Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Le Brelan de joie - Marcel Arnac (1886 - 1931)

 


 
Le Brelan de Joie - Couverture

 

 

 

LE BRELAN DE JOIE

 

 

 

 


Au trou qui boit - Frontispice


MARCEL ARNAC


LE


BRELAN DE JOIE

 


10 hors-texte et 39 in-texte, culs-de-lampe et lettrines d’après les originaux de l’auteur.

 

 

COLLECTION ATHÊNA-LUXE


Athena Publishing House logos.jpeg


ÉDITIONS ATHÊNA
XI, Rue Jean de Beauvais, XI
Paris-Ve


──

 

MCMXLVI

 

 

  • DANS LA PRÉSENTE ÉDITION, IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DEUX MILLE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 2.000. - Exemplaire

 

 

 

Cher Hugues Delorme, ce livre m’a déjà rapporté beaucoup, puisque je lui dois votre amitié.

M. A.

 

 

 

 

 

ATTESTATIONS

 

────

 

Cecy est ung livre de haulte digestion, plein de déduicts de grant goust.

H. de Balzac.

 

On remarque dans tout l’ouvrage un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette invention qui distingue la main des maîtres et qui caractérise le génie.

Vauvenargues.

 

C’est icy un livre de bonne foy.

Montaigne.

 

Pourquoi craindrais-je de dire ce que je pense ? Ce recueil convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Quant aux filles, c’est autre chose. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une page, est une fille perdue ; mais qu’elle n’impute point sa perte à ce livre, le mal était fait d’avance. Puisqu’elle a commencé, qu’elle achève de lire : elle n’a plus rien à risquer.

Jean-Jacques Rousseau.

 

Divertissant et gai et très vrai.

Émile Faguet.

 

Trouvez-moy livre, en quelque langue, en quelque faculté et science que ce soit, qui ayt telles vertus, proprietez et prerogatives, et je poyeray chopine de trippes. Non, messieurs, non : il est sans pair, incomparable et sans parragon ; je le maintiens jusques au feu exclusive ; et ceux qui vouldroient maintenir que si, réputez-les abuseurs, prestinateurs, emposteurs et seducteurs.

François Rabelais.

 

Un livre unique qu’on lit et qu’on relit.

Michelet.

 

Ce volume pourra procurer quelque plaisir aux jeunes gens de mon âge ; on n’y trouvera du moins rien que d’innocent.

Lord Byron.

Le front tetrique icy trouvera dequoy desrider sa severité et rire une bonne fois, tant gentille est la grace que nostre autheur ha à traiter ses faceties. Les personnes tristes et angoissées s’y pourront aussi heureusement recreer et tuer aisément leurs ennuys. Quant à ceux qui sont exempts de regrets et s’y voudront esbatre, ilz sentiront croistre leur plaisir en telle force que le rude chagrin n’osera entreprendre sur leur félicité.

Robert Granjon.

Certes, cela est beau,

Sainte-Beuve.

Ce livre est une énigme inexplicable. C’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption. Où il est malsain, il passe bien loin au delà du pire ; c’est le charme de la canaille. Où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être un mets des plus délicats.

La Bruyère.

Si tous les livres disparaissaient et que ces écrits fussent conservés par hasard, l’esprit humain ne souffrirait aucune perte irréparable.

J. Joubert.
Tout autressi est li cors de cest livre compilez

de sapience, si come cil qui est estrais de tous les membres de philosophie en une some briement.

Brunetto Latini.

Ce livre-ci a le malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé le loisir de faire des folies.

Stendhal.

Quel vif attrait dans les moindres détails de ces charmantes bagatelles! Quelle vérité dans les caractères ! Quelle originalité ingénieuse et inattendue dans les péripéties ! Quelle verve franche et saisissable dans les dialogues !

Charles Nodier.

Ce livre a été fait principalement pour vous; puisse-t-il, au milieu de tant de maux qui sont votre partage, de tant de douleurs qui vous affaissent sans presque aucun repos, vous ranimer et vous consoler un peu…

Lamennais.

C’est excessivement amusant. Lisez-le.

Jules Lemaitre.
Le style est concis, savant, imagé; il charme

par une surprenante variété de tournures et par un mélange toujours imprévu de [fami- liarité et d’éloquence, de simplicité savante et d’ironie.

Anthologie des Prosateurs Français.

Lisez hardiment, dames et damoyselles, il n’y a rien qui ne soit honneste ; mais si d’aven- 51 turc il y en ha quelques-unes d’entre vous qui soyent trop tendrettes et qui ayent peur de tomber en quelques passages trop gaillars, je leur conseille qu’elles se les facent eschan- sonner par leurs frères ou par leurs cousins, affin qu’elles mangent peu de ce qui est trop appétissant.

BONAVENTURE DES PeRIERS.

Bons livres sont employez à faire des cor- nets d’espices ou des mouchoirs de cul; et ne peut advenir pis à cestui-cy, qui n’est escrit que pour la juste démonstration de ce qui est.

Beroalde de Verville.

 

 

 

I

 

Ne me chantez calabre et pouilles !
Simon cul semble une citrouille
Posée sur l’envers du cuveau,
Mon cul vaut bien le cul d’un veau…

 

Pour équilibrer ma bedaine
Qui, de cervoise, est souvent pleine
— Sauf le logis des aloyaux —
Il faut le roi des culs royaux.

 

G. Tiret-Bognet. Pour une enseigne de cabaret.

 

 

 

Arnac - Le Brelan de Joie p17.jpeg

Vivolet est un pays que vous savez. Il n’est d’Angevins qui l’ignorent — ou peut-être de Bourguignons ? La mémoire m’en défaut… Mais, allant par notre beau pays de France, je le reconnaîtrais entre mille !

Vivolet est perché sur un coteau de vignes, qu’enlace un ruisseau où l’on pêche la dornille ; ses maisons, toutes mal coiffées, s’accrochent les unes aux autres, pour ne pas choir dedans.

En son milieu, il est planté d’une église — pour les femmes — et d’un cabaret — pour les hommes. C’est au cabaret que je m’y retrouverais…

À la berlurette, je vous dirais qu’il a Silène pour enseigne ; Silène couronné de pampre, le cul sur le cul d’un tonneau.

Sommes-nous donc à Vivolet ? Si vous en doutez, entrons…

Voici nos trois compères : Maître Adam, Vrille et Mâchepoule.

Oh ! oui, que c’est Vivolet ! Écoutez propos qu’ils tiennent :

— Buvons ! — Est-ce vin de copeaux ? — J’en jurerais, car il râpe ! — Qui a soif ? — Personne. Tout le monde prend soin de boire avant… — Je plains mes pieds : ce sont tristes buveurs d’eau… — D’une femme ou d’une bouteille, qui aimez-vous mieux caresser ? — Bouteille ! car femme vous vide, bouteille vous emplit ! — Peste soit du couïon qui verse à côté ! Voudrais-tu soûler la table ? — Trinquons ! — Ne trinquons pas : c’est du temps perdu ! — Tel vin, tel homme.

Mon père était pot,
Ma mère était broc,
Ma grand’mère était pinte !
Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p19.jpeg

Tu rotes ? — Non, c’est ce verre que j’ai bu qui réclame un compagnon ! — Qui veut de l’eau ? — Ha ! ha ! ha ! — Pourquoi rire ? On dit que chacun de nous en contient sa part… — Possible ! les cabaretiers sont si voleurs ! — Dis-moi ce que tu bois, je te dirai qui tu es ! — Dis-moi ce que tu pisses, je te dirai ce que tu bois ! — Est-ce mon verre qui est trop petit ou ma gueule qui est trop grande ? — À grande gueule, grand vin ! buvons ! — Buvons comme les Romains, c’est-à-dire autant de coups que les noms de nos femmes ont de lettres ! — Bouteille ! que la mienne ne s’appelle-t-elle Véronique ! — Et la mienne Marie-Magdeleine ! Par ma gorge, ce vin est de cerneaux ! — Il n’est ni bâtard, ni bouté, ni bourru ! — Ce n’est pas vin à teindre les nappes ! Non ! c’est vin de singe, propre à mettre en pointe et vous donner jambes de vin ! — C’est vin piquant : il passe d’outre en outre ! — Vin qui rappelle son buveur ! — Vin à chanter messe de vin :

bibit ille, bibit illa bibit vinum sine aqua et pro rege et pro papa !

— Or çà, compères, qu’est-ce que le vin a de mieux ? — Sa couleur ! — Sa saveur ! — Sa chaleur ! — Sa fraî- cheur ! — Point. Ce que le vin a de mieux, c’est de nous assembler autour d’une bouteille pour de si différentes raisons ! — Les raisons n’emplissent point les verres ! — Verse ! je te paie- rai de hoquets et de zigzags ! C’est monnaie sonnante et trébuchante ! Je veux vivre, boire et mourir ! — Vivere, bibere, sufficit ! — Moi, je veux mourir le verre en main ! — Moi en bouche !

— Moi, je ne veux être que mort-ivre !

— Moi, je ne veux trépasser que de fillettes et de feuillettes ! — Ho ! les sots fioleurs ! pour n’avoir un pied dans la tombe, gardez les deux en la vigne ! — Bien dit ! — Porter, à toute heure, la santé, pour ne la perdre jamais ! — Et vivre en joie ! Dieu appelle, de prime, ceux qui languis- sent sur terre ! — Verse donc ! le vin languit ! Voudrais-tu le voir, sous ton nez, monter au ciel ? — Tu es ivre ! — Comment le serais-je ? Je ne bois qu’un verre à la fois ! — Et quand nous le serions comme des soupes ? J’y vois plus de bien que de mal ! — Bien boire et laisser dire ! — Que celui qui n’a jamais bu nous jette le pre- mier verre ! — J’en prends souci comme de ma première ribote ! — Être soûl, c’est être sûr ! — Qui est ivre tombe plus facilement aux pieds des femmes ! — Si je jurais de ne plus boire, je le jurerais sur mon verre ! — Moi, je voudrais que tous les verres fussent ronds du cul, pour qu’on ne les puisse poser ! — Et moi, pour qu’on ne me querelle d’entrer au caba- ret, je n’en veux plus sortir ! — Holà ! Martine… du vin frais ! — Nenni ! vous avez assez bu… — Assez bu ? Qu’oses-tu dire ? Nous avons quel- quefois trop bu… Assez, jamais ! — Apporte ! apporte, ma mignonne ! Pour la peine, nous te ferons un enfant !

La servante apporte une bouteille. Elle est claire, ronde, et de belle cou- leur. La bouteille ! La servante aussi… Mâchepoule lui presse le flanc. A la bouteille ! Maître Adam y goûte… A la servante !

Ça claque deux fois : une fois sur la bouche de Martine, une fois sur le nez du meunier.

— Doux baiser, Martine !

— Beau soufflet, meunier !

— Tu me rappelles ma femme… — Vous ne me rappelez pas mon homme…

Vrille, le menuisier, demande :

— Pourquoi les filles répondent- elles toujours à un baiser par une taloche, jamais à une taloche par un baiser ? Je veux vous dire de cette fille à qui un voisin en contait, mais elle ne voulait entendre fleurette.

— Accole-moi ! disait-il, pourquoi ne veux-tu m’accoler ?

Son père étant mort, il vient le lui annoncer, disant :

— Ho ! que j’ai de peine ! ne m’ac- coleras-tu pas !

— Nenni ! répondit-elle, car si je t’accolais pour cela, je te connais ; tu te mettrais à perdre toute ta famille !

Chacun de rire…

Mâchepoule, le vétérinaire de- mande :

— Que dites-vous de ce Picard, dont un Anglais bouquait la femme devant lui, et qui ne sonnait mot ?

— Quoi ? fait son compère… ce maraud baise ta femme et tu ne dis rien ?

— Que veux-tu que je lui dise ? réplique le mari… je ne sais pas l’an- glais !

Chacun de rire encore…

— Il y a aussi, dit Maître Adam, l’histoire que contait mon oncle Bar- nabe, quand il n’était pas ivre-mort ; il l’a dite deux fois en sa vie…

Il y avait une fille et un garçon qui s’étaient trouvés seuls en une grange.. Le garçon avait embrassé la fille, la fille l’avait calotte. Tant qu’il en eut la joue comme un téton !

— Jarni, dit-il… J’y reviendrai !

— Moi aussi ! dit-elle.

Le lendemain, la happant au four- nil, il la baisa comme il avait juré. Et elle, d’une talmouse, lui enfla la joue davantage.

Comme les autres s’en gaussaient :

— Laissez ! laissez ! dit le garçon… l’enflure va descendre…

Le jour suivant, il l’accola dans le grenier ; puis au courtil ; puis à l’étable ; puis au bûcher ; puis à la cave ; puis au juchoir ; puis à la mar- delle ; puis au clapier ; puis à la bauge ; puis au fenil.

Partout, enfin ; troquant baisers contre nioles, enflant toujours de la gueule et n’en voulant point dé- mordre !

Tant et si bien, que ce fut la fille qui céda ! Pour avoir la paix, elle endura les baisers… Et il advint ce que le garçon avait dit : Au bout de peu de temps, l’enflure descendit… Elle descendit jusqu’où vous pen- sez !… Et, cette fois, ce fut la fille qui l’eut — bel et bien !

Chacun de rire toujours. De rire jusqu’à ce qu’enfin, la porte du caba- ret s’ouvre sous la poussée d’une femme — courte, épaisse et coiffée d’un toupillon — qui se jette sur Mâchepoule en glapissant :

— Hé ! le voilà, ce bibacier, que je cherche en tous les coins ! Je le croyais à cette génisse, et il est là, à faire carrousse ! Pendant ce temps, on amène un roussin qui a le charbouil- lon, une bique en travail, un veau mal églandé ! Et les enfants pleurent à la maison ! Et la maison tombe en ruines ! Et la ruine nous guette ! Ainsi, ma dot, par le tonneau, s’en est allée ; par la bouteille, ma jeunesse ; ma beauté, par le gobelet ; ce sac à vin a tout porté au cabaret !

La Mâchepoule s’arrête. Non pas qu’elle ait tout dit ; elle se repose.^Le vétérinaire secoue la cendre de sa pipe et doucement répond :

— M’amie, pourquoi, me cherchant en tous les coins, n’as-tu pas com- mencé par ce coin-ci ? Cette génisse a le tournis ; l’aurait-elle attrapé de toi ? Tu me reproches de boire. Te l’ai-je jamais reproché ? Et pourtant, toi, tu bois de l’eau ! Il y a des bêtes malades ? Pourquoi ne boivent-elles pas de vin ? Suis-je malade, moi ? Si les enfants pleurent, amène-les ; je les ferai rire ; si la maison tombe en ruines, ce n’est pas ma faute : je n’y suis jamais ! Si la ruine nous guette, c’est que je dépense mon argent : bénis le ciel de n’avoir point épousé un avare ! Enfin, j’ai porté, dis-tu, tes charmes au cabaret ; si cela était vrai, m’amie, on ne m’y verrait pas si souvent !

La Mâchepoule ouvre la bouche pour riposter, dans le même temps qu’une autre commère ouvre la porte pour agonir le menuisier.

C’est la Vrille. Elle est toute d’angles, et sa voix pointue scie les reproches :

— Voyez-moi ce parpaillot, qu’on réclame de tous côtés !

— Qui ?

— Le boulanger, pour son pétrin !

— Qu’il pétrisse sa boulangère…

— L’huissier, pour son casier !

— Donne-lui la niche du chien…

— La ferme, pour son chassoir !

— Laisse les bêtes faire l’amour comme elles l’entendent…

— Et le bahut du château ?

— Leur goût n’est pas le mien…

— Et le porte-missel de M. le Curé ?

— Quand j’irai à confesse…

— Et le cercueil du clincaillier ?

— Est-ce lui qui se plaint ?

La Vrille jette ses bras tranchants vers les solives et fait entendre trois sons de clarinette — juste comme la porte s’entre-bâille : c’est la meunière, menue-menette, qui vient chercher son propre à rien.

— Ha ! tourne à tout ! crie-t-elle. Ha ! grippe-fleur ! Ha ! mouille-farine ! Ha ! large au son ! Que faites-vous ici, à moudre du bec, quand la roue ne tourne plus ? Quoi ? Quoi ? Qui va refaire le babillard ? les jantilles ? le coyau ? la crécelle ? les bajoyers ? le haussoir ? les converseaux ? Qui ? Qui ? Quand mettrez-vous le blé à la trémie ? la farine au sac ? les recoupettes à la huche ? le chasse-mulet dehors ? Quand ? Quand ?

Maître Adam riposte du même ton :

— Ha ! garce à paroles ! crie-t-il. Ha ! Mère-qui-quoi-qu’est-ce ! Ha ! Marie-fourre-ton-nez !… Ha ! moulin- à-bran ! Que nous viens-tu bernicler, faire ta cogne-fêtu et jaser à crédit ? Quoi ? Quoi ? Qui me fera sourd ? ou veuf ? ou capucin ? ou cocu ? ou musulman ? Qui ? Qui ? Quand seras-tu aphone ? ou trépassée ? ou nonnain ? ou putasse ? ou esclave ? Quand ? Quand ?

La meunière, dépiteuse, court de braguette en cotillon ; elle se jette sur ses commères, pleure, crie, les presse, les flatte, les excite, les cajole, les enlace, les subjugue, les emberlucoque, les ébranle, les ravigote, les décide, les entraîne, les tire, les pousse, les dirige.

Rivées par les bras, comme chaînons de chaîne, voici les trois mari- tomes qui s’avancent, pour emmener leurs époux…

— Éponge ! crie la Mâchepoule, veux-tu venir voir les bêtes ?

— Je les vois !

— Gâte-bois ! crie la Vrille… tra- vailleras-tu ?

— Le tonneau fuit : je suis venu y mettre une douelle !

— Jean- ch opine ! crie Maîtresse Adam, viens à ton moulin !

— Il y a trop d’eau !

Et les trois compères de rire. Et les trois commères de piailler. Et les trois compères de boire. Et les trois com- mères de les gripper. Ho ! ho ! Et les trois compères de taper dessus. Et les trois compères de les tramer à l’écorche-cul. Et les trois compères de les jeter hors. Et les trois com- mères de s’en aller, rouges comme nuit de noces, resserrées du bas et moquées par toute la merdaille.

— Comme quoi, dit Maître Adam, une visite ne manque jamais de faire plaisir : si ce n’est en entrant, c’est en sortant !

Et Vrille :

— Il n’y a qu’une manière de comprendre les femmes : c’est de les battre ! Moi, je suis de l’avis de cet homme qui ne battait sa femme qu’en deux occasions : quand elle l’empêchait de boire et quand elle ne l’empêchait pas !

Et Mâchepoule :

— Et vous savez la belle épitaphe que fit cet autre, à sa femme, subitement mortifiée :


Tu m’as donné
Les deux plus beaux jours
de ma vie.
Celui où je t’ai épousée,
et
Celui où je t’ai perdue.

— Ceci, dit le meunier, me rappelle la réponse de ce paysan, à qui un certain disait : « Si ce beau temps continue, tout va sortir de terre… — Jarnidouille ! qu’il pleuve ! réplique le pauvre homme : j’ai deux femmes au cimetière ! »

— Et de cet autre, dit le menuisier, qui s’était marié trois fois, pour médi- ter le Paradis, et dont les trois garces s’étaient pendues au même châtai- gnier : « Dieu soit loué ! disait-il, j’en vendrai de la greffe à tous les hommes de la terre ! »

— Femmes, dit un vieux proverbe, sont anges à Véglise, diables en la maison, singes au lict. Pour s’en- tendre avec elles, il faudrait avoir perdu l’entendement ! (Ainsi, dit le vétérinaire — qui ajoute :) Pourtant, j’en ai connu deux, qui furent mariés plus de douze ans, sans se jamais dis- puter : le mari était en Flandre et la femme en Roussillon !

— Ho ! la bonne façon de mariage ! s’écrie Maître Adam — vidant son verre. J’en veux faire mon profit : j’irai en pays d’Albret, qui est pays de vin, et laisserai là moulin, âne, valet, femelle, et toute l’eau de la rivière !

— J’en suis ! dit Vrille — torchant le sien. Je plante ma garce (c’est bien la première fois que j’aurai joie à la planter !) et vais, avec toi, par le monde !

— Cela me chausse ! dit Mâche- poule — remplissant les trois. Nous irons partout où il y a des vins, des femmes et des contes — soit dans les plus beaux lieux du monde ! Quand partons-nous ?

Les projets sont fleurs qu’on arrose. Les trois compères cognent, de pied et de poing, pour appeler Martine. Comme ça ne suffit pas, ils s’égo- sillent :

Buvons fort. Jusqu’au bord, Buvons bien ! Nos voisines, Nos cousines,. Nos femmes n’en sauront rien !

La servante paraît, pose les bouteilles, et, pour n’être point accolée, se sauve.

L’un verse : c’est vin doré comme un beau fruit, comme une topaze, comme un pâté, comme une pièce d’or, comme le soleil ! Les deux autres flairent : c’est vin fumeux comme un bouquet, comme une caresse, comme un refrain, comme une belle fille, comme l’avenir ! Et tous trois boivent : c’est vin doux, âpre, chaud, frais, fin, fort, clair, et bon comme une aventure !

Pourtant :

— J’en sais de meilleur ! dit le menuisier : c’est un vin de quatre feuilles, chatoyant comme un rubis, tout de velours vêtu, fleurant la framboise et chaud comme l’amour !

— Où ?

— À cinq lieues d’ici ; chez ma tante Croquevieille.

— Tu es un âne ! dit le vétérinaire… Nous nous époufferions de Vivolet pour aller, de pied, chez ta tante, goûter son vin de buffet ? Nous prends-tu pour enfants buissonniers ? Du vin ! Moi j’en sais en Vivarais, où les femmes sont fraîches comme lui ; en pays d’Othe, où elles moussent comme il mousse ; en Lomagne, où elles sont grasses et lui sec ! J’en sais…

— Ane et âne font deux ! dit le meunier. J’en sais de mieux… Nous irons de ci de là, par ci, par là, goûtant ci, goûtant ça : vins et filles, danses et contes, images et chansons. Nez au vent, vent en poupe, poupe en l’air, nous tâterons de xérès et d’andalouse, de carmignano et de toscane, de tokay et de hongroise, de grenache et d’aragonaise, de johannisberg et d’allemande, de santorin et de grecque, de porto et de portugaise, de marsala et de sicilienne, de cotnar et de moldave, de malvoisie et de laconienne, de firencaral et de castillane, de piatra et de valaque, de falerne et de napolitaine, de zenerodi et de zantiote, de chypre et de sultane !

— Quand partons-nous ? répète Mâchepoule.

— Tout chaud ! crie le meunier.

— Filons donc ! dit Maître Adam.

Les trois compères se lèvent, quittent le lieu de Silène, et, doucement ivres, sortent de Vivolet…

 

 

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p36.jpeg



II

Pour ce dist ung docteur appelé Valère a ung sien ami qui s’estoit marié, et qui lui demandoit s’il avoit bien fait, et le docteur lui respont en cette manière : « Ami, dit-il, n’avês- vous peu trouver une haulte fenestre, pour vous laissier trébucher en une grosse ryvière, pour vous mettre dedans la teste la première ? »

Antoine de la Salle. Les quinze joyes de mariage.

 

Arnac Brelan p39.jpeg

Biaisant, écharpant, guingoisant, de fossé en fossé choppant, Maître Adam, Vrille et Mâchepoule atteignent le pont…

Il fait le gros dos, et dessous, l’eau ronronne pour lui. Le soleil est un beau fromage, que le clocher entame, et dont la rivière prend copie.

— Or çà, gobelots ! dit le menuisier, nous sommes partis sans payer !

— C’est peut-être, dit le vétérinaire, que nous n’avions point d’écus ?

— Point d’écus ? dit le meunier. Vous n’avez point d’écus ? Ho ! ho ! qu’on s’arrête ! Point d’écus ? Je vous en croyais chargés, bourrés, comblés, bondés, gorgés, enflés, gonflés, garnis, emplis, farcis ! Ils n’ont point d’écus ! Court-on le monde sans écus quand on ne voit, n’entend, ne touche que d’écus ? Le soleil est écu d’or, la lune est écu d’argent… — Tes écus ! glougloute la bouteille, et la fille jase : « Tes écus ! » Point’d’écus, point d’aventures !

Les trois compères restent cois, comme trois colas-niquedouilles. Sur sa branche, un merle siffle :

Fichier:Arnac Brelan p40.jpeg

— Couïons, couïons !

Sur quoi, le menuisier dit :

— J’en ai plein un berniquet ; mais il est en la maison…

Sur quoi, Mâchepoule dit :

— J’en ai plein un pot à plumes ; mais il est dans le grenier…

Sur quoi, le meunier dit :

— J’en ai plein un boursicaut ; mais il est à la meunerie…

Fichier:Arnac Brelan p40 hors texte.jpeg



Les trois compères se regardent, comme trois jeannot-coquebins.

— Couïons ! Coulons ! dit le merle. Alors, le meunier :

— Farine ! profitons du jour fer- mant pour rentrer à petit bruit prendre chacun sa gibbasse, tapi, tapin, tapinois…

— Tope !… et tout à l’heure céans ! Les trois compères se séparent :

Mâchepoule par ci, Vrille par là, et Maître Adam suivant l’eau…

 

Le vétérinaire arrive en sa maison et trouve sa femme endormie… Il monte à l’échelette, entre au grenier à tâtons, tâte au long de l’échandole, et fait choir le pot à plumes, qui se brise en cent morceaux. Et les pièces de s’échapper par tous les trous du plancher !

— Qu’est-ce que c’est ? dit la Mâchepoule.

Mâchepoule descend quatre à quatre en criant :

— C’est quelque rat !

Mais il trouve sa ménagère ven- trouillée en plein édredon et qui compte les écus, tombés du ciel sur le lit !

— Ho ! la belle pluie de ménage ! rit-elle… Ho ! le bon époux que j’ai ! Il a pensé à ma fête ! Et que je veux mitaines, pantoufles et giran- doles !

Et la voici le baisant, le pressant, le mignotant, le bouquant, le cajo- lant. Et lui de penser : « Pécore ! » Mais sans oser en dire rien. Et forcé de faire le beau, le galant, le coquar- deau. Enfin, de se mettre au lit, et, la chandelle mouchée, d’être encore — et par trois fois — amoureusement remercié…

Qui ne sera pas sur le pont ?

Vrille monte bravement sur la couette.

— C’est lui ! c’est lui ! crie le lit. La dormeuse ouvre un œil et de- mande :

— Que fais-tu ?

— Tu le vois, répond Vrille… Je me couche !

Elle s’éveille alors tout à fait, pour pester contre l’ivrogne, qui gâte la couverture en voulant se mettre au lit avec ses souliers !

Pour lui donner le torquet, Vrille tire ses habits, et se met au lit… Au bout d’un temps, comme elle ronfle, il met la main en la ruelle ; mais de berniquet bernique ! Alors, il se penche encore et porte plus loin le bras.

Le sentant qui pèse sur elle, sa femme rouvre l’œil et dit :

— Que fais-tu ?

— Tu le vois, répond Vrille… Je t’embrasse !

Elle s’éveille alors tout à fait, pour mieux prendre part à la chose. Tout en jouant des cymbales, Vrille cherche où sont les écus… Ne les ayant point trouvés, il se remet en sa place, attendant qu’elle s’assoupisse… Au bout d’un temps, comme elle ronfle, il l’enjambe de nouveau, et saisit enfin le sac !

Le sentant qui pèse sur elle, la Vrille rouvre l’œil et dit :

— Que fais-tu ?

— Tu le vois, répond Vrille… Je rabote !

Elle s’éveille alors tout à fait, et met, à faire des copeaux, tant de cœur et tant de cul, que Vrille en lâche l’escarcelle…

Devant ce mauvais arroi, il se remet en sa place, attendant qu’elle repique… Mais il a tant besogné, que, brusquement, il s’endort, comme loir, comme marmotte…

Qui ne sera pas sur le pont ?

 

Pendant ce temps, le meunier est arrivé au moulin. Ane, valet, ser- vante et femme sont couchés.

Maître Adam va droit en un petit quignet où il sait trouver une paillasse embourrée de barbe espagnole… et d’écus ! Il tâte le recoin, — n’en tâte mie — et se dit :

— Ma femme l’aurait-elle mise sous elle ?

 Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p45.jpeg

Il rentre en la chambre, où elle dort, approche du lit minon-minette, palpe le paillot, sent le crin, cherche le trou. Ne le trouvant pas, il pense que la garce est couchée dessus ; il se dépouille, rentre au lit et se met à jouer à un et un font trois.

Qu’auriez-vous fait à sa place ?

Mais tous les trous ne sont pas commodes à trouver. C’est en vain que le meunier cherche le sien. À la fin, n’y tenant plus, il dit à la meu- nière :

— Çà, m’amie, n’est-ce point la paillasse qui était dans le quignet ?

— Non, dit-elle, je l’ai mise pour Nicole.

Maître Adam ne souffle mot, mais quand sa femme referme l’œil, il se tire à la sourdine et va droit en la chambrette où repose la servante…

Il s’approche minon-minette, palpe le paillot, sent le crin, cherche le trou.

— Qui est là ? dit soudain Nicole. Notre homme veut tirer de long,

mais la servante le grippe et le fait tomber sur elle. Qu’auriez-vous fait à sa place ?

Il le fait et le fait mal, pensant à son boursicaut. A la fin, n’y tenant plus, il dit à la maritorne :

— Çà, m’amie, n’est-ce point la paillasse qui était dans le quignet ?

— Non, dit-elle, c’est Jean-Jean qui couche dessus !

— Bisaille ! réplique le meunier, je n’irai pas y tâter : il me renverrait à l’âne !

Qui ne sera pas sur le pont ?

 

Au matin, Mâchepoule s’éveille, très dépiteux. Il pense à ses deux compères, qui, las de garder le mulet, sont partis vers l’aventure, cœur léger, bourse pesante, en le traitant de bélître ; las ! il ne connaîtra rien de ce qui fait, ailleurs, la vie belle et bonne aux hommes ! Il sera de Vivolet, ne buvant que vin du crû, ne fripant que pis de vaches, entre sa gaupe et ses mioches…

Il se vêt, tout sourcilleux, repense à son magot, va au coffret de sa femme, l’ouvre, le cherche, le trouve, le prend, le fourre dans sa ceinture et sort… Adieu mitaines, pantoufles et girandoles !

— Mâchepoule, lui dit un voisin, ma bourrique est languissante ; je crois qu’elle veut baudouiner…

— Couvre-la donc ! fait Mâche- poule.

