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BIBLIOBUS Littérature française

Colbert ou Le petit marchand drapier

I- La boutique de draps à l’enseigne de la Toison-d’Or.

– À quel quantième du mois sommes-nous aujourd’hui, monsieur Baptiste ? demanda du fond de sa boutique, où il paraissait enseveli dans un grand fauteuil de cuir vert, un tout petit homme, maigre, sec, et le visage taillé en lame de couteau, comme disait une de mes vieilles cousines, pour désigner ce genre de figures étroites, longues et pointues.

– Au 30 octobre 1652, répondit, d’un air machinal et sans trop savoir ce qu’il disait, un jeune homme grand et mince, accoudé sur un bureau de bois blanc où étaient étalées plusieurs pièces de drap dépliées, qu’on était sans doute occupé à mesurer. Il lisait attentivement une vieille gazette sur laquelle des taches de graisse, semées çà et là, dénotaient que cette feuille avait servi à envelopper son déjeuner.

– 1632 ? se récria vivement le vieux marchand de draps, nous sommes en 1634, petit drôle ; mais faites-moi l’amitié de me dire, monsieur mon filleul, ce que vous lisez là, au lieu d’achever d’auner cette belle pièce de drap d’Elbeuf ?

– Ah ! mon parrain, comme c’est intéressant ! répondit Baptiste, sans lever les yeux de dessus sa gazette.

– Intéressant, une gazette !... vous savez bien, petit drôle, que je vous ai défendu de vous occuper de politique... et d’autre chose aussi que j’ai sur le cœur, et que je vous dirai tout à l’heure... ça mérite une longue mercuriale que je n’ai pas le temps de vous donner à présent... Quelle est cette gazette que tu tiens, Baptiste ?

– L’Étoile !... mon parrain.

– L’Étoile ! l’Étoile ! Je ne dis pas ; mais je vous demanderai encore, petit drôle, quel besoin vous avez de fourrer votre nez dans l’Étoile et dans cette autre chose que je ne dis pas encore, lorsque vous avez là une belle pièce de drap d’Elbeuf qui vous tend les bras... Vous ne serez jamais bon à rien, petit drôle... un homme qui est insensible à la beauté d’un Elbeuf... surtout lorsqu’il est commis-marchand drapier ! Moi, monsieur, moi, Guillaume Certain, marchand de draps à l’enseigne de la Toison-d’Or, quand j’étais à votre âge, les jours où j’avais le bonheur d’auner de l’Elbeuf étaient mes jours de fête, mes Dimanches, mes Noël, mes Jours de l’an, mes jours des Rois, mes mardi gras !... vous ne serez jamais bon à rien. Qu’est-ce qu’il chante, ce numéro de l’Étoile, Baptiste ?

– C’est le procès du duc de Montmorency...

– Le duc de Montmorency ? est-ce que ça vous regarde, le duc de Montmorency ?... Vous vous croyez noble, n’est-ce pas, petit drôle, parce que vous avez parmi vos aïeux, quatre barons de caste... Castrstril...

– Castelhill, mon parrain ; les Castelhill sont les aïeux communs des Colbert d’Écosse et de ceux de France, nous avons les mêmes armes.

– Ta, ta, ta, qu’est-ce que ça me fait à moi ! Quand votre mère, mademoiselle Colbert, vint me demander de vous tenir sur les fonts de baptême, en mémoire de ma pauvre sœur avec laquelle elle avait été élevée au couvent de Reims, et dont elle et moi nous pleurons tous les jours la mort, est-ce que je me suis informé si votre père descendait des Gatechil, et si votre mère était ou non la fille d’Henri Passort, conseiller d’État, et qui méritait de l’être ?... La politique, petit drôle, c’est bon pour les gens qui n’ont rien à faire, comme cette autre chose que je vous dirai tout à l’heure... mais pour nous, pour vous, comme pour moi, comme pour Alain, mon premier commis, comme pour Moline, mon garçon de boutique, votre politique, c’est d’auner du drap, c’est d’en vendre le plus et le plus cher qu’on le peut, et de tenir la boutique propre et les rayons en ordre, voilà notre politique, petit drôlet. Qu’est-ce qu’il avait fait, ce duc de Montmorency, Baptiste ?

– Vous savez bien, mon parrain, quand Louis XIII, en 1629, partit de Paris, et, malgré la rigueur de l’hiver, alla, en personne, secourir le duc de Nevers et le défendre contre les prétentions que le duc de Savoie manifestait sur le Montferrat-Mantouan...

– Ce petit est né homme d’État... c’est étonnant comme il défile tout ça, on dirait un chapelet !... dit le vieux marchand le regard fixé sur son filleul, dont la pâleur studieuse, le regard profond, s’alliaient peu avec la naïveté de ses traits d’enfant.

– Eh bien, mon parrain, reprit Baptiste le front coloré d’une juste indignation, pendant que ce jeune roi forçait le pas de Suze battant l’armée du duc de Savoie, chassait les Espagnols de Cazal, s’emparait de Pignerol, et, par le traité de Querasque, conclu il y a trois ans, en 1631, mettait le duc de Nevers en possession du duché de Mantoue, lorsqu’avec le titre de libérateur de l’Italie, que ce traité donnait au roi, il revenait, avec le duc de Richelieu, dans la capitale, il retrouva mille intrigues ; son frère Gaston, le duc d’Orléans, s’était révolté ; plusieurs seigneurs avaient embrassé son parti, et notamment le duc de Montmorency qui avait soulevé le bas Languedoc dont il était gouverneur. Pris les armes à la main au combat de Castelnaudary, le duc de Richelieu lui fit trancher la tête à Toulouse, le 30 octobre 1652...

– Il y avait peut-être dans tout ça un peu d’intrigue et de machination de la part du cardinal de Richelieu, fit observer le vieux marchand, qui, à ce que vous pouvez en juger, mes jeunes lecteurs, aimait aussi la politique, quoi qu’il en dît.

