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BIBLIOBUS Littérature française

Les mains enchantées ; Nouveaux Contes des Métiers - Fanny Clar (1875 - 1944)   

 

1924-1939

 

Table des matières

·       Le Potier : AU POT FÊLÉ 

·       Le Vannier : VENDANGES EN FLAMMES 

·       Le Berger : DEUX BREBIS ÉGARÉES 

·       L’instituteur : BILLE  DIT  « LE MEILLEUR COPAIN » 

·       Le Tisserand : LA ROBE TROP LOURDE 

·       Le Peintre : CLOUAIS, NEVEU DE CLOUAIS 

·       Le Tonnelier et le Vigneron : BARRIQUET ET VIGNE EN FLEUR 

·       Le Verrier : LA COUPE ET LE VERRE 

·       Le Cordier : UNE TROP BELLE CORDE 

·       Le Cocher : PATACHON PREMIER 

·       L’Imprimeur : LE BEAU JOURNAL DE MATHIAS CORARD 

·       Le Chef d’Orchestre : LA PETITE FLUTE 

·       La Fleuriste : L’ASCENSION DU POT DE JACINTHE 

·       Le Cuisinier et le Cinéaste : LE CHANT DE LA CARPE DORÉE 

·       L’Aviateur, le Cheminot et le Forestier : TROIS VOYAGES 

  

 

 

« Il faut susciter chez l’apprenti, un intérêt véritable pour son métier, car il serait inhumain qu’il passât sa vie à exercer une profession qu’il n’aime pas.

« L’ouvrier doit être capable d’apprécier la forme, l’éclat de la pièce qu’il a fabriquée.

« Il faut savoir utiliser les sources de noblesse profonde qu’il y a dans le cœur des hommes qui travaillent. » - H. LUC,Directeur Général de l’Enseignement Technique.

 

À Maître Lion, Potier de la Puisaye, 

Au Vannier rencontré en chemin, 

Au vieux Cocher de notre enfance, 

À mon ami le Musicien, 

Au bon copain, l’Instituteur, 

À toi, Fleuriste ma mie, 

Au Journaliste, au Cinéaste, 

Fermière, qui sait honorer le Berger, 

Typo, à qui je dis : merci, 

À vous tous dont les Mains, 

En gestes d’autrefois, 

En gestes d’aujourd’hui, 

Renouent la chaîne des Métiers, 

Ces Contes sont offerts.

 

 

LE POTIER 

Avec son compère le Vannier, il est sûrement le plus vieil artisan du monde. 

Quand un peu de terre dans la main du premier homme prit une forme ronde, ce dut lui être un émerveillement, d’offrir à la première femme, sa première écuelle. 

Peut-être, déjà, y avait-il dessiné gauchement une fleur pour l’embellir. 

Depuis si longtemps qu’il tourne, le tour du potier n’a guère changé de manière. Ni le geste des doigts habiles. Et certaines bonnes gens, dédaignant la fine porcelaine, vont chercher, près d’un vieux Potier, le charme d’un pot rustique à la naïve décoration. 

Au pot fêlé 

Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter. C’est le feu.

— Tu le guides, Père.

— Si peu ! Le feu est notre maître un maître exigeant, capricieux. Sa fantaisie caresse la terre, y applique l’émail comme un masque riche cachant une humble figure. Il le craquèle à sa guise, le fait couler en larges larmes, lui donne sa patine.

— Alors, Père, vive le feu !

— Vive le feu, fils !

Ainsi, bien souvent, Coque le père et Ambroise Coque, son fils aîné, devisaient au moment de préparer une nouvelle cuisson.

Ils avaient soigneusement étagé à l’intérieur du four, les cruches, les plats, les pots, les poêlons. Et le moment venu de fermer la porte, ils éprouvaient toujours la même émotion.

Ceci les faisait discuter chaque fois, des mérites du potier et de ceux de son associé, le feu.

Un associé fantasque, impossible à mâter à sa guise, dont on ne sait jamais ce qu’il fera, et que pourtant il faut abandonner à lui-même, dès qu’il a commencé son travail.

Tour à tour, le père et le fils veillaient à entretenir la chaleur. Et tant que la fournée n’était pas sortie, on parlait d’elle chez les Coque.

Trop jeunes pour aider leur père, les deux autres enfants Coque, Christophe et Rose s’intéressaient déjà à la réussite de la cuisson.

Et Anne, la femme de Gildas Coque, écoutait pensive, les propos de sa tablée, les couvant tous de son beau regard aimant.

Quand ils s’étaient épousés, Gildas et Anne, n’avaient ni l’un ni l’autre, grand butin à mettre en ménage. Le plus important de la dot d’Anne était de posséder deux robes dont celle de ses noces devenue parure du dimanche, trois chemises et une paire de souliers. Gildas n’en apportait guère davantage. Sa veste usée, son habit de mariage, des souliers neufs qu’il n’userait sûrement pas et ses vieux sabots.

Ils s’étaient logés en une bicoque de deux pièces. Un appentis servait de cuisine. De meubles, il n’y en avait guère. Le lit, deux tabourets, une table et une petite armoire composaient à peu près tout leur mobilier.

Mais il y avait le four. Lui seul comptait pour les jeunes époux.

Ils ne demandaient rien autre chose que du travail. Fine repasseuse, Anne eut vivement une clientèle. Ce qu’elle gagnait aidait à emplir la marmite que Gildas avait spécialement tournée, pour eux deux. Avec trois assiettes, deux bols, un pichet, un bouquet de fleurs des champs, la table était garnie.

Cela alla bien tant qu’il n’y eut pas d’enfants au logis.

Quand Ambroise, l’aîné, vint au monde, Coque découvrit qu’il en fallait désormais davantage. Lui, qui vendait ses pots, ses cruches, ses plats, ses assiettes, aux marchands ambulants, pensa que chez lui, il n’y avait pas suffisamment de vaisselle.

— Il faut une assiette de plus, dit-il.

Pour la rendre très gaie, il y peignit un beau coq rouge sur une branche verte.

Tous les mois, le père Evy passait avec sa carriole et son âne, se fournir de pots et de cruches. Gildas Coque glissa trois de ses assiettes décorées du coq dans le lot qu’il lui vendit. Elles eurent du succès, le père Evy en redemanda. Le commerce augmenta d’autant.

Ambroise avait cinq ans lorsque vint au monde son frère Christophe.

— Bon, dit le père, il me faut encore une assiette.

Cette fois, sur la nouvelle assiette, il peignit deux coqs. Elle se vendit mieux encore que la première. Deux ans plus tard, espérant un nouvel enfant, Gildas Coque songea perplexe

— Trois coqs sur une assiette, ce n’est point possible. Qu’y mettrai-je d’autres ?

Or, ce fut une fille. Alors, le potier reprit ses deux coqs et mit une rose au milieu.

Cela se vendit de mieux en mieux. Gildas Coque pourtant demeurait sans prétentions, se contentant de tourner et cuire pichets et poêlons, sans chercher plus loin.

Dès qu’Ambroise fut assez grand pour quitter l’école, il ne trouva pas de métier plus beau que celui de potier. Ravi, son père lui transmit les secrets que lui-même avait reçus jadis.

Et le père et le fils travaillèrent ensemble.

Ambroise avait plus d’ambition que son père. Le plus vieux ne les approuva pas toujours ; pourtant le jeune essayait des formes nouvelles, des patines inédites. Tout en pensant qu’il en allait très bien sans changements, l’ancien laissait faire le cadet à sa guise.

Lors, le château de Mortimaine, dans un pays tout proche, se trouva vendu à une dame riche. Une dame fort riche, et depuis fort peu de temps, ce qui la rendait vaine à souhait.

Vêtue de soie bleu tendre, en robe trop jeune, les cheveux trop blonds, le visage fardé, Mme de Belville descendit d’une auto immense, reluisante de vernis et de nickel, devant la maison des Coque.

S’étant présentée, elle ajouta

— J’ai entendu dire que vous étiez un potier assez habile. Je voudrais quelque vase pour mettre un bouquet dans mon boudoir.

— Voyez Madame, et choisissez, répondit Gildas Coque, à qui les façons de la dame ne plaisaient point.

La dame fit la moue.

— Tout ce que je vois là est bien vulgaire, il me faut quelque chose de distingué, je ne regarde pas au prix, je puis payer.

— Comment désirez-vous votre vase ? interrogea Ambroise qui, à côté de son père, crut devoir prendre la parole à sa place.

— J’aimerais qu’il y ait des fleurs délicates et de mignons papillons.

— Bien Madame, j’essaierai de vous satisfaire.

La dame partie, le jeune potier se mit à rire.

— On va lui faire des fleurs et des papillons, à cette vieille petite fille.

Ambroise vit là l’occasion d’expérimenter un nouvel émail dont il rêvait depuis quelque temps. Et de vrai, ce fut un vase charmant qui sortit du four. Sur sa panse ventrue, courait une branche de pommier en fleur. Deux papillons aux tons vifs, s’y poursuivaient. À sa base, de fines craquelures faisaient ressortir la pureté du blanc de l’émail.

— Si la dame n’est pas contente, elle ira au diable ! s’écria Ambroise, il me semble que c’est assez réussi.

Coque le père ne répondit rien, mais à contempler l’œuvre de son fils, il commençait à croire qu’il était dépassé, qu’Ambroise deviendrait un plus grand potier que lui.

Quand la dame reparut, elle prit son face à main, examina le vase et sa bouche eut un pli dédaigneux.

— Ce n’est pas un vase, cela.

— Comment ? demanda le jeune potier interloqué.

— Cette forme si commune, c’est un pot.

Ambroise restant muet, Mme de Belville continua.

— Mais il est fêlé !

— Fêlé ? dit Ambroise.

— Là, voyez donc !

Elle désignait les craquelures. Et sans laisser à Ambroise qu’une folie envie de rire saisissait, le temps de répliquer, elle tourna les talons, disant, avec morgue

— J’ai les moyens de payer un pot qui ne soit pas fêlé, celui-ci, vous pouvez le garder.

Majestueuse, ou essayant de l’être, elle retourna vers son auto, laissant le potier partagé entre la colère et l’envie de rire.

— La sotte ! La pimbêche !

Cette appréciation le soulageait, mais ne lui faisait pas vendre le pot. Et quoique assez sûr de lui, Ambroise se demandait si son travail était vraiment digne de son ambition.

Il avait beau se persuader de la sottise de la dame, il mit le pot de côté pour ne plus le voir.

Aussi, lorsque quelques jours plus tard, le père Evy vint chercher son habituelle cargaison, Ambroise lui donna le pot.

— Tenez, débarrassez-moi de ça, emportez-le tout de suite !

— À qui voulez-vous que je le vende ? Ce n’est pas un de mes articles courants.

— Cela m’est égal, prenez-le, je ne veux pas le garder.

Vieux renard, le père Evy soupçonnait très bien à qui il pourrait vendre ce vase que son flair estimait de valeur. Seulement, de même qu’il n’avait jamais voulu abandonner sa carriole toute rafistolée et son vieil âne, il savait à propos, pleurer misère et gémir sur son sort.

Rechignant, il emporta le pot.

— Pour vous obliger.

— Au revoir et dans un mois, lui dit Ambroise, un peu amèrement, vous me direz si quelque chaland a voulu de ce chef-d’œuvre.

Ce ne fut pas un mois plus tard, mais trois jours après, qu’à la grande surprise du potier, le père Evy revint.

Il avait l’air embarrassé.

— Vous déjà, dit Ambroise, par quel hasard ? On ne vous voit pas si vite d’habitude.

Le père Evy hésitait à répondre.

— C’est que…

— Que quoi ?

— Le vase…

— Vous l’avez cassé ? interrogea vivement Ambroise, ressentant un choc au cœur à cette supposition.

— Nullement.

— Allons, père Evy, dit Ambroise rasséréné, ne tournez pas ainsi autour du pot.

— Vous n’en auriez pas un autre ?

— Certes non, un m’a suffi.

— C’est que je l’ai vendu… Oh ! pas cher !…

— Bien sûr.

— Et le monsieur en voudrait un deuxième.

— Pas possible !

— Oui, il m’a même dit qu’il en achèterait volontiers plusieurs. Seulement…

— Seulement… Parlez, vous êtes insupportable.

— Seulement, voilà… Il veut absolument vous connaître. C’est un drôle d’individu, vous savez.

— En effet, eh bien, amenez-le.

— C’est que… alors… il vous achètera directement…

— Ah ! bon, je comprends… Ne craignez rien, vous aurez votre bénéfice, père Evy. Amenez ce drôle d’individu.

Rassuré, le père Evy partit. Le lendemain, un homme venait chez les Coque. Habillé avec une simplicité que l’on sentait d’une élégante recherche, les cheveux drus, la barbe dorée, les yeux clairs, il demanda à brûle-pourpoint à Ambroise Coque, seul en ce moment

— C’est vous qui avez fait cet admirable vase que ce vieux filou m’a vendu ?

Rougissant sous l’éloge imprévu, le jeune potier répondit

— C’est moi.

— Savez-vous que vous êtes un artiste ?

— Moi ? balbutia Ambroise.

— Oui, et je m’y connais.

Il se nomma. Les yeux d’Ambroise brillèrent de plaisir.

— Monsieur Dehairche, le grand potier, est-ce possible ?… Père, père !…

Gildas Coque accourut à cet appel, Ambroise le présenta.

— Mon professeur, Monsieur Dehairche.

— Je vous félicite Monsieur, votre fils est un véritable artiste. Qu’il continue et je me charge de le faire connaître à Paris.

— À Paris, répéta rêveusement Ambroise.

— Voulez-vous y venir ?

Après quelques minutes de réflexion, le jeune potier répondit :

— Non, merci Monsieur, je préfère rester près de mon père et de nos paysans.

Dehairche le potier sourit.

— Vous avez raison. Cela ne contrariera d’ailleurs nullement votre gloire future.

Et de fait, Dehairche tint parole, aidant Ambroise Coque de toute son influence.

Il n’est point d’amateur aujourd’hui, pour ignorer les belles poteries d’Ambroise Coque, dont la marque de fabrique « Au Pot fêlé » est un pot qui porte sur sa panse la zébrure d’une fêlure.

Ce qui, plus d’une fois, alors qu’il souriait sans répondre aux questions, intrigua les nombreux admirateurs du célèbre potier.

 

 

 

LE VANNIER 

J’ai imaginé ceci. 

Il y a très longtemps, au commencement du monde, un enfant ayant trouvé des fruits sauvages, en emplit ses deux mains. Mais les baies glissèrent, il en perdit. Alors, il noua des brins d’herbe pour les contenir. L’herbe se rompit. Alors, il prit des tiges souples d’osier et les entrelaça. Dedans, il put porter les jolis fruits. 

Ainsi fut tressé le premier panier. 

Ainsi dut naître le premier Vannier. 

Un conte, ceci ? 

Pourquoi pas une histoire, après tout ? 

Vendanges en flammes 

HUE, Gribiche !… Tu voudrais bien te reposer, ma pauvre vieille, mais que veux-tu, nous ne pouvons rester là. Tirant sur le licol, Gribiche essaya de répondre au désir de son maître. Elle parvint à faire quelques pas un peu plus vifs, n’alla pas loin de ce train, et reprit son allure si lente qu’un enfant près d’elle l’eut aisément dépassée.

C’est que, depuis longtemps, Gribiche, la jument roussâtre, n’était plus jeune. Il fallait Gervais le vannier, que la fortune n’accompagnait guère, pour se contenter de si piètre équipage.

La roulotte n’était pas plus reluisante que la jument n’était agile. Pourtant Gervais s’en déclarait aussi fier que si Gribiche eut traîné un carrosse royal.

Sa toiture se trouvait rafistolée de plaques de tôle autant que la culotte de Gervais comptait de pièces, mais il ne pleuvait pas à l’intérieur. La fenêtre était sans volets, mais de gracieux rideaux de blanche mousseline paraient ses vitres. La porte ne tenait guère, mais si elle branlait dans ses gonds, Gervais ne redoutait pas les voleurs. À part une méchante table, deux chaises, un buffet minuscule, un lit que composait un mince matelas sur un sommier très peu moelleux, quel butin auraient pu ramasser les maraudeurs ?

Et puis, pour Gervais, il y avait Jacquette et Jacquot. Jacquette, c’étaient des yeux tendres qui le réconfortaient, une voix fredonnant gaîment, un courage ne faiblissant jamais. Jacquot, c’était deux petits bras qui se tendaient vers tout ce qu’ils ne pouvaient saisir, des joues pleines et roses, une bouche de dix mois gazouillant dans le soleil.

Gervais était un adroit vannier. Sous ses doigts prestes, s’arrondissaient les paniers ronds pour recevoir les fruits du verger, les panetons où le boulanger dépose la pâte du pain et des croissants, s’assouplissaient les brins flexibles des vanneries délicates pour le fil et les aiguilles de la couturière. Mais ce qu’il avait confectionné avec le plus de tendresse, et n’aurait cédé à aucun prix, c’était la longue corbeille finement tressée, ornée de motifs d’osier si délicats que n’importe quelle grande dame eut désiré une telle merveille de berceau pour son enfant.

Au milieu de tout cela, toujours souriant, toujours chantonnant, Jacquette s’activait, tenait en ordre le modeste ménage, aidait son Gervais de tout son cœur, pouponnait le Jacquot.

Et le vannier ne savait point lequel il aimait le plus, de Jacquette ou de Jacquot.

— Ma fauvette et mon rossignolet, disait-il, aussi ravi de l’une que de l’autre.

Tout en essayant de placer ses paniers, il ne songeait qu’à ses deux amours, ne soupirant après la richesse que pour les gâter bien davantage tous les deux.

Malgré son habileté, Gervais avait grand mal à subsister. En mauvaise saison, les paniers devenaient presque inutiles. Alors la roulotte s’abritait comme elle pouvait, comme il lui était permis, parfois contre un rocher, parfois au bord d’un bois. Quand venaient les beaux jours, on n’était pas toujours assuré de trouver une bourgade accueillante. Il ne manquait point de communes hostiles à un arrêt.

De loin, apercevant, à l’entrée d’un village, un écriteau cloué à un arbre, Gervais savait qu’il n’était point besoin d’approcher pour lire

 

DÉFENSE AUX NOMADES

DE STATIONNER

SUR CE TERRITOIRE

 

Le vannier secouait la tête.

— Encore un coin inhospitalier, encore une halte interdite. Ces gens bien à l’abri dans leurs maisons, chaudes l’hiver, fraîches l’été, sont impitoyables à ceux qui tiennent la route. Il faut aller plus loin, continuer notre chemin.

C’est ce qui arriva, par ce bel après-midi d’automne, aux abords du joli village où Gervais comptait séjourner plusieurs jours, ce qu’il avait fait l’an dernier.

— Les gens sont devenus bien durs, dit-il à Jacquette, en soupirant.

— Bah ! répondit-elle gaiment, on ira plus loin, voilà tout.

Le vannier voulut pourtant vendre quelques paniers aux villageois, mais le village tout entier faisait les vendanges. Personne ne prit garde à lui et à ses corbeilles. Et ceux à qui il s’adressa, lui dirent qu’ils avaient à remplir des paniers, non à en acheter.

Il revint à la roulotte découragé.

— Allons, ma pauvre Gribiche, il faut trotter de nouveau.

Gervais avait laissé la jument souffler un peu et brouter une herbe dure qu’elle arrachait à grand mal du bout de ses dents usées. Il la ramena vers les brancards. La bonne bête se laissa atteler, résignée elle aussi.

Déjà deux passants regardaient la roulotte d’un œil soupçonneux. Gervais remit vivement son collier à Gribiche et l’on repartit. Par bonheur, à quelques kilomètres de là, nul écriteau ne portait de défense. On put dételer la jument et la soupe mangée, se préparer à passer tranquillement la nuit.

Un ciel criblé d’étoiles versait une lumière laiteuse sur la campagne. Les habitants de la roulotte s’endormirent d’un sommeil paisible. Gribiche mâchonnait des brins d’herbe sèche en rêvant.

Tandis que Gervais et les siens dormaient de bon cœur, chez le plus gros vigneron de la contrée où Gervais avait été mal reçu, se terminait une pénible journée de vendanges. La petite Mariette ne dormait pas, malgré qu’elle eut le corps rompu d’avoir tant fait de cuisine, tant lavé de plats, tant descendu à la cave chercher à boire pour les vendangeurs, tant porté de pichets de clairet.

Si grande était sa fatigue qu’elle marchait tout engourdie, les jambes de plomb, les paupière pesantes. Elle n’avait pas encore fini sa besogne. Les bêtes réclamaient leur provende, il lui fallait aller quérir du foin, dans la grange. Mais elle était vraiment trop lasse, elle s’assit pour se reposer un tout petit moment, posa sa lanterne à côté d’elle. Et ne s’aperçut point que la lanterne se renversait. Brusquement, elle cédait au sommeil.

D’une poignée de foin très sec, une petite flamme s’éleva. Puis de la petite flamme jaillit une haute flamme qui alla lécher paniers et hottes que l’on avait rangés là.

Mariette se réveilla en sursaut. Avec un cri d’angoisse, elle se rua sur la porte et s’enfuit, criant au secours.

On accourut. Très tassé, le foin ne prit pas en entier, on put assez aisément protéger la grange. Seulement des paniers, des hottes, rien ne restait.

Beaucoup grondée, Manette pleura. Cela ne remplaçait pas les paniers. Comment faire ? L’embarras était grand. Le vigneron pestait, sa femme bousculait tout le monde. Seul, plus calme, leur fils disait qu’il n’y avait point là de quoi si fort se fâcher ou gémir. Simplement s’agissait-il de remplacer la vannerie détruite.

Quelqu’un se souvint d’avoir rencontré, à la tombée du soir, un vannier ambulant qui, ayant contemplé l’écriteau, avait fait faire demi-tour à une haridelle efflanquée, soufflant et peinant.

Chacun se rappela qu’en effet, un vannier était passé offrant son ouvrage et qu’on l’avait renvoyé sans rien lui prendre. Le vigneron lui-même revit en sa mémoire l’homme qu’il avait rabroué.

— Il faut courir à sa recherche.

— Sans doute n’est-il pas éloigné, avec cette rosse qui traîne sa roulotte.

— J’y vais, s’écria le fils du vigneron.

Sautant dans son auto, il eut vite fait de retrouver la roulotte silencieuse sous les étoiles.

— Hep ! vannier, cria-t-il descendant de voiture, il faut revenir, au plus tôt !

Il dut appeler plusieurs fois, avant que Gervais, tout effaré, parut au seuil de la roulotte.

— Que me voulez-vous ? interrogea-t-il.

— On a besoin que vous reveniez en notre village et tout de suite.

L’inquiétude s’emparait du vannier.

Il songeait

— Que m’arrive-t-il ?

Par expérience, il savait que lorsqu’on s’adresse aux errants, c’est rarement en faveur de leur bonheur.

À haute voix, il reprit :

— Pour quelle raison avez-vous besoin de moi ?

— Nous voulons tous tes paniers.

— Tous mes paniers ?

— Oui, oui, et c’est pressé.

— Mais il n’y a point si longtemps, vous les méprisiez fort.

— Entre tout à l’heure et à présent, il y a eu le feu.

Jacquette s’était levée. Debout derrière Gervais, elle eut une exclamation.

— Grand dieu !

La même crainte étreignit les vanniers.