— Mâchepoule, lui dit une voisine, ma bique enfle tous les jours…

— Qui soupçonnes-tu ? fait Mâche- poule.

— Mâchepoule, lui dit un garçon, notre veau a le farcin : il lui faudrait quelque emplâtre…

— A quoi sers-tu ? fait Mâche- poule.

— Mâchepoule, lui dit une fille, mon chat est tout mingrelin ; je crois qu’il est enfiévré…

— Vertuchou ! fait Mâchepoule, il faut que je voie cela !

Et il entre en la maison.

— Voyons ce chat ? lui dit-il.

La fille l’a sur les genoux. Mais à la vue du bonhomme, Grippeminaud, pris de venette, saute à l’escabelle, puis à la huche, puis à la corniche, puis à l’écoinçon, puis à la huitaine, puis au lit. D’escabelle en huche, de huche en corniche, de corniche en écoinçon, d’écoinçon en huitaine, la fille et le compère cherchent à l’agan- ter.

Enfin, sur le lit, Mâchepoule crie :

— Je le tiens !

La fille a beau lui dire que ce n’est pas ça : Mâchepoule répond que c’est mieux. Elle tire, il pousse ; elle recule, il avance ; elle jette un cri, il en jette deux — car la solive vient de lui choir sur le cerveau !

Du moins, le croit-il ! Ce n’est que la trique du père, qui lui passe chin- freneaux, en disant :

— Ha ! frappart ! Ha ! penard ! Ha ! drolier ! Ha ! villotier ! Ha ! cullier ! Ha ! putassier ! Ha ! déhouseur ! Ha ! tâte-poule !

Et sous la forcenée gaulade, le vétérinaire s’enfuit comme s’il avait le feu au cul !

Et que fait Vrille pendant ce temps ?

Le menuisier tire des copeaux, en pensant à ses deux compères, qui, las de compter les pierres du pont, sont partis vers l’aventure, cœur léger, bourse pesante, en le nommant niais de Sologne ! Las ! pourquoi avoir lâché le berniquet ? Pourquoi s’être rassoupi ? Il irait, en ce présent, vers des vins qui sont comme des femmes, des femmes qui sont comme des vins !

Pendant qu’il pousse le rabot — en même temps que gros soupirs — sa femme pousse l’écouvette en même temps que petit sac, car elle balaye en la ruelle…

À la vue de ce trésor, elle crie si bien au charron, que Vrille s’empresse d’accourir.

— Mes écus ! glapit-il.

— Ils sont à moi ! jure-t-elle.

Elle ramasse le sac ; il le lui enlève ; elle le lui reprend ; il le lui arrache ; elle se l’approprie ; il le lui grappine ; elle le fait tomber ; un marmot le prend et se sauve avec. Nie ! Nie ! Ils courent après lui. Il choit cul par- dessus tête ; le sac roule dans le ruis- seau, un chien le prend en la gueule et joue des pattes. Nie ! Nie ! La femme hurle, l’enfant piaille, Vrille fend l’air. Nie ! Nie !

Le chien se jette en un gîte. Vrille s’y jette ; le chien tombe en un poêlon et se brûle ; Vrille tombe sur une don- don et la met sens dessus dessous. Le mari accourt au bruit, voit sa femme sous le menuisier ; ne comprend rien et comprend tout, tape sur le chien, crie au cocu, prend les écus, et dit que c’est prix d’encornaille !

Nic ! Nic ! Vrille saute sur le maltô- tier et lui enlève le sac ; l’autre le lui reprend ; il le lui arrache ; l’autre se l’approprie, il le lui grappine. La femme lui mord les fesses ; il le laisse tomber ; le chien le reprend et se sauve avec. Nie ! Nie ! Et voilà Vrille reparti…

Et que fait Maître Adam pendant ce temps ?

Le meunier se lève, piteux, péteux, maupiteux. Il pense à ses deux com- pères, qui, las de valeter au pont, sont partis vers l’aventure, cœur léger, bourse pesante, en le disant Nico- dème. Las ! Ils boiront sans lui, sans lui feront l’amour ! Et lui, comme malebête, cordé au même pied de vigne, hardé à la même garce, il usera ses jours chagrins à moudre pour Vivolet !

Ha ! quelle idée de musser ses écus en ce paillot ! Il appelle Jean-Jean.

— Est-ce toi, dit-il, qui couches sur la paillasse qui était dans le qui- gnet ?

— Non, répond le chasse-mulet… On l’a vendue l’avant-jour, à ces nouveaux mariés qui ont bicoque au bas menil…

Pestant contre le guignon, et trem- blant pour ses écus, le meunier va tout courant. Il arrive à ce taudion, voit l’huis à l’entre-bâillée. Il entre doucettement. Les jeunes époux font ronflette, ayant passé leur nuitée à tâtons, si on peut dire…

Maître Adam se glisse en l’alcôve, minon-minette, palpe le paillot, sent le crin, cherche le trou. L’ayant trouvé, il y met le bras, tire un écu, puis un autre, puis un autre, jusqu’au moment où s’éveillent les conjoints…

Vous pensez à la première chose qu’ils font !

Notre compère profite de la mouvette pour tirer écu sur écu. Mais eux tirent les leurs si vitement que le meunier se trouve pris !

— Où mettez-vous votre main ? dit la mariée au marié ?

Et le marié de répondre :

— Que voulez-vous dire, m’amie ? mes deux mains sont sur le drap. C’est bien à vous qu’il faut dire : « Où mettez-vous votre main ? »

Et la mariée de répondre :

— En nul lieu, car les voici !

— Ho ! ho ! fait l’homme… Alors, à qui est ceci ?

— Et cela ? fait la femme.

Chacun de saisir un membre.

— C’est un larron ! dit la femme.

— C’est un galant ! dit le mari.

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p54.jpeg

Maître Adam passe la tête ; et comme il est tout embarbé :

— C’est le diable ! crient les époux.

Et de lâcher ce qu’ils tiennent, et de se jeter au bas, et de s’ensauver tout nus — lui en la cave, elle au grenier.

Et le meunier s’ensauve aussi — lui en la rue — tout hirsuteux de crin et tout sonnant d’écus !

C’est ainsi qu’il arrive au pont, comme Vrille et comme Mâchepoule, l’un tenant ses reins, l’autre son chien…

Et de se voir, les trois compères, pleins d’aise, se dératant, dansent le branle, s’entre-baisent, et s’égueulent à crier :

— Vive-vie !

… Et partent vers l’aventure, cœur léger, bourse pesante, flûtant de bientôt flûter, cupides de cupidonner, joyeux des joies de bientôt, et, pour tout dire, déjà ivres !

 

 

 

III

 

Bonne compaignie
Arrière, chagrins et marris,
Car je ne quiers que plaisans ris
Et de tous esbatz abondance.
Gourmandise
Et, moy, le gras bœuf et le riz,
Chappons et poulletz bien nourris,
Car de la pance vient la dance.
Friandise
Bon fait, attendant le disner.
D’ung petit pasté desjeuner,
Pourveu qu’il soit chault et friant.
Passe-temps
Riens, riens, toujours solas mener ;
Jouer, chanter, dancer, tourner,
En babillant et en riant.


Nicole de la Chesnaye, La condamnation de Bancquet.

 

Arnac - Le Brelan de Joie p59.jpeg

La colline est comme une belle fille flâtrée, fesses en l’air, et les cheveux trempant dans l’eau. À sa hanche, un ruban de route. Avec trois lurons dessus.

Ils tiennent maints et maints propos — car propos sont compagnons de route.

— Que voit-on de Vivolet ? — Plus rien que le bout du clocher. — Es-tu sûr, bel œil, que ce n’est point le nez de ma femme ? — Qu’ouït-on de Vivolet ? — Plus rien que l’aboi des chiens. — Es-tu sûr, grande gueule, que ce n’est point la voix de la mienne ? — Que sent-on de Vivolet ? — Plus rien que la corne brûlée. — Es-tu sûr, gros-nez, que ce n’est point la mienne qui brûle ?

Quittant, dès potron-minette,

Clopin-clopant Logis, guenipe, ancelette

Clopinette Sommes allés tous les trois

Clopin-clopant Mâchepoule, Vrille et moi

Clopinois.

—> Voici chemin raboteux ! — Que ne fait-on chemins breneux ? — Oui, pour que fiente soit, à nos pieds, plus molle que pierre ! — C’était bien l’avis de cet homme dormant sur un esca- beau, et qu’on éveille parce qu’il s’était débondé. « Au diable soient les fâcheux ! dit-il, moi qui rêvais que j’étais en un bon fauteuil rembourré !» — Ha ! ha ! le chemin est mauvais, mais l’histoire est bonne !

Ayant rencontré seulette, Clopin-clopant Avenante pucelette Clopinette — Que choisis-tu de nous trois ? Clopin-clopant Mâchepoule, Vrille ou moi, Clopinois.

— Une ! deux ! — Une ! deux ! — A toi le bran, à moi les œufs ! — Voici beau blé ! — A quoi sert-il ? — Ni- gaud ! à faire le pain ! — Nenni : à faire l’amour ! car on s’y musse mieux qu’en luzerne ! — Ce n’est pas comme ces amants qui le faisaient dans un arbre, quand un homme vint à pas- ser. « Ha ! ha ! voilà donc, dit-il, ce qu’on nomme un amandier ! »

— Tous les trois ! dit la fillette Clopin-clopant. — Mais qui prendra ta fleurette ? Clopinette — Las ! Las ! aucun de vous trois, Clopin-clopant. Ne l’ai plus depuis un mois ! Clopinois.

Et le meunier d’achever sa chanson en disant : — Farine ! qu’il y a longtemps que j’ai bu !

Quand l’un a soif, l’autre veut boire ; les autres, illico, de cracher du coton. Et comme ils voient une chau- mine, les trois compères s’en appro- chent…

Ils trouvent, dedans, une femme qui accoutre son mari à grands coups de cornemuse. Et le pauvre sire, criant :

— Suis-je le maître, oui ou non ? Pourquoi m’avoir acheté cette sour- deline, si c’est toujours toi qui t’en sers ?

Les trois gaillards saluent la dame et lui demandent pourquoi elle bat son époux.

— Parce qu’il ne veut pas rester en la maison ! dit-elle.

Les trois gaillards saluent le mari et lui demandent pourquoi il ne veut pas rester en la maison…

— Parce qu’elle me bat ! dit-il. Voilà qui suffit déjà pour faire un mauvais ménage. Mais la femme ajoute :

— De plus, c’est un triple-jean ; il est vif comme un panier, fin comme une dague de plomb, n’entend pas plus à dia qu’à huhau, et pour toutes bonnes raisons, ne vous donne que brides à veaux ! Il brouille dextre et senestre, prend son cul pour son chapeau, et donne argent contre rien ! N’a-t-il pas fait emplette d’un corbeau, pour voir s’il est vrai que cet oiseau vit cent ans ? Et pour traîner la carriole, il fait marché d’un mulet, compte à l’homme trente écus ; l’autre lui donne un mulet — mais c’est mulet de rivière ! Est-il vrai que c’est un sot ?

— Peut-on boire ? dit Mâchepoule. Oui ? Alors, vous dites vrai : c’en est un !

La garce apporte un pot d’eau.

— N’avez-vous point de vin ? dit Vrille. Non ? Alors vous ne dites pas vrai : c’est vous la sotte !

S’armant de la cornemuse, l’en- ragée porte-culotte se met à les cares- ser ! Mâchepoule ouvre la huche, Vrille la culbute dedans, et le meu- nier, avisant un barillet, s’en saisit et joue des quilles !

Les deux autres prennent la venelle et le rejoignent en un taillis.

— Est-ce vin arsis ? buvande ? gin- guet ? côte-rôtie ? râpé de copeaux ? verdagon ? chasse-cousin ?

Vite, ils enfoncent la bonde. Pile ! pile ! Vite, ils lèvent le fût. Boute ! boute ! Vite, l’un d’eux y buffète. Lie ! Lie !

— Comment est-il ? font les autres.

Mâchepoule fait la grimace, et répond que c’est saumur.

Vrille met le bec à la bonde et en prend une lampée.

— Est-il fin ? fait le meunier. Vrille dit non ; que c’est saumur. Maître Adam leur répartit :

— Voyez-moi ces minaudiers, qui font fi de vin d’Anjou ! Si c’est sau- mur, je l’égoutte !

Et il en boit une goulée. Mais sen- tant sel et vinaigre, poivre, girofle et piment, il la recrache tout de go, en criant :

— Par mes boyaux ! je suis pris ! c’est saumure ! oui, c’est saumure : mais saumure pour les poissons !

— Égoutte ! Égoutte ! font les deux, qui se tiennent la boudiné.

Voilà nos trois compères qui re- prennent leur chemin. Ils ont pépie et langue sortie d’une demi-aune. Leurs propos sont propos salés :

— J’ai la gargamelle comme salière ! — Moi salive comme salin ! — Moi langue comme salignon ! — Bah ! bah ! le sel conserve ! Sale-t-on pas les cochons ? — Et si nous rencontrons garcette qui nous demande un baiser ? — Je lui donnerai conserves de bai- sers ! — Je lui donnerai les condi- ments : sel, vinaigre, piment et oi- gnons, elle fournira le saladier ! — Je lui dirai que j’ai trop soif ! — Comme ce gros homme qui, par une forte cha- leur, surprit sa femme faisant l’amour avec son valet : « Ha ! gourgandine ! lui dit-il… par le temps qu’il fait ! » — Par la soif qu’il fait, je ne sonne plus mot : j’ai la gargamelle comme saloir ! — Moi salive comme saupiquet ! — Moi langue comme hareng salé !

Maître Adam, Mâchepoule et Vrille, muets comme trois Harpocrate, vont ainsi, guigant de ci, guignant de çà, si, par hasard, pierres ne sont bou- teilles et coquelicots verres à pied… Mais rien que ciel qui poudroie, herbe qui verdoie et gosier qui merdoie…

Enfin, ils avisent une fille, qui, juchée sur une échelle, cueille des pommes de cul-noué.

Le vétérinaire va à elle.

— Ma belle, où peut-on boire ? dit- il.

— Nulle part, dit-elle.

— N’y a-t-il point de tonneaux ? dit-il. — Aucun ! dit-elle.

— Je vois pourtant un baricaut ! dit-il.

— Il n’est point percé ! dit-elle.

— J’ai un robinet ! dit-il.

— Il ne m’irait pas ! dit-elle, mais vous pourriez voir ma grand’mère : elle a une tonne qui fera, sûr, votre affaire !

Nos trois gaillards de rire et de s’en aller plus loin. Ils avisent un petit gars qui porte une bouteille à pas comptés — comme si c’étaient les saintes huiles.

Le menuisier va à lui, et lui mon- trant quelques sous :

— Donne-moi cette bouteille ! dit- il.

— C’est que papa m’a dit de la porter à l’apothicaire.

— Le connais-tu ?

— Non.

— Eh ! bien ! c’est moi. — La voici.

— Ton père l’a emplie de quoi ? de vin ?

— Point.

— De brandevin ?

— Point.

— De cidre ?

— Point. Papa a pissé dedans…

 

Nos trois gaillards de rire encore et de s’en aller plus loin. Ils avisent un bon- homme qui ambule tout de travers.

Le meunier va à lui et plein d’es- poir lui demande :

— Où boit-on de ce côté ?

— Quoi, ne viens-tu pas de boire ?

— Tu as bu tout près d’ici ?

— Tu sors de boire, pour être ivre si matin ?

— Pardon ! répond le bonhomme… C’est d’hier soir ! Nos trois gaillards de rire toujours. Mais rire sans boire, n’est pas rire ; comme boire sans rire n’est pas boire. Ils avisent une gloriette.

— Entrons ! dit Mâchepoule.

— N’entrons pas ! dit Vrille.

— Pourquoi ? dit Maître Adam.

— Parce que je suis un âne ! dit Vrille.

— Ce qui veut dire ? dit Mâche- poule.

— Qu’en déduit-on ? dit Maître Adam.

— Que c’est chez ma tante Cro- quevieille, dit Vrille, qui n’a que vin de buffet pour écoliers buissonniers !

Meunier et vétérinaire en sont pour leur courte honte. Mais Vrille, bon drille, oubliant la peccadille, les pousse vers la maison, avec force cro- quignoles !

Les trois compères trouvent la vieille en train de faire un gomichon. Sous son bonnet tuyauté, elle pique les pommes dans la pâte. C’est elle- même une pomme d’api, vermeille et ratatinée. A la vue de son neveu, elle s’exclame :

— Ha ! voilà ce mâche-bran !

Et de lui prendre, en ses mains, la tête, pour la baiser à la pincette, et lui mettre pâte aux joues.

— Ma tante, dit Vrille, nous avons…

— Et ta femme ? lui dit-elle.

— Elle vient ! dit Vrille, nous voulons…

— Et tes enfants ? lui dit-elle.

— Ils suivent ! dit Vrille, nous serions…

— Et ton état ? lui dit-elle. Alors, Vrille n’y tenant plus :

— A boire, ma tante… Nous crevons !

La vieille prend le temps de rire, puis frappe dans ses mains ridées… Une servante, puis deux, puis trois, accourent, avec des pichets. Elles sont gentes et bien fendues, mais nos trois becs salés n’ont d’yeux que pour les cruchons… Elles alignent des go- belets.

— Un pour moi ! dit la vieille. Elles versent. Ils trinquent. Ils

boivent. Ob ! oui, que Vrille a raison ! C’est bien le vin qu’il a dit : cha- toyant comme un rubis, tout de velours vêtu, fleurant la framboise et chaud comme l’amour !

A son tour, Maître Adam le dit — et Mâchepoule, comme lui.

— Oh ! le bon vin de la tante !

— C’est vin de ma treille ! sourit- elle. Défunt mon homme l’avait plan- tée et mijotée, mieux que sa femme ! Elle l’aimait comme il l’aimait et lui donnait plus d’enfants que moi : Bon an, mal an, deux ou trois ! Et pas enfants mal venus : enfants de deux cent seize pintes ! Buvez-en ! C’est sang, santé, sans-souci !

Et elle verse à verre pleurant. Ayant bu, rebu, fait abus, les trois lurons se retrouvent en sanité. Ils lorgnent alors le gâteau…

— Soif et faim se donnent la main ! rit la vieille. Mon gomichon n’est pas cuit, mais j’ai là petits pâtés dont vous allez vous piffrer !

Les servantes les apportent…

— Un pour moi ! dit la vieille.

Ce sont pâtés en croûte, dorés comme jour naissant, pâtés de béatilles, faits de petits oiseaux, de truffes, de riz, de crêtes.

— Oh ! les beaux pâtés de la tante !

— Mangez ! dit-elle, bâfrez ! riflez ! pansez-vous ! Défunt mon homme les aimait. Il en torchait deux au déjucher, trois autres entre les repas, un en se mettant au lit, et en mussait quatre sous le chevet pour ses fringales de nuit !

S’étant farci l’estomac, les trois gaillards se sentent en disposition. Ils lorgnent alors les servantes…

— C’est dans l’ordre ! pouffe la vieille : bon vin, bonne fripe, chaude garce, et la vie est belle farce ! Défunt mon homme les tâtait toutes ! Et avec de si bonnes raisons, que je n’en pou- vais rien dire… Si elle était brune, il di- sait : « Je voulais voir si elle l’était de partout ! » Si elle était blonde, il disait : « Je l’ai prise pour gerbe en grange ! « Si elle était petite, il disait : « Je ne l’ai seulement point vue ! » Si elle était grosse, il disait : « J’étais pressé ; pour n’en pas faire le tour, j’ai passé dans le mitan ! » Si elle était vieille, il disait : « C’est pour être à perfection ». Si elle était jeune, il disait : « C’est pour Ven- seigner ! » Ajoutant : « Ces pueelles sont têtes folles ! Ça leur entre par une oreille et sort tout de goparl’autre. C’est toujours à recommencer ! »

— La ! la ! ma tante, dit Vrille… Vous nous avez dit : « Buvez ! » Vous nous avez dit : « Mangez ! » Vous ne nous dites point : « Faites-le ! »

— Faites-le donc s’il vous en cuit et si ça cuit à ces filles ! Mais gare… car voici ta femme !

Les trois compères, tout pantois, tressautent comme diables en boîte et, par la fenêtre ouverte, voient une carriole arrêtée, avec leurs trois femmes dedans !

— Sauve qui peut ! crie Maître Adam.

Et il se jette sous la table.

Vrille grimpe en la cheminée, et Mâchepoule met un manteau dont il rabat la capuce.

Les trois commères entrent comme vents mutinés, et la Vrille crie à la vieille :

— L’avez-vous vu ?

— Bonjour !

— A-t-il passé par ici ?

— Bonjour !

— Est-il entré chez vous ?

— Bonjour !

— Bonjour ma tante ! Ha ! je suis éberluée ! Où est-il ?

— Qui ?

— Mon pendard, mon boute-tout- cuire ! mon cordelier !

Et pleurant, pestant, rechignant, elle conte d’une haleine, que Vrille est parti avec deux pelés de son espèce — dont ce sont là épouses morfondues — et tout l’argent du ménage !

— S ont-ce donc, dit la tante Cro- quevieille, ces trois hommes qui ont passé ce matin ?

Les trois commères en jureraient. Oh ! qu’elles vont leur faire chaude- chasse ! Les dauber ! les reconduire !

Et la menuisière de dire :

— Ha ! le jour qu’il m’a prise, où avais-je la tête ?

Et la vieille de répondre :

— Contre la sienne !

— Pourquoi n’ai-je pas été à la rivière ?

— Lit pour lit, tu as mieux choisi !

— Un gueux qui ne pense qu’au plaisir !

— C’est mieux qu’au chagrin !

— Quels griefs peut-il me faire ? J’étais toujours à la peine…

— Et pas assez à la joie !

— Je m’occupais des enfants…

— Et t’occupais-tu de lui ?

— Du matin jusqu’au soir, je faisais mon foyer net…

— Alors toi, quand l’étais-tu ?

— Que ne restait-il en la maison ? J’y restais bien !

— C’est peut-être pour cela ?

Et la tante Croquevieille ajoute :

— Lui donnais-tu du bon vin ? Lui chauffais-tu de bons plats ? T’attifais-tu d’un ruban ? Lui faisais-tu des caresses ?

— Fi ! Fi ! piaillent les trois garces.

Et, avisant dans un coin Mâchepoule avec sa cucule, elles le prennent pour un capucin et s’empressent autour de lui. La meunière lui dit :

— Ah ! mon Père, voyez une pauvre femme !

Mâchepoule répond :

Video lupum.

La Mâchepoule lui dit :

— Ah ! mon Père ! j’avais un mari !

Mâchepoule répond :

Margaritas ante porcos !

La Vrille lui dit :

— Ah ! mon Père ! que faut-il faire ?

Mâchepoule répond :

Fac bene et bene tibi erit !

Et toutes les trois en même temps :

— Comment ramener nos coquins ?

Sub cauda cum grano salis !

— Comment les retenir au logis ?

Hic jacet lepus

— Par force ?

Inguibus et rostro

— Par amour ?

Tota mulier in utero

— Ou par peur ?

Argumentum baculinum

— Comment, mon Père ? comment ?

Bonum vinum ! Amen !

Les trois commères n’en demandent pas plus. Elles n’y ont compris mot ; mais les femmes aiment mieux ne rien comprendre du tout, que de comprendre qu’elles ont tort ! Les voilà qui sautent en l’air, qui saluent la tante Croquevieille, qui sortent comme vents mutinés, qui ricochent en leur carriole, et vole ! vole ! on ne les voit plus !

Bonum ventum ! dit Mâchepoule, en laissant tomber son manteau.

Maître Adam sort de sa table, Vrille de sa cheminée, la vieille pince un rigaudon, les servantes se tiennent les côtes !

— Or çà ! dit, après, la tante, tu vas planter là ta femme ?

— Les femmes sont faites pour cela !

— Et où vas-tu de ce pas ?

— Je vais tout droit devant moi…

— Tout droit ou bien de travers ?

— De travers le plus souvent ! Ainsi, par toutes les contrées !

— Pour y faire quoi ?

— Rien autre que laisser le pire dans chacune et prendre le mieux dans toutes !

— Voilà, dit la vieille, une belle entreprise ! Si défunt mon homme était là, il voudrait en être !

Et tirant le gomichon du four, la vieille le pose sur la table, l’entoure de verres, et dit à chacun de s’asseoir. Tout le monde prend place, boit, bâfre, chante, rit et chatouille voisin ou voisine. Ainsi une couple d’heures passent comme il faudrait qu’elles passent toutes… Mais il est grand temps de partir ; Vrille et sa tante s’entre-baisent, les autres se donnent du bec, on boit encore à la ronde, puis les trois compères s’en vont.

Et du seuil, la tante Croquevieille, à gorge déployée, leur souhaite :

— Bonnes pintes ! pucelles ! et goguettes !

 

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p79.jpeg
 
IV

Pour première assiette : Chapons au brouet de canelle ; poulies aux herbes : choux nouvaulx, et puis la venaison.

Second metz : Rost le meilleur ; paons au selereau ; pastez de chap- pons ; levrotz au vinaigre rosat et chappons au moust Jehan.

Tiers metz : Perdrix à la Trimo- lette ; pigeons à l’estuvée ; pastez de venaison ; gelées et leschées.

Quart metz : Pour cresme, pastez de poires ; amandes toutes sucrées ; noix et poires crues.

Banquet de Monseigneur d’Estampes,

 

 

 

Arnac - Le Brelan de Joie p83.jpeg

Au bout d’un temps, Maître Adam s’arrête court et dit :

— Sommes-nous écornés de la tête ? Quel chemin prenons-nous là ?

— C’est grand chemin, dit Vrille.

— Chemin carrossable, dit Mâchepoule.

Et le meunier :

— Notre cas aussi est cas rossable ! et c’est chemin hanté de nos garces ! Si nous n’aimons vin de coudrier, tirons à hue, tant qu’elles tirent à dia, soyons au levant si elles sont au couchant, à dextre si elles sont à senestre, en tête si elles sont en queue… Croyez-moi ! laissons ce chemin, qui est chemin de bâton, et jetons-nous à l’aventure par les bois : peut-être y rencontrerons-nous des nymphes bocagères ?

— Il a raison, dit Vrille.

— Il n’a pas tort, dit Mâchepoule. Et les trois gaillards, sautant la cunette, gagnent l’abri des arbres…

Suivant un sentier, ils voient bientôt venir à eux ce que le meunier a prédit ; c’est-à-dire une dryade.

Elle est nue, échevelée, et pante- lante — comme ayant tous les satyres mythologiques sur ses talons — ses seins dansent la gargouillade,les basses branches lui fouettent les fesses.

À la vue de cette nymphe dératée, les trois compères se sentent pied- fourchu : ils piquent de la corne, piaffent du sabot, ouvrent les bras : la fille des forêts s’y laisse choir — oh ! qu’elle est ferme et replète !

— Protégez-moi ! leur crie-t-elle.

Et les trois compères de lui dire qu’ils la protègent de leurs corps. De lui dire et de lui prouver…

Puis après :

— C’est mieux que femme, dit Maître Adam.

— C’est femme, dit Mâchepoule, avec quelque chose en plus…

— C’est femme, dit Vrille, avec je ne sais quoi en moins…

Pour les mettre d’accord, un bû- cheron surgit, qui crie, en voyant la nymphe :

— Ah ! voilà donc cette guenipe !

— N’y touchez pas ! fait le meunier, c’est une hamadryade : elle vous changerait en chêne !

— Jarni ! réplique le boquillon, c’est ma femme !

Et il conte qu’il l’a harpée au lit avec un perce-forêt et que, tandis qu’il accommodait le bélître, elle a fui sans prendre le temps, ni de le faire cocu, ni de mettre un chapeau !

— Mais, ajoute-t-il en levant sa cognée, je la veux écuisser !

— Ami, dit le meunier, elle ne t’a pas encornaillé. Où est le dom- mage ? Bats-la et que tout soit dit.

— Et l’intention ? dit le bûcheron.

— Ami, dit le menuisier, tu as l’intention de m’offrir à boire ; mon gosier en est-il moins sec ? Laisse-la et que tout soit dit.

— Et si elle recommence ? dit le bûcheron, si elle couche avec Pierre et Jean ? Si elle me donne des bâtards ?

— Ami, dit le vétérinaire, garde tes si pour scier les branches. Baise-la et que tout soit dit.

La bûcheronne de larmoyer ; maître-gautier de pardonner ; les trois compères d’applaudir. Et le boquil- lon s’en va, avec sa garce sur son dos — nymphe, femme, puis sac — et tout béat de son sort…

 

— Comme quoi, dit Maître Adam, c’est lui le moins attrapé ! Il est cocu et ne croit pas l’être, tandis que nous, nous avons pris une femme pour une nymphe !


— C’est privilège de cornardise, dit Vrille… Vous feriez prendre aux dandins, postère pour encensoir, et étron pour tartelette ! Comme celui- ci, qui, rentrant chez lui, trouva un voisin en son lit. — Ah ! tu me fais bec-cornu ! crie-t-il. — Où ? dit l’autre, ta femme n’est pas avec moi ! — Ma- roufle ! Tu tiens encore sa chemise ! — Et puis après ? Est-elle dedans ? — C’est pardieu vrai ! fait le cocu… Ah ! maître-sot que je suis ! Je me voyais déjà cornard !

— Et celui-là, dit Mâchepoule, qui logeait un sien cousin… (Sa femme le logeait aussi, de la façon que vous pensez !) Un soir que notre mari était couché, son parent entre dans la chambre, l’œil fixe, le pas saccadé, et va droit au lit… — Laissons-le faire, dit sa femme, il est en sommeil noc- tambulique… L’autre tire la couver- ture, entre dans le lit, et toujours en hypnobatase, se met à… — Je suis cocu ! crie le mari. — Chut ! lui dit sa femme, l’éveiller serait le tuer ! — Je suis cocu ! répète-t-il. — Comment serais-tu cocu ? dit-elle, ne vois-tu pas bien qu’il dort ? Peut-on être cocu en rêve ? Le bon mari convient que non, et la chose faite, le cousin quitte la chambre de son même pas d’auto- mate, retenant à quatre un rire, par trop peu somnambulique !

— Et qui ne connaît, dit Maître Adam, cette histoire d’un cocu, que sa femme encornait toutes les fois qu’il était hors du logis ? Un soir qu’il entre à l’improviste, le galant se sauve sur le toit. Nu plus qu’à moitié, et transi ; allant, dans le noir, à tâtons, il trouve enfin une cheminée ; et pen- sant qu’elle est aux voisins, il s’y glisse, et vient tomber… dans la chambre d’où il a fui, et comme le cocu se met au lit ! — Pitié ! supplie le galant. — Je comprends tout ! fait le cocu, vous étiez chez une belle et le mari est entré à l’étourdie ! Vousavez gagné le toit et êtes venu jusqu’ici… Comptez sur mon silence, enfilez cet habit et prenez la clef… Mais, par grâce, faites doucement : vous éveilleriez ma femme !