– Les ministres sont trop arbitraires, trop durs, trop despotes, répondit Baptiste s’animant... et si jamais j’étais ministre !...

Un grand éclat de rire du vieux marchand, des commis, voire même du garçon de magasin qui balayait la devanture de la maison, interrompit net le petit Baptiste, et lui fit monter le rouge au visage.

– Il n’y a plus d’enfant ! il n’y a plus d’enfant, murmura Moline en riant.

– Si... tu... é... tais... mi...nis...tre !... répéta Guillaume Certain en pesant sur chaque syllabe ; si... tu... é...tais... mi...nis...tre !... Fais-moi donc le plaisir, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, d’être d’abord commis de la boutique de ton parrain, et de savoir lui répondre juste quand il t’adresse une question ; petit drôlat, qui se mêle de politique, qui fait des choses que je dirai tout à l’heure... qui parle... roi... duc de Mantoue... armée... bourrasque... et qui ne sait seulement pas le quantième du jour qui l’éclaire, et l’année dans laquelle il vit.

– C’est aujourd’hui le 29 août 1634, mon parrain, répondit Baptiste la voix honteuse, il y a juste quinze ans que je suis venu au monde, et n’en être pas plus avancé ! ajouta-t-il tristement.

– Jamais tu n’as dit une plus grande vérité, Baptiste, répliqua le marchand écrivant cette date au bas d’une facture... mais, quand on est fainéant, paresseux, et qu’au lieu de faire des factures... on fait des vers... oui, messieurs, des vers, ajouta-t-il en se tournant vers ses autres commis ; monsieur Jean-Baptiste Colbert, commis à la Toison-d’Or, boutique la plus achalandée de Reims, fait des vers, répéta-t il en levant en l’air un papier dont la vue seule couvrit de confusion le joli visage de Baptiste... Voilà cette autre chose dont je voulais ne parler que tout à l’heure, mais qui m’étouffait, qui me... il fallait que cela sortît, enfin, voilà !... Des vers !... des vers !... disait-il, agitant toujours en l’air le malencontreux papier... et savez-vous à quel indigne quiproquo ils ont donné matière, ces vers ?... Écoutez, vous autres... et vous, baissez les yeux, petit drôle.

– Je ne devine pas... dit Baptiste à part lui.

– Ah ! vous ne devinez pas... cherchez dans la poche de votre veste, petit homme de lettres en herbe... petit ministre en graine... cherchez bien, vous devez avoir un papier.

– Oui, dit Baptiste, le prenant à contrecœur, et comme forcé par l’obéissance qu’il devait à son parrain.

– Ouvrez-le, petit drôle, ouvrez-le... hein !... qu’est-ce... s’il vous plaît ? une facture que je vous ai donnée hier à porter chez M. Cénani, de la maison Cénani et Mazerani, banquiers de Paris, et à qui vous avez remis ces méchants vers au lieu de ma facture.

– C’est, ma foi, vrai, dit Baptiste consterné.

– Eh bien ! monsieur, vous allez y retourner, chez ce banquier, vous allez lui reporter cette facture... et en même temps lui montrer des draps, pour faire meubler une maison de campagne qu’il a achetée dans les environs... Approchez, monsieur, et retenez bien le prix de ces draps, si c’est possible. Le n° 1 est coté trois écus l’aune, le n° 2 six écus, le n° 5 huit écus, et le n° 4 quinze écus... c’est cher, mais c’est tout ce qu’on fait de plus beau en Elbeuf...

– Faut-il faire des diminutions, mon parrain ? demanda Baptiste prenant une carte sur laquelle de petits échantillons de drap étaient collés. En même temps, le garçon de caisse, Moline, chargeait sur ses épaules plusieurs pièces de draps semblables aux échantillons.

– Des diminutions ! s’écria le marchand, lançant un regard d’indignation à son jeune commis ; quand je dis que ce petit drôlat ne sera jamais un bon marchand... ni rien qui vaille !... Si on marchande beaucoup, mais beaucoup, pendant une heure au moins, vous pourrez faire six sous par aune de diminution ; si on marchandait deux heures, douze sous.

– Et trois heures ? fit Baptiste en souriant.

– Mauvais plaisant !... vous ne serez jamais marchand, allez, tant que vous ne suivrez pas cet axiome que je tiens de mon père, qui le tenait du sien, et que tous les deux nous avons suivi si fidèlement : « Vends le plus et le plus cher que tu pourras ; et, si on te demande du crédit, réfléchis ; et, après avoir bien réfléchi, ne l’accorde pas. Va ! petit drôle. »

II- Le petit marchand drapier

Baptiste, suivi de Moline portant un énorme paquet de draps, arpentait vivement la distance qui séparait la boutique de maître Guillaume Certain de l’hôtel des Étrangers, où demeurait accidentellement le banquier Cénani.

– Vous vous rappellerez bien ce que votre parrain vous a dit, n’est-il pas vrai, monsieur Baptiste ? Le n° 1 trois écus, le n° 2 six écus, le n° 3 huit écus, et le n° 4 quinze écus ?

– Je cherche depuis ce matin une rime à convaincu, et tu me l’as donnée ; merci, Moline, répondit Baptiste prenant son calepin et écrivant une note au crayon.

– Il n’y a pas de quoi, monsieur, vous êtes bien bon ; mais je veux que Satan me tire les pieds cette nuit, si je sais ce que vous voulez dire avec cette rime que je vous donne. Si je vous ai donné quelque chose, tant mieux.

Sans lui répondre, mais comme poursuivi par une pensée intime, le petit Colbert reprit :

– Dire que ces vers sont mauvais ! comparer des vers à une facture... à une misérable facture !

