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BIBLIOBUS Littérature française

Charles-Simon Favart ou La conspiration des échaudés

I- Les conjurés

Le jour tombait, l’ombre des arbres qui entouraient le grand jardin du collège Louis-le-Grand à Paris, s’allongeait et s’épaississait graduellement, lorsqu’à la faveur de cette ombre on vit un jeune enfant se glisser furtivement le long des plates-bandes qui bordaient des murs.

On était au mois d’août 1720, et la chaleur avait été excessive pendant toute la journée.

Cependant on s’apercevait aisément que ce n’était pas seulement pour respirer la fraîcheur du soir que cet enfant avait quitté la classe. Il marchait sur la pointe des pieds, les posant lentement avec la plus grande précaution. Ses yeux erraient à l’aventure, inquiets et observateurs. Souvent, s’arrêtant au moindre bruit, l’enfant écoutait ; alors, le vent agitait-il le feuillage, la chouette faisait-elle entendre son cri lugubre, ou bien le lézard frôlait-il l’herbe sèche, aussitôt le jeune aventureux se blottissait derrière une pierre ou se collait contre un arbre, et, bien qu’il fût de la plus petite taille, il se faisait encore plus petit s’il était possible ; puis, après un moment d’anxiété, rassuré par le calme qui régnait dans cette partie du collège, l’enfant s’enhardissait et continuait sa promenade nocturne.

Au fond du jardin était une chapelle en ruine ; un amas de pierres posées auprès attestait qu’on se mettait en mesure de la réparer. C’était vers cet endroit que le jeune enfant se dirigeait : une porte fermait mal l’entrée de la chapelle, le petit garçon la poussa.

– Pst, pst, dit-il à voix basse.

– Pst, pst, répondit-on sur le même ton.

L’enfant entra hardiment, et la porte se referma sur lui.

L’instant d’après, un second enfant s’esquivant adroitement de la cour, où une centaine d’élèves, au moins, s’amusaient, ceux-ci à la balle, ceux-là au cheval fondu, beaucoup d’autres à toute espèce de jeux, se dirigea, lui aussi, du côté de la chapelle. Usant des mêmes précautions que son prédécesseur, il gagna le lieu du rendez-vous ; deux pst furent encore échangés, puis la porte s’ouvrit et se referma sur ce nouvel arrivé.

Un troisième élève suivit, puis un quatrième, puis un cinquième, puis encore un et encore un, si bien que les grands seulement se trouvèrent à jouer, sans avoir auprès d’eux aucun de leurs camarades au-dessous de douze ans.

– Que sont donc devenus les petits ? dit un grand regardant de tous côtés.

– Que t’importe, répondit son voisin.

– C’est que le petit Charles Favart est avec eux, et son père qui l’aime beaucoup me l’a recommandé.

– Qu’est-ce qu’il fait son père ?

– Comment tu ne connais pas Favart le sublime, le feuilleté, l’illustre Favart, l’inventeur des échaudés ; le perfectionneur des petits pâtés ? Robert Favart le pâtissier par excellence, le meilleur enfant que je connaisse, toujours riant, le bonnet sur l’oreille, le tablier blanc, les mains enfarinées et la chansonnette à la bouche ? J’adore Favart, moi, tel que tu me vois... surtout ses échaudés ; dimanche je t’emmènerai manger des échaudés chez lui, d’autant mieux que je ne les paye pas, parce que je suis censé faire répéter les leçons à son fils. Mais où est-il donc, ce gamin-là ?

– La cloche du souper ne peut tarder à sonner, et, sois tranquille, au bruit harmonieux de cette musique réconfortante pour les estomacs affamés, ton futur marchand d’échaudés se retrouvera.

Dre lin din din, dre lin din, din, din, din.

Mille cris de joie répondirent à ce signal, et la cloche n’avait pas fini son carillon, que grands et petits se heurtaient sur l’escalier qui conduisait au réfectoire.

– D’où venez-vous donc ? dirent à la fois plusieurs grands aux petits.

– Est-il étonnant, ce grand-là ! dit un petit joufflu en riant au nez de celui qui l’interrogeait.

– Et d’où voulez-vous donc que nous venions ? s’écria un autre espiègle.

– De Pontoise, peut-être, répliqua son voisin.

– Ou de Soissons, qui sait, ajouta un autre.

