BIBLIOBUS Littérature française

Chez les bêtes – Jeanne Leroy-Allais (1853-1914)

 

Vat-et-Vient l’irrésolu

 

Vat-et-Vient était né sur un beau cuirassé d’escadre qui s’appelait le Vercingétorix.

Au temps de sa petite enfance, Vat-et-Vient avait été un raton modèle. Sans jamais hasarder la moindre observation, il mangeait ce qu’on lui permettait de manger – ni plus ni moins – allait où on lui disait d’aller, nichait dans le coin qui lui était assigné, et s’endormait quand on lui disait qu’il était temps de dormir.

Sa mère, la vieille Loute, et les autres mères du Vercingétorix le donnaient en exemple à tous ses jeunes camarades. Il causait, certes, moins de souci que son frère Peluchon qui était gourmand et sa sœur Grippette qui était raisonneuse.

Mais le petit rat grandit ; vint le moment où il dut se gouverner lui-même, et ses bonnes qualités devinrent presque des défauts. Il trouvait si commode d’obéir qu’il ne pouvait s’habituer à prendre une détermination, ou plutôt il en prenait dix coup sur coup et toutes contradictoires.

 

Parfois, la nuit venue, il songeait que l’air de la mer devait être bon à respirer..., et le voilà filant sur le spardeck. Mais, à moitié route, il réfléchissait qu’on était plus en sûreté dans les soutes..., et il se précipitait à fond de cale.

Était-il à même d’un morceau de lard... ? il lui prenait une envie de grain tendre, et il courait aux cages à poules du commandant. À peine s’y trouvait-il installé, qu’il regrettait son lard, et dégringolait vers la cambuse.

Il entamait une botte, la laissait pour une autre, et cette autre, il l’abandonnait pour une troisième qu’il lâchait encore plus vite.

Les jours de branle-bas, au lieu de se tapir dans un coin en attendant que le calme fût revenu, il galopait comme un fou des tourelles au blockhaus et des casemates à la hune, au risque de recevoir des coups de baïonnette ou de crosse de fusil. On le voyait partout à la fois, l’air effaré, se dirigeant à droite, puis à gauche, courant en avant, retournant en arrière sans rime ni raison, et ne poursuivant jamais jusqu’au bout le chemin où il s’était engagé.

De là ce nom de Vat-et-Vient qui lui convenait à merveille.

 

Il y avait à bord un vieux rat qui avait navigué sur toutes les mers ; on l’appelait le cap’taine Drisse. Il fallait l’entendre raconter ses prouesses :

– Quand je faisais partie de la division du Pacifique...

Ou bien :

– Pendant ma grande campagne de Madagascar...

Ou encore :

– Une fois, à Obock...

Vous pensez bien qu’on n’a pas ainsi voyagé sans apprendre à connaître le monde, les gens et les choses. Le cap’taine Drisse était plein d’expérience et s’était voué à l’éducation de la jeunesse du bord.

Il apprenait aux ratons qu’il y a un temps pour tout : pour le lard fumé comme pour le grain des poules, pour le fromage comme pour le biscuit, qu’à certaines heures, la plage-arrière est malsaine pour les rats, qu’à certaines autres heures, c’est le carré des officiers ou le poste des matelots.

La question des bottes était des plus importantes. Drisse enseignait à ses élèves que les bottes d’aspirant sont incontestablement supérieures aux autres, et cela pour deux raisons : la première, c’est que le cuir en est fin et souple – la jeunesse étant volontiers faraude ; – la seconde, c’est qu’elles n’ont pas encore eu le temps de s’imprégner d’eau de mer, ce qui les racornit et, à la longue, les rend positivement immangeables. Il y avait encore cette circonstance avantageuse que, n’étant pas logés d’une manière confortable, les aspirants laissent volontiers « à la traîne » leurs vêtements et chaussures.

Le cap’taine faisait apprécier à ses élèves les bottes du second – qu’il appelait familièrement le frégaton – tellement savoureuses qu’il n’en avait jamais rencontré de semblables, même au temps où il avait fait du cabotage en Méditerranée avec un fret de maroquin venant de Cordoue. Dieu sait pourtant si on y avait goûté à ce maroquin... ! La cargaison y avait passé presque tout entière.

– Je ne sais vraiment pas, concluait Drisse, quel cuir le second emploie pour ses bottes.

Et ce gros bêta de Peluchon prenait un air avantageux pour répondre :

– C’est peut-être du cuir de rat.

Par contre, il y avait un lieutenant de vaisseau dont la chaussure était d’un coriace... ! Il fallait, en vérité, n’avoir rien à se mettre sous la dent pour s’y attaquer. Dame ! c’était souvent le tour de Vat-et-Vient lequel, grâce à ses hésitations continuelles, arrivait généralement quand tout le monde était pourvu. Il enrageait de ne pouvoir les entamer.

– Ah çà ! est-ce qu’il ne changera pas bientôt de bottes, celui-là !

Mais celui-là changeait d’autant moins de bottes, que l’on respectait davantage les anciennes, et pour cause.

 

Celà, encore, n’était qu’un petit inconvénient ; l’indécision de Vat-et-Vient lui faisait courir des dangers plus graves.

Que de fois, dans ses pérégrinations intempestives, il avait failli être happé par un chat ou écrasé sous le talon d’un matelot ! Que de fois Drisse ou la mère Loute l’avaient rattrapé à l’instant où il allait disparaître dans une ratière !

Loute se désolait, le cap’taine grondait. Peine perdue ! Ce n’est pas que Vat-et-Vient dédaignât leurs conseils, mais il ne s’en souvenait jamais au bon moment.

Le danger redoublait, et, avec le danger, la méfiance des vieux rats.

Un gabier, récemment embarqué et venant du port de Brest – où, entre parenthèses, il aurait bien dû rester – avait déclaré à la gent ratière une guerre implacable. Le rapport fait aux « anciens » était chaque jour plus alarmant.

– Farinot en a tué huit..., il en a tué quatorze..., il en a tué dix-neuf.

Un matin, Peluchon vint avec cette nouvelle terrifiante :

– Il en a tué vingt-sept... Après l’inspection on l’a présenté au commandant qui l’a félicité.

– Sans compter la « double », ronchonna le cap’taine.

– Qu’est-ce que c’est que la « double » ? demandèrent les jeunes rats.

Drisse expliqua alors que, pour chaque rat tué, on donnait au matelot double ration de vin, de soupe ou de pain.

– Voyons, cap’taine, fit Grippette, que le souci de sa jolie taille incitait à la sobriété, vous n’allez pas nous dire que Farinot mangera vingt-sept portions de soupe... ! il éclaterait.

– Il y mettra le temps, Grippette, mais il n’en cèdera pas une.

Peluchon n’avait pas l’air de trouver cela excessif ; et la mère Loute murmurait dans une indignation chagrine :

– Encourager le massacre... ! si ce n’est pas la honte des hontes !

 

Le cap’taine semblait avoir encore d’autres sujets d’appréhension.

– Mes garçons, dit-il un jour, cela tourne mal pour nous ici. On diminue l’équipage et l’on s’apprête à conduire le Vercingétorix à l’arsenal. Évidemment, ce n’est pas avec des intentions de villégiature.

– Avec quelles intentions, donc, cap’taine ?

– Des intentions de désarmement, j’en ai peur.

– Et alors... ?

– Alors, on mettra le bâtiment en cale sèche pour effectuer les réparations nécessaires, et l’on profitera de l’occasion pour exterminer toute notre tribu.

– Que pourrait-on faire de plus que les pièges, les chats et Farinot... ?

– Au-dessus des pièges, des chats et de Farinot, il y a le soufre, ou plutôt les vapeurs sulfureuses.

– C’est terrible, les vapeurs sulfureuses ? interrogea Vat-et-Vient à qui l’inconnu faisait toujours peur.

– Quand tu en auras reniflé cinq minutes, mon garçon, tu m’en diras des nouvelles.

– Vous en avez reniflé, vous, cap’taine ?

– Oui, quand j’étais en escadre à Cherbourg, à bord de l’Escopette. Je m’étais mis en retard pour sauver un petit imbécile du genre de Vat-et-Vient... ; les camarades m’ont retiré à moitié mort.

– Mais qu’est-ce que cet engin meurtrier que l’on appelle soufre ?

– Une pierre d’apparence bénigne qui brûle lentement, mais dont les vapeurs asphyxiantes pénètrent dans les plus petits recoins, tuant ce qui se trouve sur leur passage.

– Comment se sauvera-t-on, cap’taine ? s’écria un clan de peureux.

– Ah dame ! comme on pourra : par des aussières, un cartahut ou du filin..., par un panneau ou par le tangon... ; nous n’aurons pas le choix, mes garçons. Vous pensez bien qu’on ne mettra pas à notre disposition les échelles de commandement et la baleinière de l’amiral. Ainsi, tenez-vous prêts pour le départ.

Le soir même, Drisse qui avait été invisible toute l’après-midi, rentra à bord l’air très affairé.

– Mes enfants, dit-il à sa troupe, je viens d’assurer nos quartiers. La Sainte-Geneviève a terminé ses essais, on est en train d’y compléter les munitions et les vivres. Il n’y a encore que très peu de rats d’installés, nous pouvons donc choisir nos places. Pour comble de chance, le commandement est donné à ce capitaine de frégate dont les bottes sont si remarquables ; nous nous établirons à son carré. Quant à moi, je suis très content de loger sur un bâtiment qui porte le nom d’une dame : c’est un gage de bonheur. Allons ! je vais vous passer en revue pour m’assurer que personne ne manque.

Et d’une voix sonore, Drisse commanda :

– Front !

Mais Loute s’écriait éplorée :

– Où est Vat-et-Vient... ? Attendez un peu, cap’taine... il était là encore tout à l’heure.

Oui, Vat-et-Vient était là encore tout à l’heure. Mais il s’était souvenu du petit morceau de lard croustillant et rosé qu’il avait caché la veille dans un caisson de matelot, et il avait pensé qu’il avait bien le temps de retourner le prendre. On sait ce que l’on quitte, on ignore ce que l’on trouvera.

Puis il avait réfléchi que ce lardon si rosé, si croustillant qu’il fût, ne valait peut-être point que l’on risquât sa vie..., et il avait rebroussé chemin.

Tout de même, non... c’était trop bête de laisser ce morceau de choix à mesdames les souris – des péronnelles qui ne diraient seulement pas : « Domino gratias ». Encore quelques pas vers la casemate.

Puis un piétinement confus rendit Vat-et-Vient au sentiment du danger, et il accourait bride abattue rejoindre sa compagnie au moment où le panneau retombait sur le dernier rat.

La mère Loute avait eu beau supplier, le cap’taine s’était montré inflexible.

– Je ne peux pas, avait-il dit, mettre cent rats en péril pour le sauvetage incertain d’un seul.

 

Il n’était que temps ; la troupe de Drisse fut la dernière qui put sortir. Le lendemain, de grand matin, le cuirassé était à l’arsenal, les vapeurs de soufre accomplissaient leur besogne meurtrière ; et jamais plus, on n’entendit parler de Vat-et-Vient ni de ses compagnons restés à bord du Vercingétorix.

 

 

 

Histoire d’un Veau gourmand et d’un os de petit salé

 

– Pas si vite, Marquis ! pas si vite, mon petit ! Tout le riz est pour toi ; personne n’y viendra goûter. À quoi bon te hâter si fort ?

Voilà ce qu’on entendait tous les jours et trois fois par jour dans la belle étable qui servait de logement à la Bringe, – une robuste cotentine – et à son veau Marquis.

 

Quand Marquis était venu au monde, le fermier l’avait trouvé si beau, si bien membré, – avec la tête courte, le front large, l’œil noir – qu’il avait dit tout de suite :

– Celui-ci n’est pas pour le boucher ; et, s’il continue, ce sera un fameux taureau.

La Bringe ne se rendait peut-être pas un compte exact du sort qui attend les veaux auprès de ce terrible personnage qui s’appelle le boucher ; mais elle se souvenait fort bien que l’an passé, quand elle avait eu ce beau petit roux, son maître était un jour entré dans l’étable avec un homme en tablier blanc, portant à la ceinture un long couteau engainé.

Ils avaient soupesé le veau, palpé sa chair, étiré ses membres ; puis avaient discuté longtemps, parlant de pistoles, d’écus, de deniers. Finalement, ils avaient poussé, dans une grande carriole, le pauvre animal qui pleurait en appelant sa mère..., et la Bringe ne l’avait jamais revu.

La jument, qui allait souvent en ville et qui connaissait bien des choses, lui avait appris que, sans doute, son petit avait été envoyé à la boucherie, – un endroit inconnu d’où l’on ne revient pas ; et depuis, la pauvre vache sentait un frisson d’épouvante lui traverser le corps, d’aussi loin qu’elle apercevait le sinistre tablier blanc.

Aussi, jugez comme elle fut heureuse d’entendre le maître déclarer que Marquis n’irait pas à la boucherie. Sans doute, on le laisserait grandir auprès d’elle comme une petite génisse qu’elle avait eue, voilà deux ans, qui paissait dans le pré voisin et avec laquelle elle allait, de temps en temps, faire la causette par-dessus la haie.