– Pouvez-vous parler avec tant de mépris de ce que M. votre parrain estime le plus au monde, monsieur Baptiste ! reprit Moline s’arrêtant pour remonter sa balle qui glissait le long de son dos ; tenez, voulez-vous que je vous dise mon opinion ? Vous ne serez jamais un bon marchand.

– Baste !... fit Baptiste.

– N’est pas marchand qui veut, monsieur Baptiste, reprit Moline ; mais à quoi pensez-vous donc ainsi ? on dirait que vous cherchez des épingles... et puis... mais vous ne m’écoutez pas... Monsieur Baptiste, monsieur Baptiste ! n’allez donc pas si vite, vous dépassez la porte, nous sommes arrivés.

– Ah ! c’est vrai ! dit le petit Colbert, et, revenant sur ses pas, il entre dans un grand hôtel, et demande M. Cénani.

– Au premier, l’escalier à gauche, nos 8 et 10.

Toujours suivi de Moline, le jeune commis marchand atteignit la porte indiquée, et, après avoir sonné, il fut introduit devant un très jeune homme vêtu d’une robe de chambre de damas vert clair à grandes fleurs rouges.

– C’est de la part de M. Guillaume Certain, dit Baptiste en saluant.

– Ce sont plusieurs pièces de drap à choisir, ajouta Moline en posant son paquet sur une table.

– Voyons, dit simplement le jeune banquier, en s’approchant d’un air nonchalant du ballot que Moline s’était empressé d’ouvrir.

Et regardant à peine, touchant du bout des doigts chaque pièce l’une après l’autre, il en fit mettre une de côté.

– C’est celle-là que je choisis ; de quel prix est-elle ?

– Quinze écus l’aune, répondit Baptiste.

Moline fit une grimace que ne remarquèrent ni le vendeur ni l’acheteur.

– C’est bien, dit ce dernier, c’est pour faire tendre mon cabinet, à la campagne, combien cette pièce aune-t-elle ?

– Trente aunes, dit Moline, regardant la marque, et si monsieur veut que je l’aune devant lui...

– C’est inutile, mon cher, je me fie à M. Guillaume ; trente aunes à quinze écus, font quatre cent cinquante écus, les voici.

Et, se dirigeant toujours avec la même nonchalance vers un bureau ouvert, il prit une pile d’écus qu’il donna à Baptiste.

– Sais-tu écrire, mon petit ? lui dit-il.

– Oui, monsieur, dit le commis devenu tout rouge, humilié qu’il était par cette question.

– Eh bien, fais-moi un reçu.

– Baptiste fit le reçu demandé et prit l’argent ; Moline remit les trois autres pièces de draps en ballot ; puis, tous deux saluèrent et se retirèrent.

Si Baptiste n’avait pas été si préoccupé, il aurait pu remarquer l’air goguenard, et les demi-syllabes que murmurait son compagnon, lorsqu’ils furent descendus dans la rue.

– Ouf !... enfoncé !... disait Moline en jetant un regard semblable à un salut moqueur vers la porte de l’hôtel qu’il quittait... la bonne pâte de niais que cela fait, un acheteur de Paris !... Sont-ils godiches... godichons... godichets ! Dites donc, monsieur Baptiste !... dites donc, monsieur Baptiste... que M. Satan vienne me tirer les pieds cette nuit, si je n’ai pas l’idée que l’esprit a déménagé au camarade... Tout de même, n’est pas marchand qui veut, mais ça n’empêche pas que le bourgeois ne se plaindra pas de la recette aujourd’hui. L’axiome a été respecté : Vends le plus et le plus cher que tu pourras ; et, si on te demande du crédit, réfléchis ; et, quand tu auras bien réfléchi, ne l’accorde pas.

III- Le moyen de ne pas faire fortune, même en vendant trop cher.

– Eh bien ? dit le maître du magasin à l’enseigne de la Toison-d’Or, debout sur le seuil de sa porte, du plus loin qu’il aperçut son filleul et son garçon de magasin. Eh bien ?

– Nous voilà, ouf ! fit Moline, jetant son ballot sur le comptoir.

Maître Guillaume l’ouvrit avec précipitation :

– Tu ne t’es pas trompé, au moins ? dit-il.

– Je crois que non, mon parrain, dit Baptiste avec tranquillité.

– Et moi, je crois que si !... repartit Moline riant en dessous.

– Tu crois, Moline, tu crois ? s’écria le marchand culbutant son drap et examinant les étiquettes. Du reste, je devais m’y attendre ; il n’en fait jamais d’autres, ce petit drôle. D’abord, je t’avertis... si tu t’es trompé, tu courras chez M. Cénani lui redemander l’argent du surplus ; et, s’il ne veut pas le rendre, car on ne peut plus revenir sur un marché fait et livré, il en a le droit, tu le payeras sur tes gages... Il manque le n° 3 ; le n° 5 était coté, il était coté six écus... non, huit écus... je suis tout ému.

– Huit écus, huit écus ! s’écria Baptiste étourdi, en êtes-vous certain, mon parrain ?

– C’est peut-être moi, petit drôle, que tu voudrais trouver en défaut ; le n° 3 était coté huit écus... je sue de peur !... je n’ai pas une goutte de sang dans les veines ; je parie que le drôle l’aura cédé à six écus...

– Au contraire, mon parrain, maladroit que je suis ! je l’ai vendu quinze, mais...

– Quinze !... quinze ! interrompit le marchand essayant de déguiser une joie qui perçait jusque dans le tremblement de sa voix ; quinze !... tu es un brave et digne garçon, Baptiste, tu feras honneur un jour à toute ta famille. Quinze !... et moi, ton parrain, je me féliciterai de t’avoir tenu sur les fonts de baptême... quinze !... j’en pleure de joie ! quinze écus, quinze écus, un drap qui n’en vaut pas six... Viens m’embrasser, Baptiste ; je te pardonne tes vers, tes étourderies, ta politique ; quinze écus !... trente aunes à quinze écus, au lieu de huit ; sept écus de bénéfice ; trente aunes, deux cent dix écus, six cent trente francs de trop... la bonne journée ! – Margoton, Margoton, grand gala aujourd’hui, une omelette au lard, et achète pour deux sous de moutarde pour manger avec le bouilli d’hier ; six cent trente francs... cher filleul de mes entrailles !