– C’est ça... chercher des fayots, dit un joli petit garçon de dix ans, mince, fluet, mais à la tournure élégante, dégagée, des fayots, comme ceux qu’on nous a servis aujourd’hui à dîner et que M. le proviseur avait décorés du nom pompeux de ha-ri-cots ! farceur de proviseur ! va.

Chacun dit son mot, brocha un petit voyage, une nouvelle, un conte, raconta un événement, parla du diable, de Croquemitaine, de palais, de chaumière ; mais de la chapelle, point : aucun marmot ne la nomma seulement.

Soudain, et au moment où les premiers arrivés prenaient leur place à table, un cri affreux partit de l’escalier et y appela tous les élèves.

II- Le père la Terreur

Entre le rez-de-chaussée et le premier était pratiquée une porte qui s’ouvrait sur une chambre basse, carrée, garnie tout alentour de plusieurs rayons en bois blanc ; c’était la chambre aux provisions, appelée par les écoliers le magasin aux vivres. Un homme y paraissait fort occupé à débarrasser deux énormes corbeilles remplies d’échaudés dont l’odeur appétissante saisissait l’odorat, dont la couleur dorée réjouissait la vue ; il élevait les gâteaux en pyramide sur de grands plateaux.

Ce personnage pouvait avoir cinquante ans ; son air paisible et doux était relevé par un air martial, qui donnait à sa physionomie quelque chose qui tenait à la fois du bonhomme et de l’homme peu endurant ; ancien soldat, une jambe de bois remplaçait celle qu’il avait perdue sur le champ de bataille et lui avait fait prendre une retraite forcée. Habitué au tumulte des camps, la vie paisible aurait été un supplice pour lui ; le calme, le repos n’allait point à son humeur active et batailleuse, il lui fallait le bruit des jeux, des querelles à exciter ou à raccommoder ; pour cela, il se plaça économe au collège Louis-le Grand.

– C’est dommage que père la Terreur soit un économe, disaient les enfants en parlant de lui, ça ferait un fameux farceur ! et mais... économe ! c’est pis que professeur !

– Ces diables d’enfants, disait la Terreur en élevant artistement ses pyramides d’échaudés, de quel œil ils reluquaient ces corbeilles quand le garçon pâtissier a traversé la cour ! Mille diables ! je parie bien que, si mes gaillards trouvaient la clef du magasin aux vivres, ils ne s’amuseraient pas à élever des fortifications, comme je le fais, moi ! ils n’attendraient pas à demain pour les croquer ! Ils manœuvreraient joliment, ici, je le parie ; une, deux, demi-tour à droite : où sont mes échaudés ? Ni vu, ni connu, mon compère... dame, aussi, il faut être juste, des échaudés, pour eux, c’est comme des Anglais pour moi ; pas de quartier ! nom de... ah ! ma nouvelle place me défend le jurement, attention au commandement, mon vieux.

Et comme l’ancien soldat en était là de son monologue et de ses échaudés, un grand mouvement se fit entendre dans l’escalier, et ces mots arrivèrent jusqu’à lui :

– Ma jambe ! ma jambe ! criait une voix d’enfant, à laquelle un autre répondait en criant plus fort : Au secours ! au secours ! Charles s’est cassé la jambe.

Sans songer à ses échaudés ; ni à son magasin de vivres, qu’il laissa ouvert, la Terreur se précipita vers l’endroit d’où partaient les cris.

III- La jambe cassée

Un enfant de dix ans gisait sur l’escalier ; ses contorsions étranges auraient paru effrayantes, sans un petit sourire malin, qui, malgré ses efforts, venait errer sur ses lèvres. Une douzaine d’enfants du même âge l’entouraient.

– Pauvre Charles ! disaient-ils tous à la fois, modulant cette expression sur différents tons, pauvre Charles !...

– Charles, Charles, qu’est-il arrivé à Charles ? s’écria la Terreur d’une voix altérée, car Charles était son favori, tant à cause des jolies chansons que l’enfant lui chantait pour l’égayer que parce qu’il commençait à manier fort adroitement le sabre de l’ex-soldat.

– Je crois que je me suis cassé la jambe, mon bon ami, dit Charles d’un ton pleurnicheur et jetant un regard à la dérobée sur la chambre aux provisions, dont la porte était restée grande ouverte.

