BIBLIOBUS Littérature française

Benjamin Franklin ou Le petit imprimeur (Dix-huitième siècle)

I- Le mystérieux rédacteur au journal de Boston

– Par Guttemberg, l’illustre inventeur de l’imprimerie, qui, à cause de cette découverte admirable, peut être regardé comme le plus grand homme du monde, le goût de la lecture n’est bon à rien, monsieur Benjamin : il vous perdra ; est-ce qu’un imprimeur doit lire, doit savoir lire même ? Mais à quoi bon, monsieur Benjamin, je vous le demande, à quoi bon ?

Celui qui parlait ainsi était un vieil ouvrier imprimeur-compositeur ; il travaillait, pendant que celui à qui il s’adressait et qui était un jeune apprenti de quatorze ans à peu près, frêle et pâle, lisait attentivement dans un livre. L’enfant répondit :

– Tu demandes, Thomas, à quoi bon lire ce qu’on imprime ? mais à ne pas imprimer de sottises.

– Est-ce que ça nous regarde, les sottises ? répliqua l’imprimeur ; c’est l’affaire des auteurs. Il ne nous manquerait plus que cela, vraiment, lire ce que nous imprimerions, ça deviendrait fameusement ennuyeux, tout de même !...

Benjamin sourit finement, et, de l’air d’un enfant qui fait une malice, il écrivit à la hâte, et en cachette de Thomas, une note sur un morceau de papier, puis jeta le papier sur le casier.

– Tiens, lui dit-il, tu mettras ça aux annonces ; à propos, as-tu daté le journal ?

– Boston, 17 janvier 1721, dit Thomas, cherchant la date.

– Juste l’anniversaire de ma naissance, dit Benjamin ; j’ai aujourd’hui quinze ans, Thomas ; mais voyons, tais-toi, compose, et laisse-moi achever ma lecture.

– C’est le livre que vous a prêté M. Samuel, le riche marchand ; il est donc bien amusant ?

– Je crois bien, il est de Daniel de Foé, l’auteur de Robinson Crusoé que je t’ai lu, l’hiver dernier, quand tu étais malade ; tu t’en souviens, Thomas ?

– Et vous appelez celui-ci ?

– L’Essai sur les projets...

– Ah ! je devine, cet Essai sur les projets est la suite de Robinson Crusoé, n’est-ce pas, monsieur Benjamin ?

 Robinson est un livre amusant, Thomas ; celui-ci est un livre sérieux : tu vas le comprendre tout de suite, quand je te dirai qu’il a pour but le perfectionnement du commerce, l’emploi qu’on peut faire des pauvres, l’indication des moyens les plus propres à augmenter les richesses publiques ; c’est ce dernier article surtout que j’étudie avec le plus grand soin.

– Vous allez dire que je suis une bête, monsieur ; mais par l’immortel Guttemberg, je ne sais pas trop à quoi peut vous servir le moyen d’augmenter les richesses publiques ; m’est avis qu’il vaudrait bien mieux s’occuper d’augmenter les siennes ; surtout lorsque, comme vous, monsieur Benjamin, on est pauvre comme le bonhomme Job.

– Compose ton journal, et ne t’inquiète pas de ça, Thomas.

– Encore un mot, monsieur Benjamin ; vous qui êtes si savant, vous pourrez sans doute me dire quel est l’homme, l’inconnu, le diable, qui nous met tous les jours des petits écrits dans la boîte au journal.

– Non, dit Benjamin, les yeux baissés sur son livre.

– Permettez-moi de vous dire que c’est impossible, monsieur Benjamin, car hier soir, à neuf heures, il n’y avait rien dans la boîte ; je m’absente un instant, vous me promettez de veiller... je reviens cinq minutes après, crac, le papier y était... Vous ne voulez pas me le dire, monsieur Benjamin ; cet inconnu vous aura recommandé le secret, et vous ne devriez pas le garder, puisque c’est me faire perdre un dollar, que votre frère m’a promis, si je lui découvrais l’auteur de ces écrits qui mettent tout Boston en rumeur. Est-ce que vous les avez lus, ces écrits, monsieur Benjamin ?... C’est peut-être Beau, je le crois, puisque tout le monde le dit ; mais, à coup sûr, je parierais bien, moi qui ne suis qu’une bête, que cela ne vaut pas les deux superbes complaintes que vous avez faites sur des aventures de marins...

– Tais-toi donc, Thomas, de vrais chansons d’aveugles !

– De vrais chansons d’aveugles ! monsieur Benjamin, d’aveugles ! par l’immortel Guttemberg, l’inventeur de l’imprimerie !...

– Pendant que nous sommes seuls, Thomas, et que mon frère est sorti avec mon père, il faut que je relève une erreur dans laquelle toi et bien d’autres tombez continuellement : Guttemberg n’est pas l’inventeur de l’imprimerie.

