi-savants qui veulent qu’on croie à leur génie. Jouer au football est une chose ; conquérir la Nouvelle-Zélande en est une autre. Incontestablement, les Anglais ont adopté beaucoup d’îles de l’Océanie. Mais ils ne sont pas allés là-bas à pied. Ils y sont allés en bateau. Or, les petits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? Non ! Mille fois non ! J’ajoute que sur les grands paquebots qui vont en Australie, les joueurs de bridge sont bien plus nombreux que les joueurs de football. La Nature n’éprouve sûrement pas ce besoin d’épater les badauds qu’on retrouve chez tous les penseurs trop pressés. Et, par exemple, lorsqu’un sociologue vient nous dire que l’Italie, d’où partent les plus grands tunnels, est aussi le pays d’où partent les meilleurs macaronis (tunnels-miniatures), soyons assez prudents pour n’en rien conclure. La coïncidence est peut-être tout à fait fortuite.

Je reprends ma jambe. « Tous nos maux viennent de ce que nous ne marchons pas assez », disait un vieux paysan. Lui aussi, il simplifiait un peu trop la vérité. Et, pourtant, on fera bien de méditer cette parole. Souvent, dans les rues de la ville où la pente est particulièrement forte, j’ai observé les passants. La lassitude et la faiblesse des uns se révèlent encore mieux dans leur démarche peu sûre que dans l’expression de leur visage. À la descente, ils ont peur de tomber et ils évitent prudemment tous les chocs. Ce sont sûrement des pacifistes. D’autres, au jarret élastique, ont l’air de partir pour la conquête du monde. Et voici un gaillard dont la parfaite souplesse et l’agilité m’inquiètent : s’il n’a pas reçu une forte éducation morale, il doit avoir des audaces que s’interdiront toujours les êtres mal bâtis et incapables de se sauver.

Pour enseigner l’optimisme aux jeunes gens, habituons-les très tôt à jouer au tennis et au football. La stabilité de leur équilibre leur donnera un sentiment de sécurité et leur permettra de songer aux luttes de la vie avec confiance.

Montre-moi ta jambe, et je te dirai qui tu es. Quant aux gens très riches, ils comptent sur les jambes des autres.

UN PROBLÈME HISTORIQUE

Voici un problème historique qui m’a longtemps angoissé, mais que mes recherches méthodiques et persévérantes m’ont permis de résoudre :

Tous les Grecs modernes dont j’ai eu le plaisir de faire la connaissance appartiennent à la race des « poulos ». Exemples : Zéphiropoulos, Vénizélosopoulos, Constantinopoulos, Saintampoulos, Lèdepoulos, Crapoulos, Poulopos, etc. Comment se fait-il donc qu’aucun « poulos » ne figure parmi les Grecs anciens dont j’ai dû apprendre, sur les bancs du collège, les noms prestigieux : Platon, Vénus, Léonidas, Périclès, Jupiter, Sophocle, etc. ?

Est-ce que, par hasard, nos bons maîtres se seraient f… de nous ? Qui trompe-t-on ? Là est la question.

Qu’on ne vienne pas me dire que les Grecs modernes ne sont pas les descendants des glorieux ancêtres qu’ils ont jugé bon d’adopter. D’abord, ça pourrait les vexer. Et puis, cela ne dissiperait pas le mystère. Je ne sais pas si c’est le premier poulos qui a fait le premier œuf, ou si c’est du premier œuf qu’est sorti le premier poulos. Mais je connais les expériences récentes imaginées par un gynécologue anglais. Ces expériences prouvent irréfutablement qu’on est toujours le fils de quelqu’un. Eh bien, puisque les poulos d’aujourd’hui se comptent par millions, il devait déjà y avoir un certain nombre de poulos dans l’Antiquité. Ceux-là, aucun historien ne les mentionne. Qu’est-ce que cela signifie ?

Alléguerez-vous que poulos est un appendice national signifiant simplement « enfant de » ? Moutardopoulos serait alors l’enfant de Moutardo. Cette explication ne vaut rien, car le père Moutardo serait le poulos du grand-père, lequel… Mais je ne veux pas recommencer mon raisonnement de tout à l’heure.

Mesdames, Messieurs, veuillez vous asseoir : je vais vous dire la vérité. Vous avez sûrement entendu parler de la Renaissance. Vous savez que, vers la fin du Moyen Âge, des moines fouineurs découvrirent, dans des greniers, sous de vieux meubles hors d’usage, de très anciens manuscrits qui dormaient là, en paix, depuis quinze cents ans. Et, bientôt, une bonne nouvelle se répandit dans le monde : les meilleurs de ces manuscrits avaient été composés dans l’Antiquité par des Grecs qui avaient du style, de l’esprit et du civisme.

Plus tard, François Ier, quand il fut mis au courant de l’heureuse découverte, se demanda si ces ouvrages anciens ne pourraient pas servir à l’éducation des écoliers de son royaume. « Pendant qu’ils traduiront du grec, songea-t-il, ils ne tireront pas les sonnettes des bourgeois. » Mais le sage monarque voulut d’abord savoir si les vieux auteurs dont on disait tant de bien étaient assez « convenables » pour être présentés à des enfants. Il ordonna donc à son ministre de l’instruction publique de lui apporter tous les livres en question et de les lui lire à haute voix. Le jour dit, le ministre arriva avec son paquet. Mais bientôt le roi, qui avait commencé à feuilleter les volumes vénérables, se mit à se gondoler comme une baleine. « Tous ces gens-là, s’écria-t-il, ont des noms à coucher dehors. Écoutez-moi ça : Aristotopoulos, Euripidopoulos, Homéropoulos, Alcibiadopoulos, Platonopoulos, Labellhélènopoulos, Minervopoulos, Socratopoulos, Épaminondassopoulos… Jamais nos potaches ne pourront prendre ces gaillards au sérieux. Mon cher ministre, vous allez examiner tous ces noms baroques et vous leur couperez le “poulos” ; puis vous franciserez l’extrémité mise à nu. »

Les Français sont des gens de goût. Quand le travail fut terminé, François Ier constata avec satisfaction que les vocables barbares avaient pris une physionomie bien parisienne : Aristote, Euripide, Platon, La Belle Hélène, Socrate… Remarquons, à ce propos, qu’on est toujours obligé de polir les noms qui doivent passer à la postérité.

Tout finit par se savoir. Quand on sut, à Athènes et à Corinthe, que des Français s’étaient permis d’appeler familièrement « Acropaul » la colline sacrée d’Acropoulos, et qu’ils avaient même osé dépoulonner le Parthénon, ce fut la consternation. Mais la consternation des Grecs se transforma en épouvante lorsqu’ils apprirent que les hommes d’Occident étaient décidés à leur couper le « poulos ». Pour échapper à l’horrible mutilation, ils franchirent l’Eurotas et allèrent fonder, très loin, le royaume de Poulogne.

Ils ne revinrent chez nous que dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque, dans les rues de Paris, on se mit à crier : « Vive la Poulogne ! »

Ici s’arrête mon apoulogue. Mettez-vous cette histoire dans le cipoulot.

CE QUI SE PORTE

Mon neveu Maxime, qui passa ces dernières années au pied des Montagnes Rocheuses, a contracté, là-bas, un goût excessif pour le « naturel ». Nos coutumes l’étonnent énormément et il a beaucoup de peine à s’y conformer. Hier, en rentrant, il m’a dit le chagrin que venait de lui causer Mlle Georgette qui, me semble-t-il, occupe une grande place dans ses pensées.

« J’en suis sûr : elle m’a vu venir ; et, pour que je ne la salue pas, elle a brusquement traversé la chaussée. À l’ordinaire, elle est souriante. Est-ce que, peut-être, mon volumineux édredon l’offusquait ?

– Comment ! Tu portais un édredon ?

– Oui. Ma tante voulait prêter un de ses duvets à une pauvre femme qu’elle connaît et qui est malade. La bonne, membre du Syndicat des Domestiques Affranchis, refusait catégoriquement de transporter l’objet. Alors, sans rien dire, j’ai fait le commissionnaire.

– Tu es fou. Un jeune homme de la bonne société ne se promène pas avec un édredon sous le bras.

– Mais, mon oncle, je l’ai fait dans des circonstances très exceptionnelles.

– Sans doute. Mais il y a des choses qui se portent et d’autres qui ne se portent pas.

– En effet. Je reconnais que tout cela devrait être réglé. Au mois de février, un inconnu, très élégant, qui portait sur ses épaules une paire de skis, a failli me crever un œil. Quant à mon édredon, il ne pouvait faire de mal à personne.

– Mon cher neveu, il ne s’agit pas de cela. L’innocuité des édredons est incontestable. Un édredon ne ferait pas de mal à une mouche (à moins qu’on ne s’en serve comme d’une massue). Mais tu n’as pas la prétention, j’imagine, de changer la mentalité du public. Permets donc que je te donne quelques renseignements précieux.

Quand tu traverses la ville, tu peux, sans aucun inconvénient, tenir à la main un joli petit sac plein de marrons glacés. Mais quelle que soit ta vigueur, tu feras bien, si tu tiens au sourire de Mlle Georgette, de ne pas porter sur ton épaule un vilain sac gris contenant cinquante kilos de pommes de terre. Le bouquet de roses ou d’œillets se porte ; mais, en dépit de son manche commode, le chou-fleur doit être rangé parmi les choses qui ne se portent pas. Le port de la poêle à frire n’est pas interdit par le Règlement de Police ; et, pourtant, je te le déconseille.

– Mon oncle, n’insistez pas. J’ai compris. Un gentleman ne doit pas promener dans les rues un objet de première nécessité. En public, on doit montrer qu’on ne s’occupe que de choses inutiles.

– Oui, c’est plus distingué.

– Je ne proteste pas. Je ne suis pas un révolutionnaire. Il faut bien que la supériorité des gens du monde sur leurs domestiques se reconnaisse à quelque chose. Mais le public n’est-il donc pas assez intelligent pour imaginer un cas où, EXCEPTIONNELLEMENT, un homme de la bonne société se verrait dans la douloureuse obligation de traverser la ville avec un édredon sous le bras ?

– Non, mon enfant. On t’a dit que la race humaine est une race très intelligente. Le fait est qu’elle a produit des individus comme Archimède, comme Descartes, comme Newton. Pascal est aussi de ceux que ton édredon n’aurait pas offusqués. Mais ces types-là ne courent pas les rues. Le public ne comprend que les choses auxquelles il est habitué depuis longtemps. Si, parfois, il fait un bon accueil à certaines nouveautés, c’est par snobisme, c’est pour montrer qu’il a l’esprit ouvert. Il est capable de disserter sur la démocratie ou sur le féminisme ; mais l’exhibition d’un édredon sera toujours pour lui quelque chose d’inconcevable. Et cela est très heureux. S’il était composé d’individus trop compréhensifs, il n’y aurait pas d’opinion publique stable ; on ne pourrait compter sur rien et la vie serait impossible.

Conforme-toi, mon petit, aux usages ; ou bien retourne dans tes Montagnes Rocheuses. »

LE CHIEN

J’éprouve aujourd’hui le besoin de parler des chiens. (Il faut croire que le moment est venu.)

Le gros chien a pour nous une utilité incontestable. Il repêche les noyés ; il retrouve les objets perdus ; il remplace avantageusement les bonnes d’enfants ; il tourne les mayonnaises et il décourage les voleurs.

En sauvant un malheureux qui se noie, il n’est pas conscient de la noblesse de son rôle. Parce qu’on lui a dit impérativement : « Rapporte ! », il se croit obligé de revenir avec quelque chose dans la gueule. Il rapporte, avec le même enthousiasme, les casseroles, les vieux chapeaux, les poules, ou tout simplement, les cailloux que son maître a jetés dans le lac. Le noyé qu’il ramène n’est d’ailleurs pas toujours celui qu’il est allé chercher.

S’il y a des chiens de rapport, il existe aussi de très petits chiens de luxe qui ne rapportent rien du tout. Le gros chien est le serviteur de l’homme ; mais la femme élégante est la servante du petit chien. L’autre jour, la gracieuse Madame F. dut attendre deux minutes, devant le Théâtre, parce que son petit Socrate, qu’elle tenait en laisse, faisait, sans se presser, ce qu’il avait à faire. Elle attendait, avec la patience d’une mère. De l’autre côté du chien, un vieux monsieur contemplatif attendait aussi.