– Comment, mon parrain, est-ce que vous voudriez profiter... dit Baptiste en reculant au lieu d’avancer.

– Charmant, d’honneur, charmant, il est d’une naïveté cet enfant, reprit le marchand d’un air capable, d’une naïveté adorable... Voyons, a-t-il payé ?

– Certainement qu’il a payé, mon parrain, mais c’est égal...

– C’est égal, je le crois sambleu bien que c’est égal, donne, mon garçon, donne.

– Quoi ! mon parrain, vous voudriez profiter ?...

– Tu voudrais partager ?... drôlat, fit le marchand d’un ton qui prouvait qu’il ne serait pas éloigné d’accepter arrangement... dans le fait, si tu t’étais trompé à mon désavantage, je t’aurais fait payer ; ainsi, il est juste...

– Mon parrain, interrompit à son tour le petit Colbert en reprenant avec dignité son chapeau qu’il avait posé en entrant, je suis incapable de vous offrir un marché pareil.

– Bravo ! bravo ! mon garçon... eh bien, donne tout, alors.

– Et je vais aller chez cet honnête jeune homme que j’ai si indignement trompé, le prier d’agréer mes excuses et lui rendre ce qu’il m’a donné de trop.

En achevant ces mots, Baptiste qui, tout en parlant, s’était approché de la porte de la rue, en franchit le seuil d’un seul bond et s’élança dehors.

– Lui rendre !... mais qu’est-ce qu’il dit donc ? s’écria le marchand, si étourdi de ce mot, qu’il ne s’aperçut pas tout de suite du départ de son filleul ; lui rendre... mais es-tu fou, mon garçon ? Est-ce qu’un marchand a jamais rendu ?... Eh bien, où est-il donc ? ajouta le marchand cherchant Baptiste des yeux ; où est-il donc ? aurait-il été accomplir sa stupide menace ?

– Mais oui, not’ bourgeois, il est parti, répondit Moline le regard tourné vers le chemin que Baptiste avait pris en sortant ; et il le fera comme il l’a dit, allez, soyez tranquille !

– Le bourreau ! le drôle !... mais il veut donc m’assassiner ? s’écria le petit marchand sautant comme un cabri dans sa boutique ; il veut donc m’égorger ? moi, son parrain, moi qui l’élève, qui le choie, qui le dorlote, ni plus ni moins que s’il était mon propre fils, le fils de ma défunte et de moi... mais c’était un serpent que je réchauffais dans mon sein... Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc là tous à me regarder ?... courez donc après lui... va, Moline, va, mon chéri, ramenez-le-moi, mort ou vif... Ouf... après une si grande joie, une si grande douleur ! la transition est trop forte ; je suis percé de mille coups de poignard... je suis mort... Ah ! que mon grand-père avait bien raison de dire : n’est pas marchand qui veut ! Hélas ! on a bien de la peine à faire sa fortune, même en vendant la marchandise plus qu’elle ne vaut... Eh bien, tu n’es pas parti, Moline ? tu veux donc ma mort, toi, aussi ?... Non, reste, j’y vais, moi !

Et enfonçant sur sa tête, d’un air désespéré, la casquette de loutre qui ne quittait que rarement, et les jours de fête seulement, son chef aussi gras qu’elle, il s’élança à la poursuite de son filleul.

IV- Fais ce que dois, advienne que pourra !

– Monsieur Cénani ? demanda Baptiste tout essoufflé au valet de chambre qui lui avait ouvert la porte un quart d’heure auparavant.

– Il n’est pas encore sorti. Mais je crois qu’il ne peut pas vous recevoir, répondit le valet ; monsieur s’habille.

– Je vous en prie, monsieur, faites que je lui parle tout de suite, reprit Baptiste le regard aussi insistant que la voix, il le faut absolument.

– Je vais voir, dit le valet.

En ouvrant la porte de la chambre de son maître, cet homme ne s’aperçut pas que Baptiste le suivait.

– Qu’y a-t-il, Comtois ? demanda le jeune banquier sans tourner la tête, et debout devant une glace, essayant de donner à son jabot un pli convenable.

– C’est ce petit marchand drapier qui est venu tout à l’heure, et qui demande à parler à monsieur, répondit le valet.

– Je n’y suis pas, reprit M. Cénani. Comtois, mon épée.

– Monsieur, de grâce, un mot, dit la voix suppliante de Baptiste.

– De quel droit entrez-vous jusqu’ici ? que me voulez-vous ? ne vous ai-je pas payé ? demanda le banquier se tournant irrité vers Baptiste. Je n’y suis pas, sortez.

Avec cette assurance que donne l’extrême jeunesse et l’aplomb de la conscience de ce qu’on fait, Baptiste, au lieu de se retirer, fit quelques pas en avant dans la chambre.

– Monsieur, dit-il au banquier qui semblait partagé entre l’étonnement que lui causait cette audace et le désir de faire jeter l’importun à la porte par son valet, excusez-moi ; mais je vous ai trompé, sans le vouloir, il est vrai, ce qui n’empêche pas que vous ayez été dupe.

Puis, profitant de l’espèce de stupéfaction causée par ce préambule, le petit marchand drapier s’avança encore dans la chambre, et, posant sur une table l’argent qu’il rapportait, il en fit deux parts et il ajouta :

– Voici les quatre cent cinquante écus que vous m’avez donnés tout à l’heure ; veuillez, monsieur, me rendre la facture de cette somme et recevoir celle-ci en échange... Le drap que je vous ai vendu, au lieu d’être de quinze écus, n’en valait que huit ; trente aunes à huit écus ne font que deux cent quarante écus ; il vous revient donc, sur cette somme, deux cent dix écus. Les voici, monsieur ; voulez-vous voir si le compte y est ?