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie - p88 hors texte.jpeg

 

En devisant, les trois compères ont traversé la futaie. A l’orée, ils trou- vent une ferme, avec une noce de- dans. Dedans, je veux dire : dehors ! Car c’est dehors qu’on fait repue, avec des planches sur des barriques, des viandes dessus, des ivrognes des- sous, la bru au milieu et des bouteilles partout !

— Nous arrivons, se disent nos trois lurons, comme tambourins…

Le meunier s’avance, et payant d’effronterie :

— Excusez, dit-il, le retard… Nous avons pris par les bois !

Le marié — qui pense qu’ils sont du côté de sa femme — et la mariée qui pense qu’ils sont du côté de son époux — répondent :

— Oui ! oui ! prenez place !

Et la noce de faire chorus :

— Place ! Place à ces lanterniers !

Et voilà nos trois compères atta- blés, buvant de grands coups de viande et mangeant force tranches de vin. C’est le contraire que je veux dire ! Et faisant, devant les bouches béantes de ces rustauds pantois, marcher rondement leur claquet :

— Je bois à l’épousée ! — Moi, je bois au tonneau ! — Est-ce mariage d’amour ou de raison ? — Le marié va tout de guingois : C’est mariage d’inclination ! — Voilà un poulet de circonstance : il est tout en os ! — Passe-moi cette bouteille, que je l’épouse… — Et qui fait qu’on se marie ? Pour la raison de cet homme, à qui on demandait s’il en avait envie, et qui répondit : « Souvent… le matin ! — Mais, pour les filles ? — Ne sont-elles pas comme ma bourse quand elle est vide, mon verre quand il est net ? Possède-t-on un écrin, sans avoir le désir de mettre quelque bijou dedans ? — À moins qu’elles ne soient comme une que j’ai connue, dont les parents disaient : « Jarnidouille ! elle nous use toute notre chandelle ! La marier nous coûtera moins ! » — Qu’y a-t-il dans ces terrines ? — Pâtés de ménage ! — Et dans ces bou- teilles ? — Amour de vin. — Bec ! pousse tout cela… Nous ne sommes pas ici pour marier la faim avec la soif ! — En matière de mangeaille, je ne puis souffrir le singulier… — En matière de buvaille, je n’admets que le pluriel ! — Et en matière d’amour ? — Il faudrait avoir l’opinion du marié ! — Où est-il, que nous le payions de beaux et bons conseils ? — Or çà, chauffe-la-couche, que fais-tu sous la table ? — Ecoute ! Ecoute ! — Prête-nous un ventre attentif ! — Pourquoi as-tu fait action de convoi ? Aurais-tu inventé une nouvelle façon de faire l’amour ? — Non ? Eh bien, apprends pour ta gouverne que si l’amour est un fruit, le mariage en est le noyau ! As-tu les dents solides ?

— Tu as pris femme ? Ah vraiment, tu as pris femme ? C’est-à-dire que femme t’a pris ! — Jocrisse, qui ne s’est pas encore aperçu que les femmes ont la forme d’un piège ! — Qui est plus chattemite, de l’homme ou de la femme ? — La femme, qui, même nue, nous cache encore quelque chose ! — Toute femme a, dans le cœur, un lapin qui sommeille… — Le cœur des femmes est impénétrable ; je n’en dirai pas autant du reste ! Tria sunt difficilia mihi, et quartum penitus ignoro, a dit le roi Salomon. « Trois choses sont difficiles pour moi, et j’ignore complètement une qua- trième : la trace de l’oiseau dans le ciel, du serpent sur la terre, du navire dans la mer ; et la trace de l’homme dans la femme. » — As-tu saisi tâte- poule ? — La femme est la moitié de l’homme. Oui, pour les joies ; et le double pour les ennuis ! — La prends- tu pour ménagère ? Quand tu ne retrouves plus tes affaires, c’est qu’elle a fait le ménage à fond ! — La prends-tu pour te recoudre ? Tiens- toi pour heureux, si elle t’enfile seule- ment ton aiguille ! — La prends-tu pour te soigner ? Elle t’éveille pour te donner ta potion à faire dormir ! — La prends-tu pour le lit ? Tu comptes sur une vraie grâce et tu ne trouves qu’une fausse maigre ! — La prends- tu pour bien manger ? Elle te donne du porc, sous prétexte que tu n’aimes pas le cochon ! — La prends-tu pour faire des enfants ? Elle t’en donne de tout faits ! — Si elle t’aime, elle est jalouse et compte chaque jour tes che- veux un à un pour voir si tu n’en as pas donné aux autres femmes ! — Si elle ne t’aime pas, elle te fait des cornes ; tu te crois encore vert que tu es jaune depuis longtemps ! — Si elle tient la bourse, elle t’oblige à te ser- vir deux fois du même torche-cul… — Si tu la tiens, elle ira partout, payant en nature, in naturalibus ! — Voilà ce qu’il en coûte de mener une fille au moutier ! — Hé ! voyez ce jean-foutre qui pleure comme un veau malade ! — Pourquoi s’est-il marié ? — Pourquoi ? Mais pour qu’on mange à ses noces ! — Présente-moi donc à cette oie ! — Briguerais-tu sa main ? — Non, sa cuisse ! — Et pour qui le sot-1’y-laisse ? — Pour la mariée avec nos sages avis… — Or çà, tête de linotte, pourquoi vous êtes-vous mariée ? Aviez-vous peur de manquer de patère pour accrocher votre man- teau ? — Non ! eh bien ! apprenez pour votre gouverne que si l’amour est une fleur, le mariage en est la guêpe ! — Gare au dardillon, cendril- lon ! — Prendre homme, c’est prendre chaîne ! — Tout homme a son cœur en sa culotte ! — Saint Paul l’a dit : « Celle qui se marie fait bien ; celle qui ne se marie pas, fait encore mieux » ; pourquoi faire bien avec un seul, quand vous auriez pu faire mieux avec tous ? — La femme est la moitié de l’homme. Oui, pour faire l’amour ; et le double, pour faire l’enfant ! — Le prenez-vous pour avoir vos aises ? Il est tout le temps sur votre dos — quand ce n’est pas sur votre contraire ! — Le prenez-vous pour être soignée ? Il veut toujours vous donner de la même drogue ! — Le prenez- vous pour le lit ? Il ne sait compter que jusqu’à deux ! — Le prenez-vous pour faire des enfants ? Ils tiennent tous de lui. — S’il vous aime, il vous défend de vous laver pour que vous ne puissiez l’aller faire cocu ! — S’il ne vous aime pas, il vous trompe, attrape quelque rhume et rapporte quinte à la maison ! — S’il tient la bourse, il faut que vous lui tiriez les écus du ventre ! — Si vous la tenez, il fait gogailles à crédit ! Voilà ce qu’il en coûte de se conjoindre ! — Hé ! voyez cette pessipesquée, qui pleurniche dans la crème ! — Pourquoi s’est-elle mariée ? — Pourquoi ? Mais pour qu’on boive à ses noces ! — Poussez ! Poussez les bouteilles vers moi ! — Non, vers moi : je les veux toutes accoler ! — Moi, je ne veux que faire passer leur contenu à travers mon corps ; je jure de vous les rendre pleines, tout à l’heure ! — Mais pour- quoi ces mariés pleurent-ils ? Pleure- t-onle jour de ses noces ? — C’est jour béni ! jour béat ! bon jour ! doux jour ! jour enchanté ! jour fortuné ! jour sacré ! heureux jour ! joyeux jour ! radieux jour ! jour de grâces ! jour d’extase ! jour riant ! jour serein ! jour intact ! jour indicible ! jour ineffable ! jour propice ! jour salutaire ! jour de miel ! — Leurs larmes sont peut-être larmes de joie ? — C’est cela ; ils pleurent de rire ! — Peut-on faire mieux quand on s’aime ? — L’amour n’est-il pas un fruit dont la pulpe fondante est mariage ? — Une fleur dont chaque pétale suavéolent est année de ménage ? — Les femmes n’ont- elles pas la forme d’un nid ? — Qui prend homme, prend somme ! — La femme est la moitié de l’homme pour les peines, le double pour les joies ! — Mariage, c’est toutes bonnes choses multipliées par deux ! — Mariage, c’est pour commencer, deux qui n’en font qu’un, et trois ensuite ! — Cor- nebœuf ! je prendrais bien la place de l’épouseur ! — Moi, celle de la bru ! — Savoir quelle est la meilleure ? — Celle de lui, car il a le dessus ! — Celle d’elle, car elle est abritée de la pluie !

— Les deux se valent, car s’il n’a pas l’onglée, elle peut bâiller sans crainte des coulis, et tous deux font la bise !

— Comme quoi, se marier, c’est mettre braise sur aise, doigt sur joie, mine sur quine, bête sur fête, panse sur chance et long dans rond ! — Hé ! voyez ces deux pistolets qui se tien- nent les côtes ! — Riez ! Riez ! le rire est accessoire de mariage —- et plus utile que poêle à frire ! — Or çà, puisque la table est nette, si nous jouions à quelque jeu ?

— Jouons donc, dit la noce éberluée. Sur ce — et pour attendre le souper — mariés, parents, beaux- parents, frères, sœurs, oncles, tantes, cousins, cousines, voisins, voisines, et nos trois compagnons, se mettent à jouer au chat, à marie-trempe-ton- doigt, au pont d’amour, à cache- l’épinglette, au tour-de-bec, à jupe- levée, aux devinettes, à qui-qu’a- l’œuf, au corbillon, à la braguette, au reluquet, à tire-le-vin, à chat-en- poche, à mâche-bran, au trou-ma- dame, à la tapette, à la jarretière, aux grelots, à vole-vole-ma-chemise, au décroche-moi-ça, à baise-museau, à six-et-neuf, à pile-et-face, à la mignardise, à combien en-avez-vous ? à pousse-au-cul, à la chuchote, à prends-le-mien-je-prends-le-tien, à la tétasse, à puce-me-pique, aux chatouilles, à la languette, à frotte- panse, à j’en-ai-plein-mon-sac…

Bien on pense que nos trois compères en profitent pour happer chacune, la serrer, la presser, l’accoler, la bouchonner, la câliner, la caresser, la croquer, la chiffonner, la pincer, la cajoler, la donoyer, la patiner, l’ami- gnoter, la baisoter, la tapoter, la suçoter, et notamment retenir, cha- cun pour soi, les prémices de la mariée !

Et la mariée de les promettre à chacun d’eux, en grand secret.

— A minuit, dit-elle, là où vous coucherez, et si vous n’en soufflez mot aux autres !

Les trois lurons de n’en dire ni œuf, ni bœuf ; mais dès le souper servi, d’engloutir force provisions de ventre, pour être à convoitison… Sans oublier mille bambochades :

Maître Adam se peigne avec sa fourchette, Vrille tire la jarretière de la mariée, Mâchepoule s’asseoit dans le plat et dit que c’est le dessert ; et le meunier crie qu’il n’aime pas les fesses au sucre ; le menuisier prend le vin en sa bouche et le souffle en celle de sa voisine, le vétérinaire se mouche dans la nappe ; Maître Adam jette ses os dans le corsage des dames, Vrille enlève brusquement la culotte du marié, Mâchepoule se coiffe d’une carcasse de volaille ; le meunier rote à

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p100.jpeg

l’oreille de sa commère et la prie de garder le secret, le menuisier s’arrache les cheveux et les jette dans tous les plats, le vétérinaire verse les sauces dans ses poches ; Maître Adam tombe sous la table et se relève brusquement jetant tout au bas, Vrille dit qu’il a un os dans la gorge, et recrache une fourchette, Mâchepoule torche son assiette avec le pan de sa chemise, et tous trois avalent les os avec la viande, les arêtes avec le poisson, la croûte avec le fromage, les noyaux avec les pêches, et les bouchons avec le vin.

Puis, quand il n’y a plus rien à bâfrer, ils tapent sur leur verre, sur leur assiette, sur le derrière de leur voisine, en criant :

— Paix ! Paix ! que la mariée chante !

La bru, qui est de beau corsage, ne se le fait point dire deux fois ; elle se lève et chante :

Je ne vis plus dans l’ignorance, Je sais mon ba be bi bo bu, Déjà, mon petit cœur ému Près d’un jeune berger, commence A faire ta te ti to tu.

Faites-moi donc présent, ma mère, D’un mari da de di do du Qu’il soit amoureux, vif et dru, Surtout d’un âge à pouvoir plaire, Car un vieux pa pa pi po pu.

Si, pour moi, sa tendresse dure, J’aurai pour lui de la vertu ; Mais si c’est un hurluberlu, Ah ! ma mère, je vous le jure : Il sera ca ce ci co eu !

Toute la noce de rire. Alors les trois compères de crier au marié ! Et ce dépendeur d’andouilles, d’enlever veste, cravate et gilet, et de pousser la sienne :

Qui prend trop vite femme, Peste après dans son âme !

N’en prenez point de brune, Car elle est trop commune

N’en prenez point de blonde, Elle aime tout le monde

N’en prenez point de rousse, Car trop elle se trémousse

N’en prenez point de grande…

Et il y en a, comme ça, qu’il ne faut point prendre, si long, si long, que la noce enfin crie :

— Assez !

Mais le croque-note n’en veut point démordre :

N’en prenez point de maigre, Elle a le cœur trop aigre…

On lui jette mille choses en la gueule, pour lui couper le fredon. Il continue :

N’en prenez point de grasse,
Car elle a trop de crasse…

Enfin le meunier lui ayant bouché la gargamelle d’une serviette en tapon, le vieux père chante, à sa place, un lampon de Basselin :

L’eau qui nourrit la grenouille
Me refroidit trop les dents.
J’aime mieux qu’elle me mouille
Par dehors que par dedans !

Puis c’est la vieille mère :

Si j’étais hirondelle
Que je puisse voler,
Sur votre sein, la belle,
J’irais me reposer…

Puis l’oncle qui gringotte La Chanson du Pressoir :

Pelle en haut, pelle en bas,
Pelle avec son joli petit manche
Et pelle qui n’en a pas…

La tante qui chevrote : « II n’est point d’amour sans peine ; » le cousin qui flûte : « J’ai-z’un coquin de frère » ; la cousine qui roucoule : « Mon père m’a donné des rubans, des rubettes » ; le voisin qui turelure : « Un joli tambour s’en allait à la guerre » ; la voisine qui serine : « Quand Colin revient du bois » ;

C’en que tu veux, Jeannette,
C’en que tu veux, je veux…

Enfin, la noce réclame, à verres battus, celle des trois compères… Maître Adam se rince le chantoir de six petits verres de brandevin, et y va rondement d’un couplet :

Je voudrais à déjeuner
Que ma table fût bien garnie
D’un bon morceau de salé
Avec une poule bouillie,
Et force épices par-dessus :
Je ne demanderais rien plus,
Sinon à boire,
A boire ;
Et toujours vidons
Les flacons ;
Vidons les flacons !

S’étant aiguisé l’entonnoir de six petits verres d’eau-des-trois-noix, Vrille envoie le second :

Je voudrais, à mon goûter,
Que ma table fût bien garnie
D’un bon gâteau feuilleté
Et quelque autre pâtisserie,
Et force sucre par-dessus :
Je ne demanderais rien plus,
Sinon à boire
A boire ;
Et toujours vidons
Les flacons
Vidons les flacons !

Mâchepoule s’éclaircit le gueuloir de six petits verres d’hypothèque, et lâche le troisième :

Je voudrais, à mon souper,
Que ma table fût bien garnie
D’un bon levreau bien lardé
Avec une perdrix rôtie,
Et force oranges par-dessus :
Je ne demanderais rien plus,
Sinon à boire
À boire ;
Et toujours vidons
Les flacons
Vidons les flacons !

Et les trois compères achèvent en chœur, vigueur et liqueurs :

Je voudrais, à mon coucher,
Que ma couche fût bien garnie
De deux beaux draps blancs et nets,
Aussi d’une fille jolie ;
Elle dessous et moi dessus :
Je ne demanderais rien plus,
Sinon à boire ;
À boire ;
Et toujours vidons
Les flacons
Vidons les flacons !

La noce trépigne d’aise, et on trinque aux beaux diseurs de serinettes. Après quoi, le ménétrier grimpe sur un tonneau, et se met à scier de son crincrin…

— Dansons ! crie la noce…

Tout aussitôt, chacun de tourner, sauter, cadencer, balancer, chasser, déchasser, couler, couper, pirouetter ; en bref, remuer son panier à crottes — bellement, follement, avec sa chacune — soufflant et suant ; — et nos trois compères plus ballants, plus fringants, plus virants que tous les autres… Jusqu’à ce qu’enfin, sonnant minuit, et repensant soudain au pucelage, ils disent qu’ils se veulent coucher.

Cela met la débandade :

Le barbouillon affuble son violon ; ceux qui partent se remblousent, tirent les carrioles, attellent les bidets, réveillent les marmots, accolent ceux qui restent ; et trotte ! trotte ! les voilà qui dansent sur le chemin comme feux follets… Ceux qui restent entrent en la maison, allument des falots, souhaitent la bonne nuit aux époux, et vont, qui en la grange, qui en l’étable, qui au juchoir, dormir à barbette. Les trois compères vont au grenier.

Maître Adam se couche près de la porte, pensant :

— Elle me trouvera sous sa main… Vrille se couche au plus profond,

pensant :

— Elle sera plus coite… Mâchepoule se couche sous la lucarne, pensant :

— Elle me verra de suite…

Et chacun d’ouvrir l’oreille aux ronflements des deux autres, et aux craquètements de l’échelle…

 

Or, tandis que les trois compères attendaient l’étrenne, la mariée, étant sortie pour sacrifier à Cloacine, vit arriver une charrette et trois commères en descendre, lanterne au poing, qui lui demandent si elle les a vus…

— Qui ? fait la mariée. Elles répondent :

— Nos mazettes ! nos lèche-plats ! nos affistoleurs ! nos pince-fesses ! nos enfileurs de sornettes ! nos jean-bâfre- tout ! nos boyaudiers ! nos gars-à- garces ! nos mâche-dru ! nos hommes enfin !

— Comment sont-ils ? fait la mariée.

La première dit :

— Le mien est gros bedon, mem- bru, charnu, ventru, mafflu et ma- melu, avec une face de jubilation, frisé du poil, et blanc comme frimas, à cause qu’il est farinier de son état…

La deuxième dit :

— Le mien est carcasse, efflanqué, étriqué, décharné, rechigné, gras comme un cent de clous, avec chiche- face, joues caves, nez cousu, air cha- fouin, et des cheveux de copeaux, car il est menuisier…

La troisième dit :

— Le mien est entrelardé : la gueule à créneaux, la tête à l’escar- polette, il n’a de poils qu’en la main, le vin lui sort par les yeux, et il empeste la litière, faisant métier d’af- franchisseur…

— A merveille ! dit la mariée, vos trois lustucrus sont céans ; montez au grenier : ils y ronflent !

— Avez-vous une trique ? demande la meunière.

La mariée répond :

— Le bâton sert à casser et non à raccommoder ; soyez, au contraire, de douces façons, vous glissant contre eux tendrement, et les baisant en godinette ; et puis laissez-vous faire, et vous m’en direz des nouvelles !

Les trois commères se laissent emberlucoquer ; elles grimpent à tâtons Féchelette, atteignent sans bruit le grenier, trouvent leurs pen- dards, et, tout à quia, se mussent contre…

— Te voilà donc, dit doucement Maître Adam, en embrassant sa femme, comme tu as été longue à me trouver !

— Enfin, je t’ai ! souffle Vrille, en embrassant la sienne, je ne t’espérais plus !

— Oh ! que tu m’as fait attendre ! chuchote Mâchepoule, en embrassant la sienne… Mais nous allons rattraper cela !

Les trois commères, béates, se lais- sent faire… Mais l’attrapette ne dure pas — tant il est vrai qu’on ne sau- rait prendre longtemps cague pour bague, fournil pour nid, croûton pour bouton, pétrin pour écrin, tonneau pour anneau, et pour fleur, chou- fleur !

— Verte- moute ! crie soudain le meunier, c’est ma garce !

— Ma gaupe ! crie Vrille.

— Ma guenuche ! crie Mâchepoule. Ils veulent s’ensauver, elles les

grippent comme harpies, ils tapent dessus pour les faire lâcher, elles piaillent, ils s’arrachent d’elles, les mariés se lèvent…

Maître Adam saute au bas de l’échelle, et renverse la mariée. Vrille saute à son tour et culbute le marié dessus. Mâchepoule saute en dernier et tombe si heureusement que, sous son heurt, le couple réussit ce qu’il n’avait pu faire encore ! Malheurs des uns, fait bonheur des autres…

Mais les trois compères sauvent leurs quilles sans en attendre la fin !

 

 

 

V

— Prenez mes pilules.

— Mais, si j’en meurs ?

— Dans ce cas vous pourrez dire partout que je suis un imposteur !

Le Charlatan découvert.

 

 

 

Arnac - Le Brelan de joie - p115.jpeg

Jurant contre leurs mégères, les trois compères se jettent dans le bois. C’est malenuit, et il est noir comme four éteint. Maître Adam donne dans un arbre et s’excuse, en soulevant son chapeau ; Vrille bute contre une souche et dit : « Pardon, Madame, si je vous ai marché sur le pied ! » Mâchepoule s’efface devant un ormeau, murmurant : « Après vous… Je n’en ferai rien ! »

Enfin, ils atteignent la route, et avisent, au long du fossé, une roulotte de bohémiens. Elle est vide… Oh ! l’inespérée aubaine ! Maître Adam saute dedans, ses compagnons queussi-queumi, et hop ! hop ! voilà la guimbarde partie ! Cours après, romanichel appliqué à quelque rapine ! Coursaussi, femme conglutinante ! Cours ! cours ! Hameaux, forêts, ruisseaux, vil- lages sont traversés à la grosse. L’ha- ridelle, que nos trois compères ont cru, du fouet, désendormir, ne s’est pas encore éveillée ; elle rêve qu’elle a le feu au cul !

— Voilà, dit le meunier, un roussin sur qui on peut se fier ; il sait ce que trotter veut dire…

Et lâchant brides et houssine, il furète en la voiture et découvre : tarots, gobelets, almanachs, et har- nachements infernaux.

— Si nous nous mettions devins ? dit-il… serait-ce point belle façon de rire ?

Le moine répond comme l’abbé chante ; les deux autres opinent du bonnet.

Mâchepoule dit :

— Je serai guérisseur et vendrai des dictâmes !

Vrille dit :

— Je serai cosmète et vendrai des onguents de beauté !

Maître Adam dit :

— Je serai magicien et vendrai des oracles !

Et de se goguer, et de se claquer les cuisses, et d’endosser les oripeaux, et de se donner le spectacle.

Mâchepoule, affublé d’un costume turc, a l’air d’un marchand de sarasinois. Gravement, il tâte le pouls du meunier et ordonne :

— Vous prendrez des pilules de Moncul !

Environné d’étoiles, Maître Adam lui répond par un horoscope, flûte dans son chapeau pointu :

— Né sous le signe du Capricorne, tu atteindras la plus haute destinée ; tu seras fou comme Néron, cocu comme Ménélas, et poivré comme François Ier !

Et Vrille, emmitonné dans un manteau de poils frisés, coiffé d’une birette à oreilles, semble un chien savant, et aboie :

— Pour être belle et convoitable, frottez-vous de pommade de bran ! la seule dont usait Cléopâtre !

Le bidet va bon train, il reste du ratafia dans une bouteille, une paillasse fait un mol appui…

Les pipes au poing, quoi de plus propice à s’en conter de bonnes ?

Vrille demande :

— En foi de cosmète, connaissez- vous celle de ce ladre vert qui voulait acheter deux onguents ; l’un pour les lèvres de sa femme, et l’autre pour son sphincter — qu’il avait au vif ? Le droguiste lui donne donc un bâton de rouge et un suppositoire… Lors, l’avare, sur le point de payer et considérant les deux objets, dit, en fin de compte, au pharmacopole : « Reprenez votre suppositoire ! Plus j’y songe, plus je pense que ce rouge nous sufiira bien pour nous deux ! »

Après rire, Mâchepoule déclare :

— Pour moi, qui suis médicastre, je ne vous en conterai que de thérapeutiques ! Comme cet Esculape, à qui une bavarde faisait le compte de ses maux, et qui lui dit : « Montrez- moi votre langue ; j’aime mieux la voir que l’entendre : elle m’en dira plus long ! » Et cet autre, à qui une patiente disait : « Voyez, Monsieur le Médecin, comme j’emmaigris : on tiendrait deux dans ma robe »… et qui, s’y glissant, au mot, par-dessous, répliqua : « Vertuchou ! nous y voilà juste le compte ! » Et ce troisième, mandé au chevet d’un prince, lequel lui dit ; « Je vous ai fait appeler, mais je ne crois pas à la médecine ! — Cela ne fait rien ! répond-il… voyez l’âne, il ne croit pas à la zoothérapie… ça n’empêche pas le vétérinaire de le guérir ! »

Après boire, Maître Adam conte : — En tant qu’augure, moi je vous dirai de cet homme qui va consulter un devin. L’astrologue, ayant frotté doucement pouce contre index, puis tendu sa main — ce qui est clairs signes cabalistiques — lui dit : « Vous recevrez ce jour lettre malplaisante. » L’homme rentre chez lui, et sa femme, qui cassait du bois, lui donne, par mégarde, de son herminette sur la tête. Mais de lettre, point de la jour- née… Au lendemain, il retourne chez le pythien, disant : « Je n’ai rien reçu — sauf un coup de hache ! — Nous y voici ! fait le devin, H, n’est-elle pas lettre malplaisante ?… » L’homme, stupéfait, demande un autre oracle. Ayant montré son œil, puis sa main ouverte — ce qui est encore vrais gestes divinatoires — le fatuaire lui dit :

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie Hors-texte p120.jpeg



« Vous recevrez ce jour lettreplaisante. » L’homme rentre chez lui et y trouve la voisine ; il en profite pour la trousser. Mais de lettre, point de la journée… Au lendemain, il retourne chez le prophète, disant : « Je n’ai rien reçu — sinon ma voi- sine, à qui j’ai fait… — A merveille ! fait le magicien, Q n’est-elle pas lettre plaisante ? »

Vrille et Mâchepoule de rire si fort que le bringue s’en éveille en sursaut. Il s’arrête court. Les trois gaillards risquent un œil sur les six qu’ils ont ; le jour se lève à petits plis, et le soleil, rouge de colère, court après la lune — qui, pâle d’affre, s’enfuit…

Les trois compères sautent hors la guimbarde : Vrille pour quérir des onguents, Mâchepoule des baumes, Maître Adam des philtres.

Ils vont de ci de là, qui ça qui là, par ci par là, et reparaissent bientôt avec tous les ingrédients.

— J’ai, dit Vrille, tout ce que comporte l’art cosmétique : de la boue, du plâtras, de la cendre, du sable, des mouches et du crottin !

— Moi, dit Mâchepoule, j’ai de quoi guérir tous les malendreux de la terre ! A savoir : des cailloux, de la brique, une toile d’araignée, de la bouse, de l’herbe et du purin !

— Moi, dit Maître Adam, je peux faire autant d’orviétans qu’il y a de sots en ce monde : j’ai de l’eau !

Et s’étant acalifourchonnés sur un tronc d’arbre, nos trois plaisants sorciers commencent à pétrir, battre, mêler, piler, triturer, égruger, fouler, malaxer, conculquer, délayer, rompre, fendre et moudre.

Tandis qu’ils pétrissent, battent, mêlent, pilent, triturent, égrugent, foulent, malaxent, conculquent, délayent, rompent, fendent et moulent, une bergère accourt, d’une borde voisine, et les prenant pour drouineurs, leur demande :

— Bouchez-vous les trous ?

— Pas aux chaudrons, dit le meunier, mais aux filles !

Le tortillon s’enfuit, rouge comme pivoine…

Un babouin vient à son tour, qui, pensant que c’est couvreurs de chaises, leur demande :

— Empaillez-vous ?

— Oui, dit le menuisier, nous empaillons, les chiens, les chats et les merdeux !

Le gamin décampe en hurlant.

Une femme s’approche alors, et se disant que c’est faissiers, leur demande :

— Puis-je tâter de vos paniers ?

— Non, dit le vétérinaire, mais nous pouvons tâter du vôtre !

La ménagère se sauve en les appelant salauds.

Alors, tout étant pétri, battu, mêlé, pilé, trituré, égrugé, foulé, malaxé, conculqué, délayé, rompu, fendu, moulu, et mis en petites bouteilles, les trois compères regrimpent dans la roulotte et fouette ! fouette ! Les voilà partis !

 

Ils arrivent à un bourg qui a nom Sot-sur-Niais. Ils font halte sur la place, s’offrent aux regards en leurs défroques clinquantes, grimpent sur des tréteaux et tapent sur le cul d’un poêlon. En moins qu’il n’en faut pour faire fille femme, tous les villageois accourent, et demeurent pantois à la vue de ce barbet à madras, de ce bachi-bouzouck, de ce célicole tout constellé d’étoiles, qui leur crient :

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p124.jpeg

— Approchez ! Approchez ! — Venez voir ce qui ne s’est jamais vu ! — Nous sommes la Magie, l’Hermé- tique, la Cosmétique ! — Mystère ! Mystère ! — Nous savons tout : le passé, le présent, l’avenir ! — Nous soulageons tout : le corps, le cœur, la bourse ! — Nous donnons tout : l’ar- gent, la gloire, l’amour ! — Par ici ! par ici ! — C’est la huitième merveille du monde ! — Qui veut son oracle ? — Qui veut la santé ? — Qui veut la beauté ? — Succès ! succès ! — Je suis Tirésias ! — Moi Hippocrate ! — Moi Cosmus ! — Je lis dans les astres, les mains et les écrits ! — Moi, je guéris la fièvre, le mal caduc, et les écrouelles ! — Moi, je fais pousser cheveux, dents et tétins ! — Unique ! Unique ! — Reçus dans toutes les Cours d’Europe ! — Conviés par tous les rois ! — Favoris de toutes les reines ! -— J’ai prédit à Notre Saint- Père le Pape qu’il mourrait en état de célibat ! — J’ai opéré le Grand- Mogol d’un lapsus lingux ! — J’ai tant reverdi la reine douairière de Pausiménie, qu’on dut lui donner un Régent ! — Et ceci ? — Et cela ? — Grâce à la poudre d’oribus ! — Par le baume de Sainte Bernique ! — Avec l’onguent des Trois-Momus ! — Et ces mixtures magiques… — Qui valent un prix exorbitant… — Nous ne les vendons pas… — Par conséquence d’un vœu… — Nous les donnons ! — Happez ! Happez !