— Imaginent-ils que c’est nous qui l’avons allumé ?

Bon garçon, le fils du vigneron comprit-il leur peur ? Il dit :

— Notre plus jeune servante, par étourderie, aussi parce qu’elle était bien fatiguée, a laissé tomber sa lanterne dans la grange. Tous nos paniers, nos hottes sont devenus la proie des flammes. Venez, il y a de l’ouvrage.

— Bien, dit Gervais qui n’osait se montrer trop joyeux. Mais où est-ce ?

— Où, paraît-il, répondit le fils du vigneron, mon père vous a fort mal reçu. Je pars devant, ne tardez pas.

— Soyez-en sûr.

Jamais Gribiche n’avait été attelée avec autant de plaisir. On eût dit qu’elle comprenait, elle trotta presque gaillardement.

En effet, il y avait de l’ouvrage, Gervais en riait d’aise. Plus vive que méchante, la femme du vigneron combla Jacquette de bonnes choses et Jacquot fut de la fête. Les vanniers buvaient et mangeaient à la grande table où mangeaient les vendangeurs.

Ce furent plusieurs jours de liesse.

Jamais Gervais n’avait fabriqué tant de paniers à la fois, les villageois lui en demandant aussi. Ses doigts faisaient diligence et sa tête travaillait. Il manquait ceci et cela à Jacquette et à Jacquot. On allait pouvoir tout acheter.

Quand ce fut fini, le vannier se trouva plus riche qu’il n’avait jamais été. En merci joyeux, comme le fils du vigneron allait se marier, il offrit à la fiancée une ravissante corbeille bien joliment ornée.

On se sépara bons amis, avec regret. La bonne humeur de Jacquette avait séduit tout le monde, la gentillesse de Jacquot avait conquis les cœurs et le bonheur de Gervais faisait plaisir à voir.

S’en retournant, avec une roulotte que le charron du village avait solidement réparée pour une hotte, Gervais passa près de l’arbre où était affichée la défense de séjourner.

L’écriteau avait été enlevé.

 

 

 

LE BERGER 

Il fut le premier astronome. 

Au moment où s’éveillait le monde, il conduisait déjà ses troupeaux à travers les plaines. 

Déjà, il ne craignait pas le ciel, sachant y lire le mouvement quotidien des constellations. 

Déjà, il savait entendre le chant des oiseaux, la palpitation de l’existence craintive du lièvre couleur de terre. Déjà, il se sentait fraternel avec tout ce qui subit la dure loi de la subsistance. 

Bien rarement, ce fut un mauvais berger. 

Deux brebis égarées 

À qui mieux mieux, agenouillées au bord de la rivière, les trois lavandières babillaient. Leurs rires se mêlaient au bruit rageur des battoirs, au bruissement doux de l’eau sur les cailloux.

— Une fille de la ville, disait l’une, voici bien une jolie fermière !

Elle ne saura seulement pas élever une couvée de poussins, répliqua la seconde.

— Notre maître n’est guère content d’un tel mariage, ajouta la troisième, mais on passe ses fantaisies à un fils unique.

Une voix grave fit sursauter les trois laveuses.

— Taisez-vous, sottes bavardes, ne mésestimez point qui vous ne connaissez pas.

Et sur la rive opposée, le vieil Adam, hélant sa chienne Bella, continua sa marche à travers les chaumes, son troupeau piétinant à sa suite, et Bella courant de côté et d’autre, ramenant la bête qui s’attardait.

Il n’y avait pas que les trois bavardes pour jaser sur le mariage de Jean Gaude, le fils du fermier des Trois Frênes. Le village entier était tout en caquets, bons ou mauvais.

Que Jean ait voulu épouser cette fille de la ville, avenante certes, mais qui devait tout ignorer du travail des champs, surprenait et causait quelque inquiétude à tous, valets de labour, servantes, qui devraient obéir à la nouvelle fermière.

Silencieux à son habitude, le vieil Adam ne se mêlait pas aux propos.

S’en souciait moins encore Jean Gaude, fort amoureux de la jolie Noélie qu’il avait connue en allant, le samedi, au marché de la bourgade voisine.

Il passait souvent devant la devanture où Noélie exposait les chapeaux frais et coquets qu’elle vendait aux dames de la ville, ceux plus sérieux qu’elle essayait aux riches paysannes. À travers la vitre, Jean avait aperçu la jeune fille, qui sans doute, à ce moment, éprouvait le besoin de regarder dans la rue. Un jour, ils dansèrent ensemble et se parlèrent.

Ne répugnant nullement à vivre aux champs. Noélie accepta joyeusement de devenir fermière.

Les noces eurent lieu.

De belles noces. On mangea, on but, on chanta, on dansa tout son saoûl.

Les domestiques de la ferme prirent leur part des réjouissances.

Seul, le vieil Adam n’y parut guère. Il s’assit au bout de la longue table, Bella le museau sur son genou, ses splendides yeux marrons fixés sur lui qui partageait avec elle la bouchée de gâteau. Le berger leva son verre, souhaita aux époux un long bonheur, puis s’en retourna vers ses guérets.

Sous sa houppelande déteinte, la tête couverte d’un chapeau sans forme ni couleur, le vieil Adam vivait presqu’entièrement sur la plaine.

Il y voyait le soleil matinal rosir l’horizon. Quand l’alouette, ivre de son chant, les ailes palpitantes, montait, montait, pour retomber d’un jet brusque vers le sol, il contemplait le couchant colorant les chaumes de reflets d’or. Puis, appuyé sur son bâton noueux, il observait le lever des étoiles et s’allumer les clous brillants du char de Cassiopée, la Grande et la Petite Ourse, le Dragon, toute la ménagerie céleste.

Son troupeau broutant l’escortait d’un mâchonnement monotone. Et le silence n’était plus troublé que de la frêle musique d’un insecte ou du cri de la chouette se moquant, eut-on dit, d’on ne savait quoi.

Depuis bien des années, Adam était berger chez Maître Guillaume appréciant fort ses mérites. Ce n’est point tâche aisée que de soigner moutons et brebis, de veiller à ce que l’herbe du pré ne soit trop tendre, surveiller la croissance des agneaux et prendre soin de leur toison.

Adam n’ignorait rien des secrets de son métier de berger. Ses yeux clairs semblaient garder un peu du ciel changeant, si longuement regardé, s’étendant en nappe bleue ou grise sur la plaine.

Le vieux berger aimait et protégeait les bêtes. Lui seul connaissait le faîte de l’arbre où nichait l’écureuil. Une branche qu’il brisait en longeant le bois, était le signe que là-haut, au croisement touffu des branches, couvait la tourterelle. Il détestait les chasseurs, et bien volontiers eut prévenu le gibier qu’il fallait fuir. Son cœur s’emplissait d’une tendresse profonde pour tout ce qui était vie frémissante et inquiète dans le champ, sous la mousse, au creux du terrier.

Quand son fils fut marié, Maître Guillaume se retira dans la maison qu’il avait fait bâtir.

Et le jeune couple régenta la ferme. Noélie ne saisissait pas encore tout à fait la robuste poésie des semailles, du lent cheminement des bœufs traçant le sillon, de la chaude atmosphère de la cour grouillante de battements d’ailes, d’appels de charretiers, de la rentrée, au crépuscule, des attelages. Mais comme elle chérissait sincèrement son Jean, elle se sentait sûre d’en venir, un jour proche, à mieux comprendre, la beauté de tout ce qu’il aimait.

Gaie et simple, d’ailleurs, on s’ingéniait à lui faciliter son travail.

Pourtant, il y avait quelqu’un dont Noélie ne pouvait souffrir la présence. Adam le berger s’était permis un matin, de contredire un ordre maladroit. Piquée, la jeune femme lui en gardait rancune.

Aussi ne manquait-elle jamais de presser Jean afin qu’il acceptât de se débarrasser d’Adam.

— Il est trop vieux, il ne peut plus veiller sérieusement au troupeau, insinuait-elle. Quelque jour, il en arrivera malheur.

Jean défendait le berger.

— On ne saurait rien lui reprocher. Mon père l’avait en grand respect, il serait bien fâché que je m’en sépare.

Dans la jolie tête de la jeune fermière, s’aigrissait de plus en plus le dépit de ne pas réussir. Coûte que coûte, elle trouverait un moyen de faire chasser le vieil Adam.

Certain jour, disparurent deux des plus belles brebis.

Interrogé par son jeune maître, le vieux berger ne put justifier cette perte.

— Je les avais comptées hier, il n’en manquait pas une.

Triomphante, Noélie dit à son mari :

— N’avais-je point raison ? Si âgé, il ne voit plus clair.

Malgré son ennui, Jean Gaude finit par céder. On remplacerait le vieil Adam par un plus jeune berger.

Courant de proche en proche, la nouvelle en parvint aux oreilles de Maître Guillaume. Étonné de cette décision dont son fils ne l’avait pas informé, il désira être renseigné par Jean lui-même. Se dirigeant vers la ferme, il aperçut le berger sur la plaine et le joignit.

— Est-ce vrai, Adam que tu quitterais la ferme ?

— C’est vrai, Maître Guillaume.

— Que s’est-il donc passé ?

— Je ne sais, Maître Guillaume.

— Étais-tu fatigué ? Te serais-tu endormi ?

Un instant, Adam resta silencieux. Puis les yeux fixant le lointain, il répondit :

— Je crois surtout que la jeune maîtresse ne m’aime guère.

Le fermier ne répondit rien. Tout en allongeant le pas, il réfléchissait. Ces paroles devaient contenir un mystère. Il en découvrirait bien la clef.

Quand il parvint à la ferme, on se mettait à table. Jean paraissait un peu gêné, Noélie nerveuse, moins joyeuse que d’habitude.

Feignant de n’y prendre garde, Maître Guillaume s’enquit des travaux en cours. Puis, comme un silence tombait, les yeux sur le fruit qu’il coupait, le fermier demanda :

— Que m’a-t-on dit ? Tu jetterais dehors le vieil Adam ?

Embarrassé, le jeune fermier hésitait

— C’est que…

Noélie intervint.

— Père, il a laissé nos deux plus belles brebis être probablement la proie du loup.

Continuant à couper le fruit, Maître Guillaume fit observer

— Voici qui me surprend. Tant d’années, Adam s’est montré le plus vigilant des bergers, le plus capable, le plus adroit. J’ai peine à imaginer que deux de ses brebis aient pu être ainsi emportées.

— Cela est vrai pourtant, répondit vivement Noélie.

Maître Guillaume se tourna vers la jeune femme. Sous ce regard pénétrant, elle ne put s’empêcher de rougir et prit prétexte à se lever pour tourner le dos et aller au bahut.

Ce qui ne l’empêcha point d’entendre :

— C’est une lourde responsabilité que de jeter à la rue un vieil homme fidèle qui a usé sa vie à votre service.

Le départ d’Adam avait été décidé pour le moment très proche de la Louée. On y embaucherait un berger plus jeune et plus clairvoyant.

En attendant, à la ferme quelqu’un dormait mal, se réveillant souvent, croyant entendre une plainte dans le vent.

Un matin, très tôt, Jean déjà levé, préoccupé par la moisson, Noélie se glissa hors de son lit. Elle sortit de la maison. Qui la poussait ? Elle ne le savait, mais son cœur était lourd, l’aube fraîche en calmerait le malaise.

Ses pas la portèrent vers la bergerie. Une voix un peu chevrotante y parlait, pas fort. La jeune fermière l’entendit malgré cela.

— Ma bonne Bella, il va falloir t’habituer à un nouveau berger.

« Je t’emmènerais bien avec moi, si toutefois la maîtresse y consentait. Tu seras bien capable d’avoir de la peine. Mais où vais-je aller ? Je ne le sais pas. À si longtemps vivre chez les autres, on n’a plus de logis. Quelquefois plus de famille. C’est ainsi pour moi…

Un long soupir termina la phrase.

Au cours de la matinée, profitant de ce que Jean n’était pas revenu, Noélie prévint sa servante qu’elle avait une course à faire. Elle rentrerait dans peu de temps.

De la grande salle où il lisait, Maître Guillaume entendit des pas vifs sur le gravier de l’allée. Par la fenêtre ouverte, il aperçut la jeune femme et n’en marqua point de surprise.

Il se leva comme elle franchissait le seuil.

— Bonjour Père, dit-elle.

— Bonjour, ma fille, répondit-il.

Presque brusquement, la jeune femme reprit

— Père, j’ai mal agi.

Doucement, Maître Guillaume répliqua

— Sans doute est-ce réparable.

Les yeux brillants de larmes, la jeune femme continua

— Oui, Père, je l’espère. Le vieil Adam m’avait vexée. J’ai voulu le faire chasser. Je… je ne sais pas comment avouer ma vilaine action à Jean… S’il allait ne plus m’aimer !

Un bon sourire éclairant ses traits un peu rudes, Maître Guillaume s’avança

— Allons petite fille, ne pleurez plus. Nous arrangerons cela. Je vais avec vous… Peut-être retrouverons-nous facilement ces deux brebis égarées ?…

Noélie sourit à travers ses larmes.

— Mais avant…

La jeune fermière le questionna du regard.

— Avant, reprit-il, l’attirant à lui, embrassez-moi.

Jean Gaude était rentré. Surpris et ravi, il vit venir Noélie donnant le bras à son père et tous deux devisant joyeusement comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Que s’était-il passé ?

— À table, s’écria gaiement Maître Guillaume, je meurs de faim !

Deux heures plus tard, le vieil Adam, à la tête de son troupeau, Bella sur ses talons, cheminait au bord de la plaine. Apercevant sa jeune maîtresse, il demeura stupéfait.

Tirant par une corde les deux brebis égarées, Noélie l’appelait :

— Venez, je vous prie, chercher ces deux stupides bêtes qui ne veulent pas me suivre.

Adam s’avança. Et tandis que de sa main tremblante, il détachait les nœuds de la corde, Noélie lui dit

— Adam, je vous prie de vouloir bien rester chez nous et d’oublier que… j’ai eu des torts envers vous.

Très ému, le vieux berger se redressant, répondit simplement :

— Merci, Maîtresse.

Mais malicieuse, la jeune femme continua :

— Seulement, il ne faudra plus croire qu’une demoiselle de la ville ne saurait devenir une bonne fermière.

Grave, le vieil Adam approuva.

— J’en suis sûr, Maîtresse, autant que vous pouvez être sûre de mon dévouement.

— Adam, voulez-vous me donner la main ?

Une bonne étreinte unit la vieille main calleuse à la jeune main douce et scella le pacte.

De fait, il n’est pas aujourd’hui de meilleure fermière que celle des Trois Frênes. Maître Guillaume le répète à ses petits enfants, Noelle et Claude.

Quant au vieil Adam, assuré de finir ses jours à la ferme, c’est lui qui forme le jeune berger qui lui succédera, seulement lorsqu’il ira dormir sous le grand ciel bleu ou gris, sous les étoiles qu’il aura si longtemps contemplées.

 

 

 

 

L’INSTITUTEUR 

Dickens le dit et le dit bien. 

Ce ne sont pas de petites cruches à emplir. Ce sont de petits hommes et de petites bonnes femmes à cultiver pour l’avenir. 

L’Instituteur et l’Institutrice le savent à merveille. 

Aussi savent-ils, pour cela, que leur métier est le plus beau qui soit. 

Eux, les petits enfants, ne le savent pas tout de suite. Mais les petits hommes devenus grands, les petites bonnes femmes devenues grandes, s’en aperçoivent et ne l’oublient plus jamais. 

Bille dit « Le Meilleur Copain » 

À cette séance du Conseil Municipal, on parla surtout du nouvel instituteur. Celui de l’an dernier prenant sa retraite, s’en était allé, en son village natal, élever des abeilles et cultiver ses fleurs. Un plus jeune devait le remplacer à la rentrée.

Ceci n’était point du goût de M. le Maire qui n’aimait guère les changements. D’instinct, il se méfiait de ce maître qu’on leur envoyait. Orgueilleux outre mesure d’avoir amassé une jolie fortune à élever et vendre veaux, vaches, porcs et volailles, il prétendait que point n’est besoin d’en savoir long pour réussir, qu’il est sain de craindre les idées neuves, et de n’accorder qu’une maigre confiance aux visages inconnus.

Du poids de son argent M. le Maire faisait autorité dans la commune. Il lui suffisait d’exprimer une opinion pour que le Conseil Municipal de Vilnave-les-Genêts, presqu’en son entier, la fit sienne et l’adoptât sans discuter.

Il en fut ainsi en cette séance.

Sa confortable personne enfoncée dans le fauteuil de velours rouge, installé à la mairie pour son usage personnel, M. le Maire venait de prononcer des paroles qu’il jugeait définitives.

— Ce maître d’école qui nous arrive, je ne sais d’où, est vraiment trop jeune. J’ai défiance de ces cadets. Ils pensent mieux agir que les anciens et n’acceptent aucune contradiction des gens raisonnables et d’expérience.

Des voix approuvèrent :

— La jeunesse a une tendance fâcheuse à l’indépendance, déclara le charron Conseiller Municipal à qui M. le Maire faisait réparer ses chariots et commandait des roues neuves.

— Cet étranger est du Midi, alors que nous sommes du Nord, émit M. le Conseiller Municipal laitier, qui achetait le lait des vaches de M. le Maire.

— Pour accepter de s’enterrer dans un trou comme Vilnave, il ne faut point être très savant, bougonna l’épicier Conseiller Municipal, qui tenait à la clientèle de Mme la Mairesse.

— D’ailleurs, il a un nom extraordinaire, un nom qui n’a pas l’air vrai, s’exclama le charcutier Conseiller Municipal qui traitait avec M. le Maire de ventes et d’achats de bétail.

Tandis que le Conseiller Municipal, ex-marchand de grains retiré du négoce, qui avait des visées sur la fille aînée de M. le Maire objectait :

— Tout ceci ne me paraît pas clair.

Seuls, le Conseiller Municipal boulanger et le Conseiller Municipal laboureur, défendirent le nouveau maître, osant soutenir que l’on ne peut juger quelqu’un avant de l’avoir vu à l’œuvre, et que la tâche d’enseigner l’arithmétique, l’histoire et la géographie à des gamins turbulents, n’est point si aisée, qu’il faille se montrer hostile, sans le connaître, à qui doit s’en charger.

La discussion s’échauffa, menaça de tourner mal et dura longtemps. Mais les vacances se terminaient. Force fut aux entêtés de convenir qu’il n’était plus temps de demander un autre instituteur. On s’accommoderait de celui-ci, quitte à surveiller ce qu’il en adviendrait.

— Et nous serons vivement fixés, conclut M. le Maire.

M. le Maire avait deux filles, aussi un fils. Tout comme son père, soutenu dans cette élogieuse opinion par sa propre famille, il se supposait, à douze ans, un personnage important parmi ses camarades. Il trônait au milieu d’eux, ainsi qu’il avait vu son père au milieu des Conseillers. Et de même manière il ne reconnaissait qu’à quelques-uns le droit de discuter ses projets. Les deux fils du Conseiller charcutier, le fils du Conseiller laitier et celui du Conseiller charron, étaient ceux qu’il admettait le plus volontiers en sa compagnie.

Roland, le fils du Maire ne fut pas très longtemps sans apprendre ce qui s’était passé au Conseil Municipal. Dans une vieille grange abandonnée dont il avait fait le lieu de leurs complots, il réunit aussitôt ses quatre complices, et leur expliqua ce qu’il en était.

— On va pouvoir rigoler tout son saoûl. Les parents rechignent sur le nouveau qui va nous faire la classe. Alors on peut y aller sans crainte, et sans se biler sur la réprimande. Au contraire, les ancêtres seront contents qu’on leur donne un prétexte pour se plaindre et faire fiche le pion à la porte. Donc, les gars, faut imaginer quelque chose de bath pour le premier jour.

— Chouette ! crièrent les quatre conjurés.

Le plan fut concerté. Il devait être mis en œuvre dès la première matinée d’école.

— On va s’amuser ferme, se dirent-ils l’un à l’autre, seulement faut prévenir les autres, et qu’ils ne flanchent pas.

Ils se mirent à leur recherche. Par des cajoleries ou des menaces, ils entraînèrent les plus rétifs à accepter d’entrer dans le jeu.

Ayant emménagé une semaine avant le jour de la rentrée, le jeune instituteur attendit ses élèves.

C’était un jeune homme aux cheveux bruns, de petite taille, dont les yeux marrons très doux s’attachèrent, pensifs, à la file des écoliers qui le saluaient en entrant. Son aspect était plutôt d’un timide. Aussi Roland glissa-t-il à son fidèle lieutenant, Grégoire, le fils du charcutier

— T’as vu, il a l’air d’un mouton, on l’aura !

— Et comment ! riposta Grégoire sur le même ton.

Monté à son pupitre, le nouvel instituteur embrassa sa classe d’un regard. Tout le monde avait un air de petit saint. Personne ne bronchait.

La première heure se passa silencieuse. Le nouveau maître se félicitait et s’étonnait presque, d’élèves aussi calmes. Ce fut lorsqu’il ouvrit l’Histoire de France que l’attaque, brusquement, se déclancha.

— Nos ancêtres, mes enfants, vous ne l’ignorez sûrement pas, se nommaient les Gaulois.

Bing ! Une bille tomba et roula sur le plancher.

— Est-ce simple coïncidence ? se demanda le jeune maître.

Comme il continuait, une deuxième bille, une troisième, puis quatre à la fois sautèrent des poches, roulant à grand bruit sur le plancher.

Il n’était plus possible de douter. Il s’agissait d’une offensive concertée.

Très calme, le nouvel instituteur s’arrêta un moment d’évoquer les Druides et leur faucille d’or. Promenant ses regards sur les faces impassibles de ces rangées de têtes blondes, rousses ou brunes qui garnissaient les bancs, il demeurait indécis, et reprit la leçon n’ayant encore rien résolu.

Mais alors, ce fut dans la classe, une cascade de billes roulant en tous sens. Des rires fusaient à présent de tous les bancs.

Et tout à coup, M. Bille sut comment il devait agir.

D’un geste vif, il quitta sa chaise. Un silence subit pesa sur la classe. Malgré l’audace des conspirateurs, ils n’étaient pas, au fond, des plus rassurés. Plusieurs, qui n’avaient suivi qu’à contre-cœur, regrettaient leur obéissance, et pensaient qu’il eut mieux valu ne point écouter ces mauvais gars.

On attendait l’orage. À la profonde stupéfaction de tous, l’instituteur, debout au milieu de l’estrade se mettait à rire, lui aussi.

Et parlait gaîment.

— Je vois, mes enfants, que vous aimez le jeu de billes. Vous avez raison, c’est un très joli jeu. Aussi nous allons y jouer tous ensemble et nous inviterons le jeune Gracchus à jouer avec nous.

Gracchus ? Éberlués, les écoliers se demandaient qui était celui-là. Personne ne le connaissait à Vilnave-les-Genêts.

Mais, M. Bille, l’instituteur, continuait

— Gracchus, était ce jeune Gaulois dont le père craignait la chute du ciel sur son crâne, dès qu’il faisait de l’orage. Il ne redoutait que cela, paraît-il, et encore parce qu’il ignorait tout de la rage du tonnerre et des causes de la foudre.