– Allons donc, monsieur Benjamin, vous voulez rire, dit le vieil ouvrier haussant les épaules, – vous ne me direz pas ça à moi, un vieux routier imprimeur. Guttemberg, l’illustre, l’immortel Guttemberg, est le seul et véritable inventeur de l’imprimerie ; c’est connu, voyez-vous, comme il est connu que la lune est la vraie femelle du soleil.

Benjamin sourit. – Dans les astres, il n’y a ni mâle ni femelle, Thomas ; mais pour en revenir à ton héros favori, et à ta marotte, l’imprimerie...

– Dame, monsieur Benjamin, ma marotte, comme vous l’appelez, c’est mon gagne-pain.

– Donc, Thomas, je te dirai que l’imprimerie a été inventée en 1430, à Harlem, en Hollande, par un nommé Laurent Coster... seulement elle fut perfectionnée par Gaensefleisch, qui établit une imprimerie à Mayence, sa patrie.

– Qu’appelez-vous perfectionnée, monsieur Benjamin ?

– Ce Laurent Coster, Thomas, n’employait pour imprimer que des caractères en bois, mobiles et inégaux, enfilés dans une ficelle ; ce procédé, comme tu le sens, était insuffisant pour tenir les lettres serrées convenablement, de sorte qu’au moindre effort de la presse, elles cédaient sous son poids, se séparaient et ne produisaient ainsi qu’une impression très défectueuse ; mais Guttemberg s’associa avec un orfèvre nommé Faust ; celui-ci avait un garçon appelé Pierre Schœffer, qui, le premier, en 1452, inventa l’art de fondre des caractères de métal. Ces trois hommes firent société, et de leurs presses on vit sortir le Psautier latin, la Bible, et d’autres livres dont tu ne comprendrais pas les titres, Thomas.

– Je ne suis qu’une bête, monsieur Benjamin ; mais je parie bien que ces trois célèbres et immortels personnages ont dû être fameusement respectés dans leur temps ; on a dû leur rendre des honneurs extraordinaires, les porter en triomphe, leur élever des statues de marbre, leur...

– Tu te trompes, Thomas, le premier qui importa cet art à Paris courut le risque d’y être brûlé vif... Mais je n’ai pas besoin de te conter tout cela, peut-être ça t’ennuierait-il.

– Au contraire, monsieur Benjamin, vous le savez, je n’ai qu’une passion, c’est d’imprimer, d’imprimer, de toujours imprimer ; et vous qui lisez tout, si vous vouliez me conter un petit brin, seulement, en gros, là, l’histoire de l’imprimerie, ça doit être si amusant !...

– Amusant ? non ! mais intéressant ? oui.

– Oh ! commencez, je vous en prie, monsieur Benjamin ; aussi bien, ça m’amusera toujours plus de vous écouter que de vous voir lire... j’y suis de mes deux oreilles, allez, allez.

– Ce fut vers l’an 1472, que Pierre Schœffer, cet ouvrier de l’associé de Guttemberg, comme je te le disais tout à l’heure, envoya à Paris un de ses agents appelé Herman de Statboen, chargé de vendre une certaine quantité de bibles imprimées. Le commis fut accusé de magie, il mourut de peur d’être brûlé vif ; et les officiers du roi, – c’est Louis XI qui régnait alors, – ces officiers, en vertu d’un droit d’aubaine, s’emparèrent des livres et de l’argent qu’avait laissés le défunt. Grande rumeur comme tu le penses : Pierre Schœffer et ses associés firent des démarches pour recouvrer leurs fonds ; ils adressèrent une requête à Louis XI, et, de plus, l’empereur d’Allemagne et l’archevêque de Mayence, qui s’en mêlèrent, écrivirent au roi de France des lettres pour le déterminer à faire restituer les livres et l’argent saisis. Cette restitution n’était pas chose facile, les livres ayant disparu ; toutefois, le roi s’engagea à payer de ses finances aux imprimeurs de Mayence la somme de huit cents livres par an jusqu’à l’entier paiement de celle de deux mille quatre cent vingt-cinq écus et trois sous tournois.

– Par Guttemberg, que je n’appellerai plus l’inventeur de l’imprimerie, mais que je n’en estimerai pas moins, puisqu’il en est le perfectionneur, ce roi Louis XI était un brave homme !... mais pardon de vous avoir interrompu, monsieur Benjamin ; continuez, je vous prie.

– Cela ouvrit l’esprit des docteurs, ou bacheliers de la Sorbonne.

– Qu’est-ce que c’était que la Sorbonne ?