– Es-tu bien sûr de ce que tu dis là, mon ami ? reprit le banquier changeant subitement de ton, et ne te trompes-tu pas ?

– Monsieur a encore la pièce de drap, elle doit être marquée du n° 5.

– C’est juste, dit Comtois, après avoir vérifié.

– Le n° 3 est coté huit écus, monsieur, je ne me trompe pas. Je demande bien pardon à monsieur d’être entré chez lui, comme cela, malgré lui... Mais, si monsieur s’était aperçu, avant moi de cette étourderie, je ne m’en serais jamais consolé... Maintenant, monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer.

– Un moment, un moment ! cria Cénani à Baptiste qui se retirait en saluant, et que cet appel retint avant qu’il eût dépassé la porte. Sais-tu que je ne me connais pas en drap ?

– Je puis affirmer à monsieur que cette pièce ne vaut que huit écus.

Souriant de cette naïveté, le jeune banquier reprit :

– Et que tu pouvais hardiment garder cette somme pour toi ?

– C’est une idée qui ne me serait jamais venue, monsieur, répondit le jeune commis avec une bonhomie candide.

– Mais si elle t’était venue ?... demanda encore l’élégant Parisien.

– Mais c’est impossible, monsieur ; c’est comme si vous me demandiez si l’idée me vient d’emporter tout ce que vous avez ici.

Et un sourire d’incrédulité éclaira la physionomie pleine de franchise de ce charmant enfant.

– Et si je te donnais cette somme que tu me rapportes avec une loyauté si admirable ?

– À quel titre et pourquoi me la donneriez-vous ? Je la refuserais, monsieur, dit Baptiste sans hésiter.

– Tu es un brave garçon et un honnête homme, dit le jeune banquier allant vers Baptiste et lui prenant la main, tu es un brave enfant et un honnête homme, répéta-t-il. Comment te nommes-tu ?

– Jean-Baptiste Colbert, pour vous servir, répondit Baptiste, honteux et rougissant de cette familiarité.

– Et quel âge as-tu, Baptiste ?

– Quinze ans, monsieur.

– Colbert, Colbert, répéta M. Cénani comme cherchant à rappeler sa mémoire. Seriez-vous, par hasard, parent des Colbert d’Écosse ?

– Les Colbert d’Écosse, comme ceux de France, ont pour aïeux les barons de Castelhill, monsieur.

– Et d’où vient que ton père, descendant d’une aussi illustre famille, soit devenu marchand ?

– Mon père n’est pas marchand, monsieur ; mais il est très pauvre, et c’est pour soulager ma famille que je suis entré commis chez mon parrain, M. Guillaume Certain.

– Pauvre petit !... tant de franchise, de loyauté et de candeur enfoui dans un magasin de draps... quel dommage ! quel dommage !

– Le carrosse de monsieur est attelé, dit le valet de chambre en revenant.

L’élégant banquier ne quitta qu’à regret la main du pauvre commis ; il semblait partagé entre le désir de lui faire accepter la somme encore étalée sur la table, et la crainte de faire monter encore une fois le rouge de l’humiliation sur cette noble et belle figure d’enfant. Ce dernier sentiment, sans doute, prévalut ; car il se contenta de dire :

– Nous nous reverrons, Baptiste, nous nous reverrons.

Et il congédia le jeune homme du geste et du regard.

Baptiste descendit l’escalier de l’hôtel en courant, et allait s’élancer dans la rue, lorsqu’il se sentit saisir au collet par une main forte et menaçante.

V- Calcul et colère d’un marchand

– D’où viens-tu ? petit drôlat, dit la voix de M. Guillaume Certain étouffée par la colère.

– De chez M. Cénani, de la maison Cénani et Mazerani de Paris, répondit Baptiste de cet air mi-insolent et mi-craintif de quelqu’un qui s’apprête à tenir tête à l’orage.

– Et qu’as-tu été faire chez M. Cénani, de la maison Cénani et Mazerani de Paris ? répliqua le vieux marchand, qui secouait en parlant le pourpoint de son commis.

– Lui reporter l’argent qu’il m’avait donné de trop. – Tenez, mon parrain, ajouta Baptiste avec une insouciance affectée et comme s’il ne sentait pas les ongles de son parrain qui s’enfonçaient à la fois dans la manche de son gilet et dans son bras ; tenez, voilà les deux cent quarante écus que cette maison m’a chargé de vous remettre pour les trente aunes de drap à huit écus l’aune.

Le malin enfant pesa sur ces derniers mots.

– Misérable serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ! murmurait le marchand dont les mains se détachèrent du bras de son commis pour prendre l’argent qu’il lui donnait ; mauvais petit drôlat que j’ai tenu sur les fonts de baptême et qui, pour récompense, me tient, lui, sur un gril ardent ! méchant garnement qui, sans moi, sans mes sages leçons suivies d’exemples non moins admirables, ne saurait pas reconnaître un sedan d’avec un elbeuf... un enfant dont le père est un savant, dont la mère est une demoiselle, et qui, sans moi, serait peut-être un savant comme son père ou un damoiseau comme sa mère... Deux cent quarante écus... au lieu de quatre cent cinquante !... tu me voles deux cent dix écus, Baptiste, comme si tu me les prenais dans ma poche... Que dis-je ? infortuné marchand de draps que je suis... sais-tu ce que tu me coûtes ?... non, je ne veux pas y penser, c’est à en devenir fou... Suppose, filleul sans cœur et assassin de ton parrain, suppose que M. Cénani ait eu besoin d’une ou de deux autres pièces de drap : ayant accepté la première à ce prix de quinze écus, je n’aurais pu, mon honneur y était engagé, je n’aurais pu les vendre moins cher... ainsi donc, trois fois deux cent dix écus font six cent trente écus, comme qui dirait dix-huit cent nonante livres. Sors de devant mes yeux, méchant enfant, ajouta le marchand de plus en plus exaspéré par son calcul ; sors de devant mes yeux, et suis le conseil que je te donne, c’est le dernier : fais en sorte de ne jamais te trouver à la portée ni de mon bras ni de mon pied... voilà ma bénédiction, emporte-la et adieu !