 

La Bringe était comme toutes les mères : elle trouvait son petit superbe et prenait plaisir à le voir gambader autour d’elle, un peu lourd et maladroit, la tête finissait toujours par entraîner le corps plus faible ; et – comme elle le disait à ses camarades de pré, la jument et les brebis, – Marquis ne lui donnait que de la satisfaction. Il ne s’approchait jamais de la mare, ne taquinait point les poules ni le chien, et n’entrait pas effrontément à la cuisine comme le poulain qui, pour cela, avait souvent du bâton.

Pas désobéissant... ! pas taquin... ! pas hardi... ! il était donc parfait votre petit veau... ?

Hélas ! chez les petites bêtes comme chez les petites gens, la perfection est rare. Non, Marquis n’était point parfait : il était gourmand..., très gourmand..., horriblement gourmand... !

 

Tout jeune, il avait manifesté son penchant à la gloutonnerie.

Quand, à trois semaines – voyant qu’il était un bon gros petit bien dodu, bien solide – on avait décidé de le sevrer de sa mère, cela en avait fait des histoires... !

Sitôt que Fanchette, la servante, paraissait avec ses seaux bien nets pour traire la Bringe il protestait avec la dernière énergie, grognant, trépignant, donnant de grands coups de tête à la brave fille qui n’en pouvait mais. Et, quand elle avait les talons tournés, Marquis s’approchait de sa mère pour tâcher de glaner un peu de ce bon lolo qu’il jugeait être sa propriété exclusive.

Aussi avait-on dû recourir aux grands moyens, et emprisonner son mufle rose dans un de ces petits paniers ronds fabriqués tout exprès, à l’usage des veaux gourmands.

Ainsi muselé, il avait beau faire... !

Il faut dire qu’il avait fini par se résigner ; et que maintenant, il était dans les meilleurs termes avec Fanchette.

Mais il était resté goulu.

 

Dès que la servante apportait son seau de riz cuit dans le petit-lait, avant seulement qu’elle l’eût posé par terre, Marquis fourrait dedans son museau tout entier et se mettait à boire si vite et si goulûment que, bien souvent, il était contraint de s’arrêter, éternuant, toussant, étranglant, au point que sa mère craignait de le voir trépasser.

C’est à ce propos qu’elle lui adressait le sage conseil que vous avez lu au commencement :

– Pas si vite, Marquis... !

Marquis pensait dans sa petite cervelle de veau que la Bringe était mal venue à lui faire des remontrances sur ce sujet ; que lui, dont les dents étaient encore trop courtes pour paître, n’avait à boire que trois fois par jour, tandis que sa mère avait toujours à sa disposition l’herbe tendre et fleurie ; et que cela devait être bien agréable de pouvoir manger toute la journée.

Marquis avait tort. Vous allez voir comment notre petit gourmand de veau faillit payer cher sa gloutonnerie.

 

– Maîtresse, dit la servante, un jour qu’on avait tué le cochon, Marquis est fort à cette heure, il peut bien boire autre chose que du lait. Si on lui faisait sa pâtée avec cette bonne eau de vaisselle si grasse, cela ne lui ferait pas de mal, au contraire, cela le ferait grossir.

– À ton idée, Fanchette, répondit la maîtresse qui n’avait pas l’humeur contrariante.

Le veau qui, par hasard était près de la maison, avait entendu ce colloque. Il n’avait encore jamais goûté à l’eau de vaisselle, mais, d’après le ton de Fanchette, il jugeait que cela devait être un fameux régal.

À peine la servante avait-elle paru sur le seuil que le veau se mit à sauter, à gambader autour d’elle, bien impatient de faire connaissance avec le contenu du grand seau de bois.

– Ah çà, Marquis, dit Fanchette, qu’est-ce qui te prend donc... ? C’est-il que tu as mangé des mouches que te voilà si gai... ?

Puis, elle se fâcha parce que Marquis, en folâtrant, avait à moitié culbuté le seau. Elle s’arrêta pour reprendre son aplomb ; et, avant de se remettre en marche, donna un bon coup sur la tête du jeune gourmand qui reprit, un tantinet penaud, le chemin de l’étable.

Une fois arrivé là et le riz à sa disposition, quelle fête... ! Il se mit à avaler..., mais par lampées si pleines, si rapides qu’il en perdit la respiration.

Tout à coup, la Bringe cesse d’entendre le clapotis de sa langue. Elle se retourne, étonnée d’abord, puis bientôt inquiète.

Marquis est là, le cou tendu, le corps secoué par une toux convulsive.

Rrron... ! rrron... !

La Bringe croit que, mangeant gloutonnement comme à son habitude, le veau a, tout simplement, avalé de travers.

Si ce n’était que cela... ! Mais Marquis paraît très malade : sa face exprime une angoisse extrême, les yeux lui sortent de la tête, sa langue est pendante, ses flancs battent par saccades violentes et précipitées.

La mère s’approche de son petit et cherche à le soulager en frottant son mufle contre la gorge qui paraît être le siège du mal. Vains efforts, le veau continue à s’étrangler.

Alors, affolée, ne sachant que faire, la pauvre Bringe court à la recherche de gens plus habiles qu’elle.

Par bonheur Fanchette n’était pas loin, occupée à gaver les gros dindons.

– Meu... ! Meu... ! fait la vache d’un air plaintif.

Et elle appuie son museau sur l’épaule de la servante pour bien lui marquer que c’est à elle qu’elle a affaire. Il faut qu’elle recommence bien des fois son manège avant de se faire comprendre.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ma Bringe ? demande enfin Fanchette peu habituée à la voir si démonstrative.

Heureuse de voir qu’elle a réussi à attirer l’attention, la vache se dirige du côté de l’étable..., puis se retourne vers Fanchette... fait de nouveau quelques pas..., se retourne encore..., tant et si bien que la servante finit par dire :

– Il faut que j’aille voir ce qu’elle veut, tout de même ; il est peut-être arrivé quelque chose.

Il était arrivé que Marquis râlait étendu sur la paille, ne donnant plus signe de vie que par quelques soubresauts, et par des rrron, rrron devenus si faibles qu’on ne les entendait presque plus.

En fille expérimentée, la servante eut tôt fait d’enfoncer son poing dans la gueule entrouverte du veau et d’en tirer... un os de petit salé.

Oui, un os de petit salé oublié dans l’eau de vaisselle par cette étourdie de Fanchette.

Depuis ce temps, Marquis mange avec précaution, – avec méfiance même, – comme si toutes les nourritures du monde devaient immuablement contenir des os de petit salé.

 

 

 

Les prétentions de Guimel

 

Dans le petit parc africain, à l’ombre maigre des bambous et des palmiers, tous les animaux étaient en émoi. Kassem, le cheval de guerre, un arabe magnifique à la robe noisette pointillée de brun, essayait de faire entendre raison à un jeune dromadaire.

– Voyons, Guimel, à quoi bon vous révolter, puisque tout ce que vous pourrez dire ou faire sera inutile... ? Et vraiment, est-il donc si pénible de porter notre gentille petite maîtresse jusqu’aux Gorges de la Chiffa... ?

– Pénible, non, Kassem, – je n’ai jamais dit que ce fût pénible, – mais humiliant.

Youssouf, un alezan brûlé qui, autrefois, avait fait partie d’un cirque et gardait l’humeur joviale, se mit à rire de tout son cœur.

– Humiliant... ! Ah bien ! qu’est-ce qu’il faut donc à monsieur Guimel... ? Qu’il le dise afin qu’on le serve bien vite. : un piédestal comme le Veau d’Or, ou un char fleuri comme le Bœuf gras... ?

– Ne dites pas de bêtises, Youssouf ; vous savez bien que moi je ne suis pas une vulgaire bête de somme. Je suis un méhari de race pure, et le méhari est au dromadaire ce que le noble est au manant.

Youssouf s’inclina jusqu’à terre.

– Monseigneur Guimel, méhari de race pure, nous sommes vos bien humbles sujets.

Djin, un poulain de trois ans, qui ne brillait point par la patience, décocha une bonne ruade à l’orgueilleux.

– Vous voilà bien déchu en notre compagnie !

Mais Tsadé, la mule noire, donnait raison au jeune dromadaire.

– Obéir, grommelait-elle, toujours obéir, il y a bien de quoi se révolter à la fin.

Il était temps que le sage Kassem intervînt.

– Ni les railleries ni les coups ne sont des arguments, dit-il sévèrement. Et vous, Tsadé, gardez pour vous vos mauvais conseils.

Deux petits bourriquots qui, jusqu’alors, s’étaient tenus à l’écart, se mêlèrent indirectement à la conversation.

– On est pourtant bien heureux ici. Te souviens-tu, Koph, du temps où nous étions à la Kasbah d’Alger employés au service de la voirie... ?

– Oh oui ! Hajim. Les couffins de balayures étaient si lourds... !

– Et le pavé tellement glissant, dans les rues en pente que, presque à chaque pas, nous tombions sur les genoux.

– Et l’on nous relevait à coups de matraque.

– Le bât était si dur, que nous étions toujours écorchés.

– Et que des mouches innombrables venaient sucer le sang de nos plaies.

– Nous ne mangions jamais à notre faim.

– Et le coin où nous dormions, était-il noir et puant... !

– Nous ne savions seulement pas ce que c’était que la verdure, les fleurs et le ciel bleu.

– On est bien ici, n’est-ce pas Hajim ?

– Oh ! oui Koph !

Guimel prit son ton le plus méprisant pour riposter :

– Mais vous n’êtes que des ânes.

Le poulain Djin se planta devant lui avec un air de menace.

– Et nous autres, que sommes-nous, s’il vous plaît ?

– Vous autres, vous êtes nés à l’écurie, c’est-à-dire en esclavage, vous ne pouvez pas me comprendre.

Zohra, une gazelle aux yeux doux, qui n’avait encore rien dit, prit la parole.

– Moi aussi, Guimel, j’ai connu une liberté plus grande, et pourtant je me suis vite résignée à la captivité. Notre petite maîtresse est charmante ; nous avons ici de joyeux compagnons...

– Mais des gazelles comme vous, ma pauvre Zohra, il y en a par milliers, tandis que moi...

Youssouf fit semblant de rabrouer sa jolie compagne.

– Voyons, Zohra, à quoi pensez-vous, ma chère ! Songez que s’il y a un animal noble, c’est le méhari..., un méhari illustre entre tous, c’est notre Guimel...

– Vous ne savez pas si bien dire, Youssouf. J’ai eu l’honneur d’appartenir au grand chef Si-Allel-ben-Menouar, qui ne montait jamais que ma mère Faly. Il ne faut pas nous prendre pour des animaux de bât ; jamais les nôtres n’ont même porté le palanquin des femmes et des enfants... jamais... ! Au reste, nous étions dignes de la considération qu’on nous témoignait. Le trot long, régulier, rapide qui caractérise notre famille était renommé dans toute la Chebka.

– Pourquoi n’y êtes-vous pas resté dans votre Chebka, avec Menouar et la mère Faly ? interrogea Djin que, les mérites de la famille Guimel impressionnaient, quoi qu’il en eût.

– Parce que j’ai eu au pied une blessure qui m’empêche de trotter aussi vite que les miens. Alors, mon maître m’a vendu à un capitaine de tirailleurs.

– Quels monstres que les hommes ! s’exclama la mule Tsadé qui était en révolte permanente contre les gens et les choses.

– Et, continua Guimel, pour comble d’humiliation, me voilà au service d’une petite Roumïa, moi... ! moi... ! Si encore je servais de monture à un officier..., à un personnage éminent... !

– Pourquoi pas à un chef d’État, pendant que vous y êtes ? fit Youssouf avec ironie. Comment donc... ! Si l’article manque sur le marché, on en fabriquera tout exprès pour Monsieur Guimel.

– Vraiment, répondit l’orgueilleux sans s’étonner, les chefs d’État montent des bêtes moins nobles que moi.

– Parle toujours, mon vieux Guimel, depuis que j’ai quitté le cirque Judhors, je ne me suis jamais tant amusé.

– Vous n’avez pas besoin de répéter à tout bout de champ que vous avez fait partie d’un cirque, Youssouf, cela se voit de reste. Nous avions de meilleures manières que cela, nous autres, au désert.

Kassem le Pacifique ne pouvait souffrir que l’on se disputât.

– Allons ! dit-il d’un ton conciliant, prenez-en votre parti, Guimel ; est-ce donc si dur ?... Que vous regrettiez le désert, je le comprends ; mais notre Metidja n’est pas déplaisante à habiter... ; soit dit sans nous vanter, vous avez en nous d’agréables compagnons... ; vous êtes bien traité, bien nourri...

– Bien nourri... ! bien traité... ! riposta le jeune dromadaire avec impatience, mais cela m’importe très peu. La tente ou nos gourbis d’argile sèche, une touffe d’alfa, une poignée d’orge, et – quand cela se trouve – une lampée d’eau fraîche aux séguias de l’oasis..., je préfère de beaucoup cette médiocrité à un bien-être qui n’entraîne pour moi que des humiliations.