– La Sorbonne, Thomas, c’est le bâtiment à Paris, où se tenaient les savants dans ce temps-là. Guillaume Fichet, de la Savoie, Jean Heynlin, Allemand, et Jean Gaisser, écrivirent dans plusieurs villes, pour avoir des imprimeurs. Constance leur envoya Ulrich Gering ; Colmar, Michel Friburger, et Strasbourg leur envoya Berthold de Rembolt, et Martin Crantz. Ces imprimeurs établirent leurs presses au collége de la Sorbonne, et il sortit de cet établissement des ouvrages en beaux caractères romains et lettres rondes, tels que les Lettres de Gasparin de Bergame, l’Abrégé de Tite Live par Florus, Salluste, la Rhétorique de Fichet, et d’autres, dont je ne me souviens plus. L’année suivante, deux nouvelles imprimeries se fondèrent : les nommés Martin, Michel et Ulrich Gering en établirent une à Paris, dans la rue Saint-Jacques, au Soleil d’or ; Pierre Cœsaris, et Jean Stol, dans un autre quartier de Paris. Ces établissements ayant prospéré, on en vit plusieurs se former, les années suivantes... Tiens, Thomas, te rappelles-tu cet ouvrage que mon frère a annoncé dans le numéro du mois dernier de son journal : Récollections des merveilles advenues en notre temps, par Georges Châtelain et Jehan Molinet ?

– Pas beaucoup, monsieur Benjamin ; mais c’est égal, allez toujours.

– La découverte de l’imprimerie y est célébrée dans une chanson... attends. laisse-moi me rappeler...

 

J’ai vu grant multitude

De livres imprimez

Pour tirer en estude

Povres mal argentez.

Par ces nouvelles modes

Aura maint ecolier

Decrets, Bibles et Codes

Sans grant argent bailler !

 

– Vous m’enseignerez cela par cœur, n’est-il pas vrai, monsieur Benjamin ; par Guttemberg, le perfectionneur de l’imprimerie, c’est une belle chanson.

Dans ce moment, l’ouvrier et l’apprenti furent interrompus par deux hommes qui entraient dans l’imprimerie.

– Aïe ! dit Thomas en se mordant le bout du doigt, voici le patron, il va se fâcher de ce que je n’ai pas découvert son mystérieux faiseur d’articles...

– À propos d’articles, as-tu composé la note, Thomas ?

– Oui, monsieur Benjamin.

– Vraiment, sans la lire ?

– À quoi bon, monsieur ?

– Tu n’as plus alors qu’à aller te faire pendre, mon pauvre vieux.

II- L’assassinat

– Mon frère, dit Benjamin, au plus jeune des deux nouveaux personnages, lisez donc, je vous prie, cette note de votre numéro de demain, que Thomas vient de composer.

– En vérité, monsieur Benjamin, vous me faites peur avec cette note ! est-ce qu’elle n’est pas bien composée, bien claire ?

– Oh ! mon Dieu si, bien claire surtout, mon pauvre ami.

Le frère de Benjamin prit le numéro du journal, imprimé seulement d’un côté, et lut tout haut, non toutefois sans donner des marques d’étonnement à chaque mot.

« Un horrible assassinat a mis tous les habitants du vieux quartier de Boston en rumeur : le nommé Thomas Simpleton a assassiné hier, dans la soirée, sa femme et ses cinq enfants ; cet assassin travaillait depuis trois ans environ dans l’imprimerie de M. James Franklin. »

– Moi !... moi !... j’ai assassiné ma femme et mes enfants, s’écria Thomas en pâlissant, et laissant tomber ses bras le long de son corps.

Un éclat de rire général accueillit et la note et l’exclamation de Thomas. Benjamin, surtout, se décela par sa gaieté inaccoutumée.

– Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? dit enfin le frère de Benjamin, quand lui-même eut réussi à reprendre son sérieux.

– Je voulais prouver à Thomas l’utilité de lire ce qu’on imprimait, dit l’apprenti.

– C’était donc une farce, monsieur Benjamin ? reprit Thomas, perdant un peu de son air effaré.

– Et une bonne ! dit Benjamin, faire dire à un homme, sans qu’il s’en doute, qu’il est un assassin !... Mais comme te voilà pâle, Thomas, est-ce que tu as eu peur ?

– Dame ! monsieur Benjamin, le diable est si malin !

– Il ne t’aurait tout de même pas fait assassin sans ta volonté.

– Il m’a bien fait imprimer la chose, monsieur Benjamin.

– Du reste, Benjamin, dit le plus vieux des personnages qui, pendant cette scène, avait examiné le jeune apprenti avec la plus grande attention, – je ne vois pas pourquoi tu voudrais propager le goût de la lecture dans l’imprimerie de ton frère ; si tous les ouvriers faisaient comme toi et passaient leur temps à lire... que deviendrait l’établissement ?

– La santé de mes ouvriers en souffrirait aussi, répliqua le chef de l’imprimerie : imaginez-vous, mon père, je ne l’ai appris qu’aujourd’hui, que Benjamin se laisse mourir de faim.