« S’appeler Gracchus est assez drôle. Pas plus toutefois que de se nommer Raymond, Jacques, Pierre ou de s’appeler comme moi, M. Bille. On ne choisit pas son nom. Le tout est de le bien porter et je suis sûr que vous ferez honneur au vôtre, comme on le fit dans ma famille. Mon père fut Bille le maraîcher, consacré Bille le Juste, par ses voisins. Mon grand-père avait été Bille le forgeron, Compagnon du Tour de France, « dit Amour de la Liberté. » N’est-ce point là de beaux noms, qu’honorèrent deux braves artisans comme sont vos pères, comme vous le deviendrez, quand le temps en sera révolu.

« Moi, je suis René Bille. Déjà, lorsque j’étais petit, écolier de votre taille, on s’amusait à me surnommer Bille en Bois, Bille au Pot, Bille au But. Mes camarades ne me disaient pas cela méchamment, mais ils trouvaient drôle qu’on put s’appeler comme un jeu. Pourtant, après ce que je vous ai conté, vous pensez bien que pour rien au monde, je n’aurais voulu changer de nom.

« Car voyez-vous, mes enfants, un nom ne signifie quelque chose que lorsqu’il est noblement porté.

« Et je suis sûr que devenus grands, vous vous souviendrez de Bille l’instituteur, qui voulut être un bon copain.

« Maintenant, reprenons l’histoire du jeune Gracchus.

« Vous l’imaginez allant à l’école. Oh ! pas une école si bien installée que celle-ci, mais tout de même une école qu’il aimait. Vous l’imaginez tenant serré sous sa blouse, assez semblable à la vôtre, un sac de billes. Pas des billes aussi jolies que ces billes de verre que je vois là-bas… »

Chose curieuse, il y eut des têtes qui, à ce moment, éprouvèrent le besoin de se pencher. Et comme par miracle, presque tout de suite, il n’y eut plus une bille sur le plancher. Elles avaient toutes disparu.

De l’Histoire, M. Bille passa à la Géographie. La matinée se termina studieuse. Plus un élève n’éprouvait l’envie de rire. À l’heure de la sortie, il y eut des chuchotements dans les groupes, et tous saluèrent le nouveau maître qui leur dit un au revoir amical.

Quand les parents, avec ironie, interrogèrent sur le nouvel instituteur, ils demeurèrent fort surpris. Les écoliers le portaient aux nues.

Et le fils du Maire déclara

— Faut pas qu’on touche à notre nouveau maître, c’est un type épatant.

Pendant la récréation, un conciliabule se tint. Au moment où la classe allait reprendre, délégué par ses camarades, un élève se leva

— M’sieur, dit-il, on voudrait bien que vous nous racontiez le tour de France de votre grand-père.

L’instituteur eut un large sourire.

— Entendu, avec plaisir, mes enfants.

Ce qui eut lieu pas longtemps après, au cours d’une leçon sur les métiers.

Une belle histoire leur fut contée.

C’était l’aventure des années de jeunesse d’un apprenti, quittant un matin son village en refoulant ses larmes, pour s’en aller, à pied, de ville en ville, s’embaucher chez des artisans forgerons. Il s’y instruisait des secrets du métier, jusqu’au chef-d’œuvre qui le sacrait Maître de l’Œuvre.

Parfois, on se cognait, entre compagnons différents. La Mère devait panser un front saignant, mais par dessus tout on plaçait l’amour du beau travail, sa noblesse et sa loyauté.

Quelques jours plus tard, en arrivant, les yeux de M. Bille furent attirés par une feuille de papier étalé sur son bureau. Palpitante, la classe le regarda se pencher.

Quand l’instituteur releva la tête, ses yeux brillaient très fort.

Sur la feuille blanche, dans un entourage de cahiers, de livres, de porte-plumes, de crayons, le fort en dessin de la classe avait représenté M. Bille, ayant sur la tête le chapeau du Compagnon et à la main la canne à rubans.

Sous ce portrait, écrit en grosses lettres ornées de fleurs, il y avait

 

MONSIEUR BILLE

COMPAGNON INSTITUTEUR,

dit

« NOTRE MEILLEUR COPAIN »

 

LE TISSERAND 

Il ressemble aux Parques. 

Ainsi que les fileuses de la légende, il noue la trame de nos vêtements de fêtes, de nos jours de douleur. 

Du lange de l’enfant nouveau-né à notre dernière chemise, le Tisserand nous conduit, sans qu’il y pense, de jeunesse en vieillesse. 

Fais, Tisserand, que ta trame soit de fil solide. 

Épargne-nous les larmes. 

Tisse de la joie, Tisserand ! 

La robe trop lourde 

Maître Balthazar du Haut-Pas allait marier sa fille. Ce devaient être des noces splendides. Les fiançailles avaient été célébrées magnifiquement. Les épousailles promettaient une magnificence plus grande encore.

Depuis plusieurs générations, les du Haut-Pas étaient tisserands. Mais tandis que l’aïeul Hubert, avait travaillé de ses mains, son fils ne fit plus guère que commander dans une usine plus vaste déjà. Et le dernier de la lignée, Maître Balthazar, se voyait à la tête d’une usine immense, où travaillaient des centaines d’ouvrières et d’ouvriers, sans compter les apprentis, occupés à longueur de journée à seconder les tisserands.

Draps lourds, soieries brillantes, mousselines diaphanes, naissaient sous les machines au bruit monotone et régulier.

Depuis longtemps, on ne tissait plus à la main chez Maître Balthazar. Le grand-père n’avait rien voulu connaître des progrès du moment. Son fils avait commencé à les adopter. Maître Balthazar transforma totalement les méthodes de travail.

Cela ne s’était pas fait sans heurts. Devenus inutiles, du jour au lendemain, des quantités de tisserands perdirent leur gagne-pain bien maigre d’ailleurs, et durent quitter un pays où ils allaient mourir de faim. Mais tout ceci se trouvait à présent oublié ou à peu près. Maître Balthazar se souciait d’ailleurs fort peu de ce qui pouvait troubler son autorité, qu’il estimait ne jamais devoir rendre de comptes à quiconque.

Maître du Haut-Pas avait une femme modeste et charmante, ne désirant jamais que des choses raisonnables. Elle-même, fille de modestes artisans, aimait cette population laborieuse, cette vieille race des tisserands, ces « canuts » dont la longue histoire se tissait de labeur et bien souvent de misère résignée.

Quand son mari changea les métiers, elle avait plaidé en faveur des victimes. Malgré qu’il eut pour cette charmante Josette une profonde affection, qu’elle fut la seule qui put discuter ses ordres, il n’avait point cédé.

Sa fille avait hérité de son rude orgueil, de son caractère altier. Autant sa mère menait une existence presque retirée, autant Armandine du Haut-Pas se révélait apte à découvrir des fantaisies toujours nouvelles. Et d’un prix le plus élevé possible. Rien n’était trop cher pour lui plaire. Pareille prodigalité ravissait Maître Balthazar. Il tenait sa femme pour indigne d’être si riche et de ne point dépenser selon sa richesse.

Certes, il ne fut point aisé de découvrir un gendre capable d’accepter la charge d’une jeune personne habituée à satisfaire ses caprices les plus fous. Pourtant il s’en présenta un. Quelque peu aventurier, malgré son titre de noblesse, sans sou ni maille, mais doué d’un aplomb, d’un sans gêne qui d’abord courroucèrent Armandine, l’amusèrent ensuite, elle se laissa, malgré les conseils de sa mère, enjôler par le beau sire, au point d’accepter de l’épouser.

Maître Balthazar considérait ce mariage comme une fantaisie de sa fille, il la laissa agir à sa guise, sachant d’ailleurs, qu’il suffirait d’intervenir contre, pour déchaîner la volonté têtue d’Armandine. Simplement s’était-il promis de prendre toutes précautions nécessaires afin de mettre à l’abri une fortune qu’il ne tenait pas à voir dévorer par un gendre muni sûrement de dents forts longues.

Il dit à sa fille :

— Tu auras la plus somptueuse robe de mariée qui soit jamais sortie de mes ateliers.

Avec une moue de dédain, on lui répondit

— Je n’en veux pas.

— Que dis-tu ?

— Je dis que je ne revêtirai qu’une robe dont la trame aura été tissée sur un métier à main.

Maître Balthazar éclata de rire.

— Quelle lubie te prend ?

— C’est ainsi.

— Où veux-tu que j’aille chercher, à présent, un tisserand encore capable de travailler proprement ?

— Il doit en rester pourtant au moins un, trouves-le.

— Le trouver ! Imagines-tu que je vais courir par toute la ville, errer dans les faubourgs pour découvrir un vieux tisserand, qui ne saura même plus pousser la navette !

— Fais interroger tes ouvriers, tes ouvrières. Il y en aura bien pour avoir, dans leur famille, un restant de ces manieurs de navettes.

— Tu vas nous rendre ridicules.

— J’ai dit, et n’en démordrai pas.

En silence, Josette du Haut-Pas écoutait sa fille et son mari, ne se mêlant jamais à leurs querelles, n’ignorant pas que de ces deux têtus, ni l’un ni l’autre ne céderaient.

Ayant ainsi conclu, Armandine pirouetta sur ses talons et s’en fut.

Tout en bougonnant après sa folle de fille, Maître Balthazar appela un de ses contremaitres. Il lui donna l’ordre de découvrir un tisserand capable encore d’une tâche très délicate.

— C’est une fantaisie de ma fille, l’idée est amusante après tout.

— Je crois pouvoir vous satisfaire sous peu, répondit le contremaître.

Il se mit aussitôt à questionner les ouvriers et les ouvrières. Cela n’alla point aussi vite qu’il l’aurait voulu. Pourtant, enfin, on lui indiqua le vieil Armand, un des meilleurs tisserands d’autrefois, qui n’avait pas voulu quitter la ville où il était né, où sa femme était morte.

Aussitôt le contremaître alla le trouver dans son humble logis.

Le vieux tisserand refusa d’abord. Il ne tissait plus, son métier était au repos, lui aussi, il ne se chargeait pas de travailler de nouveau. Ses doigts avaient perdu leur souplesse, il ne saurait contenter Mlle du Haut-Pas.

C’est que si Josette était aimée, soulageant des existences qui, sans elle, eussent pâti très fort, Armandine ne l’était guère. Elle n’avait point la réputation d’être bonne. La satisfaire serait tâche malaisée.

Le contremaître usa de ruse.

— Faites-le pour Mme Josette, c’est elle qui vous le demande.

La résistance du vieux tisserand fléchit.

— Pour elle, soit.

— Bien, je vais prévenir Maître Balthazar.

Le vieil Armand avait connu le temps où, dans chaque logis, on entendait le clap-clap du métier. Puisqu’il avait accepté de tisser de ses mains fatiguées l’étoffe de la robe de mariée, il allait faire de son mieux. Après tout, à son âge, que craignait-il ?

Du coin où il dormait sous des chiffons usés, il sortit le métier. Ses doigts noueux le caressèrent. Ému de tant de souvenirs, il demeura pensif un long moment. Comme on aimait son travail, alors que les mains y apportaient leur chaleur. Quelle mécanique l’aurait jamais ?

Ayant préparé son métier, le vieux tisserand attendit le fil soyeux.

On le lui apporta en lui disant que Mlle du Haut-Pas viendrait chaque jour se rendre compte si le travail avançait, si la trame était parfaite, si aucun nœud ne la gâchait.

— Je paierai cher, avait promis la demoiselle, mais j’exige un travail sans une faute.

Le vieil Armand n’avait rien répondu, se contentant de regarder l’envoyé de ses yeux au regard comme effacé, par tant de veilles jadis.

Malgré le temps écoulé, le vieux tisserand était sûr de la perfection de son travail.

Ce travail avança lentement. Maître Balthazar raillait son héritière.

— Tu auras ta robe dans quelques années. À cinquante ans, tu te marieras.

— Je ne suis pas pressée.

— Heureusement ! Avec un de mes métiers d’aujourd’hui, ces métiers que tu ne devrais pas dédaigner, ta robe serait cousue depuis belle lurette.

— Je me moque de vos mécaniques soi-disant perfectionnées. J’aurai une robe à nulle autre pareille.

— En effet, elle sera originale.

Ironiquement, Maître du Haut-Pas continuait :

— Ton cher fiancé est peut-être plus pressé que toi de se marier.

— S’il est pressé, qu’il coure chercher une autre accordée. Je ne l’en empêcherai point.

Elle était fort tranquille, ne s’abusant pas au point d’imaginer que sa dot arrondie ne pesait pas pour beaucoup dans la demande en mariage. Et cela l’amusait de retarder le jour des noces.

Lentement, l’étoffe se tissait. Les premiers jours, Armandine était venue voir le travail, puis elle se lassa très vite de grimper les étages de la caduque maison où habitait le vieux tisserand.

Au bout de plusieurs semaines, l’étoffe fut prête à être donnée à la couturière. C’était une admirable étoffe, parfaite de fabrication.

La couturière, la plus célèbre couturière de la ville, reçut l’étoffe avec mille précautions. Pourtant à la soulever, elle fit une remarque

— Comme elle paraît lourde !

Elle ne se permit d’ailleurs point de confier ceci à sa cliente, connaissant, par expérience, qu’il ne fallait pas l’irriter.

À l’essayage, tout alla bien. Mlle du Haut-Pas ne bougeant pas, le tissu se drapa sur elle en plis merveilleux.

Et vint le matin des épousailles.

Le coiffeur le plus renommé avait été requis. Les plus habiles lingères, les blanchisseuses les plus adroites, avaient brodé et blanchi le trousseau. Les chefs cuisiniers les plus vantés étaient arrivés de partout. Ce serait une cérémonie inoubliable.

Toute la ville était en révolution. Maître du Haut-Pas avait ordonné un immense banquet pour tous ses ouvriers. Les pauvres reçurent des victuailles et quelque monnaie. À voix bien haute, on célébrait tant de bonté. Tout bas, on murmurait que ce n’était que de l’argent rendu aux pauvres gens, mais nul n’aurait osé le dire trop fort.

La veille du mariage, la robe terminée fut apportée en grand apparat par la couturière qui avait daigné se déranger en personne, suivie de sa première et d’une aide.

Dans son petit salon particulier, on essaya la robe de la mariée. Elle allait à merveille. Seulement, quand Armandine voulut faire quelques pas sur l’épais tapis de haute laine couvrant le sol, c’est à peine si elle put lever les pieds. La robe semblait l’enchaîner à la terre. Elle essaya de nouveau. La robe tombait autour d’elle. On eut dit une chape de pierre.

Étonnée d’abord, puis furieuse, Armandine du Haut-Pas s’écria :

— Qu’a donc cette robe ? Il m’est impossible de marcher.

La couturière s’empressa.

— C’est que l’étoffe en est d’une richesse incomparable.

— Aucune étoffe n’a cette lourdeur. Elle pèse à mes épaules comme un linceul.

Affolée, la couturière observa

— Mademoiselle, vous vous souvenez l’avoir essayée chez moi, elle ne vous a pas paru trop lourde.

— Vous avez mis du plomb dans les ourlets !

— Je vous assure que l’on n’a rien ajouté de pareil !

Armandine tenta de nouveau de faire quelques pas. Elle crut trébucher sons le poids de la robe.

Folle de rage, devant tout le monde consterné, elle voulut déchirer cette robe infernale. L’étoffe résista, elle ne put en arracher le moindre fil.

— Qu’on aille me chercher cette vieille canaille qui a tissé l’étoffe. Je comprends qu’il n’ait voulu recevoir aucun salaire pour un tel ouvrage.

Tandis que frissonnant, comme si l’étoffe eut été de glace, Armandine du Haut-Pas se dégageait enfin de la robe, un domestique courait chez le vieux tisserand. Il revint, disant qu’il venait de mourir.

— C’est fâcheux, s’écria la fille de Maître Balthazar, j’aurais fait jeter ce coquin en prison !

Nul n’osa lui répondre que le tisserand avait honnêtement accompli sa tâche.

Elle ne sut jamais non plus, que le matin de ses noces, où elle revêtit une robe tissée en deux jours sur un des métiers de son père, une tisserande, une très vieille tisserande, usée à la façon d’un tissu élimé fil à fil, avait murmuré :

— La robe était lourde du souvenir de nos mains laborieuses, quand nos fronts se penchaient si las, que nos bouches demeuraient affamées, nos cœurs sans espoir, que nous travaillions courbés sur nos métiers, de l’aube au soir, souvent sans pain, souvent sans feu…

 

LE PEINTRE 

Il peut composer des enseignes. Il peut représenter de nobles personnages et de modestes artisans. Il peut forcer à demeurer tranquille dans un cadre, ce cheval fougueux. Il peut y faire entrer les plus grands arbres aussi bien que de minuscules bestioles. 

Tout est à lui, il n’a qu’à prendre. 

Les formes lui sont soumises. Les couleurs se mêlent à son gré. Sa palette contient tout l’Univers. Et cela paraît un miracle, qu’il puisse le réduire aux dimensions d’un tableau. 

Mais n’en est-ce point un déjà, que tu puisses, toi, le contenir dans ton œil ? 

Clouais, neveu de Clouais 

Ce garçon ne sera jamais bon à rien.

— Absolument à rien.

— Qu’en ferons-nous ? Il est pourtant d’âge à travailler.

Pendant que ses parents se lamentaient à l’unisson, celui qui se trouvait la cause de ce dialogue désolé, ne se souciait nullement de semblables préoccupations. Il était fort occupé à obtenir la tranquillité d’un superbe chien de berger aux longs poils rudes et gris, qui semblait prendre le plus malin plaisir à taquiner le jeune Jef Clouais.

Armé d’un morceau de papier, d’une planche et d’un bout de charbon de bois, Jef, un garçon d’un peu plus de treize années, essayait de dessiner le chien. Mais à peine commençait-il un trait que le malicieux berger posait dessus sa patte, et tout chavirait, la planche, le papier, le charbon.

Sans se fâcher, secouant sa tête aux cheveux d’un blond de paille, Jef disait

— Schnif, vous n’avez aucun respect pour les œuvres de votre maître.

Si le chien ne portait, en effet, aucun respect aux ébauches du jeune Jef, il n’était pas le seul. Personne ne prenait au sérieux ce que l’on appelait les gribouillages du petit Clouais.

Dans ce village du Nord qu’il habitait avec ses parents, toute sa famille travaillait durement. Son père était forgeron, un de ses oncles charron et maréchal-ferrant, un autre boulanger.

— Voudrais-tu taper sur l’enclume ? lui demanda son père.

— Si tu veux, répondit Jef.

Mais l’enfant passait son temps à contempler le feu de la forge, s’émerveillant des étincelles qui dansaient comme de petits génies de la flamme, et les silhouettes que traçaient sur la muraille noire, les ombres de son père et de l’ouvrier qui l’aidait.

— Que fais-tu à bailler ainsi ? lui demandait son père à tout moment.

Jef ne savait exprimer ce qu’il ressentait. Ces contrastes de lumière et d’obscurité le ravissaient. Sans en rien dire à personne, le soir, il s’essayait à les reproduire. Mais son père s’impatienta.

— Jamais cet hurluberlu ne fera un forgeron.

C’est alors qu’on commença à le déclarer bon à rien.

— Voudrais-tu venir avec moi ? lui proposa son oncle, le charron maréchal-ferrant.

— Si tu veux, oncle, répondit Jef.

Les roues lui paraissaient de beaux jouets à faire rouler, seulement, quand on amena un cheval pour le ferrer, ce fut une autre histoire.

Dès que Jef vit le cheval entravé, il cria de toutes ses forces :

— Oncle, ne lui fais pas de mal !

— Que tu es sot ! dit l’oncle.

Mais Jef s’entêta à ne point rester et revint chez son père.

— Voudrais-tu essayer du pétrin ? dit l’onde boulanger.

— Je veux bien, répondit Jef.

Par malheur Jef ne pensait point à surveiller le four. Il laissait trop lever la pâte, laissait brûler le pain. Il faisait tout à l’envers.

— Reprends ton garçon, dit le boulanger à son frère. Je ne veux pas d’un mitron qui passe son temps à écouter chanter les grillons.

C’est alors que ses parents commencèrent à se désoler tout à fait.

Ils voulurent mettre leur fils chez un marchand de grains. Jef fut vivement mis à la porte. Il donnait du grain aux moineaux de la rue.

Un berger accepta de le prendre. Le soir du premier jour, Jef se fâcha tout rouge

— Vous excitez vos chiens à mordre les moutons qui ne peuvent pas se défendre.

Le berger se mit à rire, mais Jef ne revint point.

Et son père et sa mère de se désoler de plus belle.

— Que ferons-nous de ce mange la Lune ?

Lorsque, certain jour, dans le village, appelé par un marchand d’étoffes, un peintre vint s’installer. Il devait repeindre la devanture de la boutique, et proposa de refaire l’enseigne délabrée qui pendait au-dessus de la porte.

Aussitôt que le peintre eut attaqué sa besogne, Jef ne démarra plus de la place, admirant l’adresse de la brosse qui imitait si bien le marbre ou le bois. Quand le peintre commença l’enseigne, Jef tomba en extase.

L’artiste avait représenté une belle dame choisissant de l’étoffe qu’un commis élégant déployait devant elle. La dame portait une robe d’un vert acide à faire mal aux dents. L’élégant vendeur paraissait plus raide qu’il n’était besoin. Pourtant Jef, quand l’enseigne fut terminée, sentit que là se trouvait sa vocation.

— Voilà ce que je veux faire, déclara-t-il à ses parents inquiets.

Ils se rappelaient que, dans la famille, il y avait eu déjà un jeune Clouais parti un beau jour, lui aussi, pour devenir peintre. Comme on n’avait jamais eu de ses nouvelles, ce fou, plus que probablement, était mort de misère. Et Jef rêvait un pareil destin !

On délibéra sur ce nouveau cas. Puisque Jef ne pouvait se soumettre à un métier raisonnable, il fut décidé d’essayer malgré tout.

— Tu ne sais même pas, si ce peintre voudra de toi.

— Je lui ai déjà parlé, fit Jef, il acceptera.

De fait, Jérôme Sauillac, l’auteur de l’enseigne, flatté de l’admiration de l’enfant, lui avait permis de nettoyer ses brosses, lui avait fait présent de raclures de palette. Il voulut bien prendre Jef comme élève. Jef radieux partit avec lui.

À la surprise de tous, Jef ne revint pas. Avec bonheur, il apprenait tous les secrets qui l’avaient tant ravi. Mais son ambition ne se bornait pas à imiter les veines du Carrare ou les nœuds du chêne. Il dessinait tout ce qu’il rencontrait, sans pourtant parler de ses rêves.

Autour de lui on se serait moqué, il le savait et ne le voulait point.

Or, un jour Jef apprit que la municipalité mettait au concours un panneau destiné à décorer le mur de la salle des délibérations de la Maison de Ville.

— Je ferai le concours, dit Jef.

Son patron entreprit de l’en dissuader.

— Tiens t’en aux enseignes.

Jef avait la tête dure. Ce qu’il décidait, il n’en démordait point.

Il réfléchit longtemps avant de se mettre à l’œuvre.

— Et ce beau tableau, lui demandait un de ses compagnons en raillant, il n’est pas encore terminé ?

— Est-il commencé seulement ? disait un autre.

Comme autrefois avec Schnif, quand le chien bousculait ses croquis, Jef ne se fâchait pas. Toujours de bonne humeur, il riait sans répondre. N’était pas né celui qui le ferait changer d’avis.

Puis, fiévreusement, il se mit au travail, bâtissant, effaçant, recommençant, pris parfois d’une sorte de rage, à d’autres moments découragé.