Bien que Baptiste s’attendît à un accès de colère de la part du marchand, et qu’il s’y fût tout préparé, jamais il n’avait supposé que son parrain pût le renvoyer ; cependant il ne se repentait pas de son action, il la trouvait simple et naturelle.

Baissant la tête sous l’adieu peu chrétien qu’il venait de recevoir, Baptiste prit, à pas lents, le chemin de la maison de son père.

VI- Retour dans la maison paternelle

Il était sept heures du soir, M. Colbert était déjà assis à table pour souper en compagnie de sa femme et de son fils, jeune enfant de six ans, lorsque la porte de la salle à manger s’ouvrit et Baptiste parut.

Un cri d’étonnement partit de la bouche du père et de celle de la mère ; l’air confus et triste de leur fils aîné les alarma.

– Que t’est-il arrivé ? pourquoi as-tu quitté la boutique de ton parrain, aujourd’hui, jour de semaine... est-il malade ?... ou toi ?... mais parle donc, tu me fais mourir !

Ces questions du père et de la mère s’étaient succédé avec une telle rapidité, que le jeune commis marchand n’avait pu trouver le moment de répondre ; mais, la dernière parole ayant été suivie d’un soupir, il en profita.

– Je ne suis plus commis chez M. Guillaume Certain, dit Baptiste.

– Vous avez donc fait quelques sottises, monsieur ? dit M. Colbert, se posant en juge sévère devant son fils.

– C’est à vous à me le dire, monsieur mon père, répondit modestement Baptiste.

L’anxiété de madame Colbert lui ôtait la voix.

– Comment ? demanda M. Colbert.

– Je vais, avec votre permission, mon père, vous raconter ce qui s’est passé aujourd’hui, et vous me direz si j’ai eu tort, mon père ; mais je ne le crois pas : car, malgré la honte que j’éprouve de paraître devant vos yeux en commis chassé, s’il fallait refaire ce que j’ai fait, je le referais encore.

– Parle, lui dit son père, pendant que sa mère l’encourageait des yeux, et que son petit frère lui envoyait des baisers.

Baptiste raconta ce que vous savez, mes jeunes lecteurs ; il le fit avec candeur, sans ajouter une réflexion ; mais en y mêlant, toutefois, l’aimable enfant qu’il était, quelques paroles d’excuse pour l’action de son parrain, qu’il ne concevait pas, mais qu’il excusait.

– Il aime tant l’argent, mon parrain, disait-il, et puis, – pensant en marchand, – il ne comprenait peut-être pas mon action. Vendre un peu plus, ou beaucoup trop, pour lui c’est la même chose ; puisqu’on peut, sans être appelé un voleur et être puni comme tel, gagner deux sous sur une aune, pourquoi ne pas gagner cent francs, si c’est possible ? Que voulez-vous ! mon père, c’est déplorable, mais c’est ainsi qu’il raisonne.

– Viens m’embrasser, mon fils, dit M. Colbert ouvrant les bras à son fils, qui s’y précipita. Viens, tu es mon digne fils, tu as bien fait, et je t’approuve.

– Oui, certes, tu as bien fait, mon Baptiste chéri, ajouta madame Colbert, tendant aussi les bras à son fils pour l’embrasser, tu as bien fait. Assieds-toi là, près de moi, tu dois avoir faim ! tu ne retourneras plus chez cet homme, je te le promets.

– Je ne peux pourtant pas rester à votre charge, fit observer Baptiste en s’asseyant à côté de sa mère.

– Nous nous occuperons de cela demain, répondit M. Colbert ; aujourd’hui ne pensons qu’au plaisir de bien traiter l’aimable convive que, Dieu aidant, le marchand de draps nous envoie... Mais qui frappe donc ? je n’attends personne ce soir.

– Monsieur, dit la seule et unique servante de la maison, en entrouvrant avec précaution la porte de la salle à manger, il y a un monsieur en chaise à porteur qui demande à vous parler.

– Le nom de ce monsieur, Janon ?

– Il dit comme ça que vous ne le connaissez pas, et qu’il est inutile de dire son nom ; mais il insiste pour entrer.

– Dans le fait, je n’ai aucune raison pour ne pas recevoir, même un inconnu... Qu’il monte ! Janon, dit M. Colbert en se levant de table pour aller à la rencontre de cet étranger.

VII- Ce qu’était cet étranger

À la vue de celui qui entrait, de cette élégance toute parisienne qui le distinguait, Baptiste devint tout rouge.

– Monsieur, dit l’étranger en saluant le père de Baptiste et s’interrompant pour s’incliner jusqu’à terre devant madame Colbert, je vous demande bien pardon d’avoir tant insisté pour pénétrer dans votre intérieur ; mais je pars demain, l’affaire qui me conduit chez vous ne pouvait supporter de retard. Je suis M. Cénani, de la maison Cénani et Mazerani, de Paris.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda M. Colbert en présentant une chaise à l’étranger, qui s’assit.

– Ce jeune homme est votre fils, n’est-ce pas, monsieur ? demanda celui-ci en désignant Baptiste, qui rougit davantage.

– Oui, monsieur, Dieu merci.

– Dieu merci ! vous avez raison, monsieur ; cet enfant a fait ce matin, chez moi, un trait admirable.