– Comment cela se peut-il ? s’écria le père ; dans l’arrangement que j’ai fait avec toi, James, il a été convenu que pendant neuf ans, ton frère resterait en apprentissage chez toi, que tu ne lui donnerais pas d’argent, mais la nourriture.

– Eh bien, mon père, répondit James, il y a environ six mois, Benjamin est venu me dire : « Ma nourriture te coûte beaucoup, James. – Mais, non, lui ai-je répondu, très peu. – Eh bien, s’il t’était égal, m’a-t-il répliqué, de me donner ce très peu en argent, tu m’obligerais. » Moi, je n’ai supposé qu’une chose, c’est que les mets qu’on servait sur ma table n’étaient pas à son goût, et qu’il préférait se les choisir lui-même ; je consentis. – Qu’en est-il résulté, mon père ? que Benjamin mange à peine, et que de l’argent qu’il économise, il achète des livres.

– Vous vous trompez, mon frère, je mange beaucoup, dit Benjamin, seulement je mange économiquement. Parmi les livres que me prête le bon M. Samuel, le riche marchand, il s’en est trouvé un qui recommande la nourriture végétale comme le plus sûr moyen de maintenir le corps sain et l’esprit dispos. J’ai étudié sa manière de vivre, je me suis mis au fait des procédés de l’auteur, pour faire cuire le plus économiquement possible des pommes de terre et du riz, et ce n’est que lorsque j’ai été en possession de ces belles découvertes que je vous ai proposé, mon frère, de me nourrir à mon propre compte. – Je dîne fort bien, je vous assure, mon père, avec du pain, des raisins secs et un verre d’eau.

– Et, grâce à ton système pythagoricien, tu deviens pâle et transparent comme l’eau que tu bois, lui dit son père.

– Du reste, j’ai renoncé à ce régime, mon père.

– Et depuis quand ? lui demanda James.

– Depuis deux jours. J’étais avant-hier à la cuisine, au moment où Suzanne nettoyait des poissons : dans l’estomac d’un des grands elle en a trouvé un petit. « Oh ! oh ! mon gaillard, me suis-je alors dit, puisque vous vous mangez bien entre vous, je ne vois pas pourquoi nous nous passerions de vous manger » ; ce qui prouve, ajouta-t-il en riant, que l’homme est justement appelé animal raisonnable, puisqu’il trouve si aisément des raisons pour justifier tout ce qu’il désire.

– Quel esprit inconstant et mobile, Benjamin ! lui dit son père. – Au lieu de te mettre franchement à un état, tu penses toujours à autre chose qu’à ce que tu dois faire.

– Que voulez-vous, mon père ! répondit l’enfant, – je n’avais qu’un désir, celui d’étudier et d’écrire, et qu’une vocation, celle d’être ecclésiastique... Oh ! que j’aurais aimé à devenir le chapelain de la famille ! – Vous le savez, mon père, combien j’étais heureux au séminaire !

– Malheureusement, cette éducation était trop chère pour ma fortune ; mais, au lieu de devenir le chapelain de ta famille, comme tu le dis, n’était-il pas tout aussi honorable d’en devenir le soutien ? et, pour cela, tu n’avais qu’à continuer mon commerce.

– Faire fondre du suif, préparer les moules, et fabriquer de la chandelle, c’est un talent, mon père, qu’on peut acquérir quand on le veut, et sans être astreint à de profondes et scientifiques études.

– C’est ce qui te trompe, Ben, tous les fabricants ne font pas également de bonnes chandelles. – Mais ce n’est pas là la question. À peine revenu dans ta fabrique, un livre de marin te tombe sous la main, et crac, voilà que tu ne penses plus qu’à te promener sur le bord de la mer, à voyager, à conduire une barque...

– Et aussi à nager, mon père ; je me suis appris à nager tout seul, ce qui n’est pas peu de chose, allez.

M. Franklin le père, reprit :

– Pour te distraire de cette passion et chercher à te fixer d’une manière convenable, j’ai essayé de te faire apprendre l’état de coutelier...

– Malheureusement, interrompit l’apprenti, un locataire du coutelier chez lequel vous m’aviez mis en apprentissage possédait une belle bibliothèque... des Voyages, puis l’Histoire de France, l’Histoire d’Angleterre, et ma foi, bien fin ou bien adroit qui m’aurait fait quitter la bibliothèque pour l’établi ; mon Dieu, quel bon temps j’ai passé chez ce coutelier !

– Enfin, afin de contenter cette passion insatiable pour les livres, je me décide à faire de toi un imprimeur, bien qu’il y en ait déjà un dans la famille ; je te place chez ton frère... et là encore tu ne fais rien, si ce n’est de feuilleter et de lire.