— Abandonne donc cela, lui conseillait-on, tu cours à une déception. Contente-toi d’être un bon artisan et ne vise pas plus haut que ton échafaudage de barbouilleur.

Jef secouait la tête selon sa coutume.

— Je ne méprise nullement mon métier d’artisan et vous en aurez la preuve, mais je parviendrai bien à mettre debout ce que je veux.

De fait, trois jours avant le terme du concours, Jef avait fini. Comme de juste, il ne put empêcher ses camarades de vouloir contempler son ébauche. Elle fut fort critiquée.

— Tu n’as peint que de petites gens, ils n’en voudront pas, ces beaux messieurs du jury.

— Des tapeurs d’enclume ! Il fallait faire poser de jolies dames.

Seul Jérôme Sauillac ne soufflait mot. Il savait bien lui, qu’il n’était pas un grand artiste, et sagement se contentait de ses devantures et de ses enseignes de village. Seulement, il était assez fin pour juger que dans l’esquisse de son élève, quelque chose le dépassait.

— Taisez-vous, finit-il par dire, il y a là du mauvais, sans doute, et pourtant des promesses.

Il resta rêveur un instant.

— De grandes promesses, continua-t-il.

Jef fut saisi et ému de cet éloge.

— Merci, cria-t-il, je me rappellerai toujours que vous aurez été le premier à avoir foi en moi !

— Et, dit encore Jérôme Sauillac, tu as eu raison de prendre ceux-là comme modèles. Ils méritent bien d’être à l’honneur.

Jef s’était souvenu des gens de son enfance, du père forgeron, de l’oncle maréchal-ferrant, du boulanger et du berger. Il les avait plantés en traits rudes comme leur labeur. C’était naïf, brutal, mais vivant.

Avant le jugement, on exposa les œuvres. Le public fut admis à les regarder. Lorsque Jef vit la sienne perdue au milieu de majestueuses personnes en péplum, de symboles de toutes sortes, d’allégories, il eut un accès de désespoir.

— Mes camarades avaient raison, voilà ce qu’il fallait faire !

Vint le jour où le jury devait se prononcer. Se trouvait là un homme de haute stature, que tout le monde saluait avec respect et dont on écoutait les critiques avec une extrême attention.

Quand il passa devant les esquisses, il s’arrêta brusquement face à celle de Jef. Et se pencha pour lire la signature.

— Jef Clouais, demanda-t-il en se redressant, quel est ce Clouais ?

— On ne sait pas. Maître.

— Il faut me le trouver, et tout de suite. Ceci annonce un vrai peintre.

Quelqu’un suggéra :

— Mais ce nom, Maître serait-il ?…

— Je l’ignore, interrompit celui que l’on appelait Maître, nous allons voir.

Aisément, on trouva Jef. On le fit venir. Dans un fauteuil se tenait quelqu’un qui le regarda longuement, ce qui n’eut point le don d’intimider le jeune homme.

— Tu t’appelles Jef Clouais ?

— Parfaitement.

— De quel pays es-tu ?

— De Wattagnes.

L’interrogateur parut troublé. Silencieux un instant, il demanda, désignant de la main l’œuvre de Jef :

— C’est toi qui as fait cela ?

— C’est moi.

— On t’a aidé ?

— Nullement.

— Mais tu as reçu des leçons de dessin ?

— Nenni. Mes leçons de dessin je les ai eues sous les yeux.

— Et tu fais de la peinture ton métier ?

— Point, mon métier est d’être peintre en bâtiment.

— Un vrai Clouais, fier et têtu.

Jef regarda le Monsieur avec surprise.

— Le prénom de ton père est-il Joseph, Pierre ou Nicolas ?

De plus en plus étonné, Jef répondit

— Nicolas.

— En effet, tu lui ressembles…

Après un silence, le Monsieur questionna de nouveau.

— Entendis-tu parler d’un oncle parti voici longtemps pour devenir un peintre ?

Sans se démonter, Jef répondit

— Oui, André Clouais, c’est vous, je pense.

— Tu as deviné, c’était moi. Et je suis bien heureux de retrouver un héritier dans un de mes neveux. On me prétend un grand artiste. Jef, veux-tu venir avec moi ?

— Non.

Le refus avait été si brutal que tout le monde en fut étonné, quelques-uns choqués.

— Tu ne veux pas devenir, toi aussi, un grand artiste ?

Les yeux brillants, Jef répondit

— Si je dois devenir un grand artiste, je ne veux pourtant point aller avec vous. Je reste près de ceux que vous avez reniés quand vous deveniez un homme riche et célèbre.

Dans un brouhaha de réprobation, on voulut faire taire l’insolent.

— Laissez, il a raison.

Et s’adressant au jeune Clouais

— Si je te demandais de me conduire près d’eux pour les prier d’oublier ma conduite à leur égard, y consentirais-tu ?

Cette fois, Jef s’adoucit.

— Je le veux bien.

— Ensuite, tu accepteras quelques conseils. Tu as en toi l’étoffe d’un grand peintre, mais il te faut beaucoup de travail.

Rayonnant, Jef serra la main qui lui était tendue.

L’oncle ne s’était pas trompé. Maintenant, lorsque l’on parle des deux Clouais, on dit : Clouais l’oncle, le peintre des fêtes élégantes, des nobles dames, et Clouais le neveu, le peintre des kermesses paysannes, des artisans et des vagabonds.

 

 

LE TONNELIER ET LE VIGNERON 

Sans commencement ni fin, la belle chose qu’un cercle ! 

Et, sur la terre ronde, ne faut-il point célébrer la rondeur dorée ou violette du grain ? 

La rondeur de la cuve où s’écrase la grappe ? 

La rondeur du tonneau ceinturé de fer ? 

La rondeur de la bouteille où le vin se souvient de sa vie antérieure ? 

La rondeur du verre où le vin met un rayon de soleil ? 

Vigneron et Tonnelier sont ainsi faits pour s’entendre, et, à la ronde, choquer leur gobelet en compagnons pleins de rondeur ! 

Barriquet et vigne en fleur 

Ce n’était pas sa faute s’il s’appelait Barriquet. Son père, son grand-père, son bisaïeul s’étaient ainsi nommés. Il est des gens pour s’appeler Boulanger, d’autres Potier, d’autres encore Roux ou Lebrun. Cela vient, à peu près toujours d’un ancêtre qui vécut au fournil, qui activa le four où cuisaient pots, assiettes et cruches, qui se trouvait possesseur d’une chevelure couleur de blé mûr ou de la teinte d’une aile de choucas.

Probablement, de génération en génération, dans la famille de Barriquet, on avait enfoncé des cercles de fer sur le ventre des futailles. Il n’y pouvait rien et continuait, ne reniant ni son nom, ni sa besogne. Avec bonne humeur, il tapait et retapait sur les cerceaux dont il encerclait les douves. Et de fort loin, on entendait la chanson de Barriquet

  

Frappe, frappe ! 

Franc du tonneau. 

Car la grappe, 

Ne veut pas d’eau ! 

  

Qui lui avait appris ce refrain ? Barriquet ne se le rappelait plus. C’était ce qui lui venait en mémoire quand il travaillait, il n’allait pas en chercher davantage, peu enclin d’ailleurs à se tourmenter de quoi que ce fut.

Quand Jeantou descendait de sa vigne à flanc de coteau, il entendait la chanson du tonnelier.

Il l’interpellait :

— Hé, Barriquet, tu chantes comme un pinson. Heureux homme ! De travailler à l’ombre ne te casse point l’échine. Tu ne connais guère le mal que donne le cep.

— Hé, Vigne en Fleur, ainsi avait-il surnommé le vigneron, tu ne me parais guère à plaindre. Ton bras n’est point fatigué de frapper à longueur de journée, afin de mettre en place, sur le tonneau, une ceinture de fer récalcitrante.

— Ouais ! Compère, seulement il t’est possible de t’arrêter pour boire frais le jus de ma vigne. Je n’ai ce loisir, de cep en cep courbé, de l’aube à la nuitée.

— Je t’entends Compère, mais que ferais-tu de ton jus de vigne, si tu n’avais mes cuveaux pour le recueillir et mes tonneaux pour conserver tes cuvées.

Haussant ses épaules sous la raide blouse bleue, le vigneron continuait son chemin, tandis que Barriquet reprenait de plus belle:    

Frappe, frappe !…   

Tous les soirs, c’était même querelle entre vigneron et tonnelier. Ils savaient bien tous deux qu’ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre. Sans la vigne, le tonnelier ferait peu de tonneaux. Sans tonneaux, le vigneron ne saurait que faire de la grappe pressée.

Au fond, ils s’estimaient, se connaissant depuis longtemps. Par malheur, les querelles les plus bêtes sont celles qui s’enveniment le plus aisément. À se taquiner d’abord en riant, cela devint sérieux peu à peu, jusqu’au jour où les deux copains se querellèrent pour de bon.

Cyrille le tonnelier était violent, quand il se fâchait, Nicolas, le vigneron était têtu. De quoi faire deux ennemis irréconciliables, ce qui ne manqua point de se produire. Alors que la vigne est pour le tonneau et le tonneau pour la vigne, celle-ci et celui-là se tournèrent le dos, ne se parlèrent plus et enjoignirent aux gens de leur maisonnée d’agir de même façon.

Les femmes des deux querelleurs, deux commères de gai caractère et de riante sagesse, cousines par surcroît, feignirent d’écouter les fâcheux et de leur obéir. Elles n’en agirent pas moins selon leur gré. Elles ne cessèrent nullement de se fréquenter dès qu’elles le pouvaient sans s’attirer des propos coléreux. Et tranquillement, sans même s’être donné le mot, elles laissèrent Annette et Lucas continuer à jouer ensemble, ainsi qu’ils avaient toujours fait dès qu’ils purent se tenir sur leurs jambes.

De sept ans tous deux à peu près, Lucas n’ayant que six mois de plus qu’Annette, les deux enfants se voyaient chaque jour, allaient ensemble à l’école et partageaient friandises et jeux.

— Nous n’allons pas, pour ces deux braillards, empêcher ces enfants d’être de bons camarades.

Ainsi disait Mme Nicolas, brune comme une aile de corbeau et alerte telle une pie.

— Certes non, répondait Mme Cyrille qui pour être aussi blonde que sa cousine était noire, ne lui cédait ni en vivacité ni en langue preste.

— D’autant que nos deux entêtés finiront sans doute par s’apercevoir qu’ils sont aussi niais que deux chèvres butant du front à qui ne cédera point le passage à l’autre.

— Je ne sais. Orgueilleux et butés, il n’y en aura pas un pour céder le pas le premier et s’avouer ses torts.

— Bah ! on verra !

On vit que la fâcherie ne cessait pas, ce qui ne faisait l’affaire de personne. Si elle durait au temps des vendanges, ce serait mauvais pour l’un et l’autre des deux entêtés.

Mme Nicolas ne voulait point de ceci et se résolut à agir. Comment s’y prit-elle ? Personne ne s’en douta. Fort habilement en tout cas, puisque vigneron et tonnelier furent avertis, en même temps, que leurs enfants jouaient au bord d’un petit bois, et qu’ils s’y rendaient tous les jours.

À dire vrai, ces rencontres n’étaient point tout à fait ignorées des deux ennemis momentanés. Plusieurs fois, ils avaient failli surprendre les enfants se tenant par la main pour aller à l’école. Seulement ils avaient fait un détour pour ne point se voir obligés de sévir. Tous deux aimaient fort leurs petits et n’étaient tout de même point assez sots pour ne pas comprendre que les enfants ne sont nullement responsables si les grands se disputent, voire se battent.

Ils furent très ennuyés de cette nouvelle qui ne les étonnait que médiocrement, ce dont nul n’avait soupçon. À présent, il leur était impossible de paraître ignorer que l’on enfreignait leurs ordres. Donc, nécessité de gronder, et cela ne les amusait pas du tout.

Comme par hasard, ce fut le même jour, l’après-midi d’un jeudi qu’ils résolurent de surveiller les coupables. L’un quittant ses tonneaux, l’autre abandonnant sa vigne, s’en furent vers l’endroit du bois qui leur avait été désigné avec minutie.

Vigneron et tonnelier furent assez longtemps en route. Sans doute n’étaient-ils point pressés, ce jour-là. Toujours est-il qu’ils firent bien des détours. Passant par les prés, le long de la rivière, ils repensaient tous deux aux bonnes parties de campagne et de pêche qu’ils avaient organisées avant leur brouille. Quand l’esprit prend ce chemin, il est bien rare qu’il n’en advienne pas quelque bien, que l’on ne s’aperçoive qu’au fond, la cause dépasse l’effet et qu’une once de bienveillance réciproque réduirait à néant maints sujets de discorde.

Ces bons souvenirs préparaient les deux compères à l’indulgence, ce qui les ennuyait encore bien davantage de se montrer en colère.

Le vigneron pensait

— Le Lucas est un gentil bonhomme. Il n’est pas responsable d’avoir un père un peu fou. Peut-être pourrais-je prétendre que ce sont racontars malveillants qui accusent ces petits de désobéir. Et je ne veux pas voir pleurer mon Annette.

De son côté, le tonnelier se disait :

— Pourquoi ai-je été prévenu que les enfants se rencontrent pour jouer ensemble. L’Annette n’est point coupable d’avoir un père buté comme un âne qui ne veut pas avancer. Et mon Lucas n’a pas mérité qu’on lui interdise la compagnie de sa gracieuse compagne de jeux.

Il fallut pourtant arriver, mais tous deux pensaient

— Si les enfants pouvaient être partis.

Or, les enfants n’avaient garde de s’en aller. Ils chuchotaient tout en regardant autour d’eux.

— Tu te rappelles bien ? demandait Annette à Lucas.

— Bien sûr, et toi, tu n’as pas oublié ?

— Certainement non.

— Dis donc, s’ils n’allaient pas venir ?

— Ce n’est pas possible, après ce qu’ils ont défendu.

— Pourtant, ils sont bien longs.

Lucas fit à Annette, de la main, le signe de se taire.

— Tu les entends ? demanda Annette étouffant la voix.

— Chut, répondit Lucas aussi bas, une branche a craqué, on a marché tout près.

— Alors, on commence ?

— Oui, allons-y.

À ce moment, en effet, le vigneron et le tonnelier arrivaient à pas furtifs et se dissimulaient chacun derrière un tronc d’arbre.

La cachette était mauvaise puisqu’Annette et Lucas les aperçurent à moitié et qu’eux-mêmes se doutèrent de leur présence mutuelle. Ils feignirent de l’ignorer. Mais ce qu’ils entendirent les fit écouter avec attention.

La voix pointue d’Annette disait très haut :

— Je ne vous donnerai pas mes tonneaux, Monsieur Fleur de Vigne, vous mettrez votre récolte dans des bouteilles, si vous voulez.

La voix de Lucas répliqua

— Vous pouvez garder vos tonneaux, Mademoiselle Banquette, je m’en moque. J’achèterai des bocaux à poissons rouges pour mettre mon vin.

Annette se mit à rire.

— Des bocaux à poissons rouges ! Et où mettrez-vous vos poissons ?

— Je les y laisserai, Mademoiselle Bariquette, ils seront plus rouges que jamais.

— Mais ils seront saoûls, Monsieur Fleur de Vigne, vos poissons rouges.

— Eh bien, tant pis, Mademoiselle Banquette, puisque vous êtes têtue, je le serai aussi.

— Bon, alors on est fâchés ?

— Certainement.

— On ne se parle plus ?

— Non.

— Quand on se rencontrera, on se fera une grimace comme ça ?

Et Annette fit une si drôle de figure que de derrière un arbre, on entendit rire.

— Tiens, dit Annette, dans ce bois, il y a des arbres qui rient.

— Ils ont raison de rire, car se fâcher pour des tonneaux…

— Et des poissons rouges, c’est vraiment bête. Tiens, un autre arbre qui rit.

De derrière un autre arbre, en effet, on avait ri.

Alors gravement, le petit Lucas alla découvrir Cyrille le vigneron qui riait de bon cœur, ne cherchant plus à se cacher. En même temps, Annette était allée quérir Nicolas le tonnelier qui riant aussi, ne songeait pas non plus à se dérober.

Chaque enfant amenant le père de l’autre, Cyrille et Nicolas se donnèrent une bonne bourrade, l’un disant

— Ces enfants sont plus intelligents que nous.

L’autre renchérissant :

— Certes, ils nous ont fait honte, ces petits.

On revint tous bien contents et la même table, le soir, réunit gaîment les deux familles.

Mais il y eut longtemps un secret entre les deux mères et les enfants. Et ce secret fut la cause du baiser bien tendre qu’ils reçurent ce soir-là avant de s’endormir.

 

 

LE VERRIER 

Coupe de cristal, gobelet de verre, tour à tour ont joliesse et utilité. 

Sur une table élégante, la fine coupe met sa grâce précieuse. Qu’il fait bon, pourtant, avec de joyeux compagnons, boire à la ronde, fut-ce en un verre épais. 

Mais ce verre, ce cristal, combien d’années furent-ils flamme d’enfer pour le Verrier. 

Rude métier, celui-ci, qui demandait au feu le secret de la limpidité de la coupe et du verre. Il desséchait la force des hommes. Il leur volait la clarté de leurs yeux. 

Un verre moulé a moins de beauté. Mais quelle beauté doit exiger une telle rançon ? 

La coupe et le verre 

Maître Jacques de Hauburge, descendant d’une lignée de gentilshommes verriers ainsi se dénommait-il orgueilleusement possédait, aux hauts de ville, une verrerie léguée de père en fils. On n’y soufflait point de verreries communes, du cristal de bazar, disait avec dédain Maître Jacques. Nulle pièce ne sortait du chalumeau, n’était polie, gravée, sans porter la marque des Hauburge : une tour crénelée qu’enlaçait une banderolle portant ces mots en écriture gothique

 

« NOBLESSE DE POT VAUT TOUT AUTRE »

« DE NAISSANCE ET DE FIEF. »

 

Point davantage, Maître Jacques n’avait voulu connaître ces usines d’à présent où l’on moule les bouteilles, par centaines.

— Je m’ensevelirai plutôt sous mes fours, déclarait-il.

Et les verreries fragiles sortaient de chez lui, hautaines semblait-il autant que maître Jacques.

Au faubourg de la ville, une seconde verrerie était, un jour, venue s’installer. Apprenant de quoi il s’agissait, Maître Jacques de Hauburge ne daigna se soucier de ce Nicolas Gréguin, dont les mains ne façonnaient que gobelets, burettes, flacons de verre honnête, mais grossier.

Le bon Nicolas Gréguin ne se montrait nullement abaissé de sa besogne. Ignorant en quel mépris le tenait Maître Jacques, ce qui d’ailleurs ne l’eut point fait changer d’opinion, il admirait très fort l’artiste verrier. Sans l’envier pourtant, ne trouvant nulle humilité à fabriquer des objets que l’on trouvait sur les tables modestes.

— Ne méprisons point ce qui est utile, enseignait-il à ses apprentis, et ne vous laissez point moquer de votre travail. Il n’est pas labeur d’artiste peut-être, mais sûrement de bon artisan. Titre qui en vaut de plus brillants, ne l’oubliez jamais.

Le petit Vincent écoutait les paroles de son maître et les répétait à son camarade Claude, apprenti verrier lui aussi, mais chez l’orgueilleux Maître Jacques.

Claude riait avec impertinence.

— Ton maître dit ainsi, parce qu’il ne peut rivaliser avec le mien, et exécuter des œuvres d’art magnifiques comme celles qui sortent de chez nous.

De toutes ses forces, Vincent protestait.

— Je suis sûr que tu te trompes. Maître Nicolas n’envie personne. Au contraire, il rend l’hommage dû à ton maître. Mais il a raison d’affirmer qu’un verre solide sur une table rustique vaut une coupe fragile que l’on n’ose toucher de crainte qu’elle ne se brise.

— Ouais ! raillait Claude, ton verre n’a point, comme notre coupe, un décor de délicats feuillages où se posent de merveilleux oiseaux.

— Bah ! ajoutait Vincent, pourvu que soit délectable le vin qu’il contient !

Claude et Vincent avaient été compagnons d’école. Ensemble, ils avaient étudié sur le banc de la classe. Ensemble, ils avaient joué sur la grand place qu’ombrageaient de superbes tilleuls. Ensemble, ils avaient musé le long de la mince rivière qui jasait joyeusement entourant la petite ville. Ensemble, par des sentiers de chèvres, ils avaient grimpé au flanc de la montagne dominant le paysage. Et tous deux avaient voulu devenir verriers. Claude, d’une famille aisée, fut placé chez Maître Jacques de Hauburge. Sa mère, veuve sans fortune, conduisit Vincent à Nicolas Gréguin qui l’accueillit en amitié.

Angéline, la fillette du boulanger, grandit en même temps que les deux apprentis verriers. Elle avait joué avec eux, mais à présent, jolie brune de dix-huit années, elle n’accordait qu’assez peu d’intérêt à leurs vingt ans. Toutefois, coquette, elle savait ménager l’amour-propre de l’un et de l’autre.

Et les deux compagnons, se croyant encouragés, quand revint Pâques, cette année-là, rêvèrent tous deux, sans se le dire, d’offrir à Angéline leur cœur avec un présent.

Songeant aux fines verreries dont Claude lui vantait la beauté, Vincent, en grand secret, souffla une coupe. Elle n’était point de cristal, mais sur son bord fleurissait une branche de vigne. Un cep en formait le pied, soutenant des grappes que la lumière irisait.

De son côté, Claude se demandait

— Que donnerai-je à Angéline ?

Puis il pensa

— Vincent me vante toujours son travail rustique. Je vais lui apprendre ce que l’on peut faire d’un verre, d’un simple verre.

Sur un cristal rosé, il grava une biche bondissant sous de gracieux feuillages. Leur enroulement se répétait au frêle plateau portant le verre.

Vincent d’ailleurs ne vit pas ce joli verre, pas davantage, Claude ne vit la belle coupe, chacun cachant à l’autre son espoir.

Claude songeait

— Il sera temps, plus tard, de montrer le verre à Vincent.

Et Vincent

— Après, nous présenterons la coupe à Claude.

Selon la coutume, le jour de Pâques, une fête réunit la jeunesse, garçons et filles, au pied de la montagne, en un grand pré que bordait un bois. C’était une journée joyeuse de chants, de rires et de jeux. On apportait des provisions et l’on s’installait pour boire et manger, gaîment.

Entre Claude et Vincent, flattée par eux, Angéline riait à leurs propos.

— À la santé d’Angéline ! s’écria Vincent, levant son verre.

— À la santé de la plus belle ! riposta Claude.

— Tu vois, dit Vincent, le gobelet solide a du bon. Que deviendraient tes fragiles verreries, à les choquer sur l’herbe, en bons compagnons.

Se penchant vers Angéline, il demanda

— Que préfères-tu, verre ou cristal ?

Mais avant que la jeune fille ait pu répondre, Claude se levait

— On danse ?

Une acceptation bruyante salua la proposition, et comme un jeune paysan tirait de sa poche un harmonica, les couples se formèrent.

Saisissant Angéline par la taille, Claude l’entraînait déjà. Tout en tournant, il lui dit

— J’ai fait pour toi un joli verre, me permets-tu de te l’apporter ce soir ?

— Tu as ainsi pensé à moi ?

— J’y pense souvent.