– Très simple, monsieur, très simple, se hâta de dire madame Colbert, avec cet instinct ingénieux de mère qui craint qu’on ne donne de l’orgueil à son fils pour avoir fait son devoir.

– Admirable, madame, je vois que vous savez l’histoire ; mais, comme c’est probablement de la bouche de votre fils que vous l’avez apprise, sa modestie vous aura sans doute laissé ignorer ce qui m’a charmé... moi. Je viens de chez M. Guillaume pour une seconde pièce de drap, et j’ai su du garçon de magasin tous les détails de cette affaire. Votre charmant enfant, madame, a refusé de partager, avec le marchand, l’excédant du prix coté.

– C’est bien ! oh ! que c’est bien ! oh ! que je t’aime, mon enfant ! dit madame Colbert, heureuse et glorieuse, embrassant Baptiste, qui balbutia :

– Ce n’était pas juste.

M. Colbert jeta sur son fils un regard où se peignait toute la satisfaction d’un père.

– Vous savez, monsieur, dit-il en s’adressant au banquier parisien, que, pour ce trait, qui fait palpiter de joie mes entrailles paternelles, mon fils a été chassé de chez M. Guillaume !

– Je le sais, monsieur, le garçon de magasin me l’a dit, et c’est pour cela que j’ai pris le parti de venir, pour vous demander, monsieur, s’il vous conviendrait de confier votre enfant à notre maison de banque ; ce jeune homme, rempli d’honneur et de probité, placé sur un plus grand théâtre, doit faire fortune !... Votre fils fera fortune, madame.

– Dieu vous entende, monsieur, dit madame Colbert émue.

Baptiste, qui avait jusqu’à ce moment écouté sans rien dire, commençant seulement à comprendre l’intention de M. Cénani, s’écria soudain :

– S’il faut, pour faire fortune, quitter mon père et ma mère, j’y renonce, monsieur.

– Mais, moi, je n’y renonce pas pour toi, Baptiste, reprit son père d’un ton sérieux et tendre ; nous sommes pauvres, mon fils, et je serais coupable d’enfouir une intelligence comme la tienne, une âme comme la tienne, dans le cercle étroit et borné où je vis... Puisque monsieur a assez compris ton caractère pour venir te chercher jusqu’ici, il est digne que je te confie à lui. Je vous le livre, monsieur, je vous livre le plus pur de mon sang. Oh ! dans cette grande ville où vous allez l’emmener, veillez sur lui, non comme un père, vous êtes trop jeune, mais comme un frère... et toi, Baptiste, suis ce jeune homme ; en fait de commerce, d’usage, d’instruction, écoute ses avis et suis-les ; en fait de probité, en fait de principes d’honneur et de vertu, prends toujours conseil de ton cœur : je l’ai formé, je le connais, et tu es digne que je mette ma confiance en toi.

Baptiste pleurait en écoutant cette touchante allocution, mais il ne fit aucune objection ; le désir de soulager son père et d’être utile à sa famille sécha bientôt ses larmes ; les adieux furent tristes cependant. Bien que très jeune, Baptiste sentit son cœur se déchirer en quittant cette maison, où tout lui rappelait, soit un jeu de son enfance, soit un acte de bonté de son père et de sa mère, dont chaque meuble était pour lui un souvenir touchant et doux ; il n’y avait pas jusqu’à la vieille Janon qui ne lui causât un regret.

Toutefois, bientôt, grâce à la mobilité d’esprit naturelle à son âge, et aussi à la variété des lieux qu’il parcourait dans une bonne chaise de poste, en compagnie d’un jeune et joyeux camarade, Baptiste sentit une nouvelle vie naître en lui.

Suivons-le à Paris, mes jeunes lecteurs, et voyons de quelle manière le petit marchand drapier monta d’échelon en échelon, jusqu’au faite des grandeurs et de la fortune.

VIII- Le moyen d’arriver à la fortune

Comme tous les esprits observateurs et brillants, Colbert ne fut nullement étonné de tout ce prestige parisien, si éblouissant pour un provincial ; on aurait dit qu’il connaissait déjà ou qu’il avait rêvé tout ce qu’il voyait.

Bien qu’il fût très jeune encore, son intelligence était tellement développée, et il avait si bien profité de l’instruction donnée par son père, qu’il arrivait dans ce monde, nouveau pour un petit commis marchand drapier de Reims, beaucoup plus instruit qu’on ne l’est ordinairement à son âge ; aussi, dès les premiers temps qu’il passa dans la maison de banque de MM. Cénani et Mazerani, on lui confia tout de suite les premiers emplois, et bientôt il obtint de voyager pour cette maison : c’était là le comble de son ambition.

Le goût qu’il avait pour les sciences et les arts, qu’il devait un jour protéger avec tant d’éclat, ne fit que se développer encore dans ses voyages ; il parcourut toutes les provinces de la France ; et, sa principale étude étant le commerce, il pensait déjà aux moyens de le rendre florissant.

Ce fut dans le cours de ses voyages qu’il forma ces grands projets dont l’exécution illustra plus tard son ministère. En 1648 (il avait alors vingt-neuf ans), un de ses proches parents le plaça chez Letellier, secrétaire d’État, qui le fit connaître au cardinal Mazarin.

C’était dans les premiers temps des troubles de la Fronde. Mazarin, l’homme de son siècle qui se connaissait le mieux en hommes, devina et comprit le génie de ce jeune et studieux Colbert ; il le demanda à Letellier, qui le lui céda. Mazarin le nomma conseiller d’État et commença à le faire travailler avec lui ; puis, ayant éprouvé son zèle dans les guerres de la Fronde en 1649 et 1650, il lui accorda bientôt toute sa confiance.