– Prenez garde de trouver pis, Guimel. Si jamais, las de votre mauvais caractère, notre maître vous vendait pour les caravanes, c’est là que vous connaîtriez la vraie misère : les marches sans fin, les fardeaux sous lesquels on succombe et les coups à la volée ; sans compter – ce qui serait le plus dur pour un orgueilleux comme vous – l’horreur des fondoucks où l’on se trouve en contact avec toutes sortes de gens..., y compris la vermine.

– Suis-je donc une bête de caravane, moi ? Les nôtres n’ont jamais servi qu’à la course ou à la guerre.

– Écoutez, mon ami, ce que je vais vous dire n’est pas pour vous faire de la peine, mais pour vous donner une leçon. J’ai fait campagne dans le Sud ; et, certes ! je ne connais rien de plus beau qu’une fantasia où se mêlent les burnous blancs des Chambââ et rouges des Spahis ; mais je sais bien aussi que pour rien au monde, on n’y voudrait de vos services ; vous êtes trop indocile. Il serait donc sage de vous résigner et de changer de procédés à l’égard de ceux qui vous entourent. Je ne parle pas seulement de nous, vos camarades, mais encore et surtout de nos maîtres et des serviteurs qui prennent soin de nous.

– Vous perdez votre temps et vos paroles, Kassem. Jamais je n’obéirai volontiers à cette petite Roumïa que vous adorez, tous, je ne sais pourquoi. La condition que l’on m’impose est tellement indigne de moi !

– Tant pis pour votre moi, mon pauvre Guimel !

 

À ce moment, Taliès, l’ordonnance du capitaine, entra dans le parc avec un Arabe en gandourah. Ils marchèrent droit au jeune orgueilleux, en poursuivant la conversation commencée :

– Tu le vois, Areski-ben-Zerzour, c’est un méhari pur sang et de race supérieure. Dommage qu’il boite un peu, mais cela n’empêche pas le courage et la force.

– C’est qu’il y a loin d’un marché à l’autre, et de bonnes charges à porter : ballots d’étoffe, chapelets de gargoulettes, jarres d’huile, outres de goudron, couffins de dattes, sacs de sel et de barboucha ; il n’aura que l’embarras du choix.

Guimel eut un petit frisson d’angoisse. Ce n’était pas tant la grosse besogne, qui l’effrayait, – il était courageux, – mais la perspective d’être conduit par ce rustre, et la promiscuité des fondoucks où, suivant l’expression de Kassem, « on rencontre toutes sortes de gens ».

– Bah ! fit Taliès, il est assez robuste pour la vie de caravane. Comme je te le répète, Areski-ben-Zerzour, il n’y a à redire qu’au sujet de son caractère. Mon capitaine l’a acheté pour sa fille, et voilà que cet animal semble l’avoir prise en grippe. Impossible de le faire obéir quand il s’agit de notre petite demoiselle. Il ne veut pas plier les genoux pour qu’elle le monte, ou bien ne veut point se relever quand elle est en selle. Il s’arrête quand on lui commande d’avancer ou prend le trot quand on désire qu’il s’arrête. Et intelligent, avec cela... ! Ah ? il sait bien ce qu’il fait ! Mon capitaine a peur qu’il n’arrive quelque aventure, c’est pourquoi il se décide à le vendre.

– Bon ! bon ! gronda Areski, il m’obéira bien, à moi, ou il fera connaissance avec la matraque...

Les deux hommes achevèrent leur marché, puis s’éloignèrent emmenant Guimel qui ne daigna même pas envoyer un signe d’adieu à ses compagnons.

Mais ceux-ci virent bien qu’il avait l’air accablé et qu’il boitait plus bas qu’à l’ordinaire.

Du coup, un vent de sagesse souffla sur le monde du petit parc. Djin devint plus patient, Youssouf moins railleur, et Tsadé elle-même, la mule entêtée, se montra docile un grand mois durant.

 

 

 

Robin le tueur de loups

 

Il y avait déjà longtemps que Robin, le petit agneau noir, s’était juré de tuer le loup.

Un agneau tuer un loup... ! Fallait-il qu’il fût insensé, le pauvre Robin !

En vain sa mère Boule-de-Neige, la prudente brebis, s’efforçait-elle de le convaincre que c’était chose impossible..., qu’on n’avait jamais vu les moutons attaquer les loups..., et que c’était tout juste si les chiens – de vaillantes bêtes pourtant – osaient leur livrer bataille.

– C’est qu’ils ne savent pas s’y prendre, répondait l’entêté Robin.

Puis il daignait expliquer son plan.

– Je me campe sur mes quatre pieds, bien ramassé, bien solide, j’attends le loup, et, quand il est tout près... hang... ! je saute sur lui, je lui enfonce mes crocs dans la gorge jusqu’à ce qu’il râle.

– Ah ! oui ! mon pauvre Robin... ! le loup est bien en peine des dents d’un petit agneau de six mois comme toi... Elles n’entameraient seulement pas sa peau, tes dents.

– Oh ! elles sont déjà solides pourtant. Je ne suis pas embarrassé de couper les fougères le long du chemin, et même, l’autre jour, je suis venu à bout très facilement d’une branche d’aubépine à la haie du presbytère.

– Mais qu’est-ce que la fougère ou une branche d’aubépine en comparaison du loup... ? Et d’ailleurs, si tu te trouvais en face de la bête féroce, tu te sauverais bien vite, va !

– Je n’ai pas peur du loup, ma mère Boule-de-Neige, répondait l’agneau d’un air important.

– Tu dis cela, parce que tu ne l’as jamais vu, Robin : tout le monde a peur du loup... Tiens, Charbonnière, la vache de Fleurine..., tu sais, une grande noire avec des cornes très fortes et de gros yeux terribles... eh bien, l’an passé, Charbonnière a vu le loup de l’autre côté du rû, et Charbonnière a eu peur.

– Peuh ! une si grosse bête !

La vieille brebis se taisait, à bout d’arguments. Ce n’était pas une grande raisonneuse que Boule-de-Neige, mais elle avait du bon sens et elle savait bien – comme elle le répétait sans cesse à son petit – que les moutons ne mangent pas les loups.

 

Dans le village, tout le monde – je veux parler du monde des bêtes, bien entendu – tout le monde, dis-je, était au courant des projets de Robin. Il en avait parlé un jour au carrefour du Voler-Beau, et depuis, on ne s’entretenait plus que de cela.

Il y avait des gens qui étaient pour et des gens qui étaient contre.

Perle, la jolie petite brebis blanche, pensait que si son ami Robin réussissait dans cette grande entreprise, elle n’aurait plus peur à la tombée de la nuit, mais elle n’y comptait guère.

Grisette, la chèvre du maréchal, se moquait de l’agneau chaque fois qu’il passait devant sa maison :

– Ah ! ah ! voici Robin, le tueur de loups !

Le cheval rouge du charron l’avait tout bonnement traité de vantard.

Les chiens, – en gens expérimentés, – se contentaient de hausser les épaules.

Tout compte fait, il n’y avait que les oies du meunier à trouver Robin un foudre de guerre.

Quant à Boule-de-Neige, la pauvre brebis, elle tremblait de tous ses membres dès que Robin s’éloignait d’elle un seul instant ; et elle disait aux bonnes amies avec lesquelles elle conversait au retour des champs :

– Vous verrez qu’il arrivera malheur à mon agneau !

 

Il faut vous dire que notre petit mouton habitait un joli village appelé Bois-Gerfaut. Imaginez une soixantaine de chaumières groupées, avec l’église au milieu..., tout autour du hameau, des prés fleuris..., autour des prés, la forêt..., mais une forêt profonde, immense, sans interruption, sans autres trouées que celles de chemins étroits et feuillus..., une forêt sans fin presque..., du moins, Robin n’en avait jamais vu ni même soupçonné la fin. Vous pensez si les loups avaient beau jeu, et si le bois était pourvu de cette sorte de gibier.

 

Or, un jour qu’on avait raillé Robin plus que de coutume, il résolut de ne plus attendre et de mettre, la nuit même, son téméraire projet à exécution.

Le soir venu, il se blottit dans un fossé couvert et laissa passer Boule-de-Neige qui, à ce moment en grande conversation avec une voisine, ne s’aperçut pas immédiatement de la disparition du petit fou.

Arrivée au pont, elle se retourna, et, ne le voyant plus, fut prise d’un grand frisson.

– Bééé... ! bééé... ! bééé... ! criait-elle avec angoisse.

Et Robin comprenait :

– Où es-tu, mon agneau... ? Reviens vite... ! Vois comme je suis inquiète... !

Le petit mouton avait grande envie de rejoindre sa mère qui s’obstinait à ne point passer le pont. Volontiers il aurait remis son exploit à un autre moment. Mais les vaches rentraient à leur tour ; elles allaient se moquer de lui à le voir ainsi piteux, sortir de son trou... : Il resta.

 

La nuit tomba très vite... ; la forêt devint toute noire. On entendit des craquements sous les arbres et des froissements dans les taillis. La chouette se mit à ululer, les cerfs à bramer... Plus le silence se faisait profond, plus les bruits qui venaient le troubler de temps à autre, paraissaient à Robin sinistres et effrayants.

Un crapaud sautela tout près de lui..., une chauve-souris l’effleura de son aile... Son pauvre petit corps frissonna d’épouvante et il ferma les yeux pour ne point voir les ténèbres.

Tout à coup, on entendit dans le lointain :

– Hou... ! Hou... !

– Cette fois, c’est le loup, pensa l’agneau qui n’eut plus une goutte de sang dans les veines.

Le hurlement se rapprochait de seconde en seconde.

– Hou... ! Hou... !

Robin perçut tout près de lui une respiration haletante... ; un souffle chaud passa sur sa tête, et il serra ses paupières encore davantage, s’imaginant sentir des crocs aigus lui entrer dans la peau.

Il comprit alors combien sa mère avait raison de lui dire que tout le monde a peur du loup.

 

Oui, tout le monde a peur du loup. Heureusement, il est des cœurs vaillants qui savent surmonter une frayeur légitime pour protéger les faibles et châtier les méchants.

Matinal, le chien du berger, était de ceux-là. Grand ami de Madame Boule-de-Neige, il avait été touché de ses plaintes et s’était mis à la recherche du fugitif dont un flair infaillible lui avait promptement fait retrouver la trace.

Il n’était que temps qu’il arrivât.

Un terrible corps-à-corps s’engagea entre les deux animaux. Pendant des minutes qui parurent des siècles au petit mouton, le chien et le loup roulèrent ensemble sur la fougère qu’ils ensanglantaient – si fort enlacés qu’on ne les distinguait plus l’un de l’autre.

À la fin, Matinal fut victorieux et le loup resta étendu sur le sol, la tête ouverte et la poitrine déchirée.

 

Le bon chien, jugeant la leçon assez forte, épargna à Robin des reproches inutiles. Tous deux reprirent ensemble le chemin du village ; et, de temps à autre, l’agneau reconnaissant s’arrêtait pour lécher les blessures de son courageux ami.

 

 

 

Piaulot

 

Hi... i... i... who... who... who...

Groumelotte, la vieille truie, qui sommeillait au milieu d’une nuée de moucherons, se redressa soudain.

– C’est Piaulot, dit-elle, je suis sûre que c’est mon pauvre petit Piaulot... Qu’est-ce qu’il a encore... ? Que lui a-t-on fait... ? Flochette, cours bien vite voir pourquoi il pleure, ton pauvre petit frère.

 

Dans la cour de la ferme, toutes les bêtes étaient paisibles et joyeuses, quand les cris de Piaulot étaient venus les troubler.

Les vaches brunes ruminaient à l’ombre des pommiers ; les bonnes juments paissaient pendant que leurs poulains folâtraient autour d’elles ; quelques agneaux broutaient sous la surveillance des mères brebis ; l’âne, debout sur ses quatre pieds, regardait vaguement au loin, tout étonné qu’on le laissât si longtemps en repos. Sur la paille du fumier, les coqs claironnaient, les poules gloussaient, les petits poussins piaulaient en cherchant pâture.

Plus loin les canards et les oies barbotaient dans le ruisseau clair. Perchés sur une roue de charrette ou de tombereau, les dindons faisaient entendre leurs glouglous retentissants. Les pigeons bleus ou roses tournoyaient autour du colombier dans un frémissement d’ailes continu. Les gros porcs erraient de çà de là, fouillant la terre et grognant sans motif ; puis, accablés de chaleur et de lassitude, s’effondraient tout à coup à l’abri d’un mur de grange.

C’est de ce dernier groupe qu’était partie l’exclamation inquiète :

– Mon pauvre petit Piaulot... !

 

La complaisante Flochette ramenait son frère toujours geignant.

– Hi... i... i... j’ai perdu mon écuelle... ; une jolie petite écuelle percée que la servante avait jetée et avec laquelle je jouais depuis ce matin.

– Où l’as-tu perdue, mon Piaulot... ?

– Je ne sais pas... who... who... who... Si je le savais, elle ne serait pas perdue, bien sûr, répondit Piaulot avec assez de raison.

Béryl, un beau cheval gris pommelé qui se trouvait là près, dit durement :

– Tu ne ferais pas mieux de le chercher ton joujou, que de crier ainsi ?

– Hi... i... i... who... who... who... j’aime mieux crier.

– Oui, et nous casser la tête. Si j’étais ta mère, les bonnes tapes que tu recevrais, mon garçon.