— Vraiment ?

— Oui, mais je te demanderai quelque chose en échange. Oh ! pas grand chose, une réponse à une question.

— Une question ? répéta la jeune fille sans paraître comprendre, pourquoi ne la poses-tu pas tout de suite ?

Presque brusquement, Claude dit

— Angéline, veux-tu devenir mon accordée ?

Angéline hésitait à répondre.

— C’est non ? interrogea Claude.

— Je ne dis pas.

— Est-ce oui ?

— Je ne sais, on verra, dit-elle en souriant.

Ce sourire sembla une promesse au jeune verrier.

Quelques instants plus tard, Vincent ayant dansé à son tour avec Angéline, la conduisit au bord du bois. Un peu essoufflée, elle se laissa glisser au pied d’un arbre. Il s’assit près d’elle.

— Angéline, je t’ai fait une jolie coupe. Pourrai-je te l’apporter ?

— Pas ce soir, dit Angéline vivement, je serai fatiguée.

— Alors, demain ?

— Si tu veux. Mais, continua-t-elle, d’un air malicieux, tu ne me demanderas rien, en échange ?

Vincent rougit.

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Ma foi… comme ça…

— Eh bien si, fit Vincent fort ému, j’ai quelque chose à te demander.

— Et c’est ?

— Angéline, veux-tu qu’on s’épouse ?

Comme à Claude, Angéline ne dit ni oui ni non. Et Vincent, lui aussi, prit cette indécision pour un encouragement.

Les deux jeunes gens offrirent leurs présents, acceptés avec des mines charmantes. Puis, Vincent de son côté, Claude du sien, vécurent des jours de doute et d’espérance. Angéline trouvait agréable de ménager ses deux soupirants, sachant très bien qu’elle n’épouserait ni l’un ni l’autre.

Sous des prétextes divers, elle reculait toujours sa réponse, se prétendant trop jeune, posant des conditions, promettant un jour pour refuser le lendemain, bref, les bernant gentiment tous les deux. Ils ne s’en doutaient pas. La maligne leur avait fait jurer de garder le silence vis-à-vis l’un de l’autre.

La vérité était qu’elle se servait des deux naïfs pour forcer à se déclarer celui qu’elle désirait. La comédie dura jusqu’au dimanche où Claude et Vincent apprirent, à peu près en même temps, qu’Angéline se mariait avec un gros meunier des environs, et que les premiers bancs venaient d’être publiés.

Chacun d’eux reçut la nouvelle selon son propre tempérament. Vincent fut très malheureux, Claude devint furieux. Mais tous deux, ne pouvaient plus ignorer qu’on s’était moqué d’eux. Et tous deux, sans connaître leur mésaventure réciproque résolurent de n’être point là, pour ne pas paraître aux épousailles.

Voici pourquoi le matin que sonnèrent les cloches annonçant le mariage qui se faisait en grande pompe, Claude se prépara à grimper sur la montagne.

— Tu n’es pas de mariage, aujourd’hui ? interrogea sa mère, je vous croyais bons amis, la mariée et toi.

— Je me moque de cette Angéline, répondit Claude, et souhaite bien du bonheur à son meunier.

— Voici des paroles de dépit, pensa la mère. Je suis enchantée que cette jeune fille entre en ménage, elle ne me plaisait guère.

Le voyant prêt pour une excursion, la mère de Vincent ne le questionna pas. Depuis longtemps, elle avait deviné bien des choses. La tristesse de son fils confirmait ses soupçons.

Simplement, elle l’embrassa plus tendrement encore que d’habitude.

— Bonne journée, mon cher Vincent.

Pour ne point céder à l’attendrissement lui serrant la gorge, Vincent s’enfuit sans un mot.

Par deux chemins différents, Claude et Vincent parvinrent à un tournant de la montagne, sur un étroit plateau où l’on avait dressé un chalet servant de refuge.

— Claude !

— Vincent !

— Tu n’assistes donc point à la cérémonie ?

— Il me semble que tu n’y es pas non plus.

Un moment les deux camarades se regardèrent. Ils commençaient à comprendre que tous deux devaient souffrir du même mal.

D’un ton railleur, Claude rompit le silence.

— Cette belle mariée, j’espère, boira à ma santé dans un joli verre.

Tristement, Vincent dit à son tour

— Peut-être choisira-t-elle des fruits dans une jolie coupe.

De nouveau, ils se contemplèrent. À présent, ils étaient sûrs de ce qu’ils avaient soupçonné.

Claude parla le premier.

— Ainsi, nous étions rivaux ?

— C’est vrai.

— Sans doute, à toi comme à moi, on avait donné des espérances ?

— Oui.

Ce fut encore Claude qui se décida brusquement à rompre l’émotion qui les étreignait.

— Eh bien, au diable les filles coquettes et vaniteuses ! Elles ne valent pas que se gâche l’amitié sincère. Au fond, la noce d’en bas sauve peut-être cette belle amitié. Allons Vincent, jette au vent ta mélancolie comme un vieux manteau décoloré. Marchons ainsi qu’autrefois, alors que nous étions écoliers, ne nous souciant de rien que de notre joie.

Il entraîna Vincent qui finit par sourire franchement.

La matinée était splendide. La montagne se dorait sous le soleil. Tout en chantant, les deux compagnons s’installèrent pour déjeuner auprès d’une source jaillissant au flanc de la roche.

— Ah ! s’écria Claude, j’ai oublié la boisson et n’ai pris de coupe pour boire à notre amitié.

— Et moi, dit Vincent, je n’ai emporté de verre ni de vin.

— Tant pis, l’eau de la source est fraîche et claire comme du cristal.

— Notre verre, s’écria Vincent, sera celui de jadis, quand nous n’en avions pas d’autre.

Et tour à tour se penchant sur la source, les deux compagnons joignant les doigts, burent gaîment dans cette première coupe, ce premier verre que fut le creux d’une main plongée dans l’eau pure d’une source claire.

 

 

LE CORDIER 

Avec l’eau pour complice, que brin à brin se tisse la corde. 

Et qu’on chante encore la vieille chanson du Cordier qui « cordant, veut recorder sa corde, pour sa corde à corder, trois cordons il accorde ».

Car toujours, à l’abri du vent malicieux et du soleil desséchant, il y aura un Cordier qui cordera les cordons de sa corde. 

Bien malin qui dénouera ce nœud que des doigts rudes de marin ont serré. 

Mais comme t’intrigue ce que recèle la mince ficelle autour du paquet. Un joyeux mystère. Cette fois, le Cordier n’y est pour rien. 

Une trop belle corde 

Gilles aimait venir s’asseoir près de son vieil ami Jean Cleigne, le cordier.

La cabane de planches était abritée du vent et du soleil. Il ne faut ni de l’un ni de l’autre pour que les fils de chanvre ne dessèchent, ne s’envolent ou ne s’emmêlent. Toute proche, une étroite rivière étirait le ruban fluide de son eau jasant sur les cailloux.

Quand Gilles était près de lui, Jean Cleigne se plaisait à vanter son métier.

— Vois-tu, Gilles, corde et ficelles, ficelles et corde, c’est un beau métier que le nôtre. Cordages de navires que câblent les mains rugueuses des matelots, minces ficelles que croisent de jolis doigts, cela noue beaucoup de liens autour du monde.

D’autres fois, il disait

— Bientôt, il n’y aura plus de cordiers à ma mode. On fera la corde dans des usines immenses et noires, mais la corde, entends-tu bien, ne sentira plus bon l’air du dehors. Quand elle prendra le large, elle ne comprendra plus le chant de la terre que le chanvre tordu par moi n’oublie jamais.

Rêveur, Gilles écoutait sans répondre. Orphelin, élevé par un oncle avare, une tante acariâtre, ce grand garçon blond et timide, trouvait, à dix-neuf ans, la vie sans attraits. D’être apprenti chez cet oncle tailleur, immobile durant de mornes heures, il ne rêvait que longues croisières, pays étranges où l’aventure vous attend.

À ses moments de liberté, assez rares, la tante découvrant toujours qu’une besogne le réclamait, Gilles accourait vers Jean Cleigne. Le cordier l’accueillait avec un sourire et commençait aussitôt à conter quelque histoire, ne se doutant guère que ses propos entretenaient au cœur de son jeune ami des songes de départ, avivaient ses désirs fous d’évasion.

Il est vrai que la boutique de l’oncle Martin, n’était pas des plus gaies et l’arrière-boutique, où se taillaient, se cousaient, se repassaient les vêtements à livrer, l’était encore moins.

Parfois, un client demandait vite, vite, son habit pour partir en voyage le lendemain. Alors Gilles demeurait bouche bée à le regarder, imaginant follement qu’on allait lui offrir de l’emmener, prêt à accomplir n’importe quoi pour cela. Mais le voyageur riait de la figure ahurie de Gilles, son oncle le renvoyait rudement à son aiguille et sa tante maugréait contre certain mangeur de lune qui ne gagnait point le pain qu’on lui donnait.

Le pauvre Gilles subissait les reproches en silence. Pourtant il étouffait entre ce bougon mesurant, rognant, comptant à longueur de journée et cette avare, tous deux si peu agréables à voir et à entendre.

Le grand Grégoire travaillait avec Gilles. Un brave garçon, un compagnon de bonne humeur. Les remontrances qu’on ne lui épargnait pas non plus, ne l’émouvaient aucunement. Il chantonnait du matin au soir, et gardait toute sa sérénité lorsque grondait le maître ou sa femme.

Habile ouvrier, chichement payé, Grégoire savait que le tailleur ne le remplacerait pas aisément. Il aurait pu exiger davantage, mais ayant charge une mère infirme qui voulait mourir dans la ville où elle était née, Grégoire pensait qu’après tout, il en allait bien de la sorte.

La compagnie de Grégoire plaisait à Gilles. Elle ne suffisait pourtant point à l’égayer. De songer à son avenir borné par les murs noircis de la boutique, il devenait de plus en plus triste. Si triste que son ami Jean Cleigne finit par s’en inquiéter.

Questionné, Gilles ne livra point son secret.

— À quoi bon, pensait-il, ce brave Jean ne saurait soulager ma peine. Au contraire, de me parler sans cesse des cordages arrimés aux bateaux, il aggrave mon chagrin, il exaspère ma volonté de m’enfuir à la première occasion.

— Cette occasion, viendra-t-elle jamais ?

Un matin, fait rare, invraisemblable, les Martin durent s’en aller pour deux jours, afin de toucher une petite somme déposée chez un notaire. Gilles n’y tint plus.

— Grégoire, supplia-t-il, je voudrais sortir, avoir la journée à moi.

— Vas-y, petit gars, dit affectueusement Grégoire. Je comprends que tu aies envie de voir un peu le soleil, car ce vieux bougre ne songe guère à entrer ici. Sois sans crainte, ils ne reviendront que demain, je veillerai s’il le faut, notre ouvrage n’en souffrira pas.

— Merci, Grégoire !

À peu de distance de la ville qu’habitait Gilles, était un port tout frémissant de départs, d’arrivées, d’un va-et-vient incessant. Depuis longtemps, le neveu du tailleur pensait à s’y embarquer. Ce matin-là, il s’y résolut. Parvenu sur le quai, face à la mer, après avoir erré sans oser s’adresser à personne, et voyant filer les heures, il se décida brusquement à aborder un capitaine qui surveillait le portage d’énormes ballots.

— Voudriez-vous me prendre sur votre bateau ?

Surpris d’une demande ainsi faite, le capitaine toisa ce jeune homme rougissant et troublé. Il lui parut un piètre voyageur.

— Comme passager ? demanda-t-il.

— Non, comme matelot.

Le marin éclata de rire.

— Vous avez souvent navigué ?

Pourpre de confusion, Gilles dut convenir qu’il n’avait jamais mis le pied sur le pont d’un bateau.

— Vraiment ! Alors que savez-vous faire ?

— Coudre des habits.

— Grand merci, je n’ai nul besoin d’une couturière à mon bord.

— Je pourrais essayer autre chose, balbutia Gilles désemparé.

— Hé bien, jeune homme, allez d’abord essayer autre chose, et puis vous reviendrez me trouver.

Désolé, Gilles reprit le chemin de la petite boutique noire. Devant la cabane de Jean Cleigne, il n’alla pas plus loin, et se laissa tomber sur le banc à côté du cordier.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Jean Cleigne, observant avec attention la mine défaite de son jeune ami.

— Rien ne va ! s’écria Gilles d’un ton lamentable. Je suis las de vivre !

— Déjà ! C’est un peu tôt pour toi, mon copain.

— Non, non, ce n’est pas trop tôt, et je sais bien ce qui me reste à accomplir.

Jean regarda en face son jeune ami. Cela devenait sérieux. Il dit brusquement

— J’attends Janine, ma filleule, une charmante fille qui, elle, n’engendre point la mélancolie. Vous ferez connaissance, elle chassera tes papillons noirs.

D’un ton amer, Gilles répliqua :

— Elle aussi se moquera de moi.

— Tiens, tiens, tiens, pensa Jean le cordier, une blessure d’amour-propre, plaie aisément guérissable.

Il imaginait mal la profondeur de cette blessure.

Le jeune tailleur resta cinq jours sans revenir. Quand il revint, sa mélancolie ne paraissait pas dissipée. Elle s’aggravait même d’une allure gênée qui étonna le cordier.

Le dos tourné, feignant de chercher un outil, il observa Gilles dans un bout de miroir posé sur un coin de sa table. Il surprit son ami étendant la main vers un rouleau de corde neuve. D’abord hésitante, cette main qui tremblait un peu, saisit tout à coup la corde roulée et la cacha vivement sous le manteau de Gilles.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda Jean le cordier, sûr qu’il ne s’agissait pas là d’un vol ordinaire.

Quand Jean le cordier se retourna, Gilles tout pâle, se tenait sur le seuil. Précipitamment, il dit

— Adieu, Jean !

Puis il sortit, courant presque.

Aussitôt, Jean le cordier, se cachant comme il pouvait, se mit à le suivre. À pas allongés, Gilles traversait le faubourg, quittait les maisons, s’avançant vers une combe isolée, sur laquelle un arbre énorme se penchait.

On l’avait surnommé « Le Hêtre du Pendu », un pauvre diable, las de l’existence, s’étant accroché à sa plus grosse branche.

Cela remontait à plusieurs années. Personne, depuis, n’avait songé à utiliser l’arbre de pareille sorte. Mais le nom lui était resté.

— Est-ce possible ? se dit Jean bouleversé d’émoi.

Gilles lançait la corde après avoir préparé un nœud coulant, lorsqu’il se sentit le bras étreint dans une poigne solide, tandis qu’une voix courroucée criait

— Ma corde ! Une si belle corde ! En faire un si vilain usage ! Par exemple, qui t’a permis cela ?

La corde glissa sur la mousse. Au pied du hêtre, Gilles à présent, pleurait comme un enfant. Jean le cordier s’assit près de lui, laissa passer le plus fort de son chagrin. Puis il ordonna :

— Tu vas m’avouer quel tourment te possède. On ne se pend pas à ton âge, alors que l’avenir est à soi, parce qu’on a un oncle pingre et une tante qui ressemble à une pie grièche. Ouvre ton cœur, soulage-toi.

Gilles obéit, conta ses rêves, sa déception.

— Pour une pareille bêtise tu voulais nous fournir de corde de pendu ! C’est là un talisman dont ma corde n’a que faire. Écoute-moi, nigaud…

Un faible sourire éclaira le visage de Gilles.

— Cela va mieux, songea le cordier, qui ajouta

— Je le connais ton capitaine bourru, c’est mon vieil ami Henrich. Je puis t’assurer qu’il acceptera de t’embarquer. J’ai quelques économies dont je ne savais que faire. Je te les…

— Je ne veux pas, interrompit Gilles.

— Tais-toi, c’est moi qui commande. Je ne te les donne pas, je te les prête, sachant que tu me les rendras. Pars pour six mois sur le bâtiment d’Henrich. Après ces six mois, tu sauras si le goût des voyages te tient toujours. Alors, nous aviserons. Debout garçon, rentrons à la maison trinquer à tes futures traversées.

— Merci Jean, essaya de dire Gilles.

— Point d’autre merci que celui-ci, coupa court le cordier, promets-moi ton courage et d’empoigner la vie en lui disant à nous deux !

— Je te le promets Jean, répondit Gilles gravement.

La corde ramassée, et la tenant sous son bras, Gilles se mit à marcher à côté du cordier, faisant des projets que Jean écoutait en souriant.

En vue de la cabane, le neveu du tailleur eut une exclamation de surprise. Assise sur le banc, une charmante apparition, cheveux blonds, yeux bleus, taille souple, attendait.

— Où étiez-vous donc, mon parrain ? cria une voix fraîche.

Les deux compagnons approchèrent.

La voix fraîche continuait

— Sans doute, est-ce là votre ami Gilles qui vous accompagne ?

— En personne, fit le parrain.

— Je vous connais, reprit la voix fraîche, j’ai si souvent entendu parler de vous.

— Oui, eh bien, Janine, bougonna Jean d’un ton faussement colère, voici un jeune sot décidé à se pendre. Avec ma corde neuve, encore !

— Plus maintenant, balbutia Gilles confus.

— Vous vouliez vous pendre ! répéta la jeune fille d’un ton ému.

— Il y était tout prêt, dit le cordier.

— Vous nous quittiez ainsi, ce n’était pas gentil.

— Mais… je ne savais pas…

— Il va nous quitter, certes, dit Jean Cleigne. Pour six mois. Ce jeune homme désire voir du pays.

— Six mois, soupira Janine, pourquoi si longtemps ?

— Ce n’est peut-être plus utile, suggéra Gilles.

Le parrain de Janine intervint avec fermeté.

— Si, si, il partira. Six mois, ce n’est pas le diable. Ensuite, il saura ce qu’il veut faire, ceci ou cela, de la corde ou des habits, n’importe quoi, pourvu que ce soit de l’honnête travail. Le capitaine Henrich embarque lundi, il emmènera Gilles, j’en fais mon affaire. C’est dit.

Janine et Gilles se regardaient.

— Vous reviendrez, sûrement ? interrogea Janine.

— Oh ! oui, s’écria Gilles, surtout si…

— Si ?

— Si vous acceptez de m’attendre.

Ce fut Jean le cordier qui répondit.

— T’attendre, tu ne mérites pas d’apprendre que, dans ses lettres, la demoiselle que voici ne me parlait guère que de certain jeune tailleur de ma connaissance.

— C’est vrai, Janine ? demanda Gilles rayonnant.

Malicieuse, la jeune fille assura que son oncle ne mentait jamais.

Heureux de ce bonheur qu’il avait rêvé, Jean le cordier contemplait les deux jeunes gens. Se souriant, bavardant gaîment, ne se souciant plus de lui, ils organisaient déjà l’avenir.

Alors, s’adressant à Gilles qui tenait toujours ce paquet auquel il ne pensait plus guère, Jean Cleigne dit, légèrement moqueur

— Tu serais fort aimable de me rendre ma corde. Je crois que tu n’as plus envie de t’en servir !

 

 

LE COCHER 

Il demeure un témoignage du temps où les heures tournaient plus lentement. 

Aujourd’hui, une auto passe, plus vite que le vent. Un canot file, à peine effleure-t-il l’eau. Un avion traverse l’espace, on lève la tête, il a disparu. 

Image d’autrefois, le cocher paisible, avec les trois collets de son carrick, son chapeau de cuir bouilli, menait sans hâte son cheval. Sur les coussins du fiacre, la vitesse n’effarouchait pas le rêve. 

Et les moineaux de la ville avaient leur repas abondamment servi. 

Patachon Premier 

— Venez-vous promener avec moi, Johanny ?

— Nô, Je n’aime pas votre très stupide chapeau.

— Venez-vous promener avec moi, Jack ?

— Nô, Mère, je veux assister au match de boxe de Clergan contre Poé, cet après-midi.

— Venez-vous promener avec moi, Anna ?

— Nô, Mère je désire être à la répétition générale du film « Les Pirates de la Mer Caspienne ».

— Venez-vous promener avec moi, Patrick ?

— Nô, Mère, j’ai une partie de polo à disputer. Je suis attendu au Club.

— Bien, j’irai toute seule promener.

— Amusez-vous, dit Johanny, le mari de Dora Pickmip.

— Bonne promenade, Mère, dit Jack, son fils aîné.

— Vous allez avoir si chaud, dit Anna, sa fille.

— Mère, prêtez-moi cent francs, dit Patrick, son fils cadet.

Depuis un an, les Pickmip avaient quitté l’Écosse. Venus pour rendre visite au frère de Jonathan Pickmip, marié à une normande et résidant en Normandie, tous les membres de la famille Pickmip s’était trouvés si bien à Paris qu’ils avaient acheté un petit hôtel proche du Bois de Boulogne, et ne songeaient plus à retourner respirer les brouillards d’Angleterre.

Donc, ce jour-là, tous les Pickmip ayant refusé de l’accompagner, Dora Pickmip sortit seule. À pied, afin de faire beaucoup d’exercice.

Riches depuis plusieurs générations, les Pickmip considéraient que toutes les fantaisies leur étaient permises, et de fait, avaient tout loisir de se les permettre. Aussi en usaient-ils le plus largement possible.

À part cela de très braves gens, simples, obligeants et pour cette raison possédant un nombre important d’amis.

Ayant ainsi décidé de marcher, Dora Pickmip descendit d’un pas alerte les cinq marches du perron, traversa la cour de son hôtel, encadrée de chaque côté de pelouses fleuries. Ne donnant pas un coup d’œil aux remises où dormaient les autos, celle des Pickmip père et mère, celle des fils Pickmip et celle d’Anna Pickmip, une miniature d’auto, elle franchit la grille d’une allure décidée.

Dora Pickmip ne manquait pas de goût. Elle portait un costume correct allant à sa taille qui n’était pas des plus menues, mais sur sa tête, tenait en équilibre instable, un chapeau invraisemblable. Cette sorte de canotier fleuri, eut peut-être été amusant couvrant une chevelure de jeune fille. Dora Pickmip ne pouvait guère prétendre à être toute jeunette. Et Jonathan avait juré qu’il ne sortirait plus jamais avec elle, tant qu’elle s’obstinerait à arborer ce nid à moineaux.

Une qualité de Dora Pickmip, qui peut devenir défaut selon l’occasion, était de ne point céder à des choses de ce genre. Jonathan s’entêtait, elle agissait de même. Aussi quand elle mettait le nid, son mari restait à la maison.

Ainsi fit-il ce jour-là. Dora partie, il se plongea avec délices dans une méditation qui ressemblait, de très près, à une douce somnolence.

D’habitude, Dora Pickmip demeurait dehors l’après-midi entière. Elle trouvait toujours mille choses à faire qui absorbaient son temps, des acquisitions, des visites à rendre, des conférences auxquelles elle se jugeait tenue d’assister.

Ce jour-là, elle ne resta pas longtemps absente. Une heure s’était écoulée que Dora Pickmip rentrait. Et dans quel singulier équipage !

À son appel, le domestique des Pickmip accourut ouvrir la grille, et put voir sa maîtresse assise impassible dans un fiacre d’âge indéfini, traîné par un cheval fatigué que conduisait un cocher vénérable. Tout cela semblait sortir d’un Musée de la voiture. Chose invraisemblable, Dora Pickmip en paraissait parfaitement à l’aise.

Le plus invraisemblable était que partie la tête couverte du chapeau qui déplaisait si fort à Jonathan, elle revenait tête nue.

