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BIBLIOBUS Littérature française

Le Pédagogue n’aime pas les enfants - Henri Roorda (1870 – 1925)

 

 

1917

 


Table des matières

 

  • … ILS N’EN MEURENT PAS 
  • IL Y A DEUX ÉCOLES8
  • UN COUP D’ŒIL DANS LES  MANUELS SCOLAIRES
  • LE PÉDAGOGUE EST UN SPÉCIALISTE
  • LE VERNIS SCOLAIRE ET LA CULTURE GÉNÉRALE
  • DÉPLORABLES CONSÉQUENCES D’UN PRINCIPE FAUX
  • UNE ÉCOLE MEILLEURE
  • QUELQUES OBJECTIONS
  • L’ÉCOLE ET L’AVENIR
  • NOTE 1
  • NOTE 2

 

… ILS N’EN MEURENT PAS

La vie peut continuer longtemps dans des conditions très défavorables. Après des semaines de sécheresse, on voit quelquefois, sortant de la fente d’un vieux mur, d’étonnantes petites plantes, presque fraîches, dont l’obscur vouloir-vivre n’a pas été découragé par la pierre avare où elles cherchent leur nourriture. Il y a une dizaine d’années, je rencontrais fréquemment un lamentable vieillard qui allait chaque jour, au bon moment, fouiller les boîtes à ordures dans les quartiers où demeurent quelques bourgeois prodigues. La misère et l’ivrognerie avaient fait de cet être une ruine chancelante. Eh bien ! il n’est pas encore mort. Je l’ai revu hier : à peine plus branlant qu’autrefois, le malheureux retournait vers ses boîtes à surprises.

Ces petites plantes tenaces, cet ivrogne, et tant d’autres organismes, en partie détruits, dont le vœu opiniâtre est de durer, donnent raison à ce père de famille qui, me parlant de l’école peu satisfaisante où il avait dû mettre son fils, concluait en disant :

– Je n’ai pas été plus favorisé que lui : IL N’EN MOURRA PAS.

Il faut le reconnaître : quelles qu’aient été les fautes commises par nos éducateurs, nous n’en sommes pas morts. Nous sommes encore là. On nous compte lorsqu’on fait le recensement annuel de la population. Et, ça, c’est énorme !

Non seulement les écoliers supportent le régime auquel ils sont soumis, mais, s’ils en souffrent, c’est d’une manière bien peu apparente.

Le bien qu’on leur fait est moins hypothétique. On leur apprend à lire, à écrire et à compter. Ils acquièrent, en outre, dans leurs leçons, des notions variées, susceptibles d’émerveiller les gens simples. D’autre part, l’École décharge les parents, cinq, six ou sept heures par jour, du soin de surveiller leur progéniture. Elle donne des certificats flatteurs aux élèves studieux. Enfin, elle délivre aux jeunes gens le diplôme qui leur permettra de faire l’apprentissage de quelque profession plus ou moins lucrative. Pour exiger d’elle davantage, ne faut-il pas accorder aux choses de l’esprit une importance excessive ?

Les écoles actuelles peuvent donc compter sur l’approbation de beaucoup de personnes raisonnables. Elles peuvent compter aussi sur l’adhésion muette et distraite de nombreux citoyens qui ont à résoudre des questions plus pressantes ou plus attrayantes que le problème de l’enseignement public. Car la plupart des hommes s’intéressent peu à ce qui se passe dans le coin des enfants. N’y a-t-il pas quelque chose de rassurant, d’ailleurs, dans l’admirable ponctualité avec laquelle, chaque jour, aux mêmes heures, maîtres et élèves reprennent leur besogne ? Tout se passe normalement. Et de même qu’on remet ses lettres aux employés de la poste, il est conforme à l’usage de confier ses enfants aux spécialistes de la pédagogie.

Il est donc probable que l’École conservera encore longtemps ses vieilles habitudes. En qualité d’administration de l’État, elle est à l’abri de toute concurrence sérieuse. C’est elle qui éduque les continuateurs de son œuvre. Enfin, en enseignant aux êtres jeunes ses propres vérités et ses propres vertus, l’École forme, dans une certaine mesure, le jugement de ceux qui, plus tard, pourraient la juger.

 

Je me propose de montrer que les écoles d’aujourd’hui sont mauvaises, et qu’on pourra les améliorer beaucoup dès qu’on le voudra réellement.

Mais je me hâte de reconnaître la fragilité de cette thèse. D’abord, parce que ma profession est d’enseigner, je me fais sûrement une idée inexacte du rôle de l’École dans la vie sociale. En m’intéressant exclusivement aux effets possibles de l’éducation sur la conduite des individus, je néglige des influences dont le médecin, l’historien et l’économiste sauraient me faire comprendre l’importance essentielle. Et puis, même si le pédagogue pouvait exercer une action décisive sur la mentalité humaine, dans quelle direction devrait-il agir ? On ne peut trancher une telle question qu’en souriant.

Je le vois bien : dans mon argumentation, je ne pourrai appeler aucun Absolu à la rescousse : je devrai me contenter d’exprimer mon sentiment. Je renonce donc à apporter au lecteur LA VÉRITÉ. Ah ! quel bon débarras !

En disant du mal des écoles d’aujourd’hui, je vais sans doute exagérer ; j’en avertis loyalement le lecteur. Et, d’abord, en parlant de ces écoles, je ne mentionne que leurs défauts. Il n’en faudrait pas conclure que la vie y est intolérable. Depuis vingt-cinq ans, j’y passe, chaque semaine, des moments très agréables. Ceux qui y donnent des leçons sont de braves gens ; et l’absurdité de nos méthodes d’enseignement est atténuée par le bon sens et par la bonté de ceux qui les appliquent. Les pédagogues que je connais diffèrent tous plus ou moins de celui que je combats, et il y en a qui ne lui ressemblent d’aucune manière. Cela ne m’a pas empêché de dire : le pédagogue n’aime pas les enfants. Il ne les aime pas assez, puisqu’il ne proteste pas contre le régime scolaire auquel ils sont soumis. D’autre part, en personnifiant les tendances détestables de notre vieille pédagogie, je les attaquerai avec plus d’entrain. Et puis, il me fallait un titre.

Que ce soit bien entendu : je n’ai pas eu un seul instant l’intention de faire un tableau tant soit peu exact et complet de l’enseignement public à notre époque. Je proteste contre des habitudes que je déteste et j’essaie d’attirer sur elles l’attention de quelques personnes mal renseignées : voilà tout. Le lecteur voudra bien compléter lui-même mes affirmations en disant : « Toutes les écoles n’ont pas ce défaut-la » ; ou bien : « Il y a un assez grand nombre d’écoliers qui souffrent beaucoup moins que ça de l’éducation qu’ils reçoivent. » Qui sait ? Il existe peut-être des enfants auxquels l’École ne fait aucun mal. Les questions qu’on veut résoudre sont toujours plus complexes qu’on ne l’imaginait.

Ajoutons que l’influence de l’École n’est pas la seule influence que les enfants subissent. Cela pourra souvent induire en erreur ceux qui la jugent avec sévérité comme ceux qui la jugent trop favorablement.

En somme, mes jugements ne feront qu’exprimer mes goûts. Si nous avions d’autres goûts, nous aurions aussi d’autres principes ; et, à l’ordinaire, en luttant pour une idée, nous nous appliquons simplement à propager notre propre manière d’être. Par bonheur, nos goûts sont en même temps ceux d’un certain nombre de nos contemporains. En combattant la pédagogie traditionnelle, on n’est pas seul. Et je n’aurais probablement pas formé le projet d’écrire ce petit livre si je n’avais pas été fréquemment enthousiasmé par l’éloquence de tant d’écrivains anciens et modernes qui défendent l’enfant contre l’École. En réclamant pour les écoliers un régime moins débilitant, je suis d’accord avec une minorité optimiste, sans mépris pour la nature humaine, qui craint qu’en façonnant trop bien la vie superficielle des êtres jeunes, on ne diminue leur vie profonde.

Je l’ai reconnu : la pédagogie indiscrète à laquelle les enfants d’aujourd’hui n’échappent plus, peut causer leur défraîchissement prématuré sans constituer pour notre race un danger imminent.

Je n’objecterai donc rien aux sceptiques et aux satisfaits qui me diront : « L’humanité en a vu bien d’autres. » Mais ceux qui acceptent le nom d’éducateurs ne peuvent pas se contenter de cette perspective que « les fils seront dignes des pères ». Par définition, ils doivent croire en un Mieux réalisable, en un perfectionnement possible de l’être humain. Chez eux, un certain idéalisme est de rigueur. Et c’est précisément le désaccord qu’il y a entre les principes qu’ils sont décemment tenus de proclamer et les vieilles habitudes qu’ils conservent qui fait la force de leurs adversaires. Chaque année, ici ou là, devant le public sans méchanceté des grandes fêtes scolaires, des orateurs rassurants définissent en termes nobles la tâche du Pédagogue. Mais celui-ci, fonctionnaire timide, inculque à ses élèves le respect et la docilité qui les pousseront toujours à faire « comme les autres ». Et, ainsi, il rend encore plus incertain l’avenir meilleur vers lequel s’élancent les cœurs nouveaux.

IL Y A DEUX ÉCOLES

Ce n’est pas de l’école primaire et de l’école secondaire que je veux parler. Du point de vue où je me place on ne voit pas entre celle-ci et celle-là une différence essentielle (différence qui a peut-être existé autrefois). À peu de chose près, tous les écoliers sont soumis au même régime intellectuel. Je sais bien que les gens cultivés qualifient volontiers les autres de « primaires ». Mais ce dédain habile ne prouve pas d’une façon certaine leur supériorité. On rencontre aujourd’hui des primaires dans tous les mondes. Si j’ai bien compris, le primaire est un être porté à résoudre au moyen de règles simples toutes les questions qui se posent. En particulier, il croit depuis son enfance en l’efficacité souveraine de la Règle de Trois. Exemple : Si l’on a payé 2 fr. 60 pour 4 kilos de cassonade, on paiera 0 fr. 65 pour un kilo ; et, pour 7 kilos, on paiera 7 fois plus. Le septième kilo de cassonade a la même valeur que chacun des précédents, et cela justifie l’emploi du procédé classique. Mais en abusant de problèmes de ce genre on rencontre trop souvent des cas où la valeur d’une chose est directement proportionnelle au nombre des unités dont elle se compose, et l’on devient trop sensible au prestige de la grande quantité.

Eh bien, dans les écoles secondaires d’aujourd’hui, tout se passe comme si la valeur intellectuelle des écoliers pouvait être calculée au moyen de simples « règles de trois ». Ces écoles sont ce qu’elles seraient si leurs organisateurs avaient fait d’abord ces raisonnements désarmants :

Puisque un élève studieux qui a quatre professeurs retire de leurs leçons un réel profit, ce profit serait double s’il en avait huit.

Le mérite d’un écolier qui a pu mettre sur sa feuille trente dates historiques est trois fois plus grand que le mérite de son camarade qui n’a pu en donner que dix.

L’enfant s’instruira ÉVIDEMMENT plus si on lui donne sept leçons dans le courant de la journée que si on ne lui en donne que six.

Je ne connais qu’une école publique où l’écolier reçoive, certains jours, huit leçons et, exceptionnellement, neuf. Mais, en songeant à l’avenir, je suis inquiet. Il existe sûrement quelque part des pédagogues ayant des marchandises à placer[1] qui ont dû remarquer qu’il s’écoule beaucoup d’heures utilisables entre le moment où les enfants se lèvent et le moment où ils se couchent. Or, la quantité de travail accomplie est directement proportionnelle au temps employé ! Parbleu ! Exemple : Une fontaine a rempli le tiers d’un bassin en 4 heures. En 12 heures, elle remplira donc tout le bassin.

Le fait est que les programmes scolaires se sont « développés » à la manière de certaines pierres dont le volume augmente parce que des particules de sable viennent s’attacher à leur surface. Pour les ramener à leur état primitif, il suffirait de les « racler ».

C’est dans les bureaux de l’État que la différence entre l’école primaire et l’école secondaire apparaît nettement. Ce ne sont pas les mêmes fonctionnaires qui s’occupent de l’une et de l’autre. À chacune on consacre des registres particuliers ; et l’on ne met pas dans les mêmes cartons les papiers qui concernent celle-ci et les papiers qui concernent celle-là. Mais celui qui rêve de mettre plus de clarté et plus de chaleur dans l’âme de l’enfant, peut-il croire en la réalité de toutes ces paperasses ?

Pourquoi différencier prématurément deux écoles, puisque le hasard réunira, dans l’une comme dans l’autre, les intelligences les plus fines avec les plus grossières ? Si l’une vaut mieux que l’autre, ne gardons que la meilleure des deux. Les enfants très jeunes ont les mêmes besoins fondamentaux ; et l’on pourrait, pendant quelques années, les soumettre tous à un même régime fortifiant. (Je ne dis pas : à la même contrainte.)

Les parents n’ont pas toujours la possibilité de choisir entre nos deux enseignements. Et s’ils doivent choisir trop tôt, ils se trompent souvent. Il existe des écoles préparatoires où l’on met des petits garçons, âgés de sept à huit ans, déjà destinés à entrer plus tard au collège. Or, si M. Nicolas tient à ce que ses deux fils fassent leurs « humanités », c’est pour une raison bien baroque. Il est riche ; et pendant des années il fera toutes les dépenses nécessaires pour être un jour le père d’un médecin et d’un docteur en droit. J’ai connu de malheureux garçons, dociles et bornés, dont on avait vainement essayé d’affiner l’esprit en leur donnant deux mille leçons de latin.

 

Il y a deux écoles : 1° L’École proprement dite (qu’on appelle aujourd’hui primaire ou secondaire), où tous les enfants vont pour commencer.

2° L’école spéciale ou professionnelle, où l’on entre plus tard, et où tous les élèves font un même apprentissage déterminé.

Cette école spéciale sera, par exemple, une école de médecine, ou une école d’horlogerie, ou une école de droit, ou une école de commerce, ou une école de dessin, ou une école dentaire.

On comprend que dans une telle école tous les élèves se livrent au même entraînement méthodique ; qu’on propose à tous les mêmes travaux et que, finalement on exige de tous les mêmes connaissances techniques et un même minimum d’habileté. Les uns exécuteront plus facilement que les autres les exercices réglementaires ; mais les exigences du maître ne varieront pas avec leurs aptitudes respectives. En somme, c’est sa science de spécialiste, ce sont ses propres talents, ses propres tours de main qu’il s’efforce de communiquer à tous ses élèves indifféremment. Si les goûts de l’un de ceux-ci sont trop fortement contrariés par cette discipline uniforme, qu’il s’en aille. Car il y a des règles concernant la résistance des matériaux que doivent connaître tous les futurs constructeurs de ponts. Il faut exiger aussi de tous les élèves d’une école d’horlogerie qu’en dépit de leurs tendances individuelles ils fabriquent un jour des montres marchant d’accord. Et je trouve bon que l’on interdise aux jeunes gens qui étudient l’art dentaire une originalité excessive dans la manière d’arracher les dents.

Mais c’est de la première école que je veux parler, de celle que j’appellerai simplement l’École et dont on oublie trop souvent l’un des caractères essentiels. Dans cette École-là, le maître s’adresse à des enfants qui exerceront par la suite les professions les plus diverses. Sans doute, l’école secondaire s’offre à un public plus restreint que celui où l’école primaire recrute ses élèves. Il n’en est pas moins vrai que dans les « gymnases classiques », par exemple, en dépit des triages antérieurs, les mêmes leçons, à peu de chose près, se donnent à de futurs médecins, à de futurs théologiens, à de futurs ingénieurs, à de futurs avocats, à de futurs chimistes, à de futurs pédagogues ; et mon énumération n’est pas complète. L’École doit donc se demander : « Est-ce que la science que j’enseigne a une valeur générale ? Est-ce que chacun de mes élèves, s’il est zélé, retirera un réel profit des leçons auxquelles il est tenu d’assister ? » Si elle était scrupuleuse, elle se demanderait encore : « Existe-t-il des moyens meilleurs que ceux que j’emploie pour instruire et pour fortifier ces enfants ? »

À l’École, l’enfant apprend à lire, à écrire et à compter. Cela est fort bien. Mais il suffirait de retenir l’écolier de huit heures à dix heures du matin, sept ou huit ans de suite, pour lui enseigner cette science rudimentaire.