– Ah ! mon Dieu, pauvre petit ! dit la Terreur s’agenouillant devant l’enfant ; François, prends la lampe et approche-la !

– Si l’on portait le blessé au dortoir ? fit observer François.

– Il faut d’abord voir ce qu’il a. Peux-tu te tenir debout... hein ?... allons donc, Charles, du courage !

– Oh ! impossible, mon cher monsieur la Terreur, répondit Charles du ton le plus dolent. Aïe, ma jambe !... aïe... mon Dieu, mon Dieu, ma jambe !

– Mille tonnerres ! cette muraille n’en fait jamais d’autres !... Mais tais-toi donc, quand tu crierais ainsi jusqu’à demain. c’est au genou, tu dis ? ajouta le vieil invalide en retroussant le pantalon du petit Favard jusqu’au milieu de la cuisse.

– Oui... oui... là... plus haut...

– C’est singulier, disait la Terreur, ouvrant ses yeux autant que possible pour essayer de trouver la fracture sur le genou blanc et poli de l’enfant... rien... je ne vois rien... ça n’est pas même rouge.

– Plus bas, je vous dis, monsieur la Terreur, plus bas, répétait Charles en pleurnichant... Aïe... vous me faites mal.

– Étonnant... étonnant... pas plus rouge là qu’ailleurs.

– C’est l’os qui est cassé, s’écria Charles, et ça ne paraît pas en dehors. mais je suis sûr qu’il est cassé... je le sens peut-être bien, moi !

– Allons, voyons, ne pleure pas, je vais te porter sur ton lit. François, appelle l’infirmier, et toi, Jean, va prier le proviseur de venir.

– Oh ! c’est inutile d’appeler tout le monde pour voir mon genou, dit Charles oubliant son rôle, dans sa crainte de voir paraître le proviseur.

– Crie donc toujours, souffla Auguste à l’oreille de Charles, la brèche est ouverte, l’assaut se donne.

– Qui parle d’assaut ? observa l’invalide chargeant le blessé sur ses épaules.

– Pas si vite... doucement !... hurla Charles en redoublant ses cris... aïe, aïe !... Oh ! monsieur la Terreur, vous me donnez des secousses horribles.

– Tu en auras ta part... mais crie plus fort, lui glissait-on toujours à l’oreille.

– C’est que je m’enroue, répondit Charles doucement.

– Là... là... dit la Terreur posant Charles sur son lit avec la plus grande précaution... là... là... À l’entendre crier de la sorte, ne dirait-on pas qu’il a les quatre membres emportés par un boulet de canon... Que veux-tu, Auguste ?

– Rien, rien, monsieur la Terreur, dit Auguste ; et de l’air le plus indifférent, se glissant derrière le lit de Charles, il profita d’un moment où l’invalide ouvrait sa grosse tabatière de corne pour y prendre une prise de tabac ; puis, saisissant l’instant où il se tenait éloigné du lit, l’enfant dit à Charles :

– Tiens bon, la mèche est éventée, le conseil est assemblé ; mais impossible de deviner le coupable, nous sommes Français, on ne te vendra pas, je ne te dis que ça... crie toujours... Quel dommage ! ajouta-t-il entre ses dents... un si beau complot ! de si beaux échaudés !

IV- La lancette du docteur

Dans un de ces longs dortoirs, où cent couchettes de bois peint, garnies de bons matelas et de couvertures bien blanches, attestent la bonne tenue d’un collège, un seul lit se trouvait dans ce moment occupé.

C’était celui de Charles. La Terreur se tenait à sa gauche, le proviseur à sa droite, quelques camarades entouraient le chevet, des regards inquiets et troublés s’échangeaient entre eux. Le proviseur paraissait soucieux, la Terreur se grattait l’oreille en murmurant :

– Ces diables d’enfants ! ces diables d’enfants !

– Est-on allé chercher le docteur Grabois ? demande le proviseur à un élève qui parut entre les lits.

– Sa chaise vient d’entrer dans la cour, monsieur le proviseur, répondit l’enfant ; puis, continuant sa promenade de couchette en couchette, il arriva près de celle où le petit Favard faisait une triste figure.

– C’était une fausse peur, lui dit-il tout bas, on ne sait rien, les échaudés voyagent par mer dans l’égout de la rue Saint-Jacques ; c’est Léon, le fils du portier, qui a fait l’exécution.