Et les trois compères, brassant leurs thériaques, leurs dictâmes et leurs panacées, les font pleuvoir sur les sotsurniaisois, qui se torchent à qui en aura !

Les uns prennent des élixirs, les autres des pommades, celui-ci une torgniole, celui-là rien du tout, cet autre les deux. Bref, tous sont aises — hormis ceux qui ne le sont pas..

Un clerc d’huissier, enragé d’en sortir bredouille, se met à crier aux charlatans.

— Tête-à-sac ! lui dit Maître Adam, comme je te plains de décroire ! Qui doute ne goûte. Si tu en tiens pour saint Thomas, mets-moi à l’épreuve, et tu en tiendras vite pour saint Augustin !

— Voire ! réplique le gâte-papier… Et, pour quinauder le devin, il lui

dit de désigner, parmi les filles assem- blées, une pucelle.

— C’est jeu d’enfant ! dit l’augure. Et prenant son soulier, comme

pour le jeter, il crie :

— Gare à celle qui l’a perdu ! Toutes les filles de se cacher — sauf

une.

— Abracadabra ! dit l’augure, celle- ci est notre pucelle !

Chaque sotsurniaisois de rire — sauf l’enragé gratte-minutes, qui, de mauvaise foi, nie la preuve.

— Si tu ne crois pas à la sorcellerie, lui dit Mâchepoule, au moins crois-tu à ma science ?

— J’y croirai, répond le clerc, si vous me dites ma maladie…

— Point n’est besoin, dit le guéris- seur, de te tâter pour voir que tu as la crapaudine ! — Qu’est-ce ? fait-il.

Et Mâchepoule réplique :

— C’est la maladie des ânes !

Toute l’assemblée se désopile — hormis le fesse-cahier — qui ne veut pas voir l’évident.

— Et à mon art ? lui dit Vrille, refuses-tu d’y croire, vil brequin ?

— Défigurez-moi, répond le clerc, et j’y croirai…

— Ho ! le beau miracle ! dit le cosmète, en sautant de son juchoir.

Et de deux nioles et trois mornifles, il te le rend tout quasiment méconnaissable.

Tant que les villageois se dératent et crient haro sur le pousse-cul, qui s’esquive en crachant ses dents…


Détortillés de ce malcontent, les trois compères s’en reviennent à leurs badauds. Tous ont quelque chose à connaître. Gratis totalis

C’est un invétéré bonhomme, qui demande un remède contre la vé- tusté. Mâchepoule lui donne une drogue.

— Prenez-en, dit-il, au déjucher, quinze gouttes…

— Las ! gémit le vieux, je ne sais compter que jusqu’à dix !

C’est une bacelotte qui veut savoir si, en dépit de sa parentèle, son galant l’épousera. Maître Adam lui prend la main.

— Oui, par Saturne ! dit-il… et par Vénus aussi ! Vous écarterez ou les parents ou les jambes !

C’est une grosse gagui qui se plaint de ce qu’elle a des plis au ventre…

— Faites-vous repasser souvente- fois ! dit Vrille…

C’est un lourdaud qui endure de l’entrefesson…

— Il faut mettre, dit Mâchepoule, quelques sangsues à l’anus…

— Des sangsues ? fait le pauvre hère, j’en trouverai, oui, pardienne !… mais de l’anus, où en aurai-je ? C’est une gigue, qui ne sait, de deux mâles, quel prendre… Maître Adam lui demande quel est le mois de leur venue ?

— Avril et décembre… réplique- t-elle.

— En ce cas, dit le devin, choisissez celui d’avril ; il est né sous le Taureau ; c’est, pour vous, meilleur des signes !

C’est une péronnelle qui désire bel embonpoint… Vrille l’ayant palpée :

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p130.jpeg

— Revenez au serein, dit-il, je vous donnerai une liqueur.

— Et quand grossirai-je ? dit-elle.

Et Vrille, comptant sur ses doigts :

— A partir du cinquième mois !…

A ce moment, une servante se coule vers les trois compères, et leur dit, bas à l’oreille, de venir, tout de go, faire un miracle…

— Mille si tu veux ! répond Maître Adam, qui trouve l’ancelette accorte.

Et ils se mettent à ses trousses, au malcontentement des pratiques… Une nigaude, qui porte une cruche, court après eux, suppliant qu’on lui donne quelque remède…

— Tu te portes bien ! dit Mâche- poule.

Ils arrivent en une belle demeure, et la servante les mène devant un vieillard caduc, perdu dans un grand fauteuil, un hoqueton et une barbe blanche…

— Augures, leur dit le bonhomme, j’ai plus de nonante hivers… Y pou- vez-vous quelque chose ?

— Je peux tout ! dit Maître Adam. Et, de sa baguette divine, traçant

un chiliogone sur le sol, il s’accroupit, le bascule trois fois du postère, puis demande huche, caisse ou bahut. La servante apporte une grande manne d’osier ; le fatuaire fait signe au bonhomme de s’y placer ; ce qu’il fait docilement. Mais une fois le panier bouclé, Maître Adam part à s’ébouffer, et à crier :

— Nous le tenons !

— Qui ? demandent les autres, éberlués.

Pour réponse, Maître Adam secoue le coffin.

— Hé ! clerc, mon ami ! raille-t-il, vos hivers sont-ils les uns sur les autres ? l’hiver de la rotule entre-t-il pas dans l’hiver de l’estomac ? L’hiver du boyau culier est-il pas trop res- serré ?

Et le panier de répondre :

— Vous vous abusez, l’augure ! Je ne suis clerc, mais barbon, très vieil et très cacochyme !

— Bon, dit le meunier… nous allons vous rejouvencir !

Et, avec ses deux compères — qui. commencent seulement de rire — il empoigne le bemaudoir, le descend dans la buanderie, et le plonge au citerneau, une fois… deux fois… trois fois…

Lors, le panier de glapir :

— Arrêtez ! mes bons augures ! oui ! oui ! c’est clair, je suis clerc !

Plantant là le turlupin, plus imbibé que mouillette, les trois compères entrent au logis, et accostent la don- zelle par jurade et maudisson :

— Friponne, qui voulait nous jouer !

— Rendons-lui monnaie de sa pièce !

— Par cantermes et maléfices ! La pauvrette, épouvantée, se jette

à genoux, criant grâce.

— Ce pousse-cul est ton galant ? demande Mâchepoule ; que te fait-il ? ceci ?

— Oui, Monsieur…

— Et cela ? dit Maître Adam.

— Oui, Monsieur…

— Encore cela ? dit Vrille.

— Oui, Monsieur…

Après quoi, les trois lurons dé- clarent qu’ils ont le gosier sec comme parchemin et le ventre à l’espagnole.

La servante, qui voudrait bien être, chaque jour, envoûtée de pareille façon, dresse aussitôt trois couverts…

— Mets-en quatre ! disent les com- pères.

Et les voilà attablés, la pécore au milieu d’eux, s’en donnant par les babines. C’est petit repas de four- chette : juste un pâté de lamproie, un abat-faim à l’étouffade, des tripes, une charbonnée d’aloyau, dame- dame et angelot, crème et craquelin, vin paillet…

(J’oubliais salade de museau, tout au long de la dînette, chacun attou- chant la belle et lui donnant la bec- quée).

— Te plais-tu chez ce maître- loup ? fait le meunier.

— Mieux qu’au manage ! lui dit- elle.

— Quel manage, ma mie ? quel manage ?

— Celui de Cabajoutis donc ! La dame est de particule, mais vieille comme le temps jadis, et larmoyant sans oignon…

— Pourquoi donc ? ma mie ? pour- quoi donc ?

— Pour ce que le Pacha, qu’elle dit, ne vient pas…

— Quel pacha, ma mie ? quel pacha ?

— Celui qu’elle attend de Turquie, pour épouser son Angélique…

— Quelle Angélique, ma mie ? quelle Angélique ?

— Sa fille donc !

Les trois compères clignent de l’œil… Oh ! les croquelardons ! qu’ils se sont compris !

— Partons-nous ? demande Mâche- poule…

Ils lèvent le morion, accolent la fille, boivent le coup de partance, lui recommandent le castoigneau où sèche son greluchon, et sortent.

À la borne, ils croisent une brunette qui leur dit :

— Messieurs les devins, vous qui savez tout, vous allez pouvoir me renseigner ?

— De quoi s’agit-il ? fait Vrille.

— C’est que j’ai peur d’être mère…

— Depuis quand ? fait Maître Adam.

Et la caillette, montrant la demie au clocher :

— Depuis le quart ! dit-elle.

Les trois compères de rire à saute-bedon ; ensuite, l’ayant rassurée, de continuer leur chemin.

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p136.jpeg

Ils gagnent ainsi le champ de mai ; la place est nette, les chalands ont fui, le cheval broute…

Meunier, menuisier et vétérinaire remontent en leur guimbarde, et hop ! hop ! quittent lestement Sot-sur-Niais.

 

 

 

VI

Une nuit, dans les doux transports de son amour, elle s’écria en m’em- brassant : « Allahila Allah ! » ; ce sont les paroles sacramentales des Turcs ; je crus que c’étaient celles del’amour. Je m’écriai aussi fort tendrement : « Allah ila Allah ! — Ah ! me dit-elle, le Dieu miséricordieux soit loué, vous êtes Turc ! »

Voltaire, Histoire des Voyages de Scarmentado.

 

 

 

 

Le bourg effacé, les trois compères aperçoivent Cabajoutis…

C’est moins un manoir qu’un chézeau, moins un chézeau qu’une chacunière, moins une chacunière qu’un plessis, moins un plessis qu’une cassine ; toutefois, c’est plus une cassine qu’un ermitage, plus un ermitage qu’une borde, plus une borde qu’un solier, plus un solier qu’une masure. Et ça émerge de la verdure, comme lapin blanc du serpolet…

Les trois compères vont en un taillis, nichent la roulotte dans les broussailles, débâtent le cheval. Mâchepoule, en tant que Turc, se hisse au faîte, et, suivi des deux icoglans, enfile le chemin du château…

Et devant l’entrée :

— Il est fâcheux, dit Maître Adam que nous ne puissions sonner de l’olifant !

— Que n’ai-je emporté le poêlon ! dit Vrille…

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie - p140.jpeg

Ils atteignent donc, sans fanfares, la pelouse et la traversent d’outre en outre. Mais un courtillier les a vus ; il marche à leur rencontre, armé d’un binochon dont il fait force moulinets, et leur criant :

— Arrière, baladins ! ne pouvez-vous épouser les allées ? Voilà beau gâchis de gazon ! Et qui ne repoussera jamais

— Par mon turban vert ! riposte Mâchepoule, me prends-tu pour Attila ? Si nous étions en Barbarie, je te ferais bellement empaler !

Comme on n’est point en Barbarie, le plante-choux crie obstinément :

— Arrière ! arrière ! on n’a point besoin de faiseurs de tours !

Une vieille dame, attirée par le tapage, se montre sur la terrasse à la vue des trois compères, elle glapit :

— Ciel ! c’est Begarmoudi-Baba ! Du haut des marches, elle ouvre les bras, et Mâchepoule, oubliant qu’il est à cheval, s’y jette impétueusement, en sorte que c’est à la bête que la dame de Cabajoutis donne la première accolade ! Puis, ensuite, de soupirer :

— Ah ! je ne vous espérais plus !

— Par mon turban vert ! dit Mâchepoule, sautant à bas, il y a loin de Stamboul à Cabajoutis ! De plus, étant venus par terre, nous avons dû traverser de part en part l’Illyrie, et prendre chaque ville d’assaut…

Puis, montrant sa suite :

— C’est, ajoute-t-il, mon Nicedem et mon Euqunue, autrement dits : mon médecin et mon Eunuque. Je suis le Maître, ils sont l’Ombre ; la Parole, ils sont le Geste ; la Colère, ils sont le Bâton…

Et les deux fagotins de saluer et de reprendre :

— Il est la Bouteille, nous sommes le Bouchon ; l’Amour, nous sommes le Spasme ; l’Estomac, nous sommes le Hoquet…

La dame de Cabajoutis les ayant menés en la maison, leur dit :

— Je vous fait tenir un en-cas et vais avertir Angélique !

Restés seuls, les trois compères se donnent bourrades et plamuses, trouvant la facétie plaisante ; mais une fille entre, qui porte roses confites et lait caillé… Les trois compères ne rient plus…

Vrille dit :

— C’est collation d’Ostrogoth ! Maître Adam dit :

— Nous nourrir de ces pétales ! Nous prend-elle pour mouches à miel ?

Mâchepoule dit :

— J’abjure l’Islamisme !

Et lorgnant la dariolette, les trois gaillards ajoutent :

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie - p143.jpeg

— Voilà qui est plus friand !

Et Vrille dit :

— J’en prendrais volontiers deux doigts !

Et Maître Adam dit :

— J’en mangerais bien un morceau !

Et Mâchepoule dit :

— Je l’étendrais bien sur mon pain !

Et il s’apprête à le faire, quand la douairière reparaît. À la vue de sa servante et du pacha la bouquant, la vieille dame se met à braire.

— Par mon turban vert ! s’écrie Mâchepoule — faisant la bête — n’est-ce donc point là Angélique ?

— Non, dit-elle, la voici !

Alors, entre une grande hallebreda, une haquenée de parade, une perche à gauler les noix, visage à mettre en culotte, mains potes, pieds plats, maltournée, à cheval sur la quarantaine.

Elle se jette sur Mâchepoule, en criant :

— Oh ! mon Baba !

Pour éviter son étreinte, le Pacha s’incline jusqu’en terre ; emportée par son élan, Angélique culbute sur son dos, montrant jambes héronnières et chiches fesses, dans des culottes de boucassine.

— Modère-toi ! lui dit sa mère, tu l’as ton sultan, ton émir, ton bey, ton calife, ton vizir, ton pacha, ton effendi ! Oui, oui… tu seras sa sultane, son aimée, sa houri, son odalisque ! Vois, comme il est beau et farouche, avec ses babouches, son dolman et son fez ! Celui-ci est son barbier, celui-là est son eunuque… Il est le Maître, ils sont le Bouchon ; il est la Colère, ils sont le Hoquet… Ah ! ah ! tu ne savais pas cela ? Il va t’en dire bien de l’autre ! Çà, qu’on prenne des sièges ! Baba ! venez entre nous, et buvons le lait caillé !

A ces mots, Vrille et Maître Adam — peu soucieux de ce toxique — se retirent à reculons, en faisant de grands saluts.

— Sdualas ! leur crie le pacha, attaché par sa grandeur.

Ils ferment soigneusement la porte. Et dans le couloir :

— Voici, souffle l’un, assez vilaine aventure !

— Oui, répond l’autre, les aven- tures qui ont pour boisson, lait caillé, et pour femme, une Angélique, ne sont point belles aventures !

Et tous deux concluent d’aviser…

Passant devant les cuisines, ils hument indigent fumet. Ils entrent et trouvent fricasseuse rubiconde et bien plantée, qui touille du riz dans de l’eau.

— Qu’est-ce cela ? demande Maître Adam.

— C’est le dîné ! fait la commère… un vrai dîné de Pacha !… Pilaf, viande et pain bouillis, cassemuseau au lait caillé…

— Ho ! ho ! se récrient les deux Turcs, ce n’est pas ainsi qu’on fait ! Le Pacha n’en voudra point, et vous serez débuchée ! Donnez ! donnez la mouvette ! Voici comme on fait chez nous !

Et s’emparant des fourneaux, nos impromptus fouille-au-pot renversent le lait caillé, jettent l’eau du riz, mettent à la place brandevin, tirent la viande bouillie, la hachent menue, y mêlent lardons, épices, aromates, la boutent en terrine, l’enfournent, avisent palombes dodues, les plument, les vident, les bardent, les embro- chent, cassent des œufs, les battent, ajoutent farine, ajoutent sucre, ajoutent muscade, placent à petit feu le tout, font sauce blanche, sauce verte, sauce rousse, sauce douce, sauce piquante, sauce de haut goût, pèlent des fruits, les mettent en une bassine, arrosent de trois pintes de vin…

— Du vin ! dit la femme de bouche, mais les Turcs n’en boivent point !

— Aussi, ripostent les Turcs, ce sont les fruits qui le boivent !

— Ce repas, dit-elle encore, est donc repas de Coran ?

— Par le prophète ! répondent les Turcs, nous sommes un peu mé- créants pour ce qui est du ventre, mais pour ce qui est du cœur, nous sommes bons musulmans !

Sur ce, les deux Turcs s’en vont, laissant la commère étourdie, et, passant devant une chambre, ils voient deux filles qui dressent, sur le plancher, lit de coussins et de tapis.

— Qu’est-ce cela ? demande Vrille.

— C’est pour le couché du Pacha, disent-elles… Les Turcs ne veulent se mettre en nos lits…

— Ho ! ho ! se récrient les Turcs, faites-nous petite place en les vôtres, et vous verrez cela, péronnelles !

Puis ils les pourchassent en la chambre, pour leur faire becs et blan- dices… Mais l’une repousse Vrille, disant :

-— Je n’ai que faire du médecin ! Je ne suis point malade !

Ce à quoi Vrille repartit :

— Vous avez bien quelque cre- vasse ?

L’autre repousse Maître Adam, disant :

— Je n’ai que faire d’un eunuque ! Ce à quoi le meunier repartit :

— Je ne le suis qu’en Turquie ! Hors, je me mets à mon aise !

Et il s’y mettrait très bien si les filles ne lui disaient que le Pacha les appelle… Par la fenêtre ouverte, les deux Turcs voient Mâchepoule qui, dans le jardin, leur fait force signes…

Ayant mené ses compagnons en un bosquet touffu, Mâchepoule leur dit tout d’une tire :

— Or çà, fioleurs qui me mettez au croc, tirons-nous ! l’instant est propice ! Je n’aime point les pucelles vermoulues, encore moins le lait caillé, et ces folles me rebattent l’oreille de contes à dormir debout ! Elles me serinent du voyage, me ressassent du mariage, me rebâchent du pucelage ! C’est Begarmoudi par-ci, c’est Baba-Pacha par là ! Elles me bourrent de feuilles de rose, connaissent la Turquie mieux que moi, et me font lire dans un Coran ! Je n’écoute pas ce qu’elles chantent, je ne sais plus ce que je réponds, mon turban me blesse au pied, mes babouches m’enflamment la tête, je me retiens de pisser ! Nous dînerons de riz à l’eau, nous souperons de prières et nous coucherons sur le plancher ! J’ai l’estomac confit, j’endève, je pantèle ! Une heure encore, et je péris de bile ren- trée et de caillebotte ! L’instant est propice : tirons-nous !

Et de s’ensauver comme s’il avait le feu aux fesses !

Ses compagnons le poursuivent à travers plates-bandes, charmille, arcades, ronds d’eau, tonnelles, châs- sis, vertugadin, en criant, par dé- fiance, en turc :

— Etêrra Eluopehcâm !

Le Pacha ne veut rien entendre… Enfin ils l’atteignent, le grippent par son kaftan, le conjurent de se calmer, protestent que tout est prêt, et lui font serment sur Allah, qu’il aura ce soir bonne lippée, bon lit, bonnes garces…

A cette condition, Mâchepoule veut bien ne pas abdiquer. Et il rentre à la maison, suivi de ses deux icoglans…

Le couvert est dressé. Begarmoudi- Baba prend place au mitan, flanqué des deux Cabajoutis ; et les icoglans leur font face…

On apporte le pilaf : il fume comme cassolette, mais ce n’est point d’oliban ; ce serait plutôt vapeurs de vin ! L’ayant flairé, le Pacha se lève, ouvre son Coran, et très religieusement, lit un verset :

— Ho ! euq àliov dnairj tocirj ! te euq ej siannocer sem serjniog à nos emora !

Et les deux icoglans répondent :

— Siov al elueug selle’’uq tnoj !

Les dames de Cabajoutis écoutent avec respect.

Elles pensent que le turc est un bel idiome. Les trois compères, qui ont entamé le riz, pensent que c’est — par la grâce du brandevin — bel idiome d’estomac !

Angélique et sa mère, qui n’en mangent point, saisissent chacune un cruchon et l’inclinent sur le verre de leur hôte. Begarmoudi-Baba, voyant qu’il en sort de l’eau, retire vivement son gobelet en criant d’une voix terrible :

— Par mon turban vert ! vous voulez me faire boire, à moi, Pacha à trois queues, ce que boit mon cheval ?

— Alors quoi ? fait Angélique… L’Alcoran vous défend le vin…

— Mais le médecin l’ordonne ! dit Vrille… à cause de la santé du Pacha…

— Serait-il malade ? s’écrie la vieille Cabajoutis.

— Au contraire ! dit Vrille… C’est parce qu’il a une santé de fer : je crains que l’eau ne le rouille !

On apporte le pâté. A sa vue, le Pacha se dresse, ouvre son Coran, et lit gravement un autre verset !

— Etsepelam ! ùo sec snohcoc-àl tno-sli erocne êvuort aç ?

Et les deux icoglans répondent :

— Siov al elueug selle’uq tnoj…

Les dames de Cabajoutis écoutent encore avec respect. Elles pensent que l’islamisme est benoîte religion. Les trois compères, qui ont entamé le pâté, pensent que religion de ventre est plus benoîte encore !

A peine ont-ils torché la terrine et bu trois ou quatre coups de vin, qu’on apporte les palombes. Cette fois, le Pacha ne prend pas le temps de leur enfiler un verset : il en met deux en son assiette, et manœuvre illico de la mâchoire. Et ses icoglans de faire chorus.

Ces viandes broyées, ces vins jetés au gosier, ces os qui craquent, ce cli- quetis de fourchettes, ce carillon de bouteilles, ces glouglous, ces flic-flacs, ces poppysmes, ces gargouillades, ces borborygmes abasourdissent et pétri- fient les deux femmes… Elles en omettent le boire et le manger — voire même — ce qui est plus grave — l’élocution !

L’Amour, pourtant, prend le pas sur l’hébétude, et Angélique finit par murmurer :

— Cher Baba, soufriez un peu : vous allez vous empeloter !

— M’empeloter ? dit le Pacha, s’empelote-t-on à bien manger ? Quand le sac tient-il sur ses pieds ? Est-ce quand il est vide ou quand il est plein ? s’empelote celui qui fait diète ! Fait diète celui qui ne mange que deux fois en la journée ! Je voudrais être ce Mustapha, qui faisait toujours repas alphabétique, mangeant autant de mets qu’il y a de lettres en abécédaire ; ou encore ce Cadi, qui disait : « Il faut être deux pour manger un héron ; le héron et soi ! — Par mon turban vert ! la faim n’est pas comme l’amour… elle ne s’abat point en se frottant le ventre !

Les dames de Cabajoutis bouchent leurs oreilles à ces abominations. Le Pacha boit coups sur coups, les deux icoglans s’amusent…

On apporte les fromages. Fromage est biscuit d’ivrogne. Mâchepoule écarte le vachelin, disant : « Il n’est que de trous ! » et se jette les cabrillons par paire en la gueule. Les deux icoglans font de même. On apporte les friandises. Sur la table, comme en la grammaire, friandises sont genre féminin. Les Cabajoutis en prennent, mais y goûtant, elles s’écrient :

— Quelle galimafrée ! ce n’est que vin !

Le Pacha, galantement, hume le jus, happe les fruits, les suce, et les remet nets en l’assiette des dames. Puis, pour torcher ses doigts, il fouille à sa poche, tire son mouchoir, et par mégarde, le laisse tomber sur la vieille.

— Allah est grand ! braillent les deux icoglans, le Pacha lui a jeté le mouchoir ! Elle couchera ce soir en son lit !

A ces mots, les dames de Cabajoutis s’évanouissent : l’une de joie, l’autre d’horreur…

Les trois compères leur dépotent l’eau des cruchons sur la tête, les dégrafent, leur donnent la souffle- tade, leur tirent la langue, leur met- tent des liqueurs en la bouche — voire du poivre en les narines. Mais elles demeurent insensibles…

Alors, ils les chargent, les hissent en leur chambre, les dépouillent, les couchent, les bordent, et, quatre à quatre, redescendent en la salle.

 

Les servantes y font place nette.

— Par mon turban vert ! dit le Pacha, voilà emparadisantes aimées ! Que n’ai-je plusieurs mouchoirs !

— Que désire votre Magnificence ? demande Vrille s’inclinant… Prier, dormir ou prendre clystère ?

— Utuof tos ! répond le Pacha, qu’on m’accommode cette chambre à la turque ! Moi, pendant ce temps, ej siav ressip…

Et Begarmoudi-Pacha sort majes- tueusement.

Aussitôt, les deux icoglans, aidés des trois filles curieuses, de tout méta- morphoser : en un instant, des tapis jonchent le sol, couvrent les meubles, feutrent les murs, des coussins sont jetés çà et là, des voiles habillent les lumières, des roses sont effeuillées, de la lavande brûle en un pot… C’est vraie façon de harem ! Il n’y manque que les houris !

Les icoglans disent aux trois filles :

— Venez çà ! qu’on vous accoutre à l’orientale !

Mais au sérail, se vêtir, c’est sur- tout se dévêtir. En un tournemain, les servantes sont au naturel… Il y en a une grande, une moyenne, et une petite ; une mince, une potelée et une grosse ; une rose, une blanche et une mate ; une brune, une blonde et une rousse — ou tout bonnement trois brunes, selon que vous les lorgnez…

Elles se ventrouillent sur les cous- sins et font les anonchalies ; Vrille agite au-dessus d’elles la palme d’un chasse-mouches, et, muet de ce sérail, Maître Adam garde l’entrée avec pique-feu pour cimeterre ! Le Pacha, à son retour, manque d’en tomber sur son cul !

— Par mon turban vert ! s’écrie-t-il, ça me rappelle ma patrie !

Et il se laisse choir, parmi les coussins et les femmes.

— Maître, lui demande la première, combien avez-vous d’épouses en Turquie ?

— Autant, dit le Pacha, qu’il y a de nuits dans l’année…

— Et comment, lui demande la seconde, pouvez-vous les rassasier toutes ?

— Oubliez-vous, dit le Pacha, que je suis du Levant ?

— Et aucune, lui demande la troisième, qui vous encornaille ?

— Aucune, dit le Pacha, la première fois qu’elles me coifferaient, je les ferais mettre à mort !

Les trois houris n’osent s’enquérir de ce qu’il ferait la seconde fois…

Elles préfèrent le questionner sur les divertissements du harem.

— On y passe son temps, dit le Pacha, à se conter des contes, danser et faire l’amour…

— À merveille ! font-elles, commençons donc par le commencement !

Le Pacha fait un signe à ses icoglans. Ils viennent s’accroupir à ses pieds, et le premier conte son conte :

 

La banane et la figue

Il y avait en l’île de Rhodes, un marchand qui possédait une femme, comme on imagine qu’elles sont dans le paradis d’Allah… Trafiquant avec les Smyrniotes, cet homme était sou- vent en voyage et laissait sa femme seule à la maison. Du moins, le croyait-il ! Car, à peine la corne de sa voile avait-elle disparu sur la mer, qu’un voisin venait lui tenir compa- gnie… C’était un Grec du nom de Skombros. Il disait à son amante :

— Tes yeux sont des vers luisants, ta bouche est une goyave, tes bras sont des gazelles, tes seins sont des fez à pompons rouges, ton ventre est une barque sur la mer, tes cuisses sont des minarets…

Et mille autres folies, que son mar- chand ne lui avait jamais dites. Les mots — surtout insensés — sont les pièges où se prennent les femmes…

Or, il advint qu’un jour, le mar- chand revint comme ils pratiquaient l’adultère. La femme fait mettre son sigisbée en un coffre où, d’ordinaire, on serrait les fruits. Le marchand entre, salue sa compagne, explique que l’état de la mer l’a contraint au retour, et ajoute :

— Par Mahomet ! j’ai grand faim ! je vais manger une banane…

Et il s’en va droit au coffre. La femme, sachant bien quelle banane il va trouver, et tout ce qui s’ensuivra, lui dit amoureusement :

— Ne préfères-tu pas une figue ?

À la vue du fruit qu’il aime, le marchand n’hésite pas, et suit sa femme en la chambre… Et pendant qu’il mange la figue, il ne mange pas la banane, et le bananier s’enfuit. Ainsi font toutes femmes astucieuses, qui, de chaque fruit, gardent la pulpe, et donnent la gousse à leur mari !

Les trois odalisques s’esclaffent, le Pacha daigne sourire et le second conteur conte :

 

Le marabout et les trois cents vierges

— Zizim, qui régnait sur l’Angora, était un sultan jaloux et sanguinaire. Il possédait le plus beau harem de tout l’Orient ; mille eunuques noirs en défendaient l’accès…

Un jour, ayant fait venir son vizir, il lui ordonne d’aller à Bagdad, lui acheter trois cents captives.

— Et je les veux vierges ! dit-il.

Le Vizir part, et, quelques jours après, il est de retour avec trois cents esclaves de toutes façons : grecques flexibles, tetonnières andalouses, géorgiennes nerveuses, africaines lus- trées, mauresques fessues, laiteuses vénitiennes, molles hindoues…

Il les conduit au gynécée et va prévenir son maître. Zizim s’y rend, circule parmi les femmes, jette le mouchoir… La nuit venue, il épouse celle qu’il a choisie, et trouve le chemin frayé…

— Par Mahomet ! se dit-il, mon vizir est un sot ! Il s’est fait vendre, par ces juifs, gratte-cul pour rose ! Demain, je le ferai jeter aux crocodiles…

Sur ce, retournant au sérail, il en choisit une autre, l’épouse, et trouve encore vide le nid !

Il crie qu’on apporte des lumières, réveille tout le monde, fait lever son médecin. Le médecin fait son office : aucune des captives n’est vierge !

Transporté de fureur, Zizim fait venir son vizir, et lui crie :

— Chien ! est-ce ainsi que tu obéis à mes ordres ? Aucune de ces vierges n’est vierge !

— Lumière des lumières ! lui répond le vizir, pardonne-moi de te soutenir le contraire, mais je te jure qu’elles le sont ! Pour en être plus sûr, je les ai toutes essayées !