Plus loin, devant la Poste, je constatai que la femme du monde qui promène un petit chien bien peigné au bout d’une longue cordelette de soie s’expose à des vengeances encore plus terribles. En tournant trois fois autour de sa volumineuse maîtresse, le cabot facétieux l’avait solidement ficelée ; et il l’entraînait déjà dans un mouvement de giration accéléré, lorsqu’un passant courageux – (que cela ne regardait pas) – intervint pour procéder au déficelage.

Il y a donc des cas où les petits chiens font preuve d’une très réelle intelligence. À ce propos, j’ai remarqué qu’un bon chien de chasse comprend tout ce que lui dit son maître et que le maître ne comprend pas tout ce que lui dit son chien. Mais cette différence n’a rien de désobligeant pour nous. Si le chien comprend tout ce qu’on lui dit, c’est qu’on lui dit toujours les mêmes choses. Essayez de lui parler de Guillaume Tell, et vous verrez. Quant à l’homme, il a le droit de ne pas comprendre, puisqu’il est le maître.

L’état d’esclavage dans lequel le chien vit depuis des milliers d’années lui a fait beaucoup de bien. Il accepte les coups de pied avec une humilité exemplaire. Et, s’il est fouetté, il montre toujours, en dépit de son innocence, les signes les plus évidents du repentir.

Depuis que l’entrée des cimetières lui est interdite, le chien a complètement renoncé à aller mourir de chagrin sur la tombe de son maître. Je suis d’ailleurs porté à croire que ces suicides émouvants ont toujours été très rares, car je ne vois jamais de chiens trotter derrière les corbillards.

Le chien sent mauvais ; mais il n’est pas le seul.

Très sociable, le chien ne peut pas rencontrer, dans la rue, un de ses semblables sans aller lui dire deux mots. À cet égard, il diffère profondément du cheval. (Je parle du cheval attelé, le seul que je connaisse.)

C’est le chien qui a enseigné le « cynisme » aux hommes, lesquels, après cela, ont vainement essayé de lui enseigner l’hypocrisie.

Le chien est parfois un animal dangereux. J’ai vu, il y a vingt ans, dans une ménagerie, un très vieux lion, complètement « flapi », qui était devenu tellement mince, tellement plat, qu’il avait l’air de vouloir se transformer lui-même en descente de lit, pour faciliter la tâche du pelletier. Un affreux petit roquet aboyeur lui tenait compagnie. Moyennant un supplément de deux francs, chaque visiteur avait le droit d’entrer dans la cage auguste et de donner – occasion unique – une tape amicale au Roi des Animaux. Mais pour prévenir les accidents, « la Direction » avait accroché contre la paroi, dans la Cage du Lion, un écriteau portant ces mots : Prendre garde au chien.

Un dernier mot : Si tu as des chiens, ne les attache pas avec des saucisses (proverbe turc).

CONFIANCE

Les misanthropes sont des gens très inconséquents. Ils portent sur l’être humain un jugement sévère ; et, du matin au soir, ils se conduisent comme s’ils avaient mis en lui toute leur confiance. Cette confiance est d’ailleurs justifiée par les événements.

Que ferions-nous si nous n’avions pas confiance en notre prochain ? Nous vivrions perpétuellement dans une inquiétude douloureuse. Prendre le train, c’est implicitement compter sur les qualités professionnelles et sur la valeur morale d’un mécanicien. Quand je songe aux plaisanteries effroyables que pourraient se permettre ces deux hommes qui sont sur la locomotive, je frissonne. Certes, ils ont un intérêt personnel à suivre le droit chemin ; mais la question n’est pas là. Au point de vue social, les actes importent davantage que les mobiles qui font agir.

Au restaurant, les consommateurs pressés qui avalent distraitement et, parfois même, gloutonnement leur rizotto à la milanaise ou leur « goulasch » impénétrable ne se disent pas que ces mets ont peut-être été préparés par des inconnus au faciès sinistre : ils ont confiance. Et moi-même, quand je me mets à table, j’oublie tous les torts que j’ai pu avoir envers ma cuisinière. Car, je l’avoue en rougissant, je ne lui ai pas toujours parlé sur ce ton infiniment respectueux que j’adopte pour m’adresser à une impératrice en exil. Si la nature humaine était aussi mauvaise qu’on le dit, les cuisinières auraient souvent des vengeances terribles.

Des citadins innombrables se livrent sans défense à un barbier armé d’un rasoir bien aiguisé. Ils ont raison ; car il est rare que, dans les salons de coiffure, un bout d’oreille tombe sur le plancher, devant le chien qui l’attendait.

Mon facteur m’inspire une confiance absolue : je ne le soupçonnerai jamais de lire, le soir, en famille, les lettres qui me sont adressées.

L’autre jour, après avoir bu un bock, j’ai donné au garçon un billet de cinquante francs. Eh bien (j’en étais sûr), il n’est pas parti pour l’Amérique : il m’a rapporté la monnaie.

Tout mariage n’est-il pas le témoignage d’une confiance magnifique ? Et que deviendrait le métier de journaliste si les lecteurs n’étaient plus des êtres crédules et confiants ?

Le chirurgien moderne sait bien qu’il peut entrer en nous comme chez lui. En s’en allant, il emporte presque toujours un souvenir. (Il a un faible pour les appendices vermiformes.) Mais il nous laisse l’essentiel. Enfin, hier, dans la rue déserte, j’ai vu s’avancer sur le trottoir un solide gaillard armé d’une grosse canne. Moi, je n’avais que mon parapluie. Et pourtant j’étais tranquille, car les hommes ne sont pas méchants.

L’humanité est arrivée à l’âge de confiance. Pendant la guerre, nous comptions tous avec raison sur les champions du Droit et de la Justice. La France n’est-elle pas un véritable moule-à-Joffres ?

La confiance règne. Tout électeur est un citoyen confiant. Seuls, les banquiers, qui sont des êtres incomplètement évolués, prennent encore des précautions ridicules lorsqu’un bon garçon, au visage ouvert, vient leur emprunter dix mille francs. Comme les hommes velus des temps préhistoriques dans la forêt pleine de mystères, ils se méfient.

RIEN N’ARRIVE

Après avoir pris mon café, je m’approchai de la fenêtre et je regardai dehors. Bien souvent, dans mes minutes de désœuvrement, j’avais ainsi contemplé la rue sans rien y voir de remarquable. Mais, cette fois, au bout de quelques secondes, le spectacle que j’avais sous les yeux me fascina. Je sentais confusément l’importance capitale de ce que je voyais. L’erreur fondamentale de toute ma vie m’apparaissait. J’étais ému comme si la Vérité allait enfin illuminer mon esprit : LA RUE, PRESQUE DÉSERTE, ÉTAIT TRANQUILLE ; IL NE SE PASSAIT RIEN D’EXTRAORDINAIRE.

Arrêtées au milieu de la chaussée, deux fillettes causaient gravement. Un chien, pas pressé, suivait le bord du trottoir. Sur le seuil de sa boutique, le marchand de tabac fumait sa pipe. Dans le fond, le char d’un paysan avançait lentement. Je vis encore une grosse femme qui mit au moins une minute pour passer d’un trottoir à l’autre. Quant aux maisons, elles étaient d’une immobilité effrayante.

On me dira sans doute : « Eh bien, que voyez-vous là d’extraordinaire ? » J’ai déjà répondu : « Rien ; absolument rien. » Mais j’étais prodigieusement intéressé parce que, pour la première fois, je contemplais avec attention LE COURS DE L’HISTOIRE. Le cours de l’Histoire est d’une lenteur désespérante.

Jadis, quand je parcourais la table des matières de mon livre d’école, l’Histoire m’apparaissait comme une succession ininterrompue d’événements retentissants. Et, plus tard, des prophètes m’ont dit : « Jeune homme, vous verrez de grandes choses. » Longtemps, avec confiance, j’ai attendu les Changements annoncés. En réalité, rien n’arrive. Il arrive si rarement quelque chose que ce n’est pas la peine d’en parler.

On a inventé l’imprimerie. On a découvert l’Amérique. Mais, presque tous les hommes sont restés indifférents à la nouvelle de ces événements formidables. Pour eux, cela ne changeait rien au train-train ordinaire de la vie. Il faut des siècles pour que l’humanité comprenne l’importance des grands changements qui se font dans le monde.

L’horrible guerre de 1914 n’a pas renouvelé l’âme humaine ; et elle n’a pas modifié sensiblement nos habitudes. Dans les régions dévastées par les obus, il y a maintenant des ruines immobiles que viennent visiter des touristes, toujours les mêmes.

Le monde a changé. Les passants n’ont pas toujours eu les costumes qu’ils portent aujourd’hui ; et, dans les villes, l’aspect des rues diffère sensiblement de ce qu’il était autrefois. Mais, à toutes les époques du Passé, l’impatient qui regardait par la fenêtre revoyait ce qu’il avait vu la veille.

Les sociétés humaines évoluent continuellement. Mais quand verrons-nous la Société nouvelle ? Demain ? La semaine prochaine ? Dans un an ? Si nous n’avions pas les livres, où nous trouvons le raccourci de l’Histoire, nous ne soupçonnerions pas l’importance des Événements qui ont changé la vie des hommes. Pour voir le monde se transformer, il faudrait rester deux mille ans à sa fenêtre.

Ne comptons pas sur le renouvellement du spectacle et tâchons d’être sensibles à la beauté de ce que nous voyons tous les jours. Ou bien, sachons aimer ce que nous ne verrons jamais.

LE TOURNIS UNIVERSEL

Dimanche, en me promenant, j’ai entendu une dame dire à sa compagne : « Tous ses enfants ont bien tourné. » Ces mots venaient de mettre mon esprit en branle lorsqu’un passant déclara catégoriquement : « Il ne nous est pas possible de tourner avec quatre cents francs. » Il s’adressait à une femme qui devait être son épouse. J’eus alors, dans la tête, une sensation étrange ; et, tout de suite, ma pensée se mit à tourner autour de ce vocable que l’on avait prononcé deux fois.

Il y a donc, pour les hommes, deux manières de tourner : les uns tournent bien et les autres tournent mal. Mais, que ce soit dans un sens ou dans un autre, nous tournons tous. Car le « droit chemin » est une pure fiction : il ne peut pas y avoir un chemin droit sur un globe sphérique.

Je me hâte d’ajouter que, sur la route de la vie, il y a plus d’un tournant dangereux. On ne saurait trop y mettre de poteaux indicateurs. J’ai connu un monsieur qui, depuis trente-cinq ans, tournait très bien et qui, en voulant cueillir une fleur au parfum capiteux, se mit à tourner dans l’autre sens.

On chercherait vainement dans l’univers une chose qui ne tourne pas. Tous les astres tournent. Lorsqu’un astre s’est mis à tourner sur lui-même, la terrible loi de l’inertie l’oblige à continuer éternellement. Seule, une intervention étrangère pourrait rendre le repos à ce malheureux. Je sais qu’un certain moraliste lausannois jugera avec sévérité mes considérations sur le tournis universel. Cela m’est égal. Sa dignité ne lui permet pas de monter sur les chevaux de bois et de tourner à la manière des enfants. Mais, sans s’en apercevoir, il tourne sans cesse autour de l’axe terrestre avec une vitesse de douze cents kilomètres à l’heure, environ ; ce qui, pour un monsieur solennel, est une occupation ridicule.

Un de mes anciens camarades qui, très jeune, savait déjà que tous les hommes sont condamnés à tourner, en avait pris son parti ; et, courageusement, il s’était fait tourneur. Vingt ans de suite, chaque jour, il a tourné des bâtons de chaises, des pots de terre et des pièces de cent sous. Puis, un soir, il a tourné de l’œil (si j’ose emprunter cette expression forte au langage populaire).

Tout tourne. Quand je confectionne une mayonnaise, elle tourne immanquablement. Il y a de mauvais citoyens qui tournent la loi ; et nous essayons tous de tourner les difficultés que nous rencontrons. Tous les six mois, je fais retourner mon veston ; car, depuis que la vie est chère, mon ancien tailleur a oublié que je suis son compatriote. Je regrette, d’ailleurs, de ne pas pouvoir faire retourner mes souliers, car le patriotisme des cordonniers vaut celui des tailleurs.