Pendant le colloque des deux conspirateurs, un nouveau personnage s’avançait : c’était un homme d’un certain âge, il avait l’air bourru, une énorme verrue formait une protubérance peu gracieuse sur le bout de son nez, il tenait une grosse canne à pomme d’or, dont il frappait à chaque mot sur le plancher.

– Ce serait un grand malheur, mon cher docteur, disait le proviseur achevant tout haut une phrase commencée à l’oreille ; puis, amenant M. Grabois près du lit de Charles, il ajouta :

– Examinez bien la jambe de ce pauvre enfant ; je suis désolé de ce qui s’est passé, que vont dire ses parents ?

– Bast, bast, dit le docteur d’un ton brusque, ces enfants crient toujours comme si on les écorchait ; je parie qu’il n’a rien, moi !

Et, découvrant le lit, il se mit à palper la jambe de Charles si rudement, que le petit ne put retenir un cri.

– Hum... hum... fit le médecin allongeant ses deux lèvres en moue... hum !... hum !...

– Eh bien ! dit le proviseur d’un air inquiet.

– Eh bien ! mon cher proviseur, que voulez-vous, dit le docteur la figure consternée, il a la jambe cassée en deux endroits.

Charles regarda à deux fois le docteur.

– Est-il bête, le docteur ! dit un des camarades à l’oreille de Charles.

– Stupide ! répondit Charles en riant sous sa couverture.

– Cassée ! répéta le proviseur d’un air accablé.

– Cassée, affirma le docteur.

– Cassée ! allons donc !... dit la Terreur.

Un serrement de main et un coup d’œil du docteur arrêtèrent la phrase commencée.

– Le blessé a-t-il soupé ? demanda gravement le docteur.

– Non, monsieur, se hâta de répondre Charles.

– Tant mieux ! tant mieux ! reprit le docteur. Monsieur le proviseur, voulez-vous me faire donner, je vous prie, une cuvette et du vieux linge pour faire des bandes.

Disant ces mots avec un sang-froid effrayant pour celui qui allait devenir la victime de sa conspiration, le docteur tira de la poche de son habit un portefeuille puce qu’il ouvrit et qu’il étala tout ouvert sur le lit de Charles ; on y voyait un nombre infini de petits instruments en fer rangés par ordre.

– Est-ce que vous pensez qu’une saignée ?... dit le proviseur.

– Elle est très urgente et je vais la pratiquer sur-le-champ, répondit le docteur, en choisissant une lancette qu’il fit briller aux yeux de l’enfant. – Allons ! votre bras, ajouta-t-il s’adressant à Charles.

– Mon bras ! répéta celui-ci le collant à son corps au lieu de l’avancer... mais je vous assure, monsieur le docteur, que je n’ai pas besoin d’être saigné.

– Je le sais peut-être mieux que toi, petit drôle, dit le docteur... ton bras ! te dis-je.

– Je vous assure, monsieur le docteur, que... que... dit Charles, en pleurant presque, que ma jambe me fait beaucoup moins de mal.

– Mauvais signe... c’est qu’elle est plus malade, reprit le docteur... ton bras ! voyons, pas tant de façons, monsieur la Terreur tiendra la cuvette ; bon, voici les bandes qui arrivent.

– Mais je ne veux pas qu’on me saigne, criait Charles faisant mine de sauter hors du lit.

– Tiens-toi donc tranquille, lui souffla Auguste dans le tuyau de l’oreille.

– Tu vas nous perdre, toi aussi, dit André sur le même ton.

– Mais... la saignée, répondit le pauvre Charles en regardant la lancette du coin de l’œil.

– Bah ! tu n’en mourras pas, dit André.

Le pauvre Charles n’avait rien à répliquer, il se tenait coi, suant à grosses gouttes, et regardant toujours cette brillante lancette que le docteur tenait prête pour lui piquer le bras.

– Puisqu’il n’a pas encore soupé... dit le docteur en essuyant le bout de sa lancette sur la manche de son habit, et préparant le bras de Charles dont il releva la manche de chemise au-dessus du coude...

– Je n’ai pas soupé, mais j’ai mangé, monsieur le docteur, cria Charles retirant à lui son bras.

– Eh bien ! ne dit-il pas à présent qu’il a mangé ? dit la Terreur ne pouvant plus retenir son envie de rire.