Les trois aimées se dératent, le Pacha daigne sourire encore, et puis il conte son conte :

L’Ombre et la Calebasse

À Sinope, vivait un pauvre pêcheur du nom de Nigav. Il tirait de la mer Noire sa subsistance et celle de sa femme… Un jour qu’avec sa barque, il s’était éloigné du rivage, il fut pris par les Tartares, qui l’emmenèrent en captivité. Ne pouvant payer ran- çonnement, on le traitait en esclave, et cela dura longtemps. Mais une fille s’éprit de lui, qui, une nuit vint le trouver en la case où on l’enfermait, et lui offrir ce que fille possède. Nigav commence la besogne et feint de n’y pouvoir faire ; puis, reculant de trois pas, il se jette sur l’obstacle ; c’est vain. Nigav recommence, une fois, deux fois, trois fois, augmentant à chaque coup la reculée… Si bien qu’il touche à la porte, que la fille, dans sa hâte amoureuse, n’a point refermée. Alors, la poussant, il dit : « Ne bouge pas. Je vais prendre un grand élan, et cette fois, nous réussirons ! »

Et il part à l’écrevisse. Tandis que la fille attend, pensant qu’il prend sa distance, il a tourné les talons, atteint le port, bondit dans une felouque, tra- versé la mer Noire, et gagné Sinope !

A la pensée de revoir sa chère femme, après une année d’absence, son cœur lui bat comme mitaine. Il presse le pas, arrive devant son logis, et comme c’est le soir, il voit l’ombre de sa femme sur l’écran de la fenêtre. Et manque avaler sa langue, en voyant .— oui, par Allah ! — qu’elle a ventre de neuf mois !

— Ah ! chienne, dit-il, tu m’as trompé ! Il va t’en coûter la vie !

Il s’élance comme un fou, et trouve quoi ? sa femme qui tient une cale- basse !

Alors, se jetant à genoux :

— Grâces en soient rendues au ciel ! crie-t-il, son ventre n’a pas grandi ! Seul Allah est grand !

Les trois houris se pâment de rire, les icoglans se claquent les cuisses, et le Pacha réclame les danses.

L’une des filles se lève, et va en l’office, quérir un coiffe-poêlon pour s’en faire un tambour de basque…

Au retour, elle tombe bec à bec dans Angélique, qui, tirée de sa tor- peur, cherche, en chemise, son Baba !

— Boucanière ! lui dit-elle… Où allez-vous ainsi nue ? La fille répond :

— Danser devant le Pacha !

Hors d’elle, la Cabajoutis lui donne grandes claques sur les fesses. La fille, lâchant le couvercle, détale par les corridors… Angélique tire sa chemise, ramasse l’instrument et s’élance. Dans la salle où l’on attend bayadère jeune et potelée, elle entre, faisant force entrechats et tapant sur le couvercle !

— Par mon turban vert ! glapit le Pacha, fuyons !

Tous se jettent hors du sérail, enfilent les couloirs, atteignent une chambre, ferment l’huis, donnent du verrou, entassent des meubles. Angélique choque à la porte, criant qu’elle veut son Baba ; les autres se tiennent bouche cousue. Enfin, elle finit, non par se lasser, mais éternuer, et craignant de se gâter, elle s’en va en pleurnichant… Tous se cherchent à boulevue — mais il fait si noir en la chambre, qu’ils passent la nuit à tâter…

Au lendemain, Cabajoutis a repris sa condignité. Les Turcs sont hermétiques, les dames ont fort grand air, les servantes remplacent les aimées, le sérail a disparu, tout ce qui était nu est chaste, c’était un conte des Mille et une nuits…

La douairière, qui se promène sur la terrasse avec le Pacha, lui demande à brûle-pourpoint :

— Cher Baba, oui ou non, épousez-vous ma fille ?

— Capon qui s’en dédit, Madame !

— Vous le savez ; elle a un million…

— Un million ? foutre ! un million ?

— … un million de qualités ! De plus, à dix lieues à la ronde, tout le pays lui appartient : ces bois, ces champs, ces fermes, ces prés, ces vignes… Cela vous chausse-t-il ?

— Non, Madame.

— Quoi ? Vous trouvez que c’est courtebotte ?

— Non, Madame, mais je n’en veux point, car tel n’est pas l’usage en Turquie : les hommes achètent les femmes. Ce qui leur donne le droit d’en jouir et de les battre. J’apporterai donc à Angélique le Pachalik de Lucuduort, mon palais d’Edrem- Elliuof, cinq cent mille piastres d’or, quatre mille janissaires, douze cents esclaves, mille chameaux, cinq cents étalons, cent navires, quarante faucons, vingt palanquins, dix mouchoirs, une paire de babouches…

La dame de Cabajoutis n’en peut croire ses oreilles. Elle s’appuie à la balustrade. Le Pacha ajoute :

— Et je veux qu’elle ait tout cela par contrat conforme aux lois de son pays. Faites mander le tabellion !

— Il doit venir ce matin !

— Je ne serai pas fâché de le voir !

— Par votre turban vert ! le voici justement…

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie Hors-texte p168.jpeg

En effet, deux quidams s’avancent dans l’allée : c’est le notaire et son clerc… La dame de Cabajoutis se porte à leur rencontre, Mâchepoule descend quelques marches. Le clerc le voit, il voit le clerc ; le clerc s’arrête. Mâchepoule remonte ; le clerc fait : « Ho ! ho ! » Mâchepoule rentre pré- cipitamment, appelle Vrille et Maître Adam ; se tire avec eux par l’arrière- corps, court à l’écurie, détache son roussin ; ils l’enfourchent tous trois, piquent des deux, culbutent le cour- tillier, coupent la pelouse de biais et gagnent la sortie, laissant tous ces gens de Cabajoutis comme en plâtre — sauf le clerc, qui s’époumone à crier :

— Arrêtez ! arrêtez ces chie-en-lit !

 

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie - p169.jpeg

 

 

 

VII

— Hélas ! quand tu auras bu, qu’en sortira-t-il ?

— De bonne besogne ; apporte toujours. Je m’attable ici ; une fois ivre je te répandrai sur tout cela, force bons petits conseils, bonnes petites pensées, bonnes petites rai- sons !

Aristophane.

 

 

 

 

S’en faut de peu, dit Mâchepoule, que je galope sur mes terres ! Sans ce clerc que nous avons baptisé, j’étais Pacha de Cabajoutis !

— Comme quoi, dit le meunier, il faut toujours se garder de faire le baptême avant la noce !

— Bah ! bah ! dit Vrille, une femme de perdue, dix de retroussées !

Arrivent ainsi, bredi-breda, jusqu’au fourré, entrent Turcs en la roulotte, en sortent compères comme devant, tirent sur la route bête et guimbarde, fouaillent l’une, poussent l’autre, et s’esquivent au rebours…

La route est une grande flâneuse, qui s’étire sous le soleil et muse aux carrefours. Les trois compères lui marchent sur le dos et tiennent devis de cordeliers :

— Çà, dites-moi, qu’est-ce qu’une route ? — C’est une ligne qui mène d’une auberge à une autre ! — C’est une femme : elle est poudrée, elle est couchée, et on va dessus !

— Voici beaux chênes… Aimeriez- vous être chênes ? — Pardieu oui ! car ils ont beaux glands ! — Pardieu non ! car glands leur tombent ! — Et que dites-vous de ces pierres ? — Je dis qu’elles feraient belle bourre de couette pour nos trois garces ! — Je dis que si nous étions en Egypte et que ce fût autrefois, ce serait bonne monnaie d’amour ! Les filles, dit-on, prêtaient leurs corps pour une pierre, à seule fin d’élever des pyramides… — Et toutes ces herbes ? — Ce sont les poils de la terre ! — Et toutes ces bornes ? — Ce sont ses dents ! — Tiens, voici ruisseau ! — Tant pis pour vin, tant mieux pour moulin ! — Il y a là plus d’eau que j’en boirai ! — Voire ! s’il t’advenait d’y tomber ? — Ver- tuchou ! Je serais comme cet ivrogne qui, ayant chu en une rivière, en fut tiré long temps après ! Comme on s’étonnait qu’il ne rendît pas d’eau, il revint à lui pour répondre : « Çà ! pensez-vous que j’en aie bu ? »

Trois lavandières accommodent le linge, à grands coups de batte et de chien. Elles sont vertes et drues et font honte à l’eau ridée, en leurs petits genouilloirs.

 

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie p79.jpeg

— Lavez-vous encore ? leur demande Maître Adam innocemment.

— Viens-y voir ! lui répond l’une.

Et comme il s’approche, elle me- nace de le rincer. Voilà bien le bon sens des femmes !

Vrille leur demande encore :

— Laveriez-vous ma chemise, si j’étais dedans ?

— Avec plaisir ! lui répond l’autre, nous avons de bons battoirs !

Mâchepoule leur demande à son tour :

— Ces caleçons ne vous donnent- ils pas idées de mariage ?

— Si, lui répond la troisième, mais ces chaussettes nous les enlèvent !

Les trois compères de rire et de se vautrer en l’herbe. Les filles leur disent qu’ils feraient mieux de les avancer. Et comment ? En pressant, étendant, séchant…

— J’aime mieux presser femme que linge ! dit l’un.

— Moi m’étendre qu’étendre ! dit l’autre. — Moi, mouiller que sécher ! dit le troisième.

Mais ils le font tout de même, pour complaire aux laveuses. Ils tordent en corde, tirent sans rire, égouttent les gouttes, essardent et goguenar- dent, étendent sur brandes…

Puis, quand c’est fait, disent aux filles :

— Ne casserez-vous la croûte avec nous ?

— Oui-dà ! disent-elles.

Alors, le meunier entre dans le ruisseau et tâte les sourives, Vrille se glisse en un pré et caresse les pommiers, Mâchepoule se musse au fossé et coquerite…

Puis reviennent, l’un avec pleines poches d’écrevisses, l’autre avec chapeau de pommes et jointée de champignons, le troisième avec poulet frais occis.

Et les buandières de s’ébahir :

— Oh ! que voilà hommes d’engins !

— Hommes d’engins, qu’est-ce ? demandent les trois gaillards.

— Ce sont, disent-elles, hommes qui ont trois peu et trois beaucoup : peu verser et beaucoup avoir, peu donner et beaucoup vouloir, peu payer et beaucoup devoir…

Sur ce, compères et filles se mettent à cuisiner : Les uns pèlent, les autres plument, ceux-ci vident, ceux-là aiguayent. Vrille bat le briquet, Mâchepoule casse des broutilles. Une tire, d’un panier, pain, fromage, noix et piquette.

— Vivejoie ! crie le meunier.

Le cochet tourne et rissole, les écrevisses — sous la cendre — se font plus rouges que carottes, à la flamme les pommes suent et pètent…

Quand tout est cuit, on fait le rond dans l’herbe, chacun ayant deux chacunes, chacune ayant deux chacuns. Ainsi, font dix-huit convives. C’est vertu du rond, sinon rond de vertu ! Et tous de galifrer ; les filles mettent poulet en poulettes, les compères piquettes en outres. Le tout avec force bourdes, comme de se gratter avec un os, bâfrer l’herbe à poignées, lamper par le nez, se torcher le bec d’un pantalon de femme, casser les noix avec ses fesses, crier à la taupe et la chercher sous les cottes, chanter n’importe quoi, déchanter autre chose, rire à pleurer, pleurer de rire, et le faire aux filles, qui ne sont plus refusantes…

Après quoi, les trois compères s’en vont, comme ils sont venus — comme une bonne nouvelle, un couplet, le beau temps — toutes choses peu durables, adonques bonnes choses…

Et les voilà repartis à toiser la route, s’amusant de tout, c’est-à-dire de rien : d’un nuage, d’une fleur, d’un étron…

Une carriole passe, comble de femmes requinquées.

— Où allez-vous ? crient les trois compères.

— Au pèlerinage ! répondent-elles. Endimanchée, une gillette les suit,

trottant des quatre pattes de son âne.

— Allez-vous au pèlerinage ? crient les trois compères.

— J’y vais ! répond-elle.

Un équipage vient ensuite, emportant une dame si belle, qu’elle a l’air de n’avoir pas servi…

— Pour aller au pèlerinage ? crie le cocher.

— Tout droit ! répondent-ils.

Ensuite, s’entre-regardent interloqués, se demandant ce que peut être ce lieu pélerinal où courent, en hâte, toutes les femmes…

— Peut-être, dit Maître Adam, y trouve-t-on des chevillettes ?

— Sans doute, dit Vrille, y guérit-on du mal de langue ?

— À coup sûr, dit Mâchepoule, fleurs y redeviennent boutons !

À mesure qu’ils avancent, l’afflux des pèlerines augmente — qui en voiture, qui à âne ou cheval, qui de pied. Enfin, ils atteignent le lieu du pèle- rinage : C’est petite entrée de grotte, à qui milliasse de femmes donne assaut. Les trois compères demandent ce qu’on y fait…

— Voyez-moi ces béjaunes ! s’esclaffe une matrone, qui ne connais- sent pas Pèlerinage de Saint-Gignon, où l’on boit Eau prolifique !

— N’est-ce que cela ? font les trois compères… et ces brehaignes se torchent à qui entrera la première ? Que n’y a-t-il un Saint Etalon, pour s’établir en face et lui faire croc-en-jambe ! Ho ! ho ! c’est inspiration génétique que nous soyons venus céans !

Et, se hissant sur un tertre, les trois gaillards de crier :

— Par ici ! Par ici, pour avoir de beaux enfants !

Des femmes s’attroupent qui, croyant que ce sont des donneurs de numéros, glapissent :

— À moi ! — Non, à moi ! — J’étais la première ! — Holà ! je viens de plus loin ! — Jetez ! Jetez !

Et eux, riant, en prennent trois, les mènent à remotis et veulent leur lever la cotte. Sur quoi, reçoivent trois maîtresses nioles, et doivent se sauver à vau-de-route, sous les politesses des autres — cailloux, injures et bâtons — en pestant contre toutes les femmes, dont on ne sait jamais ce qu’elles ont en la tête. A plus forte raison autre part !

Une fois hors de portée, les trois compères reprennent aise, au calme et bel alentour. Car si femmes sont parfois mauvaises natures. Nature est toujours bonne femme. Surtout en notre pays, qui est le plus beau du monde.

— Si vous n’étiez de France, dit Maître Adam, d’où voudriez-vous être ?

— De France ! répliquent les deux autres.

— Pourquoi ? dit le meunier.

— Parce que, dit Vrille, c’est pays de bon vin, de belles garces, et de bonne humeur. Le vin y est tant leste, qu’aussi vite qu’on le pisse, il vous monte au cerveau ! Les femmes y sont tant peureuses, qu’elles n’osent coucher sans un homme ou deux dans leur lit ! Le rire y est tant infus, qu’on rit du malheur des autres !

— Parce que, dit Mâchepoule, c’est pays de bon sens : on n’y nourrit pas les vaches avec des chapeaux de paille et on y aime les enfants pour la façon de les faire ! pays de justice ; les femmes petites valent autant que les grandes, et ne coûtent pas plus ! pays de ressources : on y a toujours ève à se mettre sous l’adam, et on n’est pas contraint de faire vingt lieues pour trouver un cocu !

Maître Adam convient du tout :

— Oh ! dit-il, c’est pays amoureux à habiter ! sauf que les braves gens y sont tous sous terre ; que l’eau y est souvent complice du vin ; que le nombre y a toujours le pas sur la rai- son ; que les femmes y sont faites de travers : étroites de la tête et larges du reste ; que l’avoir y vaut plus que le savoir ; que tous les hommes y sont frères, tout comme Abel et Caïn ; que tout y est permis, hormis ce qui est défendu, et qu’il y a plus d’oeufs que de bœufs, de pieds que de souliers, de conseillers que de payeurs, de for- faits que de gibets, de dîmes que de maximes… Mais on prétend qu’il en est partout ainsi…

Comme il achève ces mots, apparaît petite guinguette. Guinguettes sont escabeaux de route. Celle-ci est à l’enseigne du Trou qui boit. Les trois compères l’accostent, s’attablent sur son devant, tapent du poing, crient :

— Holà !

Mais le buvetier et sa femme n’en ont cure ; ils sont à se chamailler :

— Que faisais-tu à la cave ?

— Que faisais-tu au grenier ?

— Tu sifflais la linotte !

— Tu dansais la danse du loup !

— Sac-à-vin !

— Drôlesse !

Maître Adam entre en l’auberge et dit :

— Peut-on boire ?

— Comment donc ! dit le buvetier. Et souriant ; sa femme aussi…

Le meunier rejoint les autres. Le buvetier et sa femme renouent l’entretien.

— Sac-à-vin, dis-tu ? Sac-à-vin ? Et cette giroflée, de quel sac ?

— Drôlesse ? Ah ! vraiment ! drôlesse ? Et ce soufflet, le trouves-tu drôle ?

— Sac-à-mornifle !

— Drôle à battre !

Ne voyant rien venir, les trois compères crient :

— Holà !

Mais le buvetier et sa femme ont bien d’autres chats à fouetter ; ils sont à s’assommer. Ils se sont pris au corps, comme pour danser — et ils dansent ! Un écho renvoie le bruit des coups.

Vrille entre en l’auberge et dit :

— Donnez-nous une bouteille…

— Tout de suite ! dit le buvetier. Et souriant ; sa femme aussi…

Le menuisier rejoint les autres. Le buvetier et sa femme repren- nent le devis :

— Ho ! j’ai la tête comme bois- seau !

— Moi, tu m’as mordu les fesses !

— Et cette oreille qui ne tient plus !

— Et cette jambe qui se plie de travers !

— Pour quoi ? pour une bagatelle !

— Pour une bouteille, rien de plus !

Comme rien ne vient encore, les trois compères crient :

— Holà !

Mais le buvetier et sa femme ont l’esprit en écharpe ; ils sont à se défâ- cher ; à genoux l’un devant l’autre, ils pleurent, se demandent pardon, s’accolent, se jurent amour sempi- ternel…

Mâchepoule entre en l’auberge et dit :

— Du meilleur, et qu’il soit frais ! Mais, plus personne en la salle : le

buvetier et sa femme sont montés se mettre au lit !

Les trois compères vont au ton- neau, tirent une bouteille pour y voir, une bouteille pour y sentir, une bou- teille pour y goûter.

Et ils disent :

— Foin ! c’est ginguet ! — Petit jus de treille ! — Passe-temps ! — Vin pour filles ! — Mazette de vin ! — Vin jeunet ! griset ! pauvret ! — Houspillon ! — Vin de blanc-bec ! — Vin léger ! — Vin d’hiver ! — Bagatelle de vin ! — Vin chiche ! — Petit vin ! — Vin de peu ! — Vin de rien ! — Vinasse ! — Piètre vin ! — Vin court ! — Vin chétif ! — Vin pubère ! — Soupçon de vin ! — Embryon de vin ! — Vin de baptême ! — Vin d’abon- dance ! — Vinet ! — Buvande ! — Piscantine ! — Vin de sobriété ! — Vin de nourrisson ! — Vin sans sève ! — Vin de pauvre vinage ! — Vin qui ne compte pas ! — Vin qu’on boit pour boire ! — Pisse-vin ! — Menu- vin ! — Petit lait !

Mais comme il est frais, qu’il coule tout seul et que le tonneau est à bout portant, les trois compères y retournent, tirent une bouteille pour rien, une bouteille pour refaire connaissance, une bouteille par erreur…

Et tout en buvant :

— Oh ! ce n’est pas vin de gogaille.

— Ce n’est pas vin à cuver ! — Mais il est assez gaillard ! — On s’y perdrait volontiers ! — C’est pur sang ! — Oui : il aviné ! — Il échauffe ! — Il casse la tête ! — C’est breuvage de cordelier ! — Il est raide, carré, corsé ! — Capiteux, fumeux, séveux ! — C’est vin qui coiffe ! — Vin pour se peindre ! — Vin de Grégoire ! — Vin à faire tourner tout ! — Oh ! le bon vin à ribote ! — Vin coquin ! — Vin verdelet ! Jure- dieu ! Il vous mêle les dents ! — Il brouille, embrouille et barbouille ! — C’est boisson d’ébriété ! — A vous donner la berlue ! — C’est vin de bamboche ! — Vin d’étai ! — Vin prodigue ! — Vin de dimanche ! — Vin à festonner festons ! — Il vous pave le gosier ! — Il vous envoie dans les brindes ! — Il vous donne le vercoquin !

Et comme il fait chaud, qu’il est à discrétion, et qu’ils ont la tête de travers, les trois compères y retournent, tirent une bouteille pour s’y remettre, une bouteille sans y penser, une bouteille pour faire le compte…

Et les vidant :

— Recipe ! et dites-moi, coquefredouilles, comment la Terre, qui ne boit que de l’eau, peut tourner ? — Paix ! tu n’es qu’un ivrogne ! — Non ! — Si ! — Non ! — Que veux-tu pa- rier ? — Une bouteille ! — Chez les Scythes, je serais roi ! — Plus le singe monte haut, plus il fait voir son cul ! — Pauvre idiot, que ne bois-tu ? — Que ne bois-tu, riche imbécile ? — Combien y a-t-il de cocus en ce monde ? — Deux milliasses, sans te compter ! — Qu’est-ce-dire ? — Ne te fâche point ! J’ai voulu dire : en te comptant ! — Buvons !

 

C’est chose délectable,
D’avaler ce piot,
Bien assis à la table
À l’ombre d’un fagot !


— Verse donc ! Si Dieu nous a donné une gueule c’est apparemment pour l’emplir ! — Je veux m’en mettre jusqu’au chapeau ! — Nom- mes-tu ça un chapeau, cette chose que tu as sur la tête ? — Nommes-tu ça une tête, cette chose que tu as sous ton chapeau ?

Il n’est que la taverne
Pour prendre passe-temps.
C’est où je me gouverne
Le plus souvent du temps !

— Cafards ! Tripandouilles ! Chiche- faces ! Croquelardons ! Frelampiers ! Brise raison ! Tranchelards ! Enfileurs de billevesées ! Mâche cru ! Mâche dru ! Mâche bran ! Vous pouvez y venir tous ! Je vous prouverai in poculis que si les poules mangent leurs œufs, c’est tout bénéfice : on n’a pas à les nourrir ! — Peste soit de ton moulin à sottises ! — C’est bien la plus mauvaise roue du chariot qui fait le plus de bruit ! — Bois ! — Buvons ! — Buvez ! — Rentrons leste- ment ce vin devant qu’il pleuve !

S’il pleut à la Sainte-Pétronille Les raisins deviennent grappilles Ou tombent en guenilles…

— Qu’est-ce que la vie ? C’est un père qui donne à manger à dix enfants, et dix enfants qui ne don- nent même pas à boire à un père ! — C’est une chaudasse qui trompe son mari, et qui se lamente ensuite d’avoir des enfants de cocu ! — C’est être treize à table, quand il n’y en a que pour dix ! — Qu’en disent les mâtines, les guenipes, les bordelières, les ca- rognes, les gourgandines, les catau, les friquenelles, les roussecagne, les gaupes, et autres putasses ? — Elles disent que si tu les traites ainsi, c’est parce qu’elles n’ont pas voulu cou- cher avec toi ! — Ha ! Ha ! — Le poêle dit au chaudron : « Ote-toi de là, cul noir ! » — Verse ! et ne renverse ! — Je vois mille bouteilles ! — En amour, dis-moi, rie à rac, s’il faut s’appliquer à plaire ? — Il faut s’appliquer tout court ; car, pourquoi plaire ? Quand je torche un plat, est-ce que je m’occupe si ça lui plaît ? — Usons des femmes comme de nos culottes ! — J’entends… Mais encore faut-il ne point leur faire de mal ! — Couïon ! fais-leur des femelles ! — Mais revenons à la question : on n’est jamais si bien qu’on ne puisse être mieux, ni si mal qu’on ne puisse être pis… Si vous aviez les deux mains dans une cacade et que le nez vous démange…

Maître Adam reste sur un pied ; les autres dodelinent du chef. C’est ce vin de rien du tout ! Ils en ont jusqu’aux bretelles… Sans le mur, ils chuteraient ; car si le vin soutient l’homme, le mur soutient les deux… Ainsi, tout est pour le mieux. Et les trois compères de ronfler…

L’un se voit Renommée, et buvant . par ses cent bouches ; l’autre s’imagine Hercule, et engrossant cinquante pucelles à la rangette ; le troisième croit être Héliogabale, mangeant rognons de merles blancs.

Et comme ils font ces songes creux, voilà qu’une carriole paraît avec trois commères dedans…

Mettez un fou à cheval, il prend le galop. Mettez-y trois femmes, elles s’emballent.

Celles-ci, qui vont à tombeau ouvert, avisent pourtant les dormeurs :

— Ho ! Ho ! fait l’une.

— Nous y sommes ! fait l’autre.

— Ce sont eux ! fait la troisième. Et de tirer à casse-guides, et de

sauter à terre, et d’empoigner ces mâche-tout par les deux bouts, et de les jeter au cul à corps-mort, et de reprendre la banquette, et de tourner bride, fouette ! cours ! vole !

— Pour une fois, dit la meunière, le vin nous a bien servies !

— Ivrogne, dit la Vrille, n’a pas de milieu : il est coq ou loque, griffe ou chiffe, chien ou rien !

— Ribote, dit la Mâchepoule, n’est pas toujours cuvée où elle est prise !

Et les trois commères de rire à l’idée de leurs chenapans piquant somme au Trou qui boit, et rouvrant les yeux à Vivolet !

— Moi, dit la meunière, je l’éveillerai d’un certain réveil en bois de buis !

— Moi, dit la Vrille, je l’éveillerai par menues caresses : petites tapes, serrements, pinçons, morsures…

— Moi, dit la Mâchepoule, pour l’éveiller, je lui ferai boire d’une vieille bouteille de pousse-moulin !

Et les trois commères de rire encore ; puis de s’aviser :

— Jarni ! il devra filer doux ! — Je le ferai tourner en bourrique ! — Je le ferai chier des yeux ! — Il mangera les os, moi la viande ! — Je lui donnerai la pépie ! — Il sera purgé du ventre ! — Je ne veux plus l’entretenir à pot et à feu ! — Je serai Madame J’ordonne ! — Il en fera à ma tête ! — Il en fera à mon gré ! — Il en fera à ma poste ! — Il boira… oui ! mes paroles ! — Moi je l’abreuverai de coups ! — Il ne suffira pas qu’il dise qu’il a tort ; il devra dire que j’ai raison ! — Il rira quand il pourra ! — Il pleurera quand je voudrai ! — Je porterai mon velours en dedans ! — Et moi, mon crin en dehors ! — Quand il me demandera un coup de vin, je lui baillerai un coup de pied ! — Quand il voudra la bourse, je lui donnerai la course ! — Quand il aura le bras tendu, je n’aurai point la bouche ouverte ! — Je ne serai plus le fruit, mais le noyau ! — Je ne serai plus la rose, mais l’épine ! — Je ne serai plus l’huile, mais le vinaigre ! — S’il ne fait pas de farine, il n’aura pas de pain ! — S’il ne fait pas de copeaux, il pourra se raboter le ventre ! -— S’il ne traite pas les bêtes, c’est moi qui le traiterai ! — J’en veux user à ma guise ! — À mon plaisir ! — À mon vouloir ! — Je l’aimerai comme j’aime le prunier : pour le secouer ! — Et moi, comme j’aime mes habits : pour les battre ! — Et moi, comme j’aime mon rouet : pour le faire ronfler ! — S’il attend que je dorme pour aller boire, j’attendrai qu’il aille boire pour l’encorner ! — S’il veut me bâtir sur le devant, je lui démolirai sur le derrière ! — S’il me cherche des poux dans la tête, je lui chercherai des loups dans la sienne ! — Il sautera ! — Il dansera ! — Il n’embrassera pas celles qu’il voudra !

La nuit est venue, les femmes pestent, les hommes ronflent, le che- val trotte, la voiture geint… Au saut d’une ornière, le rancher craque, et le meunier tombe. La voiture geint, le cheval trotte, les hommes ronflent, les femmes pestent, la nuit est venue…

Et Maître Adam dort dans le fossé…

 

 

 

VIII


Un frère peu circonspect, prêchant un jour à Tivoli, avec véhémence et indignation contre l’adultère, s’écria : « C’est un péché si épouvantable, que j’aimerais mieux coucher avec dix pucelles qu’avec une femme mariée ! »

Les facéties de Pogge

 

 

 

 

Le meunier s’éveille, que l’astre du jour est déjà haut accroché, et luisant comme le cul bien fourbi d’un poêlon. Maître Adam cherche ses compères ; mais de compères, point. Et pour cause !

— Farine ! dit-il, pourquoi ne sont-ils céans ? Pourquoi y suis-je ? M’ont-ils laissé ? Les ai-je quittés ? Où sont-ils ? Où suis-je moi-même ? Pourquoi ai-je dormi là ? pourquoi n’y ont-ils pas dormi ? Que m’est-il advenu ? Et à eux ? Qui m’a mis en ce lieu ? Où les a-t-on mis ? Que m’a-t-on fait ? Que font-ils ? Vrille ! Ho ! Vrille ! Mâchepoule ! viens, Mâchepoule ! Où êtes-vous, mes petits compères ?

— Où êtes-vous mes petits compères ? dit l’écho.

Et c’est tout. Ce n’est pas l’heure de signifiance… Par contre, il est midi dans le ciel, et midi dans les boyaux. Maître Adam se remet donc sur ses pieds et va de son erre. Comme avant, la route flâne et muse ; mais où sont les bons compères ? Où sont les joyeux devis ? Qu’il est long, le chemin qui n’est pas partagé !

Ainsi, giguant, tête pleine et ventre vide, le meunier avise une maison…

Il cogne à Postière, pousse, entre, fait tinter ses écus, et demande :

— Peut-on manger un morceau ? Un geignement sort de l’alcôve.

Maître Adam s’approche et trouve une femme, pantelante, qui lui dit qu’elle est en gésine, que son homme est à cinq lieues de là, parti chercher l’accoucheuse, que les eaux viennent de percer, qu’elle endure les pre- mières mouches, qu’elle va faire seule sa ventrée…

— Seule ? fait le meunier, et ne suis-je point là ? Bisaille ! nous allons la faire ensemble ! Ma femme n’en a point fait une que je ne l’aie tirée ! Je connais sa poche comme ma poche ! Bédame ! ça ne sort pas aussi plaisamment que ça entre ! Point de femme en couches qui se plaigne qu’on l’a mariée trop tard ! Mais quoi ! vous voilà à quatre pieds ! La belle affaire ! Ça vous passera ! Ne faites point l’enfant ! Comment ça vous est-il arrivé ? Serait-ce en faisant l’amour ?

La femme, malgré ses coliques, ne peut s’empêcher de rire.

