BIBLIOBUS Littérature française

Fables de Jacques Cazotte (1719 – 1792)

 

473px portrait of jacques cazotte

 

 

 

 

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

L'Aveugle et son Chien.    

Par dépit, par humeur, et peut-être pour rien,
Un Aveugle se mît à quereller son Chien.
Maudit mâtin que je déteste,
Que gagné-je en te nourrissant?
Glouton! quinteux fainéant!
Hargneux ! poltron, et le reste !
Car, nombrer tes défauts! tu les rassembles tous;
Peux-tu faire un seul pas, sans faire une sottise?
Dans le chemin, où tu vas à ta guise ,
Où l'on nous prendroit pour des fous ,
Devant mes pieds, toujours quelques cailloux ;
Devant mon nez , une branche de houx ;
Traversons-nous quelque village,
Contre les passans tu fais rage,
Tu prends querelle avec tout le canton ;
Tu mords un Chien , tu happes la poularde;
On crie haro sur le glouton :
Mes jambes sont la sauve-garde ;
J'attrape les coups de bâton.
C'en est trop. A ces mots, notre aveugle en colère
Envoya son Chien à Pluton.
Il se lève, privé de son guide ordinaire,
Comptant marcher d'un pas bien Sûr,
Il donna du nez contre un mur.
Le Chien ne fit pas seul son lugubre voyage ,
Il trouve en son chemin un autre personnage ;
C'étoit un Visir africain.
Qu'un despote aveuglé par un excès de rage
Avoit député du rivage
D'où nous tirons le marroquin.

 

Le Calculateur de la Mer.    

Un scrutateur de nature ,
De ces gens studieux , qui, la suivant de près,
Aidés de I'instrument qui calcule, mesure,
Vont lui dérobant ses secrets,
Se promenoit un jour sur une plage,
Tandis que le tyran de l'air,
Le fougueux aquilon , n'écoutant que sa rage ,
Soulevoit les flots de la mer.
Tous emportés d'une commune course.
Ils se précipitaient du midi jusqu'à l'ourse;
Leur mouvement impétueux
Sembloit vouloir se dérober aux yeux.
O mer ! dit-il, ta violence
Ne te met pas à l'abri des calculs ,
Sous les efforts de la science ,
Bientôt les tiens deviennent nuls.
Ce que veut l'homme, il l'exécute;
En comptant par une minute ,
J'aurai l'état exact des flots que dans un an
Pourroit voiturer l'Océan,
L'ouvrier se met à l'ouvrage ;
Un, deux , trois , quatre : il alloit ; mais l'orage
Se renforçant, un tourbillon soudain,
D'une fougue plus incertaine
Agite le liquide plaine.
Notre Calculateur s'aperçoit qu'il a tort.
Au flots de l'Océan nos jours ont du rapport.
La passion qui nous agita,
Allonge un raccourcit nos jours,
Dont , cependant, rien n'arrête le cours,
Qui, vers leur fin, les précipite.
Selon qu'on souffre ou qu'on est soulagé,
Le temps, ou s'échappe ou nous dure,
Et notre sort est ainsi partagé;
Le bon temps n'est qu'en abrègé;
Celui qui nous trouve, affligé
A l'éternité pour mesure.

 

La rivière et la prairie.    

Causant avec la Prairie,
La Rivière adroitement
Rabattit sur le torrent ;
Je suis sa meilleure amie ;
On croit qu'il est mon parent,
À cause de la ravine,
Qui se prétend ma cousine,
Et dont on dit qu'il descend.
Je serais désespérée
De dire à d'autres qu'à vous
Ce qu'en pense la contrée ;
Mais il y passe, entre nous,
Pour un scélérat insigne,
Il a fait un trait indigne.
Quelque part, près de ces lieux,
On sacrifiait aux Dieux.
Il part du haut de la cime ;
Comme un foudre il se répand,
Entraîne, chemin faisant,
L'idole, le desservant,
Les dévots et la victime.
Il n'a pas de lit certain ;
Mais, dans son cours libertin,
Quelque part qu'il s'achemine,
Il saccage, déracine ;
Il s'élance avec fureur,
Précédé par la terreur
Et suivi de la ruine.
Son cours est un vrai fléau.
Ce n'est pas que je me loue ;
Mais regardez bien mon eau,
Vous n'y verrez pas de boue.
Je m'écoule, à petit bruit,
Et, partout sur mon passage,
Plaine, bosquet, pâturage,
Tout s'engraisse, tout fleurit...
La Prairie, impatiente,
Dit, le ciel en soit béni :
La gloire en revient à lui,
Qui vous ménagea la pente.
Mais si, changeant de niveau,
Vous tombiez d'un peu plus haut
Que ce torrent si coupable,
Vous seriez plus intraitable.
Plaignons les gens dont les penchants sont forts :
Il doit leur en coûter pour vaincre la nature :
Quand ils font mal, sans doute ils ont des torts,
Mais Dieu seul en sait la mesure.