– Et de faire des vers, répliqua Benjamin avec orgueil ; demandez à mon frère le succès de ma dernière chanson.

– Immense ! répondit James.

– Mes enfants, j’ai lu cette pièce de vers, reprit le père d’un ton peiné ; il m’en coûte, je l’avoue, de détruire les charmantes illusions que ce succès a mis au cœur de Benjamin, je souffre de blesser son petit amour-propre d’auteur ; mais c’est de mon devoir de père et d’ami de lui dire la vérité : ces vers sont détestables, ils ne valent rien. Ils sont faits sans goût, sans mesure, sans élégance ; il y a de l’esprit, j’en conviens ; mais, qu’est-ce que l’esprit sans bon sens ? Un mauvais poète, et Benjamin possède cette qualité à un très haut degré, un mauvais poète, dis-je, est la créature la plus inutile qui soit au monde, en même temps qu’elle en est la plus ridicule : la poésie ne souffre pas de médiocrité ! Si encore tu faisais les vers comme le mystérieux auteur de cet article sur la politique et l’économie domestique écrit la prose ! voilà qui est écrit, qui est pensé ! c’est un peu jeune, il y a bien des idées erronées et légères ; mais quelle droiture d’esprit ! quel tact ! ces écrits sont l’indice d’un talent supérieur ; cet homme sera un grand homme un jour ! As-tu lu ces articles, Benjamin ?

– Oui, mon père, dit Benjamin, affectant l’insouciance la plus complète.

– As-tu enfin quelques données sur cet homme ? demanda M. Franklin à son fils aîné, qui corrigeait les épreuves de son journal.

– Aucune, répondit-il ; j’ai chargé Thomas d’épier celui qui les venait jeter dans la boîte.

– Aussi j’ai épié, monsieur, dit Thomas, j’ai épié deux grandes heures ; au bout de ce temps, voilà qu’on m’appelle au magasin : alors, j’ai chargé M. Benjamin de continuer à épier... mais, bast ! les apprentis, ça n’est bon à rien : pendant que M. Benjamin était là, on a mis l’article dans la boîte, et M. Benjamin n’a rien vu.

– C’est impossible, Benjamin, lui dit son père.

Benjamin devint tout rouge, en répondant : – Pensez-vous, mon père, que je sois resté les yeux continuellement fixés sur l’ouverture de la boîte ?

– C’est un faux-fuyant que tu prends là, Benjamin, lui dit son frère ; j’ai le besoin le plus urgent de connaître l’auteur de ces écrits anonymes : non seulement ils ont donné une grande vogue à mon journal, mais je voudrais m’entendre avec cet individu et me concerter avec lui sur les moyens de donner quelquefois une nouvelle direction à ses idées ; – voyons, Benjamin, avoue, tu as vu cet homme et il t’a recommandé le secret ?...

– Allons, monsieur Benjamin, avouez, reprit Thomas ; songez que c’est un dollar que je gagne par votre aveu.

– Une lettre du constable, monsieur, dit un ouvrier entrant dans l’imprimerie et remettant un paquet cacheté à James.

James ouvrit vivement le paquet et lut ce qui suit :

« Monsieur James Franklin,

« J’ai pris les plus justes mesures pour découvrir l’auteur des écrits anonymes insérés dans les derniers numéros de votre journal, et j’ai acquis des preuves certaines que l’auteur est de votre maison et se trouve dans vos ateliers.

« Ayez la complaisance, monsieur, de faire à cet égard les plus minutieuses recherches ; j’entends être instruit avant vingt-quatre heures du résultat.

« Agréez...

« Nelson Burdet, constable. »

– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que ça veut dire ? et que faire ? s’écria James après avoir lu.

Puis, levant la tête, il fut étonné de voir le monde qui l’environnait.

III- L’arrestation

Les rapports que James Franklin avait continuellement avec la plupart des habitants de Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, lui faisaient recevoir beaucoup de monde chez lui ; ce n’était donc pas la quantité des visiteurs qui l’étonnait, mais bien l’air effaré qu’on lisait sur leurs figures.

– C’est singulier, disaient les uns ; au reste, le dernier article, surtout, était d’une hardiesse !...

– Qu’importe au gouvernement l’opinion d’un individu isolé ? disait un autre.

– Mais c’est qu’il paraît que le constable y attache une grande importance, ajoutait un troisième.

– Un homme qui fronde tout, qui donne son avis sur tout, qui attaque toutes les opinions ! disait un quatrième.

– C’est singulier ! répétait-on.

– Ce qu’il y a de plus singulier, messieurs, dit James élevant la voix, c’est que le coupable est chez moi, et que je l’ignore.

– Par Gutenberg, monsieur, dit Thomas portant la main à son bonnet, – si vous voulez me permettre de dire mon opinion, vous pourrez vous-même mettre la main sur le collet de l’inconnu.