Or, l’École veut occuper dans notre vie une place beaucoup plus grande. Elle veut richement meubler les chambres de notre mémoire ; elle veut nous apprendre à penser ; elle veut réformer notre caractère ; elle veut nous moraliser et faire de nous de bons citoyens. Elle a même la prétention, en dépit des apparences, d’assouplir et de fortifier nos muscles : elle veut tout faire. Et comme cela exige beaucoup de temps, elle nous prend presque toute notre enfance ; elle nous immobilise durant des milliers d’heures dans l’attitude de l’écolier qui écoute, ou qui fait semblant. En hiver, quand les journées sont courtes, l’enfant, s’il est zélé ou craintif, ne peut songer du matin au soir, qu’à ses devoirs envers l’École. Et, en été, son insouciance n’est pas beaucoup plus grande. Il a peut-être une mère ou un père clairvoyants dont la sollicitude inquiète pourrait le protéger contre le zèle indiscret du pédagogue. Mais il ne suivra pas leurs conseils, car il doit consacrer tout son temps à l’accomplissement de ses tâches réglementaires.

On ne saurait trop exiger de l’École d’aujourd’hui. Si elle a pour devoir de favoriser le développement physique, intellectuel et moral de l’enfant, c’est pour cette raison bien simple qu’elle empêche les autres de le faire. Sa responsabilité finit par croître beaucoup plus rapidement que le nombre des heures durant lesquelles elle enferme ses élèves. Et quand elle les enferme trop longtemps, elle leur prend quelque chose de plus précieux que tout ce qu’elle leur donne.

Donc, ici, nous ne sommes plus à l’école professionnelle. Ici, en face de son maître, l’écolier n’est plus celui des deux qui doit comprendre l’autre. Il ne s’agit plus d’enseigner à tous les élèves les mêmes procédés et les mêmes formules. Il faut fournir à chacun d’eux l’occasion d’améliorer ce que la nature lui a donné de bon. Car chacun d’eux, en qualité d’être humain, a des aptitudes précieuses dont on pourrait favoriser le développement. Or, tous les enfants ne se développent pas de la même façon ; ils ne peuvent pas progresser tous de la même allure.

Très raisonnablement, on veut que la « table de multiplication » soit la même pour tout le monde. Je consens encore à ce qu’un accord parfait se fasse sur l’orthographe de tous les mots simples, et, aussi, si cela ne coûte pas trop cher, sur l’orthographe de quelques mots difficiles. Enfin, il est admissible que dans certaines leçons tous les écoliers fassent la même chose. Mais, à côté de ce domaine où l’instruction peut être obligatoire et uniforme, n’y en a-t-il pas un autre où la diversité et la liberté doivent être admises ? Si un jeune collégien dessine avec plaisir, faut-il absolument l’empêcher, durant les milliers d’heures qu’il passe en classe, de dessiner plus fréquemment que son camarade dont le seul désir est d’aller s’étendre tout nu, au soleil, au bord du lac ? Si des enfants du même âge diffèrent profondément par la finesse plus ou moins grande de l’intelligence, par la qualité de la mémoire, par leurs caractères physiques, par leurs goûts, leurs défauts et leurs aptitudes de toutes sortes, est-il indispensable qu’ils absorbent simultanément, plusieurs années de suite, le même nombre d’empereurs romains, de dates historiques, de règles de trois, de silicates doubles, de théorèmes, d’écrivains classiques, d’équations du second degré, de montagnes suisses et de villes lointaines ?

J’imagine qu’on a rendu l’instruction obligatoire afin que chaque citoyen sache lire et écrire. Mais l’École, qui est maîtresse chez elle, impose à tous ses élèves l’étude de tous les sujets qu’il lui plaît de mentionner dans ses programmes. Le fait est là : un père de famille n’a pas le droit de supprimer un ou deux plats dans le menu invariable que des pédagogues ont composé pour le repas spirituel de ses enfants. S’il tient à ce que son fils ne reçoive que trois ou quatre leçons par jour, on lui fera des objections décourageantes. On lui dira peut-être (s’il s’agit d’une école secondaire) : « Dans ce cas, vous paierez plus cher », (comme au restaurant, quand on mange à la carte). Et, ainsi, sauf de rares exceptions, la règle est unique : il faut tout avaler.

Ce père pourrait, il est vrai, mettre son enfant dans un autre établissement. Mais il y trouverait la même uniformité. Ajoutons que, le jour de l’examen final, on repince ceux qui n’ont pas voulu se soumettre au régime commun.

Le principe de ceux qui enseignent apparaît clairement : la dose de science que nous inculquons à l’écolier dans un temps donné ne doit pas dépendre de la qualité de son cerveau.

Ignorant systématiquement les aptitudes, susceptibles d’être cultivées, que ses élèves possèdent, le pédagogue, spécialiste inconscient, s’efforce de leur communiquer à tous son propre savoir et sa propre virtuosité.

Il existe beaucoup d’écoles où les jeunes gens peuvent se spécialiser. Mais nous n’avons pas encore celle où l’enfant pourra s’épanouir.

UN COUP D’ŒIL DANS LES

MANUELS SCOLAIRES

On dit souvent aux écoliers des choses utiles ou intéressantes. Il serait stupide de le nier. Mais pourquoi ne se contente-t-on pas de leur dire ces choses-là ? J’ai là, sur ma table, un certain nombre de manuels scolaires. Je vais vous donner quelques-uns des renseignements que l’enfant y trouve.

Voici d’abord un livre de géographie dont on se sert dans les écoles de la Suisse française. Je l’ouvre à la page où l’auteur nous parle de l’Espagne. Un élève studieux a souligné au crayon les noms des quarante villes qui y sont énumérées. Les villes du Portugal viendront plus tard. Essayez, dans une nuit d’insomnie, de vous rappeler quarante noms de villes espagnoles. Vous verrez : ce n’est pas facile. Et il n’y a pas que les villes, en Espagne. Et, bien entendu, l’auteur parle de tous les pays du globe avec une égale sollicitude. Et il n’y a pas seulement la géographie dans les programmes scolaires. Et l’on devrait comprendre qu’il y a autre chose que l’école dans la vie de l’enfant.

La seconde édition du même ouvrage est plus simple. Mais, le genre étant admis, on n’y constate aucune lacune regrettable. Ah ! non. On y apprend que, dans les Alpes grisonnes, s’ouvrent vers le nord les vallées de Medels, de Lugnetz, de Safien, de Domleschg, de Schanfigg et du Prättigau. Que l’on mette ces noms dans les dictionnaires, pour ceux que ça intéresse, c’est très bien. Mais importait-il vraiment d’en rendre la connaissance obligatoire ?

Connaissez-vous le Sio ? Comme son nom l’indique, c’est une rivière qui sort du lac Balaton. Quant à moi, je n’oublierai plus ce nom imprévu. Il m’a rappelé la révélation foudroyante que la baronne de Brossarbourg fit un jour à son mari : « Monsieur, l’honneur des Brossarbourg est à tout jamais dans le siau. »

Mais soyons sérieux. Voici une règle d’arithmétique que je trouve dans un manuel destiné aux écoles primaires supérieures et aux écoles secondaires des jeunes filles, en France :

Une fraction décimale périodique mixte est égale à une fraction ordinaire dont le dénominateur est un nombre formé d’autant de 9 qu’il y a de chiffres dans la période, suivis d’autant de zéros qu’il y a de chiffres dans la partie non périodique et dont le numérateur s’obtient en retranchant la partie non périodique du nombre qu’on forme en écrivant la période à la droite de la partie non périodique.

Tout simplement !

Je ne citerai pas de théorèmes d’algèbre : ils n’ont une signification claire que pour les initiés. C’est dire que beaucoup d’écoliers les débitent sans y comprendre grand’chose.

Quelques faits historiques. Les Turcs durent signer en 1669 le traité de Karlowitz, d’après lequel ils ne conservaient en Hongrie que le banat de Témesvar. Retenez ce nom car il ne reviendra plus.

Pendant la guerre de Sept ans, Frédéric II se fit battre à Kollin, à Hochkirch et à Kunersdorf.

La maison de Saxe s’éteignit en 1024.

Quant au corsaire Duguay-Trouin, il mourut en 1736. Il devait d’ailleurs finir par là.

Épaminondas mourut en 362 avant J.-C.

Les écoliers, pour quelques jours du moins, savent qu’il exista un roi Attale et un roi Eumène. Quelles malpropretés ces messieurs ont-ils faites ? On l’ignore sans doute, car le manuel ne nous fait connaître que leurs noms. Et, de même, tout ce qu’on sait du général Spartiate qui battit Nicias, c’est qu’il était rusé et qu’il s’appelait Gylippe.

Enfin, parmi les dieux des anciens Germains, le manuel cite Ziu et son copain Donar. Mais si, dans une prochaine édition, l’auteur attribue ces noms à deux généraux japonais, les écoliers n’y perdront absolument rien.

Arrêtons-nous un instant. Croyez-moi : il n’y a pas plus de sécheresse dans les renseignements que je vous donne que dans ceux du manuel. Les miens se suivent dans un ordre absurde ; voilà toute la différence. Il est d’ailleurs bien entendu que les quelques noms que je cite ne peuvent donner qu’une faible idée de la richesse du catalogue que les enfants étudient pendant des années.

Encore une fois, je ne parle pas ici des conversations intéressantes que beaucoup de maîtres ont parfois avec leurs élèves. Je m’occupe seulement de ce que l’écolier trouve dans ses livres quand, le soir, il apprend sa leçon pour le lendemain. Ces livres contiennent évidemment l’essentiel, ce qu’il faut retenir. Eh bien ! parce que l’auteur est pressé, parce qu’il songe à tout ce qu’il devra dire encore, (car il veut tout mentionner), il ne s’arrête pas devant les phénomènes pour les observer et les décrire : il se contente, le plus souvent, de les nommer. L’élève studieux connaît les noms d’un grand nombre de personnages historiques qu’on n’a pas eu le temps de lui présenter, dont il n’a jamais entrevu la silhouette mais dont on lui a remis la carte de visite. (Au fait : en exposant dans son salon une coupe où s’entassent des cartes de visite nombreuses, ne prouve-t-on pas qu’on a beaucoup de « connaissances » ?)

La question que je pose est bien simple : vaut-il mieux fournir à l’enfant, en abondance, pendant des années, les étiquettes que les hommes ont mises sur les choses, ou bien s’arrêter patiemment avec lui devant des choses vivantes, étonnantes, émouvantes ?

Ne vous en allez pas encore. Il nous reste à jeter un coup d’œil dans l’admirable domaine de la science. Mais je dois d’abord réparer une omission. Vous ne lirez jamais la Satire Ménippée. Il faut donc que vous puissiez nommer au moins l’un des auteurs de cette œuvre célèbre, – simple question de décence. L’un d’eux s’appelait Durand : Gilles Durand ; car il y a toujours eu et il y aura toujours des Durand.

Et maintenant occupons-nous un instant d’un enseignement animé d’un esprit scientifique et moderne. J’ouvre un manuel de botanique et je lis :

« Les rosacées se divisent en six « sous-familles » : les amygdalées, – les dryadées, – les spirées, – les sanguisorbées, – les pomacées, – les rosées. » Là-dessus, ne voulant pas les faire attendre, l’auteur énumère tout de suite les familles suivantes.

C’est la vieille plaisanterie qui continue. Pour les jeunes gens qui ont le bonheur de pouvoir consacrer beaucoup de temps à leurs études, cette plaisanterie dure des milliers d’heures.

Je m’adresse aux personnes cultivées qui lisent les « Cahiers Vaudois » et je leur demande :

Connaissez-vous le nom qu’on a donné aux fleurs mâles des Cupulifères et des Juglandées ?

Pourriez-vous me nommer un seul carbonate orthorhombique ?… un seul ! (Ne me citez pas la dolomie, qui est un carbonate rhomboédrique, très abondant dans le Tyrol.)

Que pouvez-vous me dire des péridots ? Et des iules ? Et des anatifes ? (Faites attention : les uns sont des minéraux et les autres des animaux.)

Que fait-on des acétates d’alumine et de fer ? Et de l’acide palmitique ?

Combien y a-t-il de foires annuelles à Francfort-sur-l’Oder ?

Il existe des écoliers zélés que ces questions n’embarrasseraient pas.

Un dernier mot : Le sphène est un silicotitanate de calcium.

Je vous parlerai de la crocoïse une autre fois.

Mon parti pris évident ne m’empêchera pas de reconnaître que beaucoup de manuels scolaires d’aujourd’hui contiennent des choses très intéressantes. Mais pourquoi en contiennent-ils tant d’autres ?

Admettons que quelques-uns des noms que l’on veut fixer, vingt ans à l’avance, dans la mémoire des écoliers puissent, un jour, leur servir à quelque chose. Ne pourront-ils pas se les procurer dès qu’ils en éprouveront le besoin ? À notre époque, les dictionnaires, les livres ne manquent pas. Et, puisqu’on tient à « répandre les lumières », ne pourrait-on pas, par exemple, de temps en temps, recourir, comme le font les Salutistes, aux procédés de la réclame lumineuse pour rappeler aux noctambules de belles pensées, ou bien quelques faits historiques et scientifiques ? (Pourquoi pas ?) On pourrait aussi organiser dans toutes les villes des Bureaux Encyclopédiques où les curieux trouveraient tous les renseignements qu’ils désirent. Enfin, si l’on parvenait à éveiller la curiosité des écoliers, à leur donner le goût de l’étude, on pourrait leur remettre, au moment des adieux, de nombreux petits livres minces, légers, portatifs, dans chacun desquels une question serait exposée avec soin.

Un soir, après une conférence dans laquelle j’avais dit du mal de notre pédagogie traditionnelle, une vieille institutrice m’a dit :

– Mais, Monsieur, il y a pourtant des noms qui sont trop importants pour qu’on les ignore. Par exemple, nous ne sommes pas absurdes si nous tenons à ce que nos élèves connaissent le Bramapoutre que vous avez nommé.

– Mademoiselle, je ne demande pas qu’on supprime tous les noms. Je ne sais pas si le Bramapoutre occupe une grande place dans vos pensées. Mais je vous accorde ceci : oui, il y a des choses très importantes que tous les enfants devraient connaître : ce sont des choses dont l’École ne s’occupe jamais. Car le temps dont elle dispose est très limité et elle doit nécessairement laisser des lacunes dans le savoir de ses élèves. Qu’est-ce qui ne peut pas être remis à plus tard ? Voilà la vraie question. Pour juger équitablement la besogne qu’accomplit le Pédagogue, il faut songer aussi à celle qu’il néglige.

Nous en reparlerons.

LE PÉDAGOGUE EST UN SPÉCIALISTE

Considérez ce menuisier qui donne quelques conseils à son apprenti. Il peut sans inconvénient lui dire : « Regarde, et applique-toi à faire comme je fais. » Les procédés qu’il emploie avec succès, ses tours de main, il peut les enseigner tels quels. À l’ordinaire, il s’agira seulement de quelques gestes à reproduire. Et c’est avec profit que le débutant maladroit, durant plusieurs années, pourra regarder son maître comme le modèle à copier.

Mais le pédagogue est un spécialiste d’une espèce particulière : IL DOIT FORMER DES ÉLÈVES QUI EXERCERONT PAR LA SUITE DES PROFESSIONS TRÈS DIFFÉRENTES DE LA SIENNE. En mettant sur eux sa bonne empreinte, saura-t-il être suffisamment discret ?

Nous ne pouvons pas nous poser cette question sans un peu d’inquiétude ; car, fait essentiel, l’éducateur public a pour élèves des enfants, des êtres très jeunes, dont le devoir réglementaire est d’obéir. Et, d’ailleurs, ceux-ci ne sont pas capables de reconnaître si le régime auquel on les soumet sera pour eux fortifiant ou non. Tâche difficile : être pédagogue et ne pas voir dans les dociles petits ignorants auxquels on communique sa science de futurs pédagogues ! Être le maître, et se laisser arrêter sans irritation par un gamin qui ne veut pas connaître la Vérité !