 

L'Aveugle et son Chien.    

Je ne sais à quel conquérant,
Soit de l'Europe ou de l'Asie;
Il vint un jour en fantaisie
D'avoir à sa cour un Savant.
Ce savant étoit un vrai Sage ,
Un grave et rare personnage.
Dès qu'on voit qu'en faveur de cet astre naissant ,
Frais émoulu des leçons de portique,
Le goût du prince ouvertement s'explique;
Sur les tons les plus caressans,
L'adroite et basse politique
Vient lui prodiguer son encens.
On n'en épargna pas la dose ;
Il s'en répandroit moins pour une apothéose.
Cela réussit mal : tout lui sembla rampant,
Imbécille, faux on méchant,
Sans connoissance on sans mérite.
Le roi le sait, sa Cour on est instruite.
On change de masque au plus vite.
Nous flattons le pédant , et nous lui déplaisons.
Puisqu'il veut de grands airs, nous les régalerons;
C'est sur ce nouveau plan qu'on règle sa conduite.
Il vit des importans de toutes les façons:
Il n'eût tenu qu'au Philosophe,
S'il eût donné dans les airs fanfarons,
De les juger tous de l'étoffe
Des Camilles, des Scipions.
Le nouveau jeu des histrions,
Lève à ses yeux toute équivoque :
Il connoît son théatre à fond.
Ces gens, dit-il, n'ont que la coque ,
Et ne sont rien de ce qu'ils contrefont;
Alors le roi finit la comédie.
Messieurs, dit-il, la trame est mal ourdie;
Vous chargez trop , vous n'en imposez pas.
On voit à nu le personnage ;
Je suis, pour vous, fâché du cas ;
Mais les gens hauts et les gens bas
Sont de niveau pour l'œil du Sage.

 

Jupiter se plaignant des Hommes.    

Un jour le maître des Dieux
Se plaignoit de nos aïeux.
I] faut que l'espèce humaine
Soit bien ingrate ou bien vaine ;
Moi y qui ne lui devois rien ,
Je lui donne dé mon bien
Cette divine parcelle,
Par qui son ame étincelle.
Je lui donne pour séjour
La terre et tout le contour,
Et le fief et le domaine,
Sur la gent qui porte laine
Et plume et corne et museau,
Et celle qui vit dans l'eau.
Je lui donne une compagne,
Avec qui faire cocagne :
Elle est telle que , ma foi !
J'en ai souvent pris pour moi.
Comme il lui falloit un maitre,
Chacun d'eux ne pouvant l'être :
Je donne aux uns les honneurs,
Les autres ont les grandeurs,
Les richesses, l'abondance.
S'il en est an maltraité,
Je lui laisse la gaîté,
L'appétit et l'ignorance.
Croyez ces séditieux,
Je n'aurai rien fait pour eux.

 

L'Amour mort et ouvert.    