Lorsque nous avons une explication pénible avec un créancier et que nous ne parvenons pas à tourner nos phrases, que faisons-nous ? Nous nous mettons à tourner autour du pot. Car, qu’il le veuille ou non, l’homme obéit toujours au commandement : « Tu tourneras ! »

Observez ceux qui discutent les grands problèmes de la morale et de la politique : au bout d’un moment, ils se mettent tous à tourner dans un cercle vicieux.

Les Grecs l’ont dit : le cercle est la courbe parfaite. Vous avez sûrement remarqué la régularité avec laquelle tournent les roues circulaires de nos véhicules. C’est admirable ! J’ajoute, en passant, que des machines ingénieuses permettent à celui qui tourne une manivelle d’obtenir tous les mouvements qu’il voudra.

Mais une chose qui tourne ne doit pas s’arrêter trop tôt. Ainsi, mon voisin est mort parce que, comme disait sa concierge, « ça n’a pas donné le tour ». C’était un brave homme qui, toute sa vie, avait dépensé une énergie bienfaisante. Connaissant la loi du Retour éternel, il attendait avec confiance l’heure de la Grande Ristourne.

Une balançoire est une chose qui tourne autour d’un axe horizontal. La mienne a sans doute assez tourné ; car je ne voudrais pas que notre conversation tournât à l’aigre. En terminant, je veux vous poser une simple question que je ne suis pas parvenu à résoudre :

« La Terre tourne-t-elle dans le même sens que les aiguilles de la montre, ou bien dans le sens contraire ? »

Ne répondez pas avant d’avoir tourné sept fois votre langue dans votre poche.

LE CINÉMA ET L’ABSTRACTION

Le gramophone a réalisé, en petit, l’immortalité de l’âme. Le cinéma, non moins merveilleux, protégera bien longtemps contre l’oubli l’image vivante de tous nos gestes. Il y a dans ces inventions modernes une beauté inouïe. Mais ce n’est pas une raison pour dédaigner tout le reste.

J’ai sous les yeux une brochure éditée par une société qui s’est constituée pour la diffusion du « film éducateur ». Cet opuscule commence par cette phrase :

« La lutte contre l’abstraction en matière d’instruction se poursuit depuis Montaigne. »

Montaigne était un homme d’esprit ; il savait que l’abstraction est une chose fondamentale et infiniment précieuse. Si l’auteur de la brochure veut dire que, grâce au cinéma, on pourrait donner aux écoliers un enseignement beaucoup moins ennuyeux et beaucoup plus efficace, je suis de son avis. Mais, puisqu’on veut faire l’éducation du public, toujours prêt à se payer de mots, qu’on ne lui fasse pas croire que l’abstraction, c’est l’ennemi.

Considérez ce malheureux chat. De vilains garnements lui ont attaché une casserole à la queue. Si son esprit est incapable d’abstraction, la semaine prochaine, il s’approchera sans défiance d’autres gamins qui auront préparé une casserole un peu plus grande que la première. Car ce ne sera pas la même chose ; les circonstances ne seront plus les mêmes. Dans quinze jours, les mêmes chenapans, habillés autrement, pourront refaire leur expérience criminelle, en employant, cette fois, une casserole en aluminium. Le chat sera sans soupçons, car il verra de l’aluminium pour la première fois. Et, parce que cette gracieuse bête ne sait pas faire abstraction, dans ses souvenirs, de certains phénomènes secondaires pour ne retenir que l’essentiel, elle sera attachée hebdomadairement, pour un temps plus ou moins long, à une casserole encombrante et sonore. Quelle existence ! Mais soyons rassurés. Chat échaudé craint l’eau froide. L’abstraction qui se fait dans son esprit le protège.

J’ai eu l’honneur, autrefois, d’enseigner l’arithmétique dans une école de jeunes filles. Un jour, à une élève de treize ans, dont l’ignorance était profonde, je disais lentement, avec la voix de l’âme :

« Sachez, Mademoiselle, qu’une demi-pomme et un quart de pomme, cela fait trois quarts de pomme ; un demi-mètre et un quart de mètre, cela fait trois quarts de mètre ; un demi-litre et un quart de litre, cela fait trois quarts de litre. Dans tous les cas, c’est la même chose. » Alors, ne voulant fixer dans sa mémoire qu’une règle tout à fait sûre, l’enfant leva vers moi ses yeux confiants et me demanda : « Toujours, Monsieur ? » Ce fut une des grandes joies de ma vie de professeur. Qu’est-ce que cette malheureuse est devenue dans ce monde plein d’embûches et de casseroles ! C’est peut-être elle qui rédige, aujourd’hui, des brochures contre l’abstraction.

N’en déplaise aux fanatiques du cinéma, je crie : « Vive l’abstraction ! » Hier, j’ai laissé tomber sur le carrelage de ma cuisine la bouteille de vin blanc que je tenais à la main. Elle s’est brisée instantanément. Puis, j’ai pris dans l’armoire une bouteille de vin rouge. Il y avait entre ce vin rouge et ce vin blanc des différences essentielles. C’est égal : il y a des cas où il faut savoir faire abstraction du goût et de la couleur. J’ai tenu la seconde bouteille plus solidement que la première. Et j’ai eu raison. Qu’on se le dise : l’abstraction a permis à l’humanité de réaliser des économies formidables.

Le cinéma veut nous instruire en ne nous montrant que des choses concrètes. Mais, en dépit de ses excellentes intentions, le spectateur, en s’en allant, n’emportera dans son esprit que quelques idées abstraites. C’est navrant, mais c’est comme ça.

Parlons-en, de ce pauvre spectateur. C’est peut-être un excellent père de famille. C’est peut-être un patriote qui a donné à sa ville natale une pompe à feu. C’est peut-être un saint. Eh bien, le directeur du cinéma (l’auteur de la brochure ?) fait abstraction de toutes les vertus de cet homme admirable pour ne voir en lui qu’un spectateur, une chose payante. C’est vous, Monsieur, qui faites de nous de misérables abstractions.

Le contribuable est une abstraction ; le client est une abstraction ; le spectateur est une abstraction. Mais il y a des abstractions qui paient et d’autres qui ne paient pas. Par ces temps de vie chère, cette distinction est beaucoup plus fondamentale que celle que l’on fait entre l’enseignement concret et l’enseignement abstrait.

LA PERVERSITÉ DES CHOSES

Avant-hier, chez Madame R…, une petite pomme de terre frite, à peu près sphérique, bondit hors de mon assiette et alla rouler sous le dressoir. Son escapade m’étonna, car ma fourchette l’avait attaquée avec prudence. Bien qu’il n’y eût parmi les convives aucun moqueur, je ne fus pas tout à fait insensible à cette insignifiante mésaventure, car c’était la troisième de la journée. Il y a des jours où les choses trompent malignement la confiance qu’on avait mise en elles. À midi, comme je descendais, méditatif et distrait, l’escalier de la Poste, la dernière marche se déroba sous moi et mon pied se posa sur le trottoir plus lourdement que je ne l’aurais voulu. Je chancelai d’une manière grotesque. Cette faculté que possède la dernière marche d’un escalier de s’évanouir au moment où l’on va mettre le pied dessus n’a jamais été très bien expliquée par les scalariologues. Le phénomène est d’ailleurs difficile à étudier, car la marche ne se permet jamais cette mauvaise plaisanterie quand l’opérateur la regarde attentivement.

Dans l’après-midi, mon marchand de cigares m’avait rendu, sans cordialité, la pièce de quarante sous que je venais de mettre sur le comptoir. Je dus le reconnaître : cette pièce avait subitement perdu ce timbre argentin, si rassurant, qui caractérise toutes ses pareilles. Ce jour-là, les choses me montraient une hostilité incontestable.

J’y songeai longuement avant de m’endormir. Des souvenirs me revinrent. Quand j’avais trois ans, ma mère devait me protéger contre l’angle d’un bureau, d’une dureté révoltante, qui m’attaquait si j’étais assez imprudent pour passer dans son voisinage immédiat. Il me frappait de préférence à la tête. Maintenant, ayant acquis de l’expérience, je ne crains les meubles que dans l’obscurité.

Ne nous moquons jamais de l’enfant qui rend coup sur coup aux objets inanimés qui le blessent. Ces objets sont-ils vraiment « inanimés » ? Nous savons tous que la tuile est sans cesse animée de mauvais sentiments. Mais elle est sournoise avec tant d’habileté que nous ne connaissons ni le lieu, ni le moment où elle tombera sur notre sinciput.

Ce ne sont pas les choses les plus grosses qu’il faut craindre le plus. Le rouleau compresseur et le tramway brutal, toujours accompagnés d’un cornac vigilant, sont presque inoffensifs. Mais une simple pelure d’orange qui vient subrepticement se placer sous la semelle d’un ministre suffit pour renverser le gouvernement le plus fort.

Les petites échardes de bois ont fait plus de mal aux hommes que les baobabs immenses. Les petites choses : voilà l’ennemi. Observez ce voyageur qui se croit en sécurité dans son wagon de première classe. Voici qu’il passe la tête par la portière pour voir si la locomotive fume beaucoup. Immédiatement, un microscopique grain de charbon en profite pour s’insinuer sous sa paupière. Et, maintenant, le malheureux va se frotter l’œil pendant des heures, en ayant soin de pousser l’invisible poussière du côté du nez.

Remarquons-le en passant : si le corps étranger qui s’est introduit dans notre œil est une paille ou, chose incroyable, une poutre, nous ne nous apercevons même pas de sa présence. Cette insensibilité, vainement niée par les oculistes, a été constatée par les philosophes de tous les temps.

La perversité des « choses » est un fait bien établi. Une chaise attend toujours, pour se casser, le moment où l’on est assis dessus. Et lorsqu’une affaire qui devait réussir échoue misérablement, on peut être sûr d’y trouver « un cheveu » qui aurait beaucoup mieux fait de rester sur le crâne où la Nature l’avait planté.

DEMI-AVIATION

Lorsque j’entends, dans le ciel, le ronflement d’un aéroplane, je lève la tête pour admirer, une fois de plus, l’appareil merveilleux. Mais, parfois, à mon admiration pour l’audacieux moto-Icare des temps modernes, se mêle un sentiment mélancolique. Car je suis un retardataire ; je suis encore le Piéton des vieux âges. Perdu dans la foule immense des déshérités, je traîne sur la terre le boulet de la pesanteur, pendant que les Affranchis, à mille mètres au-dessus de moi, traversent les airs avec la rapidité des hirondelles.

L’humanité ne sait pas où elle va ; mais, depuis un siècle, elle manifeste clairement l’intention d’y aller le plus vite possible. Elle invente des moyens de locomotion de plus en plus rapides et elle les perfectionne sans cesse. Eh bien, je veux être de mon temps. Dans la mesure de mes forces, je vais essayer d’accélérer la marche des hommes. Mes expériences récentes sur « le piéton à benzine » n’ont pas donné, jusqu’à présent, un résultat tout à fait satisfaisant. Il y a encore, dans l’allure de mon piéton quelque chose de saccadé qui m’inquiète. Et puis, il sent mauvais. Mais, chemin faisant, il m’est venu une idée adventice.

Un ballon sphérique, en baudruche, haut de trois mètres et un tiers, possède, lorsqu’il est plein d’hydrogène, une force ascensionnelle de vingt kilos, environ. J’ai confectionné deux de ces ballons et je les ai attachés aux deux extrémités d’une ficelle solide. Puis, je me suis passé cette ficelle sous les bras. Immédiatement, j’ai constaté que ma démarche devenait sautillante et légère : j’avais, tout simplement, perdu la moitié de mon poids.