Il serait difficile de le nier : les pédagogues accordent parfois une importance exagérée à des choses qui n’en ont aucune pour le reste des mortels. Et cela s’explique. D’abord, quelle que soit la qualité de leur science, sa valeur commerciale est certaine : leur science est enseignable. Ils le savent par expérience : les personnes instruites peuvent gagner leur vie en donnant des leçons. Et, ainsi, parce que leur savoir constitue pour eux un instrument d’une utilité réelle, ils sont enclins à lui attribuer une valeur beaucoup trop générale.

D’ailleurs, en répandant dans le public leur culture spéciale, vernis essentiellement communicable, ils en ont fait la « culture générale », et ils en ont augmenté le prestige.

Ajoutons que, pour donner du prix à la science la plus vaine, il suffit de la rendre obligatoire pour ceux qui se présentent devant les jurys dispensateurs de diplômes.

Je viens de signaler une illusion dont sont victimes ceux qui enseignent. En voici une autre. Un professeur accorde naturellement une grande valeur éducative à une discipline dont il a retiré lui-même un grand profit. Cela est tout à fait normal. Mais il ne faut pas oublier que dans beaucoup d’écoles secondaires un même élève peut avoir jusqu’à dix maîtres différents : des maîtres spéciaux. Chacun de ceux-ci est devenu sensible à la beauté des choses qu’il étudie depuis longtemps, qu’il voit avec une grande netteté et autour desquelles son esprit se meut avec aisance. Quand il les montre à ses élèves, ne jouit-il pas de sa propre virtuosité ? Lorsque mes équations me conduisent à une formule simple et « élégante », je ne puis m’empêcher de dire à mes jeunes auditeurs : « Regardez-moi ça : n’est-ce pas beau ? »

Or, n’est-ce pas ? le maître de français, le maître d’histoire, le maître de physique, et tous les autres, ont aussi souvent que moi l’occasion de s’émerveiller. Et puis, peut-être s’écoute-t-on parler avec plaisir lorsqu’on exprime facilement, en termes précis, des vérités incontestables. Nos élèves sont dociles ; ils doivent être polis ; ils ont l’air de nous suivre : nous continuons. Et si l’un d’eux regarde furtivement sa montre,… il a tort.

Le malheur des maîtres d’école est de ne jamais trouver parmi leurs élèves un contradicteur ayant de l’autorité.

Continuons. Comme vous le supposez, les écoliers qui apprennent avec zèle leur géographie, leur histoire, leurs règles de grammaire ou d’arithmétique, se trouvent en plus grand nombre parmi les premiers élèves d’une classe que parmi les derniers. Mais, parmi les « mauvais élèves », les bons dessinateurs, les bons observateurs et les bons gymnastes, par exemple, ne sont pas plus rares que parmi les autres. « Au contraire, » pourrait-on dire fréquemment. Or, est-il bien sûr qu’un enfant qui dessine avec talent soit inférieur à son camarade qui, chaque soir, apprend docilement sa leçon pour le lendemain ? Je veux dire que les pédagogues, inconsciemment, sont portés à donner les meilleurs rangs aux élèves qu’ils jugent dignes de leur succéder.

En d’autres termes, les écoliers qui, plus tard, feront profession d’enseigner retirent de plus grands avantages que leurs camarades des innombrables leçons qu’on impose à tous les enfants indifféremment. Tenez : le jeune bachelier qui, au moment où il va vivre de la vie des étudiants, voudrait avoir un peu d’argent de poche, comment s’en procurera-t-il ? Il cherchera des collégiens arriérés auxquels il donnera des leçons. Il serait presque toujours incapable de faire autre chose. Involontairement, ses maîtres lui ont enseigné leur propre métier.

Le maître constitue pour l’écolier un modèle d’une espèce très particulière. Le Pédagogue que l’enfant aura eu sous les yeux pendant des milliers d’heures n’est ni un artiste, ni un inventeur, ni un artisan attaché à sa besogne ; ce n’est pas un homme qui cherche, qui fait des hypothèses, qui se trompe, qui se remet à sa tâche avec ardeur et dont l’activité serait contagieuse. C’est un monsieur instruit qui s’adresse à un public de jeunes ignorants. S’il lui arrive de commettre une erreur, ses élèves échangent des sourires. C’est quelqu’un qui connaît d’avance la réponse à chacune des questions réglementaires qu’il aborde dans ses leçons. Et quelle que soit la finesse de sa nature, il lui est difficile de ne pas le laisser voir, car depuis quinze ou vingt ans il enseigne les mêmes choses.

Ce ne sont donc pas des efforts, ce n’est pas une activité créatrice que l’on propose à l’imitation de l’enfant quand il est à l’école. S’il imite ses maîtres, c’est en leur empruntant leurs formules définitives. Et voilà pourquoi, à notre époque, l’ignorant est si fréquemment la caricature du savant.

Quand on attachera moins de prix à la docilité intellectuelle des écoliers, on leur donnera plus d’entraîneurs et moins de professeurs.

 

À en juger par les programmes scolaires et par les manuels en usage, on veut mettre tout de suite dans l’esprit du débutant l’ordre définitif qu’il y a dans l’esprit des professionnels de la pédagogie. Un spécialiste peut tenir à délimiter nettement le champ de son activité. Il existe des professeurs qui tracent avec un soin jaloux une frontière entre le domaine qui leur est réservé et ceux que cultivent leurs collègues. Et, d’ailleurs, quand nous possédons des notions suffisamment nombreuses, elles se groupent tout naturellement dans notre esprit en catégories distinctes. Mais l’École veut d’avance mettre de l’ordre dans les connaissances que l’enfant possédera peut-être un jour. Avant de connaître la signification claire des mots : histoire, géographie, il sait que la GÉOGRAPHIE est une chose et que l’HISTOIRE en est une autre. La distinction que l’on fait entre ces deux enseignements n’a pourtant rien de nécessaire ; car lorsqu’il s’agit d’expliquer la conduite d’un peuple ou d’un individu, l’importance du milieu n’est pas moins grande que celle du moment.

L’écolier sait tout de suite aussi qu’il y aura des leçons, nettement séparées des autres, où on lui apprendra à se servir adroitement de sa langue maternelle. C’est dans des moments où il n’a rien à dire qu’on lui enseigne les règles de la grammaire. Aussi sa langue, qu’il étudie ainsi à l’écart, ne lui apparaît-elle pas comme un moyen d’expression dans l’emploi duquel il doit devenir plus habile. En somme, l’écolier apprend mieux à enseigner sa langue maternelle qu’à la parler avec aisance. Car ceci supposerait un tout autre mode d’entraînement que cela. Avant d’avoir reconnu dans le discours des familles de mots, il connaît ces vocables : pronoms, verbes, adjectifs, etc. ; il sait combien il y a d’espèces de pronoms, combien d’espèces de verbes, et comment ils se nomment. Et, dans quelques années, il pourra transmettre à de plus ignorants que lui ce savoir de qualité garantie.

Pour le Pédagogue, pour celui dont la besogne est d’exposer les résultats de la science, les classifications, les cadres, les subdivisions et les étiquettes ont une grande utilité. Mais les cadres constituent une nourriture bien pauvre pour des esprits que les sensations et les images n’ont pas encore enrichis. Dans notre souvenir, le domaine de la science scolaire où les cicerones de la pédagogie ont conduit notre petite troupe se compose de régions très vagues séparées par des frontières très nettes. Notre mémoire a conservé les titres des chapitres, écrits dans tous les manuels en caractères gras. La mémoire de l’écolier ne conserve parfois rien de plus.

Je le répète : la profession de pédagogue est la seule que puissent exercer, sans faire un apprentissage nouveau, les jeunes gens qui sont restés longtemps sur les bancs de l’école pour se cultiver.

Le fait est là : le nombre des personnes dont le métier est de donner des leçons augmente rapidement. Parmi elles, il faut ranger tous les prêcheurs qui enseignent par le moyen de la conférence, du journal ou du livre. Vous connaissez ces titres : Ce que toute femme de quarante-cinq ans devrait savoir. Le tour des octogénaires viendra : ils n’échapperont pas au Pédagogue.

Et ni la jeune mère allaitant son enfant.

On se plaint déjà beaucoup des jeunes mères. Elles ne savent pas aimer méthodiquement. Ne va-t-on pas bientôt organiser pour elles des cours obligatoires où on leur montrera comment on prépare les petits enfants à être des écoliers dociles ?

Oui, il est à craindre que la manie enseignante ne s’exerce désormais avec une indiscrétion toujours plus grande. J’ai sous les yeux le prospectus d’un honorable citoyen qui m’apprend qu’il reçoit chez lui, de quatre heures à sept heures, de jeunes collégiens dont il surveille le travail et dont il stimule le zèle. Il y a donc de petits garçons de dix ou douze ans qui, après les six ou sept leçons qu’ils ont déjà reçues, vont s’enfermer dans la salle à manger de cet honnête père de famille, lequel, pour un prix très modique, leur rappelle une fois de plus les règles de grammaire qu’il ne faut pas enfreindre. Et c’est peut-être pendant les belles journées du mois de juin.

 

Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées !

 

On dit que ce sont « les besoins de la société moderne » qui expliquent le nombre toujours croissant des écoles. Distinguons ! Ce sont les écoles professionnelles qui fournissent à l’industrie les praticiens dont elle a besoin. Mais, précisément, parce qu’il existe des écoles, de plus en plus nombreuses, qui se chargent de former des spécialistes de toutes sortes, la première École, celle dont je parle, pourrait donner à ses élèves une éducation généreuse. Elle pourrait développer dans l’esprit et dans le corps de chacun d’eux une adresse et une force dont il jouirait lui-même. Je dis que c’est le besoin d’enseigner éprouvé par tous ces pseudo-pédagogues sans emploi, que l’École forme sans le vouloir, qui explique le nombre toujours plus grand des leçons qu’on propose aux adultes et qu’on impose aux enfants. Je veux bien que ce besoin-là soit encore rangé parmi les respectables Besoins de la Société Moderne. Mais il y en a un autre que l’on contrarie décidément trop : c’est le besoin éternel ressenti par tous les êtres jeunes d’aller jouer au bord de l’eau, dans la campagne ou n’importe où avec les bons amis qui leur ressemblent.

LE VERNIS SCOLAIRE ET LA CULTURE GÉNÉRALE

Ainsi, ceux qui ont pour tâche de donner aux écoliers une culture générale ont eux-mêmes une culture très spéciale. La culture superficielle que donne l’École peut être dite « générale », parce que c’est celle-là qui a été généralisée. L’École aurait pu, tout aussi bien, en généraliser une autre. Cette culture scolaire pourrait être, par exemple, un peu plus scientifique et un peu moins littéraire. Consultez une personne cultivée de l’espèce ordinaire : elle connaîtra sûrement le nom de Mme de Sévigné, et elle pourra vous dire que cette dame vivait au XVIIe siècle et qu’elle a écrit des lettres charmantes (ce sera d’ailleurs à peu près tout). Mais demandez-lui en quoi consiste l’induction électrique : elle vous avouera sans embarras son ignorance sur ce point un peu « spécial ». Et pourtant ! Cette personne instruite aura aussi des idées beaucoup plus nettes sur l’orthographe des mots nu, demi et feu que sur les mouvements des astres qui composent notre système solaire. Or, ceci est-il vraiment moins général et moins beau que cela ?

Le propre des gens cultivés dont je parle ici (de ceux qui doivent toute leur culture à l’École), c’est qu’ils disposent d’un vieux stock d’anecdotes, de métaphores, de noms célèbres, de clichés, de souvenirs mythologiques et d’expressions classiques qui leur permettent de se comprendre à demi-mot. Ils comprennent les allusions fines, toujours les mêmes, qui émaillent la conversation de leurs semblables et les articles de nombreux journalistes. Quand l’occasion s’en présente, ils savent dire : Nourri dans le sérail… Et il y a une trentaine d’autres vers fameux qu’ils citent au bon moment. Lorsque, devant eux, un ignorant parle avec intérêt de quelque événement récent, ils lui apprennent avec une satisfaction réelle que « cela s’est déjà passé à Rome, il y a deux mille ans » ; et ils sont capables d’ajouter en latin : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »

Il s’est tout de même produit dans le monde, durant ces vingt derniers siècles, quelques petits changements. Mais on n’habitue pas les écoliers à se poser des problèmes nouveaux. Inlassablement, on les met en mesure de répondre à des questions prévues ; et la culture scolaire est un vernis, facilement reconnaissable, que promènent dans le monde tous ceux qui, dans leur jeunesse, ont consacré des milliers d’heures à préparer des examens.

Quand ils sont assis sur les bancs de l’école, beaucoup de patients tournent fréquemment la tête du côté de la fenêtre. Cela gêne le Pédagogue dont le travail est essentiellement un travail de tête. Alors l’application du vernis se fait mal. D’ailleurs, chez les gens instruits, au bout d’un temps plus ou moins long, le vernis scolaire tombe par endroits, ce qui produit ces regrettables « lacunes » qui, chaque année, font échouer tant de cancres devant les jurys d’examen. Les personnes décentes mettent le plus grand soin à dissimuler leurs lacunes, qui permettent au premier venu d’apercevoir la nudité de leur esprit.

La question des lacunes est capitale. Notre nudité est d’autant plus choquante que nous sommes moins gracieux et moins beaux. En rappelant constamment à l’écolier ses défauts, en lui enlevant bientôt sa naïveté et sa grâce, on l’intimide ; et il n’osera plus se montrer tel qu’il est. La pauvreté de son intelligence trop longtemps paralysée et la gaucherie de sa pensée seront moins apparentes si l’on a enrichi son esprit des ornements décents qui sont universellement portés.

J’ai cherché le mot cultiver dans mon Larousse et j’ai trouvé cette définition : Faire les travaux propres à rendre la terre fertile.

Hélas ! l’École ne rend pas fertiles les esprits qu’elle cultive. Pour cela, il faudrait les remuer plus profondément et leur donner des aliments meilleurs. Le fait est que cette culture très superficielle à laquelle on tient tant, a été mise à la mode. Ceux qui en sont dépourvus s’exposent à quelques sourires, comme, par exemple, un monsieur qui aurait oublié de mettre sa cravate » Eh bien ! soyons courageux ! Essayons de lancer une mode nouvelle. Lorsque, dans un salon, quelqu’un nommera Pépin le Bref, ne craignons pas de dire avec simplicité : « Quel est ce personnage ? Je ne le connais pas. » Et demandons des renseignements précis et nombreux aux personnes que notre ignorance étonnera. Elles n’en mèneront pas large.

Grâce aux connaissances étendues qu’on nous a données, nous pouvons faire croire aux autres que nous sommes instruits. Mais, pour cela, on nous a pris dans notre jeunesse, un temps considérable. Notre pensée serait beaucoup moins pauvre si l’on nous avait dit : « Il y a dans la nature et dans l’œuvre des hommes trop de belles choses pour que nous puissions les mentionner toutes. Sur la plupart des questions notre ignorance sera absolue. Mais nous nous arrêterons longtemps devant quelques spectacles captivants qui suffiront pour nous faire comprendre la richesse du monde, et pour nous suggérer toutes sortes de problèmes simples, ou trop complexes. »

Si nous distinguions toujours honnêtement les sujets que nous avons étudiés avec soin de ceux dont notre ignorance nous interdit de parler, ne serions-nous pas aussi « cultivés » que Madame Bolomey, qui connaît le titre de l’un des romans de Mlle de Scudéry ?

DÉPLORABLES CONSÉQUENCES D’UN PRINCIPE FAUX

PRINCIPE. L’instruction étendue que nous donnons à nos élèves a pour chacun d’eux une réelle valeur et doit être obligatoire pour tous.

Je vais montrer que, ce principe étant admis, on est obligé, pour instruire les écoliers, de les soumettre à un régime qui a ordinairement sur eux les effets les plus fâcheux. Beaucoup plus fâcheux pour ceux-ci que pour ceux-là, je le reconnais ; mais puisque ce régime est imposé à tous les enfants, il devrait être fortifiant pour les uns et pour les autres.