Se levant, avec son calme habituel, pour aller à sa rencontre, M. Pickmip, sans la moindre apparence d’émotion, contemplait son épouse, le fiacre, le cheval et le cocher. Jonathan ne s’étonnait de rien. Pas plus de cette arrivée bizarre, que de tout autre événement.

Le véhicule parvenu au milieu de la cour, Dora Pickmip sauta à terre, disant :

— Je veux présenter votre cheval à mon mari.

— Bien, bien protesta le cocher, je vous ai amenée gratis, cela vaut je pense, ce que vous aviez sur la tête.

— Je ne veux pas de votre gratis. Gardez. Je paye la course. Mais Jonathan doit dire des félicitations à votre cheval.

Et s’adressant à son mari qui, d’ailleurs, descendait les marches du perron

— Approchez, Jonathan, donnez des félicitations à ce cheval.

— Des félicitations, bougonna le cocher, un gros homme placide, déjà grisonnant, qu’est-ce que cela signifie ? En voilà des histoires pour un méchant galurin !

— Vous avez appelé comment ?

— Un galurin, votre chapeau, quoi !

— Jonathan, s’écria Dora, ce n’est pas un nid à moineaux, cet homme dit… Vous avez dit ?

— Un galurin ! répéta le cocher, commençant à s’impatienter.

— Eh bien, Jonathan, ce cheval a mangé mon galurin.

— Ce cheval est très intelligent.

Le cocher apprécia

— Merci pour lui.

— Et c’est comment arrivé ?

Ce fut le cocher qui raconta

— Madame baguenaudait le nez en l’air sur le bord du trottoir, au lieu de traverser la chaussée. Mon cheval était tout près, il a allongé le cou. Cette bête, de la paille avec une fleur, cela lui a rappelé les herbages de son pays, alors il a brouté la fleur et le chapeau est venu avec.

— C’est une histoire tout à fait bien.

— Vous devez être satisfait énormément, observa Dora.

— Énormément. Aussi j’achète le cheval et le cocher.

— Hein ? s’exclama le cocher.

— Parfaitement. Et la voiture.

Le brave cocher était abasourdi. N’était-il point tombé dans une maison de fous ?

Mais Jonathan Pickmip paraissait fort calme. Il reprit

— Nous irons en Normandie avec. Dételez vite. Il y a une écurie à côté des remises, mettez-le. Et vous… mais, comment est votre nom ?

— Clovis, répondit le cocher, décidé à prendre avec philosophie cette baroque proposition.

— Clovis, c’est un nom grandiose. Cela ne fait rien. Et le cheval, a-t-il aussi un nom de l’Histoire ?

— Ma foi, je l’appelle Vieux Coco, il comprend.

— Vieux Coco, ce n’est pas historique. Cela ne fait rien. Emmenez-le, et faites-vous servir un… Comment dites-vous pour l’heure du thé ?

— Un casse-croûte, répondit Clovis, très à l’aise désormais.

— Casse-croûte, très bien. Ensuite, ce soir, vous coucherez là-haut. David vous montrera.

David était le domestique de confiance des Pickmip. Depuis qu’il était à leur service, il avait perdu toute faculté de s’étonner. On détela le cheval, on remisa le fiacre et Clovis se soumit à son destin. Célibataire, sans famille, il était libre de toute attache. Ayant reçu un joli denier comme acompte sur le prix de la course en Normandie, il en vint à envisager l’aventure sous un aspect des plus agréable.

Quand les trois jeunes Pickmip rentrèrent, ils voulurent voir le cheval. Clovis le brossait.

— Très excitant ! déclara l’aîné.

— Épatant ! s’écria le cadet.

— Extrêmement magnifique ! approuva Anna Pickmip.

L’aîné proposa

— On use de cette chose d’avant le déluge ?

— Hip ! hurrah !

— Au Bois, nous rejoindrons les Marcagan !

Les trois jeunes Pickmip s’amusèrent follement de la promenade en fiacre. Ils allèrent au Bois et obtinrent un franc succès auprès de leurs amis.

En revenant, ils firent parler Clovis. Le cocher leur conta des histoires de son temps, le temps où un fiacre semblait courir trop vite, le temps où l’on avait le loisir de regarder et d’écouter, de se promener sans se soucier de records. Les jeunes Pickmip croyaient entendre des contes de revenants.

Cocher et cheval s’habituèrent vite à leur nouvelle situation. Clovis se félicitait de plus en plus que Vieux Coco ait eu la dent longue. Et Vieux Coco se mettait à engraisser.

Le moment du départ en Normandie fut décidé. Peu désireux d’être vus avec cet escargot, les jeunes Pickmip, se chargeant des bagages, filèrent les premiers, dans leur auto.

Prenant congé de leurs parents, ils dirent

— On annoncera votre venue. Si vous arrivez avant la fin de l’année, on fêtera Christmas ensemble !

Ils s’en allèrent, tandis que sans s’émouvoir de leurs railleries, Dora et Jonathan préparaient leur propre départ.

On était au milieu de mai. Favorisé d’un temps splendide, ce fut un voyage charmant.

Dépassé par la plus poussive des autos, salué de rires et de quolibets, l’étrange équipage, où imperturbables, se prélassaient Jonathan et Dora Pickmip, chemina sans hâte. On s’arrêta aux endroits agréables, on s’extasia sur les arbres en fleurs, on descendit en de jolis villages que l’on eût traversés en trombe avec l’auto. Bref, les Pickmip découvrirent des sensations totalement ignorées de leur existence habituelle. Jamais ils n’avaient aussi agréablement parcouru le monde.

Leur arrivée dans la superbe propriété de James Pickmip, leur frère et beau-frère, fut saluée de cris et de joyeux hurrahs !

Mais se détachant du groupe moqueur de ses invités, James Pickmip s’approcha du fiacre. Jadis il avait été un fameux éleveur de chevaux et longtemps avait fait courir.

Il regarda Vieux Coco, tourna autour, examina son sabot droit.

Les trois jeunes Pickmip voulurent se renseigner.

— Que cherchez-vous, mon oncle ?

— La marque de fabrique de cette Rossinante ?

— La clef qui la remonte ?

Sans répondre à leurs plaisanteries, James Pickmip continuait à examiner minutieusement le cheval.

Se redressant, solennel, il déclara

— Voici Patachon Premier.

Les exclamations fusèrent de plus belle.

— Patachon, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vous avez fréquenté ce fossile ?

James Pickmip affirma :

— C’est Patachon Premier.

À ce moment, le cheval hennit doucement.

— Vous constatez il me reconnaît.

— Vraiment, c’est une connaissance à vous, cette antédiluvienne créature ?

— Certainement. J’ai, avec, gagné le Grand Prix.

— Vous êtes sûr ?

— Je suis.

— C’était donc un sportif animal ?

— C’était.

— Vous lui devez alors, une maison de retraite.

— Je dois.

Les trois jeunes Pickmip crièrent

— Hurrah !

Et Anna tressa une guirlande de fleurs dont on couronna Patachon premier.

Ce qui fit dire à Clovis :

— Tu as l’air d’une Reine des Reines, mon pauvre vieux !

Ainsi Clovis fut attaché à la personne de Vieux Coco, devenu vénérable, en tant que Patachon Premier, destiné à prendre ses invalides de gloire chez celui qui se jugeait son ancien propriétaire. Il se trouverait assez d’ouvrage dans la vaste demeure, le parc, pour que le cocher put s’employer. Le brave Clovis se dit que Vieux Coco avait eu une inspiration étonnante de faire un déjeuner du chapeau de Dora Pickmip.

— S’ils veulent que tu sois Patachon, allons-y ! Après tout, c’est peut-être vrai. Sais-je où tu as passé ta jeunesse ?

Et Clovis avec Vieux Coco, institué Patachon Premier, vécurent comme des coqs en pâte.

Le plus amusant de l’aventure, est qu’il ne s’agissait nullement de l’ex-gagnant du Grand Prix. Simplement d’un obscur cheval, ayant toujours vécu des jours sans prestige. Mais ainsi que pour beaucoup de gens, il suffisait qu’on le crut extraordinaire pour en recevoir les honneurs.

 

 

L’IMPRIMEUR 

Une lettre, Une autre qui vient la rejoindre. Puis une autre encore. Et les mots se forment. Et les phrases s’enchaînent. Et les pages du livre se suivent. 

Et voici que l’on nous conte l’extraordinaire aventure de l’Ogre qui voulut manger les enfants perdus au bois. 

Par bonheur, l’esprit sait narguer l’appétit de l’Ogre. Le Petit Poucet sera sauvé. 

Pour tous les Petit Poucet du monde, que les Ogres voudraient dévorer, il nous faut de belles histoires, pleines de sagesse et de joie. 

Imprimeur, songes-y bien, et jamais ne te permets de l’oublier. 

Le beau journal de Mathias Corard 

Il n’ignorait pas que de puissantes machines impriment, de plus en plus vite, les feuilles des quotidiens, que d’énormes rouleaux encrent les images du monde entier.

Oui, il le savait. Un jour, Mathias Corard, avait été contempler ces merveilles. Devant les rotatives imposantes, il donna tranquillement son opinion.

— C’est très beau.

Toutefois prenant soin d’ajouter :

— Je préfère mon travail, et j’espère n’en pas changer jusqu’au bout.

Mathias l’imprimeur était revenu dans sa petite ville. Avec joie, il y retrouvait son modeste atelier que précédait une boutique un peu sombre, située dans une rue étroite entourant la cathédrale d’un corridor où le vent s’engouffrait. Ce qui avait fait surnommer avec impertinence, rue Trousse-Cottes, cette paisible rue du Cloître.

Sans ambition, satisfait de son sort, Mathias se plaisait en son logis que séparait de la boutique une cour dans laquelle un rosier remontant semait, presqu’en toutes saisons, des pétales d’un blanc rosé.

Derrière le logis, un jardin que l’on pouvait traverser, quatre pas en longueur, quatre pas en largeur, suffisait à son amour des fleurs.

Assis sur un banc de pierre, la journée terminée, fumant sa pipe, suivant des yeux le bruissement des ailes d’un gros bourdon bleu se gorgeant de pollen, Mathias s’estimait le plus heureux des hommes.

Surtout lorsque Clotilde, la fille d’une sœur cadette, venait ensoleiller de son rire la boutique, l’atelier ou le jardin.

En plus des cartes de visite où les notables, exigeaient leurs titres bien lisibles, des affiches du théâtre sur lesquelles il fallait se garder de composer le nom de la vedette en caractères de-même corps que ceux du restant de la troupe, des convocations de bals de société, d’annonces de fêtes, de réclames vantant quelque produit, Matthias Corard mettait en pages le journal local « Le Phare ».

Un ancien marchand de bois, M. Florimond Cazuel, s’offrait le gloriole d’en être propriétaire. Ce Florimond, aussi large d’épaules que court de jambes, coléreux, tatillon, rarement content, rendait sa présence insupportable au vieux Mathias.

Clotilde venait souvent aider son oncle. À chaque visite de M. Cazuel, c’est-à-dire au moins deux fois par semaine, elle lui conseillait de jeter dehors un si désagréable individu.

— Envoie promener ce grigou quinteux. Tu ne chômeras nullement de ne plus t’occuper d’une feuille de chou qui ne contient que méchantes histoires et ragots.

Avec calme, Mathias répondait :

— Certes, l’oiseau n’est guère d’aimable compagnie. Il n’y a pourtant point de sa faute, si les gens n’ont pas beaucoup de belles histoires à conter.

Clotilde faisait la moue.

— Très fâcheux, ceci. J’aimerais qu’un journal fut rempli de choses gaies, bonnes et tendres. Pourquoi ne peut-on en trouver suffisamment pour mon désir ?

L’oncle ne le savait pas. Lui aussi pensait qu’il serait meilleur, pour tout le monde, d’imprimer des événements heureux, plutôt que les lugubres récits contenus dans Le Phare.

À la « une », d’épouvantables comptes rendus de guerre, de naufrages, de batailles sur terre ou sur mer, quand ce n’était pas dans les airs. Aux autres pages, des fous se cherchaient querelle, se tuaient parfois. Puis encore des accidents affreux, provoqués par quelque imprudence, mettaient en deuil des familles de braves gens. Bref, il n’y avait pas une colonne qui ne contint des laideurs ou des méchancetés.

Mais Mathias n’était pas le maître des événements. M. Florimond Cazuel, directeur du Phare, lui donnait la copie toute prête. Artisan consciencieux, Mathias n’avait qu’à en composer le texte et à l’enclore dans la forme.

Amoureux de son métier, il travaillait sans hâte, lenteur qui exaspérait M. Florimond, grognant pour le moindre détail omis.

Ce grognon avait une doublure en la personne de Mlle Anaïs, sa fille. Fraîche sortie de pension, la demoiselle s’estimait fort savante. Cette prétention l’autorisait à rétablir l’ordre dans la syntaxe paternelle fréquemment boiteuse, et à corriger les épreuves du journal. Pour la plus inoffensive coquille, elle couvrait Mathias d’aigres remontrances qui hérissaient Clotilde d’impatience réfrénée.

Dès qu’Anaïs apparaissait, Clotilde ne desserrait plus les dents.

— Si j’ouvrais la bouche, disait-elle à son onde, je la mordrais !

D’ailleurs, Anaïs ne daignait jamais s’apercevoir que Clotilde fut là.

Et voici que pour un filet mal placé selon son goût, Florimond arriva furieux chez Mathias.

— Vous vieillissez diablement, cria-t-il, vous ne savez plus surveiller votre travail. A-t-on idée d’insérer, au milieu des dépuratifs et des pâtes pectorales, le récit d’une chasse chez le baron d’Etoupey !

— Cela ne vaut pas une place meilleure.

Une telle placidité enragea Florimond Cazuel.

— Ah ! vous trouvez ! Un journal fabriqué de la sorte est tout juste bon à faire des cornets pour un épicier !

Sans se troubler, Mathias riposta

— Je suis entièrement de cet avis.

Quelque peu interloqué, Florimond ne voulut point le laisser paraître.

— C’est votre avis ?

— Puisque c’est aussi le vôtre, fit Mathias sans hausser le ton.

— Je suis très flatté de votre appréciation, ricana M. Florimond Cazuel, nous allons donc nous entendre.

Malgré sa patience, Mathias Corard se sentait piqué au vif. Ce marchand de bois continuant à tempêter commençait à lui chauffer les oreilles, blessant l’honnête imprimeur dans la dignité de son labeur.

Allant ainsi, la discussion s’envenima. Elle s’envenima si bien que Florimond, après avoir roulé en boule le journal, l’envoya tout froissé à travers l’atelier, s’écriant

— C’est bon. D’ailleurs, à partir de la fin de ce mois, je vous retire Le Phare. Il sera bien mieux imprimé au chef-lieu et avec autrement de promptitude.

Mathias ne broncha pas.

— À votre aise, dit-il simplement.

— Et bon voyage ! marmotta Clotilde qui, le dos tourné, travaillait penchée sur une case, et s’amusant de la tournure que prenait l’entretien.

Quand l’homme en colère fut parti, elle vint vers son oncle.

— Nous voici enfin débarrassés de ce grincheux et de sa pimbêche de fille. Ce n’est pas trop tôt. Tu ne le regrettes pas, j’espère ?

Mathias ne répondit rien. Il réfléchissait.

Certes, ce départ le touchait peu, seulement, ainsi qu’il en arrive souvent pour les caractères doux, une fois fâché, Mathias avait de la rancune. Et soudain, son honnête visage d’artisan s’éclaira.

En riant, il dit à sa nièce

— Non, non, je ne le regrette pas.

Un éclair de malice brillait dans ses yeux.

Intriguée, Clotilde regarda son oncle mais ne l’interrogea pas. Elle saurait bien ce qu’il complotait.

Trois jours plus tard, Florimond apporta de la copie. D’un ton rogue, il souligna :

— C’est la dernière, vous avez compris.

— Parfaitement, répondit Mathias de sa voix paisible.

— Je l’espère bien, dit Clotilde, dès que le propriétaire du Phare eut tourné les talons.

— Moi, à votre place, continua-t-elle, je lui jouerais quelque farce pour ce dernier numéro.

Mathias secoua la tête.

— Non, au contraire, il aura un très beau journal.

Clotilde jeta un regard interrogateur à son oncle. Elle ne put rien lire sur le visage sérieux.

Et Mathias travailla tout le jour et très tard le soir. Certainement, ainsi qu’il l’avait annoncé à sa nièce, ce serait une besogne soignée.

Pourtant il refusa son aide.

— Non, non, je prends l’entière responsabilité de celui-là, il ne doit pas y avoir la moindre erreur.

De plus en plus intriguée, Clotilde attendit impatiemment le dimanche, jour de parution du Phare. Le samedi, Mathias lui proposa :

— Si tu n’as rien à faire, viens donc demain matin. Il me surprendrait fort que le Florimond ne s’amène pas de bonne heure me complimenter de mon travail.

Clotilde n’eut garde de manquer l’invitation.

Elle était là depuis quelques minutes lorsque la porte fut brutalement ouverte et que M. Florimond Cazuel fit une irruption violente dans l’imprimerie.

Un ouragan déchaîné, M. Florimond.

— Qu’est-ce que cela signifie ? hurla-t-il. Qu’est-ce qui vous a pris ? Allez-vous m’apprendre ce que signifie cette stupide plaisanterie ? Êtes-vous devenu fou ?

Assise bien sagement, ignorant encore le secret de l’aventure, mais déjà égayée, Clotilde écoutait.

Jamais Mathias n’avait été plus placide.

— Fou, dit-il, je ne crois pas.

Les yeux hors de la tête, la face cramoisie, Florimond rugissait

— Qu’avez-vous imprimé dans ce journal, dans mon journal ?

Ses mains larges et courtes tapaient avec rage sur le dernier numéro du Phare.

— C’est le plus beau journal que l’on ait jamais tiré sur la plus belle des machines.

— Ah ! vous jugez de la sorte ! Nous sommes la risée de la ville !

— N’est-ce point un résultat digne d’éloges, que d’égayer une ville plutôt morose ?

— On s’arrache Le Phare !

— Pour une fois, et vous vous plaignez !

M. Florimond ne paraissait pas avoir entendu. Il continuait

— Ce numéro du Phare est un ramassis de sornettes. Celle-ci, par exemple, écoutez

« Devant le Tribunal où M. Rémy avait traîné M. Charles, les deux plaignants se sont réconciliés, s’apercevant à temps que le motif de leur querelle était des plus futiles et que les procès ne servent qu’à engraisser les gens de loi… »

Le temps de souffler après cette lecture, Florimond Cazuel reprenait :

— Voici ce que vous avez mis, quand ces deux plaideurs se sont presque égorgés au sortir de l’audience !

— En quoi ils eurent tort. Plus sensés, ils auraient fait comme cela est écrit.

— À merveille !… Et ceci ?… Vous avez osé imprimer que toutes les guerres étaient finies, les belligérants ayant reconnu leur bêtise et que les batailles n’enrichissent pas davantage les vainqueurs que les vaincus !

— Ne serait-ce point là un magnifique bonheur à espérer ?

— Je ne sais ce que vous espérez, Monsieur, sans doute aussi que vos sottises deviennent ce qu’il y aurait de plus intéressant pour les habitants de notre ville, puisque vous avez jugé bon de remplacer le cours des Halles par un article sur le printemps ?

— Cet article était de beaucoup plus utile. Le prix des pommes de terre, les ménagères ne l’apprendront que trop tôt, en allant au marché. Célébrer le printemps, c’est forcer les cœurs à se réjouir.

— Vraiment, Monsieur !… Vraiment !… Et tout le reste à l’avenant, c’est aussi pour réjouir les cœurs qui attendaient un journal sensé ?

— Celui d’aujourd’hui est sensé. Tous les autres ne l’étaient pas.

Exaspéré, Florimond jeta le journal par terre et le piétina.

Puis sur ces mots

— Vous aurez de mes nouvelles, Monsieur !

Il sortit, claquant si fort la porte qu’un carreau vola en éclats.

— Cela vaut bien un carreau brisé, s’écria Clotilde, qui n’en pouvant plus de rire contenu, donnait enfin libre cours à sa folle gaîté.

Quand elle fut un peu calmée, elle objecta

— Malheureusement, mon onde, votre si beau journal, restera un exemplaire unique au monde.

Ayant embrassé sa nièce, Mathias répondit sereinement :

— Qui sait !… Un jour, peut-être !…

 

 

LE CHEF D’ORCHESTRE 

Un joli joujou de boîte à musique. 

De la salle, il apparaît tout petit. Il fait des gestes bizarres. Peut-être ceux du sorcier animant les objets.

Autour de lui, les musiciens semblent de menus pions avec lesquels il joue, à son tour. 

Et tout ce jeu nous ravit, nous fait oublier nos soucis, pour nous guider vers l’univers enchanté des sons. 

Qui peut y pénétrer ne sera jamais tout à fait malheureux. 

La petite flute 

Ascagne était un grand musicien, un chef d’orchestre éminent. Les concerts qu’il donnait se voyaient toujours suivis par une assistance aussi nombreuse que distinguée.

Quand il rassemblait son orchestre d’un coup de baguette, on imaginait un magicien faisant jaillir les sons par enchantement. Et la salle n’osait presque plus respirer, attentive à ne rien perdre des harmonies qu’il déchaînait.

Si Ascagne était un musicien de haute valeur, ce n’était guère un aimable caractère. Quelque peu vaniteux, il ne fallait le contredire en quoi que ce fût. Au plus léger ennui, il entrait dans de furieuses colères.

Pourquoi paraissait-il en vouloir tant à la petite flûte ? Personne ne le savait. La petite flûte elle-même l’ignorait. Mais le fait était réel. Tout le monde s’en apercevait, la petite flûte la première.

Ce n’était pourtant point que cette petite flûte ne tint consciencieusement sa partie. Au contraire. Elle jouait avec ferveur, avec une passion de la musique qui aurait dû lui attirer l’estime d’Ascagne. Il n’en était rien.

Ascagne ne manquait jamais une occasion d’humilier la petite flûte, c’est-à-dire Stanislas Barbaron. Timide autant que fluet, Stanislas ne se plaignait, bien doucement, qu’à Mme Bar-baron, aussi fluette et timide que son mari, de la malveillance obstinée d’Ascagne.

Devant Mélia, Stanislas s’essayait à se montrer terrible.

— Il me poussera à bout, je lui répondrai vertement demain.

Mélia Barbaron connaissait son Stanislas. Elle savait qu’il ne prouverait pas, le lendemain, plus d’audace que la veille et qu’elle n’en aurait point montré davantage en pareille circonstance. Néanmoins elle le calmait de paroles encourageantes.

— Sois patient, mon cher mari. Si tu mets Ascagne hors de lui, il serait capable de te renvoyer de l’orchestre.

Elle n’osait ajouter

— Que deviendrions-nous, et nos deux petits Christiane et Yun, s’il ne restait, pour nourrir la maisonnée, que mes leçons de piano.

De son côté, Stanislas se gardait d’annoncer à Mélia qu’Ascagne l’avait menacé de cette catastrophe et qu’elle arriverait sûrement, bientôt sans doute.

En prévision de l’événement, la petite flûte, sans le dire à Mélia, avait cherché quelque emploi pour le moment où l’orchestre lui ferait défaut. Seulement, lorsqu’on n’est habile qu’à jouer de la flûte, à quelle occupation sérieuse prétendre ? On vous reçoit avec méfiance et dédain, on vous répond qu’on a besoin d’un comptable et non d’un musicien.