– Tais-toi donc, Thomas ! lui souffla Benjamin dans l’oreille.

– Laissez donc, monsieur Benjamin, je ne suis qu’une bête, dit Thomas, mais l’inconnu de l’écrit n’est pas bien malin à trouver.

– Dis vite ! dis vite ! crièrent plusieurs voix à la fois.

– Dame, messieurs, je n’ose ; mais le patron pourrait le nommer s’il le voulait.

– Quelle stupide supposition ! dit James en levant les épaules.

– Après ça, si vous devez courir quelques dangers à cause de cela, mon cher patron, répliqua Thomas, faut vous taire, tout de même, et, comme il est vrai que Gutenberg n’est pas l’inventeur de l’imprimerie, mais le perfectionneur, ainsi que vient de me l’apprendre M. Benjamin, je fais une supposition : – Celui qui a écrit l’article anonyme sait écrire. Monsieur le constable assure que le coupable est ici : donc, comme ici il n’y a que M. James et M. Benjamin qui savent écrire... M. Benjamin est trop jeune pour cela, puis, il n’aime que la lecture, lui ; donc... vous comprenez...

– James, lui dit son père, cette dissimulation est mal, avec moi.

– Et avec nous donc, James ! s’écrièrent quelques voisins. – Quoi, tu as écrit cela et tu nous le caches !

Thomas s’avança bravement au milieu de l’assemblée.

– Monsieur, dit-il en tendant la main devant le patron, – j’ai gagné mon dollar : c’est moi qui, le premier, ai deviné que c’était vous.

– Tu n’es qu’une bête ! interrompit James impatienté et commentant, d’un air rêveur, la lettre du constable.

– Ça n’est pas nouveau, je le sais depuis longtemps, monsieur ; mais ça n’empêche pas que j’ai gagné le dollar.

– Bonjour, monsieur Franklin, bonjour James, dit un nouveau personnage entrant dans l’imprimerie. – Je suis bien votre serviteur, messieurs. Eh bien, vous savez la nouvelle ?

– Quelle nouvelle, Samuel ? demandèrent plusieurs personnes, entre autres James.

– Mais celle de l’arrestation de l’auteur des articles anonymes insérés dans votre journal.

– Ah ! mon Dieu ! cria une voix pleine de surprise et de larmes.

C’était celle de Benjamin ; le jeune apprenti était pâle et tremblant.

– C’est-à-dire, reprit le nouveau venu, que s’il n’est pas arrêté, il ne peut tarder à l’être.

– On le connaît donc ? observa le père de James.

– En attendant, mon pauvre James, reprit Samuel, tu ferais bien de te cacher, car, si ce n’est pas vrai, je sais de bonne part qu’on s’en prendra à l’imprimeur ; ainsi, gare à toi !

– Arrêter !... vous croyez qu’on pourrait arrêter mon frère, monsieur Samuel ? demanda Benjamin respirant à peine.

– J’ai dit, mon ami, que ce ne serait que dans le cas où l’on ne découvrirait pas l’auteur de ces écrits.

– Ah ! mon Dieu, mon cher patron, que je suis fâché d’avoir découvert que c’était vous ! – dit Thomas tout contrit. – Par Gutenberg, le fameux inventeur de l’imprimerie... non, le perfectionneur... ce que c’est que de n’avoir plus la tête à soi... mon Dieu !... mon Dieu !

– Le constable ! dit aussitôt un ouvrier.

Au même instant un homme d’un certain âge parut sur le seuil de l’imprimerie ; tous les regards se tournèrent vers lui avec inquiétude.

IV- Le dollar

À l’instant où le constable entrait dans l’imprimerie, Benjamin courut à lui.

– Monsieur, lui dit-il, s’il y a quelqu’un à arrêter ici, c’est moi.

Et, comme la surprise rendait muet tout le monde, même le constable, le généreux enfant reprit :

– Je m’accuse d’être l’auteur des articles anonymes insérés dans plusieurs numéros du journal de mon frère. Je le prouverai par les copies de ces articles qui sont encore dans le tiroir de ma table. Je vous en prie, monsieur le constable, que personne ne souffre de ma faute, et surtout n’inquiétez pas mon frère pour les avoir imprimés ; par pitié, ne punissez que moi !

– Et qui parle ici de punir, d’inquiéter ? demanda le magistrat, prenant la main du jeune apprenti, et le regardant avec attention.

– Ne cherchez-vous pas l’auteur de ces articles ? demanda Benjamin, à son tour.

– Oui, certes, mon enfant, non pour le punir, mais pour le récompenser, pour lui témoigner ma satisfaction pour ces écrits pleins d’âme, de sens et de tact... Comment ! c’est vous, vous qui paraissez un enfant, et qui écrivez comme un homme ! Mais quel âge avez-vous donc, monsieur ? acheva le magistrat, n’osant déjà plus l’appeler mon enfant, tant l’enfant semblait avoir grandi en une seconde.