Dans la rue les passants m’ont regardé avec étonnement. Mais cela provenait simplement du fait qu’ils étaient eux-mêmes privés de ballons. Indifférent aux sourires des envieux, je me sentais capable de faire des sauts magnifiques. Je comprenais qu’en augmentant un peu le diamètre de mes sphères, je réussirais à marcher sur les eaux et, aussi, à bondir par dessus les cathédrales. En somme, s’ils adoptent mon idée (laquelle est sans doute très ancienne), les hommes apprendront en quelques minutes à voleter. Pour l’aviateur orgueilleux, nous ne serons peut-être que de la voletaille humaine. Mais le mépris de ces messieurs ne nous empêchera pas de goûter des jouissances profondes. Car nous aurons vaincu la pesanteur. N’est-ce pas là l’affranchissement essentiel ?

Que l’on me comprenne bien. Mes ballons permettront aux personnes fatiguées de supporter le poids des ans. Et, comme elles seront facilitées, les premières promenades du convalescent ! Il y a aussi, bien entendu, de petits numéros, rouges, bleus ou verts, pour les bébés qui, au jardin anglais, feront leurs premiers pas. Et quelle vitesse n’atteindra-t-on pas dans les courses de chevaux « avec ballons » !

Il faudra que chacun connaisse exactement son numéro. « Combien ballonnez-vous, Madame ? » dira le marchand empressé à sa cliente. Car une erreur pourrait avoir des conséquences graves. Une seule sphère haute de six mètres suffirait pour rendre « impondérable » le gros Victor qui, actuellement, pèse cent kilos. Et la gracieuse Isabelle monterait vers le ciel bleu le jour où elle s’attacherait étourdiment aux ballons de son pesant mari. Il est vrai qu’elle ne nous quitterait pas pour toujours, car, ici-bas, tous les ballons finissent par se dégonfler.

Mais toutes les inventions humaines (quand elles ont du succès) compliquent la vie sociale. Dans les rues trop étroites, il y aura des « embarras de ballons » comme il y a des embarras de voitures. Il sera donc nécessaire d’ajouter des articles au Règlement de Police. Et la liste des délits prévus par le Code s’allongera aussi ; car il est bien évident que les dégonfleurs de ballons devront être punis. Enfin il faudra que les Sauveteurs Municipaux, munis de lazzos [sic], se promènent dans la ville et dans la campagne pour ramener sur la terre les imprudents qui se seront trop élevés.

Mon ballon n’est donc qu’un ballon d’essai. Mais nous pouvons déjà prévoir qu’on s’enrichira rapidement en vendant de l’hydrogène. Il paraît qu’il y en a énormément dans l’eau douce, comme dans l’eau de mer.

POUR LES ANIMAUX

Je ne suis pas végétarien. Lorsque je savoure une de ces prodigieuses « entrecôtes » que, seule, Mademoiselle Marthe sait préparer, il m’est impossible de croire qu’en se nourrissant de viande les hommes commettent une erreur. Jamais je ne me sens plus d’accord avec les lois de la vie que dans ces moments-là.

Remarquons, d’autre part, que les Américains, qui construisent fiévreusement un nombre formidable de dreadnoughts[5], favorisent, en même temps, la propagande végétarienne dans notre malheureuse Europe. Il y a là une coïncidence qui devrait faire réfléchir les patriotes.

Mangeons donc nos frères inférieurs, les animaux ; mais ayons pour eux des égards. C’est précisément le sans-gêne avec lequel nous les traitons qui, aujourd’hui, me fait protester.

Je proteste contre le moyen brutal qu’on emploie pour obliger l’huître silencieuse à desserrer les dents. Je juge sévèrement aussi ces charcutiers qui ne peuvent pas exposer derrière leur vitrine une tête de cochon sans lui placer entre les mâchoires, un absurde citron. Cette manière de ridiculiser le vaincu a quelque chose de répugnant. Mais pourquoi citer le cas spécial des charcutiers ? Promenez-vous dans un musée zoologique et vous verrez comment l’homme respecte les morts : il les empaille.

La Nature, qui savait très bien que la baleine est un mammifère, et non pas un poisson, lui avait donné tout ce qu’il faut pour la confection d’un corset. Or, qui est-ce qui le porte, ce corset ? C’est la femme.

Voici un chien qui est hirsute par devant et dont l’arrière-train est complètement rasé. Cette triste facétie est encore une manifestation du génie humain. Cela me fait songer au mouton et à sa riche toison. Il serait tout naturel de lui faire « la raie au milieu ». Eh bien, ceux qui lui coupent les cheveux se servent invariablement de la tondeuse d’un millimètre. Quand, après cela, la bête va se mirer dans l’eau du ruisseau, elle ne se reconnaît plus.

Continuons. Adopter la vache comme nourrice, c’est déjà raide ; mais imposer à cette mère l’allaitement à perpétuité, c’est ignoble. Bien que le tigre ne soit pas comestible, on le capture et on le promène dans une cage à travers le monde. Pourquoi ? Pour que les pleutres puissent le narguer sans danger. Quant au lion, on l’appelle ironiquement : le roi des animaux, puis on le transforme en descente de lit.

L’homme éprouve un plaisir tout particulier à priver les animaux de leur naturel. Qu’a-t-il fait de « sa plus noble conquête » ? Il lui a attaché un fiacre au derrière. Aujourd’hui, pris de remords, nous voulons que les chevaux jouissent des bienfaits de l’instruction et nous leur enseignons les mathématiques !

Grâce à nos claques et à nos promesses, nos perroquets chantent une Marseillaise à laquelle ils ne comprennent rien du tout. Nous les habituons ainsi au psittacisme, et, après cela, nous osons qualifier de « perroquets » les imbéciles qui récitent stupidement les formules des autres !

Parlons du cobaye, le plus malheureux de tous. Le physiologiste en a fait une sorte de champ clos dans lequel il lance des bataillons de microbes belliqueux. Il dirige le combat ; et, quand tout est consommé, il envoie un communiqué à l’Académie des Sciences.

Un dernier mot. Il y a deux ans, mon oncle, le maniaque, s’est procuré une jeune poule qui, dit-il, a de la race et à laquelle il a donné le nom de Marianne. Parce que ses œufs sont d’une qualité exceptionnelle, Marianne est l’objet d’une surveillance incessante. Au moment où elle va pondre, il y a toujours, derrière elle, quelqu’un qui attend. Et lorsque, avec un gloussement joyeux, elle se retourne, l’œuf est déjà disparu. Ce mystère finira par troubler sa raison. Si ça continue, Marianne, excellente pondeuse, mourra sans avoir jamais vu un œuf de poule.

On m’a compris. Mangeons les bêtes, mais ne nous payons pas leur tête.

AU SECOURS DE LA LIGNE DROITE

Est-ce la vieillesse qui vient ? Ou est-ce simplement de la paresse intellectuelle ? Je ne sais ; mais je commence à trouver que les novateurs vont décidément trop loin. Un physicien de génie, qui s’appelle Einstein, et dont les journaux s’occupent beaucoup depuis quelques années, est en train de renouveler les théories de l’électrodynamique. Comme ces théories me sont totalement inconnues, je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on les renouvelle. Ce qui, par contre, me fait protester avec violence, c’est que M. Einstein s’attaque, par-dessus le marché, à mes convictions les plus profondes. Il veut m’enlever une notion que je ne pourrais pas perdre sans sombrer dans le scepticisme le plus affreux et, peut-être, dans la folie. Il prétend que je me faisais une idée fausse de la ligne droite !

Mesdames, Messieurs, la ligne droite qu’on veut arracher de mon esprit, c’est la vôtre. C’est la ligne droite dont nos pères et nos grands-pères (qui n’étaient pas des imbéciles) se sont toujours contentés. C’est la ligne droite qui, depuis les premiers jours de l’histoire humaine, a suffi aux plus grands génies comme aux plus humbles ramasseurs de hannetons.

Je dis à toutes les personnes de bonne foi : « Essayez de vous représenter la ligne droite autrement que l’année passée. Cet effort absurde finira par torturer dangereusement votre esprit. Vous le sentirez bientôt : c’est la santé même de notre intelligence qui est menacée par les idées audacieuses du Newton moderne. »

Alfred de Musset, qui fut un homme austère, nous a dit sévèrement : « On ne badine pas avec l’amour ! » Nous ajouterons, avec la même sévérité : « Et l’on ne badine pas avec la ligne droite ! »

Pour soutenir leur thèse, les partisans d’Einstein invoquent une découverte récente qui, à mon humble avis, ne prouve rien du tout. Il paraît que la lumière émanant d’un astre quelconque (par exemple, de la planète Mercure) ne peut pas passer dans le voisinage du soleil sans subir une déviation. Mais est-ce une raison pour que la « ligne droite » se mette à minauder et à se tortiller lorsqu’elle passe devant l’Astre-Roi ? Un rayon lumineux est une chose et la ligne droite en est une autre.

La ligne droite, telle que nous la concevons avec netteté (nous qui constituons la partie saine de la population), a toujours eu une tenue irréprochable. Elle est d’une constance à toute épreuve. On rencontre parfois des droites brisées. Mais en brisant la ligne droite, on ne la fait pas abdiquer. Ses plus petits morceaux gardent éternellement ses vertus originelles. N’est-ce pas là le signe de l’absolue pureté ?

La ligne droite part du fond de notre âme. Elle est le chemin que voudrait suivre notre impatience quand nous nous élançons vers l’objet désiré. Chez les êtres nobles, la ligne droite est une idée innée. Si M. Einstein réussissait à nous prouver que la ligne droite elle-même s’écarte parfois du droit chemin, nous ne pourrions plus avoir confiance en personne.

J’ajoute que les révolutionnaires de la physique moderne constituent un danger pour l’industrie nationale. En répandant leurs idées subversives, ils ne songent pas à ces milliers de professeurs de mathématiques qui, devant leurs élèves avides de certitude, célèbrent chaque jour les vertus de la droite euclidienne, de la bonne vieille droite traditionnelle, dont la devise est : « Ne fléchissons pas ! » En enlevant la foi à ces pédagogues consciencieux, ne leur enlèverait-on pas, du même coup, leur gagne-pain ?

Ignorants, mes frères, ne forçons point notre talent. N’allons pas, pour le vain plaisir d’être à la mode, adopter cette droite nouvelle, légèrement courbe, dont les savants auront besoin, désormais, pour « expliquer l’univers ». Restons fidèles à la ligne droite des honnêtes gens, qui, lorsque nous partons, nous montre toujours la route à suivre.

Tout cela est triste. Si les hommes ne peuvent pas s’entendre sur le « droit » et le « courbe », se mettront-ils jamais d’accord sur ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ?

RÉHABILITATION DE LA FEMME

Durant ces derniers mois, l’éternel Féminin nous a montré ses jambes. Maintes fois, en nous promenant, nous avons pu poser notre regard discret sur des jambes impeccablement dessinées qui avaient donné leur forme à des bas de soie d’une nuance exquise. Il nous arriva aussi, çà et là, de déplorer le diamètre excessif de deux colonnes supportant un édifice dont le poids ne devait pas dépasser soixante-cinq kilos. À ce propos, je souhaite que les femmes deviennent capables de résister à la tyrannie de la mode nouvelle. Le système des modes multiples et simultanées permettrait à chaque fille d’Ève de choisir la toilette qui convient le mieux à son type (si j’ose m’exprimer ainsi). Certaines élégantes de ce dernier hiver ne devaient-elles pas avoir beaucoup de courage ou beaucoup d’inconscience pour porter la jupe courte ? Mais ce n’est pas de cela que je veux parler.

On s’expose à de grands dangers lorsqu’on voyage en chemin de fer. Dimanche, le Vieux Raseur est venu s’asseoir dans mon wagon, en face de moi ; et je fus trop poli pour lui dire que ses idées ne m’intéressaient pas. Il se mit donc à me parler de l’incurable futilité de la femme, car il venait d’entendre, sur le quai de la gare, deux voyageuses qui causaient de leurs chapeaux. « Voilà à quoi elles pensent, disait le Moraliste. Elles s’occupent de leurs chapeaux, de leurs robes, de leurs bottines et de tout ce qui va avec. Le reste n’existe pas. La guerre mondiale a été pour elles l’occasion d’arborer des bérets nouveaux. La situation tragique dans laquelle l’Europe se trouve actuellement ne modifie en rien le cycle de leurs petites pensées. Elles veulent être bien habillées ; elles veulent paraître ; elles veulent qu’on les regarde. Tout le reste leur est à peu près indifférent. »

Après cela – sans doute pour me prouver l’immense supériorité d’un homme qui pense sur une jolie femme qui minaude – le bavard aborda « les graves problèmes de l’heure présente ». Il m’expliqua les erreurs que les Alliés avaient commises au moment de l’Armistice. Il ajouta que ceux-ci n’ont qu’un moyen, aujourd’hui, pour forcer l’Allemagne à payer ses dettes : c’est de rester unis et de montrer de la fermeté. Enfin, ce penseur affirmait qu’en procédant rationnellement on parviendrait à améliorer en peu de temps la « situation économique ».