Groumelotte jugea bon d’intervenir :

– Oh ! Béryl, pouvez-vous être si dur envers un pauvre petit qui s’est enfoncé une épine dans le pied... !

– Mais il y a trois semaines qu’on la lui a enlevée, son épine ; vous n’allez pas me dire qu’il s’en ressent encore.

– Il est bien délicat...

– Délicat... ! lui... ! Il est si gros qu’il roule en marchant !

Piaulot, trouvant sans doute qu’il y avait trop longtemps qu’on ne s’était occupé de lui, recommença à geindre.

– Hi... i... i... Je voudrais mon écuelle.

– Flochette, ma fille, cherche bien vite le joujou de ton pauvre petit frère.

Quand Flochette se fut éloignée, Béryl reprit avec impatience :

– Ce n’est pas lui qui est à plaindre, ce pauvre petit, comme vous dites, Groumelotte, mais bien tous ceux qu’il assomme de ses criailleries, et surtout sa gentille petite sœur dont il fait une victime. Ah ! vous l’élevez bien, votre Piaulot... ! Le jour où le charcutier viendra en prendre livraison, ce sera un fameux débarras pour tout le monde... !

Afin de ne pas entendre de pareilles abominations, Groumelotte enfouit sa tête dans une grosse touffe de vulpins et de dactyles en fleurs.

 

C’était pourtant un joli petit cochon que Piaulot, bien rose, bien dodu, avec le museau frais, le poil brillant, la queue en vrille. Mais il n’arrêtait pas de grogner.

Quand ses frères et sœurs étaient encore à la ferme, c’étaient des querelles permanentes.

Si, en jouant, ils l’effleuraient un peu, ils l’avaient tué. Si, las de son mauvais caractère, ils lui tournaient le dos, on ne l’aimait pas..., on lui voulait du mal..., tout le monde était contre lui.

À peine étaient-ils réunis autour de la pâtée, que les gémissements de Piaulot commençaient : il était trop serré... on lui gardait la plus mauvaise place... les autres mettaient leurs pieds dans l’auge.

Eux répondaient impatientés :

– Eh ! mets-y les tiens également. Qui t’en empêche ?

Le grognon se décidait à suivre ce conseil à la minute exacte où, tout le monde se retirant, l’équilibre était rompu ; et l’augette culbutait par-dessus sa tête.

Alors, il fallait entendre les cris de Piaulot et les imprécations de Groumelotte. Car, pour elle, son pauvre petit était une perpétuelle victime.

 

Une fois, Zébie, la servante, lui donna une pâtée pour lui tout seul. Vous croyez peut-être que le voilà content... ! Ah ! bien oui ! Vite, il court à ses frères et s’écrie en pleurant :

– On leur donne de bonnes choses et à moi des mauvaises... C’est pour cela qu’on me sert à part.

Le fait est que les autres, en manière de plaisanterie, faisaient semblant d’avoir mangé des mets extraordinaires. Car il faut convenir, pour être juste, qu’ils s’amusaient parfois à le taquiner, tellement il était comique dans ses lamentations. Il n’y avait que Flochette qui essayât de le consoler, et elle était accueillie par des coups de groin et de mauvaises paroles.

 

Il arriva qu’un jour – c’était au temps de la fameuse épine – un bonhomme vint à la ferme, conduisant une très grande carriole.

Tous : le maître, la maîtresse, le valet, la servante, plus le bonhomme, s’assemblent autour du toit à porcs. On attrape les petits l’un après l’autre ; on les prend par les pattes et on les secoue pour évaluer leur poids ; on les pince pour apprécier la fermeté de leur chair ; on les examine aux yeux, à la bouche et jusqu’aux pieds pour s’assurer de leur santé. Puis on marchande, on discute, on se fâche, on se raccommode ; tout le monde se plaint et, au fond, tout le monde est content. Finalement on s’accorde.

Hop ! Hop ! Dix des jeunes porcs sont hissés dans la carriole qui s’éloigne au grand trot.

Piaulot et Flochette restent seuls, un peu ébaubis de tout ce qu’ils viennent de voir. Naturellement, le grognon ne perd pas une si belle occasion de gémir.

– Pourquoi ne m’a-t-on pas emmené comme les autres... ? who... who... who...

Béryl, qui avait été au régiment avec Gamin, le cheval du marchand de cochons, se trouvait là pour lui souhaiter la bienvenue.

– Parce que tu as mal au pied, fit-il rudement.

– J’aurais voulu partir aussi.

– Eh bien ! il ne fallait pas faire une colère l’autre jour et trépigner sur un fagot d’épines.

– Et Flochette ? hi... i... i...

– Flochette est si gentille qu’on n’a pas voulu la vendre ; on la garde ici pour l’élever.

– Mais les autres, où sont-ils allés ? who... who... who...

– Au marché de Pont-l’Évêque, où les paysans les achèteront pour les engraisser.

– Et quand ils seront gras ?

– Quand ils seront gras... ? Ne t’informe pas trop de ce que l’on fera d’eux, tu le sauras toujours assez vite, mon pauvre Piaulot, répondit le cheval pommelé que le grognon ennuyait mais qui, tout de même, ne lui voulait pas de mal.

Groumelotte essaya de placer un mot de consolation.

– Ne te chagrine pas, mon petit, tu seras bien mieux avec ta maman.

– Je m’ennuie avec vous, répondit le vilain qui tarabustait jusqu’à sa mère, j’aimais mieux les autres avec lesquels je pouvais jouer.

– Oui, et quand ils étaient ici, tu n’arrêtais pas de te plaindre d’eux. Écoute, Piaulot, en voilà assez ; tais-toi si tu ne veux pas recevoir une bonne correction.

 

Quelques jours plus tard, nouvelle comédie. Piaulot aperçoit de l’autre côté de la haie, des porcs qui avaient un anneau dans le nez.

– Pourquoi leur a-t-on mis cet anneau ? demande-t-il de son ton toujours désagréable.

Comme d’habitude, ce fut Béryl qui fournit l’explication.

– Parce qu’ils fouillaient la terre, répondit-il.

– Est-ce que cela leur fait mal ?

– Sans doute ; autrement, on ne se serait pas mis pour eux en frais de bijouterie.

– H..i. i... i... je ne veux pas qu’on me mette d’anneau dans le nez, moi.

– Eh bien, tu n’auras qu’à ne pas fouiller la terre.

– Mais je veux fouiller la terre et je ne veux pas d’anneau.

– Demande alors qu’on t’envoie au pays des truffes.

– Je veux rester ici, et je veux fouiller la terre, et je ne veux pas qu’on me fasse du mal avec un anneau dans le nez, cria Piaulot en trépignant.

Les bêtes de la ferme étaient tellement lasses des perpétuelles criailleries du jeune cochon, qu’elles l’avaient pris en grippe. Tous : les vaches et leurs veaux, les juments et leurs poulains, la chèvre, et jusqu’à l’âne et aux moutons éclatèrent en chœur :

– Tais-toi un peu, Piaulot, il y a de quoi devenir fou avec toi.

 

Si bien que la maîtresse et la servante vinrent sur le seuil voir ce qui se passait.

Justement, elles étaient en conciliabule important et mystérieux. On mariait la fille de la ferme avec le fils du charron et il s’agissait d’établir le repas de noces. La patronne voulait quelque chose qui dépassât tout ce qui s’était encore vu.

On avait déjà décidé : la soupe et le bœuf, – une triple paire de poulets, – un carré de veau, – un civet de lièvre, – des langues aux cornichons, – la grande oie blanche, – un salmis de canards, – des côtes d’aloyau, – le plus gros dindon, – des gigots de pré-salé ; – des petits pots de crème au chocolat, – plus une galette au beurre, des feuilletés, des norolles, des tartes aux fruits – et le gâteau de la mariée tout croquant de sucre rose.

La fermière n’était pas encore satisfaite. Il lui semblait que lorsque la fille du meunier avait épousé le garçon du maréchal, le repas avait été plus corsé, plus nourrissant. Zébie, qui était friande, proposa un renfort de pâtisserie, mais la maîtresse hocha la tête.

– Quoi c’est que tu veux qu’on fasse avec tes gâteaux, ma fille ? On n’a pas plus tôt cela dans la bouche, que c’est fondu. Cela coûte cher et cela ne profite à personne.

C’est à ce moment même que Piaulot jugeait à propos de mettre la ferme en révolution pour un anneau que son nez ne devait peut-être jamais connaître.

– Maîtresse, fit Zébie, désireuse de réparer son échec ; si on servait Piaulot tout entier, bien étuvé dans son jus, c’est cela qui ferait un joli plat... !

– Tu as une bonne idée, ma fille. Les meuniers, eux, n’avaient pas de cochon de lait ; et cela tiendra plus de place que tes dariolettes.

 

Et voici comment Piaulot, pour s’être fait entendre à un moment inopportun, eut les honneurs d’un repas de noce, – honneur dont il se fût bien passé, le pauvre !

 

 

 

Tigrette la curieuse

 

Tigrette était la fille de la mère Moussue, – et la mère Moussue, une belle chatte angora, très douce, que les enfants aimaient beaucoup.

Elle était bien jolie Tigrette avec sa robe rayée de plusieurs nuances de gris, sa petite tête fine, ses grands yeux verts, son museau rose, ses manières câlines, sa démarche élégante. Elle possédait, en outre, une foule de qualités... morales, si j’ose m’exprimer ainsi. Tigrette était très propre, très obéissante, point gourmande, point voleuse. Elle n’avait, autant dire, qu’un défaut : elle était curieuse..., mais curieuse à un point... !

Cette curiosité lui avait attiré déjà pas mal de méchantes aventures ; n’importe ! elle ne se corrigeait pas.

Que de fois elle s’était brûlé la patte en voulant apprécier la consistance des plats que l’on avait posés sur le coin du fourneau... ! Sans compter que la cuisinière, peu satisfaite de voir des creux dans son gâteau de riz ou sa crème au chocolat, gratifiait encore la pauvre Tigrette de quelques coups de torchon dûment appliqués.

Il lui était arrivé aussi, en fouillant dans la corbeille à ouvrage, de rouler en bas de la table, pêle-mêle avec les pelotons, les bobines, les étuis. Une fois même, elle s’était si bien empêtrée dans les écheveaux, qu’elle avait été à moitié étranglée. Un autre jour, elle était tombée sur la pelote, et une grande partie des aiguilles s’était nichée dans sa fourrure, la piquant cruellement chaque fois qu’elle bougeait.

Il n’y avait pas bien longtemps, – au commencement de l’hiver, – ne s’était-elle pas avisée de flairer un manchon qui sortait tout juste du carton où on l’avait tenu enfermé pendant les chaleurs. Le manchon était encore plein de poivre, de sorte que la malheureuse petite chatte avait cru, un moment, qu’elle passerait le restant de sa vie à éternuer..., sans parler des yeux qui lui faisaient grand mal.

 

Voici l’un de ses derniers exploits.

Un beau matin, il lui vient à l’idée de vérifier le contenu du panier à provisions. D’une patte adroite et légère, elle en soulève le couvercle, puis passe sa petite tête...

Coin... !

Avec son grand bec jaune, un canard mal commode lui happe le museau. Quelle alerte ! Tigrette a eu si grand peur que, depuis ce temps-là, elle n’a cessé de tenir tous les paniers en suspicion.

 

Quand elle allait raconter ses malheurs à la mère Moussue, celle-ci répondait :

– Tu en verras bien d’autres, ma pauvre Tigrette, si tu persistes à vouloir fourrer ton petit nez où il n’a que faire.

Tigrette promettait de ne plus recommencer, mais, le cas échéant, la curiosité l’emportait sur le ferme propos et elle s’attirait de nouveaux châtiments.

Il fallait pour la corriger une de ces dures leçons que le destin réserve aux pécheurs endurcis.

Cette leçon lui fut donnée. En moins de huit jours il arriva à Tigrette deux aventures à faire frissonner.

 

Tigrette aimait beaucoup s’installer près de la grille du jardin pour voir ce qui se passait dans l’avenue. Maintes fois sa mère l’avait avertie du danger qu’il y a de s’approcher trop près des routes ; et la vieille chatte savait bien ce qu’elle disait, elle à qui on avait déjà volé deux petits.

Jamais encore, pourtant, Tigrette n’avait osé descendre sur le trottoir : elle se contentait de s’asseoir sur le mur bas qui soutenait la grille.

Mais un jour, elle vit quelque chose de si extraordinaire, de si magnifique, de si nouveau pour elle que la tentation fut trop forte : elle se hasarda.

Imaginez des gens..., des gens..., et puis des gens... Non point les passants ordinaires, en costumes sombres ou en blouses bleues..., mais des gens vêtus de couleurs vives et éclatantes, de rouge principalement.

Tout ce monde-là portait des choses longues..., longues..., qui, appuyées sur l’épaule, dépassaient de beaucoup la tête.

Il y avait d’autres personnages plus brillants encore, avec de l’or aux manches, à la coiffure, aux épaules. Quelques-uns d’entre eux étaient montés sur de beaux chevaux qui piaffaient d’impatience et secouaient fiévreusement la tête en s’ébrouant.

Tout à fait devant, sur le front de la troupe, était une rangée d’hommes porteurs de grandes caisses rondes qui, de temps en temps, quand elles étaient frappées directement par le soleil, jetaient un éclat fugitif et aveuglant.