– Allons, allons, ne bouge pas, dit le docteur, tu te feras blesser.

– J’ai mangé ! j’ai mangé ! cria Charles pleurant cette fois-ci pour tout de bon.

– Saignez-le toujours, docteur, dit le proviseur avec sévérité, et ne l’écoutez pas.

– Oh ! mon Dieu... mais quand je vous dis que j’ai mangé, répétait Charles en sanglotant et s’agitant sur son lit.

– Qu’as-tu mangé ? demanda le docteur, la lancette toujours en arrêt.

– Un gros morceau de pain, mais bien sûr... bien sûr, je vous jure...

Les larmes lui coupèrent la voix.

– Quelle agitation ! dit le docteur en lui tâtant le pouls, il a une fièvre de cheval, sur ma foi... c’est qu’une jambe cassée à son âge... c’est sérieux... très sérieux !...

Charles commença réellement à douter s’il s’était oui ou non cassé la jambe.

– Très sérieux... répétèrent en chœur et sur le même ton sentencieux du docteur les écoliers qui se tenaient derrière lui ; puis, chacun prenant son temps où le proviseur n’avait pas les yeux de ce côté, ils tirèrent tous la langue en faisant, avec les mains, le signe d’un perruquier qui poudre une perruque.

V- La clef des échaudés

– Monsieur le proviseur, dit un domestique du collège en entrant au dortoir, M. Favart envoie chercher M. Charles ; le directeur de l’Opéra lui a envoyé deux billets de parterre pour ce soir, et il voudrait y mener son fils, si toutefois monsieur est content de lui.

Charles, sans penser à son rôle, allait faire un bond de joie du lit par terre, lorsqu’il entendit le proviseur répondre :

– Certes, je ne suis pas mécontent de Charles, mais, à cause de son accident, il ne pourra aller à l’Opéra. Dites seulement, et pour ne pas inquiéter M. Favart, que son fils est en retenue ; allez !

Le domestique sortit.

– Maudits échaudés ! dit Charles en se mordant les doigts ; si jamais j’en fais, moi, des échaudés, je veux bien les aller vendre à Rome... maudits échaudés !

– Qu’est-ce que vous ordonnez à mon petit malade, monsieur le docteur ? dit le proviseur sans regarder Charles, de peur de perdre sa gravité devant la triste et pitoyable mine de l’enfant.

– Mais, d’abord, beaucoup de prudence, dit le docteur lentement, du repos, de la diète, une diète absolue pendant vingt-quatre heures (Charles se sentit tout froid). Je reviendrai demain à la même heure, et comme alors il n’aura pas mangé, je le saignerai... et puis je lui raccommoderai sa jambe... Je vous salue, mon cher proviseur, au revoir, la Terreur, bonsoir, mes bambins.

Le proviseur et le soldat accompagnèrent le docteur jusque dans le corridor.

– Me voilà dans de beaux draps, dit Charles pleurant à chaudes larmes... si jamais je fais des conspirations !...

– Tais-toi donc, nigaud ! lui dit Auguste, je compte sur toi pour la prochaine.

– Heureusement qu’on ne se doute de rien, observa Frédéric.

– Ces pauvres échaudés, je les regrette tout de même, répliqua le petit André ; ils avaient bonne mine.

– Et comme ils sentaient bon ! dit Matthieu portant sa casquette à son nez ; ma casquette en a conservé l’odeur.

– Moi, j’en avais tant mis dans la mienne, dit Jules, qu’ils étaient tous écrasés.

– Oh ! ma pauvre jambe ! dit Charles pleurant toujours.

– Est-il bête de pleurer ! dit Henri ; est-ce que ce qu’a dit le docteur te la coupe, ta jambe ?

– Non, mais la diète ?

– Je partagerai mon pain avec toi, dit Henri.

– Et moi, mes pommes, dit Frédéric.

– Et moi, mon lait du matin que papa paye à part pour ma santé, dit Arthur.

– Et moi, je partagerai ma bourse avec toi pour acheter ton dîner, dit Auguste.

– Oui, dit Charles que toutes ces offres ne consolaient pas ; mais sans la conspiration, je serais allé à l’Opéra, moi !

– Bast ! tu n’en mourras pas, répliqua Auguste ; au reste, tu es le chef de la conspiration, il est bien juste que tu sois le plus puni.