 

Enfermés, assis et inoccupés. – D’abord, s’il y a beaucoup de choses à enseigner, les leçons devront être nombreuses. La semaine dernière, je suis allé voir Zéphyrin, le gentleman avec qui je fais ma quotidienne partie d’échecs. Nous ne nous connaissons guère, car nous jouons toujours sans échanger une parole. La partie finie, nous nous disons : « À demain. » Quelles sont ses occupations entre une partie et la suivante ? Il ne me l’a pas dit. Sait-il que je suis pédagogue ? C’est peu probable. J’ai cherché son adresse dans le Bottin et je suis allé chez lui, car, depuis trois jours, il ne vient plus au café.

– Je suis grippé, m’a-t-il dit ; mais ça va mieux.

De sa chambre, je pouvais voir, de l’autre côté de la rue une salle d’école dont les fenêtres étaient ouvertes. « Ce sont des collégiens, m’expliqua Zéphyrin. Dissimulé derrière mes rideaux, je les observe pour tuer le temps. »

– Sont-ils là dedans du matin au soir ? demandai-je innocemment.

– Non, pas tout le temps. Ce matin, chacun d’eux est resté assis de huit heures dix à neuf heures ; puis, de neuf heures dix à dix heures ; puis de dix heures dix à onze heures ; puis, de onze heures dix à midi. À ce moment-là, on leur a permis de s’en aller. À deux heures dix, la petite fête a recommencé. Mais, à trois heures, ils ont pu aller jouer dans la cour pendant dix minutes. À quatre heures, on leur a accordé la même permission. Enfin, à cinq heures, ils s’en iront.

– Et ce sera fini ?

– Oui, mais ça recommencera une heure plus tard. Je veux dire que le fils de mon voisin, écolier de quatorze ans, studieux, docile et peu intelligent, consacre chaque soir, dans sa chambre, trois heures environ à la préparation de ses devoirs. Car, le lendemain, il devra peut-être réciter ce qu’il a appris. Et, j’imagine que beaucoup de ses camarades font comme lui. »

– Nom de Dieu !

– C’est sans doute, dit Zéphyrin, par les milliers d’heures d’immobilité qu’elle leur impose que l’École exerce sur la vie de quelques-uns de ses élèves son influence la plus profonde.

Je regardais les collégiens immobiles. Ils écoutaient une explication du maître. L’un d’eux laissa tomber le crayon qu’il avait le tort de tenir à la main ; et ce menu incident intéressa un peu trop deux ou trois de ses voisins. Le maître gronda et chacun redevint attentif.

Quelques minutes plus tard, peut-être exprès, je laissai échapper un éternuement sonore. Ah ! malheur ! L’un de ces petits, mis en joie, voulut m’imiter. Ses camarades, un instant, furent heureux. Il en résulta l’expulsion du coupable. Qui sait ? C’était peut-être un récidiviste dangereux. Qu’est-il arrivé ? Quelle a été la punition infligée par le père ? Je l’ignore. Mais croyez-moi : n’éternuez jamais dans le voisinage immédiat d’une salle pleine d’écoliers qui écoutent leur maître.

– Quand ils jouent, remarqua Zéphyrin, ils sont autrement sérieux ! L’effondrement retentissant et irrémédiable d’une soupière ; la voix glapissante d’une mère qui appelle sa fille Elodie ; des bruits qui peuvent mettre une clarté fugitive dans l’âme du puritain le plus concentré, ne suffisent pas toujours pour distraire, une seconde, des enfants qui jouent.

Zéphyrin ajouta : « L’autre jour, on expulsa le rougeaud qui est près de la fenêtre. Avec sa semelle, il caressait le derrière du patient assis devant lui. Celui-ci a fini par se fâcher.

Quand il est à l’école, l’enfant ne peut utiliser ses pieds que de deux manières : il peut, en les maintenant immobiles, prouver sa bonne volonté ; ou bien, il peut s’en servir pour provoquer quelque incident joyeux.

– Mais n’y a-t-il pas les leçons de gymnastique ?

– Oui, c’est vrai ; ces collégiens en reçoivent deux par semaine. Je connais une école enfantine où, chaque semaine, il n’y en a qu’une, – le lundi.

– Deux heures par semaine ? L’École a-t-elle inscrit la gymnastique dans son programme uniquement pour qu’on ne puisse pas lui reprocher de négliger l’éducation physique de l’enfant ?

– C’est uniquement pour cela. Mais soyons justes : il y a la course annuelle. Une fois par an, l’École met ses élèves en présence du grand Livre de la Nature. On prend le train de bon matin ; on roule ; puis on fait trois ou quatre heures de marche ; et l’on arrive dans un beau pâturage où l’on s’assied pour manger les sandwichs, les œufs durs et le chocolat que les mères inquiètes ont mis dans les sacs. Le soir, on referme, pour douze mois, le grand Livre de la Nature. Ce fameux Livre devient peut-être intelligible et éloquent pour des chercheurs qui ont de la patience et de l’enthousiasme ; mais il vaut mieux n’en pas recommander la lecture à des écoliers qui préparent leurs petits examens quotidiens. Dans leurs manuels, ils s’instruisent d’une manière beaucoup plus expéditive… Mais je vous ennuie, en vous parlant de pédagogie ?

– Oh ! non. Continuez, je vous prie. (Je n’osai pas dire à Zéphyrin que j’étais pédagogue.)

– Ce qui m’a frappé aussi, c’est l’ordre immuable que l’École met dans sa besogne. Pour ses élèves, l’imprévu n’existe pas. Chaque semaine, les leçons se succèdent comme elles se sont succédé la semaine précédente. Par exemple, pour les gamins d’en face, il y a invariablement, le mardi après-midi, une leçon de géographie suivie d’une leçon d’arithmétique. Et, probablement, quelques-uns d’entre eux, en se rendant au collège, savent d’avance que ce sera ennuyeux.

Mais pourquoi parler du mardi ? Ces enfants font tout le temps la même chose. En dépit de la richesse apparente des Programmes, la vie de l’écolier est terriblement monotone. Dans presque toutes ses leçons, son attitude morale, comme son attitude physique, est la même. Que lui demande-t-on ? De ne pas trop bouger ; de ne pas causer avec son voisin ; d’écouter. Assez régulièrement, on lui indique la tâche à préparer pour la prochaine fois. Quant à lui, il a fréquemment ce souci : « Serai-je interrogé ? »

Ces collégiens sont quelquefois intéressés par ce qu’on leur apprend ; mais on les enferme beaucoup trop longtemps. En classe, ils s’habituent à l’inaction. Et ils s’ennuient. La patience qu’on enseigne à l’écolier est celle dont nous faisons preuve dans le salon d’attente d’un dentiste : attendre ; regarder sa montre ; se résigner et se dire in petto : « Je voudrais bien m’en aller. »

Mais j’ai eu tort de dire que les écoliers ne connaissent pas l’imprévu. L’imprévu, c’est quand le maître est malade. Hier, à quatre heures dix, le concierge est venu dire à mes collégiens, déjà assis, que la dernière leçon n’aurait pas lieu. Ah ! ce fut beau ! Quelle vie ! Quelle sincérité ! Pendant une minute, la salle fut pleine d’animation et de bruit. J’entends encore un de ces gamins qui, avec la voix de l’âme, s’obstinait à crier : « Congé !… Congé !… Congé !… » Et, à grands coups plats, il enfonçait son idée dans le dos de ses camarades.

 

* * *

 

– Alors… à demain ?

– À demain.

 

L’écolier est un prévenu. – Si l’on impose chaque semaine aux écoliers, des tâches nombreuses, ils ne les accompliront pas toujours consciencieusement ; et le maître devra se méfier. Le fait est qu’il se méfie énormément. Si ses élèves sont nombreux, les pratiques que lui commande ce sentiment de méfiance peuvent représenter le plus clair de sa besogne. Il fait subir aux enfants qu’il est chargé d’instruire des interrogatoires continuels pour découvrir dans cette bande de suspects ceux qui méritent d’être punis. Et il inscrit chaque fois dans son registre un chiffre impressionnant. Ces chiffres lui rappelleront au jour du jugement, les honnêtes réponses des uns et les aveux accablants de ceux qui se sont laissé pincer. Et parce que le maître adopte dès le premier jour le ton et les procédés d’un juge, l’écolier prend naturellement l’attitude d’un prévenu, – d’un prévenu qui, à chaque instant, peut être pris en flagrant délit d’inattention ou d’ignorance.

Comme je suis le même chemin qu’eux, il m’est arrivé très souvent de passer dans la rue à côté d’enfants se rendant à l’école. Et souvent j’ai surpris, sans le faire exprès, quelques mots de leurs conversations. Comment pourrions-nous ne jamais rien entendre de ce qu’ils se racontent ! Eh ! bien, une seule fois, si j’ai bonne mémoire, j’en ai entendu un dire le plaisir avec lequel il avait fait son travail ; mais plus de cent fois je les ai entendus raconter leur chance ou leur malchance à propos des notes qu’ils avaient récemment obtenues, ou bien faire des vœux au sujet des interrogations imminentes. Car la veine est pour ces enfants la chose capitale. La veine, c’est d’être interrogé quand on a bien appris sa leçon ; la déveine, c’est de l’être quand on ne sait rien.

On me dira que le maître doit faire causer ses élèves pour savoir s’il a été bien compris ou s’il doit revenir sur ce qu’il a déjà expliqué. Sans doute ; mais, pour le moment, ce n’est pas de cela que je parle.

La sincérité des enfants souffre de la fâcheuse posture où on les met. Je ne veux pas parler des tricheries bien caractérisées dont quelques-uns se rendent coupables. Ce qui est plus grave, c’est cette demi-sincérité dont ils se contentent presque tous. Quand ils ne savent presque rien, leur bouche laisse échapper de misérables lambeaux de phrases qui doivent prouver que leur ignorance n’est pas absolue. Il est rare qu’ils disent tout de suite, loyalement : « Je ne sais pas. » De deux notes très mauvaises, ils préfèrent la moins basse.

Lorsque l’appareil à interroger a mal fonctionné et qu’il en est sorti un chiffre un peu trop élevé, croyez bien qu’ils s’en accommodent. Car l’interrogatoire s’arrête parfois au moment précis où il allait devenir gênant. Veine ! Jamais le délinquant n’aide le juge d’instruction à faire la lumière. S’il n’a pas été pris dans le coup de filet, il ne lève pas la main pour dire : « Monsieur, j’appartiens aussi à la bande des malfaiteurs. »

Enfin, il y a parfois dans les réponses des écoliers tant de prudence, tant d’habileté, qu’il est difficile de dire si c’est encore de la sincérité ou déjà du mensonge. Le fait est que leurs petites mésaventures leur font comprendre qu’ils ont intérêt à cacher leur ignorance.

Pour atténuer le mal, leur maître de calligraphie leur fait écrire, en « ronde » ou en « gothique » : LE MENSONGE EST UN ÉCHELON QUI MÈNE AU CRIME. Un régime sain vaudrait infiniment mieux que ces nobles maximes.

Souvent le juge et les prévenus jouent au plus fin. Il y a des maîtres qui, ne voulant pas se laisser tromper par les très rares preuves de zèle que consentiraient à donner quelques paresseux s’ils savaient d’avance la date de leur comparution, interrogent leurs élèves dans un ordre aussi déconcertant que possible ; et ceux-ci, toujours sur le qui-vive, se livrent parfois à des calculs compliqués pour découvrir les noms des élus qui seront sur la sellette dans la leçon prochaine.

Je ne reproduirai pas ici les épithètes violentes par où s’exprime la rancune de certains élèves qui croient avoir été jugés peu équitablement. Mais, sans vouloir être complet, je dois faire une allusion aux scènes de famille du samedi, à l’heure où l’écolier, pour la vingtième fois peut-être, montre à son père les mauvaises notes qu’il a attrapées. Il y a des pères trop portés à croire qu’un « mauvais élève » est un mauvais enfant.

Un cas fréquent est celui de l’écolier médiocrement intelligent, parfois très zélé, qui s’obstine à faire de longues études parce que ses parents jugent la profession d’avocat plus distinguée que celle de négociant. Pour ce résigné, tout ce qu’il y a de beau dans la nature et dans l’histoire humaine, le mouvement des astres, les manières de vivre des animaux et des plantes, les poèmes les plus admirables, les idées géniales d’un Newton ou d’un Descartes, tout a été pour lui, durant des années, une occasion nouvelle de s’exposer à une mauvaise note. Ayant perdu son insouciance, il ne sait plus admirer.

C’est quand on est jeune qu’on s’émerveille le plus facilement devant la beauté des choses nouvelles ; et pourtant ce n’est pas à l’école que la science nous a paru la plus belle.

 

Tous nos élèves, les mauvais comme les autres, font des progrès, progrès qui au bout d’un temps plus ou moins long, deviennent sensibles. En rapprochant leurs travaux d’aujourd’hui de ceux qu’ils ont exécutés il y a quelques mois, on pourrait leur montrer qu’ils ont acquis plus de sûreté, qu’ils sont devenus plus forts, plus habiles, plus adroits. Et cette constatation serait de nature à entretenir leur confiance. Malheureusement, parce que les écoliers doivent tous acquérir la même somme de connaissances réglementaires, le maître tient sans cesse à savoir ce qui manque à celui-ci et à celui-là. Je veux dire qu’il compte les fautes que l’enfant fait encore, ce qui est d’ailleurs plus expéditif que d’évaluer les progrès réalisés. Le soin avec lequel certains pédagogues, trente ans de suite, ont compté les fautes de leurs élèves est inimaginable. La note que l’écolier obtient pour une dictée ne dépend que du nombre des mots qu’il a écrits incorrectement : les mots justes ne comptent pas. Tant que l’on commet des erreurs, on n’est pas parfait ; c’est évident.

J’oppose ici, l’un à l’autre, deux modes d’appréciation très différents. En effet, un enfant peut fort bien, en matière de latin ou de mathématiques, par exemple, faire des progrès lents et continus et retrouver quand même, pour ces disciplines-là, dans chacun de ses bulletins, la même mauvaise note. Car les questions nouvelles qu’on aborde dans les leçons lui donnent l’occasion de faire des fautes nouvelles.

Eh ! bien, à la longue, c’est décourageant.

 

Enfin, que signifient-elles, ces notes auxquelles certains maîtres accordent tant d’importance ?

D’abord, la qualité des réponses d’un écolier interrogé par son maître peut dépendre de quelques circonstances fortuites que vous imaginerez facilement. Mais admettons que chacun de ces chiffres qui remplissent les gros registres de l’École mesure un mérite ou un démérite réels. Avec les notes qu’un élève a obtenues durant le trimestre pour les différentes disciplines du Programme, on fait une « moyenne » d’après laquelle on détermine son rang, c’est-à-dire sa valeur en tant qu’écolier. Pour simplifier le langage, bornons-nous au cas de deux chiffres. Albert, qui dessine avec talent et avec joie, a obtenu pour le dessin la note maximum, 10. Pour l’allemand il a seulement 4. Si, comme cela se fait dans quelques écoles (pourquoi, Seigneur ?) on accorde trois fois plus d’importance à l’enseignement de l’allemand qu’à celui du dessin, la moyenne de cet écolier sera 5 Va. Quant à Gustave, élève médiocre et zélé, qui accomplit toutes ses tâches avec la même résignation, il a 5 ½ pour l’allemand et 5 ½ pour le dessin. Sa moyenne sera donc la même que celle de son camarade Albert, dont il diffère si profondément.

Et il y a des pédagogues qui ont réellement l’air de croire qu’un élève dont la moyenne annuelle est 6,50 a plus de mérites que celui qui n’arrive qu’à 6,47 ! Ces moyennes ne signifient absolument rien. Ce qu’un enfant peut avoir d’original ou d’excellent disparaît dans ce chiffre d’après lequel l’École le juge. Ce qu’on demande à tous les écoliers indifféremment, c’est de ressembler le plus possible à l’Élève Modèle, lequel ne se trompe jamais.

 

On a réellement fait de l’enfant le débiteur de l’École. Chaque matin, en se rendant à ses leçons, il sait qu’on pourra lui réclamer quelque chose. Et, s’il est d’une nature inquiète, il finit bientôt par vivre dans l’état d’esprit d’un coupable.

Notre système pédagogique a pour effet d’enlever aux écoliers leur assurance. Il arrive à quelques-uns d’entre eux de la remplacer par de l’insolence ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Qu’ils soient embarrassés par beaucoup des questions que nous devons leur poser, c’est inévitable ; mais, lorsqu’ils s’adressent à celui qui a pour mission de les instruire, pourquoi ne diraient-ils pas sans embarras qu’ils sont embarrassés ? On a chassé leur naturel et il ne reviendra pas au galop.