Ces gens allaient et venaient, paraissant se ranger. Ceux qui avaient des galons d’or donnaient, d’une voix brève et impérative, des ordres que les autres exécutaient à l’instant.

Jamais Tigrette n’avait rien vu de si beau. Elle s’était d’abord arrêtée sur le bord du trottoir, puis avait osé gagner le milieu de la route, se plantant devant ces hommes, si près que l’un d’eux avait pu caresser le bout de son nez avec une espèce de baguette qu’il tenait à la main.

 

Le silence s’est fait, les soldats – car ce sont des soldats, comme vous l’avez sûrement deviné – les soldats donc sont en bel ordre. Ceux qui occupent le rang de devant se tiennent droits, immobiles, l’œil fixé sur un autre qui porte à la main une très longue canne ornée d’un gros pommeau.

Tigrette s’est approchée aussi près que possible, elle est tout yeux, frémissant d’impatience.

Tout à coup :

Rrrran... !

Ah ! mes enfants, quel bond ! La petite chatte passe comme une flèche entre les barreaux de la grille, traverse le jardin aussi vite que l’éclair, ne fait qu’un saut jusqu’à la cuisine et, de toute la journée, n’ose sortir de la caisse à charbon où le hasard l’a fait se réfugier, affolée, les oreilles bourdonnantes, sourde encore du formidable roulement de tambour qu’elle a entendu.

 

Vous croyez peut-être que la voilà corrigée. Ah bien oui... ! La leçon lui profita huit jours..., huit jours et pas plus.

Un beau matin, afin d’être plus à l’aise pour voir les poissons rouges, Tigrette s’avise de grimper sur le haut de l’aquarium.

Grimper n’est pas difficile quand on est souple, mais ce qui est malaisé, c’est de se tenir en équilibre : les rebords sont si étroits et le verre si glissant.

Tigrette n’a pas le loisir d’admirer les ébats des petits poissons, elle se demande avec inquiétude comment elle va se tirer de là.

Elle avait raison de s’inquiéter, car elle fait un faux mouvement et la voilà dans l’eau.

Les poissons effarés nagent en tous sens, se cognant la tête aux murs de leur prison de verre, pendant que Tigrette patauge éperdument, cherchant à se raccrocher quelque part.

Vains efforts ! les parois glissantes fuient sous ses griffes. La petite chatte se sent perdue...

Et elle était perdue, en effet, si la cuisinière, qui pourtant n’avait pas à se louer d’elle, ne se fût trouvée là, juste à point pour la repêcher.

Tigrette, cette fois encore, en a été quitte pour la peur, mais une peur si belle qu’elle en est devenue prudente pour le reste de ses jours.

 

À l’heure qu’il est, Tigrette est âgée – on l’appelle la mère Tigrette – elle a des enfants et des petits-enfants. Quelquefois elle leur raconte son aventure de l’aquarium, et aussi celle des tambours – car Tigrette demeura toujours convaincue que ce jour-là une fuite rapide l’avait seule fait échapper à un danger effroyable.

Je n’oserai pas affirmer que cela corrige tout à fait les minons, parce que petites bêtes et petites gens sont semblables : si les vieux leur narrent quelque histoire de jeunesse, ils prennent cela pour des contes de « ma mère l’oye » et n’en ont nul souci. Il faut croire néanmoins que cela leur donne à réfléchir, car toute la lignée de Tigrette témoigne d’une crainte immodérée des grandes routes et d’une horreur profonde de l’eau.

 

 

 

Les facéties de Colas

 

– Colas... ! qu’est-ce que tu as encore fait ? dis un peu... ? Colas... ! Vas-tu répondre, à la fin ?

Le jeune éléphant auquel s’adressait ce discours frappa la terre de son gros pied, et murmura :

– Colas... ! Colas... ! encore Colas... ! toujours Colas... !

– Eh bien, puis-je t’appeler autrement que par ton nom, Colas ?

– Non, mais vous faites exprès de le répéter à tout bout de champ parce que vous savez qu’il me déplaît.

– Vraiment ! Et pourquoi, je te prie... ? Je ne le trouve pas déplaisant, moi.

– Bien entendu, vieux Tim, ce n’est pas vous qui le portez. Mais je suis Anglais, moi, et je ne comprends pas que l’on m’ait affublé d’un nom aussi ridicule. Vous vous appelez Tim, notre compagne s’appelle Jess ; j’ai connu à Londres des Bob, des Dick, des Sam, mais quelque chose qui ressemble à Colas..., jamais.

– À ton arrivée ici, tu t’appelais Baghanammurmoor :

– C’était très beau.

– Mais très difficile à prononcer pour les petits Parisiens, et l’on a eu raison de changer ce nom mirifique contre celui beaucoup plus simple de Colas.

Le jeune éléphant prit un air très digne pour prononcer :

– Je suis né dans les Possessions anglaises ; par conséquent, je suis citoyen anglais, et les citoyens anglais.

– ... sont facétieux, ajouta le vieux Tim ; nous le savons, tu nous le répètes assez souvent. Et c’est précisément à cause de cela que je voulais te parler. Qu’est-ce que tu as encore fait aux dromadaires, hein... ! Tu as raconté à Cabassol, leur petit, que le lion rôdait aux alentours, et tu l’as enfoui sous un tas d’herbes sèches, en lui recommandant de ne pas bouger.

Colas se mit à rire, au souvenir du jeune Cabassol qui n’osait plus montrer le bout de son nez dans la peur du lion.

– C’était pour qu’il eût bien chaud, dit-il.

– Non, c’était pour que sa mère le cherchât ; et, en effet, elle l’a cherché pendant plus d’une heure. Par ta faute, Colas, nous voici encore brouillés avec les dromadaires. Si jamais tu recommences, je t’administre une volée...

– Je suis citoyen anglais, affirma Colas d’un air important.

– C’est bien ; tu iras te plaindre à ton consul, mais tu n’en auras pas moins reçu ta volée. Non... ! un personnage tellement susceptible qu’on ne peut pas l’appeler par son nom sans qu’il se rebiffe... et qui ne se plaît qu’à tourmenter les autres... !

À ce moment, la mère Jess s’approcha du groupe.

– Laissez-le, vieux Tim, il ne recommencera plus. C’est jeune, voyez-vous, cela n’a pas encore de raison.

– Pas encore de raison... ! un bonhomme de trois ans et demi auquel les défenses commencent à pousser... ! À quel âge en aura-t-il donc ?

Le gardien, en venant harnacher les trois éléphants pour la promenade quotidienne, mit fin au colloque.

 

Le jeune Colas avait deux prétentions : celle d’être Anglais et celle d’être facétieux ; ou plutôt d’être facétieux parce qu’il était Anglais.

– Nous autres Anglais, répétait-il volontiers, nous sommes facétieux de naissance.

Et le fait est qu’il n’avait qu’une idée en tête : jouer de bons tours à ceux avec lesquels il vivait.

Sur la grande pelouse du Jardin d’Acclimatation, on avait établi le home des animaux originaires des mêmes pays, ou, tout au moins, des mêmes latitudes : éléphants, dromadaires, girafes, hippopotames, zèbres, antilopes. Eh bien ! chacun, à tour de rôle, était victime des lubies de Colas.

Un jour, une noce au grand complet s’installe autour du bassin de l’hippopotame qui, par hasard, se trouvait sur la berge. La mariée et les demoiselles d’honneur occupent, bien entendu, les places de choix.

– Ha ! dit Colas à son compagnon, je crois que l’on fait des avances à Monsieur Fils-de-l’Air... ! Il faut se montrer reconnaissant : les dames aiment beaucoup voir un hippopotame se baigner. Allons, Fils-de-l’Air, un beau flouc pour la compagnie... !

Et cet imbécile d’hippopotame fait un plongeon formidable qui éclabousse toute la noce.

Résultat : plainte des inondés, observations au gardien et coups de bâton pour Fils-de-l’Air.

Une autre fois, toute une famille de Saint-Adhémar-les-Prunes est arrêtée devant la palissade des animaux exotiques. Il y a là une mère, des fillettes, des tantes, des cousines, bref une bonne demi-douzaine de personnes, coiffées des chapeaux les plus effarants où se confondent les capucines, les giroflées, les zinnias : toute la flore artificielle de Saint-Adhémar.

Colas court aux girafes.

– Filoselle et Tarlatane, dit-il, du monde pour vous.

– Du monde, Colas... !

– Oui, des dames très gentilles venues de loin pour vous apporter des fleurs.

– Des fleurs, Colas... !

– C’est comme je vous le dis ; elles en ont plein leurs chapeaux. Elles ont pensé « Pauvres girafes ! on leur donne du pain, du sucre, des herbes, mais jamais de fleurs ; nous allons leur en porter, cela leur rappellera la patrie absente ».

Remplies de joie, Filoselle et Tarlatane accourent et se mettent à fourrager les chapeaux de Saint-Adhémar. Voici l’administration obligée de payer une grosse indemnité, le cornac mis à l’amende et les girafes battues.

 

Et Monsieur Colas, que faisait-il pendant tout cela ?

Monsieur Colas se faisait des pintes de bon sang, ce qui indique peut-être un caractère jovial, mais sûrement pas un bon cœur.

Grâce à lui, le monde de la pelouse était toujours en querelle. Les dromadaires battaient froid à Tim et à Jess qu’ils accusaient d’encourager les malices de leur jeune camarade. Les girafes prenaient un air très digne pour s’éloigner de leurs compagnons pachydermes ; et Fils-de-l’Air disparaissait sous l’eau dès qu’il apercevait le bout de la trompe de Colas.

Les zèbres, par exemple, avaient, à l’occasion, décoché de si belles ruades au facétieux qu’il n’osait plus s’y frotter.

 

Mais ce n’était pas seulement sur la pelouse que maître Colas se montrait insupportable ; il n’y avait pas de promenades où il n’apportât le désarroi.

Quand il passait près des lamas qui traînent la voiture des bébés, il prenait un ton caverneux pour leur dire :

– N’avancez pas... ! Il y a un précipice au tournant du chemin. Moi-même, je marche à la mort.

Les lamas qui, eux, ne se souciaient point de marcher à la mort, se cabraient violemment ; et ni les exhortations, ni les coups ne pouvaient les décider à avancer.

D’autres fois, le facétieux s’attaquait aux autruches.

– Au nègre... ! Au nègre... ! criait-il quand il les rencontrait. En avant pour la plume... !

Les autruches ne comprenaient rien à cette clameur, attendu qu’elle ne voulait rien dire. Mais le nègre..., les plumes..., tout cela leur rappelait des souvenirs lointains, le temps où elles étaient poursuivies et entravées afin qu’on les dépouillât du bel ornement de leurs ailes et de leur queue..., et elles partaient en une fuite éperdue.

Le peuple des mères, des gouvernantes, des nounous, criait, courait, s’affolait... Et le Jardin d’Acclimatation tout entier était en émoi, grâce à maître Colas le Facétieux.

 

Tout de même, le moment arriva où l’on connut le fonds et le tréfonds des inventions du jeune éléphant et où l’on refusa de s’y laisser prendre. Il fut obligé d’opérer lui-même, ce qui n’allait point sans quelque risque.

Quand les petits enfants qu’il devait promener à travers le Jardin étaient bien calés sur son dos, Colas se mettait à esquisser un pas de gigue qu’il avait appris en Angleterre.

Le dimanche, jour de grande exhibition, il cherchait l’endroit de la palissade où la foule était le plus pressée, s’avançait d’un air innocent et, quand il était tout près, se mettait à barrir avec une telle violence que tout le monde s’enfuyait épouvanté.

D’autres fois, il choisissait les beaux messieurs cirés, vernis, pomponnés, reluisants, pour les couvrir de poussière ou leur envoyer à la figure tout le contenu de son baquet.

Un jour, il s’empara de l’ombrelle d’une petite fille et la lui rendit à l’état d’allumettes.

Il fit pis encore. Il prit dans les bras de sa nourrice, un bébé au maillot, et se mit à le bercer tranquillement, au grand effroi de l’assistance.

 

Le pauvre cornac était sur les dents. Il avait beau faire, beau surveiller Colas, beau le corriger : c’était peine perdue.

Il conta son tourment au père Milou, le jardinier, qui lui dit :

– Il y a peut-être un moyen. Est-il fort, votre Colas ?

– Je crois bien. Il a autant de force que de malice... et ce n’est pas peu dire.

– Bon. Envoyez-le moi donc une quinzaine. Je lui ferai tourner le manège du grand puits ; cela calmera son humeur facétieuse.

 

Le manège du grand puits semble, en effet, avoir calmé l’humeur du jeune éléphant ; car, quand ses compagnons, en passant près de lui, disent railleurs :

– Eh bien ! Colas, es-tu toujours facétieux ?

Il répond, la tête basse :

– Je suis tellement accablé de lassitude et d’ennui que je ne sais seulement pas si je suis encore éléphant ; comment voulez-vous que je sache si je suis facétieux... ?

 

 

 

Sidi, le petit âne roux

 

Sidi avait l’oreille basse quand il revint au pré.