Et Stanislas se désolait à part soi. Tandis que Mélia pensait souvent à l’avenir.

Ainsi, fort inquiets tous deux, ils se cachaient l’un à l’autre leur commune angoisse et se souriaient, voulant se donner réciproquement de la vaillance.

Ces deux Barbaron étaient de même taille, point des plus élevées. Pareillement, leurs yeux étaient d’un bleu très doux. Une chevelure d’un blond roux chez Mélia devenait des cheveux d’un blond pâle chez Stanislas.

Ces deux blondeurs avaient dû faire hésiter Christiane et Yun sur la teinte à adopter pour ressembler à leurs parents. Tous deux, l’une sept ans, son frère six, possédaient une crinière blond pâle parsemée de reflets roux. Pour les traits de leur visage, l’hésitation paraissait résolue. Christiane accusait une imitation parfaite de l’air étonné et candide de son père. Yun semblait une miniature réduite de sa miniature de mère.

Et les quatre Barbaron, à peine plus hauts les uns que les autres, plus grands et plus petits, s’adoraient à qui mieux mieux.

Les deux plus grands vivaient dans une perpétuelle extase. Il n’existait pas au monde, pour Stanislas, femme plus jolie, plus charmante que sa Mélia. Pour Mélia, Stanislas réalisait la perfection absolue.

Les deux plus petits ne connaissaient rien de plus étonnant que ce qui touchait, de près ou de loin, à la famille Barbaron, père et mère, fils et fille.

S’il n’y avait pas eu, sur leur bonheur, l’ombre menaçante du terrible chef d’orchestre, on eut été bien heureux dans la maison exiguë de Stanislas et de Mélia. Mais l’ombre s’épaississait de plus en plus.

Ainsi que tous les ans, Ascagne préparait un grand concert, le dernier de la saison. Selon sa coutume, les répétitions donnèrent lieu à maints prétextes de mauvaise humeur. Presque toujours, les reproches tombaient, dru comme grêle, sur la petite flûte. Et le pauvre Stanislas songeait, terrifié, qu’à la saison prochaine, il ne ferait plus partie de l’orchestre. Stanislas Barbaron n’était pas qu’un flûtiste de talent. Il composait de frêles mélodies. Pour ne point être éclatantes, elles s’imprégnaient d’un charme de fraîcheur si intense, que l’on devenait meilleur à les entendre. Elles évoquaient la joie de la jeunesse et du printemps. Elles avaient de petites ailes. Elles étaient gaies et tendres et faisaient les délices de Mélia. Assis sur leur banc, mains jointes, sans bouger, Christiane et Yun les écoutaient, les yeux levés avec admiration vers leur père.

Stanislas préférait cet auditoire charmé à tous ceux qu’il aurait pu avoir. Par malheur, il ne suffisait point à couvrir le flûtiste de gloire et d’argent. Et il en fallait pour acheter robes et bonnets, bas et souliers aux petits. Aussi pour offrir à Mélia ce manteau dont elle avait tant envie. Il l’eut si bien protégée du froid, alors qu’à travers la ville elle trottait, allant donner une leçon de piano à la fillette de quelque commerçant rechignant à payer le prix modeste qu’on lui demandait.

Une des mélodies de Stanislas, celle préférée de Mélia, s’appelait Esquisses de printemps. Elle avait une grâce délicieuse. On y percevait le parfum des prés couverts de la rosée matinale, le jasement du ruisseau, le chant du roitelet saluant l’éveil du jour. Mais comment faire connaître cette composition ?

Sans y croire, sachant trop qu’il n’en aurait jamais l’audace, Mélia proposait timidement à son mari

— Si tu en parlais à Ascagne. Peut-être ne te recevrait-il point rudement. Il aime la musique, il appréciera ton œuvre.

Pour faire plaisir à Mélia, quoique tremblant à l’idée d’aborder le chef d’orchestre, Stanislas affirmait

— Tu as raison, il ne doit pas être si méchant qu’il veut le paraître, je lui parlerai.

Mais se rendant à la répétition, le flûtiste perdait tout son courage en chemin. Il ne lui en restait pas du tout arrivé devant Ascagne.

Les répétitions se poursuivaient, Stanislas Barbaron écoutait en silence les critiques acerbes, et baissait la tête, navré de son irrésolution. Il fallait se résigner à n’être qu’une petite flûte, perdue au milieu des violons, du saxophone, des cors, de tous ces instruments qui, eux, n’avaient pas peur du chef d’orchestre, sûrs de leur importance.

Certain après-midi, la veille du grand concert, Ascagne se montra plus dur que jamais.

— Heureusement, cria-t-il, c’est la dernière fois que j’ai à conduire certains musiciens dignes, tout au plus, de figurer à la parade d’un théâtre de foire !

— La dernière fois, songea Stanislas, c’est bien cela, je serai renvoyé et ne ferai point la saison prochaine.

Car il ne douta pas une seule minute que la menace n’eut été lancée à son adresse. Et pour cacher sa peine, il fut si gai le soir chez lui que Mélia lui demanda

— Tu as au moins parlé à Ascagne ?

Le flûtiste fut embarrassé, mais ne voulut pas décevoir Mélia.

— Oui… C’est-à-dire que je lui ai demandé une audience…

— Il te l’a accordée ?

D’un ton léger, Stanislas répondit

— Oui, sitôt le concert terminé.

— Enfin, s’écria Mélia joyeuse, quel bonheur !

Et la charmante maman d’entraîner Christiane et Yun dans une ronde qui les fit rire tous les trois.

Ce qui permit à Stanislas de rasséréner un peu son visage désespéré en riant plus fort que ses chéris.

Le concert était pour le lendemain. Toute la nuit, le flûtiste ne dormit guère. Que faire pour sauver les siens ? À force de retourner cette question en tous sens, l’idée lui vint que puisqu’il était perdu il pouvait tout tenter. Sur cette résolution, il s’endormit à la fin. Il se réveilla avec elle.

La jolie salle du concert bruissait de ce gai murmure qui se tait subitement pour faire place à un silence profond, lorsque les musiciens s’installèrent. Leurs familles jouissaient d’une place. Mélia et ses enfants étaient venus, avec Christiane et Yun.

Après les bravos saluant l’entrée d’Ascagne, le concert commença.

Un concerto, une brillante symphonie, une fugue, deux airs d’opéra en composaient la première partie. Elle se passa brillamment. Les applaudissements soulevèrent la salle d’enthousiasme. Mais comme ils s’apaisaient, et que les assistants se levaient pour se détendre un peu, en attendant la reprise, voici que du fond de l’estrade un chant de flûte s’éleva.

Dans la salle, il y eut un moment de flottement. Que voulait dire ceci ? Mais, dès les premières notes, les gens qui n’avaient pas encore quitté leur siège ne bougèrent point. Les autres se rassirent. Ceux qui se trouvaient près de la porte s’arrêtèrent.

Les musiciens demeuraient à leur place. La petite flûte devenait-elle folle tout à coup. Mais eux aussi, écoutèrent en connaisseurs, conquis dès les premières mesures.

Quant à Ascagne, une telle stupéfaction le clouait à son pupitre d’où il venait exécuter révérences sur révérences pour remercier le public, que cette stupéfaction empêcha la colère de monter.

Et les Esquisses de printemps se déroulèrent, mélodie d’abord timide, presque tremblante, qui se mit à monter, comme un chant d’alouette. Un silence religieux figeait la salle. On eut dit qu’un sortilège enchaînait l’assistance ravie.

Ascagne, trop vrai musicien pour ne pas être touché par ces accents, ne songeait plus à interrompre. Dompté par la pureté du chant, il écoutait.

Intrigué toutefois.

— Ce n’est tout de même point cet idiot, l’auteur d’une chose aussi ravissante ?

Le morceau achevé, il y eut une seconde de silence. On en espérait encore. Quand on comprit que c’était fini, les bravos éclatèrent, frénétiques. Les musiciens ne furent pas les derniers à taper dans leurs mains. Et comme l’assistance criait

— Bis !… Bis !… 

Ils poussèrent Stanislas au premier rang, un Stanislas qui, tout courage enfui, ne savait où se fourrer.

Du moment que l’aventure tournait si bien, Ascagne défronça ses sourcils. Au fond, d’ailleurs, il était amusé, et l’audace nouvelle de cette petite flûte lui révélait que son antipathie contre elle venait surtout de sa timidité tremblant au moindre de ses regards.

Du geste, il appela Stanislas près de lui. Un violon dut prendre Stanislas par la main et le lui amener.

— De qui ? interrogea Ascagne à mi-voix.

Éperdu, la petite flûte bredouilla

— De moi ?

— Cela s’appelle ? continua Ascagne ému sans vouloir le laisser paraître de ces yeux limpides qu’il n’avait jamais vus levés vers lui.

— Esquisses de printemps, chuchota Stanislas.

Les bravos avaient redoublé quand Stanislas s’était approché. En agitant sa baguette Ascagne obtint le silence.

— Mesdames, Messieurs, dit-il, la surprise que nous venons de vous offrir, Esquisses de printemps, est de notre ami Stanislas Barbaron. Puisque vous l’avez accueillie avec le plaisir qu’elle mérite, nous vous apprenons qu’à la réouverture de notre prochaine saison, nous redonnerons ce morceau que vous avez su si bien apprécier, avec une partition d’orchestre.

Ébloui, pourpre de confusion et de joie, Stanislas saluait, butait dans les chaises, ne sachant plus du tout quelle contenance tenir.

Dans la salle, il y avait une petite femme qui sanglotait et deux enfants qui appelaient

— Papa !… Papa !…

En riant, on entourait le groupe charmant, promettant à Mélia un beau succès pour son mari.

De fait, Esquisses de printemps furent jouées partout. Aussi bon nombre d’autres fraîches mélodies, toutes signées Stanislas Barbaron.

 

 

LA FLEURISTE 

De petits pots en petits pots, dans sa boutique exiguë, la Fleuriste compose un grand jardin. Au milieu de ce jardin, preste et active, elle dépote, rempote, arrose. 

Veillant à ce que boivent les lys, à ce que ne pâlissent point les roses, à ce que les palmiers oublient leur soleil, elle est l’infirmière des parterres citadins. 

Et compose une symphonie d’accord de couleurs chantant entre les pierres grises. Une fleur sur une modeste table, le logis devient riche, et le Printemps naît en plein Hiver. 

L’ascension du pot de jacinthe 

Dès l’aube debout, Mlle Sidonie, la fleuriste de la rue des Batelières, courait au Marché aux Planes acheter les fleurs coupées, les fleurs en pots qu’elle installait dans sa boutique.

Ce n’était pas une très grande boutique et la rue n’était pas une rue très gaie. Mais la devanture fleurie éclatait de couleurs vives et fraîches, au milieu des autres assez sombres.

La devanture de l’épicier était sérieuse. Une forteresse de macaroni s’y dressait à côté d’un château de boîtes de sardines. Et les sacs de légumes secs ne l’égayaient pas.

La devanture du boucher, écarlate, paraissait teinte du sang des bêtes pendues à l’intérieur. Elle faisait frissonner à penser au triste destin des veaux, des bœufs, des troupeaux qui ornent si bien les prés, qu’ils semblent y être placés pour meubler les tableaux d’un peintre de paysages.

La devanture du marchand de balais et de brosses était tout hérissée, eut-on dit, de têtes mal peignées que l’on aurait décapitées pour les accrocher à des colonnes de tubes de pâtes à reluire.

La devanture du crémier se montrait moins sévère, mais les oranges, les citrons, les prunes ou les pommes, tous les fruits selon la saison, toujours sous un filet, prenaient allure de prisonniers regardant le jour à travers leurs barreaux.

Quant à la devanture du brocanteur, au bout de la rue, elle éparpillait jusque sur le trottoir, poussées pouvait-on imaginer par un invisible balai, des choses vieillies, fêlées, grises de poussière.

Mais la boutique de Mlle Sidonie était un bouquet. Le passant, même s’il n’avait point envie d’acheter, s’arrêtait, songeant à un jardin posé là par une bonne fée, pour charmer la rue. Triste ou soucieux, il repartait plus léger, emportant dans ses yeux une réconfortante douceur.

On ne s’imaginait pourtant point, à contempler ce bouquet, quel travail et quels soins exigent les fleurs.

Toutes ne demandent pas qu’on s’occupe d’elles de la même façon. Il y a les fières, traitées en nobles et délicates personnes. Il y a les rustiques, à qui de l’eau fraîche suffit pour conserver leur teint velouté. Il y a les plantes vertes, dédaigneuses de fleurir et de sentir bon, qu’il faut épousseter sans cesse, en personnes cossues, susceptibles d’être très facilement fâchées.

Mlle Sidonie s’émerveillait de toutes. Chacune, pour elle, possédait un visage particulier. Elle leur disait qu’elles étaient belles et qu’elle les aimait. Et, prétendait-elle, les fleurs comprennent parfaitement.

Ces gracieuses voyageuses venaient de tous côtés, par voiture, par bateau, par chemin de fer, par avion.

Les tulipes arrivaient de Hollande. Les œillets quittaient la Côte d’Azur. Les giroflées, les marguerites, les pensées étaient satisfaites de naître chez les horticulteurs autour des villes, un peu partout.

Les quatre saisons déroulaient le rythme de leur floraison dans la boutique de Mlle Sidonie. Et les gens, dont la bourse trop plate ne permettait point de fréquenter la campagne, d’aller saluer, au renouveau, l’éclatement des bourgeons, connaissaient ainsi que les beaux jours étaient venus ou que les temps froids ne tarderaient pas.

Les primevères annonçaient le printemps, et qu’aux bois, la mousse s’émaillait de violettes, bientôt de muguet.

Les roses chantaient la gloire de l’été, la somptuosité des parterres.

À l’automne, les chrysanthèmes revêtaient une robe riche d’or et de pourpre, luttant de magnificence avec les ors et la pourpre de la forêt.

L’hiver, les feuillages se mélangeaient aux corolles fragiles, messagères des pays du soleil.

Jamais Mlle Sidonie n’avait quitté sa rue. Chaque année, elle se promettait de partir, et chaque année terminée, elle soupirait du même songe non réalisé.

— Ce sera pour l’an prochain, disait-elle. Je ne connais mes fleurs que coupées ou prisonnières d’un pot. Combien j’aimerais les voir en liberté.

Or, voici que Mlle Sidonie se trouva recevoir un petit héritage. Cette fois, sa décision fut prise sur le champ.

— Je vais admirer mes fleurs chez elles. Je leur dois une politesse. Depuis si longtemps qu’elles me rendent visite, toutes serrées par le trajet, à ce point que j’imagine les voir pâmer, je veux aller les saluer heureuses, jaillies de terre, s’épanouissant sur leur tige.

Avant son départ, Mlle Sidonie vendit ses fleurs au rabais. De modestes logis se parèrent d’un bouquet, d’une plante verte. Vivement, la boutique se trouva vide, et Mlle Sidonie déclara en riant que jamais elle n’avait eu de vente lui causant un tel plaisir.

À Élise, sa petite voisine qui, après l’école, venait parfois l’aider, elle fit don d’un pot où fleurissait une superbe jacinthe bleue.

— De la couleur d’une journée heureuse, dit Mlle Sidonie.

Élise fut ravie. Habitant au rez-de-chaussée, la jacinthe, de sa claire note bleue, éclairait la pièce où elle apprenait ses leçons.

Mais Élise vint à penser tout à coup qu’au premier, une vieille demoiselle lui prêtait souvent des livres. Elle serait certainement heureuse d’avoir une jacinthe d’un si joli bleu. Elle aimait beaucoup le bleu. Élise le savait et, tant de fois, avait rêvé lui offrir quelque cadeau.

Ainsi le pot de jacinthe monta au premier.

La vieille demoiselle avait été très contente de recevoir le pot de jacinthe. Mais elle ne le dit pas à Élise, pour ne point lui faire de peine, elle le porterait à son amie depuis si longtemps, la dentellière dont les yeux fatigués se rafraîchiraient à la douceur tendre de la fleur.

Et le pot de jacinthe monta au second.

La dentellière fut touchée de l’amicale attention. Seulement, les trois petits d’au-dessus, qui parfois s’asseyaient sagement autour d’elle pour la regarder nouer le fil sur son tambour, lui avaient conté leur chagrin. Ils voulaient souhaiter la fête de leur mère. Pour cela, ils venaient de briser leur tirelire, le gros canard de faïence qui avait avalé leurs sous. Mais le canard n’avait pas grand chose dans le ventre. Et les trois petits, désolés, ne pouvaient acheter la belle fleur dont ils désiraient l’emplette.

La dentellière songea aux trois petits en peine, qu’elle allait rendre bien joyeux.

Et le pot de jacinthe monta au troisième.

Recevant la fleur, la maman embrassa tendrement les enfants.

— Mes trois amours, je vous remercie, quel joli bleu !

Toutefois, sans paraître insister, elle continua

— Notre voisine, au-dessus, la gentille couturière est souffrante en ce moment. C’est triste d’être malade, de ne pouvoir aller se promener, juste au moment où les jardins sont pleins de fleurs. Elle n’a pour s’égayer, que la vue d’un pan de ciel, pas bien grand.

La mère des trois petits ne dit plus rien. Les enfants réfléchissaient. Ayant hésité un peu, ils parlèrent.

Le plus grand commença :

— Maman, si cela ne te chagrinait pas…

Le cadet dit ensuite

— Nous pourrions peut-être…

Le plus petit dit à son tour :

— Lui porter le pot de jacinthe…

Gaîment, la mère répondit

— Mais non, cela ne me chagrine nullement. Au contraire. Vous êtes de gentils petits, et je serai bien contente de faire plaisir à cette charmante jeune femme.

Les enfants battirent des mains.

— Alors, on le lui porte ?

— Tout de suite ?

— Tous ensemble ?

La maman acquiesça joyeusement

— En route, mes chéris !

Et le pot de jacinthe monta au quatrième.

Il fut, en effet, reçu avec grand plaisir par la jeune couturière. Elle allait mieux d’ailleurs et recommençait à travailler. Aussi posa-t-elle le pot de jacinthe dans une encoignure où il mit une douce clarté.

Mais dans l’atelier au-dessus, habitait un jeune peintre, plus démuni d’argent que de talent. C’était un bien agréable garçon, toujours prêt à rendre service, toujours chantant, malgré les jours de sécheresse de son porte-monnaie.

Las d’avoir beaucoup travaillé, il descendait parfois converser avec son aimable voisine d’en-dessous. Il avait fait d’elle une toile fort belle. Ce jour-là, il lui conta rêver d’une nature morte et se disait embarrassé.

— J’y voudrais une note bleue, comme vos yeux. Vous ne pouvez pas me les prêter, c’est dommage.

Elle riait. Quand elle eut le pot de jacinthe, elle pensa aussitôt à son voisin du dessus.

— Voici une note bleue, une bien jolie note bleue. Si je portais ce pot de jacinthe là-haut ? Ma foi, je serais charmée qu’il le trouve à sa guise.

Et le pot de jacinthe continue son ascension.

Mais au cinquième, il s’arrêta. Il ne pouvait monter plus haut.

Enchanté, l’artiste se mit à peindre. Au pot de jacinthe, il joignit une assiette paysanne et un pichet, et fit un chef-d’œuvre de cette nature morte qui obtint beaucoup de succès.

Ainsi, la jacinthe fana pour renaître, fraîche toujours, sur la toile. Fort admirée, elle fut achetée par un Musée où vous pourrez l’aller voir.

Pendant ce temps, que faisait Mlle Sidonie ?

On se le demanda longtemps dans la maison aux cinq étages. Aussi dans le quartier. Nul ne reçut de ses nouvelles. Et la boutique fermée ne rouvrait pas.

Le plus drôle est que Mlle Sidonie ne devait jamais revenir. Sa boutique fut mise à louer un cordonnier s’y installa.

Certes, un cordonnier est nécessaire. Surtout quand il raccommode les souliers malades. Le quartier de Mlle Sidonie, ayant une assez nombreuse population enfantine, les galoches, que le jeu de marelle fatigue beaucoup, avaient fréquemment besoin de soins sérieux.

On fut aise de trouver sous la main, un ressemeleur habile. Seulement sa boutique sentait le vieux cuir et non le lilas. Et les rangées de chaussures en piteux état, ne possédaient pas le channe des pots si gentiment alignés par la fleuriste.

Aussi bien des gens regrettèrent-ils le frais bouquet qui semblait posé au milieu de la rue pour l’égayer.

Moi-même, j’ignore ce qu’est devenue Mlle Sidonie. Par conséquent, je ne saurais vous l’apprendre. Court-elle toujours ici et là, contemplant toutes les fleurs de la terre ? C’est bien possible. Quand on est parti, surtout un peu tard dans la vie, on a grand mal à s’arrêter.

Pareille aventure arrive souvent aux personnes d’un certain âge, qui, jusque là n’étant jamais sorties, se mettent à vouloir visiter tous les beaux jardins dont le monde est plein.

 

 

LE CUISINIER ET LE CINEASTE 

L’un est le plus vieux du monde. 

L’autre est très jeune. 

En même temps que le feu, le cuisinier naissait. Et la sauce commença à faire passer le poisson. 

Casserole en main, le cuisinier ressembla au poète empoignant sa lyre. 

Pourquoi pas ? Un bon mets vaut mieux qu’un méchant sonnet. 

De tout l’univers, parviennent dans la cuisine, les bêtes tuées, les légumes fleurant encore la terre, les fruits de tous les vergers. 

Le Cinéaste court au devant de tous les spectacles du monde. Il les cueille, les assemble, les assaisonne. 

Un bon film, est un régal pour les yeux. 

Le chant de la carpe dorée 

Dans le réduit obscur où, tout le long du jour, il se tenait, le petit Gus ne voyait, qu’à peine, la clarté du dehors. Vers midi, le soleil se glissait de biais par le soupirail, envoyait à Gus un mince rayon rendant plus noir ce coin sale et si encombré que Gus avait à peine la place de s’y asseoir. Puis le soleil disparaissait, ne revenait plus jusqu’au lendemain.

S’il n’éclairait guère la rue étroite sur laquelle donnait le soupirail accordant à Gus de ne point étouffer tout à fait, le soleil faisait étinceler la façade du restaurant, une riche façade que surmontait l’enseigne de fer forgé

« À la Carpe dorée. » 

Un tourniquet de verre permettait d’entrer sans qu’un souffle d’air put effleurer les gens en train de déjeuner. Tous d’ailleurs, chaudement habillés l’hiver et vêtus l’été, d’étoffes souples et fraîches.

Dans la grande salle au plafond décoré de peintures et de dorures, on mangeait par petites tables. Presqu’aucun bruit ne s’entendait. À peine le tintement léger de l’argenterie ou du cristal. Le maître d’hôtel se penchait vers les habitués. Connaissant leurs goûts, il leur conseillait, à voix basse, le mets qu’ils devaient prendre. Les garçons marchaient sur des semelles de caoutchouc. Les clients parlaient dans un murmure, comme s’ils avaient d’importants secrets à se confier, alors que, la plupart du temps, ils s’entretenaient de courses, de chevaux, de réceptions, de parties de bridge ou de l’opérette en vogue.

