BIBLIOBUS Littérature française

La vache - George Courteline

 

 

 

Cré nom d'un chien, la belle vache ! cria à son rapin Poloche le paysagiste Maudruc. Le peintre qui, depuis vingt minutes, promenait par les ruelles du village son pliant, sa boîte à couleurs et sa perplexité d'artiste en quête d'un coin à croquer, avait fait une sou¬daine halte devant un de ces riens délicieux où tient la campagne tout entière : un champ d'herbes hautes, rien de plus, révélé à  l'impro¬viste au détour d'un toit à cochons, mais baigné du soleil de juin, déchiré d'ornières profondes, et où couraient en ondes légères des ombres portées de pommiers bas. Une vache au repos y paissait, dont l'imminente maternité avait fait du ventre un baril. Son inquiétude éveillée à l'exclamation de Maudruc, elle avait dressé lentement sa tête formidable et douce — un bloc d'acajou massif, sur lequel du lait répandu eût séché au hasard des pentes — et immo¬bile, elle attachait sur les deux hommes le strabisme hébété de ses yeux, le muet ronchon¬nement de sa bouche d'où pendaient des baves de gâteux, et qui mâchait.

C'était une berrichonne, de petite race, aux pis allongés, aux côtes en relief, aux sabots fourchus et qu'on devinait mous, une bête superbe. Maudruc qui était connaisseur, la pro¬clama laitière hors ligne, en état de donner ses douze litres par jour.

— Et encore, sans se la fouler.

— Bah ! fit Poloche qui s'en fichait, mourant de faim depuis qu'il avait entendu, dans le loin¬tain du pays, mêlés aux chœurs confus des atomes de l'été, sonner les douze coups de midi. Allons-nous bientôt déjeuner ?

Maudruc, tout à son emballement, poursuivit :

— Crois-tu qu'elle est belle !... Non, mais regarde-moi un petit peu ces finesses de colo¬ration. Le rose des pis est-il assez délicieux ?... C'est le volubilis lui-même !... Tonnerre de bleu, oui, elle est belle ! Et sale comme un peigne avec ça. Hein, Poloche, vois-tu, sur ses flancs, ces placages de crasse épaisse? Et ses cuisses, où des lits de bouse ont séché, si on ne dirait pas de la peau de crocodile !...

Il s'émerveillait tout de bon, ayant l'impres¬sionnisme échevelé quelque peu, l'admiration systématique du brutal et du mal peigné. Par¬dessus la traverse de bois qui clôturait le pâtu¬rage, il avait allongé son bras, s'efforçant d'at¬teindre la vache. « Elle est mignonne, cette grande fille-là ! Pour sûr alors, elle est mi-gnonne! » Le fait est qu'il eût pris un plaisir en¬fantin à éprouver, du bout de son doigt, les piquants du croissant de lune dressé sur le front de la bête, à heurter, de son index plié, ce crâne plat, d'une dureté de granit. Mais la vache ne comprenait pas. Elle restait rivée à froid, sans l'idée d'avancer d'un pas pour amener son mufle ruisselant jusqu'à cette caresse qui se tendait. Elle finit par se tourner, montrant alors les deux os saillants de sa croupe, sa molle queue en cordon de sonnette, et de nouveaux lits de bouse verdâtre, durcis et craquelés sur ses fesses.

Cette vue déchaîna chez Maudruc des enthou¬siasmes bruyants.

— Elle est trop ignoble ! cria-t-il. Je vais en faire une étude peinte.

Et sourd aux clameurs de Poloche, insistant pour qu'on commençât par aller manger un morceau, il enjamba la traverse, s'élança à travers les hautes herbes du champ, vers une masure coiffée de chaume qui en flanquait l'un des côtés.

Là, déjeunaient deux paysans, d'un fromage sec posé entre eux et dont ils portaient à leurs bouches de petites, toutes petites écailles, déta¬chées du bout de leurs couteaux. Ménage de vieux : l'homme encore vaillant et robuste, la chemise ouverte jusqu'au nombril sur une peau couleur de terre cuite, velue, pareille à une tuile tapissée de mousse noire ; la femme, elle, si dévastée, à ce point ravagée de lassitude, qu'en les enfoncements de la coiffe son dur visage privé de lèvres n'était plus qu'une pomme tapée, avec deux pépins piqués dedans. L'apparition dans le cadre éclairé de leur porte, d'un inconnu essoufflé qui demandait : « C'est à vous, cette vache-là ? » leur causa une émotion. Ils eurent un « oui » simultané, un « oui » terriblement sec, de gens prudents, disposés à la défensive. Mais ils se regardèrent effarés, car :

— Ce n'est pas pour vous l'acheter, disait Maudruc, je voudrais seulement en faire une pochade.

— Une pochade...

— Oui ; une étude, quoi !... Enfin, je voudrais lui faire son portrait, à votre vache.

Du coup, ils comprirent.

— A c't'heure, dit le vieux ; c'est donc que vous êtes photographe ?

Maudruc répondit :

— Si on veut. Je suis peintre ; c'est la même chose... Tenez — et il pénétrait, avec un sans-gêne d'artiste qui se sent un peu chez lui partout — voulez-vous jeter un coup d'œil ?

Dans le fond de sa boîte à couleurs qu'il avait ouverte toute grande, un carré de toile, piqué avec quatre punaises, se tendait sous des empâtements de vert Véronèse, de Sienne brûlée et de jaune de Naples. Il y eut un long silence. La vieille s'était levée pour voir, et plantée dans le dos de son homme, elle regardait immobile, tandis que celui-ci, emprisonnant de ses larges mains ses genoux rapiécés en velours brun, tendait vers la peinture une bouche stupéfiée. Enfin :

— C'est un tableau, dit la femme à mi-voix.

— Oui, fit l'homme, c'est un tableau. Puis, la tête hochée lentement, par trois fois :

— Diable !... Faut pas êt' saoul pour faire ça.

Ce fut tout. On tomba d'accord au surplus —ce qu'il fallait démontrer.

— Eh bien, dit Maudrue, c'est convenu ; je laisse mon pliant et ma boîte. Je serai de retour dans vingt minutes : le temps d'aller casser une croûte.

Vingt minutes plus tard il revenait, et...........................

« Ah ! mon cher ! s'exclamait douloureusement l'artiste, qui me contait lui-même cette histoire, dans quel état je la retrouvai, ma vache, quand elle reparut à mes yeux, au détour du toit à cochons qui bordait le pâturage !... Entre le vieux aux chairs de terre cuite et la vieille qui n'avait plus de lèvres, elle m'attendait, la pauvre bête, et continuait de ruminer, mais d'une bouche qui ne bavait plus, ayant été soigneusement épongée, torchée d'une main ma-ternell e! Ces deux brutes affolées d'orgueil l'avaient faite belle comme pour une noce, rin¬cée comme un verre, récurée comme une casse¬role, cirée comme une paire de chaussures. Ses cornes, grattées au papier de verre, arboraient des blancheurs de craie, cependant que, vernis de pétrole, ses sabots reflétaient le jour à l'égal de quatre miroirs, et que sa queue, parée, au bout, d'un papillon de satin rose, faisait songer à la tresse blonde de Mlle Reichenberg au second acte de L'Ami Fritz ! »

 

 

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021