Sa mère s’en aperçut ; et, s’approchant de lui :

– Il t’est arrivé quelque chose, mon pauvre ânon ? lui demanda-t-elle tendrement.

– Non, rien.

– Tu es malade, alors... ?

– Non.

– Fatigué... ?

– Non plus. Je n’ai rien, je veux qu’on me laisse tranquille.

Et, pour bien marquer son désir de rester seul, Sidi s’en alla tout près de la haie, aussi loin que possible de ses compagnons ; puis il se coucha en leur tournant le dos.

Les paturins élégants, les fléoles rosées, les houques laineuses agitaient autour de lui leurs épis légers... ; colère, il les écrasa de son sabot, et, par la même occasion, quelques jolies marguerites qui le regardaient tranquillement du fond de leur collerette.

Le petit âne roux était de très mauvaise humeur.

 

Les vaches brunes et la vieille jument, le veau et le poulain s’arrêtèrent de brouter et dirent en hochant la tête :

– Il a encore été battu le pauvre... !

Manon, la ponette, qui avait été de la même promenade que Sidi, revint peu d’instants après lui.

– Nous allons savoir ce qui s’est passé, dirent toutes les bêtes en s’approchant de la nouvelle venue.

– Eh bien ! cria celle-ci sans attendre qu’on l’interrogeât, Sidi a reçu une belle volée... ; il peut s’en vanter... Et sa bouche... ! je ne sais pas comment il fait pour l’ouvrir tellement le groom l’a tiré à la bride.

Les bonnes vaches remuèrent tristement la tête ; elles aimaient bien le petit âne malgré ses défauts, et elles étaient chagrines de penser qu’il avait du mal.

La jument regarda, avec sévérité, Manon à qui elle reprochait souvent d’être bavarde.

Le veau et le poulain ouvraient et fermaient leurs propres mâchoires, comme pour bien s’assurer qu’elles fonctionnaient encore.

– Pourquoi Sidi a-t-il été battu ? demanda Déborah, la vieille ânesse.

– Toujours pour la même raison..., pour son entêtement.

Sidi avait entendu, et, d’un bond, s’était relevé sur ses pieds.

– Mon entêtement..., mon entêtement..., fit-il d’un ton bourru, je ne suis pas plus entêté que les autres.

– Tu veux toujours aller à gauche, quand on te dit d’aller à droite.

– Je m’entête à aller à gauche, oui ; mais eux s’entêtent à vouloir me faire aller à droite ; je ne vois pas, dans tout cela, qui est le plus entêté.

– Si chacun marchait à sa fantaisie, dit la jument qui était restée longtemps à Paris et qui avait de l’expérience, ce serait du joli le long des routes. Les voitures s’accrocheraient les unes dans les autres et culbuteraient avec leur charge.

Comme tous les obstinés, Sidi ne voulait pas écouter les bonnes raisons.

– Spring, le cheval anglais, m’a dit qu’à Londres les équipages prennent toujours leur gauche ; on n’accroche pas pour cela.

– Oui, mais tous vont du même côté, c’est-à-dire en ordre.

– Et puis, ajouta Déborah, la mère du petit âne roux, ceux qui nous mènent savent mieux que nous, vois-tu, et nous n’avons qu’à les écouter.

– J’irai comme il me plaira d’aller, répéta le têtu.

Les animaux du pré s’étant de nouveau dispersés, Sidi s’approcha de la ponette.

– Il faut toujours que tu rapportes, lui dit-il. Je ne dis pas, moi, que tu es poltronne et que tu t’emballes dès que tu aperçois une flaque d’eau sur la route.

Manon ne répondit pas. Elle savait bien qu’elle avait tort ; mais elle était si bavarde qu’elle ne pouvait s’empêcher de dire tout ce qu’elle savait.

Le lendemain, on attela encore aux deux petites charrettes, Sidi et Manon.

Cette fois, l’âne eut une nouvelle lubie ; il voulut se tenir tout le temps aux côtés de sa camarade, roue à roue. Manon ralentissait-elle le pas afin de le laisser passer... ? il l’attendait et restait obstinément au même niveau qu’elle.

Trottait-elle en avant, au contraire... ? il prenait son élan afin de la rattraper. Et, de toute la promenade, rien..., rien ne put le faire obéir.

Le chemin était assez étroit et bordait un étang profond ; dès qu’une voiture arrivait en sens inverse, les enfants des deux charrettes prenaient peur et se mettaient à crier.

Alors le groom Joë sautait à terre, et tirait de toutes ses forces la bride de Sidi pour le forcer à reprendre son rang. L’âne pensait avoir la tête arrachée, mais il ne cédait pas...

La terreur des enfants, la colère des parents : telles furent, ce jour-là, les conséquences de l’entêtement de Sidi.

Manon n’eut pas besoin de bavarder ; l’âne fut reconduit jusqu’au pré par Joë qui ne lui ménagea ni les coups de pied, ni les injures.

– Vilaine bête têtue ! lui cria-t-il en guise d’adieu, s’il ne tenait qu’à moi, tu passerais à la ferme pour porter les mannes de légumes... et la grosse fermière par-dessus le marché.

Sidi eut un petit frisson. Il lui arrivait souvent de voir, de l’autre côté de la haie, l’âne de la ferme, pelé, maigre, piteux, les côtes toujours saignantes ; et, comme il avait bon cœur, il le prenait en grande pitié.

Quitter son écurie claire et saine, son harnachement coquet de pompons rouges et de grelots d’argent..., ne plus manger à sa faim..., n’être jamais ni lavé ni brossé..., porter une charge sous laquelle plieraient ses reins et ses genoux..., ce n’était pas une perspective bien réjouissante ; et, pour quelques jours, Sidi se montra plus docile.

 

Mais son naturel reprit bientôt le dessus.

Un jour, il refusa obstinément de passer le pont et fit manquer le train à ceux qu’il portait.

Une autre fois, il se mit en travers de la route devant une lourde voiture qui venait au grand trot, et faillit faire écraser tout le monde y compris lui-même.

Une autre fois encore, il versa la petite charrette dans un fossé bourbeux.

 

Ce fut la fin.

– Je ne veux pas qu’il arrive malheur à mes enfants à cause de cette méchante bête obstinée, dit le maître. L’âne de la ferme est trop vieux et trop faible, Sidi le remplacera.

 

Il y a dix-huit mois seulement que Sidi a changé de condition ; et jamais on ne reconnaîtrait le joli petit âne roux qui jadis prenait ses ébats dans le pré voisin.

Triste, efflanqué, le poil terne, les genoux écorchés, il contemple avec un profond regret sa vieille mère Deborah, les vaches brunes, les jeunes veaux et les poulains joyeux qui passent doucement leur vie de l’autre côté de la haie.

– J’ai été comme eux, dit-il avec un soupir de chagrin.

Et quand il trouve sa charge plus lourde, sa pitance plus maigre encore que de coutume, il ajoute en baissant la tête :

– C’est ma faute !

 

 

 

La capricieuse Gotte

 

Au Creux-Saint-Georges, une petite anse fleurie que ne visite point le gel et où le mistral ne souffle jamais, Laurentou Cantecaille et sa femme Renaude ont établi leur demeure – une grande cabane couverte de palmes sèches et faisant face à la Méditerranée.

La maison n’est point riche, mais que les alentours sont jolis... ! et variés... ! On y trouve une genêtière pleine de fleurs d’or, – des bouts de landes embaumées de thym, de lavande, de romarin, de marjolaine, – des replis bien frais où poussent l’angélique, le fenouil et l’hysope des prairies minuscules tapissées de sainfoin rose et de trèfle blanc, – un bois de pins où quelques cèdres orgueilleux se dressent comme des rois, – des morceaux de vigne aux pampres vigoureux, – des bosquets d’orangers, de citronniers, de figuiers, d’oliviers dont les fruits mûrissent au soleil, – des buissons de tamaris et de genévriers, des rangées d’eucalyptus, un rideau de grêles bambous, – des palmiers qui agitent sans cesse leur panache de verdure, quelques bananiers au feuillage déchiqueté par le vent, et, bien isolé, se détachant nettement sur le satin bleu du ciel, un grand cocotier.

À cause de cela, on appelle l’habitation des Cantecaille, Le Mas au Cocotier. Pauvre mas, sans défense ni clôture, mais débordant de vie, de mouvement, de tapage.

Tout à l’entour, claironne, glousse, roucoule, un peuple de volatiles. À la porte grillagée de leur niche, des lapins de tout poil montrent leur petit nez noir et mobile comme pour venir reconnaître le vent. Les abeilles partent vers les champs de fleurs en nombreuses compagnies et reviennent lourdes de butin. Deçà delà, se promène un porc si gros, si gras qu’on ne lui voit plus les jambes, si bien que Laurentou, en manière de plaisanterie, l’a surnommé « l’Échassier ».

Nulle part, bien loin à la ronde, il n’existe de meilleures pondeuses, ni de coqs plus fiers, ni de poulets plus tendres, ni de pigeons plus dodus, ni de canards mieux emplumés.

Toutefois ce n’est pas cela qui fait la gloire des Cantecaille. Le Mas au Cocotier a deux favorites, ou plutôt deux reines : une jolie petite fille et une jolie petite chèvre.

Mais autant Maguelonne, la petite des Cantecaille, – une fille de leur fille morte depuis des années, – est obéissante et douce, autant Gotte, la chevrette, est capricieuse..., oh ! capricieuse... !

On l’a tellement gâtée, aussi !

Il faut vous dire que le Creux-Saint-Georges est en pleine zone militaire ; c’est-à-dire que, à droite, à gauche, derrière, en face, il y a des forts destinés à défendre et à protéger la rade de Toulon. Les forts, bien entendu, sont occupés par de l’artillerie et peuplés de fusiliers et de canonniers.

Or, un jour que l’on faisait des exercices de tir, Rouzil, la mère de Gotte – qui était cependant bien prudente – n’eut pas le temps de se garer et fut tuée d’un coup de feu.

Dire la désolation des Cantecaille... ! de Maguelonne surtout... ! j’y renonce.

Les officiers payèrent Rouzil très cher, mais n’empêche qu’elle était morte, la pauvre ! Justement, elle avait trois cabris qui n’étaient point sevrés : qu’allaient-ils devenir ? On résolut de vendre les chevreaux au boucher et d’élever Gotte comme on pourrait.

Ce fut Maguelonne qui lui servit de nourrice, et Dieu sait si elle remplit sa tâche en conscience ! On n’aurait pas donné plus de soins à l’héritier d’une grande maison.

 

Quand on les voyait passer toutes deux : Maguelonne pieds nus, un simple cotillon de fustanelle sur sa chemise de grosse toile, un fichu d’indienne autour du cou, ses cheveux bruns et frisés lui servant de capuche l’hiver et de chapeau l’été, puis Gotte avec un beau collier de laine rouge orné de bouffettes et de grelots, on disait :

– La maîtresse, ce n’est pas Maguelonne, c’est Gotte !

Ah ! elles étaient bien connues au Creux-Saint-Georges, les deux petites !

La vilaine Gotte avait beau se montrer d’une exigence, d’une ingratitude honteuses envers sa bienfaitrice, Maguelonne n’en continuait pas moins de faire toutes ses volontés, si extravagantes qu’elles fussent.

Il arrivait parfois que, dès la pointe du jour, la chevrette se mettait à bêler comme en plein midi.

– Elle rêve et va se rendormir, pensait Maguelonne qui, elle-même, avait grand sommeil.

Mais, pas du tout. Les mééé, d’abord paisibles, devenaient de plus en plus impérieux, si bien que l’enfant se levait, craignant que sa favorite ne fût malade.

Malade... ! ah bien oui ! elle avait envie de prendre l’air, pas plus. Et la fillette, bon gré, mal gré, prenait la longe pour promener Gotte dans la rosée.

Le soir, si l’on avait eu l’imprudence de la laisser cabrioler au clair de lune, il n’y avait plus moyen d’en venir à bout. En vain, Maguelonne lui disait de sa plus douce voix :

– Allons ! sois bien bellotte, bien bravette, Gotte, ma mie, rentre te coucher.

Gotte, immobile, la regardait droit en face, et quand la petite se croyait près de l’atteindre, prttt..., la capricieuse prenait un temps de galop sur le cailloutis qu’elle faisait retentir de son petit sabot noir.

Tous les Cantecaille : le vieux Laurentou, la vieille Renaude, la petite Maguelonne perdaient leurs pas à courir après elle. Il fallait, pour la reprendre, l’aide des artilleurs voisins qui, armés de leurs fouets, la poursuivaient jusqu’à ce qu’elle eût réintégré son domicile.

Et du matin jusqu’au soir, les caprices de Gotte se poursuivaient sans interruption.

 

Si l’on se dirigeait vers la genêtière, elle voulait aller au bois. Si, un jour de grand soleil, on recherchait l’ombre des pins, il fallait suivre la chaussée poudreuse, brûlante, pleine de moucherons taquins. Il suffisait que Maguelonne emmenât la chevrette aux landes parfumées pour que Gotte désirât la prairie. Marchait-on vers les Sablettes, elle préférait Saint-Mandrier.