Maître Adam ne lui donne point de repos :

— Comment portez-vous ? dit-il, bas ou haut ? Haut ? c’est une fille ; bas, un garçon — à cause d’un petit certain qui les fait peser plus lourd… Haut ? ce sera donc une fille… Moi, je parie pour une fille ! Vous, qu’ai- meriez-vous que ce fût ? oui, j’entends bien : un bijou ! C’est plus menu à passer, ça brille, et ça ne mange rien ! Mais ce n’est que fille ou garçon, ce n’est que garçon ou fille ! Choisissez : garçon pisse moins, mais mange plus ; fille crie plus, mais grouille moins ! Garçon s’élève va comme je te pousse ; fille a toujours quelque courant d’air ! Garçon s’éduque au bâton ; fille au coton ! Garçon rapporte ; fille coûte ! Garçon part ; fille reste ! Garçon s’amuse ; fille s’arrondit ! Garçon peut devenir public ; il est vrai que fille aussi !

— Ho ! ho ! crie et rit la femme, il va me faire mettre bas !

— Comment l’enfant se présente- t-il ? demande Maître Adam : par la tête ou par les pieds ? Si c’est par la tête, poussez ! Si c’est par les pieds, je tire ! Et ce sera Agrippine ! car de quel nom l’appellerons-nous ? Vous n’y avez point songé ? Jourdieu ! il faut qu’on y songe ! Si elle est petite, nous lui donnerons le nom de Pauline, si elle est grosse, Rebecca ; si elle est sage, Sophie ; si elle est belle, Pulchérie ; Valentine, si elle est forte ; Thérèse, si elle est farouche ; Ursule, si elle est velue. Si elle vient au jour, Lucie ; si elle vient de nuit, Mélanie. Césarine, si elle a des cheveux ; si elle a l’œil petit, Cécile. La voulez-vous gaie ? Euphrasie ; vaillante ? Caroline ; soumise ? Sébastienne ; de bonne renommée ? Euphémie. Eulalie, pour qu’elle parle bien, Philomène pour qu’elle chante juste. Sidonie complaira, Guillemette défendra. Mais gardons-nous de Claudine, pour qu’elle ne boite ; et pour qu’elle ne soit chaude, d’Alphonsine ! Poussez ! Non, ne poussez pas ; il faut accoutumer, dès l’âge tendre, les enfants à sortir seuls !

— Holà ! holà ! fait la femme, riant de tout son ventre.

Mais le meunier continue :

— Autant de femelles, autant de parts ! Celles-ci veulent en avoir tôt fini, celles-là ne sont point pressées. Une poussa si fort que l’enfant péta comme un bouchon et chut en sa manne ! Une autre se retint tant, que quand l’enfant sortit, il commençait de marcher ! Une en eut un si menu, qu’elle le fit en se promenant et le perdit ! Une autre en eut un si gros, qu’elle dut le faire en plusieurs fois ! Une en fit tant, qu’un voisin lui demanda : « Lequel gardez-vous ? » Une autre en fit un si maigre, qu’elle dit : « Est-ce donc aujourd’hui Vendredi-Saint ? » Une autre en fit un si noir, que son mari cria au cocu ! Une autre en fit un si pelu, que son mari soupçonna l’âne ! Une, qui avait eu envie d’un pendentif, fit justement un garçon ! Une, qui avait eu envie d’un anneau, fit précisément une fille ! Une fit un garçon, et dit : « J’aurais préféré une fille… », au même instant, voilà que fille sort ! « Oh ! dit-elle, je m’en serais bien passé ! » Une autre fit une fille et dit : « J’aurais préféré un pétrin… » ; et son homme de lui répliquer : « Tu dis cela maintenant que c’est hors ! »

— Ha ! Ha ! Ha ! fait la femme, tenant ses boyaux.

Et cette fois, s’ébouffe tant que voilà l’enfant passé !

— C’est un garçon ! dit Maître Adam… Je ne me suis pas trompé de beaucoup !

Sur ce, il coupe le cordon, fait le nœud, enlange le marmouset, le couche, le berce, prépare le brouet-de l’accouchée…

Le mari entre dans l’instant, suivi de son accoucheuse. Le meunier leur dit :

— C’est venir comme moutarde après dîner !

— Quel est celui-ci ? crie l’époux. Que fait-il chez moi ? Qui lui a permis d’entrer ? Pourquoi est-il en l’alcôve ? Il a vu ma femme au lit ! Il l’a regar- dée ! tâtée ! et de quel droit ? Et pourquoi faire ?

Sa femme le veut apaiser ; mais l’accoucheuse, qui venait pour accoucher, s’en dépite, et l’asticote. Et l’aveugle sot reprend :

— Nous allons bien voir cela ! Où est mon fusil ? qu’on tienne bon la porte ! ah ! fieffé mâtin !

Tournant toujours le brouet, Maître Adam dit calmement :

— Est-ce ainsi qu’on reçoit, par chez vous, le médecin ?

A ces mots, le paysan demeure pantois, et l’accoucheuse aussi béante que l’accouchée ! Oh ! la vertu d’un seul mot ! Il est médecin, et tout est dit : on rempoche les mots de gueule et on veut le payer d’écus ! Il refuse, disant qu’on l’attend à Cabajoutis, pour délivrer la fille du château. Offre-t-on à boire à si savant homme ? Lui propose-t-on le quignon avec une griblette dessus ? Il ferait beau voir ! On lui baille un verre d’excuses, une tartine de révérences — et on le conduit jusqu’à la porte…

Et Maître Adam s’en va, le gosier rafraîchi d’honneur, et le ventre plein de politesses !

La route épouse un coteau, le coteau est de bois tortu, Maître Adam allebote à la grappe : c’est du saoûle- bouvier, noir et luisant comme œil de fille. Et si frais ! Le meunier s’en embourre la panse en pensant :

— Bien sûr que ce n’est pas vin ! Si on me rinçait les dents, on en aurait de meilleur ! Mais quoi ? c’est bulles de vin, vin en boulettes, vin en pilules, et les pépins font volume !

Et reprenant son chemin, arrive, après un long temps, à la petite guinguette — qu’il reconnaît : Jarnidouille ! c’est le Trou qui boit !

Maître Adam pense illico qu’il va savoir de ses compères. Il l’accoste, s’attable sur son devant, tape du poing, crie :

— Holà !

Mais le buvetier et sa femme ont bien autre chose en la tête ; ils sont à se chamailler :

— Où étais-tu ce matin ?

— Où étais-tu ce tantôt ?

— Tu battais les murailles !

— Tu jouais des cymbales !

— Riboteur !

— Salaude !

Maître Adam entre en l’auberge et dit :

— Peut-on boire ?

— Comment donc, dit le buve- tier…

Il va pour sourire, mais portant l’œil sur le meunier, il se ravise, l’empoigne au collet et crie :

— Ho ! Ho ! j’en tiens un ! Ils étaient trois de cette sorte ! Si tu ne dépoches les trois écots, je te regarde comme un fripon !

— … Comme un fripon me regarde ! Je te paierai — mais si tu parles !

— Je parlerai — mais si tu payes !

— A bouche fermée, bourse close. Que sont devenus mes compères ?

— Le sais-je ? je n’ai vu que la carriole…

— La carriole, dis-tu ?

— La carriole !

— Y avait-il trois femmes dessus ?

— Trois !

— Ce sont elles ! fait Maître Adam, le poing brandi… Oh ! mes gentils compagnons ! mes amis de ventre ! Mes autres moi-même ! Qui me rendra mes friands compères ? mes doucets compères ? mes compères à vendre et à dépendre ? Je les aimais comme le vin ! Ils m’aimaient comme la table ! Nous étions brelan de joie ! Et ces garces nous ont séparés ! Vais-je donc retourner à Vivolet ?

Et pour en décider, il s’attable devant bouteille et fromage, boit le pour, mange le contre, pèse les deux…

À ce moment, arrive un gros moine qui clampine et s’époumone à crier :

— Une voiture ! un cheval ! un âne ! Ma part de Paradis à celui qui me portera !

Maître Adam lui demande pour- quoi :

— Je suis perdu d’honneur, gémit le moine, si je n’arrive en temps pour ce sermon que je dois faire à Quinquenouille ! Ce n’est qu’à une petite lieue d’ici, mais je suis tourmenté de la goutte nouée et n’avance qu’à la continue !

— Ici, répond le meunier, on ne trouverait pas une brouette ! Sans quoi, frère capucin, je vous aurais mené. Il nous faut aviser d’autre chose. Buvons !

Le penaillon s’y résoud à contre-cœur. Il torche son verre en soupirant, mange le fromage comme à regret, et demande, les larmes aux yeux, quelle est la suite…

Arrivent deux autres bouteilles, penneau de lard, et prunettes.

— Avisons donc ! dit le moine, en se jetant plein d’affliction sur le boire et sur le manger.

Maître Adam lui demande :

— A quelle sauce est votre orai- son ?

Le moine se coupe un bout de lard, et répond :

— C’est gros morceau d’éloquence ! Elle traite du devoir du mariage, ainsi que l’entend le Seigneur : « Que l’homme rende le devoir à sa femme, et la femme à son mari. » Or, femme dévote s’y refuse souvent. Je leur dirai donc, comme saint Vincent Ferrier leur disait : « Il y a des femmes qui cherchent toute sorte d’excuses quand il s’agit de rendre le devoir, et c’est toujours sous le prétexte de la dévotion. Si c’est un dimanche : « Sainte Mère de Dieu, s’écrient-elles, vous voudriez faire cela un jour que Jésus-Christ est ressuscité ? » Si c’est un lundi : « Ho ! disent-elles, il faut aujourd’hui prier pour les morts ! » Le mardi, c’est la fête des Saints-Anges ; le mercredi, Notre-Seigneur a été vendu ; le jeudi, il est monté au ciel ; le vendredi, il a souffert pour nous ; le samedi, c’est l’office de la Vierge ! Or, quand un mari voit cela, il appelle la servante à qui il dit : « Ce soir, vous viendrez coucher avec moi. » A quoi, la fille répond : « Monsieur, volon- tiers ! » Quand la femme voit cela, elle veut elle-même se mettre au lit, mais le mari répond : « Priez pour nous, pauvres pécheurs ! » Et, après cela, il prend un tel dégoût pour sa femme, qu’il ne veut plus caresser que sa servante. Il pèche mortellement, il est vrai, et il se damne, mais par la faute de qui ? de son épouse ! »

— Sac-à-minot ! dit Maître Adam, voilà saint comme il en faudrait beau- coup ! Alors, nous irions tous à l’église ! Son sermon me plaît, le vôtre aussi ; ce sont frocs à ma taille ; je les endosse ! Passez-moi, par-dessus, votre cucule, et j’y cours de ce pas !

— Quoi ? dit le moine, vous voudriez ? C’est folie !

— Qui le saura ?

— Vous n’êtes ni moi…

— Qui le dira ?

— Ni moine !

— Qui le verra ?

— Ce serait noir sortilège !

— Que de parler par ma bouche ? Frère-prêcheur, mon ami, confiez-vous pas, chaque jour, votre pensée à la main, à la plume, au papier ? Et vous ne la confieriez pas à un homme ? Voilà qui est hors de sens, impie, de cerveau perclus, et pourquoi vous serez honni ! Amen !

Le moine boit un coup en gémissant, bâfre le lard avec douleur, larmoie en gobant les prunes, quitte enfin sa bélamie et la repasse au meunier, disant :

— Et que Dieu soit avec nous !

— Bien s’entend ! dit le meunier.

Et le voilà arpentant le chemin de Quinquenouille avec jambes comme oncques n’en vit tricoter robe de moine !

Arrive ainsi à Quinquenouille entre vêpres et complies, se jette en l’église comme forcené, grimpe quatre à quatre les marches de la chaire et s’écrie ex cathedra :

— Prêchi ! prêcha /

Tous les béats lèvent le nez, et se mettent à rire.

— Riez donc ! dit Maître Adam, rire n’est point pécher ! Riez aux anges, riez aux larmes, riez au nez, riez sous cape, riez sous barbe, riez de bon cœur, riez comme des fous, riez comme des dieux, riez comme des coffres, riez à gorge chaude, riez à mes dépens, riez de la rate, riez ! Dieu ne l’a point défendu… Ceux qui, pour le servir, défendent tout, le desservent.

Laissez-les vivre en mortification, serrer les fesses et se priver de toutes bonnes choses ! Trahit sua… N’est-ce point aimer Dieu, qu’aimer tout ce qu’il s’est donné la peine de créer pour nous ? Pourquoi nous a-t-il donné la vigne, les bêtes et les femmes, si ce n’est pour en tirer le vin, les bons morceaux et l’amour ? Hé couillards ! Quand vous écarquil- lerez vos yeux de chat foirant ? Jésus a-t-il, oui ou non, pardonné à la femme adultère, changé l’eau en vin, et absous Madeleine, parce qu’elle avait beaucoup aimé ? Faites donc tout, hors le mal, et vivez en joie ! Mais ce n’est point la matière de mon prêche… Je veux vous dire du devoir de mariage, que certaines refusent à leur mari. Comme celle-ci qui disait : « Demain ! » et le lendemain : « Mais, mon ami, je t’ai dit : demain ! » Et celle-là qui disait : « Encore ? non, non ! tu ne le prendras pas pour un bénitier ! » Cela est contre la loi du Seigneur qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres » et : « Croissez et multipliez » et : « L’homme et son épouse seront une seule chair ». Ça ! que celles qui font l’amour lèvent la main ! Quoi ? Aucune ! Que celles qui le refusent la lèvent donc ! Quoi ? Pas davantage ? Bougresses ! Me voulez- vous couïonner ? Hé ! hé ! j’en vois qui s’en vont ! Ho ! ho ! je n’ai point fini ! Ha ! ha ! que personne ne sorte ! Chasse-coquin, mon ami, tiens bon la porte ! Empêche-les de fuir, que je finisse mon sermon ! J’en étais… oui ; de leur milieu ! Femmes, milieu n’est point vice : in medio stat virtus… Prenez exemple sur Sainte Elisabeth, qui, quoique benoîte et vieille, s’est laissé faire un enfant par son époux Zacharie ! Et où est le péché, graine de niaises ? Faudra-t-il m’époumoner ? Au nom du ciel, qu’on fasse taire l’orgue ! J’ai Saint Vincent Ferrier pour moi, et tous les saints du Paradis ! Qui a dit de sonner les cloches ?On ne s’entend plus, nom de Dieu !
Fichier:Arnac - Le Brelan de joie p219.jpeg

Turlutaine, bourdon et blasphèmes roulent, comme tonnerre, dans le sacré lieu ; ceux qui ne rient pas fuient, ceux qui ne fuient rient ; curé, bedeau, suisse, coutre, enfants de chœur, chantres, sacristain, sonneur, chaisier, malingriers, assautent la chaire, pour en chasser l’apostat ; ils le prennent en queue et le culbutent dans la nef : il y fait ripopée de bancs, de chandelles, de saints, de troncs, de luminaires, de pupitres, de châsses, de reliques, de flambeaux et d’agenouilloirs !

On se jette sur lui, on lui fait pardon de ses offenses à grands coups d’encensoir, on le traîne à écorchecul, on l’asperge d’eau benoîte, on le couvre d’exorcismes, on lui arrache le démon et la peau des fesses, on le jette hors du sanctuaire, on lui donne chaude chasse.

Courant de ci, courant de là, Maître Adam se dit :

— Ne trouverai-je donc pas lieu d’asile ?

Et il cherche des yeux, le bordeau, quand, soudain, il voit son âne avec son valet dessus ! Il saute en croupe, criant :

— Tourne ! Boute ! Pique !

Et ils quittent Quinquenouille, sous une ample bénédiction de cailloux, de sabots, et de paroissiens…

 

 

 

IX

— Trois fois veuf ?… Vous avez fait quelque chose pour cela ?

— Non… J’ai eu de la chance, voilà tout !

Das Kleine Witzblatt.  

Une fois hors le bourg, Maître Adam se met à battre son valet.

— Ahi ! fait le chasse-mulet, pourquoi me flaubez-vous ?

— Pour t’apprendre, dit le meunier, à te promener sur les routes, quand ta place est au moulin !

— Ce n’est point à cœur-joie ! fait Jean-Jean, c’est la maîtresse qui m’a enchargé de votre recherche ! Da ! même qu’elle m’a dit de ne point rentrer que je vous ramène !

— Écoute s’il pleut ! dit le meunier, c’est une façon de t’envoyer au diable !

Et il rit si fort que Maître-aurillas prend le trot.

— Quoi ? fait Jean-Jean, ne voulez-vous point revenir ?

— Point ! dit Maître Adam.

— A cause ?

Pour réponse, le meunier se remet à le battre.

— Holà ! fait le valet, pourquoi me flaubez-vous encore ?

— Comme ma veste ! dit le meunier : pour en faire sortir la farine de ta sottise ! N’es-tu pas de ces olibrius qui ne comprennent rien à tout et tout à rien ? Qui vont chercher de la laine et reviennent ton- dus ? Qui tiennent leur livre à l’envers sous pré- texte qu’ils sont gauchers ? Qui vont voir, la nuit, l’heure qu’il est au cadran solaire ? Qui achètent une bourse avec leur dernier écu ? Qui disent que 2 et 2 font 22 ? Qui se réveillent pour se chatouiller les pieds ? Qui font un trou pour enlever une tache ? Qui se crè- vent les yeux pour ne pas se voir mou- rir ? Qui avancent la pendule pour que l’heure de dormir sonne plus tôt ? Qui perdraient leur cul s’il n’était attaché ? Qui, quand ils font dix lieues à deux, disent que ça fait cinq lieues chacun ? De ces fagotins qui n’ont une tête que pour empêcher leur cravate de mon- ter trop haut ? Comme dit l’autre : On ferait un bien mauvais livre de ce que tu sais, mais on en ferait un bien bon de ce que tu ne sais pas ? Et ce nigaud dit : « A cause ? » Et ce sot demande : « Pourquoi ? » Pourquoi le clou n’aime-t-il pas le marteau ? pourquoi le cochon n’aime-t-il pas la poêle ? Pourquoi le postère n’aime-t-il pas le bâton ? Non ! Non ! de ma vie, je ne reviendrai à ce moulin, où on n’y moud que chamailles ! Et c’est bien la dernière fois que je prends garce pour autant ! Tu aimes le civet. En mangerais-tu à tous tes repas ? Garde-toi donc du civet de mariage ! Car aujourd’hui mari, demain marri ! Tu laisses faire une femme, elle te prend jusqu’à ton nom ! Ce que démon ne peut, femme le fait ! Elles ont toutes souris à la bouche, rats en la tête, et chat pour d’autres ! On éprouve l’or en le frottant, le bœuf en le chargeant, l’homme en l’écoutant, mais la femme, comment l’éprouver ? Prends-en une et tu n’auras qu’un seul regret : c’est de l’avoir prise ! Elle sera vierge le premier jour et tu seras martyr tous les autres ! Chien apporte puces, pain apporte souris, femme apporte tourments ! Tu crois ne pouvoir vivre sans et tu t’aperçois que tu ne peux vivre avec ! Il n’y a point de mariage dans le Paradis ! Il y a un purgatoire sur terre ! Qui femme a, guerre a ! Ça commence par anneau, ça finit par couteau ! Femme c’est vipère et sangsue et le diable par-dessus ! Dispute-la ; tu n’en auras jamais fini : sa langue est une épée qu’elle ne laisse jamais rouiller ! Bats-la ; c’est comme si tu battais un sac de farine : le bon s’en va, le mauvais reste ! Tords-lui le cou ; elle est si garce, qu’elle te vaudra encore mille tracas ! Qui croit sa femme se trompe, qui ne la croit pas est trompé ! Elles n’ont pas l’air solides, mais on n’en voit jamais la fin ! Tu leur jures de les rendre heureuses toute leur vie, elles en profitent pour ne jamais mourir ! À qui Dieu veut aider, sa femme lui meurt… Ouais ! Je trouve que Dieu ne s’occupe pas assez souvent de nos affaires ! En attendant, femme te file en quenouille, vide ta bourse, t’enlève le vin et triche au déduit ! On dit qu’elle est un instrument de musique ? Bel instrument, ma foi, que celui qu’on ne peut accorder ! Raison de plus pour ne pas appuyer sur la chanterelle ! Je te joue ma ritournelle, et hop ! à d’autres ! Bonsoir ! Elles commencent par pleurer et finissent par se moucher ! Les larmes ne leur coûtent rien ; c’est nous qui payons ! Elles sont fortes de notre faiblesse ! Tu attends d’une qu’elle se donne ; c’est à peine si elle se prête ! Elle prend toujours ton avis ; mais c’est pour faire le contraire ! Hier fille, aujourd’hui femme ; hier miel, aujourd’hui fiel ! D’un sage, elles font un fou ! D’un bonasse, un cocu ! La mariage, c’est bonne préface à méchant livre ! Et des cornes à toutes les pages ! Et comment te garderas-tu d’être accroupi ?

Qui voudrait garder qu’une fripe N’aille du tout à l’abondon, Il faudrait la mettre en pipe, Et en jouir par le bondon…

Encore trouverait-elle manière de te coiffer avec la cannelle ! Mariage n’est pas corne d’abondance ; c’est abondance de cornes ! Tu crois avoir la femme et le bien, et tu n’as que la vache et le veau ! Le malheur ne vient jamais seul : femme l’accompagne !

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie p229.jpeg

Le bonheur ne tient qu’à un cheveu :

c’est cheveu de femme ! Blonde vaut fronde, brune vaut prune, rouge vaut gouge, châtaine vaut teigne ! Femme raccourcit nos jours et allonge nos nuits ! Où femme y a, mal y a ! Elle n’aime pas ci, elle n’aime pas ça ! Qu’aime-t-elle donc ? Se plaindre ! Elle coûté plus cher qu’un panier et tu n’en as pas l’aisance ! Elle ne te supporte pas debout ; à plus forte raison couchée ! Les sourires de sa bouche font les larmes de ta bourse ! Elle voudrait des rubans sans donner de faveur ! C’est doux songes avant, mensonges après ! Tu crois avoir épousé une femme, tu as épousé urne crécelle ! Si tu aimes à bavarder, tu trouveras à qui parler : elles sont tout en langue ! Le jour, elle te tourne la tête, la nuit, elle te tourne le cul ! Qui perd femme gagne ! Le bruit, les enfants, la poussière, toutes choses vaines, la femme les fait !

La femme est à trois étages :
Pucelage, mariage, cocuage.

Ce n’est pas par la tête qu’elle s’emplit ! Elle fait semblant, le jour, d’avoir peur des veaux, et, la nuit, va voler des bœufs ! Ex nihilo nihil ! Rien n’a qui femme a ! Si la nuit, il n’y a point de femmes laides, le jour il n’y a point de bonnes femmes ! La femme est un roseau qui se sert d’un bâton ! Ce qui lui entre par un trou lui sort par tous les autres ! Elle te fait cornu pour un pouce de plus ! Elle a deux mains : l’une pour prendre, l’autre pour perdre ; deux oreilles : l’une pour entendre, l’autre pour oublier ; deux yeux : l’un pour regar- der sans voir, l’autre pour voir sans regarder ! Femme en maison, c’est pou en toison ! Tente la chance, ou marie-toi ! Peste se guérit, femme s’endure ! Pour être heureux un jour, mets un habit neuf ; une semaine, tue un cochon ; un mois, gagne un procès ; une année, bois un muid ; toute la vie, ne te marie pas ! Si l’envie t’en prend trop fort, cherche une femme sans défauts ; d’ici que tu la trouves, l’envie t’en sera passée ! ou bien, penses-y toute ton existence ! ou bien attends d’être sage ; quand tu le seras, tu ne voudras plus ! Voici bonnes raisons pour mauvaise tête : as-tu mis le tout en ta cervelle ?

Et comme Jean-Jean ne répond rien :

— Cul de plomb ! dit Maître Adam, il dort !

Et pour l’éveiller, le bat.

— Ouf ! fait le valet, pourquoi me flaubez-vous toujours ?

— Pourquoi dors-tu ?,dit le meunier.

— Je n’aime pas rester à rien faire !

— Ha ! ha ! Occupe-toi donc à me conter ce que tu sais de mes compères ?

— Le conte n’en sera pas long ! La carriole est arrivée à Faprès-dînée ; en la voyant, les gens de Vivolet demandaient : — « Les avez-vous ? » — « Oui ! criaient-elles, écoutez-les ronfler ! Demain, c’est le bâton qui ronflera ! » Elles ne croyaient pas si bien dire : au matin, elles furent gentiment gourdinées ! Puis vos compères sont allés, de ci, de là, vous cherchant, vous demandant, vous appelant, poussant les portes, fouillant les lits, levant les cottes, pour voir si vous n’étiez en quelque trou ! Quand j’ai quitté le village, ils étaient au cabaret, contant de vous, pleurant sur vous, et buvant à votre santé…

— Oh ! les bons petits compères que j’ai là ! dit Maître Adam, ouvrant une bouche pleine d’éloges…

Mais comme l’eau se met à tomber, il la referme aussitôt, de peur qu’ils ne se mouillent ! Et bat le valet, qui bat l’âne, qui bat la route !

 

Ainsi vont, obliques, sous l’avalasse, jusqu’à une grange où ils se jettent.

Le chasse-mulet attache le grison, Maître Adam se dépouille des lambeaux de sa cucule, tous deux se hissent dans le foin, qui monte jusqu’aux soliveaux. C’est endroit doux et quiet ; ils se couchent à la renverse, le nez touchant le plancher, et alors restent pantois.

Sur eux, des femmes vont et viennent, qui étendent la lessive, et, par les fissures, le meunier et son valet en avisent l’essentiel…

— Ho ! ho ! fait sottement Jean-Jean, je vois des fentes en la toiture !

Les femmes, qui ont entendu, se mettent vivement en posture de ne le point faire mentir : C’est par les fentes que l’eau coule… Et les deux fils d’Adam, subitement arrosés, n’ont que le temps de déguerpir !

 

— Vié-de-son ! dit Maître Adam, enfourchant l’âne, ne pouvais-tu tenir ta langue ?

— Hé ! fait Jean-Jean, montant en croupe, je vous admire de rester bouche close quand devant vous l’on bâille ! Et puis quoi ? N’est-ce pas tel pâté, tel moule ? Rien qui res- semble à une champlure qu’une autre champlure !

— Il faut être buse comme tu l’es et ne voir les choses que par un trou, pour enfiler de telles sornettes ! Sache qu’il en est d’autant d’espèces, que de garces : de longs, de blonds, de ronds, de nus, de drus, de crus, de doux, de mous, de roux, de beaux, de faux, de chauds, de forts, de morts, de tors, de vieux, de mieux, de pieux, de bas, de gras, de ras, de frais, de laids, de prêts, de courts, de lourds, de gourds, de froids, de droits, d’étroits, et bien d’autres encore que je n’ai sur la langue ; et que, quand on se met à en faire l’étude, c’est étude de vie !

— Da ! Irez-vous toujours vous instruisant, et ne reviendrez-vous jamais au moulin ? Jarni ! J’aurais tôt fait de me dégoûter d’une matière aussi harcelante !

— Là encore, tu raisonnes pantoufle et j’endève de n’être monté en croupe pour pouvoir te battre à mon aise ! De toutes sciences, la science des femmes est la seule où les nombres ne sont point assommants ! Elle est non spéculative, mais expérimentale. C’est à la fois Physique et Chimie ! Chaleur et combustion, densité et mélange ! Enfin, on ne s’y enquiert point de remplacer l’homme par la mécanique !

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie p236.jpeg

— Pardienne ! je sais bien que l’Amour est une invention qui datedu paradis terrestre, et que Eve fut le premier engin dont se servit notre père Adam ! Vous dites toujours que je suis sot ; mais sot comme je suis, moi, je trouve que les autres ne sont pas déjà si malins… Depuis le temps qu’ils s’occupent de cette invention, ils ne l’ont mie amenée à perfection, car c’est toujours la même chose !

— Farine ! tu es encore plus gruau que je pensais ! C’est même chose, oui, c’est même chose avec mécanique de mariage ! Mais si tu tâtes de toutes les belles, bonnes et trépidantes mécaniques du monde ? Pour moi, j’y ai voué toutes les nuits que Dieu fait si courtes ! Pour les jours, je les partage entre l’étude des Boissons et la connaissance de la Gastro- logie — qui sont aussi sciences exactes !

Comme il dit, voici venir une bour- rique, qui porte une femme, qui porte un panier. Pour s’abreyer de la pluie, elle l’a posé sur sa tête. A la vue de cette pécore, le meunier chauvit des oreilles ; à la vue de cette ânesse, le baudet se met à braire… La bour- rique, qui est en amour, répond, prend le travers et lève du cul ; l’âne y court comme aux chardons, saute sur la bête, sur la femme et veut baudouiner le tout !

— Tenez-le ! crie la pécore.

— Puis-je ? dit Maître Adam, à sa place, j’en ferais tout autant !

La femme peste, le meunier rit, l’âne se cabre, l’ânesse rue, et voici le brelan déchargé dans la crotte et le panier dans le fossé !

Et chacun crie sa misère :

— Mes fesses ! — Mon chapeau ! — Mes pommes !

Pour les pommes, Maître Adam dit qu’il les a vues et met la main au corsage. La pécore lui donne un soufflet.

— C’est, dit Jean-Jean, la méca- nique d’amour qui est démise !

Le meunier se frotte, la femme et Fânesse remontent l’une sur l’autre, l’âne reste veuf. Sauf que Maître Adam lui fait épouser la sanglade !

— Pourquoi ? dit Jean-Jean, n’a- t-il pas voulu tâter de la science de bourriques ?

L’eau qui tombe comme vache pisse l’arrête de sophistiquer. Il re- monte derrière son maître — lequel daube l’âne pour qu’il coure, après l’avoir daubé pour qu’il ne coure pas !

Arrivent ainsi tous quatre — le meunier, le valet, l’âne et la pluie — à un taudion hanté par une jeune veuve… Entendez que son mari venait de lui mourir ; pour le reste, elle était plus près de quinquagenta que de viginti ! Elle vivait seule en son gîte… Entendez qu’il n’y avait, à part elle, âme qui vive ; pour le reste, elle possédait chien, chat et pie ! Elle avait demeure assez vaste… Entendez pour elle seule ; pour le reste, c’était chambre unique, où l’on tenait bien juste à trois !

— Et faites entrer l’âne ! dit-elle, car je n’ai ni étable, ni grange, ni appentis, ni auvent, ni rien pour l’abriter !