Je rencontre parfois, dans la rue ou dans un salon, quelques mois après leur sortie de l’école, des jeunes gens qui furent jusqu’au bout des « mauvais élèves ». Eh ! bien, je constate souvent dans leur maintien et dans leur expression un changement très marqué : ils se sont redressés, ils se sont épanouis. Ils sont en train d’oublier leur infériorité scolaire. Leur intelligence est la même qu’autrefois ; mais il s’écoule des semaines sans que personne leur rappelle qu’ils sont médiocrement doués. D’ailleurs, quelles étaient leurs aptitudes véritables ? C’est ce que l’École n’a pas essayé de savoir.

Remarque. Les bonnes notes que les meilleurs élèves reçoivent constituent souvent pour eux les plus réelles des satisfactions qu’ils doivent à l’École. Et, pour la plupart des autres, la menace d’une note insuffisante est efficace. Il est donc d’autant plus nécessaire à un maître de recourir à l’emploi de ces stimulants que ses leçons sont moins intéressantes.

 

L’intelligence de l’enfant et la bêtise de l’écolier. – Beaucoup de pédagogues, après vingt ans d’expériences, éprouvent encore, de temps en temps, un étonnement sincère devant la bêtise de leurs élèves. Le fait est que la bêtise de l’écolier peut contraster fortement avec l’intelligence de l’enfant. C’est que le maître, à l’ordinaire, s’adresse à des enfants dont la pensée est endormie, ou paralysée.

Et, d’abord, l’écolier auquel on va donner une note a peur de se tromper. En l’interrogeant, on lui enlève beaucoup de sa tranquillité d’esprit. On lui recommande de réfléchir avant de répondre. Mais les secondes s’écoulent. Réfléchir, c’est hésiter ; et s’il hésite il aura l’air de ne pas savoir. Parfois son hésitation suffit pour que sa note soit un peu diminuée. Aussi débite-t-il sans attendre les mots que sa mémoire a conservés.

Mais voici qui est plus grave. Le savoir de l’écolier est bien plus la récompense de sa docilité que le fruit de son activité. C’est un aliment spirituel que sa curiosité ne réclamait pas. Sa tâche habituelle est de formuler dans une langue qui n’est pas la sienne les idées des autres.

Le maître qui doit enseigner beaucoup de choses est pressé. Il ne peut pas attendre que ses élèves aient vingt ans pour leur faire exprimer les idées des grandes personnes. Aussi les paroles que l’écolier débite peuvent-elles contraster drôlement avec sa mentalité puérile. Un de mes collègues m’a raconté que sa fillette, âgée de dix ans, préparait un soir, pour le lendemain, sa leçon d’histoire. Il s’agissait de la glorieuse épopée d’Alexandre le Grand, lequel, disait le manuel, eut pour précepteur le philosophe Aristote. Ce nom était nouveau pour l’enfant, qui, deux ou trois fois, articula : Aristotote ; ce qui ne l’empêchait pas d’expliquer gravement, quelques minutes plus tard, la fragilité de l’empire fondé par le grand conquérant.

Je ne vois aucun inconvénient à ce que de très jeunes écoliers appellent gentiment Aristotote l’illustre philosophe grec qui ne portait pas ce nom-là. Mais je voudrais qu’à l’âge où l’on dit « Aristotote », on ne fût pas tenu d’émettre des considérations générales sur la grandeur et la décadence des empires. Nous les rendons grotesques, ces petits.

 

Je le répète : à l’École, on est pressé. En vue des interrogations réglementaires, on se hâte de mettre l’écolier en mesure de montrer qu’il sait quelque chose ; et, pour cela, on lui remet des manuels contenant des résumés facilement récitables et dans lesquels, s’il est studieux, il s’instruit rapidement.

Ces résumés auraient de l’utilité pour des enfants qui, pendant des années, auraient beaucoup observé, manipulé, comparé et questionné, qui auraient éprouvé des sensations de toute sorte et fait une provision d’expériences et de souvenirs. Mais on les fait apprendre à des débutants qui ne savent rien.

Les manuels scolaires qui, à notre époque, sont fréquemment illustrés, contiennent essentiellement des mots. Ce sont des mots que l’enfant essaie de fixer dans sa mémoire quand il apprend sa leçon. Or, les mots, dont le pouvoir évocateur est si merveilleux, définissent bien mal les choses absolument nouvelles. On demande à des fillettes de huit ans : « Qu’est-ce qu’un verbe ? » Et, docilement, elles débitent la définition du livre ; mais longtemps encore elles auront de la peine à reconnaître les vocables qu’elles ont si bien caractérisés en termes abstraits.

L’abus des mots doit avoir pour les écoliers cet effet de décolorer l’univers. Ce n’est pas en leur apprenant des noms, encore des noms et toujours des noms qu’on leur révélera la richesse de la nature et la diversité de ses aspects. D’ailleurs, la monotonie de leurs tâches les empêche d’apercevoir le relief plus ou moins accusé des choses. S’ils s’exposent à la même mauvaise note en ignorant ceci qu’en ignorant cela, comprendront-ils que ceci est beaucoup moins important que cela ?

De plus, afin de pouvoir avancer plus vite, on enlève aux questions toute leur complexité. Et le bon élève apprend avec une telle aisance les différents paragraphes de son manuel qu’il ne soupçonne pas les difficultés que l’humanité a dû vaincre pour acquérir le savoir. Enfermé dans le royaume du Mot, il ne constate pas que les êtres sont inertes, que la matière est dure et pesante et que tout travail exige du temps et un effort. Les mots ne peuvent pas lui apprendre ce que lui apprendrait le contact des choses.

L’écolier ne connaît de la science que ce qui n’a aucune valeur éducative : les formules exprimant les résultats obtenus. Il ignore la probité exemplaire, la curiosité et la persévérance contagieuses du savant. Celui-ci, en abordant un problème nouveau, en est réduit à tâtonner, à faire des hypothèses et des vérifications, à reconnaître ses erreurs et à recommencer. On pourrait habituer l’enfant au même mode d’activité. Pour cela, il faudrait, sans aucune impatience, lui proposer des questions bien choisies et l’aider juste assez pour qu’il ne se décourage pas. Il faudrait aussi qu’il eût le droit de recourir à des moyens enfantins, maladroits, qu’il perfectionnerait à la longue. Par exemple, le dispositif classique et commode que nous adopterions pour diviser 328615 par 79, a quelque chose d’artificiel qui, pendant des semaines, embarrasse beaucoup de débutants. Mais ceux-ci verraient très clair dans leur besogne si, pour effectuer cette division, ils avaient le droit de soustraire un grand nombre de fois, jusqu’à impossibilité, 79 de 328615. Ce procédé exigerait un temps considérable ; il serait scandaleusement imparfait. Aussi l’enfant comprendrait-il bientôt que le nombre de ses soustractions peut être beaucoup diminué ; et, à force de le diminuer, il arriverait au procédé expéditif, que tout le monde emploie. Beaucoup d’écoliers s’occupent d’arithmétique, de géométrie et d’algèbre, sans comprendre ce qu’ils font. Or, en matière de mathématiques élémentaires, tout pour eux deviendrait clair si on le voulait absolument. Pour des êtres très jeunes, ce n’est pas la pensée du savant qui est difficile à saisir : c’est celle du pédant.

Ah ! quelle révolution ce serait, si l’École pouvait mettre dans tous les esprits, pour toujours, le besoin de la clarté !

Qu’on me permette encore un exemple. Chaque année, en prévision de quelque interrogation imminente, des milliers de jeunes gens se mettent dans la tête la loi d’Ohm, concernant les courants électriques. S’ils savent dire que cette loi s’exprime par la formule :

 

qui signifie que l’on obtient l’intensité du courant en divisant le nombre qui mesure la force électromotrice par celui qui mesure la résistance du conducteur, l’examinateur, qui est parfois pressé, leur dira sans doute : « C’est juste » ; et il passera à une autre question. Et beaucoup de ces écoliers naïfs s’imagineront qu’ils « connaissent » la loi d’Ohm. Or, neuf fois sur dix, ils ne se font une idée claire d’aucune de ces trois quantités désignées par les lettres I, E et R. Sans doute, leur professeur leur a donné quelques explications ; mais il aurait fallu consacrer plusieurs leçons à des expériences et à des mesures difficiles pour que tout devînt intelligible. Cela n’est pas possible. La tâche du maître n’est pas d’étudier avec ses élèves, très soigneusement, une demi-douzaine de questions : il doit leur donner un cours complet et, par conséquent, se dépêcher. Aussi rencontre-t-on des jeunes gens, très forts en physique, qui ne sont à aucun degré des physiciens. Les écoliers d’aujourd’hui étudient les sciences comme ceux d’autrefois apprenaient leur catéchisme.

La culture générale que nous donnons à nos élèves est un vernis qui n’augmente pas leur puissance. Elle les met en mesure de répondre à des questions classiques, à des questions prévues ; mais elle ne les rend pas particulièrement perspicaces devant des problèmes nouveaux. À l’école, savoir, c’est pouvoir montrer que l’on sait, – rien de plus.

Depuis bien des années, on parle du surmenage dont souffrent de nombreux écoliers. Il existe un moyen simple pour alléger considérablement les programmes scolaires. (Mais la réforme ne sera facile, bien entendu, que si elle est faite de manière à ne léser aucun intérêt particulier.) Je dis que l’École améliorera d’une manière très sensible sa besogne si elle se pose avec sincérité, au sujet de la géographie, de l’histoire, de la littérature, des mathématiques et des sciences physiques et naturelles, une question analogue à celle que je vais poser à propos de la botanique, par exemple :

Vaut-il mieux connaître très bien le contenu d’un cours complet de botanique et n’avoir jamais étudié avec soin aucune plante particulière, ou bien avoir observé avec patience les manifestations de la vie chez une demi-douzaine de plantes typiques et ignorer complètement les divisions, les classifications et les noms de la botanique ?

Pour moi, le doute n’est pas possible : l’examen attentif d’un seul végétal suffit pour suggérer car je ne supprime pas l’intervention du maître – tous les problèmes fondamentaux de la biologie. Et l’étude de six plantes particulières, choisies de manière à faire soupçonner la richesse de la Nature, suffit pour donner des idées très générales sur le monde végétal. Par contre, les termes abstraits des spécialistes de la botanique ne peuvent pas donner à un enfant l’image nette et colorée d’une plante vivante.

On me fera remarquer que, de temps en temps, le professeur de botanique montre des plantes à ses élèves. C’est vrai. Mais n’est-ce pas toujours son manuel complet que l’écolier zélé étudie avec soin en vue des interrogations prochaines ?

Tant que le maître tiendra à ces petits livres encyclopédiques, l’éducation intellectuelle de l’enfant sera de qualité détestable[2].

 

On ne se contente pas de faire réciter aux écoliers ce qu’ils ont lu dans leurs cahiers ou dans leurs livres. Ils font aussi de petits travaux personnels. Mais, trop souvent, dans les exercices qu’on leur propose, ils ne peuvent mettre aucune imagination, aucune invention, aucune fantaisie et ils doivent les exécuter avec la docilité d’un manœuvre. Lorsque, par exemple, un enfant devait dessiner des hachures bien droites et rigoureusement parallèles, il n’y avait pour lui qu’une manière de se montrer original : c’était de les faire mal. On l’a enfin compris ; et on lui propose maintenant des dessins beaucoup moins ennuyeux. Le fait est qu’il dessinera avec plus de facilité et avec plus de plaisir une vache ayant vraiment l’aspect d’un quadrupède que ces bâtons qu’on nous imposa autrefois.

Malheureusement, dans beaucoup de leçons, le pédagogue part encore de ce principe qu’il faut commencer par les éléments. Veut-il dire qu’il convient de s’arrêter d’abord aux premières remarques qu’un sujet nouveau suggère à un enfant ? Non, ce n’est pas cela. Les parties, constate-t-on, sont plus simples, et, donc, plus faciles à étudier que le tout. Aussi est-ce par l’étude des parties que l’on commencera. Les discours se composent de mots. Par conséquent, avant de composer de petits discours, on étudiera isolément les mots. Et la terminaison d’un mot, n’est-elle pas plus simple que le mot lui-même ? On demandera donc aux élèves d’apporter la prochaine fois une petite composition dans ce goût :

Un minéral ; des minéraux.

Un végétal ;

Un animal ;

Un cristal ;           Etc.

c’est-à-dire de mettre au pluriel les mots indiqués dans le livre. Qu’est-ce que l’enfant peut apporter de personnel dans ce travail ? Des fautes, pas autre chose. Il semble d’ailleurs bien que son vrai rôle, à l’École soit celui-là : faire des fautes. Ne représente-t-il pas l’ignorance et le mal ? Ah ! que feraient certains maîtres s’ils n’avaient pas des fautes à relever !

Dans une des meilleures grammaires publiées ces derniers temps, celle de Brunot et Bony, je trouve cet autre exercice captivant : Mettre « je suis » devant chacun des adjectifs : petittimidedocileréfléchiappliquétranquillecontentpatient.

Quel bonheur pour nos ancêtres préhistoriques qui construisirent les premières habitations humaines de n’avoir pas entendu les conseils qu’on donne aux écoliers d’aujourd’hui ! Ignorant les éléments de l’architecture, ils n’auraient pas osé bâtir des maisons. Quel bonheur pour nous de n’avoir pas reçu, à l’âge d’un an, les leçons d’un pédagogue chargé de nous faire faire nos premiers pas ! Le fait est que le mouvement d’une personne qui marche peut se décomposer en plusieurs mouvements élémentaires dont chacun, n’est-ce pas, doit d’abord être étudié séparément, longuement.

C’est évident : on ne tient pas à ce que l’enfant soit intéressé par son travail. On lui demande seulement d’obéir. Si, en classe, il paraît souvent si peu intelligent, c’est que l’on n’a pas mis son esprit en branle, on ne s’est pas donné la peine d’éveiller sa curiosité.

 

Un dernier mot au sujet de la bêtise de l’écolier. Comme on veut qu’il ait chaque fois une tâche à préparer pour la leçon suivante, on divise la science qu’on lui inculque en petites doses pouvant constituer chacune la matière d’une interrogation. Et comme on doit l’interroger rapidement, on lui pose, si possible, des questions décisives, auxquelles il n’y a qu’une manière de répondre correctement. C’est vite vu : l’élève sait ou il ne sait pas ; ce qu’il dit est juste, ou c’est faux, – il n’y a pas de milieu. (« Comment s’appelait le père de Charlemagne ? – Dites-moi la date de la bataille de Fontenoy. – Quels étaient les généraux en présence ? – Quelle est la formule de l’acide sulfurique ? – Combien y a-t-il de foires annuelles à Francfort-sur-l’Oder ? »)

Mais en ôtant aux questions leur complexité, on leur enlève du même coup leur vraie signification et leur intérêt. Et puis, dans la vie, il n’y a pas seulement le vrai et le faux : il y a aussi le douteux et le probable. Parmi les problèmes qui divisent les hommes, il y en a de passionnants qui ne sont pas près d’être résolus. Et beaucoup de prétendues vérités ne sont que des opinions, combattues par d’autres opinions également fragiles, également légitimes. Il y a bien des degrés dans la complexité des problèmes ; il doit donc y en avoir aussi dans la force avec laquelle nous affirmons.

Tenez : lorsque des fillettes jouent à l’école, celle qui a le rôle de la maîtresse ne prend-elle pas ce ton sec dont on formule les jugements tranchants ? Ce n’est qu’une caricature involontaire, évidemment ; mais ces enfants n’ont pas inventé cette comédie de toutes pièces.

Ce n’est pas en posant aux écoliers, pendant des années, des questions qui n’admettent qu’une seule réponse acceptable qu’on affine leur esprit et qu’on leur enseigne la tolérance. L’abus des interrogations et des notes finit par modifier profondément la qualité même de la science scolaire. On n’instruit pas de la même manière les enfants dont on veut assouplir et fortifier l’intelligence et ceux que l’on prépare à des examens dont le programme est connu d’avance.