La petite fille aurait aimé, tout en gardant sa chèvre, tricoter des bas à ses vieux, ou faire de l’herbe pour les lapins, ou ramasser les brindilles sèches qui donnent une belle flamme, ou pêcher des fruits de mer, ou – en vraie gamine qu’elle était – courir après les rainettes des aiguails et les lézards gris qui se chauffent sur les pierres, ou tout simplement se reposer en regardant passer les tartanes aux voiles blanches. Oui-da ! Gotte lui en laissait vraiment le loisir !

Et elle savait si bien se faire comprendre !

– Il ne lui manque que la parole, disait Renaude.

Possible ! mais la malice ne lui manquait toujours pas. Plutôt que de marcher où il ne lui plaisait point, elle se serait fait traîner sur le flanc.

Bah ! il n’y avait pas de risque que l’on en arrivât à une pareille extrémité. Maguelonne cédait toujours, malgré les observations des Cantecaille qui aimaient bien Gotte, mais qui aimaient mieux leur petite-fille.

 

Et comme si la jeune chèvre n’avait pas été assez mauvaise, il y avait dans le voisinage une pie – une nommée Pecque – qui se faisait un plaisir de la rendre plus insupportable encore.

– Gotte, lui disait-elle parfois, une bête jolie et distinguée comme vous peut-elle bien vivre dans un milieu aussi vulgaire ? Des lapins de clapier... ! un peuple de volailles... ! sans compter cet « Échassier » maussade, et si gros qu’il roule sur lui-même comme un tonneau... !

– Oh oui ! acquiesçait Gotte rageuse, on peut dire que c’est une société désagréable !

– Et vos maîtres... ! des rustres... ! de vrais rustres... !

– Rien de plus, déclarait la cabrette avec mépris.

– Ici qui fréquentez-vous, je vous prie ? Qui prend garde à vos charmes ?

– Personne, répondait l’ingrate oubliant l’affectueuse bonté de sa petite maîtresse.

– Qu’est-ce qui passe devant votre Mas au Cocotier ? Des canons, des prolonges, des mules d’artillerie. Ah ! si vous alliez à Toulon ou à Tamaris... ! C’est là que vous verriez le vrai monde : de belles dames, de jolies petites demoiselles, des officiers en brillant uniforme.

Gotte dressait l’oreille et ouvrait de grands yeux. Que tout cela devait être magnifique !

– Pauvre de vous ! concluait la Pecque, vous vivez ici en esclavage et je vous trouve bien à plaindre.

Après ces beaux discours, Gotte contemplait avec un œil d’envie les gelinottes qui vagabondaient par les landes, et les alcyons qui, d’un coup d’aile, pouvaient s’élever si haut dans le ciel bleu.

Par la même occasion, elle détestait les Cantecaille qui la retenaient captive, et se vengeait d’eux en se montrant plus volontaire, plus capricieuse encore.

– Ah ! mauvaise, disait parfois Renaude, si jamais tu tombes entre les mains de Cathinelle Manaï, notre bru d’Ollioules. Dieu garde ! c’est elle qui te fera marcher !

 

Eh bien, elle y tomba, entre les mains de Cathinelle Manaï, et voici comment.

Un jour, Gotte, attirée par les récits que la vieille Pecque lui faisait de Tamaris, entraîna sa maîtresse vers ce nouvel Éden. À peine étaient-elles en route que le ciel devint menaçant. Maguelonne était une bonne petite fille qui s’inquiétait de la peine des autres ; craignant que ses vieux ne fussent inquiets, elle fit tous ses efforts pour ramener Gotte au logis.

Mais allez donc voir ! la chevrette n’obéissait jamais qu’à son caprice.

Comme elles étaient sur la digue des Sablettes où n’existe nul abri, l’orage éclata avec une violence terrible : le mistral souffla en tempête, soulevant des vagues d’écume qui enveloppaient la petite fille et sa chèvre, la pluie tomba à torrents mêlée de grêlons coupants comme de l’acier.

Gotte, prise de peur, consentit alors à marcher vers la maison. Il était bien temps... !

Toutes deux rentrèrent mouillées, transies, grelottantes, et frissonnant de peur autant que de froid. Gotte s’en tira sans plus de mal ; mais Maguelonne se mit au lit avec une grosse fièvre et une toux qui lui déchirait la poitrine.

 

C’est alors que notre bru d’Ollioules vint pour aider la mère-grand à soigner sa petite malade.

Quand elle connut l’histoire, et qu’elle fut à même d’apprécier le mauvais caractère de Gotte, elle décida d’emmener la capricieuse et de la remplacer par une petite Francette très docile et très douce.

Il fallait la voir, Cathinelle Manaï... ! et sa figure de vieille Maugrabine... ! et sa longue main sèche... ! et la gaule cinglante qui lui servait à dresser les méchants... !

Gotte n’en mena pas large, je vous prie de le croire.

 

Aujourd’hui, dans les gorges sauvages, désertes, silencieuses, c’est avec un regret amer qu’elle se souvient du Mas au Cocotier, des vieux Cantecaille, du troupeau de volatiles, des hôtes du clapier, des mules de l’artillerie et même de « l’Échassier » grognon.

Mais ce qu’elle pleure surtout – oh surtout ! – c’est sa bonne petite maîtresse Maguelonne.

Trop tard, hélas ! ma pauvre Gotte !

 

 

 

La carrière de Bouton-d’Or

 

Au temps de sa jeunesse, Vaillante avait été un cheval de guerre, c’est-à-dire qu’elle avait servi de monture à un brave officier qui, maintes fois, avait combattu pour la patrie.

Mais elle avait vieilli et son maître l’avait envoyée se reposer en Normandie, dans un beau pays qui s’appelle la Vallée d’Auge. Là, elle achevait tranquillement sa vie en élevant des poulains qui, peu à peu, quand ils étaient assez forts, la quittaient pour aller, à leur tour, cueillir des lauriers.

On a beau n’être qu’un petit cheval, on ne peut point passer son temps à gambader et à manger : il faut bien se reposer quelquefois. C’est pendant ces moments de repos que Vaillante narrait aux poulains et aux pouliches réunis autour d’elle, les magnifiques histoires de son passé.

L’un d’eux surtout, Bouton-d’Or, le dernier né de Vaillante, prenait plaisir à ces glorieux récits.

– Racontez-nous des batailles, ma mère Vaillante, répétait-il sans cesse.

Et la brave jument, sans se faire prier, parlait aux petits qui l’écoutaient attentivement, du fier cliquetis des armes, des puissants roulements de tambour qui donnent l’ardeur aux plus timides, des claires sonneries de trompette qui font résolus chevaux et cavaliers, du crépitement des balles, des sourds grondements du canon, de l’odeur enivrante de la poudre... ; et des belles charges à fond de train, sabre au clair..., et des galopades effrénées à travers la campagne pour rejoindre les régiments en détresse..., et du drapeau vivement attaqué, chèrement défendu... ; puis des fanfares de triomphe après la victoire, des défilés superbes, malgré les uniformes troués et les équipements ternis, des acclamations enthousiastes de la foule.

Quelquefois aussi, Vaillante baissait la tête – on n’est pas toujours vainqueur ; – elle disait aux jeunes chevaux la lutte acharnée, les longues marches silencieuses, les mornes retours au camp un soir de défaite.

 

À ces récits, Bouton-d’Or s’enflammait, en vrai cheval de race, et ses narines se dilataient comme pour aspirer la gloire.

– Moi aussi, n’est-ce pas, ma mère Vaillante, je serai un cheval de guerre ?

– Sans doute, Bouton-d’Or, puisque notre maître vous élève tous pour cela.

Puis, jetant un regard d’orgueil sur son petit, la mère ajoutait :

– Et tu seras un fier cheval, s’il ne t’arrive rien de fâcheux.

– Bah ! que voulez-vous donc qu’il m’arrive ?

– On ne sait pas, vois-tu. Tu es bien étourdi, mon pauvre Bouton-d’Or, et les étourdis sont plus exposés aux accidents que les gens raisonnables.

 

Alors elle lui rappelait la fois que le chien du berger l’avait mordu cruellement, parce qu’en revenant de l’abreuvoir, il avait culbuté dans le troupeau de moutons auxquels il avait fait grand peur.

Et le jour où, dans une course folle, il avait passé par-dessus la haie basse qui entoure la mare et était tombé à l’eau ! Avait-on eu du mal à le tirer de là... ?

Ne portait-il pas encore, au bout du nez, la marque d’une brûlure qu’il s’était faite à la forge, en donnant de la tête, comme un fou, sur une barre de fer que le maréchal tirait du feu... ?

Est-ce que, dix fois par jour, il ne butait pas contre les arbres ou les auges de pierre qu’il rencontrait... ? Est-ce qu’à chaque instant, il ne roulait pas dans le fossé qui borde la prairie... ?

Et tout cela, à cause de son étourderie, parce qu’il ne voulait pas s’astreindre à aller posément, à regarder devant lui, et à s’inquiéter s’il n’y avait pas quelque obstacle à éviter. Comment ne s’était-il pas encore brisé un membre ? Vaillante n’en savait rien, mais cela arriverait bien sûr quelque jour.

Sur ce, le poulain, qui n’aimait pas les longues morales, se relevait d’un bond et se mettait à gambader, comme pour faire bien voir à sa mère que tout son petit individu était encore intact.

 

Un jour, il se fit un grand remue-ménage dans les prairies. Des officiers circulaient avec un air très affairé, et passaient en revue tous les jeunes chevaux, les examinant avec le plus grand soin, depuis le fond de la bouche jusque sous les sabots.

Puis les poulains furent emmenés dans une belle allée sous bois, où ils durent marcher, trotter, galoper au gré des visiteurs.

Après chaque expérience, les officiers prenaient des notes sur un carnet, non sans s’être consultés et avoir délibéré gravement.

– Il viennent pour choisir des chevaux et acheter ceux qui leur conviennent, expliqua la vieille jument à Bouton-d’Or, que ces allées et venues étonnaient.

Et, le soir venu, il y eut, de pré à pré, par-dessus les lisses, d’intéressants colloques : on apprit que Tambourin, Émeraude et Paille-d’Avoine avaient été désignés pour partir immédiatement ; que plusieurs autres avaient été ajournés ; qu’un, même, avait été réformé tout à fait, pour cause de santé.

Bouton-d’Or avait du chagrin de voir partir ses camarades, parce qu’il était aimant, mais il enviait leur sort. Quand donc viendrait son tour, à lui ?

Par contre, il plaignait de tout son cœur le réformé, ce pauvre Hébertot, qui se trouvait à tout jamais banni de la glorieuse carrière.

Les jeunes chevaux, eux, tout feu, tout flamme, et heureux de changer de place, trouvaient longs les cinq jours qui devaient s’écouler avant leur départ.

Ils promirent à Bouton-d’Or de lui envoyer – autant, du moins, que la chose serait possible – un adieu du chemin de fer. La voie bordait la prairie d’un côté, et, comme la station était tout proche, le train n’irait pas encore bien vite en passant près de Bouton-d’Or. Le petit poulain aurait donc tout le loisir de les saluer au passage.

 

Le jour de la séparation arriva. Tambourin, Émeraude et Paille-d’Avoine furent emmenés, et, avant de partir, renouvelèrent leur promesse aux amis.

Ils n’avaient pas encore tourné le chemin que Bouton-d’Or, de peur de les manquer, était déjà posté en observation.

– C’est trop tôt, mon petit, dit sagement Vaillante, le temps d’arriver à la gare, de s’installer, de partir..., tu as des heures devant toi.

La vieille jument savait bien ce qu’il en était, elle qui avait souvent voyagé.

– Cela ne fait rien, ma mère Vaillante, je tiens à rester quand même.

– Mais, auras-tu la patience d’attendre ?

– Je crois bien, répondit Bouton-d’Or, très résolu.

La jument hocha la tête d’un air de doute : elle ne se fiait pas beaucoup à la persévérance de son petit.

En effet, Bouton-d’Or s’ennuya vite, et, pour trouver le temps moins long, il se mit à galoper dans l’herbe haute, à taquiner les vaches qui ruminaient à l’ombre des pommiers, à sauter par-dessus le ruisseau où les bêtes venaient boire : bref à se livrer à une foule d’exercices fort divertissants qui lui firent oublier l’heure.

Quand le train quitta la station, le poulain était à l’autre bout des prairies.

Un strident coup de sifflet le rendit au sentiment de la réalité. On entendait déjà le phou... ! phou... ! de la locomotive qui s’essoufflait.

Oh... !

Bouton-d’Or courait bien vite, mais allait-il arriver à temps... ?

 

Tête baissée, ne voyant rien, il s’élance, prenant la traverse pour avoir plus court.

Par malheur, il rencontre la lisse de séparation. Son élan est si fort qu’il passe par-dessus, tombe de l’autre côté..., et impossible à lui de se remettre sur ses pieds.

Vaillante l’aperçoit aussitôt. Dans son angoisse maternelle, elle retrouve la vigueur de sa jeunesse pour voler à son petit.

– Hélas ! il a la jambe cassée !

Et la bonne jument se désespérait, sachant bien que les jambes des chevaux ne se remettent pas, et qu’un semblable accident est pour eux un arrêt de mort.

 

Non, Bouton-d’Or n’avait pas la jambe cassée, mais il avait au genou une foulure dont il ne guérit jamais complètement et qui le rendit boiteux. De sorte que sa carrière militaire, – la noble carrière à laquelle il tenait tant, – finit avant de commencer.