Devant la porte d'une belle,
On trouve un amour étendu.
Il étoit mort, un voisin éperdu
En a bientôt répandu la nouvelle. ,
La foule arrive et se met à jaser
Sur le désastre et qui l'a pu causer.
Les uns disoient : Voyez comme il est blême,
Il aura fait un trop rude carême ;
L'autre : fait froid, mais un froid à périr;
A cette porte on l'a laissé mourir.
Ce trait est bieu digne de blâme,
Etre cruel est une chose infâme
Pour un enfant si joli, si mignon... :
Vous vous trompez.... Moi ! non, la chose est claire;
Chacun tenoit à son opinion ;
On s'échauffoit, comme c'est l'ordinaire.
Quand d'Esculape un suppôt vient s'offrir
A débrouiller tout-à-coup le mystère.
Amour est mort? Il faut l'ouvrir
: C'est le moyen d'éclaircir la matière.
Il aiguise ses bistouris,
Et voilà l'enfant de Cypris
Fendu de la bonne manière;
De son désastre on voit le nœud fatal.
Hélas, la cruauté n'en étoit pas la cause,
Il eût vécu cent ans, s'il n'eût eu que ce mal.
Facilité, c'étoit la chose.

 

Le Sacrifice du Gourmand.    

Un Gourmand avoit trop mangé,
Et son estomac dérangé
Menaçoit dernière ruine.
On appelle la médecine:
Elle réforme la cuisine.
Après beaucoup de vomitifs.
Surviennent les confortalifs.
On vous l'embaume , on l'englutine
De cordiaux et de résine.
Ah ! crioit-i!, race assassine !
Je meurs de faim...; point de pitié,....
Un oeuf!.... c'est trop de la moitié;
Qu'on lui donne cette racine,
Puis ils s'en vont. Ces gens sont durs,
Dit le glouton, ma chère femme,
Leurs remèdes ne sont pas sûrs.
Mon état éclaire mon âme;
Si je veux obtenir quartier,
Aux Dieux il faut sacrifier ;
Mais non de ces offrandes rares.
Car, sur l'autel de nos dieux lares,
Un coq , présenté de bon coeur,
D'Esculape obtient le faveur,
Couronne, plume la victime,
Si l'appétit a fait mon crime ,
J'ai ce moyen de l'expies.
Toi, ton affaire est de prier.
L'épouse est très-expéditive,
Et bientôt la victime; arrive.
Le sang sur une flamme vive,
Que le soufflet rendoit active ,
Ruisselle , et déjà la, vapeur
S'en élevoit en bonne odeur.
Pour achever le sacrifice ,
Il faut une libation,
Va chercher du vin à l'office,
Moi je reste en dévotion.
La femme sort. L'ogre se rue
Sur cette chair, à demi-crue;
En quatre coups de dent, c'est fait.
Ah! dit la moitié, quel forfait!
Craignes que le ciel vous punisse...
Va, va, tu n'es qu'une novice,
Notre sacrifice est complet;
Tu vas en juger par l'effet.
Aux Dieux j'ai laissé les prémices;
La vapeur est faite pour eux ;
Ils en ont goûté les délices,
Moi, je n'ai plus l'estomac creux ;
C'en est fait, je me porte au mieux,
Adorons le grand Esculape ;
Pour ses suppôts, qu'on m'y rattrape !
Ainsi le gourmand s'applaudit;
Mais une crise le saisit ,
Il se roidit, pâme et succombe.
On va le jeter dans la tombe,
Où sa passion l'a conduit.

 

L'Envieux et la Statue.    

Un Statuaire étoit jaloux
De la Vénus de Praxitèle ,
Et ressentoit un grand courroux,
lui-même, la jugeant si belle....
Si belle que, ceinture à part,
L'original à la copie,
Selon lui, dût porter envie,
Tant, lui-même, en admiroit l'art.
Que fait mon jaloux ? il épie
le moment où des curieux
la foule enfin s'est éclaircie,
Court au lit d'un ruisseau fangeux
Pour y plonger sa main impie ;
Et, l'ayant de limon remplie,
Du bout des pieds jusqu'aux cheveux
Par lui Vénus en est salie ,
Et puis, d'un ton malicieux,
Rappelant la foule ébahie :
" Accourez supertitieux !
Voyez l'Idole, elle est jolie"
Mais le hasard veut que la pluie
Survienne , & , du masque odieux,
Enlevant la croûte amolie,
Fasse briller, tout de nouveau ,
Le marbre & l'effort du ciseau :
Tel fut le succès de l'envie :
Elle dût bien en enrager ,
Alais rien ne peut la corriger.