Benjamin confus baissa les yeux en répondant :

– Quinze ans, monsieur.

– Où donc avez-vous puisé, à votre âge, des connaissances aussi étendues dans le commerce et l’économie politique ?

– Ici, monsieur, dit Benjamin, montrant modestement les personnes qui l’entouraient ; je les écoutais parler et puis j’écrivais.

Des sanglots ayant interrompu cette espèce d’interrogatoire, Benjamin tourna la tête et vit son père qui s’essuyait les yeux.

– Vous pleurez, mon père ! lui cria-t-il en s’élançant vers lui.

– C’est de joie, répondit le vieillard, ouvrant ses bras à son fils, l’attirant sur sa poitrine et le serrant avec force, – c’est de joie, de bonheur !... De même que je t’ai dit : Abandonne la poésie, de même je te crie : Poursuis ta carrière, jeune homme : l’enfant qui écoute avec assez d’attention les hommes qui parlent, et qui a assez de tact pour discerner les opinions fausses des bonnes, pour savoir se former un jugement à lui, cet enfant ira loin, et son père sera heureux entre tous les pères.

– Par Gutenberg ! qui me payera mon dollar ? demanda une voix dolente derrière les assistants.

– Ce sera moi, Thomas, lorsque j’en posséderai un, lui répondit Benjamin.

– En attendant, qu’il prenne celui-ci, dit M. Franklin le père en mettant une pièce équivalente à cinq francs de notre monnaie de France dans les mains du vieil imprimeur.

Cette petite scène, mon jeune lecteur, n’était que le prélude de ce que Benjamin Franklin devait être dans la suite ; je vous dirai succinctement le reste de sa vie, et comment, d’inventions en inventions, toutes plus utiles les unes que les autres, il finit par faire le paratonnerre, l’une des plus belles découvertes modernes.

Une mésintelligence ayant éclaté entre les deux frères, et leur père étant mort, Benjamin partit de Boston, se rendit à New-York ; mais, n’y trouvant pas d’ouvrage, il passa de là à Philadelphie ; il n’y connaissait personne, et n’avait dans sa poche, pour toute fortune, qu’un dollar.

Franklin ne trouva que deux imprimeurs dans cette ville, et se plaça chez Kaymar, l’un d’eux, qui ne le reçut que par charité, et ne l’employa d’abord qu’à ranger les casses de son imprimerie ; mais, bientôt, il devint son meilleur compositeur. Sir Williams Keith, gouverneur de la province, le prit en affection, et, voulant lui donner la direction d’une imprimerie qu’il comptait établir pour son compte, l’envoya en Angleterre pour en chercher le matériel.

En arrivant à Londres, un ami lui emporta tout l’argent qu’on lui avait donné, et le mit dans l’impossibilité de revenir à Philadelphie. Il se plaça encore comme compositeur chez l’imprimeur Palmer pour la deuxième édition de la Religion naturelle de Wollaston.

Déjà à cette époque, et bien qu’il n’eût encore que dix-sept ans, ses idées se tournaient en projets d’utilité générale : ayant appris à nager tout seul et en connaissant les difficultés, il songea à établir une école de natation à Londres ; mais le désir de revoir sa patrie l’emporta ; il revint à Philadelphie, où un nommé Meredith lui proposa d’établir une imprimerie pour leur propre compte ; ce qu’il fit.

Alors commença son existence publique ; ses délassements devinrent des travaux utiles : il forma une réunion de personnes instruites qui s’assemblaient chez lui, une fois par semaine, pour traiter des questions de morale, de politique ou de physique ; chacun des membres était, en outre, obligé de lire tous les mois un essai de sa composition. L’acquisition d’un mauvais journal, fondé par Keimer, l’imprimeur, qu’il vivifia par des articles pleins de sens et de finesse, augmenta sa réputation et ses ressources. Il se maria avec miss Read, et sa fortune prit tout de suite après un accroissement rapide. Tout était à faire en Amérique pour les établissements publics. Sentant combien les livres lui avaient été utiles, puisque c’était à eux seuls qu’il devait et ses idées et son éducation, il forma une association de lecture sous le titre de Library Company ; pour une faible rétribution on y était admis à jouir en commun d’une bibliothèque nombreuse. Ce ne fut pas tout : pour rendre populaires les principes d’honnêteté et de morale, il commença à publier, en 1732, l’Almanach du Bonhomme Richard, où les plus sages conseils et les vérités les plus graves étaient présentés avec une originalité d’expression et une tournure proverbiale qui les rendaient faciles à saisir et impossibles à oublier.