— Bonne femme, dit Maître Adam, nous allons vous faire bien de Pembrenage ! mais je vous en paierai, car j’ai petite provision d’écus…

— Nenni ! dit la veuve, je ne vois pas si souvent d’hommes, que je les aime pour leur pécune…

— Baise-moi ! dit la pie, baise- moi !…

La veuve, confuse, chasse la déverfondée jaseuse. Les hommes rient et vont à l’âtre se sécher. Mais elle, tirant d’une armoire les habits de son défunt, les engage à se changer… Voilà donc le maître et le valet qui se dépouillent, et la veuve qui n’en perd — comme de nature — pas une bouchée !

Puis, toute brandillante, tire du bahut, lard, jonchée de noisettes ainsi qu’une bouteille.

— De vingt ans ! dit-elle.

— Ho ! fait le meunier, je dirai comme Cicéron : « Qu’elle est petite pour son âge ! »

Sur ce, se mettent à dîner. Après quoi, le ciel versant toujours ses eaux, la veuve les prie à coucher :

— J’ai, dit-elle, lit assez ample pour tenir trois…

— Les uns par-dessus les autres ? demande Maître Adam.

— Tu me le feras ! dit la pie, tu me le feras !

La veuve, fâchée, pourchasse la méchante babillarde, disant que c’est en tout bien tout honneur, et pour les obliger…

— Ouais ! pense le meunier… pour nous obliger… à lui faire l’amour ! Ne me soucie mie de donner du plaisir sans en prendre… Et, bien qu’on dise que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, préfère n’en point manger en marmite égueulée !

Et dit qu’il se couchera sur la huche.

— Mordienne ! dit-le Jean-Jean, moi je m’accommoderai du fond de l’armoire !

Ainsi font, tandis que la veuve se met en son lit, et y tient sans mâle. Et bêtes et gens de ronfler…

Mais au bout d’un instant, le chasse-mulet s’éveille, ayant un be- soin naturel. Il ouvre la fenêtre et le fait. Mais cela dure un si long temps, que, pris de panique, il se met à crier :

— Ho ! Saint Jacques-le-Majeur ! Ho ! Saint Jacques-le-Majeur !

Les autres, se frottant les yeux, lui demandent pourquoi il pleure et implore son patron.

Il répond :

— Ne m’entendez-vous pisser ? Je n’arrête ! Je me vide ! Je vais mourir !

— Voyez-moi ce bec enfariné, dit Maître Adam, qui prend la pluie pour son pissat ! Va te coucher, donneur de bernicles !

Soulagé de toutes façons, le valet retourne à son armoire, mais le chien s’y est musse : Jean-Jean se couche sur lui, le chien lui mord les fesses, ils glapissent tous les deux.

— Va-t-on dormir ? crie la veuve. Chacun reprend son sommeil. Pour

peu de temps, car, soudain, Maître Adam sent une bouche qui se pose sur la sienne ! Il comprend que c’est la veuve.

— Ah ! vieille chaudasse ! fait-il. Et lui envoie une telle ruade que

la guenuche se met à braire !

— Peste soit de ce grison ! jure le meunier, reconnaissant l’âne.

— Va-t-on dormir ? crie le valet. Et tous de se rassoupir. Mais pour

un peu seulement… La veuve gigote en son lit, faisant petits cris et gros soupirs ; elle rêve qu’elle est serrure, et que tous les hommes en ont la clé… Jean-Jean demande à son maître :

— Dormez-vous ?

— Non, dit-il, et toi ?

— Moi, dit le chasse-mulet, le lard ne passe point : il me fait poids, me cuit, et ronfle en mon estomac comme si j’avais gobé les dix peautres ! Ha ! j’étouffe, je suis au plus mal !

Le meunier se tire de son coffre, va à l’armoire, tâte son valet, et s’écrie :

— Sot en trois lettres ! ce n’est point le lard, c’est le chat ! — Quoi ? fait le niais, l’aurais-je avalé en dormant ?

Maître-Adam de s’esclaffer, tandis que le matou se sauve et que la veuve crie à tue-tête :

— Va-t-on dormir ?

Les uns et les autres s’y remettent, et déjà jouent à la ronfle, quand une voix éveille le valet :

— Viens çà ! Viens çà m’accoler ! dit-elle.

C’est la pie qui jacasse ainsi, mais Jean-Jean croit que c’est la veuve — et voulant tâter de cette science des femmes dont son maître l’a tant rebattu — il sort tout doux de l’ar- moire, va vers le lit, écrase la queue du chat, bute contre le chien, ren- verse la table et tombe sur l’âne ! Le chat miaule, le chien hurle, l’âne rudit, la pie siffle, la veuve jure, et Maître Adam crie :

— Va-t-on dormir ?

À reculons, Jean-Jean rentre en son armoire, et tire la porte sur lui. Et de même, chacun referme les contrevents de ses yeux…

Mais à quelque temps de là, c’est au tour du meunier de vouloir lâcher de l’eau ; il se lève et, à l’aveuglette, va à la fenêtre, l’ouvre et pisse…

— Jardinouille ! glapit le valet, voilà qu’il pleut dans l’armoire ! Ho ! ho ! je suis traversé !

— Pardonne-moi, dit Maître Adam, je me croyais à la fenêtre !

— Va-t-on dormir ? clame la veuve. Ils renfilent le fil de leur nuit.

Chacun dort, rêve ou ronfle — et pour de bon — quand la pie se met à crier :

— Va-t-on dormir ?

Tous se réveillent en sursaut. Chacun de pester contre cette jabote, puis de reprendre ses pavots. La Margot aussitôt répète :

— Va-t-on dormir ?

Et glorieuse de l’avoir appris, le bisse, le trisse, le quinquiesse :

— Va-t-on dormir ? Va-t-on dormir ? Va-t-on dormir ?

Le meunier lui jette son soulier, le chien le reçoit, mord la patte de l’âne, qui se met à galoper dans le pouillis ; la veuve croit prendre l’oreiller, lance le chat, qui tombe dans l’âtre, prend feu et saute aux poutres ; le valet risque la tête ; l’âne recule et lui serre le col dans la porte ; la veuve veut se lever, le dais choit sur elle et l’étouffé ; Maître Adam veut éteindre le chat, lâche un seau d’eau, inonde le feu, coiffe l’âne ; la fumée étouffe tout le monde, l’âne rue et fend la porte, qui tombe sur le chien, qui mord le chat, qui griffe le meunier, qui tombe le nez dans les fesses de la veuve, qui pète d’effroi ; âne, chien, chat et pie s’ensauvent, maître, valet et veuve courent après…

Le meunier rattrape son bien après une lieue de chasse ; mais la veuve ? Ha ! ils en sont jà à mille lieues ! Enfourche ! Enfourche, mon com- père ! Et toi, valet, saute au cul !

…Et comme c’est pointe de jour, les voilà tous trois repartis sur la route tortue de l’aventure…

 

X

 

Che molto guadagna chi putana perde…

   Retournons-nous au moulin ? demande Jean-Jean.

— Bisaille ! réplique Maître Adam, nous sommes au Paradis, et ce sot demande quand nous irons en Enfer !

— Nenni-da ! dit le valet, mais je vous croyais courbatu des aventures…

— Et pourquoi ? dit le meunier.

— C’est que, vous avez quasiment planté là vos études…

— Que non ! Mais je n’ai point de goût pour les vieilles mécaniques ! Elles sont rouilleuses, râpeuses, prennent feu, et il leur faut trop d’huile ! Sans doute, les actionne-t-on plus aisément que celles qui n’ont jamais servi, mais tout y est fâcheusement affaissé, desserré, détendu, à force de mésusance, et telle qui faisait satin ne fait plus que parchemin, telle autre qui faisait couleurs ne fait plus que teintures, telle encore qui faisait houppes ne fait plus que crins !

— Ouais ! je…

— Pour te dire autrement, trois seules choses sont vieilles et bonnes : Ami, bois et vin — car l’âge n’empêche ami d’être ferme, bois d’être vif, vin d’être frais — vertus que le temps enlève aux femmes…

— Da ! mais…

— Tant plus elles sont vieilles, tant plus elles sont chaudes ; et moi : tant plus elles sont vieilles, tant plus je fais jeûne ; tant plus elles sont chaudes, tant plus je suis froid ! On dit que les anciens faisaient payer droit d’abstinence aux femmes — veuves ou autres — qui restaient sans le faire… De notre temps, il faudrait bien, plutôt, faire payer toutes celles qui, ayant outrepassé quadraginta, le font encore, tant elles en sont enragées !

— Si fait ! jaçoit que…

— Il faut les voir ! L’une te dit : « Ah ! si vous m’aviez connue il y a trente ans ! » Si tu lui réponds que tu n’étais pas né, elle boude… L’autre te dit « : Une fois, un homme a voulu me débobiner ! » Si tu lui dis qu’une fois n’est pas deux, elle se pique… Celle-ci patine un petit chien. Si tu dis : « Oh ! le joli babichon ! » Elle te répond : « Il a l’air comme cela ; mais essayez voir de m’accoler ! » Celle-là montre ses tétasses et demande ce que tu regardes ? Si tu réponds : « Bédame ! ce qui se passe ! » elle se fâche tout rouge ! Ce sont vrais remèdes d’amour !

— Morgue ! Je suis un lourdaud ! mais que devient, dans tout cela, votre science des femmes ? Cherchez-vous à connaître ou à enseigner ? Et comment des ignorantes peuvent-elles vous faire gagner de l’acquis ? Peut- être apprenez-vous d’elles à leur insu ? Cela est très avisé — mais pour moi, qui suis tout d’une pièce, quel profit voulez-vous que je tire d’une qui n’en saura pas plus long que moi ? Tandis qu’une bien aperte me fera tirer en finesse ce que je perdrai en plaisir ! Ah ! c’est grand dam que j’aie marché sur la queue du chat, buté contre le chien, renversé la table et chu sur l’âne ! J’aurais grandi en savoir !

— Verte-moute ! ne regrette point les oignons ! Tu auras occasions d’en pelurer d’autres ! Nous irons par tous pays, et, pour te farcir de science, tu pourras compulser vieux almanachs si ça te chante ; pour moi, je ne mettrai mon nez qu’en in-seize, dix-huit ou vingt-quatre !

 

Comme il conclut, un rustaud vient à lui, et tout de go, lui demande :

— Voulez-vous coucher avec ma garce ?

— Voilà, dit le meunier, bel homme de putage ! Fi le mercure ! Lui donnerai-je du pied au cul ?

Mais le pacant :

— Ce n’est pas cela ! J’aime ma femme et ne la veux point vendre. Elle, de même, quand je lui fais l’amour, marque bien que ça lui plaît. Oui-da ! mais pas tant que je voudrais ! Pourtant, Dieu sait si j’ai sailli de ces filles et que je sais che- vaucher ! Mais pour elle, mâle habile ou malhabile, c’est tout un ; et cela me turlupine : comment fera-t-elle jamais la différence, si elle ne couche qu’avec moi ?

— Je coucherai donc avec elle ! dit Maître Adam ! Est-elle gente ?

Le bonhomme en fait serment, et par chemin d’ornières, le mène à sa maison. Ils trouvent la garce au dormoir, entre Phobétor et Morphée ; voilà qui simplifie les choses ! Le meunier entre en l’alcôve, va droit au giron, et pousse-ses arguments.

— Ho ! ho ! fait la femme, s’éveillant, ce n’était donc pas un rêve ! Ha ! ha ! Comme tu le fais bien ! Fais-le moi toujours ainsi ! Hé ! hé ! pourquoi t’en vas-tu ?

— Madame, répond le meunier, ce n’est pas de mon plein gré, votre cocu me tire aux chausses !

La garce pousse un cri et se jette en la ruelle ; et Maître Adam s’excuse :

— Pardonnez-moi, bonhomme… J’avais pourtant fait de mon pis !

Et sort en se rajustant…

Et ayant rattrapé son âne, le meunier reprend sa route et, plus loin, croise une grosse coche.

— Madame Billevesée, dit-il, y a-t-il loin d’ici la ville ?

— Je ne sais ! dit-elle.

— N’en venez-vous ? dit-il.

— Si fait ! dit-elle.

— Et vous avez mis ? dit-il.

— Quelque temps ! dit-elle.

— Combien ? dit-il.

— Moins qu’hier ! dit-elle.

— Et hier ? dit-il.

— Plus qu’aujourd’hui ! dit-elle.

— Ça fait quoi ? dit-il.

— Un compte rond ! dit-elle.

— Bran pour vous ! dit-il.

— N’y a pas de quoi ! dit-elle.

Et elle de partir en riant, et lui de rire en partant, et — au détour du chemin, de voir la Ville devant lui !

C’est ville comme toutes les villes, c’est-à-dire que les maisons empêchent quasiment de la voir… Partout, ce sont belles boutiques, laides bâtisses, et gens étriqués ; on y marche comme à l’église, on y parle comme au cimetière, et on se cache pour compisser. Et pour ce qui est de rire…

Maître Adam et son valet entrent dans un café.

— Holà ! dit le meunier, qu’on nous donne du vin !

C’est comme s’il demandait la lune : les buveurs s’arrêtent de boire, les diseurs de dire, les fumeurs de fumer ; tous le considèrent comme à la foire, et le cafetier d’accourir, disant :

— Du vin ? Et du quel ? Pour qui ? Comment ? Dans quoi ?

— Farine ! s’écrie le meunier, quand, à Vivolet, j’en demande, on me comprend tout chaud et m’apporte tout frais ! Je ne boirai mie chez de plus sots qu’en mon village !

Et il remonte, avec son valet, sur son âne…

Trottant par les rues, avise à une fenêtre, belle demoiselle qui regarde allants et venants.

Il arrête son équipage et lui de- mande :

— M’amie, par où passe-t-on pour vous baiser ?

— Par l’église ! dit-elle, pincée. Maître Adam de piquer des

deux !

…Arrive ainsi sur un mail, où les bourgois sont à se délasser ; et cueille, au vol, leur gais propos :

— Mon argent… — Elle a de l’argent… — Et l’argent ? — Sur votre argent… — Beaucoup d’argent… — Pour de l’argent… — Tout en argent… — Plein d’argent… — Avec notre argent…

Le meunier presse sa monture, et hors ce mail de Plutus, il dit à son chasse-mulet :

— Quittons la ville au plus vite ! on n’y voit que pince-mailles, poules laitées et pisse-trois-gouttes ! Ils ont désappris le boire, le rire, le manger, l’amour ! Et qui pis est, ils ont peste d’argent ! J’ai ouï dire que l’argent se gagne ; c’est donc qu’il est conta- gieux ! Fuyons !

Sur ce, cherchant quelque issue, Maître Adam se jette en la première ruelle…

C’est ruelle bordelière : les maisons y ont volets clos — par quoi elles montrent qu’elles sont d’amour, étant aveugles comme Eros…

Or, passant en son beau milieu, Maître Adam voit un billet glisser de contrevent pour choir en ruisseau…

— Apporte ! dit-il à Jean-Jean.

Le valet le ramasse ; le meunier le lit.

Aussitôt, pris d’un grand trouble, il saute à terre, court à la porte, cogne, entre, disparaît !

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie p260.jpeg

 

Le valet en reste comme un âne ; l’âne aussi. Et demeurent là, un très long temps, à compter les clous de la porte…

Enfin, le volet s’entre-bâille, Maître Adam se montre, fait signe à Jean- Jean d’approcher le bourriquet. Ce qu’il fait. Puis lui indique de se mettre debout sur la bête. Ce qu’il fait encore. Ainsi placé, et levant les bras, il reçoit, tout chaud, tout bouillant, une femme sur la tête ! Jarnidouille ! Il en est tant éberlué qu’il tombe sur l’âne à l’envers, sur la femme à l’endroit, et voilà le grison parti avec son faix à rebrousse- poil.

Le valet jure, la femme glapit, l’âne onque.

— Bisaille ! peste le meunier.

Il saute, l’huis s’ouvre, le putassier sort, voit fuir son gagne-pain, crie haro, se jette sur le rufian, le poigne aux crins, est pris aux poils, et les voilà à se tignonner, plamuser, assom- mer, éreinter, houspiller, harpailler, étriller, pelauder, pennader, nasar- der, rouer, rosser, cosser, fesser, dau- ber, flauber, bûcher, hacher, doguer et rompre !

Tout le bordeau est dans la rue, toute la rue est au bordeau. Ce sont garces en chemise, matrone piau- lante, hommes qui entrent à crédit, marmaille attentive à tout, hommes qui sortent sans payer, chiens gui- gnant les bons morceaux : Et cris ! et pas ! et coups ! et rires ! et pleurs ! et mots ! et sauts ! et tapes ! et feu ! et bruits ! de pieds ! de mains ! de becs ! de nez ! de culs ! et ha ! et ho ! et hi ! et hue ! et hou ! et clic ! et clac ! et toc ! et sus ! et chut ! et pif ! et paf ! et pouf ! et là ! et çà ! et vli ! et vlan ! et aïe ! et fi ! et gare ! et han ! et pan ! et bran ! et cric ! et crac ! et croc ! et houp ! et houm ! et ouf !

Enfin, l’homme de joie reste sur le dos — comme un symbole — et Maître Adam, jouant des quilles à travers rues, venelles et tortilles, gagne les remparts et sort de la ville !

 

Sur la route, il voit son âne, et dessus, fille et valet. Ils vont à l’entrepas, guignant la fleur et l’oiseau…

Le meunier les rejoint, et bat son chasse-mulet, disant :

— Ha ! gruau ! c’est ainsi, toi, que tu t’en tires !

— Hé ! fait Jean-Jean, on est aussi bien sauvé par ses jambes que par ses bras ! Vous m’aviez confié bête et femme ; fallait-il pas mettre l’âne et l’autre hors de péril ?

Et ne s’empresse à quitter la place — qu’il trouve de bon acabit, dans le mol et tiède giron…

D’une chiquenaude, Maître Adam le jette à bas, et se met entre deux croupes ! Et là, tenant guides et garce, devise de meilleure humeur :

— Pousse ! Boute ! File ! Et bran pour la Ville ! qu’elle pinte à la rivière, chante psaumes et fasse l’amour à son argent ! Morbus pour elle, Vénus pour nous ! M’amie, n’es-tu pas trop perpendiculaire, anus contre ânon et tout habillée de moi ? Préfères-tu âne à paillasse ? longues oreilles à gros oreillers ? et ces champs de coquelicots aux fleurs en papier de ta chambre ? Çà, Marie ! Gertrude ! Biandine ! Belle-qui-ne-m’a-pas-dit-nom ! si ton histoire est plaisante, conte-la !

La catau secoue sa tignasse de nuit, et fait le récit suivant :

— Je suis Carmen, et voici mon histoire : Mon père est un grand d’Espagne ; il descend des Puerta del sol. Le roi ne fait rien sans lui ; il est son porte-coton ! J’ai été élevée à la Plaza de Toros, qui est le Palais des Rois, et éduquée comme une cachucha ! Je sais danser l’escurial, broder la camarilla, et chanter l’alguazil en jouant de l’hidalgo… Quand j’eus atteint mes seize ans, mon père me dit : « Caramba ! je vais t’envoyer en France, pour parachever tes études ! » Et il me confia à une séguedille, qui me mena dans cette ville et me fit entrer au couvent d’où vous m’avez enlevée. Ce n’est pas qu’on y enseigne mal : non ! c’est un très bon couvent ! Nous avons, à de certains jours, jusqu’à cinquante professeurs — et presque jamais les mêmes ! Révérend Père, Abbesse, Novices étaient pleins de gentillesse, et la mère tourière nous faisait bon nutriment ! Mais on y est trop recluse ; je n’y pouvais plus durer ! C’est pourquoi j’ai eu l’idée de ce billet, que vous avez ramassé. Tout de suite, vous m’avez reconnue, à cette lentille que j’avais marquée, et une fois dans ma cham- bre, quel jeu ce fut pour vous de débâcler le volet ! Et voilà comment, par vos soins, je vais revoir mon vieux père et ma Vieille - Castille !

— Ho ! la belle vertu d’innocence ! dit Maître Adam… Oui ! nous irons en Espagne ! Cocu qui s’en dédit !

— Da ! j’en suis ! crie le Jean- Jean.

— Hé ! vié-de-son ! Et le moulin ?

— Tant pis de lui ! Je veux entrer au couvent !

C’est dit avec tel feu, que le meunier, la fille et l’âne ne peuvent s’empêcher de rire. Chacun sait que l’âne rit du cul.

La route enjambe la colline, Maître Adam pipe, le valet cueille des coque- lourdes, Carmen chante une romance de son pays :

AI son de mas faribolas El prenne mi naz por un brasero E mi croupa por alcarazas O que el esta coïono…

Le mal de faim se fait sentir. Et point de remède à l’horizon…

Ils avisent une closerie, poussent l’âne, cognent, bûchent, font le tour de la maison. Bernique ! Tout le monde est aux champs !

Des oignons sèchent à la fenêtre. Ils les prennent, ils les croquent…

Puis le valet déniche trois œufs…

— Gobons-les, dit-il, qui le saura ? Ils les cassent, ils les gobent… Passe un canard : Le meunier lui

tord le cou, disant :

— Quoi ? je le paierai !

Ils le vident, ils le plument, et sur deux pierres le font rôtir. Et s’en régalent…

— C’est le vin qui manque ! dit Maître-Adam.

Ils avisent le cellier, ils tirent la porte de ses gonds… Les voilà qui hument au tonneau. C’est bon vin ; c’est vin des autres !

Puis, étant bien assouvi, Maître Adam mène la fille vers le fenil.

— Hé ! fait le valet.

— Quoi ! fait le maître.

— S’ils s’en venaient ?

— Qui ?

— Les grangers !

— Donne l’alarme.

Et ferme sur eux deux la porte…

L’esprit à la billebaude, Jean-Jean va, vient, volte, vire, veille, baise le vide, presse le vent ! Cette garce ! Comme il la voudrait ! Et que font- ils ? Que font-ils ?

Il va au loqueteau et boute si fort son œil au trou, que l’huis s’en ouvre !

— Tête-à-sac ! crie le meunier, tu écoutais à la porte !

— Non ! non ! se défend le valet… Je regardais par le trou !

Maître Adam lui donne du pied et le fenil se referme…

Jean-Jean prend sa tête à pleines mains. Ha ! que faire ? Que faire pour les empêcher ?

Il détache l’âne, le tire, le pousse, l’entretaille,piaffant lui-même de tous ses pieds.

— Ce sont eux ? demande le meunier.

— Sans doute ! répond le valet. Maître Adam sort de la fenière ; mais ne voyant rien que le lourdaud, il lui décoche une croquignole, et tire bien vite la porte sur lui.

Juste comme survient le métayer…

— Ahi ! ahi ! crie Jean-Jean.

— Espère ! réplique le meunier, je te ferai crier gratis !

L’homme des champs, surpris de ce train, court au fenil, l’ouvre tout grand, et demande quels sont ceux- là qui font l’amour dans son foin ?

Et sa femme arrive à point pour donner de l’œil partout et renchérir :

— Mes oignons ! mon canard ! mon vin !

— Nous paierons… dit Maître Adam, se faisant voir.

À ces mots, la vieille glapit :

— Mes œufs, mon bois ! ma poule ! mes fromages !

— Quoi encore ?

— Mon lapin ! mes prunes ! mon beurre !

— Est-ce tout ?

— Mon cochon ! ma bique ! ma vache !

Le meunier se tire de la grange. Les bordiers lui font escorte… Profitant du margouillis, Carmen saute sur le baudet et tra ! tra ! tra ! elle s’envole !

— A brailler, dit Maître Adam, vous avez apeuré Foiselle ! Il faut me déduire cela ! Or, que vous dois-je ?

Et tâtant sa ceinture :

— Ma bourse ! clame-t-il, ma bourse !

Et veut courir après la gaupe. Mais le fermier l’arrête, disant :

— On la connaît ! Paye ou ne bouge ! en lui montrant la serpette…

— Au vol ! au vol ! crie Jean-Jean. Et jouant des pieds, court à la gueuse. Il la rattrape, saisit le licol, a le col saisi et sent qu’on le baise à la bouche.

— C’est toi que j’aime ! dit Car- men.

Le chasse-mulet saute en croupe. Il est fou, muet et ivre ! Elle tient la bride, il tient la fille : c’est lui le mieux partagé ! Crinière, lèvres, seins, c’est pour lui ! les mots qu’elle dit, l’odeur qu’elle sent ! C’est pour lui, reins, nuques, épaules ! Et ce grain-ci et ce grain-là ! Et pour lui

ce sadinet
Assis sur grosses fermes cuysses
Dedans son joly jardinet !

Ainsi, ira au bout du monde !

— Nous pourchasse-t-il ? deman- de-t-elle…

Il se tourne, elle le pousse, il va les quatre fers en l’air !

Et la garce qui s’ensauve… Le bout du monde est ici !

 

 

 

 

XI

Cela m’inspirait des réflexions phi- losophiques sur l’inutilité d’être riche par soi-même, quand on a des gens sous la main, qui s’en chargent et qu’on en profite.

Abel Hekmant. (Monsieur de Courpière marié).

 

  Le chemin roule, le ciel tombe, les arbres s’entresaluent… Le chasse-mulet reste hébété. Oh que l’entendement lui vertit ! Il se remet sur ses pieds, donne du cul et de la tête, cille, sourcille, vacille, oscille… Il n’y a rien ; ni bourse, ni âne, ni garce ! Rien : sauf bigne au front grosse comme bourse, dure comme âne, chaude comme garce ! Chargé d’argent comme un crapaud de plumes, il rebrousse chemin, le chef plus gros que le cœur, le cœur plus gros que la poche, et tournant dans sa cervelle que, pour la ruse, une femme vaudra toujours plus que deux hommes, et deux hommes moins qu’un enfant !

Allant ainsi, la queue basse, entend prononcer son nom. Il lève le nez, et que voit-il ? Un homme tout nu !

Il s’approche et reconnaît son maître.

— Morgue ! fait-il, voulez-vous donc vous baigner ?

— Point, dit le meunier, ce sont ces râcle-farine qui m’ont pris tout ce qu’ils ont pu ! As-tu la bourse ?

— Oui : à la tête ! et pleine d’espèces dolentes et lancinantes ! Quant à la carogne, je n’ai pu la happer !

— La peste soit d’elle et de toutes les filles de putage ! Elle nous a bien endormis de balivernes ! Oh ! nous sommes de fieffés goussauts ! Ce qui me met à contre-poil, c’est qu’elle nous ait préféré l’âne ! Et puisqu’un fou et son argent ne peuvent faire longtemps bon ménage, prenons le temps comme il vient, et partageons-nous ton habit !

Aussitôt, Jean-Jean tire ses chausses, disant :

— Prenez la culotte !

— Nenni ! Donne-moi la veste !

— Si ! la culotte !

— Non ! la veste !

Et le meunier de la lui ôter.

— Au moins, prenez la chemise.

— Non !

— Si !

Et le valet de l’enlever…

C’est à cet instant que se fait un grand hourvari de cors. Toute une chasse traverse le fourré, le cerf débuche la chemise à la corne, les chiens passent, happant les habits ; tout s’en va comme est venu — sauf qu’au lieu d’un homme tout nu, à présent, il y en a deux !

Ils en sont tant ébahis, qu’ils ne voient point qu’une amazone les reluque au face à main. A la façon qu’elle les détaille on voit, de prime, que c’est la Dame de l’endroit…

— Madame, dit le meunier — l’apercevant enfin — excusez-nous d’être en pur, mais votre chasse nous a mis a cru !

— Est-il vrai ? demande la dame.

— La Vérité est toute nue !

— Et comment vous appelez-vous

— Adam !

— Je l’aurais gagé !

Et riant, la dame tourne bride, et prie ces deux culs-tout-nus de la suivre…

Arrivent ainsi à un petit ermitage… Elle leur dit d’entrer et d’y attendre des accoutrements.

 

Le lieu est petite muette ornée de hures et d’andouillers. Il y a aussi un canapé…

Ils y sont depuis naguère, que deux filles entrent, qui leur disent :

— Nous sommes les suivantes de Madame, et venons vous prendre mesure !

Mais le meunier ne s’y méprend point ; à leur tournure, il voit bien que ce sont des dames qui ont pris le harnais de leurs chambrières…

Dames ou soubrettes, peu lui chaut, pourvu que ce soit à sa taille ! Elles aunent donc, en large, en long, et se retirent en disant :

— Vous au- rez tantôt, beaux habits !

Tout aussitôt, deux dames viennent à leur tour, et disent :

— Nous sommes les demoiselles de Madame, et venons vous toiser !

Le meunier ne s’y laisse prendre ; il devine, à leur dégaine, que ce sont des chambrières qui ont pris les atours de leurs maîtresses…

Ancelles ou dames, vogue la galère, pourvu qu’on l’affuble ! Elles toisent donc en tous sens et s’en vont, affirmant :

— Vous pouvez compter sur nous ! Deux autres leur succèdent qui

viennent pour la qualité de l’étoffe ; puis deux autres, pour les boutons ; deux encore pour les boutonnières. La chose s’est ébruitée…

Enfin, la dame en personne, avec trois ou quatre amies, venue mettre tout au point, et s’y reprenant, par scrupule, à plusieurs fois.

Et les quitte en leur disant :

— Je vous fais porter ces habits par ma duègne !

— Ah ! Madame, lui dit Maître Adam, s’il vous plaisait de nous les faire porter par un valet !

Enfin, vêtus de cap à pied, le meunier et son chasse-mulet reprennent leur route… Quelle route donc ! Las ! celle qui mène à Vivolet ! Car —

bourse nette et ventre plat — que récolter sur les chemins, sinon aventures de soif, de bâton et de belle étoile ?
 
Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie Hors-texte p280.jpeg

Une carriole vient à passer, qu’une fille mène au traquenard… Maître Adam de lui crier :

— Allez-vous jusqu’à la ville ? Elle, de dire :

— Non ! je vire après la mont- joie… Mais, montez ! je vous y laisserai…

A la mont-joie, le meunier dit :

— Si je vous contais un conte, nous mèneriez-vous jusqu’à sa queue ?