Étiqueter, classer, juger des êtres et des choses que l’on n’a jamais étudiés avec soin, des êtres et des choses que l’on ne connaît pas : voilà l’habitude que l’on contracte à l’École et que l’on gardera peut-être jusqu’à la fin.

 

Encore quelques mots. – On dit volontiers qu’à l’école l’enfant apprend à apprendre. On entend par là que l’école donne à l’enfant une méthode, un ensemble de bonnes habitudes qui le rendront capable d’étudier seul. L’idée est excellente. Mais, alors, comment se fait-il que des élèves de dix-huit ou de dix-neuf ans soient astreints, du commencement de l’année à la fin, à la même discipline que les débutants âgés de huit ans à peine ? On n’enseigne pas à ceux-ci ce qu’on enseigne à ceux-là. Mais, en classe, la passivité des uns est la même que celle des autres. Le nombre des leçons hebdomadaires, leçons uniformes où l’élève n’est qu’un auditeur, est même un peu plus considérable pour les grands que pour les petits. La besogne des grands est fixée, jour par jour, heure par heure, aussi méticuleusement que celle des petits. Dix, douze ans de suite, le maître est toujours présent, c’est lui qui dirige tout. Pourquoi ne dit-on pas, de loin en loin, à ceux qui ont « appris à apprendre » : « Aujourd’hui, vous ferez à votre manière le travail qui vous intéresse le plus ; et, demain, nous examinerons ça. »

C’est incontestable : nous ne faisons pas faire à nos élèves l’apprentissage de la liberté. Aussi leur faudra-t-il beaucoup de temps pour se déficeler après que nous les aurons lâchés.

 

Parce que les tâches des écoliers sont trop nombreuses, ils ne peuvent généralement pas les accomplir avec soin. Beaucoup prennent l’habitude de bâcler leur besogne. Pour eux cette besogne est une corvée dont ils se débarrassent aussi rapidement ou aussi ingénieusement que possible.

Pourquoi ne s’applique-on pas à leur enseigner la persévérance ? On y parviendrait dans bien des cas si, au lieu d’exiger d’eux, sept ou huit heures par jour, un simulacre d’effort et de la résignation, on leur demandait quotidiennement un effort véritable, sincère, qui serait de quelques minutes pour les petits et dont la durée augmenterait lentement, de mois en mois. Ah ! quel admirable résultat ce serait, si, jusqu’à la fin, on pouvait faire faire chaque jour à l’écolier un petit travail avec attention, avec soin, avec bonne volonté, avec bonne humeur !

Mais pour cela il faudrait que l’École n’enlevât pas à l’enfant son optimisme et sa confiance. Il possède, en qualité d’être humain, des mains, des yeux, et un cerveau ; et il importe de lui montrer tout le parti qu’il pourrait tirer de cette richesse qui est bien à lui. Le plus mauvais de nos élèves est capable de faire autre chose que des fautes. Et à tous nous devrions ingénieusement et sans cesse prouver qu’avec de la persévérance on réalise toujours des progrès.

 

N’ayant pas eu l’occasion de donner des formes diverses à son activité, l’écolier, à la fin de ses études, ne se connaît pas. On lui a bien dit, en grec : « Connais-toi toi-même », car l’École ne renouvelle pas ses vieilles plaisanteries. Mais il ne se doute pas de ce qu’il y a en lui de bon, il n’a pas eu l’occasion d’exercer ses forces. Il ne sait pas quels sont les travaux qu’il ferait avec plus de facilité et avec plus de goût que les autres, car il a toujours fait la même chose. Sa dernière « moyenne » annuelle a été 7,28. Mais que doit-il en conclure ?

J’ai montré peut-être trop de dédain pour l’instruction que le Pédagogue donne à ses élèves. C’est que je songe à la besogne essentielle, irremplaçable qu’il devrait accomplir et qu’il néglige. On ne cultive pas les écoliers, c’est-à-dire qu’on n’enrichit pas leur nature en leur fournissant sans cesse l’occasion de développer les aptitudes précieuses qu’ils possèdent tous (à des degrés très différents). Car on aurait pu les rendre tous plus agiles, plus gracieux, plus vigoureux ; à tous, on aurait pu apprendre à mieux se servir de leurs yeux et de leurs mains ; on aurait pu les rendre tous plus attentifs, plus clairvoyants et plus sincères. On aurait pu les mettre en garde contre le pouvoir trompeur des mots. Enfin, à chacun d’eux, on aurait pu donner un peu d’enthousiasme et quelque chose à aimer.

Je n’ai pas tout dit. Nos élèves, au moment où ils nous quittent, ont reçu dix mille ou douze mille leçons. Mais, parmi les sujets innombrables que nous avons traités devant eux, combien y en a-t-il qu’ils pourraient exposer avec netteté, avec fermeté ?

 

En terminant, je ne dois pas oublier de plaindre le maître. Je ne parle pas du malheureux que les écoliers martyrisent, ni de celui qui est pour eux le juge sans bienveillance, qu’on craint et qu’on n’aime pas. Ne nous occupons que du cas habituel. Parce que le maître enseigne dans des conditions défavorables, il constate continuellement la disproportion qu’il y a entre la peine qu’il se donne et les très médiocres résultats qu’il obtient. Ah ! comme notre besogne pourrait être passionnante si nos élèves avaient de la curiosité, de l’avidité ! Mais donner sans cesse des explications à des enfants silencieux qui ne les demandent pas, quelle amertume, parfois ! Et comme elle est profonde l’envie que l’on a, certains jours, de dire à ceux que l’on « prépare » pour le baccalauréat : « Ce que nous faisons-là n’est pas de la vraie science. Parlons d’autre chose et soyons sincères ! »

 

« L’ÉCOLE SAIT-ELLE CE QU’ELLE VEUT ? » Voilà la question qu’on se pose lorsqu’on a constaté les effets du régime auquel elle soumet tous les enfants.

Les pédagogues ont une chance exceptionnelle. Ce n’est pas seulement l’inertie des êtres et des choses qui rend plus ou moins difficiles toutes les réformes sociales : celle-ci lèsent, en général, des intérêts particuliers et rencontrent donc une opposition compréhensible. Mais dans le monde fermé de la pédagogie une révolution rapide et profonde pourrait se faire sans danger ; elle n’influerait pas sur le cours de la Bourse et ne provoquerait aucun désordre dans la société. Cette révolution se fera dès que l’École voudra bien reconnaître l’incohérence de ses pratiques traditionnelles.

On peut fort bien vivre sans savoir ce qu’on veut, sans rien vouloir du tout. Mais il est absurde d’éduquer la jeunesse si l’on ne se fait pas une idée tant soit peu claire du but à poursuivre, de la direction dans laquelle il faut agir.

UNE ÉCOLE MEILLEURE

Il sera facile d’organiser, dès qu’on le voudra, des écoles bien meilleures que celles d’aujourd’hui. On pourrait en imaginer d’excellentes qui différeraient beaucoup de l’école dont je vais donner une idée sommaire. Mais, comme j’entends d’avance certains contradicteurs peu imaginatifs me dire : « La critique est aisée, et l’art est difficile, », je tiens à montrer, par un exemple, que je ne parle pas de choses irréalisables.

 

Dans mon école, l’enfant recevra chaque jour, de huit heures à dix heures du matin, l’instruction obligatoire.Dans ces deux premières leçons, on lui enseignera l’indispensable : on lui apprendra à écrire et à parler correctement sa langue maternelle et à effectuer avec sûreté et avec aisance les calculs les plus simples de l’arithmétique.

Je n’aurai pas le ridicule de dire : « Voici la méthode, préférable à toutes les autres, qu’on emploiera. » – Le fait, est que cette méthode-ci peut donner des résultats aussi bons que celle-là. Je me contenterai de faire quelques remarques.

Le maître ne sera pas pressé. Sachant que l’enfant est obligé d’aller à l’école jusqu’à l’âge de quinze ans, il se dira : « Ce que mes élèves ignorent aujourd’hui, ils l’apprendront l’année prochaine. C’est seulement à la fin de leurs études qu’il importera pour eux de posséder, d’une manière définitive, une certaine somme de connaissances utiles ». N’étant pas pressé, il sera patient ; et par ce fait, tout paraîtra moins difficile à l’écolier.

Je veux dire qu’il ne sera pas pressé de communiquer à ses élèves sa propre science. Il s’en tiendra à ce principe essentiel : L’activité d’abord ; la formule après. Durant les premières années, l’enfant ne connaîtra pas d’autres règles (de grammaire ou d’arithmétique) que celles qu’il découvrira lui-même. Et, ainsi, les propositions générales qu’il énoncera auront pour lui une signification claire. Le fait est qu’il lui sera bien difficile de ne pas reconnaître de l’uniformité dans certaines terminaisons, de la régularité dans la formation de certains mots.

J’entends le Pédagogue déclarer : « Les écoliers ne sont pas capables de s’instruire tout seuls. » – Il ne s’agit pas de cela. Je demande qu’au lieu de leur remettre de ces manuels où ils trouvent, admirablement classées, les notions définitives que possèdent les personnes instruites, le maître ait un recueil contenant des questions très nombreuses et graduées avec soin, qui leur suggéreront des rapprochements et des comparaisons utiles. Ce n’est pas l’école qui nous apprend à généraliser. La généralisation ne se fait que trop spontanément dans l’esprit de l’ignorant. D’ailleurs, on aidera les élèves qui ne trouvent rien.

Je dis qu’on peut se passer d’un manuel pour faire de la grammaire expérimentale. Le maître dira, par exemple : Je vais supprimer dans cette phrase le mot car et le remplacer par une virgule. Vous me direz si la signification de la phrase a changé. » – Des exercices de ce genre permettent de caractériser le rôle que jouent dans le discours les conjonctions ou les adjectifs, ou les adverbes, etc. Ces expériences vaudraient mieux que des définitions prématurées.

On pourra aussi proposer aux écoliers des « match » de concision. – « L’un de vous peut-il faire une phrase plus courte que celle d’Albert, mais ayant la même signification ? » – On verra alors que la connaissance d’un mot nouveau permet souvent d’abréger la proposition.

On habituera surtout l’enfant à faire sans timidité et sans crainte de petits discours, où il parlera de ce qu’il a vu, à l’école ou ailleurs, et qui l’a intéressé, ou bien des beaux livres qui auront été lus en classe. La longueur des discours et des compositions écrites augmentera d’année en année.

Mais pourquoi entrer dans les détails ? C’est seulement dans la dernière année que l’écolier aura de petits livres, où seront classés et résumés les résultats des observations qui auront été faites en classe.

Ces manuels permettront aussi de combler quelques lacunes.

Le débutant pourra aussi apprendre l’arithmétique et les premiers éléments des mathématiques, en jouant[3].Pour cela, il faudra que le maître possède un recueil contenant des exercices extrêmement variés, susceptibles d’éveiller la curiosité de ses élèves et de leur faire faire des découvertes.

Mais c’est sur autre chose que je dois insister. L’état d’esprit de l’enfant sera différent de ce qu’il est dans les écoles actuelles ; et l’état d’esprit du maître sera différent aussi. L’écolier n’aura rien à craindre. On commencera par le rassurer. Il ne s’exposera pas à une mauvaise note en commettant des erreurs. Il aura, comme tout le monde, le droit de se tromper. On lui permettra d’être maladroit, enfantin, naturel. Sa maladresse diminuera peu à peu, inévitablement. On ne sera sévère que pour ceux qui, volontairement, dérangent la leçon. La résignation avec laquelle tant d’enfants supportent aujourd’hui leurs longues journées d’école, nous donne le droit de supposer qu’ils sauront, en général, montrer durant les deux premières heures du matin, de la bonne volonté et de l’attention. Car le premier devoir du maître sera d’être bienveillant. Sans inquiétude au sujet des fautes inévitables que ses élèves feront pour commencer, il s’appliquera beaucoup plus à accroître leurs connaissances qu’à leur faire constater leur ignorance. Il y a là une nuance qui n’échappera pas à tout le monde.

En huit ans, quand on a de la bonne volonté, on peut faire de la bonne besogne. Durant ces deux premières heures de la journée, on ira aussi, une ou deux fois par semaine, causer dix minutes devant le globe terrestre ou devant les cartes géographiques accrochées au mur. On n’emploiera d’abord que des cartes simplifiées. Et il faudra que le maître soit bien inhabile et bien dépourvu d’imagination pour qu’au bout de huit ans ses élèves n’aient pas des notions suffisantes en matière de géographie. Ils connaîtront à peine le quart des noms que connaissent temporairement les écoliers studieux d’aujourd’hui. Mais seuls les maniaques de la pédagogie leur reprocheront de ne pas pouvoir nommer plus de sept ou huit villes espagnoles.

Enfin, durant ces deux premières heures dont je parle, l’enfant apprendra encore à dessiner ; c’est-à-dire que, très fréquemment, il consacrera un quart d’heure à l’exécution d’un petit croquis. À ce propos, je veux montrer, pour finir, qu’il est facile de faire constater aux écoliers les progrès qu’ils ont réalisés et de mesurer, en quelque sorte, leur habileté croissante. Imaginons une douzaine de vases du même type, chacun d’eux différant du précédent par son col un petit peu plus allongé. Le numéro 1 ne ressemblera guère au numéro 12 ; mais deux numéros consécutifs ne se distingueront pas, au premier coup d’œil, l’un de l’autre. L’enfant qui dessinera le contour de l’un de ces vases ne sera sûr de l’exactitude de son croquis que si ses camarades peuvent deviner le numéro qui a servi de modèle. Et il aura d’autant plus de progrès à faire encore que leur incertitude sera plus grande.

Mais ne nous frappons pas. Qu’il s’y prenne d’une manière ou d’une autre, le maître pourra être tranquille tant que ses élèves auront de l’ardeur et de la curiosité. Les hommes savaient penser et agir bien avant qu’il y eût des écoles ; et c’est avant de recevoir leurs premières leçons que nos enfants font leurs progrès les plus rapides. La vie intellectuelle de l’écolier ne s’arrête pas quand les pédagogues cessent de s’occuper de lui. Si j’osais emprunter aux croyants leur vocabulaire, je dirais aux pédagogues d’aujourd’hui : « Vous n’êtes que les modestes collaborateurs de Dieu. N’ayez donc pas la prétention de tout faire. » On les compare volontiers à des semeurs. Mais comme ils ressemblent peu à celui dont le poète nous a dessiné la haute silhouette noire ! Celui-là croit à la fuite utile des jours. Il compte sur la fertilité du sol, sur la pluie, sur le soleil, sur la vie. Et il ne va pas, huit jours après avoir fait son geste auguste, enfoncer ses doigts dans la terre pour voir si ses graines germent bien conformément aux règles de la botanique. Il faut que le pédagogue apprenne à s’abstenir, et à se taire.

Dans mon école, le maître n’aidera ses élèves que lorsqu’ils le lui demanderont ; et il s’ingéniera de toutes les manières à entretenir leur persévérance et leur confiance.

 

– Et ce sera tout ?

Non, ce ne sera pas tout. La troisième heure du matin sera consacrée à la culture de l’enthousiasme. Durant cette heure-là, les maîtres n’auront pas d’autre but que d’intéresser vivement, ou d’émerveiller, ou d’émouvoir leurs élèves, en leur révélant tout ce qu’il y a de beau dans l’univers et dans l’esprit de l’homme.

Cette troisième leçon ne me paraît pas moins utile que les précédentes. L’enfant, en particulier l’enfant des villes, a aujourd’hui de fréquentes occasions d’être distrait de ses travaux scolaires. Gratuitement, ou pour quelques sous, il peut se procurer des spectacles captivants que l’on ne soupçonnait pas il y a un demi-siècle. L’effet des inventions modernes sur l’imagination est le même que si le monde, depuis cinquante ans, était devenu sensiblement plus beau. Eh bien ! puisque le monde a aujourd’hui des couleurs plus éclatantes qu’autrefois, il faut que les pédagogues en fassent dans leurs leçons une description moins terne, plus pittoresque que celle dont nos grands-pères se sont contentés. Ce que l’enfant apprend à l’école ne doit pas être moins intéressant que ce qu’il apprend ailleurs. Il ne suffit plus de lui dire : « Ne fais pas ceci : c’est le mal ; ne fais pas cela, c’est défendu. » Pour le rendre capable de résister à quelques-unes des tentations qui le menacent, il faut lui révéler des modes d’activité passionnants ; il faut développer en lui des goûts salutaires.