 

Le Coursier et sa Mère.    

Un coursier venant de la guerre,
Contoit à madame sa mère ;...
Arrêtons-nous pour un moment.
Fut-il une dame Jument ?...
S'il en fût ! voyez l'héraldie ,
En Angleterre, en Tartarie :
On y met haut les râteliers : .
Malheur aux demi-roturiers ;
On prouve soixante quartiers ,
Pour entrer dans telle écurie.
Notre coursier disoit, maman ,
Il faut me voir dans la carrière :
J'effleure à peine la ponssière,
Et semble, en mon rapide élan ,
Un tourbillon , un ouragan.
Ah ! si vous voyez ma crinière
Se déployer au gré du vent !
Mon œil, comme il est flamboyant !
Il feroit pâlir la lumière.
L'écume qui blanchit mon frein
Couvre de perles le terrein ;
Et, ce n'est pas une chimère,
Car je le tiens de mes rivaux ,
II me sort du feu des naseaux.
Aussi crois-je que , de ma gloire ,
On a dû vous entretenir ;
Mais il me faut la soutenir.
A mon âge on ne peut dormir
Que dans le sein de la victoire.
Cherchons des lauriers à cueillir :
Si je pouvois orner ma tête ,
De celui qu'ici l'on apprête
A qui saura le mieux courir,
Je pourrois m'en enorgueillir.
Mon fils, ce sont des jeux d'adresse ,
Dit la Jument : il faut de l'art ;
C'est le fruit d'une école à part
La palme qui vous intéresse,
Un bidet peut vous la ravir ;
Abandonnez cette fumée
A ceux qui s'en voudront nourrir.
Quand , à la haute renommée ,
la fortune vous a conduit ;
Ce qui n'ajoute rien, détruit..

 

Les deux Tyrans.    

Parmi la foule des partans
De tous les âges, de tous rangs ,
Que conduisent le dieu Mercure,
Péle-mêle, sur sa voiture,
Jusqu'à la région obscure ;
Etoit un couple de tyrans ,
Qui, tous deux, malgré leur armure,
S'entr'attaquant, outre mesure ,
Avoient cessé d'être vivans.
L'agresseur gardoit le silence ;
L'antre le rompt : Parle, brigand !
Tu vivois dans le même rang
Où me plaça la Providence;
Quel motif rempli de démence,
Te fit m'attaquer? Ton bonheur.
Répondit l'autre, et l'espérance
D'en obtenir la jouissance.
Je ne voyois pas, sans fureur,
Ton luxe, ta magnificence ,
Ton peuple vivant dans l'aisance,
Quand le mien, sauvage à demi,
Ayant le sol pour ennemi ,
Pour une subsistance dure,
Sembloit violer la nature.
Tu me croyois donc très-heureux ?
Reprit alors son adversaire ;
Eh bien ! nous nous trompions tous deux.
Car ]e pensois tont le contraire.
Maître d'un peuple efféminé,
A l'indolence abandonné,
Sans sentimens, sans énergie ,
Ton destin me faisoit envie.
Pour mettre à couvert mes états,
Je n'y trouvois point de soldats ,
Et, pour défendre ma couronne,
J'ai dû payer de ma personne.
Que conclure de nos revers?
L'envie a les yeux de travers.

 

Le Pasteur changé en Licorne.    

Longtemps avant que la nymphe Égérie
Eut inspiré le roi Numa,
Un certain Pasteur d'Étrurie ,
Sur un soupçon , que sans doute alluma
La dangereuse jalousie,
Dans un accès de frénésie ,
Et tranchant du despote en ses propres foyers,
Renvoya de chez lui ses dieux hospitaliers.
Observons que leur bienfaisance
Entretenait sa femme et lui
Dans les plaisirs et l'abondance,
Sans qu'ils en tinssent rien d'autrui.
Celle-ci, plus dévote, et sauvant l'apparence,
Se ménagea leur bienveillance,
Quand il rejetait leur appui.
Que font les Dieux? leur vengeance se borne
A changer le rustre en Licorne,
Il en serait pour le double aujourd'hui.

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021