Crétin ! Lorsque je suis obligé d’écouter le long discours d’un raisonneur qui croit en l’infaillibilité de sa logique, tout mon optimisme s’en va et je dois faire de grands efforts pour ne pas lâcher des énormités. L’homme sérieux sortit enfin du wagon ; et, ce corps opaque ayant disparu, je pus contempler la nuque charmante d’une jeune femme qui, sans le savoir, me réconcilia bien vite avec la race humaine. Il y a dans certaines lignes du corps féminin une beauté éternelle et inexprimable.

L’homme sérieux avait osé parler de la futilité de la femme ! Y a-t-il rien de plus futile, de plus désespérément inutile que les rengaines de ces gens qui, chaque jour, à la même heure, après la lecture de leur journal, font des raisonnements mirifiques destinés à hâter la solution « des graves problèmes de l’heure présente » ? Pourquoi ces égoïstes gardent-ils pour eux leurs idées géniales au lieu d’en faire part à M. Lloyd George ?

Quant aux jeunes femmes qui, ignorant les futilités de la politique étrangère, emploient tous les moyens possibles pour qu’on les regarde avec plaisir, elles accomplissent une fonction sacrée : elles ne s’occupent que de ce qui est essentiel.

De deux choses l’une. Ou bien la médiocrité humaine est incurable et le nombre des mufles et des imbéciles sera toujours aussi grand qu’aujourd’hui. Dans ce cas, tout est également vain ; et les préoccupations d’une coquette ne sont pas plus futiles que celles des moralistes ou des politiciens. Ou bien – et l’humanité semble encore le croire – l’avenir vaudra mieux que le présent. Peut-être allons-nous lentement vers de la Beauté et de la Joie. Il importe alors de ne pas se laisser décourager par toute la misère du monde actuel ; il faut que les êtres jeunes, pleins de confiance, continuent à fonder des familles ; il faut tenir jusqu’au bout, afin qu’un jour l’humanité meilleure puisse naître. Le raisonnement seul nous rendrait sans doute pessimistes. Pour faire déraisonner les hommes, l’éternel Féminin leur sourit et il leur montre ses jambes. Et, ainsi, il leur fait oublier la déprimante vanité des Pontifes du Sérieux.

En imaginant sans cesse des moyens ingénieux pour renouveler leur grâce et leur charme, les femmes ne sont pas conscientes de l’importance de leur rôle historique. Mais le fait est là : elles entretiennent chez les hommes le goût de la vie. Et il est absurde de dénoncer la « futilité » de ces mystérieux Congrès trimestriels où les Prêtresses de la Mode posent chaque fois la question liturgique : « Qu’est-ce que nous allons leur montrer ? »

UN LONGÉVITISTE

Mon oncle Matthieu était longévitiste. On essaierait vainement de le nier, car il l’était « par définition ». Je veux dire qu’il avait, lui-même, créé ce nom : longévitiste, pour l’appliquer à tous ceux qui mettraient en pratique ses principes d’hygiène rationnelle. Un jour, il m’expliqua son système.

« Il serait très facile, me dit-il, d’accroître la durée moyenne de la vie humaine. Si beaucoup d’hommes meurent déjà “de vieillesse” à soixante-cinq ans et même avant, c’est à leur ignorance et à leur puérile insouciance qu’ils le doivent. Des auteurs anciens (dont les livres, malheureusement, sont presque introuvables) ont prouvé d’une manière irréfutable que nous pourrions devenir centenaires. Moi-même, j’ai reconnu que leur méthode peut être perfectionnée. Théoriquement, on doit mourir à cent trente-trois ans et un tiers. Mais, pour cela, bien entendu, il ne faut pas vivre comme une brute inconsciente. Le mot n’est pas trop fort : nous vivons comme des brutes. Voyons ! toi, mon neveu, comment respires-tu ?

– Comment je respire ?… Hum !… Ma foi… je respire comme tout le monde.

– Parfaitement. Tu respires comme un imbécile. Tu respires en pensant à autre chose. N’as-tu donc jamais réfléchi à l’importance capitale de la respiration ? Retiens ceci : il faut aspirer l’air lentement et profondément, à raison de quatre aspirations par minute. Après quelques années de respiration consciente, l’individu peut commencer à relâcher sa surveillance, car l’éducation de ses poumons est presque terminée.

– Et, dis donc, mon neveu, comment dors-tu ?

– Mon oncle, je m’endors avec confiance, mais je ne sais pas ce qui se passe ensuite.

– Moi, je le sais. Tu dors comme dorment les animaux. Celui qui veut dormir rationnellement place son lit de manière que sa direction se confonde avec celle du méridien magnétique ; et il a soin d’avoir la tête au nord et les pieds au sud, afin que son courant idiosyncrasique soit renforcé par le courant tellurgique.

– Mon oncle, je commence à comprendre. Si je plaçais ma tête au midi et mes pieds au nord, le courant magnétique me traverserait, en quelque sorte, à rebrousse-poil.

– Ton expression n’a rien de scientifique, mais ton idée est juste. À propos de pieds, sache que, pendant le sommeil, ils doivent être situés un peu plus haut que la tête.

– Je comprends de mieux en mieux. Dès ce soir, je vais transformer mes oreillers en orteillers.

– C’est ce que je fais depuis longtemps. Mais tout cela ne suffit pas. Que fais-tu contre les gaz qui, peu à peu, t’intoxiquent ?… Tu n’y as jamais songé ?… Je m’en doutais. Écoute bien ceci : si tu veux devenir centenaire, avale un demi-kilo de charbon en poudre, après chacun de tes repas principaux. Le premier janvier, commande à ton marchand de combustibles huit sacs d’anthracite belge : tu en auras assez pour toute l’année. Le longévitiste prudent pile son charbon lui-même ; car les pharmaciens mettent dans le leur un “je ne sais quoi” qui n’a pas d’autre effet que d’en augmenter le prix.

Je n’ai pas besoin, d’autre part, de te recommander le vin sans alcool, le tabac sans nicotine, le fromage sans caséine…

– Et les œufs sans albumine. Soyez sans crainte, mon oncle. Qui veut la fin, veut les moyens. J’ai le plaisir de vous apprendre que vous avez des disciples. Mon ami Rodolphe, qui veut se marier, cherche une femme “sans aphroditine”. »

Croyant que je me moquais de lui, mon oncle Matthias se fâcha et ne voulut plus rien dire. Depuis ce jour-là, je ne l’ai plus revu. La semaine dernière, un gros pot de géranium qui tombait d’un sixième étage et faisait du soixante-dix-huit à l’heure (environ) lui déforma le crâne et mit fin, prématurément, à sa belle existence de longévitiste.

Cela prouve que dans l’univers il y a, tout de même, une Justice.

UN CONGRÈS DE POMOLOGIE

Les journaux nous ont dit récemment qu’un congrès international de « pomologie » se tiendra bientôt à Lausanne. Enfin ! Cette nouvelle, je l’avoue en rougissant, m’a mis dans l’âme une joie enfantine. Oui, en apprenant que cent ou cent cinquante pomologues, accourus de toutes les régions du globe où l’on cultive la pomme, viendront s’asseoir côte à côte dans l’une des salles publiques de notre ville, j’ai eu envie de rire, et je crains bien de ne pas pouvoir parler avec tout le sérieux désirable du congrès qu’on annonce. Ma gaîté est, d’ailleurs, absurde et ne prouve rien de plus que mon ignorance.

Si j’avais causé longuement avec un monsieur qui s’occupe de la culture des arbres fruitiers et si l’on m’avait dit ensuite : « Ce monsieur est un pomologue », j’aurais immédiatement compris qu’un pomologue est un être dont l’organisation mentale ne diffère pas beaucoup de la mienne. Mais j’ai appris le nom avant de connaître la chose ; et, mon imagination aidant, je me suis fait du pomologue une idée tout à fait fausse.

Il faudra absolument que je me mette à l’étude du latin. Un ami goguenard a bien voulu m’apprendre que « pomum » signifie : fruit. Inquiet, j’ai ouvert mon « Littré et Beaujean » et j’y ai trouvé ces mots : « Pomologie, science des fruits. » Quelle déception ! Prudent, j’ai encore consulté mon Larousse illustré,lequel donne le nom de pomologie à la « partie de l’arboriculture qui s’occupe des fruits à pépins ». Ce désaccord entre les deux définitions signifie évidemment que, depuis Littré, le pomologue s’est spécialisé. Aujourd’hui, il ne s’intéresse qu’aux fruits à pépins. Dans un siècle, il ne s’occupera plus que de pommes. Et, ainsi, l’avenir me donnera raison. La spécialisation est une nécessité historique ; et il est fort possible qu’aux environs de l’an 2000 on entende parler du Congrès des Abricoleurs, de celui des Tomaturges, de celui des Sauciologues, etc.

C’est donc entendu : cette fois-ci, les congressistes ne se réuniront pas pour des prunes.

Ils constitueront une pépinière de savants ne s’occupant que de pépins. Mais, ce n’est évidemment pas à Lausanne qu’on viendra pour étudier l’orange et le citron. D’ailleurs, le congrès de septembre ne durera que trois jours. La première journée sera sans doute consacrée à la Pomme. La seconde sera celle des Poires, dont il conviendra de souligner l’importance, puisque sans elles il n’y aurait jamais aucun congrès d’aucune sorte. Que restera-t-il pour le troisième jour ? Des nèfles, car les noyaux de la nèfle sont des pépins. Et, si l’on n’est pas trop pressé, on s’occupera de ce qui se passe dans les coings.

Au début de la grande séance, on donnera, j’imagine, la présidence d’honneur à notre mère Ève, qui fut incontestablement la première Pomologue. C’est elle qui présenta à l’Homme la première Pomme. Son vocabulaire étant très pauvre, elle manquait d’éloquence ; mais quand on a la pomme, on a le zeste.

Plus j’y songe, plus je trouve ridicule cette envie de rire que provoqua en moi la perspective de voir un jour cent pomologues réunis. On nous a trop habitués à respecter plus que tout le reste les grands mots, les choses abstraites et irréelles. La plupart des gens ne voient rien de drôle dans ces expressions : « Congrès de la Paix » – « Congrès du Progrès et de la Liberté » – « Ligue Internationale pour la Moralisation des Peuples ». Or, l’amélioration de la race des hommes fait dire beaucoup plus d’éloquentes niaiseries que celle de la race des pommes. Sachons désormais nous intéresser à des questions particulières et précises. N’éprouverons-nous pas une joie réelle en apprenant que les théoriciens de la noyautique sont parvenus à diminuer peu à peu le volume des noyaux de pêche ? Ce n’est pas que le noyau de la pêche soit sale, mais dans le fruit il tient de la place. Beaucoup d’autres questions intéressantes sont encore pendantes. Par exemple, comment inspirer au ver le dégoût des Prunes ? Et puis, il faut exercer sur certains citrons de bien fatigantes pressions pour les décider à livrer leur jus. Que faire pour qu’ils soient moins récalcitrons ?

En attendant, les pomologues de septembre auront du pépin sur la planche. Nous pouvons avoir confiance en eux ; car ils seront beaucoup trop hommes de science pour parler à la légère de ces pommes et de ces poires qui n’inspirent aux journalistes ignorants que de tristes facéties.

LES COUPLES

Sherlock Holmes est un gaillard extraordinaire. Lorsqu’un crime a été commis, il se rend « sur les lieux », se baisse et ramasse une allumette à moitié consumée qu’il examine à la loupe, longuement, sans desserrer les dents. Cela fait, il déclare que l’assassin est un veuf à barbe rouge, haut de 1 m 74, qui ne fume jamais et qui a raté son baccalauréat en 1905.