Voilà pourquoi, dans mon école, de 10 h. 10 m. à 11 heures du matin, le maître emploiera tous les moyens possibles pour provoquer l’admiration des élèves, pour accroître en eux le désir de savoir, d’entreprendre et de créer. Je me hâte d’ajouter que l’admiration ne sera pas pour eux un sentiment obligatoire. Ils pourront être d’une insouciance absolue. Durant cette heure-là, on leur donnera l’instruction gratuite pour rien. Leur seul devoir sera de ne pas déranger les autres. Tout l’effort, ce sera le maître qui le fera.

Il y aura, dans ces leçons-là, une extrême variété. Ce seront tantôt des causeries, tantôt des conférences, tantôt des débats contradictoires. On y fera d’étonnantes expériences de physique. Et pour organiser toute cette besogne, on fera appel à toutes les personnes de bonne volonté ayant de l’enthousiasme à communiquer. Les élèves pourront proposer tout ce qu’ils voudront : des problèmes amusants ; des projections lumineuses ; le cinématographe ; des visites dans les fabriques ou dans les musées. On leur parlera des mœurs curieuses de certains animaux ; de l’admirable diversité qu’il y a dans leurs moyens d’attaque ou de défense ; des hypothèses que les savants ont faites sur l’origine des mondes ; de quelques beaux romans ; de l’industrie moderne ; de l’échange ; de quelques-uns des grands changements qui se sont faits depuis l’Antiquité dans les relations humaines.

Et plutôt que de tracer ces frontières, auxquelles le Pédagogue tient tant, entre la géographie et l’histoire, entre la biologie et la physique, entre la pensée et le langage, on mettra un peu d’unité dans la science en ramenant tout aux besoins fondamentaux de l’homme, aux moyens qu’il a imaginés pour les satisfaire et aux difficultés qu’il a rencontrées. Quelques-uns de ces besoins, pendant des milliers d’années, sont restés les mêmes ; mais ces moyens et ces difficultés, qui varient d’un pays à l’autre, se sont profondément transformés à travers les siècles.

L’écolier pourra se faire ainsi, de l’histoire, de la géographie, de la science, une idée bien plus claire et bien plus frappante que par ces exécrables monographies qui remplissent les manuels scolaires.

Et parfois, à midi, de retour à la maison, il y aura des enfants qui diront à leur mère : « Oh ! maman, c’était beau ! »

De onze heures à midi, chaque jour, on s’occupera de l’éducation physique de l’écolier. Il fera de la gymnastique, du tennis, de la boxe courtoise, de la danse, de la lutte. On le rendra plus fort, plus agile et plus gracieux. Et l’on exercera ainsi une influence bienfaisante sur toute sa vie.

– Et qu’est-ce que les enfants feront l’après-midi, les jours où ils iront à l’école ?

Une fois par semaine, ils auront le droit de choisir le travail qui les intéressera le plus : ils pourront s’occuper de dessin ou de mathématiques ; faire une lecture ou quelque rédaction, ou autre chose encore. On profitera de ce moment-là pour aider les élèves qui, dans les deux premières heures du matin, auront montré plus d’embarras que les autres. Ces heures de travail libre pourront d’ailleurs être plus fréquentes pour les grands que pour les petits.

Chaque semaine aussi, l’enfant apprendra à se servir de ses mains en construisant quelque objet en bois, en carton ou en métal : une boîte, un chariot, un bateau, un thermomètre, une balance, une pile électrique, un petit moteur, etc. Pour cela, il pourra, bien entendu, collaborer avec ses camarades. Les sensations qu’il éprouvera en manipulant des choses lui permettront de mieux comprendre d’ultérieurs théorèmes de mécanique.

Et, puisque je parle de l’éducation scientifique, je veux, pour finir, dire deux mots d’un exercice dont les écoliers tireront un grand parti. Ils consacreront, au moins une heure par semaine, à la notation des différences et des ressemblances qu’il y a entre les choses : les différences ou les ressemblances que peuvent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou deux insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux portraits, ou deux figures géométriques, ou deux sons, ou deux phrases, ou deux fables composées par deux écrivains qui ont voulu traiter le même sujet, ou bien les gestes, les paroles et les attitudes de deux personnes, etc. Souvent on se demandera : « Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette ressemblance-là ? » Parfois, une différence qu’on ne soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à l’emploi de quelque réactif. Tout le travail qui précède l’énoncé des vérités scientifiques est là.

Ces exercices de comparaison peuvent être admirablement gradués : très faciles d’abord ; puis, au bout de quelques années, très difficiles. Et ne constituent-ils pas un passe-temps intelligent auquel on pourra se livrer à tout âge, dans un salon, dans la rue, à la campagne, partout ?

Quelle éducation ce serait pour l’intelligence : observer, comparer d’abord ; juger ensuite. C’est à se demander si cela ne diminuerait pas dans une proportion inquiétante le nombre des imbéciles.

Et, de loin en loin, quand il fera un temps superbe, on remplacera les leçons par une longue promenade dans les prés et dans les bois.

Quelques explications. – Que les gens sérieux se rassurent : C’est quand les enfants seront sortis de mon école que commencera pour eux, dans une école professionnelle ou ailleurs, l’apprentissage qui leur procurera, s’ils le méritent, un diplôme et, finalement, un métier. Je prétends seulement que, pendant quelques années, les êtres très jeunes ont quelque chose de mieux à faire que de se préparer à gagner de l’argent. Dans cette première école, après avoir pris les précautions nécessaires pour qu’ils sachent ce que tout le monde doit savoir, on n’aura pas d’autre but que d’assouplir et de fortifier leur corps et leur esprit et de les aider à prendre conscience de ce qu’il y a en eux de perfectible. Et, l’enfant ayant pu, durant de nombreuses années, montrer librement ses défauts, ses goûts et ses aptitudes, on se trompera moins qu’aujourd’hui en lui indiquant la direction dans laquelle il pourrait utilement se spécialiser.

Quant aux écoles spéciales de toutes sortes, où nos écoliers entreront ensuite – ceux-ci à quatorze ans, ceux-là à quinze ans, et les autres plus tard – elles pourront facilement, oubliant leur tâche principale, consacrer chaque semaine quelques heures à la culture générale de leurs élèves et continuer ainsi l’œuvre commencée par l’école dont je viens de parler longuement.

Enfin, les jeunes gens qui auront l’intention d’entrer dans des écoles professionnelles plus exigeantes que les autres, pourront, dès l’âge de quatorze ans, par exemple, consacrer les deux premières heures du matin à l’étude du latin, ou des mathématiques, ou bien d’une ou deux langues vivantes. D’ailleurs, l’École s’appliquera à ce que ni ces élèves-là, ni les autres, ne soient embarrassés par la trop grande rigidité de son programme.

Je le répète : on pourra imaginer de bonnes écoles, différant très sensiblement de la mienne. Celle-ci a sûrement des défauts que je reconnaîtrai avec bonne grâce. Mais je la défends quand même avec conviction. L’enfant y fera peut-être (ce n’est pas sûr) plus de fautes d’orthographe qu’il n’en fait dans les écoles actuelles ; mais il y dira moins de bêtises ; il y respirera plus librement ; il y jouira d’une meilleure santé ; il y mènera une existence moins monotone ; il y sera plus actif, plus insouciant, plus heureux.

QUELQUES OBJECTIONS

J’ai parlé longuement des défauts de l’École et j’ai eu l’air d’ignorer ceux des enfants. Je n’ai pas dit un mot de leur paresse, laquelle justifie, m’affirme-t-on, le régime auquel le Pédagogue les soumet.

Oui, l’être humain est naturellement paresseux, c’est-à-dire qu’il s’épargne autant que possible les efforts pénibles. Mais, soit dit en passant, cette tendance est-elle déplorable à tous égards ? C’est en cherchant le moyen de remplacer un effort par un effort moindre que l’homme a fait ses inventions les plus admirables. Que l’humanité s’évertue sans scrupules à diminuer la somme de ses souffrances : il lui en restera toujours assez. Et qu’elle ne prenne pas trop au sérieux les ascètes qui font des économies pour leurs vieux jours.

Mais il ne s’agit pas de cela. Je reconnais qu’il importe d’habituer l’enfant à faire des efforts. Il faut lui enseigner la persévérance. Or, c’est précisément ce qu’on ne fait pas dans les écoles actuelles. Ah ! quelle joie quand il apprend qu’une leçon sera supprimée ! « Congé ! » Car il y a patience et patience. La persévérance est une patience agissante ; et il y a une autre patience qui n’est que de la résignation stérile. Les enfants qui sont en bonne santé aiment énormément l’activité, le jeu. Mais admettons qu’ils soient tout de même des paresseux. J’en conclus qu’il faut commencer par « apprivoiser » les écoliers très jeunes ; il faut, avec beaucoup de précautions, leur prouver que le travail n’est pas une chose aussi pénible que ça. On ne doit pas, dès les premiers jours, leur suggérer cette idée que la joie ne recommence qu’au moment où le travail s’arrête. Il faut d’abord leur donner l’élan. On pourra alors, graduellement, les habituer à des efforts de plus en plus prolongés. Encore une fois, le Pédagogue a-t-il lieu d’être si satisfait, aujourd’hui, des résultats qu’il obtient avec sa discipline ennuyeuse ?

« La vie n’est pas un roman, me dit-on ; il faut habituer très tôt les enfants aux besognes ennuyeuses qu’ils ne pourront pas éviter plus tard. La plupart d’entre eux auront à accomplir souvent des corvées pour lesquelles il leur faudra beaucoup de résignation. »

Voilà. Pour ceux que je combats, il n’y a qu’une manière de comprendre le sens du mot travail. Ils ont l’air d’ignorer le travail de l’artiste, de l’inventeur (auquel celui de l’enfant ressemble si souvent). Ils ne songent qu’au travail-châtiment, au travail qu’on fait à la sueur de son front, pour gagner son pain. De ce travail-là, je le reconnais, on s’acquitte, à l’ordinaire, sans aucune joie. Pour recevoir un salaire insuffisant, des millions d’hommes accomplissent chaque jour une besogne monotone et fatigante. Et s’il leur arrive, en travaillant, de compromettre gravement leur santé, cela ne diminue pas la valeur marchande de l’ouvrage qu’ils ont fourni. Mais quand il s’agit du travail des écoliers, c’est en quelque sorte le contraire qu’il faut dire. Les feuilles de papier qu’ils remettent au maître et où ils ont écrit leurs dictées, leurs problèmes ou leurs dates historiques, ont une valeur intrinsèque à peu près nulle. On les met au panier. On parvient parfois à les vendre au poids, c’est vrai ; mais elles ont perdu presque tout le prix qu’elles avaient lorsqu’elles étaient blanches. Si le travail de l’écolier a de la valeur, c’est à condition qu’il améliore le travailleur lui-même. L’essentiel est donc que l’École fournisse sans cesse à l’enfant l’occasion de se livrer à une activité fortifiante. Qu’est-ce qui se passe en lui pendant qu’il travaille ? Voilà la vraie question. Il ne faut pas le décourager. Abrégeons : il est inepte d’assimiler son activité au travail du salarié.

Appliquons-nous, pendant qu’il est jeune, à enrichir ce qu’il y a de profond dans l’individu. C’est dans l’autre école, la seconde, qu’on en fera un serviteur de la société.

On m’a dit aussi que les enfants sont moins intelligents que je ne le suppose ; qu’ils ne peuvent pas faire grand’chose de bon quand ils ne sont pas dirigés ; et que cela explique la docilité que l’École exige d’eux.

D’abord, je n’ai pas dit que les enfants doivent s’instruire sans que personne les aide. Et puis est-il bien sûr qu’ils aient si peu d’intelligence ? Il ne serait sans doute pas impossible d’évaluer, en gros, la somme des richesses intellectuelles que représente une génération d’enfants. Jamais l’expérience n’a été faite sérieusement, loyalement.

En attendant, on est déjà obligé de reconnaître que partout il y a des écoliers très bien doués, possédant des aptitudes précieuses, essentiellement cultivables. Au sujet de ceux-là, on est tranquille ; et l’on ne s’en occupe pas. Je veux dire qu’il existe, à notre époque, des écoles pour enfants arriérés ou anormaux, des écoles pour sourds-muets, des écoles pour crétins ou pour culs-de-jatte, mais qu’il n’existe pas d’écoles pour enfants très intelligents. On dit : « Oh ! ceux-là se tireront toujours d’affaire. » Cela n’est pas sûr. Ce sont les imbéciles, dont notre société capitaliste fait une grande consommation, qui peuvent être certains de trouver, ici ou là, un petit emploi modeste. Mais il y a des natures fines, plus fragiles que les autres, qui demandent à être éduquées avec un soin tout particulier.

Admettons que la docilité humaine soit incurable ; qu’il ne soit pas possible de diminuer sensiblement la proportion des esprits médiocres ; et que la plupart des pédagogues n’aient rien de mieux à faire que de former des citoyens obéissants. Je demande alors que l’on organise quelques écoles où les maîtres auront pour tâche essentielle de former des esprits libres. Leur rôle sera toujours discret ; ils se contenteront de mettre en branle la pensée de l’élève, auquel on fera subir de temps en temps un examen décisif (un examen qui, bien entendu, n’aura pas pu être préparé). Car, encore une fois, il existe des enfants intelligents, enthousiastes et avides, auquel notre vieux régime scolaire ne convient pas.

S’il est vrai que les peuples sont irrémédiablement condamnés à obéir à des minorités dirigeantes, il faut souhaiter que les individus qui mènent le monde soient désormais, autant que possible, des hommes de qualité supérieure.

Mais les prédictions des misanthropes sont, bien entendu, aussi hasardeuses que celles des optimistes. J’ai seulement voulu dire que, quel que soit l’avenir de l’humanité, il faut désirer des écoles où l’on favorisera avec scrupule et avec adresse l’épanouissement, dans l’âme de l’enfant, de ce qu’il apporte peut-être de précieux et de nouveau.

L’ÉCOLE ET L’AVENIR

L’École et le bonheur. – Il y a des gens qui se font du bonheur une conception mélodramatique, catastrophique. Pour eux, être heureux, c’est, par exemple, gagner le gros lot ; ou bien, c’est devenir, dans un match inoubliable, le champion mondial de la boxe ; ou, encore, c’est porter une toilette infiniment élégante qui laisse derrière elle, dans la foule, un sillage d’admiration et de stupeur. Et ils sont nombreux, ces naïfs qui vivent dans l’attente d’un événement exceptionnel après lequel commencera pour eux une extase interminable.

On peut imaginer aussi des bonheurs plus discrets et moins chimériques, dont l’homme peut jouir quotidiennement et qui dépendent beaucoup plus de ses qualités que des événements. Car il y a des qualités qui embellissent la vie de ceux qui les possèdent : l’agilité et la force physique ; la grâce et la dextérité ; la maîtrise de soi ; la bonne humeur : la sincérité ; l’intelligence ; la persévérance. Et, ces qualités – dans une mesure qui varie énormément d’une personne à l’autre – peuvent être développées par l’éducation.

Or, je le répète : l’École procède un peu comme si elle avait le droit de dire : « Que nul ne s’occupe de l’éducation des enfants : c’est moi seule que cela regarde. » Ayant la prétention de les « préparer à la vie », elle emprisonne durant des milliers d’heures les êtres jeunes. Elle les met ainsi à l’abri de quelques dangers ; mais, en même temps, elle les empêche de faire certaines acquisitions précieuses et irremplaçables. En leur imposant constamment la même attitude, elle arrête en eux le développement de forces bienfaisantes. Voilà pourquoi, lorsqu’on songe à tous les hommes qui, physiquement, intellectuellement et moralement, ne sont pas devenus ce qu’ils auraient pu être, et qui, dans ce sens-là, ont plus ou moins manqué leur vie, on a le droit de dire : « L’École y est pour quelque chose. »

Si le Pédagogue se borne à entretenir le zèle docile de ses élèves, il augmente en eux, à supposer que cela dure, une certaine valeur sociale : la valeur qu’ils auront quand ils seront au service des autres. Mais, plus tard, ils ne seront pas constamment des employés. Ils ne seront pas sans cesse au bureau ou à l’atelier, penchés sur l’inévitable besogne. Ils auront, chaque jour, des moments de liberté. Ils auront leurs dimanches. Pour ces heures où ils pourront rêver ou réfléchir, il faut leur donner quelque chose de durable à aimer.