En 1736, Franklin fut nommé député à l’assemblée générale de la Pennsylvanie ; l’année suivante, il obtint l’emploi lucratif de directeur des postes de Philadelphie : cette ville lui dut alors le premier corps de pompiers et la première compagnie d’assurances contre les incendies.

Voici quelles furent les notions qui lui firent inventer le paratonnerre.

La Société de lecture de Philadelphie avait reçu d’Angleterre le détail de nouvelles expériences sur l’électricité, qui faisait alors l’étonnement des physiciens d’Europe ; on avait envoyé des tubes de verres et les autres instruments nécessaires avec des renseignements sur la manière de s’en servir. La Société chargea Franklin de répéter ces observations, et non seulement il les répéta, mais il fit un grand nombre d’autres découvertes ; il reconnut, le premier, le pouvoir que les pointes possèdent de déterminer lentement et à distance l’écoulement de l’électricité ; et, tout de suite, comme son génie le portait aux applications, il conçut le projet de faire ainsi descendre sur la terre l’électricité des nuages ; car il avait reconnu que les éclairs et la foudre n’étaient autre chose que l’effet de l’électricité des nuages. Un simple jeu d’enfant lui servit à résoudre ce hardi problème : par un temps d’orage, il éleva un cerf-volant, au bas de la corde duquel il suspendit une clef ; puis il essaya d’en tirer des étincelles. D’abord, ses tentatives furent inutiles ; mais une petite pluie étant survenue, elle mouilla la corde et lui donna ainsi un faible degré de conductibilité. À la grande joie de Franklin, le phénomène eut lieu comme il l’avait espéré ; toutefois, si la corde avait été plus humide, ou le nuage plus intense, il aurait été infailliblement tué. Tout autre à sa place aurait eu peur, lui ne s’arrêta pas là ; il vit tout de suite le parti qu’on pouvait tirer de cette découverte pour préserver les édifices de la foudre, et il inventa le paratonnerre ! Cette belle invention, adoptée d’abord dans l’Amérique, le fut ensuite dans toute l’Europe.

Voici l’homme utile, savant ; montrons maintenant l’homme généreux et philanthrope.

En 1763, les écoles étaient pauvres, mal dirigées, peu fréquentées ; Franklin proposa un plan d’instruction publique, et ouvrit, pour l’établir, une souscription qui fut bientôt remplie : c’est ainsi qu’il fonda le collège de Philadelphie. Un homme peu connu avait eu l’idée d’établir un hôpital pour les malades et un autre pour les pauvres ; Franklin embrassa le projet, le proposa par souscription, et il fut réalisé. Mais toutes ces entreprises d’utilité publique ne le détournaient point de ses devoirs particuliers ; il s’était si bien acquitté de ses fonctions de directeur des postes de Pennsylvanie, que le gouvernement le nomma directeur général.

Plus tard, en 1775, après la révolution de Boston, lorsque la guerre d’Amérique éclata, Franklin se prononça ouvertement dans le congrès pour la liberté ; il prit une grande part à la mémorable déclaration du 4 juillet, et proclama l’indépendance nationale des treize États unis. Élu président de la convention de Pennsylvanie, Franklin dut à sa célébrité personnelle d’être désigné par toute l’Union pour aller demander du secours à la France.

Il avait alors soixante et onze ans, et alla s’établir à Passy. Sa popularité fut immense ; il eut le plaisir de voir Voltaire à l’Académie des sciences ; le patriarche de la liberté, présentant son petit-fils au patriarche des lettres, le pria de le bénir.

– God and liberty, dit Voltaire posant ses mains sur la tête de l’enfant.

Ces paroles signifient Dieu et la Liberté.

Bien que Franklin continuât de séjourner en France comme ministre plénipotentiaire de la fédération américaine, cela ne l’empêchait pas de cultiver les sciences et les arts mécaniques. Touché des bontés de Marie-Antoinette, il composa pour elle le premier harmonica qui ait été entendu en France. Ce précieux instrument, donné par la reine à madame de Vence, est encore à Paris ; il fait partie du cabinet de physique du professeur Lebreton, qui conserve religieusement ce monument historique.

Âgé de soixante-dix-neuf ans, malade, et voulant retourner dans son pays, Franklin se fit transporter au Havre dans une litière que la reine voulut absolument faire accepter à l’ambassadeur républicain. L’arrivée de ce grand homme à Philadelphie fut un triomphe national. Il employa ses dernières années à exhorter ses concitoyens à la concorde ; son dernier écrit fut contre la traite des nègres. Il expira le 17 avril 1790. Le congrès décréta un deuil de deux mois dans tous les États de l’Union, et, en France, sur la proposition de Mirabeau, appuyée par MM. de la Rochefoucauld Liancourt et la Fayette, l’Assemblée nationale, appelée la Constituante, porta pendant trois jours le deuil de Franklin. (Contes historiques dédiés à la jeunesse ; Les petits savants)