J’éprouve pour Sherlock Holmes une admiration profonde. Mais, malgré tout, je ne le crois pas capable de résoudre le problème que je me posais, l’autre jour, pour la centième fois, et qui peut s’énoncer ainsi :

De l’examen attentif d’une personne mariée déduire, par voie de raisonnement, quelques-unes des particularités physiques et morales de son mari (ou de sa femme).

Regardez ce couple qui passe sur l’autre trottoir. Y avait-il vraiment raison pour que ce monsieur s’associât avec cette dame-là plutôt qu’avec une autre ? On n’aperçoit entre ces deux êtres liés par un pacte indissoluble aucun rapport de convenance.

Je connaissais les goûts et les habitudes de M. Achille. À plus d’une reprise il avait formulé devant moi ses théories en matière d’amour et de mariage. Eh bien, le jour où il me présenta à sa femme, je fus très étonné : je me la représentais tout autrement.

La classe sociale à laquelle appartient l’individu examiné ne nous fournit même pas un renseignement très sûr sur la manière dont l’autre conjoint s’habille. J’ai connu un ramasseur de mégots dont l’épouse était très élégante. Je dois ajouter qu’ils ne sortaient jamais ensemble.

Tout est possible. On voit parfois un homme sphérique uni pour la vie à une femme longue et sèche comme un mât. La statistique nous apprend que, dans les cas extrêmes, le rapport des deux poids est de un à cinq. Une intelligence lumineuse peut s’associer avec une bêtise inébranlable. Je me rappelle l’annonce matrimoniale d’un « homme-tronc » qui aurait voulu entrer en relations avec une « femme-phénomène ». Car les affaires sont les affaires. Et je veux encore citer le cas de mon voisin, le philosophe, qui depuis dix ans rédige une Synthèse des Religions pendant que sa charmante Suzanne favorise de son mieux l’industrie des modistes.

Oui, jeune homme : ta vraie « moitié » existe. Mais tes moyens ne te permettent pas de parcourir le globe, à la recherche de l’âme sœur qui t’attend de l’autre côté de l’Atlantique, les yeux fixés sur l’horizon.

Nous pousserions des cris d’horreur si nous apprenions que, dans les États scientifiquement organisés du vingt et unième siècle, chaque citoyen devra épouser le « numéro » correspondant à son billet de loterie. Nous nous représentons les désespoirs affreux qui éclateraient au moment de la confrontation. Il y aurait aussi beaucoup de résignés. Mais toutes les surprises du mariage ne seraient pas désagréables. Et, en somme, dans des millions de ménages, après vingt ans de vie commune, les conversations seraient ce qu’elles sont aujourd’hui, sous le régime du libre choix. (« Où as-tu mis la brosse à habits ? ») Tâchons de nous placer au point de vue de l’intérêt général et demandons-nous si la Race y perdrait grand-chose.

Julien affirme qu’il a choisi sa charmante fiancée avec méthode et avec intelligence. Mais il n’a jamais vu les délicieuses jeunes filles de Barcelone, de Toulouse et d’Édimbourg. Et il mourra sans savoir que l’ÉLUE de son cœur a été tirée au sort par le Destin.

FAUT-IL FÊTER LE NOUVEL AN ?

Les jours de fête, je suis plus triste qu’à l’ordinaire. En regardant tous ces gens endimanchés qui s’amusent, je devine leurs soucis. Ils rient bruyamment ; ils sont animés ; ils échangent des paroles cordiales ; ils s’efforcent d’être conformes au modèle : mais je sais tout ce qui les sépare ; je sais qu’ils ne sont pas heureux. Les moments où rien ne gêne les élans de notre âme sont infiniment rares ; et ils ne coïncident presque jamais avec le moment, fixé à l’avance, où le pays tout entier devra manifester une joie traditionnelle.

Vivre profondément, c’est vivre joyeusement. Si l’homme avait une âme riche et profonde, il ne connaîtrait pas d’autres fêtes que les soudains épanouissements de son être intime. Il se passerait des lampions, des fusées et de tout le reste. Le brusque enrichissement moral de l’humanité porterait un coup terrible à l’industrie nationale.

La veille du Nouvel An, je contemple avec pitié ces innombrables mères de famille qui parcourent les grands magasins pleins de choses éblouissantes, à la recherche des jouets peu coûteux qui devront émerveiller leurs enfants. Les magasins, depuis un demi-siècle, ont bien changé. À les voir, on croirait que l’humanité s’est prodigieusement enrichie. Instruite par l’expérience, la maman pauvre n’ose même pas demander le prix de cette adorable petite poupée qui sourit, heureuse d’être si bien habillée. Qu’elle ne demande rien : c’est peut-être vingt-cinq francs. Les belles poupées coûtent beaucoup plus cher que les autres.

Chaque année, le 1er janvier, des millions d’enfants sont déçus par les cadeaux qu’ils reçoivent. Ceux d’aujourd’hui connaissent des chagrins que n’éprouvaient pas, au même degré, les enfants d’autrefois. D’un siècle à l’autre, l’âme des petits garçons et celle des petites filles ne varient guère. On est naturellement déçu parce qu’on a eu trop d’imagination. Mais les marchands de notre époque disposent de moyens infaillibles pour éblouir les enfants de tout âge qui s’arrêtent devant leurs vitrines et pour faire naître dans les cœurs des désirs douloureux.

Les fêtes décevantes sont celles qu’on a trop longtemps attendues. C’est au moment où ils ne s’y attendent pas qu’il faut procurer un plaisir à ceux qu’on aime. De loin en loin, à des époques essentiellement quelconques, mon ami Philippe rentre à la maison avec deux ou trois paquets. « Puisque c’est un jour de fête, dit-il à sa femme, je t’apporte des bas de soie, une volaille et une bouteille de Clos-Vougeot. – Mais, est-ce un jour de fête ? demande l’épouse étonnée et joyeuse. – Oui, c’est l’anniversaire de la bataille d’Azincourt. »

Philippe n’est pas très ferré sur les dates historiques ; mais il est assez intelligent pour préparer sa petite fête lui-même lorsqu’une voix intérieure lui dit que le moment est venu.

J’ai dit que l’homme se passerait de fêtes s’il avait une grande âme. Mais il en a une toute petite. Les négociants peuvent compter sur nous : nous fêterons le Nouvel An. Les esprits sont, pour la plupart, conventionnels et respectueux. Les gens simples demandent à la Société d’organiser leurs petits bonheurs ; et, pour être joyeux, ils attendent que le signal soit donné.

Je n’ai pour eux aucun dédain. Il est bon qu’au moment où ils vont commencer une nouvelle année fatigante ils reprennent courage, en oubliant, pendant quelques heures, que la vie est triste. Il existe des moyens mécaniques pour créer le bonheur des foules ? Tant mieux ! D’ailleurs, nous ne différons pas les uns des autres autant que nous le croyons. La vibration de l’air dans une ville en fête se communique parfois aux âmes les plus affranchies. Et pour le philosophe qui alimente sa joie en mangeant un poulet de Bresse bien tendre et en vidant un flacon de vieux Musigny, le « monde extérieur » n’est pas une quantité négligeable.

Il ne faut pas trop compter sur la spontanéité de l’individu. Tel mari distrait n’offrirait jamais des fleurs à sa femme si le calendrier ne lui rappelait pas qu’il y a des jours où « cela se fait ».

NÈGRES, RÉFLÉCHISSEZ !

Nègres, réfléchissez ! Il est temps encore.

Depuis quelques années, vous manifestez énergiquement l’intention d’entrer dans le grand courant de la civilisation moderne et de nous rattraper sur la Route du Progrès. Les coups de trique de quelques Blancs dédaigneux, grossiers et imprévoyants vous ont réveillés ; et, maintenant, avec un légitime orgueil, vous refusez de reconnaître l’infériorité de la race noire. S’il faut en croire les journaux, vous voulez, à votre tour, fonder un État puissant qui aura sa religion officielle, son Parlement, son armée formidable, sa marine, ses monuments historiques, ses écoles innombrables et ses douaniers. Eh bien, Nègres, croyez-moi : tout cela ne fait pas le bonheur.

Vous pouvez m’écouter sans défiance, car je n’ai aucun orgueil de race. Je vous crois capables de faire tout ce que nous avons fait. En y mettant le temps, vous donnerez à l’humanité de grands savants et de grands artistes. Votre musique a déjà beaucoup de succès dans le monde où l’on danse. Vos poings noirs ont laissé des marques bleues sur les visages blancs de nos meilleurs boxeurs. Vous portez le smoking avec autant d’aisance que nos commis de banque les plus distingués. Et c’est l’un des vôtres qui, naguère a remporté le prix Goncourt[6]. Je le répète : votre prétention de nous égaler n’a rien d’absurde a priori. Si je vous conseille de réfléchir avant de vous lancer dans la grande aventure qui fut la nôtre, c’est que nous ne sommes pas heureux. Nous nous sommes peut-être affreusement trompés.

Le matin, quand je vais travailler, je vois dans les rues des centaines de jeunes filles, dactylographes, modistes ou vendeuses, qui se hâtent vers la prison où elles resteront enfermées tout le jour. Elles se défraîchiront prématurément en accomplissant leur besogne invariable. La civilisation – notre civilisation – n’est possible que si presque tous les humains se transforment en machines.

Nègres, observez-nous attentivement ; notre vie est laide. Jules Lemaître, dans ses Petites Orientales, vous a adressé ces vers que vous n’avez sans doute jamais lus :

 

Puisque c’est un chemin sans bout

Que nous ouvre l’étude austère,

Plus heureux par l’oubli de tout,

Vivez la vie élémentaire[7].

 

Quoi, bons Nègres, restez en Afrique : asseyez-vous par terre, à l’ombre d’un catalpa, au milieu de vos petits négrillons, cachés dans l’herbe fleurie. Restez dans votre fertile Afrique où poussent, sans que l’on s’en occupe, l’arbre à pain, l’arbre à lait, l’arbre à viande, l’arbre à fromage et l’arbre à feuilles de vigne. Ne vous éloignez pas de la bonne Nature.

Mais que dis-je ! C’est trop tard. Les Blancs vous ont volé l’Afrique de vos ancêtres et ils ne vous la rendront pas. Ils ont besoin de votre caoutchouc, de votre café et de tout le reste. Les affaires sont les affaires. Si vous insistez, on vous tirera dessus.

Le problème à résoudre est donc plus difficile que je ne le croyais. Essayez quand même, Nègres. Tâchez de ne pas refaire la bêtise que nous avons faite. Profitez de la leçon. Ce qui nous excuse, c’est que nous ne savions pas où nous allions. Sur la Route du Progrès, il n’y avait pas de poteaux indicateurs.

Il n’y a peut-être rien à faire. Celui qui veut sortir de l’animalité est peut-être condamné à perdre irrévocablement son insouciance et sa gaîté. Mais cela n’est pas encore tout à fait sûr. Qui sait si, instruits par notre triste exemple, vous ne parviendrez pas, Nègres, à conserver, en vous civilisant, une âme sereine ? Cherchez : cela en vaut la peine. Et quand vous connaîtrez la vérité, envoyez-nous des missionnaires. Nous ne les mangerons pas.

À LA GARE

Le roseau pensant, dont parle Pascal, est un roseau déraciné. Il peut se promener librement à la surface du globe (à moins, bien entendu, que le Syndicat International des Consuls ne lui refuse un passeport). C’est dire que l’homme est un pense-partout. Je n’avais donc pas tort, avant-hier, en me rendant à la gare pour y faire ma provision hebdomadaire de « pensées ».

Les humains qu’on voit dans les gares sont plus charnus, moins abstraits que ces types qui sèchent depuis très longtemps dans les vieux livres. Spinoza, si mes professeurs ne m’ont pas trompé, a écrit un Traité sur les Passions. Je ne l’ai jamais lu. Mais, l’autre jour, j’ai entendu le cri horrible de cette mère, qui, au moment où son train se mettait en marche, constatait la disparition de son carton à chapeaux. Pour étudier le cœur humain, on est aussi bien sur le quai d’une gare que sur les bancs de l’Université.