À cette époque, Mazarin, poursuivi par la haine publique et par celle des grands du royaume, fut obligé de se retirer à Cologne. Colbert, qui venait d’épouser Marie, fille du seigneur de Menars et grand bailli de Blois, resta à Paris, intendant de la maison du cardinal et agent secret de sa correspondance avec la reine régente. C’était lui qui portait à cette princesse les dépêches du ministre et qui recevait les siennes pour lui. Il s’acquitta de cette commission délicate, d’une manière qui honorait également et son cœur et son esprit : sa prudence égalait son zèle ; et Mazarin, rentré en France, le mit à même de pouvoir être utile à sa famille.

Son père devint seigneur de Vaudière, gouverneur de Fimes, et maître d’hôtel ordinaire du roi. Le père de sa mère, devenu conseiller d’État, pourvut un de ses frères de plusieurs bénéfices, obtint pour le second une lieutenance au régiment de Navarre, fit nommer le troisième directeur des droits de prise en mer, et pour le quatrième, qui était abbé, il obtint un bénéfice de six mille livres de rente.

Colbert, reconnaissant, écrivit au cardinal, son protecteur, une lettre qui prouve qu’il n’obligeait pas un ingrat.

« Je supplie Votre Éminence, disait-il, de trouver bon que je ne paraisse pas insensible à tant de faveurs qu’elle a répandues sur moi et sur ma famille ; et qu’au moins, en les publiant, je leur donne la seule sorte de payement que je sois capable de leur donner. »

Enfin, Colbert, nommé depuis marquis de Croissé, donna de telles preuves d’un mérite rare et consciencieux, dans toutes les affaires que lui confia le cardinal, que ce dernier, mourant, dit à Louis XIV :

« Je vous dois tout, Sire ; mais je crois m’acquitter, en quelque sorte, avec Votre Majesté, en vous donnant Colbert. »

En 1661, Colbert fut nommé ministre des finances. À cette époque, la France n’avait d’autre commerce actif et constant que celui de quelques provinces avec la capitale, et encore ce commerce n’embrassait-il que les productions du sol ; la France ignorait encore ses avantages et les richesses immenses que pouvait produire l’industrie. Les grands chemins étaient impraticables : Colbert les fit réparer et ouvrit de nouvelles routes. La jonction des deux mers avait été proposée sous Louis XIII : Colbert la fit exécuter par Riquet. Il projeta le canal de Bourgogne et forma une chambre générale d’assurance en faveur des villes maritimes. Il établit une chambre de commerce où les plus habiles négociants furent appelés à discuter les causes de la prospérité nationale ; et, ne se fiant pas à ses propres lumières, il s’adressa à toutes les cours de l’Europe pour obtenir des renseignements, non seulement sur les branches du commerce, mais sur les moyens de le rendre florissant.

À cette époque, les Anglais et les Hollandais se partageaient l’empire de la mer. Colbert, qui avait compris que le siège de la puissance se trouvait alors dans le commerce des deux mondes, leur disputa cet empire. Dunkerque était aux Anglais : il le racheta en 1662 à Charles II, moyennant cinq millions. Les compagnies des deux Indes s’établirent ; une colonie, partie de la Rochelle, alla peupler Cayenne, une seconde prit possession du Canada et jeta les fondements de Québec ; une troisième s’éleva à Madagascar. Le même mois, on vit partir de Saint-Malo soixante-cinq grands navires pour la pêche de la morue.

Les mers étaient infestées par les corsaires d’Alger, de Tunis et de Tripoli : des vaisseaux français allèrent attaquer les barbaresques jusque dans leurs repaires ; et, foudroyés par Duquesne, ils en vinrent enfin à ne plus voir sans frayeur le pavillon français. Les ports de Brest, de Toulon, de Rochefort, furent établis, et on fortifia ceux du Havre et de Dunkerque. Des écoles de navigation furent ouvertes ; et plus de cent vaisseaux de ligne et de soixante mille matelots, commandés par les d’Estrées, les Tourville, les Jean-Bart, les Forbin, firent triompher le pavillon français, jusqu’alors inconnu sur les mers.

Ce fut ce ministre habile, mes jeunes lecteurs, qui établit, au faubourg Saint-Antoine, une manufacture de glaces, qu’auparavant on allait acheter à Venise, et qu’on payait des prix excessifs.

En 1667, il fonda, au faubourg Saint-Marceau, cette belle et célèbre manufacture des Gobelins, dont il donna la direction à Lebrun.

Enfin, mes jeunes lecteurs, vous ne pouvez faire un pas dans Paris, sans y trouver une trace du génie du grand Colbert : l’Observatoire, le beau jardin des Tuileries dessiné par le Nôtre, la magnifique colonnade du Louvre, l’Arc de triomphe de la porte Saint-Martin, celui de la rue Saint-Denis, l’hôtel des Invalides, cette noble et généreuse institution, une partie des quais et des boulevards, et tant d’autres choses belles et utiles que j’oublie, viennent attester ce génie immortel, qui répandit tant d’éclat sur ce beau siècle de Louis XIV.

Rien n’était étranger à cette grande intelligence, l’agriculture eut part à sa sollicitude ; se rappelant cet axiome de Sully, l’ami et le ministre d’Henri IV : « Pâturage et labourage sont les deux nourrices de l’État », il diminua l’impôt sur les terres et favorisa la multiplication des bestiaux.

Et, au milieu de tant de travaux, les arts, son premier rêve, ne furent pas oubliés. En 1664, il fonda l’Académie de peinture, d’architecture et de sculpture, ainsi que l’Académie de France, à Rome, et forma un corps d’académiciens qu’il plaça dans le vieux Louvre.

Le 6 septembre 1683, Colbert, pouvant dire comme Corneille : « Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée », termina, à l’âge de soixante-quatre ans, une des vies les plus remplies et les plus utiles. Bourdaloue l’assista dans ses derniers moments. Il laissa neuf enfants, six fils et trois filles ; ses trois filles épousèrent les ducs de Chevreuse, de Saint-Aignan et de Mortemart. (Contes historiques dédiés à la jeunesse : Travail et célébrité)