Nietzche a dit que les hommes sont destinés à devenir des machines et que, pour cette raison, il faut les habituer à s’ennuyer. Disons-nous plutôt que nous ne savons pas ce que sera la vie de l’écolier qui est là, devant nous. À l’école, huit ans de suite, tous les enfants pourraient être riches : toute la beauté du monde pourrait être à eux.

Que le Pédagogue le comprenne enfin : c’est bien peu généreux que de vouloir mettre, inlassablement, sur tous les esprits ce vernis qui est la marque de la grande Maison d’instruction Moderne, au lieu de donner à chaque enfant une chaleur et une force qui enrichiraient son être, trésor intime grâce auquel il ne serait jamais un vrai Pauvre.

 

L’École et la question sociale. – Il se fait beaucoup de mal dans le monde sans que le Diable y soit pour rien. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui voient dans l’École obligatoire un moyen de gouvernement imaginé par des politiciens machiavéliques. Cela supposerait chez ces organisateurs un génie bien improbable. En tous cas, l’inertie des uns explique bien mieux que la volonté clairvoyante des autres la médiocrité des institutions que les hommes conservent. Quoi qu’il en soit, l’éducation que reçoivent tous les écoliers est de nature à former des esprits obéissants, des citoyens facilement gouvernables. Le régime auquel ils sont soumis leur enlève peu à peu leur audace et leur curiosité. On s’applique bien plus à leur faire réciter ce qu’ils ont lu qu’à les mettre en garde contre le pouvoir trompeur des mots. Et au lieu d’entretenir leur optimisme et leur enthousiasme, on continue à leur enseigner de vieilles formules qui expriment peut-être la vérité d’autrefois, mais que ne confirme plus l’expérience des modernes. Car les changements qui se sont faits dans les conditions de la vie sociale n’ont pas modifié la morale qu’enseigne, un peu mécaniquement, le Pédagogue.

Il suffit de consulter les manuels scolaires actuellement employés pour voir que l’on continue à s’intéresser beaucoup plus aux hommes du passé qui ont commandé et qui ont détruit qu’à ceux qui ont travaillé et qui ont créé. Or, quelle qu’ait été jusqu’à présent l’importance de la guerre, celle du travail humain n’a évidemment pas été moindre. Et comme l’histoire du travail serait plus variée ! Car il est bien simple, le geste de l’homme qui tue ! Ne pourrait-on pas en dire la fréquence sans le décrire chaque fois, et sans indiquer chaque fois la date et le lieu ? Dans l’insistance avec laquelle tant de maîtres d’histoire défendent contre l’oubli les noms des monarques et des guerriers qui furent glorieux il y a mille, deux mille ou trois mille ans, se retrouve un peu de la platitude qu’un prince peut toujours attendre de ses historiographes et de ses larbins.

C’est trop souvent le passé qu’on propose comme modèle aux êtres nouveaux ; et il y a beaucoup de chances pour que ceux-ci, par leur inertie, soient plus tard les défenseurs de l’ordre ancien. Pour les esprits respectueux, le mot « ordre » représente l’Intangible. Or, il désigne, à l’ordinaire, un ensemble de choses lourdes et difficiles à déplacer. Si les hommes inertes pouvaient un jour s’animer, un ordre nouveau commencerait à se faire dans le monde.

De grandes questions religieuses, politiques ou sociales divisent les hommes ; mais dans les luttes qui en résultent, notre ignorance inévitable nous interdit de voir des conflits entre la vérité et l’erreur, entre le bien et le mal. L’éducateur, qui a une tâche admirable, et toujours la même, à accomplir, devrait donc poursuivre son but sans se laisser troubler par le bruit qui se fait dans le monde. Il ne devrait pas prendre parti entre les forces conservatrices et les forces révolutionnaires qui à toute époque agissent dans la société. Il ne devrait être le complice de personne. En mettant son éloquence au service de ceux-ci ou de ceux-là, il abuse trop facilement de la naïveté des écoliers. Mais l’École, qui n’a aucune confiance dans la nature humaine, prend soin de dire tout de suite aux enfants quels sont les sentiments nobles et les idées saines qu’il faut avoir. Aussi beaucoup de citoyens se croient-ils obligés d’arborer jusqu’à leur mort des idées saines et des sentiments nobles.

Ce qui est noble, c’est la sincérité. Il n’importe pas que nos élèves soient, finalement, dans un camp plutôt que dans l’autre. L’essentiel est de lutter proprement, avec courage et avec loyauté, pour la cause qu’on aime.

Lorsqu’un maître de gymnastique propose à ses élèves des exercices qui fortifieront et assoupliront leurs muscles, il n’est pas retenu par la pensée qu’il donne à ces jeunes gens une force dont ils feront peut-être, un jour, un mauvais emploi. En leur enseignant la boxe, il ne se demande pas s’il perfectionne ainsi, longtemps à l’avance, le coup de poing que recevra la mâchoire d’un méchant contrebandier, ou s’il se rend un peu responsable du coup foudroyant qui aplatira le nez d’un vertueux douanier. Il ne se demande pas si c’est dans le coup de poing criminel ou dans le coup de poing légal que les effets lointains de son enseignement se feront sentir. Il lui suffit de savoir qu’en rendant ses élèves plus vigoureux et plus adroits il augmente d’une manière durable leur valeur personnelle. Eh bien ! je voudrais que ceux qui sont chargés de l’éducation intellectuelle des écoliers eussent autant de désintéressement, autant de générosité que ce maître de gymnastique.

L’éducateur pourra être sûr de ne pas se tromper s’il s’efforce d’abord, pendant des années, d’accroître la valeur individuelle de l’enfant qu’on lui a confié. Il pourra encore, pour lui inculquer des idées saines, lui montrer, ingénieusement et éloquemment, ce qu’il y a de fondamental, de beau et de nécessaire dans le travail et dans la solidarité. Mais qu’il ne lui parle pas trop tôt de ses devoirs envers l’État ! Il y a plusieurs manières d’être un bon citoyen. Et, d’ailleurs, l’école n’aura pas trop des milliers d’heures dont elle dispose et de toutes ses ressources pour remplir le rôle discret que je lui propose.

Je demande à l’éducateur d’être discret en enseignant la morale. Pourquoi se soucierait-il de la forme que prendra un jour le civisme de ses élèves, puisque leurs vertus sociales ne seront agissantes que dans quinze ou vingt ans, dans un milieu nouveau ? Mais j’ai eu tort de dire qu’il ne doit pas prendre parti. S’il prend au sérieux le principe essentiel qui dirige son action quotidienne, s’il est sincère, il ne peut pas être le véritable soutien de la société actuelle, composée principalement de roublards, de naïfs, de militaires et de bêtes de somme.

Il se peut que toutes les espérances des optimistes soient illusoires. Il se peut que les individus soient toujours rares parmi les unités qui composent les foules. Peut-être les peuples seront-ils jusqu’à la fin ces troupeaux obéissants dont des élites indignes disposent. Dans ce cas, pour nous, les morales et les pédagogies seraient toutes également vaines. Mais l’avenir n’est à personne. Il a existé et il existe des êtres exquis qui peuvent nous faire croire en la possibilité d’une humanité nouvelle, plus éloignée que la nôtre de la brutalité primitive. Bien souvent, pour une heure, des enfants adorablement frais ont fourni à notre espérance des arguments victorieux. Cette humanité, peut-être viable, remue déjà dans le cœur de beaucoup d’hommes d’aujourd’hui et leur fait ébaucher, de loin en loin, un geste nouveau. Eh bien ! si un jour une société meilleure que la nôtre peut se fonder, ce n’est pas à l’école d’en retarder l’avènement.

L’éducation doit souvent être un frein, mais il faut d’abord qu’elle soit un stimulant. Si l’on n’enseignait aux écoliers que le respect et l’obéissance, on ferait une œuvre mauvaise. L’imitation du passé ne constitue que la moitié de l’histoire ; les innovations en sont l’autre moitié. Dans nos vieilles vérités et dans nos vieilles habitudes, tout n’est pas digne d’être conservé.

Les éducateurs ont leur tâche propre à remplir ; ils pourraient faire quelque chose pour l’embellissement de la race humaine. C’est dire que leur action ne doit pas se confondre avec l’action conservatrice de l’État. L’horrible guerre qui dure depuis trois ans nous a fait entrevoir ce que peut devenir un peuple lorsque ses pédagogues ne sont que les serviteurs du gouvernement.

Seuls les gens très habiles peuvent être constamment, avec un zèle égal, les partisans de l’ordre social que l’État a pour fonction de conserver et de l’ordre moral que l’éducateur essaie de fonder.

Le rôle de l’école est d’entretenir l’idéalisme dans l’âme humaine, et, dans ce sens, son action ne peut être que révolutionnaire. Qu’elle ait donc le courage de dire aux puissants défenseurs de l’ordre actuel : « Ne comptez plus sur moi ! »

Les forces conservatrices qui retardent les changements sociaux (les changements souhaitables comme les autres), sont considérables. Les formes du passé sont défendues par l’hérédité, en vertu de laquelle les enfants ressemblent à leurs parents ; par l’imitation, qui fait que les êtres nouveaux adoptent les formules et les gestes des anciens ; par la paresse humaine, car il faut plus d’efforts pour innover que pour conserver ses habitudes. Le passé est protégé par les lois et les gendarmes. Enfin, il est défendu par ceux qui possèdent l’argent et par leurs domestiques. Eh bien ! il ne faut pas que l’éducateur vienne encore donner son coup de main à toutes ces puissances et mette à leur service la docilité et la crédulité des enfants.

Puisque l’écolier nous apporte sa naïveté et son enthousiasme facile, donnons-lui l’illusion que la vie est belle. Cette illusion deviendra peut-être agissante. Devenu grand, il essaiera de mettre dans les choses un peu de cette beauté des idées entrevue à l’école.

Donnons aux enfants un élan pour la vie. Et si cet élan doit les porter au delà du point où notre lassitude et notre prudence nous ont fixés ; si, un jour, avec l’ardeur et la liberté d’esprit qu’ils nous devront, ils attaquent les dogmes de notre imparfaite sagesse, – tant mieux.

NOTE 1

Mes yeux sont tombés, l’autre jour, sur une circulaire que La Société suisse des maîtres de géographie et le Comité Central de l’Association des sociétés suisses de géographie adressaient, il y a deux ans, à Messieurs les Directeurs des écoles secondaires de la Suisse. J’y ai lu ceci :

« … Depuis longtemps, des hommes compétents se plaignent du peu d’importance que l’on donne à la géographie dans nos Écoles secondaires… Non seulement il leur manque (aux élèves) les connaissances géographiques, mais plus encore l’esprit géographique, seule base d’un jugement raisonné sur un pays et ses habitants, en Suisse ou à l’étranger. D’où l’infériorité des connaissances civiques, qui exigent également de l’esprit géographique… Nous croyons que la géographie, si elle veut remplir sa tâche, peut et doit prétendre au même nombre d’heures que l’histoire… »

Plus loin, j’ai trouvé ces mots lumineux : « Tout phénomène est géographique, s’il est partie constitutive d’un tout, s’il influe sur les autres parties et en est influencé. »

Moi, après de telles définitions, j’ai envie de m’en aller vers d’humbles hameaux, enfouis dans d’ineffables verdures.

Le morceau est signé par trois pédagogues qui sont « docteurs » et par un quatrième qui mérite de l’être.

Donc, des hommes « compétents » (des géographes, évidemment) trouvent que nos enfants ne reçoivent pas, à l’école, un nombre suffisant de leçons. Étudier la géographie chaque semaine, six ans de suite, de l’âge de dix ans à l’âge de seize ans (après avoir reçu déjà quelques notions à l’école enfantine), cela ne suffit pas. On nous dit qu’il s’agit de donner à l’écolier l’esprit géographique, afin que ses connaissances civiques… Mais, ces fariboles mises de côté, il reste ce fait : les maîtres de géographie veulent donner autant de leçons que les maîtres d’histoire. Or, quand un pédagogue, invoquant les intérêts supérieurs de la patrie ou de l’humanité, réclame pour la discipline qu’il enseigne une place plus grande dans les programmes scolaires, quelques-uns de ses collègues, qui ont des raisons aussi bonnes que les siennes, s’écrient : « Et moi ? Et moi ? » – « Et nous ? » – « Moi aussi. » On augmentera donc peut-être encore, si personne ne proteste, le nombre des leçons imposées à nos enfants, afin qu’ils ne manquent ni d’esprit historique, ni d’esprit artistique, ni d’esprit, mathématique, ni d’esprit zoologique, ni d’esprit sociologique, ni d’esprit pédagogique. Ah ! une voix pour crier !

Être un homme « compétent » et croire que le civisme des futurs citoyens sera de meilleure qualité si les écoliers reçoivent 34 leçons par semaine au lieu d’en recevoir 33 !

NOTE 2

Les efforts que fait le Pédagogue pour fixer dans la mémoire de ses élèves des centaines de noms inutiles, peuvent paraître d’abord incompréhensibles. Mais l’inertie explique bien des choses. Au commencement du XIIe siècle, des étudiants avides de science faisaient des voyages de plusieurs semaines pour profiter des leçons que donnait à Paris le célèbre Abélard. À cette époque, les livres étaient extrêmement rares ; l’imprimerie n’existait pas, et les écoliers dont je parle devaient prendre toutes sortes de précautions pour ne pas perdre les cahiers où ils avaient noté les paroles du Maître. Mais, depuis le temps héroïque des Croisades, le commerce de la librairie a pris une certaine extension. C’est ce que l’École, qui tient à ses habitudes, n’a pas remarqué. Le Pédagogue d’aujourd’hui, comme pouvait le faire son collègue d’il y a 800 ans, continue à dire à ses élèves : « Retenez bien tous les renseignements que je vous donne ; car, en les oubliant, vous feriez une perte irréparable. »

N’avoir pas constaté les changements qui se sont faits dans le monde durant ces huit derniers siècles, c’est, tout de même, beaucoup de distraction.

Autre chose. L’habitude de faire suivre aux écoliers des cours tout à fait distincts, dans chacun desquels toutes les questions traitées sont du même ordre, a des conséquences imprévues. La durée d’un cours est fixée d’avance. Ordinairement, elle est d’une ou de plusieurs années entières. Un cours d’un an se compose donc de 40, ou de 80 ou de 130 leçons, suivant qu’on y consacre une, deux ou trois heures par semaine. Je veux dire qu’il ne se termine pas lorsque le professeur croit être arrivé au bout de sa tâche : c’est lui qui doit continuer à traiter son sujet jusqu’au jour où, réglementairement, le cours s’arrête. Si le programme dit que l’on consacre deux heures par semaine, pendant un an, à l’étude du moyen-âge, le maître n’a pas le droit de faire en 24 ou en 36 leçons le tableau de cette période de l’histoire. Il doit employer un temps égal à celui qu’employait son prédécesseur, si prolixe. Il est payé à l’année, et non pas « aux pièces », comme disent les ouvriers. Certains pédagogues à qui l’on dirait qu’un cours s’est terminé le 18 janvier trouveraient ça tordant.

Il y a, par exemple, 480 leçons dans le cours d’histoire ou de géographie que tels collégiens suivent de l’âge de dix à l’âge de seize ans. Dans ces 480 leçons, le maître a évidemment le temps de dire un grand nombre de choses intéressantes et d’autres qui le sont beaucoup moins ; et l’on peut s’attendre à ce qu’il y ait dans son cours du « remplissage ».

Tout cela demanderait à être examiné de plus près, mais le fait est là : à l’école, l’emploi du temps est fixé de telle manière que le maître ne sent pas la nécessité de supprimer, dans son enseignement, ce qui est sans importance. - FIN

 

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[1] Voir la note à la fin du volume.

[2] Voir la Note 3, à la fin du Cahier.

[3] En ce qui concerne l’importance du jeu voir l’admirable ouvrage de E. Claparède : Psychologie de l’enfant.

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021