Les chefs de gare m’ont toujours intimidé. Lorsque je dois m’adresser à l’un de ces personnages fondamentaux, je sais d’avance qu’il va trouver ma question idiote. Car, cette question, on la lui a déjà posée dix mille fois. « Pardon, Monsieur, c’est bien devant le Quai I que s’arrêtera l’express de Genève ? – Oui, c’est devant le Quai I. » Si je m’étais donné la peine de lire l’affiche, je le saurais.

Pour les employés des chemins de fer, si admirablement renseignés sur les heures de départ, les heures d’arrivée et tant d’autres choses difficiles, les voyageurs sont des élèves incorrigibles qui entendent vingt ans de suite les mêmes explications sans faire aucun progrès.

Mais, quand je ne suis plus sur son terrain, le Chef de gare ne m’inspire que de la pitié. Parce qu’il a une casquette galonnée toute neuve et parce que c’est un homme tout-puissant, de belles voyageuses inquiètes prennent un ton très aimable pour lui demander quelque renseignement essentiel. Et, ainsi, il se laisse quotidiennement troubler par des êtres charmants qui, dix minutes plus tard, s’en iront pour toujours. Car il lui est formellement interdit de prendre le train.

Le Chef de gare est un malheureux qui ne voit que des gens qui partent. Il en voit d’autres qui arrivent, direz-vous, sans doute, mais ceux-là ne restent pas à la gare : ils s’en vont aussi.

J’ai sûrement tort de prêter aux chefs de gare mon sentimentalisme ridicule. Tristan Bernard a dit que, pour eux, le voyageur n’est rien de plus qu’un colis pensant. Il doit avoir raison. Dans les moments de grande cohue, lorsque les quais sont envahis par des centaines d’ahuris qui ont peur de manquer leur train ou de perdre un de leurs mioches, il importe que le Chef, les Sous-Chefs et les Aspirants restent froids et lucides. S’ils se laissaient gagner par l’émotion générale, de grands malheurs pourraient en résulter.

C’est évident : celui qui, depuis plusieurs années, vingt fois par jour, assiste à la scène déchirante des Adieux a définitivement perdu le sens du tragique. Pour lui, la gesticulation des voyageurs émus n’est que l’un des mouvements qui se produisent toujours lorsqu’un train se met en marche. Quant au tamponnement de deux ballots humains qui se lancent l’un contre l’autre lorsqu’ils se revoient après une longue séparation, il n’est pas dangereux et il n’exige aucune surveillance.

DÉFENDONS NOTRE ECTOPLASME

Depuis bien des années déjà, les psychologues nous répètent que notre « moi » est une illusion.

Leur affirmation m’a toujours paru suspecte, car je constate que ces gaillards qui nient la réalité de leur moi avalent quotidiennement des viandes juteuses, remplissent leur tire-lire et recherchent des sinécures au profit d’un personnage essentiel et permanent qui est en eux et qu’ils appellent familièrement : Bibi.

Et puis, leur hypothèse est dangereuse pour la morale. Quand je ne serai plus sûr de l’existence de mon moi, pourrai-je prendre au sérieux mes vertus, mes principes et mes devoirs ?

Mais mes objections n’ont aucune valeur philosophique et il se peut que les psychologues aient raison. Une chose devrait, d’ailleurs, me rassurer ; c’est que les personnes au milieu desquelles je vis m’attribuent un « moi » constant qu’ils ne confondent jamais avec celui d’un autre. Si, au cours d’une conversation, je prononce dix fois le mot je, mon interlocuteur croit, les dix fois, que c’est le même individu conscient qui s’exprime. Il est trompé par l’invariabilité de ma voix, de mes lunettes bleues, de ma longue barbe rouge et de toute mon apparence physique. Je constate aussi avec plaisir que c’est toujours à moi que le facteur apporte les lettres chargées qui me sont adressées. Quant au percepteur des impôts, j’essaierais vainement de lui prouver que je n’existe pas. Les psychologues peuvent donc nous enlever notre individualité morale sans rien changer à nos rapports avec notre prochain.

Les métapsychistes sont infiniment plus dangereux : c’est notre intégrité corporelle qu’ils menacent. Lorsqu’un métapsychiste s’est procuré, pour un prix modique, un chômeur confiant, il l’enferme dans une salle obscure, l’endort et, par des moyens que je ne veux pas dire, il parvient à faire sortir du corps de ce « medium » sans défense un être vaporeux, faiblement lumineux, qui, dans les cas de parfaite réussite, prend peu à peu la forme humaine. Ce personnage impressionnant n’est pas autre chose que l’ectoplasme du chômeur endormi. La Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1922 nous apprend que l’ectoplasme est « une substance solide ou gazeuse qui sort du medium par toute la surface du corps, mais spécialement par les orifices naturels, ou par le flanc ». Elle nous dit encore que cette portion de l’organisme qui s’extériorise est parfois considérable (la moitié du poids du patient, dans certains cas).

L’ectoplasme a l’habitude de rentrer dans le medium, à la fin de l’expérience. Il a raison. Tout cela est tout de même très inquiétant ; car le métapsychiste, peu à peu, s’enhardira. Jusqu’à présent il n’a opéré que sur des mediums complaisants. Mais qui sait si, devenu plus habile, il ne profitera pas, demain, de notre sommeil pour nous extorquer, à distance, notre alter ego fidèle, notre frère ectoplasmique ?

Et puis, ce n’est que le premier ectoplasme qui coûte. Chaque contribuable est peut-être une collection d’ectoplasmes bien tassés. Dans les premiers temps, ces prisonniers libérés n’oseront pas s’éloigner beaucoup de leur quartier général. Puis leur timidité diminuera et ils prendront l’habitude de rentrer tard. Le soir, si nous sentons un vide en nous, nous devrons faire l’appel avant de nous coucher. Ce sera gai.

Je le répète : je suis inquiet. Mes ectoplasmes se mettront sans doute à lire les journaux. Et, un beau jour, comme de simples Ukrainiens, ils réclameront le droit de disposer d’eux-mêmes. Ils s’en iront tous ensemble. Et je prévois déjà l’affliction des miens lorsque, en pénétrant dans ma chambre, ils apercevront sur une chaise ma peau vide, soigneusement pliée, comme ces chemises qui reviennent de chez la blanchisseuse.

LE VÉRITABLE ESPÉRANTO

Les hommes de bonne volonté continuent à fabriquer des langues internationales. J’ai sous la main une petite brochure, parue en 1918, où sont exposés les principes grammaticaux de la parlamento. Si je ne me trompe, cet idiome nouveau est analytique, synthétique, syllabique, cohérent, rationnel, transcendant et profondément européen. Les personnes qui connaissent à fond l’allemand, le portugais, le français et le latin comprendront sans peine la phrase suivante, par exemple, que je trouve dans l’opuscule : « Man se portos ase bene. » Ceux qui possèdent, en outre, quelques notions d’anglais et de hollandais découvriront encore le sens de ces mots : « Ik me levos meself. » Voici, à titre d’échantillon, de la parlamento littéraire : « La France estas tre malcontenta, parlas molte et crias, estan tre colera ; mais, finalmente, restas al tablo. »

Cet idiome n’a sûrement pas été inventé par un Turc. Je crois que si j’avais créé une langue nouvelle, elle ressemblerait beaucoup à la parlamento. Et voilà bien le plus bel éloge que je puisse adresser à un confrère. Mais cet éloge ne m’empêchera pas de faire quelques objections aux grammairiens dévoués qui préparent l’Entente universelle d’après-demain.

Il y a une trentaine d’années, on proposa à tous les hommes d’apprendre le volapuk. Immuables et inertes, les hommes refusèrent ; et à l’heure où j’écris ces lignes, l’inventeur du volapuk en est réduit à volapuker avec lui-même dans un cloître de la Catalogne. Puis vinrent l’ido et l’espéranto. Ces deux langues, s’il faut en croire leurs partisans respectifs, sont meilleures l’une que l’autre. La parlamento, nous l’avons vu, a des qualités incontestables. Mais voici qu’on nous annonce le bavardo et le papotaggio al vermicelli. Eh bien, je prétends qu’il ne faut pas abuser des bonnes choses. Pour prévenir de regrettables erreurs, je livre à la méditation de tous les novateurs ce Principe Premier :

« Il ne faut pas que les langues universelles soient plus nombreuses que les langues nationales dont les peuples se sont contentés jusqu’à présent. »

Que Messieurs les inventeurs s’entendent et qu’ils mettent de côté toute question d’amour-propre. Quelle est la langue qui, finalmente, doit triompher ? J’ai une femme et des enfants ; et je ne veux pas consacrer toutes mes soirées à l’étude de l’espéranto si je dois passer mes dernières années dans un monde où le vociféro humano sera la seule langue tolérée.

Autre objection. On me dit que l’espéranto est enseigné dans quelques écoles de la Suisse. Remarquons, à ce propos, qu’une langue universelle n’aurait aucune raison d’être si elle ne dispensait pas l’individu d’étudier les autres langues étrangères. L’enseignement de l’espéranto n’est donc admissible que s’il a pour effet d’alléger les programmes scolaires. N’embêtons pas trop les écoliers.

Enfin, on a prétendu que, par le moyen de l’espéranto, on hâtera l’heure de la fraternité universelle. Ici, je tiens à émettre des doutes, car je suis l’adversaire résolu du « bourragio del crâni ». Une langue internationale nous permettra d’échanger des pensées rudimentaires avec des gens qui vivent à l’autre bout du monde, c’est-à-dire avec des êtres à qui nous n’avons pas grand-chose à dire. Est-ce bien là la réforme urgente ? Sans craindre aucun démenti, j’affirme que mes relations avec les quatre cents millions de Chinois qui jaunissent sous le bon soleil de l’Extrême-Orient n’ont jamais été tendues. Et quand je songe au directeur des Postes à Valparaiso, je me dis avec satisfaction que nous n’avons rien à nous reprocher l’un à l’autre. Le difficile, c’est de comprendre et d’aimer ceux au milieu desquels on vit. Est-ce que Messieurs Poincaré et Lloyd George se seraient mieux entendus s’ils s’étaient exprimés en parlamento ?

Grammairiens de génie, apportez-nous le véritable espéranto sympatico fraternello, celui qui – enfin ! – supprimera les malentendus dont souffrent nos rapports avec notre femme, avec nos enfants, avec nos adversaires politiques, avec notre patron, avec notre cuisinière et avec notre frère le gréviste.

AUTREFOIS ET AUJOURD’HUI

Hier, en me promenant, j’ai vu un citoyen arrêté au haut du large escalier qui donne accès au Tribunal Fédéral. Le Palais majestueux me fit penser confusément à tout ce qu’ont produit l’art et la science des hommes. Quant à l’individu, un terne fonctionnaire ponctuel, chaste et économe, il était sans prestige. L’humanité ne lègue pas toutes ses grandes vertus à chacun de ses enfants.

Le baron Z., un soir, avant de se mettre au lit, s’arrêta devant son armoire à glace ; et, après quelques secondes de contemplation, il déclara nettement : « Je suis ce qu’il y a de plus laid dans ma chambre à coucher. » Le baron est assez riche pour dédaigner les jouissances que procure la fatuité ! (C’est son valet de chambre qui a recueilli le propos et qui en a fait part à ma cuisinière fidèle.)

Le gentleman intelligent dont je parle est un quinquagénaire ventripotent, aux bajoues flasques. Il aurait pu faire une comparaison tout aussi désavantageuse pour lui dans son salon, dans son fumoir ou dans sa salle à manger ; car toutes les pièces de son luxueux appartement sont meublées avec un goût parfait.

Ce soir-là, avant de s’endormir, il songea peut-être à ses lointains ancêtres des temps préhistoriques. L’homme primitif, dans sa sombre grotte, n’avait pas, pour être modeste, les mêmes raisons que le baron Z. Son lit n’était rien de plus qu’un amas de feuilles sèches. Sa lourde massue gisait sur le sol, près du lit. Et, au plafond, s’il faut en croire les savants, était suspendue la grosse arête de poisson qui servait alternativement de fourchette, de cure-dent et d’aiguille à coudre ; et qui, la nuit, devenait la targette assurant la fermeture de la porte. C’était tout.