Il n’en allait point de même à la cuisine. Harcelé par les serveurs, s’impatientant à cause des plats commandés, le chef cuisinier bousculait ses aides. Les aides secouaient les marmitons. Le préposé aux hors-d’œuvre attrapait les éplucheuses. Les desserts n’étaient jamais prêts assez vite. Et dans la plonge, ces assiettes, ces couverts, ces plats, tout ce que l’on posait avec mille précautions sur les tables fleuries, était remué, brassé à grand bruit dans de l’eau de vaisselle. Et la plongeuse se plaignait de la petite essuyeuse qui ne se pressait pas suffisamment à son gré.

Lui, Gus, tout le monde le grondait. Sa principale mission était d’écailler, de vider les carpes, spécialité de la maison. Cette besogne lui rendait les doigts gonflés ou pleins de gerçures. Pour l’oublier un peu, la trouver moins pénible, il se composait des chansons et se les disait tout bas, afin qu’on ne l’entendit pas de la cuisine.

Des gens de plume, de cinéma, de théâtre, dînaient souvent à « La Carpe dorée ». Andréas, le grand cinéaste y venait de temps en temps. Cette carpe dorée lui faisait songer à un film. La destinée du poisson, depuis la claire rivière jusqu’au plat d’argent où elle reposait sur un lit d’herbes parfumées, lui paraissait un thème propice à de superbes images.

Rêvant à son scénario, il passa par la rue étroite sur laquelle s’ouvrait un soupirail. Une petite voix frêle lui parvint. Elle chantait : 

Carpe, jolie carpe dorée, 

Comme je plains ta mort, 

Tu vas être mangée, 

Bien triste est ton sort…  

Andréas s’arrêta surpris. D’où sortait cette voix ? Elle s’était tue, puis tout à coup, comme il allait continuer son chemin, elle reprit, sur un autre air : 

Carpe, jolie carpe dorée…  

Et recommença, essayant d’adapter une mélodie aux paroles : 

Carpe, jolie…  

Où se tenait le petit compositeur ? Andréas pensa qu’il devait nicher derrière ce soupirail à ras de terre. Des odeurs de cuisine lui arrivaient par bouffées. Cette cave appartenait sûrement au restaurant.

Quand il fut assis devant la table à la nappe d’une éclatante blancheur, où sur son plat d’argent, dans un fumet délicieux, s’allongeait le poisson, Andréas voulut se renseigner.

— Maître d’hôtel, quel est donc, chez vous, le jeune musicien qui chante le triste sort de cette carpe succulente ?

Le maître d’hôtel parut stupéfait.

— Un musicien, chez nous ? Monsieur Andréas doit se tromper, nous ne sacrifions point à cette mode nouvelle d’avoir de la musique durant les repas.

Andréas sourit.

— J’ai pourtant entendu chanter.

— Monsieur Andréas peut être sûr que je ferai une enquête. Le coupable sera puni.

— Gardez-vous en bien ! protesta Andréas, c’était charmant.

— Monsieur Andréas est trop bon, dit le maître d’hôtel en s’inclinant.

Ce qui ne l’empêcha pas de questionner les serveurs. Ils ignoraient tout du chanteur. Les serveurs interrogèrent le chef. On avait bien le temps de chanter, au feu des fourneaux ! Pourtant, il s’enquit auprès de ses aides. Les aides ne savaient pas. Ils demandèrent aux marmitons. Ceux-ci ne purent répondre. L’éplucheuse en chef haussa les épaules. Ce fut la petite essuyeuse de vaisselle qui les renseigna. Il devait s’agir de l’écailleur de carpes.

Ainsi arriva-t-on jusqu’à Gus. Et la nouvelle remonta jusqu’au maître d’hôtel.

Il fit comparaître Gus. C’était un accusé bien menu, devant l’imposant maître d’hôtel.

— C’est toi, paraît-il, qui te permets de chanter durant le travail ?

— Oh ! pas bien fort ! balbutia l’enfant.

— Un client pourtant s’en est plaint. Que l’on ne t’entende plus, sinon gare !

Retourné à son coin obscur, imprégné d’une persistante odeur de poisson, Gus se désespéra. Chanter, inventer des chansons, était sa seule joie, le seul moyen d’oublier la déplaisante besogne.

Et Gus se sentait le gosier si plein de chansons !

Il devint de plus en plus triste. Un jour, trop malheureux, il partit et ne revint plus.

Andréas avait commencé son film. Il voulait tourner quelques scènes à « La Carpe dorée », et s’informa du petit musicien.

— C’était un méchant galopin, lui répondit-on, il s’est enfui.

Andréas dissimula son ennui. Certainement ce maître d’hôtel avait fait jeter dehors le jeune chanteur. Il se sentait responsable d’une mauvaise action. Comment retrouver ce gosse ? C’est si peu de chose, dans une grande ville, un petit garçon qui, pour veiller sur lui, ne possède qu’une tante presqu’infirme.

Ne voulant pas être à sa charge, Gus s’employa à mille besognes, cira des chaussures, vendit des journaux. Mais il avait toujours envie de chanter. Ayant pu s’acheter un harmonica, il s’ingéniait à trouver des airs et les jouait à son amie Maria, sa confidente, du même âge que lui.

Maria habitait la maison de Gus, une maison triste que resserrait, d’un côté, une cour noirâtre. Il lui conta ne plus vouloir retourner à « La Carpe dorée ».

— Je ne veux plus sentir sous mes doigts les poissons que l’on sort du vivier et qui ouvrent la bouche en tapant de leur queue le marbre où je les écaille. Il me semble toujours que les carpes ne sont pas mortes quand elles me glissent des mains.

— Bien, dit Maria sérieuse, pourtant, il faut travailler. Qu’allons-nous faire ?

La fillette allait encore à l’école, mais jeudis et dimanches, elle aidait la vieille Gertrude, cuisinière depuis très longtemps dans une famille aisée. La cuisine de Gertrude était vaste, claire. Maria y entrait sur la pointe des pieds, tellement tout y brillait, des grosses casseroles de cuivre au dallage de carreaux rouges et blancs.

Gus et Maria s’asseyaient souvent sur la dernière marche d’un escalier de pierre descendant dans la cour de leur maison. De là, on apercevait la rue peu passante.

— Si tu étais cuisinier dans une belle cuisine comme celle de Gertrude, disait Maria à Gus, tu ne serais pas malheureux. Elle fait de si bonnes choses, Gertrude, des gâteaux, des petits pâtés !…

Maria fermait les yeux, sentant encore dans sa bouche, le goût des débris de pâte que lui donnait sa vieille amie. Comme cela fondait sur la langue !

— Si nous avions quelques sous, je ferais des gâteaux.

— Et puis après ?

— Après, j’irais les vendre.

— Où ça ?

— À la porte des jardins où viennent jouer les petits enfants.

— Puisqu’on n’a pas de sous, écoute, Maria, la chanson du vent qui pleure dans la cheminée. Il s’en va loin, bien loin, pour ne plus voir les maisons de la ville qui sont si noires. Il va courir sur les prés, un beau tapis pour les pâquerettes.

Avec son harmonica, Gus imitait le vent furieux, puis le chant du vent heureux, un chant doux et tendre.

— Il faut inventer des paroles, disait Maria.

— J’en ai, tiens… 

Vent, ne reste pas en ville, 

Tout y est si triste, 

Cours sur les prés…  

— Ensuite ?

— Je n’ai pas pu trouver autre chose, répondait Gus dépité.

— Tu trouveras, mais chante-moi le chant de la carpe dorée.

C’était la chanson favorite de Maria. Elle savait qu’elle avait consolé Gus, quand il était trop triste. Puis elle rêvait à cette carpe, la voyait sauter dans l’eau, songeait aussi qu’elle devait être délicieuse à manger !

Elle demandait à Gus :

— Dis-moi, il y avait des champignons, autour ?

— Oui.

— Avec de la crème ?

— Bien sûr.

Elle réfléchissait, et reprenait

— Si nous devenons riches, un jour, nous nous habillerons bien, nous irons tous les deux au restaurant, et nous commanderons au garçon « Une carpe, et bien dorée n’est-ce pas. » Tu vois la tête de ton méchant maître d’hôtel !

Gus revoyait la belle salle qu’il avait traversée deux ou trois fois.

— Il faut être trop bien habillé pour manger là dedans.

Maria secouait sa mince tête brune.

— Tout le monde devrait pouvoir manger de la carpe.

Pour détourner des idées qui lui semblaient folles, Gus reprenait son harmonica. Maria écoutait, sans cesser de penser à la carpe sur son plat d’argent.

Et Gus commença 

Carpe, jolie carpe dorée…  

— Mais c’est mon petit musicien ! s’écria une voix.

Gus s’était arrêté. Maria s’était dressée.

— Ne bougez pas les gosses ! reprenait la voix. Recommencez !

Un jeune homme était devant eux. À l’endroit où la rue s’élargissait, une lourde voiture stationnait.

Maria avait compris plus vivement que Gus.

— Joue, lui dit-elle le poussant du coude, c’est le ciné.

Et l’on tourna.

Quand ce fut fini, le monsieur vint s’asseoir près des deux enfants.

— C’est toi qui chantais près du soupirail ?

— Oui, c’était moi.

— Et l’on t’a jeté dehors ?

— Non, je suis parti, j’étais trop triste, on m’empêchait de chanter.

Andréas se leva.

— Bon, les gosses, j’ai besoin d’enfants pour tourner dans mon prochain film. Venez demain studio, voici l’adresse. À huit heures. Pas de retard ! Voilà pour l’autobus.

Plusieurs pièces venaient de tomber dans la robe de Maria.

— Gus, Gus ! cria-t-elle, regarde tout ça, je pourrai aller vendre des gâteaux.

Mais seulement dans ce film qui connut un si grand succès, « Cités de misère », Maria devait être marchande de gâteaux. Pas plus que Gus ne devait devenir cuisinier. À présent, artiste célèbre de cinéma, il joue et chante, tout à loisir.

Et Maria, maintenant la femme de Gus s’est mise à écrire des contes, pour ses enfants d’abord, puis pour tous les petits enfants ensuite. Elle a grande joie à inventer des récits qui les rendent gais, courageux.

Néanmoins, ni Maria ni Gus n’oublient les habitants de la maison triste où se passa leur enfance. Très souvent, on les surprend emplissant un grand panier de friandises qu’ils vont, accueillis par des cris de bonheur, distribuer dans le vilain quartier.

Mais le soir de la sortie du film « Cités de misère », Maria contenta son désir. Avec leur grand ami Andréas et Gus, elle est allée s’asseoir dans la salle du riche restaurant, et a commandé :

— Une carpe, et bien dorée, n’est-ce pas !

Puis, à l’indignation muette du maître d’hôtel et au grand amusement d’Andréas, elle a dit, d’un ton dédaigneux, tout en mangeant

— Elle n’a rien d’extraordinaire, en somme, cette carpe dorée !

 

 

L’AVIATEUR, LE CHEMINOT ET LE FORESTIER 

Vite, vite, plus vite, où cours-tu, locomotive affolée ? 

Haut, haut, plus haut encore, où montes-tu, avion ? 

Prétendez-vous dépasser le vent, vaincre le temps à la course ? 

Vite, vite, plus vite, Cheminot ! 

Haut, haut, plus haut, Aviateur ! 

Homme pressé, où iras-tu demain ? 

Doucement, doucement, le Forestier marche, s’arrête, regarde, écoute. 

Et le monde, c’est peut-être lui qui saura le découvrir. 

Trois voyages 

Colas Colin, le petit tailleur de la rue des Arbalètes, était le père de trois fils, tous trois beaux gaillards solides et gais, dont il se montrait très fier.

L’aîné, Nicolas avait vingt ans, Géo le cadet dix-huit, Alain, le dernier, seize.

Nicolas et Géo avaient hérité de la pétulance maternelle. Jamais, en effet, on ne vit femme plus vive que Nicole. Toujours par ci, toujours par là, courant, virevoltant, à peine assise elle se dressait, ayant oublié quelque chose. Car Nicole était aussi étourdie que preste, tantôt renversant le lait, tantôt laissant sur la table le rôti que le chat emportait. Il ne se passait pas de jour qu’on ne l’entendit s’exclamer sur un nouveau malheur. Les siens y étaient si bien habitués qu’ils ne s’en émouvaient guère. Pas plus qu’elle d’ailleurs, d’une bonne humeur inaltérable.

Nicole était la première à rire, de joyeuse manière, à toutes ses bévues. On ne pouvait qu’en faire autant.

Elle prétendait que la plus grande qu’elle eut jamais commise avait été d’épouser Colas, ce garçon tranquille, immobile du matin au soir sans en souffrir aucunement.

— Hé, ma mie, disait Colas avec calme, si j’avais, ainsi que toi, la vivacité d’une anguille, nous n’aurions plus chez nous, depuis longtemps, ni un meuble ni une assiette. Et de tourner si vite, nous aurions mis le feu à la maison.

Ceci faisait s’esclaffer Nicole, qui partait en chantant bousculer plats et pichets, ou chasser la Mounette guettant, de ses yeux d’or à demi-clos, quelque nouvelle inattention de sa maîtresse.

Nicole d’ailleurs, aussi glorieuse que son mari de ses trois garçons, n’eut point changé son Colas pour personne au monde. Pas plus que Colas n’eut voulu une autre Nicole.

Les trois fils aimaient leur père, mais adoraient cette mère si allante, si gaie. Nicolas l’appelait « ma bergeronnette », Géo la traitait de feu follet. Alain se contentait de sourire et de l’embrasser.

Des trois, il était le seul à posséder le caractère paisible de Colas. Silencieux souvent plus que bavard, un peu rêveur, il n’avait aucunement la vivacité de Nicole. Et l’on eut bien étonné celle-ci en lui apprenant, que des trois, c’était Alain son préféré.

Lui, ne désirait qu’un métier lui permettant de rester près de sa mère. Point celui de tailleur pourtant. Celui-là ne lui plaisait pas. Quand son père lui disait

— Alors, fils, prends l’aiguille et les ciseaux, et mets-toi là. On sera deux à habiller les gens de la ville, petits et grands, maigres et gras, orgueilleux ou modestes, intelligents ou sots.

Alain secouait la tête

— Non, père, je ne saurais, comme toi, me plier aux exigences de clients, tous envieux de paraître ce qu’ils ne sont pas. Le gros veut être svelte, le maigre espère de larges épaules. Le petit n’est point satisfait s’il ne se juge haussé de quelques centimètres. Le trop grand n’est content que de se croire rapetissé.

Tout en surfilant une veste, Colas répondait

— N’est-ce donc point amusant, toutes ces vanités si facilement contentes d’elles-mêmes, et de leur donner l’illusion qu’elles réclament ?

Alain n’était nullement convaincu

— Non, cela ne me plaît guère.

— Que veux-tu être, en ce cas ?

— Je pense à un métier qui me ferait vivre avec les bêtes et les arbres.

— Tu agiras à ta guise, je ne te contrarierai point là-dessus.

Nicole trouvait parfait le désir de son Alain.

— Va trouver M. Octave, lui disait-elle, s’il veut te faire travailler, te donner des conseils tout au moins, il te guidera pour devenir forestier ainsi que lui.

Les deux frères d’Alain le raillaient de ce goût qui leur semblait indigne d’un garçon d’aujourd’hui.

Nicolas disait

— Belle occupation, ma foi, que tu rêves ! Se traîner à terre comme une fourmi, quels beaux voyages tu accompliras !

— Peut-être, répliquait Alain sans se troubler, tuais toi, que veux-tu devenir ?

— Moi, s’écriait Nicolas levant sa belle tête blonde, je conduirai une locomotive qui ira vite, vite, toujours plus vite !

Géo se moquait aussi d’Alain.

— Je suis de l’avis de Nicolas, et je m’étonne que tu puisse aimer un métier qui te tiendra prisonnier de la forêt.

— Espères-tu donc, ainsi que Nicolas, mener un express, à une allure folle ?

— Bien mieux, répondait Géo, éclatant d’un rire sonore, une locomotive, c’est déjà très vieux jeu. Pilotant un avion, j’assurerai le service entre les grandes villes du monde et j’irai vite, vite, plus vite encore que Nicolas et son rapide.

Les trois frères purent suivre leur destinée, la mener ainsi qu’ils l’entendaient. Ni Colas, ni Nicole ne se jugeaient en droit d’empêcher leurs enfants d’accomplir ce qu’ils estimaient le bonheur de leur existence. Colas gagnait suffisamment pour laisser les trois gars travailler selon leur désir. S’il fallait se priver un peu, on se priverait, et voilà tout.

Colas remarquait pourtant avec malice :

— Un enfant qui court, un enfant qui vole, et seul le troisième qui reste sur terre se servira de ses jambes.

— C’est de te voir toujours cloué sur ta planche qui leur a mis en tête le goût de fuir, répondait Nicole.

— Ouais ! Peut-être, mais celui qui se donnera le plus de mouvement ne paraissait point le plus vif à remuer.

C’était vrai. Dans son avion, Géo allait d’une ville à l’autre, réalisant son rêve de vitesse. Au foyer de sa machine, Nicolas entraînant les voyageurs dans une course qui brûlait le paysage, ne respirait qu’aux étapes.

Et Alain le forestier marchait à longueur de journées.

Il vivait parmi les arbres, les connaissait, sachant, prétendait-il, distinguer leur caractère autant que prévoir leurs souffrances.

— Chacun d’eux a sa nature propre, disait-il à sa mère. Tous ne sont pas intelligents. Il y en a de sots. Aussi d’orgueilleux, comme les clients de Père.

Si Colas venait à entendre un propos de ce genre, il intervenait gaîment

— Ce n’était point la peine en ce cas, de dédaigner mes petites gens, mes maigres, mes dos ronds.

Alain répliquait sur le même ton :

— Oui, seulement, mes arbres sont franchement ce qu’ils sont. Ils ne cherchent pas à tromper le voisin.

Colas continuait à taquiner son fils :

— N’empêche qu’ils s’étouffent les uns les autres !

— C’est hélas ! Père, la loi de vivre. Nous pouvons la rendre la plus douce possible.

— Tu dis vrai, fils, et je t’envie parfois de vivre ainsi.

Alain fréquentait aussi les bêtes. De l’écureuil sautant de branche en branche au haut du chêne, au scarabée traversant le sentier moussu, il avait appris leurs mœurs, leurs coutumes. Tout ce qui chante, tout ce qui souffre était connu de lui. Un grand amour pour cette vie ardente des arbres, des bêtes, lui réchauffait le cœur.

Quand son frère l’aviateur venait les voir entre deux randonnées, Allain écoutait ses récits enthousiastes.

— En ce dernier voyage, j’ai survolé une ville qui, à cette altitude, m’a paru splendide. Aux feux du soleil couchant, elle resplendissait de tous ses toits ronds et dorés.

— Cela dut te tenter de descendre pour la contempler de près, étudier les gestes de ses habitants, les regarder vivre ?

Géo haussait les épaules.

— Ma foi non, je me contente très bien de voir tout cela de mon observatoire. J’ai d’autres joies que celle d’aller regarder ces insectes qui grouillent en bas.

— Hé, hé, se moquait Colas écoutant son fils, n’en ferais-tu plus partie de ces insectes que tu méprises si fort ?

— Non Père, lorsque je plane au-dessus de leurs têtes, je suis alors le rival de l’oiseau.

— Ne leur porte jamais que des messages de bonheur, répondait Colas gravement.

Songeur, Alain reprenait

— Tu as réalisé ta volonté de vitesse.

— Certes, et chaque fois davantage. Pense que je viens d’établir un record magnifique. J’ai mis vingt minutes et demie de moins qu’à mon avant dernier voyage.

— Tu es tout de même forcé d’atterrir.

— Et pas sur une branche comme un moineau, disait Nicole en riant.

— Cela me désole assez, je vivrais très bien là-haut, répondait Géo, riant aussi.

— Quand tu es descendu, continuait Alain, tu ne te dépêches pas d’aller visiter la ville où tu abordes ?

— Pas souvent. J’ai à m’occuper de mon zinc et fréquemment je n’ai pas le temps, avant de repartir, de quitter le champ d’aviation.

— Bah ! ripostait sa mère, tu feras bien ton nid quelque jour.

— Je ne suis pas pressé.

— Mais tu es pressé de t’en aller ?

— Justement. À mon prochain atterrissage. Au revoir, tous !

Et Géo, ayant serré les siens dans ses bras, rejoignait son appareil.

Avec Nicolas, c’était à peu près semblable chanson.

À chacune de ses visites entre deux départs, Alain interrogeait son frère.

— D’où reviens-tu ?

— De Constantinople.

— Tu dois être heureux d’aller si loin.

— Oui, j’aime ces courses au bout du monde.

— Je voudrais, parfois, moi aussi, contempler des pays étonnants, des gens étranges, des animaux extraordinaires. Je t’envie presque de pouvoir regarder tout cela.

Nicolas riait à son tour.

— Crois-tu donc que j’ai le loisir de voir tout ce que tu me dis. Ma machine file, file à toute vapeur à travers les champs, côtoie les cités, traverse les forêts, éventre la montagne.

— Alors tu ne regardes pas tout cela ?

— Comment ferais-je ? Me vois-tu arrêter le rapide comme une vulgaire voiture à âne, pour aller regarder ce qui se passe dans ces maisons qui m’apparaissent comme des taupinières.

— Géo nous trouve de la taille d’une fourmi. Tu vois nos maisons comme des taupinières. Nous sommes bien petits à vos yeux.

— Parfaitement. Tu ne peux savoir l’ivresse qu’il y a à fendre le vent pour lutter avec lui à la course. Je ne te comprends point de te plaire à ne jamais bouger.

Alain se mettait à rire, lui aussi.

— Ne point bouger ! Je marche tout le temps.

— Peuh ! Tu ne peux appeler bouger tourner en rond autour d’un arbre !

— C’est si beau, un arbre ! s’écriait le jeune forestier. Il t’est impossible de comprendre comme il est émouvant de surveiller sa croissance, de craindre qu’il ne dépérisse, de le voir étirer ses branches comme des bras heureux de se tendre vers le soleil ! Même quand il meurt, il reste touchant de ses bras suppliants.

— Quel lyrisme ! râillait Géo. En tout cas, elle manque d’habitants, ta forêt !

— Ma forêt, elle est peuplée comme une grande cité, mais tout cela est trop infime pour que tu t’y intéresses. Le soufflement de ta machine est le seul chant que tu veuilles écouter.

— Une belle bête, tu sais, et que l’on caresse comme un cheval de course ayant bien fourni le parcours.

— Tu deviens lyrique, à ton tour, observait Alain, seulement ton lyrisme court plus vite que le mien.

— Il me semble. Au revoir escargot !

— À la prochaine, cheval vapeur !

Et les deux frères se quittaient en s’embrassant, car ils gardaient tous au cœur la douce chaleur de l’affection.

Quand il se trouvait seul, Alain demeurait rêveur un moment. Puis il sifflait son chien et partait vers sa chère forêt.

À son retour, ce soir là, il dit à Nicole

— Ne penses-tu pas, qu’il n’est point toujours besoin de faire un long parcours pour accomplir un très beau voyage ?

— Si, mon Alain, et je me dis quelquefois qu’à tourner autour de notre logis, j’ai bien plus riche trésor qu’à courir les chemins.

D’où Alain conclut

— Je finirai par imaginer que de tes trois fils, c’est moi qui accomplis le voyage le plus beau. - FIN