– Chut ! l’ennemi, dit Jules.

Le proviseur et la Terreur revenaient.

– Le docteur m’a donné quelque espoir, dit le premier à Charles ; si l’enflure n’augmente pas cette nuit, on vous permettra de manger un peu demain ; mais rien ce soir... C’est malheureux, car votre père, sachant que c’était ma fête, m’avait envoyé deux corbeilles d’échaudés, des échaudés magnifiques, mes enfants, gonflés, dorés, de superbes échaudés, et mon intention était de vous les distribuer ; n’est-il pas vrai, la Terreur ? Votre accident, Charles, vous empêchera d’en profiter, mais vos camarades n’en seront pas privés pour cela... la Terreur, donnez la clef de la chambre aux provisions à Gustave qui est le plus âgé... allez, mes enfants, partagez-vous les échaudés en bons camarades, allez.

– Si nous avions su ça ! dit Auguste en s’en allant, et regardant, la tête basse, la clef que la Terreur lui avait remise.

– Quel bouillon nous avalons là ! dit Henri.

– Mon commandant, dit la Terreur au proviseur, si on portait seulement un échaudé à Charles, ça ne pourrait pas lui faire grand mal ; un échaudé, c’est léger.

– Je le veux bien, dit le proviseur rappelant Auguste.

– Portez-en un pour Charles, Auguste, ajouta-t-il d’un air assez goguenard.

– Merci ! dit Charles en soupirant.

– Pourquoi ? mon enfant.

– Je n’aime pas les échaudés, dit-il en poussant un profond soupir.

– C’est singulier... je pensais...

– Au contraire, monsieur le proviseur, je les déteste, je les ai en horreur.

– Oh ! tu n’as pas besoin de te fâcher, mon petit, dit la Terreur, on ne te forcera pas...

– Il est encore fort heureux qu’on ne se doute de rien, dit Jules à l’oreille de Frédéric en quittant le dortoir.

– Oui, dit Frédéric, il est juste de dire que les professeurs sont fameusement godiches ; si jamais je deviens professeur, on ne m’attrapera pas ainsi, moi, j’en réponds.

– Quant à toi, Charles, dit le proviseur, pour te désennuyer, et aussi à cause de ce que ton accident te prive du cadeau de ton père et de l’Opéra, la Terreur va te raconter, si tu veux, un petit conte charmant intitulé : La conspiration des échaudés ou les petits gourmands punis par où ils avaient péché.

– Je crois que je le sais, ce conte, dit Charles à part lui, et ce que je sais bien encore, c’est que, lorsque je serai grand, ce ne sera pas aux échaudés que je jouerai.

Le lendemain matin, le petit Favart fut le premier levé du dortoir, et, quand il entra en classe, un peu honteux à la vérité, il fut fort étonné de voir que le proviseur ne lui parla pas de sa jambe ; lui aussi n’eut garde d’en parler, comme vous pouvez bien vous l’imaginer, mes petits amis, et l’événement en resta là.

Charles-Simon Favart acheva ses études sans plus songer à faire d’autres conspirations. Toutefois il garda toujours son caractère gai, jovial et entreprenant. Encore très jeune, il composa plusieurs pièces de théâtre qui eurent un grand succès, surtout à l’Opéra-Comique.

Sous le maréchal de Saxe, il suivit l’armée comme directeur de spectacle, établissant son théâtre au quartier-général. Connaissant l’humeur française, le maréchal savait qu’un couplet, une plaisanterie, valait quelquefois la plus belle harangue ; de même qu’une épigramme devenait un sanglant reproche. L’aidant de tous ses moyens, Favart ne refusait aux soldats, ni l’une ni l’autre ; la veille d’une bataille, une comédie composée exprès les excitait au combat ; le lendemain, une autre pièce exaltait et récompensait leur courage.

On a de lui plus de soixante pièces remplies, pour la plupart, d’esprit et de gaieté. De tous les auteurs qui ont travaillé pour l’Opéra-Comique, Favart est, sans contredit, celui qui a peint avec le plus de vérité et d’âme les sentiments naïfs du village. Il était aussi estimable par ses qualités sociales, son extrême bonté et sa modestie, que recherché pour ses talents. – Né à Paris le 15 novembre 1710, il mourut le 12 mai 1729. (Contes historiques dédiés à la jeunesse : Travail et célébrité)