L’homme primitif était incontestablement plus beau que son mobilier. Quant à sa compagne, quelque mal équarrie qu’elle fût, elle pouvait être sûre d’être aimée « pour elle-même ». La grande feuille de catalpa qu’elle portait en manière de corolle, vêtement unique, n’ajoutait pas grand-chose à ses charmes. Aujourd’hui, le génie des grands couturiers, des coiffeurs et des modistes peut donner un éclat très efficace à des êtres disgracieux dont la seule existence suffirait pour prouver les actes de sabotage de la Nature.

Ce n’est pas à l’embellissement de leur race que les hommes ont appliqué leur génie. La beauté des âmes et des corps n’est peut-être pas un trésor susceptible de s’accroître de génération en génération. Faisons cette hypothèse avec mélancolie, car la comédie humaine menace de ressembler, un jour, à ces pièces de théâtre qui ne doivent leur intérêt qu’à la splendeur des décors.

Donc, aujourd’hui, bien souvent, l’être humain est moins beau que sa coquille. Son cas n’est pas unique dans la série animale, car il existe de vilains mollusques acéphales qui vivent dans de jolies boîtes d’écaille. Mais il arrive à ces humbles invertébrés de sécréter parfois une perle précieuse. Et cet exemple venu d’en bas devrait nous faire réfléchir.

NOS VERTUS ET LA TEMPÉRATURE

Le journaliste a sur le thermomètre une supériorité incontestable. Le petit appareil inventé par Messieurs Réaumur et Centigrade ne nous donne jamais que des indications très sèches : des chiffres, et rien de plus. Impassible et inodore, il marque avec la même sérénité les températures les plus élevées et les plus basses. On dirait que tout cela ne lui fait ni chaud ni froid. Quant au journaliste, il ne se contente pas d’apprendre à ses lecteurs distraits qu’il fait froid, ou qu’il fait chaud : il ajoute à ce renseignement utile un commentaire qui peut avoir, s’il ne fait pas trop chaud, une grande portée morale.

La chose a été constatée par tous les savants : durant ces dernières semaines, le soleil n’a pas ménagé à sa planète favorite ses rayons bienfaisants. Quant à moi, j’ai eu très chaud. Cela ne m’empêchait pas de penser ; je pensais tout le temps. Mais je n’avais qu’une pensée, toujours la même : « Boire ! Boire ! » Or, ce qui est vrai de moi est vrai aussi des millions de malheureux qui me ressemblent. Je puis donc généraliser ma remarque et dire : une forte élévation de température diminue le nombre des sujets auxquels notre esprit peut s’intéresser. Cela n’est pas déplorable à tous égards, car nous pensons souvent à des choses bien futiles.

Je viens d’exagérer un peu. À vrai dire, je trouvais parfois des endroits frais où ma pensée pouvait reprendre toute son ampleur. Mais, où que je fusse, je tenais absolument à ne pas bouger. Assis devant des boissons fraîches, je me disais : « Ne bougeons plus ! » Et, ici, je dois avouer que ma serviabilité a beaucoup souffert de la chaleur. Un jour, la pauvre Madame Brancard m’a demandé : « Voulez-vous m’aider à monter ces matelas au grenier ? » J’ai répondu fermement : « Non, Madame Brancard : jamais de matelas le dimanche ; ça porte malheur. » J’étais ignoble ; mais, ce jour-là, il faisait vraiment trop chaud.

Hâtons-nous de le dire : les hautes températures ont pour effet d’atténuer quelques-uns de nos défauts ; la coquetterie, par exemple. Je me rappelle ce dîner où, en dépit de la présence de trois comtesses, nous avions enlevé nos faux-cols. Les comtesses avaient d’ailleurs fait comme nous.

De la coquetterie, passons à la pudeur. Nous sommes certainement moins pudiques quand il fait très chaud que lorsqu’il fait très froid. Cet été, on rencontrait dans les rues de charmantes jeunes femmes qui, pour tout vêtement, ne portaient que ce léger voile exigé par nos sévères agents de police.

Je ne dirai rien de la paresse, car il fait trop chaud. Mais voici quelque chose qui doit nous réjouir : la chaleur rend tolérant. Lorsque le thermomètre marque trente-cinq degrés à l’ombre, le germanophile le plus éhonté peut longuement disserter devant moi sur la mission divine de l’Allemagne ou le pacifisme prussien sans parvenir à m’échauffer. Dans ces moments-là, j’ai un principe fondamental qui s’accorde avec toutes les opinions et qui s’exprime par ces simples mots : « Quelle chaleur ! » Ou bien, étendu dans mon fauteuil, j’accueille toutes les thèses par un rire gras, philosophique, uniforme et prolongé, comme on doit en entendre parfois dans les asiles d’aliénés.

Au temps des canicules, la qualité de notre civisme s’améliore sensiblement. Nous devenons de bons citoyens, bien décidé à ne pas saper les bases de l’édifice social. Saper ? ah ! non : ça pas !

Je dois malheureusement m’arrêter sur une note triste. La chaleur rend égoïste. Le 10 août, il avait fait très chaud. Dans le courant de la nuit, je vis en rêve un ange qui portait un plateau chargé de bouteilles. Cet ange me demanda : « Veux-tu que je te donne la promesse d’une paix durable dans les Balkans, ou bien préfères-tu un mélange de vin frais et d’eau de Seltz ? » Je répondis : « Cher ange, j’aime mieux le vin frais. »

Il est vrai que c’était en rêve. Éveillé, j’aurais sans doute hésité.

LES BONS PRÉCEPTES

L’éducation du bipède humain n’est à peu près achevée qu’au moment où il va définitivement fermer ses yeux aux clartés de ce monde. Jusqu’à son dernier jour, on est obligé de lui rappeler les vérités les plus élémentaires.

Depuis trois ou quatre ans, un citoyen de bonne volonté emploie un moyen très simple pour hâter le progrès moral de ses semblables. Il a fabriqué d’innombrables tableaux en celluloïd, sur chacun desquels de grosses lettres blanches (sur fond bleu) composent un précepte indiscutablement bon. J’ai vu de ces tableaux, accrochés au mur, dans les principaux bureaux de nos administrations publiques ou privées. J’en ai vu aussi ailleurs. Voici quelques-unes des excellentes paroles que l’apôtre anonyme nous adresse :

« Remplissez vos devoirs pour obtenir le respect de vos droits. » – « En cas d’absence, s’adresser au premier étage. » – « Essuyez vos pieds. » – « Soyez bref ! » – « Prière instante de laisser cet endroit en vous retirant aussi propre que vous aimeriez le trouver en entrant. » – « Ayez de l’initiative. » – « Sonnez fort ! » – « Défense de cracher. »

Un de mes amis a tapissé les quatre murs de la chambre de son fils avec ces tableaux édifiants. Et lorsque ce collégien paresseux lève le nez de dessus son livre, il ne peut diriger son regard nulle part sans lire une de ces maximes salutaires : « L’oisiveté est la mère de tous les vices. » – « Mouche-toi ! » – « Il n’y a pas de petites économies. » Etc.

Mon ami a exagéré. Il se trompe s’il croit que, plus tard, dans chaque situation embarrassante, son fils saura se rappeler instantanément le précepte opportun. La mémoire bourrée de règles excellentes, le malheureux aura l’embarras du choix. Arrêté à deux heures du matin, dans un endroit désert, par un malandrin qui lui demandera son porte-monnaie et ses souliers, devra-t-il se dire : « Tous les hommes sont frères » ? Ou bien suivra-t-il ce conseil énergique : « Sonnez fort ! » ? Si son père s’était contenté de lui enseigner la savate, il n’aurait, en face de son agresseur, aucune hésitation, il s’en tiendrait à sa formule unique : « Essuyez vos pieds ! »

Ce qui m’inquiète, c’est la place de plus en plus grande que prend la pédagogie moralisante dans la vie de l’individu. Il faut que notre race soit de qualité bien grossière, il faut que nous soyons déplorablement dépourvus de spontanéité, puisque, dans toutes les circonstances de la vie, le moraliste règle nos actes et nous dicte nos paroles. Tous nos bons instincts seraient-ils morts ?

C’est égal : il y a des cas où les tableaux dont je parle peuvent être utiles. Le tableau n° 14 porte ces mots : « Travaillez en silence. » Je l’enverrai au pianiste infatigable dont l’appartement est situé au-dessus du mien.

Par contre, le tableau n° 7 me donne un conseil que je ne suivrai pas toujours. Ce conseil, le voici : « Ne dites jamais : je ferai ceci demain. Faites-le tout de suite. » Est-ce que le prêcheur intarissable se moquerait de nous ? Pourquoi veut-il que j’épouse tout de suite ma chère Clotilde ? Je n’ai pas encore demandé sa main à ses parents. Et je n’ai pas encore reçu du Brésil, où travaillent mes nègres inconscients, l’argent dont j’aurai besoin pour mon grand dîner et pour mon voyage de noces. Quant à ma seconde bouteille de Pommard, je ferais bien de ne pas la boire avant demain. L’inventeur des tableaux moralisants doit être un de ces gaillards qui brûle la chandelle par les deux bouts. Sachez garder une poire pour la soif, Monsieur.

Voici enfin une formule impeccable : « Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place. » Ce précepte-là rend inutiles tous les autres. Si, le 1er août 1914, tous les soldats d’Europe étaient restés à leur place, c’est-à-dire dans les casernes ; si les politiciens restaient à leur place, c’est-à-dire au café ; si la femme savait rester à sa place, c’est-à-dire à côté de la marmite où mijote le rata quotidien ; et si les automobiles savaient rester en place, nous n’aurions pas eu la grande guerre mondiale ; nous n’aurions pas d’inutiles assemblées législatives ; nous n’aurions pas tant de ménages désunis ; et nous pourrions nous promener sur les routes sans nous faire écraser.

Mais, comme je suis toujours prêt à reconnaître mes erreurs avec une sincérité charmante, je me hâte d’ajouter que si chaque chose restait à sa place, la vie s’éteindrait bientôt à la surface du globe – ce qui n’aurait, d’ailleurs, aucune espèce d’importance.

OÙ ALLONS-NOUS ?

L’affiche de l’un de nos cinémas promettait dernièrement aux badauds : « Un clou sensationnel à gros effet. » Ces mots prestigieux m’ont cloué sur le trottoir. Mais, au lieu de me réjouir, en me disant : « J’irai voir ça », j’éprouvai un douloureux malaise.

Ces dernières années, j’ai assisté, goguenard, à bien des spectacles sensationnels. Sans aucune émotion, j’ai vu jouer L’Horreur indicible. J’ai regardé longuement, dans le noir des yeux, Le Squelette menaçant. Un soir, après un bon souper, j’ai supporté, jusqu’au bout, la représentation de L’Assassin aveugle, sourd et muet. Quant aux Crimes de l’Homme-Phoque, ils m’ont fait rigoler. C’est dire que j’ai les nerfs solides. Mais, samedi, arrêté devant mon affiche, j’étais vaguement inquiet. Qu’a-t-on imaginé pour que ce clou sensationnel soit « à gros effet » ? Il fut un temps où le public se contentait d’un simple clou par soirée. Plus tard, il a réclamé des clous « sensationnels ». Mais voici qu’on lui promet des émotions encore plus fortes et il va devenir de plus en plus exigeant. Bientôt, il ne lui suffira pas d’entendre, dans l’obscurité, les cris affreux d’une femme qu’on égorge. Pour lutter contre la concurrence, chaque théâtre devra mettre en pratique la devise : « Toujours plus intense. » Je promets le plus grand succès au directeur qui osera imprimer sur ses affiches, en gros caractères : « À la fin de la représentation, le chef d’orchestre se suicidera sur la scène. Une collecte sera faite en faveur de la veuve et des orphelins. » Et, qui sait ? Pour attirer les gens blasés, on devra peut-être bientôt annoncer : « Chaque soir, un des spectateurs est assassiné dans la salle. » Et dire que, depuis un demi-siècle, l’école laïque et obligatoire fait l’éducation du peuple ! Hélas ! Il n’y a peut-être rien à faire. - FIN

 

NOTE:

[1] Je prie le lecteur de bien vouloir excuser cette pluie qui « remonte ». (N. d. A.)


 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021