— Oui, répond-elle, s’il m’amuse ! Les voilà donc repartis, et le meunier entame son histoire :

— Mon oncle Barnabe était écervelé plus qu’un linot… Il prenait le jour pour la nuit, cherchait son âne quand il était dessus, mettait la charrue devant les bœufs, se couchait tout habillé, se promenait tout dévêtu, mangeait la soupe avec une four- chette, entrait par la fenêtre, sortait par la cheminée, s’asseyait sur le poêle, jetait sa montre aux chiens et regardait l’heure à un caillou, levait la jupe des dames pour y chercher sa tabatière, prenait sa pantoufle pour son livre d’heures, couvrait la lunette de son chapeau et se coiffait du cou- vercle, allait visiter un ami qu’il avait enterré la veille, dé jeûnait le soir, dînait le matin, péchait sur la route et mettait le pied dans la rivière, marchait sur la queue des dames et demandait pardon aux chiens, écrivait une lettre urgente et la jetait dans sa poche, prenait une voiture et marchait derrière, jetait son vin dans le trictrac et buvait les dés, trempait son doigt dans l’esquipot et jetait un liard dans le bénitier, secouait la servante pour en faire tomber les prunes, donnait du pied aux vieil- lards et saluait les gamins, faisait gras le Vendredi saint, et maigre le mardi-gras, mettait sa chemise sur sa veste, sifflait dans l’église, allumait une lanterne en plein midi, tirait la porte d’une main et la poussait de l’autre, faisait la révérence aux arbres et pissait contre les dames, pleurait aux noces, riait aux obsèques, trayait le bœuf, arrosait les chats, labourait la cour, prenait la Chandeleur pour la Toussaint, ne payait pas ce qu’il devait, payait ce qu’il ne devait pas, montait à la cave, descendait au grenier, fauchait son blé en herbe, soufflait la chandelle avec son cul, se trompait de village, lisait à l’envers, signait le nom du voisin, tâtait l’œuf au bouc, reniflait et mouchait son âne, buvait de Peau, mangeait du bran…

— Hé ! dit la fille, haltant sa voiture, si votre oncle continue, moi je m’arrête !

— Voici le bout… dit Maître Adam. Mon oncle Barnabe aimait une fille. Un beau jour, il se déclare. Elle dit oui, mais lui, le lendemain, ne sait plus ce qu’elle a dit ! Le jour du convoi arrive qu’il est à gauler des noix ! On le cherche, on le mène à l’église, où toute la parentèle attend ; on le met près de la mariée. Il écoute l’Épithalame, et lui demande si elle connaissait le défunt ! Après la cérémonie, on lui dit qu’il y a un repas de noces… — De noces ? dit mon oncle Barbabé, quel est le sot qui se marie ? Le soir venu, se souciant mie de l’épousée, il passe sa nuit dans la huche ! Le lendemain, allant au bourg, il en ramène une goton, et trouvant sa femme au lit, lui demande ce qu’elle y fait ! Le jour suivant, cou- chant avec elle, il lui dit : « Faisons-le vite ! si ton mari s’en venait ! » Le jour d’après, sa vache vêle ; croyant que c’est sa conjointe, il va déclarer le veau ! Le jour d’ensuite…

— Çà ! fait la fille, combien vécut- il de jours ?

— Septante années… dit le meunier.

— Ho ! ho ! fait la fille, je n’irai point jusque-là !

Et d’arrêter son attelage.

Mais le chasse-mulet lui demande :

— Jarni ! n’entendrez-vous le mien ?

— Si fait ! dit-elle… est-il drolatique ?

Et redonne de la courgée, tandis que le valet conte :

— Une garce voulait un garçon. Sa mère lui demande : « A-t-il quelque chose devant lui ? — Oui-da ! fait-elle, et gros ! — Qu’en sais-tu ? lui dit sa mère. La garce répond : « Il me l’a fait voir ! »

— Voilà comme mon cheval aime les contes ! dit la fille.

Sur ce, riant de bon cœur, boute maître et valet sur le chemin, et flic ! flac ! tourne le dos…

 

Maître Adam bat son valet.

— Quand, dit Jean-Jean, finirez- vous de me flauber ?

— Quand tu ne seras plus sot ! dit le meunier. Ne savais-tu conte plus long ? Conte à rouler sur deux roues ? Conte à ne finir qu’à la ville ? Quand on n’a que monnaie de contes, on ne la jette pas par les fenêtres ! Un conte vaut plus d’un galop, et ce ne sont pas les meilleurs qui vous rapportent le plus : gruau ! ce sont les plus longs ! N’as-tu pas vu que le mien nous a valu trois lieues et le tien trois pas ? Quand on ne paye de sa bourse, il faut payer de sa bouche ! Les longs contes font les longs profits… Or çà, abatteur de contes, que veux-tu faire, à l’écarté, entre chien et loup, la faim te montrant les dents ? A qui conteras-tu tes contes ? A ton ventre ou à tes jambes ?

Tout en allant de langue et de pied, arrive à une masure, et sur lé pas, voit un vieil homme qui fait un manège singulier : tantôt s’accroupit, tantôt se dresse, tantôt s’appuie, tantôt s’agenouille, tantôt lève un pied, tantôt saute en l’air et paraît être dans la blouse…

Le meunier lui demande la cause de son embarras. Et ce vieux fol de répondre :

— Si je me pose, j’use mes culottes, si je me tiens droit, ce sont mes souliers, si je m’accote, gare à ma veste !

— Mon grand-père, dit Maître Adam, était ainsi. Il coupait les œufs en quatre, ne se lavait point pour épargner l’eau, et faisait son engrais lui-même.

Dedans sa maison fermée Tous les jours il se cachoit Sa cheminée il bouchoit Craignant perdre la fumée.

Quand son habit était percé, il le portait à l’envers, rien que la vue du médecin le guérissait de ses maux, et il trépassa le dernier jour de l’an pour ne pas donner d’étrennes ! Mais, m’en plaindrais-je ? Il me légua une recette pour se passer de manger…

— Est-elle bonne ? fait le pince- maille.

— Si bonne, reprend Maître Adam qu’il ne mangea de trente ans !

— Et vous ?

— Moi ? je n’ai soupe depuis Pâques !

Pâques venues
Oncques faim n’eus.

— Ne voulez-vous me la souffler ?

— Si fait !

Entendant ces mots, le bonhomme les pousse chez lui, ferme la porte, et, dans sa joie, allume même une chandelle !

Le meunier demande une marmite, de l’eau et un gros caillou. Il met le caillou dans l’eau, l’eau dans la mar- mite, la marmite sur le feu. Il n’y a plus qu’à attendre que le caillou soit fondu !

— Ce sera long ? demande l’avare.

— Cinq ou six jours… dit Maître Adam.

En ce cas, fait l’autre, couchons-nous !

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie - p289.jpeg

Ils se couchent. Mais dès que dort l’hôte, Maître Adam se lève à la sourdine, et pour corser le bouillon, ajoute sel, beurre, lard, pois, poule. Et Jean-Jean de bien touiller !

Puis, une fois cuit, mangent le tout, boivent le jus, tirent le caillou, pis- sent dans la marmite et se recouchent…

Au déjuc, ils sont éveillés par les cris du raquedenare.

— Il est fondu ! Il est fondu !

— Quoi ? fait le meunier.

— Le caillou !

— J’en doute !

— Voyez-le !

Maître Adam se jette hors du lit, accourt, voit, crie au miracle, met le coulis dans un flacon, le bouche et dit au bonhomme :

— Buvez cela à l’Angelus, en vous frottant d’un hérisson et tapant du cul le pavé, et ne remangerez de la vie !

Puis s’en va, avec son valet, et des mercis plein son chapeau.

Bien pansés, bien délassés, tous deux se taillent haquenée de cotret, et reprennent route et propos :

— Qui dit que l’avare et le porc ne sont bons qu’après leur mort ? — Qui dit que notre bouillon n’a point vertu qu’on suppose ? En avez~vous jamais bu ? — S’il ne lui ôte l’envie de manger, au moins lui ôtera-t-il celle de boire ! — L’avez-vous vu dormir bouche close pour épargner son haleine ? — Et coucher sa tête sur le court pan, pour ne point user l’oreiller ? — Et rêver, parce que les rêves ne coûtent rien ! — Et se retenir de vesser, parce que c’est du vent perdu ? — Comment a-t-il pu nous donner le bonsoir ? — C’est qu’il savait qu’on a coutume de le rendre ! Ainsi pantouflant, gagnent la Ville.

— Il faut, déclare Maître Adam, nous aviser d’un moyen de charroi qui soit à la fois gratis — vu l’état de notre gousset — rapide — car notre dîné est à Vivolet — et sûr — pour ce que nos pieds, nos poches et nos panses ne souffrent l’aléatoire !

Et allant, le nez au vent, tombe sur la conjoncture ; Une patache, avec coupé, rotonde, impériale, bâche, capote, conducteur, voyageurs, bagages — même des chevaux !

— Ho ! crie Maître Adam au patachon, on vous demande au bureau !

L’homme saute à terre et entre en la petite boutique… Maître Adam prend sa place, Jean-Jean celle d’à- côté ; Maître Adam saisit les guides, Jean-Jean le fouet ; Maître Adam tire, Jean-Jean tape ! Arrive qui plante ? Hue pour Vivolet !

Le coche tourne court, épautre une borne, aplatit un chien ! Hop ! Dans la rue déclive, le voilà lancé à étripe-cheval ! Hop ! Il écorne un mur, culbute un haquet, délivre une femme ! Hop ! La bâche glapit, la rotonde jure, le coupé tempête ! hop ! Voici la campagne, lâchons la gour- mette ! point de caveçon ! La route longe un bois, le coche le coupe, coupe les arbres aussi ! hop ! Cette auberge ! hop ! Ce hameau ! hop ! Ce carrefour ! hop ! le coupé rugit, la rotonde piaille, la bâche clabaude ! Il fallait fourcher ! C’est mauvais che- min ! Tous les chemins mènent à Rome ! Celui-ci à Vivolet ! Tant pis pour ceux qui n’y vont pas ! Hop ! Une dame saute, tombe sur une vache, son époux crie d’arrêter ! Hop ! Il sort du coupé, escalade le siège, reçoit l’escourgée, chute sous la voi- ture ! hop ! Une roue lui passe sur l’oreille ! Hop ! Ça monte ? fouaille ! Ça descend ? fouaille ! La bâche pète, sème son arroi, sac par-ci, bougette par là, une malle qui s’ouvre en deux, un panier qui crache des chiens ! Hop ! le linge s’envole, la bâche claque, la rotonde hurle, le coupé beugle ! hop ! un char de fumier sur la route ! hop ! et le voilà dans le fossé ! hop ! Un poncel sur la rivière, hop ! et le voilà dans l’eau ! hop ! un bourg ! hop ! un marché ! hop ! le coche entre par une porte, force, fend, fêle, craque, crève, casse, pile, serre, foule, happe, jette, pince, verse, brouille, et sort par l’autre ! hop ! tout le monde court après ! hop ! les cris montent, la rue descend, le bourg s’efface ! hop ! la roue prend feu ! hop ! les femmes crient, les hommes sautent, la bâche craque ! Hop ! des moutons ! hop ! des gigots ! hop ! une gloriette ! hop ! le coche verse dessus ! hop ! Maître Adam vole ! hop ! il passe par une fenêtre ! hop ! il tombe sur un lit ! hop ! il y a une fille ! hop ! il lui fait l’amour ! hop ! saute dans le jardin ! hop ! tombe sur Jean-Jean ! hop ! affourchent tous deux l’échalier ! hop ! et, biaisant par prairies, bois, ruisseaux, landes, sillons, haies, bruyères, chaumes, clos, plaines, herbages, fossés, vignes, arrivent enfin à Vivolet !

 

 

 

XII

C’est bien disné, quand on eschappe Sans desbourser pas nng denier, Et dire adieu au tavernier En torchant son nez à la nappe. Les repues franches.

Rien n’a bougé : voici le pont, la forge avec le forgeron qui bat son enclume et sa femme, le clocher comme une seringue, la boulangère grosse du mitron, et Silène, ceint de pampre, le cul sur le cul d’un tonneau…

Le meunier pousse la porte. Et que voit-il ? Farine ! vous l’avez deviné ! A la vue de ses compères, il pousse un « Ha ! » non de surprise, mais de joie ! Court à eux, courent à lui, les presse, le palpent, s’accolent ! Puis chaud ! chaud ! vont au plus pressé : versent : Et buvant :

— Le reconnais-tu ? — Pardi ! reconnaît-on pas ce qu’on aime ? — C’est vin qui n’est bon qu’à trois ! — Bisaille ! n’en buviez-vous ? — Si fait ! pour nous consoler ! — « N’arrêterez- vous ? » disait Martine ; et de lui répondre : « Ha ! nous sommes inconsolables ! » — Verte-moute ! les bons petits compères ! — Bon petit compère toi-même ! — Quoi de nouveau ?

— Le vin ! — Comment vous portez-vous ? — Comme le veut la bouteille !

— Et toi ? — A bras tendus ! — Ta devise ? — « Toujours plus outre ! » — La tienne ? — « Boire non déboires ! »

— La mienne : « So de qui so ! » — Drôle de façon d’écrire : ivrogne ! — Ton verre bâille ! — Fais qu’il pleure !

— Emplis ! emplis ! plutôt boire qu’avoir soif ! — Vin est assaisonnement de langue : la musette résonne mieux quand elle a la panse pleine ! — C’est le contraire pour la bouteille ! — Si elle est vide, pousse la suivante ! — Uno avulso non deficit alter… — Altère ? j’entends : c’est clair comme le vin ! — Fais rouge-bord ! Je ne veux voir le monde que par le trou d’une bouteille ! — Bien ! bien ! mon ami ! mais, en matière liquéfiante, un vaut-il pas mieux que deux ? — Sotte question ! — Deux valent mieux qu’un ! — Est-ce dire que tu préfères deux verres à un baril ? — Oui, si c’est vin de grenouilles ! — Hé ! nous prends-tu pour des seaux ? — Bois le vin, laisse l’eau au moulin ! Pour moi, en vin, je vois rouge ! — L’homme absurde est celui qui ne change jamais : goûte à ce blanc ! — C’est vin de trois feuilles ! — Il aviné ! — Il est juste dans sa boîte ! — Ho ! ho ! Les bouteilles sont femmes ! -— Que veux-tu dire ? — Elles montrent leur cul ! — Vite ! changeons ces effrontées ! — Mar- tine ! Holà ! du vin frais ! — Où est la garce ? — Elle est en cave ! Chasse- mulet, prends-moi ce pot et va le lui faire emplir ! — Et sois prompt : ne la mets pas en perce !

Tu es un bon cellerier ;
Quand à la cave il faut descendre
Tu ne te fais point prier !
Tu es un bon cellerier,
Mais on dit qu’il faut trop t’attendre î
Tu es un bon cellerier,
Quand à la cave il faut descendre J

Jean-Jean plonge au caveau. Il y trouve la servante, et veut lui poser cannelle… Elle lui répond lanturlu, glapit, le pelaude. Et dit :

— Qui t’a fait si coquelineux ?

— Les aventures ! réplique-t-il. Il m’en advint plus en deux jours qu’en tout le reste de ma vie ! Ainsi s’acquiert la science des femmes, et que ce sont des mécaniques dont nous tenons la manivelle ! Oh ! j’ai beaucoup appris ! Je sais à quoi m’en tenir sur les veuves, les andalouses, les chambrillons, les paysannes, les dames de qualité et celles qui vont en patache ! Mais je ne sais rien des servantes…

Et la veut mettre en bouteille ! mais Martine se piète, braille et lui donne le pourchas…

Enfin quiète, emplit le pot et l’apporte.

— Martine, lui dit le meunier, viens ça, que je te patine ! Depuis tant, ça me durait ! Comment ai-je pu te quitter ?

Et veut trinquer de la bouche. La servante se roidit, donne de l’ongle, du bec, de la dent, en fin finale, se soustrait…

— Garces ! dit Maître Adam, les

voilà bien toutes ! Elles s’ensauvent à Jean-Braguette et viennent à Martin-Bâton ! Il faut en user comme du grain : tant moins on les moud, tant

plus elles donnent de grosse farine ! tant plus on les blute, tant moins elles donnent issues ! Mieux vaut les minoter ferme que doucement les mignoter ! Ce qui est vrai pour le farinai est vrai pour le génital ! Et Vrille d’opiner :

— Pour ça, ce sont vraies têtes à clous : il faut taper dessus, et en user comme du bois si l’on en veut tirer bon assemblage ! Planche d’amour demande souvent Guillaume-Rabot… On ne la met d’équerre sans faire de copeaux ! Et pour emboîter tenon en mortaise, que de coups de scie, de râpe, de lime, de bec d’âne et de quilboquet ! Est vrai pour le lit, ce qui l’est pour l’établi !

Et Mâchepoule de dire proufasse :

— D’accord ! Il faut en user comme des bêtes ; si elles sont à contrepoil, on les frotte ! Si elles ne veulent rien faire, on les purge ! Si elles prennent le mors aux dents, on leur met le fouet au cul ! Et on monte l’une, et on monte l’autre ! Et on les prend et on les quitte ! Et quand on entre au cabaret, elles restent à la porte ! Ce qui est vrai pour l’art vétérinaire est vrai pour l’art concubinaire !

Et pour avérer ses dires, il conte :

— Un homme et sa femme partaient aux champs le matin et s’en revenaient le soir. Chaque fois, la femme disait : « Je veux passer par le bois ! » Bien que ça doublât la route, elle n’en voulait point démordre… — « Ha ! lui dit l’homme, un beau jour, tu veux passer par le bois ? Nous allons t’y faire passer ! » Et lui donne cent coups de bâton ! C’est ce qu’il lui fallait ! Quand elle eut passé par ce bois-là, elle ne demanda oncques plus à passer par l’autre !

Le menuisier dit à son tour :

— Une garce, parlant de son mari, répétait à tout venant : « Ha ! ce n’est pas lui qui me mettra jamais latête à l’envers ! Il ne sait trousser une femme, ni trouver l’endroit sensible ! Il est mou, il est chétif, il n’a rien qui frappe et, je ne brûle mie pour lui ! » Ce mari, qui lui faisait mille chatteries, lui mit, une bonne fois, la tête en bas, la troussa, et la fessa tant, qu’elle cria : « Ho ! que tu es vif ! Ho ! que tu es fort ! Ho ! que tu frappes dur ! Ho ! que l’endroit est sensible ! Ho ! que ça me brûle ! » Ainsi, fut mené à perfection le miracle que mille douceurs n’avaient pu faire.

Fichier:Arnac - Le Brelan de joie p304.jpeg

Et le meunier enfile la sienne :

— Un croquant avait pris femme plus bête qu’une épingle — car l’épingle, sa tête la retient, tandis que cette femme n’avait point de tête ! La première fois qu’elle casse un pot, il l’accole, disant : « Ce n’est rien ! » La première fois qu’elle perd la clé, il la baise, disant : « Console- toi ! » La première fois qu’elle ren- verse la soupe, il la dorlote, disant : « La belle affaire ! » Tant et si bien que, pour être souvent caressée, la péronnelle se mit à perdre, briser, brûler, jeter, gâter, répandre tout ce qu’il y avait au logis ! Ce que voyant, le croquant changea le bec pour le pied… Et, de ce jour, eut femme par- faite, qui se garda bien de faire ce qui ne lui valait plus que taloches !

Ainsi faite la preuve que femmes ne marchent que canne en main, voilà la porte qui s’ouvre et la Mâchepoule qui passe son nez… C’est tomber comme marée en Carême !

— Mon petit boudin, dit-elle, tout est au mieux ! Le bordier a repris sa génisse ! le roussin s’est ensauvé, tu n’as plus à t’en soucier ; et le veau vient de crever — ce qui t’épargne de l’étrangler ! J’ai battu les enfants, tu n’auras pas la peine de le faire ! La brèche du mur s’est élargie, la maison n’en est que mieux éventée ! Et il n’est venu personne, sauf l’huis- sier pour nous saisir ! Rentres-tu dîner ? J’ai fait une tête de veau…

— Dîne donc en tête-à-tête ! ré- plique Mâchepoule.

— Mon biberon, dit-elle, je ferai comme tu me dis !

Et s’en va toute souriante…

A peine a-t-elle disparu, qu’on voit paraître la Vrille… C’est venir à merveille !

Elle salue à cul ouvert et dit à son menuisier :

— Vrille, Vrillot, Vrillet, mon na- nan ! on te réclame de tous côtés ! Mais tu vas rire !

— Ha ! Ha !

— Sais-tu ce que j’ai répondu ?

— Heu ! Heu…

— Au boulanger, pour son pétrin : « Va pétrir ta boulangère ! »

— Ho ! Ho !

— À la ferme pour son chassoir : « Laisse les bêtes faire l’amour comme elles l’entendent ! »

— Hé ! Hé !

— A l’huissier, pour son casier : « Prends la niche du chien ! »

— Hi ! Hi !

— Au château, pour son bahut : « Votre goût n’est pas le nôtre ! »

— Hou ! Hou !

— Au curé, pour son porte-missel : « Quand nous irons à confesse ! »

— Aïe ! aïe !

— Rentres-tu dîner ? J’ai des pieds de cochon au four…

— Tire donc tes pieds ! réplique Vrille.

— Je ferai, dit-elle, comme me dit mon biriatou !

Et s’en va, en lui jetant des bai- sers…

… Enfin, se montre celle qu’on attendait :

Elle pénètre comme ouragan, et se jette sur son meunier de mari, criant : — Ha ! suce-dille ! Ha ! torche- plat ! Ha ! trousse-pute ! Te voilà reve- nu ? Et pourquoi ? N’aurais-tu, en ce beau voyage, trouvé bouteilles sans fond, alouettes toutes rôties ou femmes l’ayant en travers ? Ramè- nerais-tu quelque souvenir : pituite ? vérole ? mal d’argent ? Ou bien les trois ? Tu pars, tu rentres : brosse-toi le ventre ! Tu n’as vu autant de pous- sière que tu vas faire de farine ! Autant d’eau que je t’en ferai boire ! Autant de branches que j’en cas- serai sur tes reins ! Oui ! Oui ! Que cela te plaise ou non, le moulin ou le bâton. Retourne à l’auberge, bâton ! Revois ces ivrognes, bâton ! Essaie de faire gille, bâton ! Où est mon âne ? Tu l’as bu ! Mon valet ? Tu l’as perdu ! Ha ! te voici, brelandinier ! Çà, que fais-tu en ce guilledou au lieu d’être à tes sacs ? Veux-tu que je t’accommode ? File, lanterne ! file de- vant ! Et toi, lape-tout, suis-moi !

Épouvanté, Jean-Jean franchit, d’un saut, la porte ; la meunière sort à son tour, Maître Adam la suit docilement…

Mais sur le seuil, vlan ! il lui donne du pied au cul ! Et fermant la porte, poussant la targette :

— Femme et poêle, dit-il, ne doivent quitter la maison !

Sur ce, porte brinde à ses compères, et tous trois se reprennent à lantiponner…

— Buvons ! Cette garce m’a donné soif ! — Elle est plus bavarde que son moulin ! — C’est elle qui s’assèche la langue et c’est toi qui as la pépie !

— Autant d’injures, autant de verres !

— La meilleure d’elles ne vaut pas le pire de nous ! — Qu’elles soient huile, qu’elles soient vinaigre, elles gâtent toujours la sauce de ménage ! — Celle qui a la bouche en cul de poule ne fait point d’œufs pour cela ! — Celle qui pousse des cris ne fait point venir les poules du voisin ! — Le mieux, c’est de les mettre en colère, et de ne point s’y mettre ! — Le mieux, c’est de les traiter comme nos couettes : les battre, et se coucher dessus ! — Le mieux, c’est d’en user comme d’une boutique : ne faire qu’entrer et sortir ! — Nous y voilà ! Point de mariage, point de mâle rage !

— L’accointance à notre plaisir : c’est nous qui tenons le trait d’union !

— C’est toi qui tiens la bouteille ! — Elle est faite pour être versée, comme femme pour être renversée ! — Rouge ou blanc ? — Blanc ou rouge ? — N’importe ! il sortira toujours blanc !

A ce moment, arrive le babouin de l’épicier.

Il donne un papier à Mâchepoule, et lui flûte :

— Papa m’envoie savoir quand vous paierez votre dû ?

Le vétérinaire répond :

— Va dire à ton cocu de père, que tu es trop curieux pour ton âge !

Et lui donne dragée, pichenette et congé…

Puis la bamboche d’aller son train :

— Buvons ! cet épicier m’a épicé l’avaloire ! — Prenons souci de notre bu ; notre dû viendra ensuite ! — Quel est son compte ? — Un compte à dormir debout ! —- On voit qu’il chante au lutrin : il a des notes élevées ! — Autant de chiffres, autant de verres ! — Que ne le payes-tu en nature ? — L’animal ne veut pas tomber malade ! — Soigne sa femelle ! — Elle ne vaut pas la drogue ! — Devoir, c’est avoir ! — Qui paye ses dettes s’enrichit ; qui ne les paye pas se rafraîchit ! — Si tu ne dois, où trouveras-tu quelque créance ? — Je dois, donc je suis ! Je suis, donc je bois ! — Boire, n’est-ce pas entasser argent liquide ? — Que ceux qui réclament fassent queue à ma bra- guette ; je leur pisserai dans la main !

À ce moment, entre le tailleur. Il donne à Vrille un papier et lui dit :

— Quand me paierez-vous mon habit ?

— Votre habit ? répond le meunisier, n’ai-je pas assez de payer le mien ?

— Payez-le donc !

— Je le trouve bref de manches…

— Moi, long de paye !

— Je ne puis me boutonner…

— Alors, déboutonnez-vous !

— On n’en voit point la couleur…

— C’est donc comme de votre argent !

— Les poches sont mal placées…

— Je m’en aperçois !

— Il a des trous…

— Non : ce sont des boutonnières !

— Il montre déjà la corde…

— Pour te pendre !

— Maître Pique-pou, pour un fripier, vous dépassez la mesure ! Si je grippe la peau de vos fesses, je m’y taille un capuchon !

Et Vrille se lève ; mais le tailleur aune déjà la venelle !

Alors les trois compères de se remettre à leur gogaille ! Bis in idem…

— Buvons ! — Ce fripier m’a donné gosier de laine ! Faisons donc reprise de vin ! — Je veux être vêtu de rouge ! — Habit râpé, vin itou ! — Et que ce tailleur soit ailleurs ! — Bran-de-scie ! que j’aurais plaisir à lui faire habit de sapin ! — Ho ! ho ! cela est trop dire : Vinum caret clavo… — Habille-le de cotret toutes les fois que tu en auras l’aubaine ! — Mesure sa femme ! — Fais-lui un enfant à crédit ! — Mais ne lui souhaite autre chose que la vie ! S’il la prend de travers, tu ne peux lui souhaiter pis ! — Pour toi :

Bois comme chantre,
Mange comme chancre.
Et pour le reste, sors et entre !

— À dettes criardes, sourde oreille !

— Crédit n’est pas discrédit ! — Paye mal, dépense bien ! — Paye de mine ! — Paye d’audace ! — Paye de belles paroles ! — Paye de mauvaises raisons ! — Paye de retour ! — Paye de bays ! — Paye de ta personne ! — Paye rie à rac ! — Paye en chats et en rats ! — Paye à boire !

À ce moment pénètrent, à grand tumulte, le chaudronnier, le barbier, le tripier, le maître-charron, le maître maçon, le tisserand et la sage-femme !

Ils environnent Maître Adam et le bardent de papiers.

Fichier:Arnac - Le Brelan de Joie Hors-texte p314.jpeg

Maître Adam. — Quels sont ces juifs ?

Le chaudronnier. — Je t’ai battuun chaudron…

Maître Adam. — Je suis prêt à t’en faire autant !

Le barbier. — Plus de cent fois, je t’ai tondu…

Maître Adam. — Étonne-toi de me trouver ras !

Le tripier. — Je t’ai baillé de la saucisse…

Maître Adam. — J’en baillerai à ta femme !

Le maître-charron. — Que comptes- tu faire pour ton tape-cul ?

Maître Adam. — Taper le tien !

Le maître-maçon. — Je t’ai fourni de chaux…

Maître Adam. — Ça me laisse froid.

Le tisserand. — Je t’ai pourvu de bise…

Maître Adam. — Autant en emporte le vent !

La sage-femme. — Engrosse-t-on les filles quand on a la bourse vide ?

Maître Adam. — Si elle est vide, à qui la faute ? Vous avez coupé le cordon !

Et époussette ces pleure-pain, du poing, du pied, de la bouteille, jusqu’à ce qu’ils aient délogé !

Puis dit à ses compères :

— Ho ! ho ! mes petits compères ! le temps se gâte ! La journée ne se passera qu’il ne tombe ici averse de boucher, boulanger, horloger, fruitier, potier, savetier, sellier, hôtelier, coutelier, serrurier, verdurier, usurier, bûcheron, forgeron, vigneron, méde- cin, apothicaire, maltôtier, pousse-cul, cocus, femmes, enfants et chiens ! Qui sait même si Martine ne nous viendra pas grêler par le travers ! Farine ! je vois bien qu’il en est des pays comme du vin et des femmes : à la longue, les plus aimables vous dégoûtent, et pour y trouver du plaisir, il faut en changer souventes fois ! Hé ! puisque la vie est un voyage, autant le faire à merveille ! Prendre bonne route plutôt que mauvaise, coche plutôt que bâton, le plain plutôt que le roide ! Autant aller sous le soleil que sous la pluie, par les vignes que par les ruisseaux, trois qu’un seul ! Autant porter chan- son que besace ! Autant faire relais à l’auberge qu’au cimetière ! Autant rencontrer garces que chiens ! Un jour étape de vin, le jour d’après, étape de filles ! Une fois beau pays de bouche, la fois qui suit, pays de farces ! Pas mal ici, bien là, mieux ailleurs ! Et toujours en belle humeur ! Le nez au vent, le vent au cul, le cul au frais ! Toujours partir, n’arriver jamais ! Et se garder du retour, c’est-à-dire de vieillerie ! Ho ! qu’ainsi le voyage est court ! Bisaille ! Vivolet nous noise ? Plantons Vivolet ! Nos bottes sont graissées, nous sommes à plein, tirons nos chapeaux ! Sus ! Sus ! je suis tout fourmilleux de repartir vers l’aventure !

— Décampons-nous ? fait Mâche- poule.

— Tout chaud ! crie le menuisier.

— Filons donc ! dit Maître Adam.

Les trois compères se lèvent quittent le lieu de Silène, et, doucement ivres, sortent de Vivolet [1]

 

 Fichier:Arnac - Le Brelan de joie p318.jpeg

 

 

 

 


Ayant tout dict, l’auteur retourne à sa dame, et soubhaite mille ioyeulsetez à ceux dont il est aimé. Aux aultres, des noix grollières en leurs degrez.

BALZAC, Contes drolatiques. ACHEVÉ D’IMPRIMER

LE I" AOUT 1946

SUR LES PRESSES DE

MAURICE THEILLET

IMPRIMEUR

A SANNOIS

(S.-&-0.) MARCEL ARNAC

LE BRELAN DE JOIE

ÉDITIONS ATHÉNA

 


  1. Le lecteur peut reprendre au chapitre II, jeter le livre, ou demander la suite. Ça ne dépend que de lui…..N.D.A.

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021