Aujourd’hui, ses anciens camarades Tambourin, Émeraude, Paille-d’Avoine et bien d’autres, mènent une vie glorieuse, renouvelant les prouesses de Vaillante, pendant que le pauvre Bouton-d’Or traîne piteusement le cabriolet d’un vieux notaire de campagne.

 

 

 

Une Oursonne mal léchée

 

Quand Toby et Chouchoute vinrent au monde, ils avaient la même toison brune, touffue et soyeuse, le même plastron blanc qui se continuait autour du cou comme le collier à médaille que l’on met aux tout petits enfants, le même museau humide, les mêmes oreilles droites et pointues, les mêmes yeux noirs qui ressemblaient à de gros boutons de bottine, les mêmes gestes gourds et gentiment maladroits, le même petit cri grognon : bref, ils étaient tout pareils.

Pourquoi, dès lors, furent-ils traités si différemment ? pourquoi Chouchoute fut-elle câlinée et Toby malmené ? Ce serait difficile à dire, mais c’était bien facile à voir.

 

Ils étaient nés au commencement de l’hiver dans une tanière très confortable, garnie de mousse, et fermée par des branches de mélèze, avec – tout à l’entrée – un bon fagot d’épines à l’usage des indiscrets.

Là, se trouvaient réunis maître Martin, le chef de la famille, son épouse, les deux nouveau-nés, plus une sœur âgée de treize mois qui s’appelait Niquette.

Or, Chouchoute s’était mis en tête que tout cela – gens et choses – était créé pour elle, pour son service et pour son agrément. Le plus fort est qu’elle était arrivée à faire partager son idée aux autres. Sa mère, notamment, se montrait pour elle d’une incroyable partialité.

Les petites bêtes – pas plus que les petites gens – n’aiment rester tranquilles, et nos oursons gambadaient volontiers dans la tanière. Quand c’était Chouchoute qui faisait des sauts et des culbutes, maîtresse Martin se pâmait d’admiration ; quand c’était Toby, on l’envoyait au coin.

– Tu nous étourdis avec ton tapage, lui disait-on rudement, tiens-toi donc en repos.

Quoique la caverne fût bien abritée, les petits avaient froid dès que tombait la nuit ; ils gémissaient et se rapprochaient de leur mère pour trouver un peu de chaleur. Mais, dans sa bonne fourrure tiède, il n’y avait place que pour Chouchoute, le pauvre Toby devait se tenir à l’écart.

Parfois même, quand sa présence irritait la jeune égoïste, on l’envoyait à l’autre bout de la caverne.

– Va donc plus loin, Toby, tu empêches ta pauvre petite sœur de dormir.

Car il y avait ceci de curieux, que c’était Toby qui était rudoyé et que c’était Chouchoute qui était à plaindre.

Niquette était la meilleure fille du monde ; elle attirait alors son petit frère et le serrait tout contre elle. Mais elle était jeune, pas encore bien grosse, et sa toison était loin d’être aussi fournie que celle de maîtresse Martin. Sa bonne volonté restait donc à peu près inutile, et nos deux abandonnés se consolaient en grelottant de compagnie.

Le lait maternel même, – ce bon lolo qui est la vie des tout petits, – profitait à Chouchoute beaucoup plus qu’à son frère. Dès que celui-ci s’avisait de réclamer son dû, il était rabroué.

– Es-tu goulu ! grondait la mère ; si l’on t’écoutait, il n’y en aurait que pour toi.

Chouchoute, naturellement, ne manquait pas d’appuyer ce discours par la revendication impérieuse de ses prétendus droits ; et, à l’instant, on coupait les vivres à l’infortuné Toby.

– Allons ! en voilà assez. Que restera-t-il à ta pauvre petite sœur ?

 

Cette année-là, l’hiver était excessivement dur. La neige couvrait les arbres et le sol de la forêt, le marécage était glacé, les animaux se terraient, les abeilles avaient clos leurs ruches, de sorte que la table n’était pas souvent mise chez les Martin. Le père allait bien, de temps en temps, à la chasse, mais, le plus souvent, il revenait bredouille. Il fallait vraiment être poussé par la famine pour s’aventurer jusqu’aux parcs à moutons et aux poulaillers des fermes. Les pas des animaux laissent des traces dans la neige, et l’on craignait la poursuite des paysans.

Parfois, tout de même, le vieil ours rapportait quelque gibier : un lapin pris au gîte ou un oiseau trouvé engourdi par le froid.

Comme de raison, les morceaux les plus délicats, les plus succulents étaient pour Chouchoute. Son frère et sa sœur devaient se contenter des reliefs ; on ne les consultait pas dans l’attribution des parts. Alors ils essayaient de tromper la faim en suçant leur patte – régime qui n’est pas fait pour engraisser les gens.

– Patience ! Toby, disait alors la sœur aînée, attends seulement que le printemps revienne, et nous n’aurons besoin de personne pour trouver notre pitance. Je te mènerai aux bons endroits ; nous chasserons en compagnie de nos camarades Brunot et Brunotte, et de notre frère déserteur Michon.

– Raconte le printemps, Niquette, disait le petit avec une impatiente admiration.

 

Et la brave oursonne redisait, sans se lasser, les merveilles de la belle saison : les arbres où l’on grimpe pour récolter les fruits juteux ou les baies qui craquent sous la dent, les champignons savoureux que l’on découvre sous la fougère, les papillons que l’on happe au vol, les cétoines et les scarabées d’or que l’on cueille du bout de la langue et que l’on déguste comme des bonbons. Et tant d’autres bonnes choses que l’on trouve en flânant : le poisson à fleur d’eau, la taupe sous terre, la rainette dans le marécage, le lézard au bon soleil..., sans compter le miel des ruches, les œufs des nids et l’oiselle qui les couve...

Toby n’avait pas trop de ses deux oreilles pour écouter ces beaux récits. L’eau lui en venait à la bouche et il demandait, émerveillé :

– Oh ! Niquette, quand donc viendra-t-il, le printemps ?

 

Un beau jour, ce fut, non le printemps encore, mais l’annonce du printemps, et l’on se hasarda à sortir : le père et la mère d’abord, puis Niquette, puis les petits qui étaient sevrés et se tenaient solidement sur leurs jambes.

Toby, qui s’était fait une joie de sa première promenade, fut un peu désappointé.

La forêt noire et triste, les pâturages déserts, les gorges étroites aux berges taillées à pic, les aiguilles de glace qui semblaient déchirer le ciel, le froid rude, le silence et la solitude qui pesaient sur toutes choses lui causèrent une tristesse mêlée d’effroi. Le vent qui les bousculait au passage, et soufflait tantôt en sanglots violents, tantôt en ricanements sinistres, tantôt avec une plainte âprement solennelle, le faisait frissonner d’épouvante. Le cri lugubre des corbeaux et le hululement des hiboux lui semblaient plus redoutables que les pires gronderies de maîtresse Martin.

Et il se prit à regretter sa caverne natale, paisible, tiède et bien close.

– C’est ça, le printemps ? interrogea-t-il, désenchanté.

– Non, répondit Niquette avec ce calme que donne l’expérience, c’est seulement la montagne et la forêt. Mais patience ! elles ne seront pas toujours aussi mornes. Et même, telles qu’elles sont en ce moment, tu t’y habitueras et tu finiras par les trouver belles.

Toby n’en était pas très sûr.

– Et Brunot..., et Brunotte..., et Michon, notre frère déserteur..., quand donc les rencontrerons-nous, Niquette ?

– Un jour ou l’autre, Toby. Sois tranquille ; ça viendra. Patience !

Patience, toujours patience, avec Niquette. L’ourson avait bien confiance en sa sœur aînée, mais il trouvait qu’elle abusait un peu de ce mot-là.

Le pauvret ! il ne se doutait pas à quel point il aurait besoin de le mettre en pratique.

 

La belle éducation donnée à Chouchoute, jointe à ses dispositions naturelles, en avait fait l’oursonne la plus insupportablement égoïste qui se pût voir. De très bonne foi, elle s’imaginait être une personne d’exception, allant jusqu’à s’étonner de voir Niquette et Toby – peut-être même son père et sa mère – partager quelques droits avec elle, fouler le même sol, respirer le même air, se chauffer au même soleil.

Tout lui appartenait ; tous égards lui étaient dus.

Voulait-elle se promener... ? Il fallait que les autres fussent prêts à l’accompagner..., mais tout de suite..., à l’instant. Voulait-elle dormir... ? Il fallait que chacun se tînt tranquille... Et si le pauvre Toby, qui était d’humeur folâtre, avait à ce moment l’idée de jouer, il recevait des calottes.

La chasse n’était pas encore abondante, et l’on devait se contenter le plus souvent de pousses de sapin ou de jeunes crosses de fougères. Bien entendu, Chouchoute était la première servie et avait les meilleurs morceaux. Si un oiseau ou une petite souris se hasardaient sur le passage de la famille Martin, ce gibier de choix était pour la favorite. Elle ne songeait même pas qu’il pût en être autrement.

Quoi ! les autres avaient faim... ! comme elle... !

 

Un jour que maître Martin rapportait au logis du poisson et une branche de sorbier couverte de jolies baies mûres, Chouchoute s’écria :

– Je veux tout le poisson.

Puis, apercevant le rameau :

– Je veux toutes les sorbes.

– C’est bon, fit le père, sans trop se fâcher, tu veux toujours tout toi, et les autres ont le reste.

Alors Chouchoute de s’écrier avec l’accent désagréable qui était le sien :

– Je veux aussi le reste.

 

Au fond, maître Martin n’approuvait pas le mauvais caractère et l’égoïsme de Chouchoute, mais il craignait l’humeur de sa terrible épouse et il ne soufflait mot. Pour éviter les scènes, il s’en allait à la pêche, à la chasse, voire même à la maraude avec quelques joyeux compagnons.

Il aurait mieux fait de corriger sa fille.

 

Le printemps vint tout à fait. La brise remplaça l’aquilon, la neige fondit jusque sur les sommets, la cascade se remit à couler en un ruissellement d’émeraudes et de perles, les oiseaux chantèrent à plein gosier, l’herbe reparut. Des pentes de la montagne, on apercevait le vallon tout blanc de fleurs d’amandier, de cerisier, de prunier.

Les ours ne rentraient plus dans leur tanière, même le soir, et les petits s’endormaient sous les arbres, bercés par la grande chanson de la forêt.

 

On avait retrouvé Brunot, Brunotte et Michon, le frère jumeau de Niquette. Cette réunion avait causé une joie générale ; et, de part et d’autre, on s’était communiqué les nouvelles de l’hiver.

Les Brunot étaient orphelins. Un beau jour, leurs parents avaient disparu et nul n’aurait pu dire s’ils avaient été tués par des chasseurs ou emportés par ces méchantes gens qui font profession de « montrer les ours » sur la place des villages.

La mauvaise saison venue, les pauvres petits s’étaient installés tant bien que mal dans une tanière abandonnée ; et Michon, leur grand ami, trouvant qu’au logis paternel on récoltait plus de taloches que de provende, était resté avec eux.

Tout de suite, ils prirent Toby en affection et Chouchoute en grippe, bien que la sœur aînée ne se fût point plainte du mauvais caractère de sa cadette ni des bourrades qu’on recevait en son honneur.

Maîtresse Martin aimait certainement Chouchoute ; mais elle aimait bien aussi musarder avec les commères du voisinage, et elle se débarrassait volontiers de sa favorite au profit des jeunes qui, bon gré mal gré, devaient en accepter la tutelle. Il faut convenir que c’était sans enthousiasme.

La vie, sans elle, aurait été si joyeuse et si bonne.

Ensemble, on partait à la découverte ; mais Chouchoute prétendait avoir tout le bénéfice des expéditions sans en avoir la peine. Elle sommeillait à l’ombre, pendant que les autres allaient à la pêche, au risque de faire un plongeon dans la rivière, aux ruches, au risque de se faire piquer le museau par les abeilles, ou vers le sac des bûcherons, au risque de recevoir des coups de cognée, ou jusqu’aux champs de céréales, au risque d’attraper des balles de fusil, ou encore dans les halliers où ils laissaient des lambeaux de leur fourrure. Et le poisson le plus dodu, le miel le plus pur, le croûton le plus tendre, les épis les plus beaux, les baies les plus savoureuses appartenaient, sans conteste, à cette pauvre petite Chouchoute, comme sa mère continuait de dire. Et même tout le poisson, tout le miel, tout le grain, tous les fruits, si la récolte lui semblait trop maigre pour un partage.

Brunot et Michon avaient entrepris l’éducation des cadets qu’ils faisaient profiter de leur jeune expérience. Ils leur apprenaient à monter aux arbres sans efforts, à traverser le marais d’un pas léger, à éviter le gazon traître qui recouvre une crevasse, à marcher au bord des ravins sans risquer de choir dans l’abîme.

Toby se montrait plein de docilité et d’entrain ; mais Chouchoute ne voulait se donner aucun mal. Grimper aux arbres la fatiguait, côtoyer les ravins lui faisait peur ; et il fallait la porter à la moindre flaque, parce qu’elle craignait de se mouiller les pieds.

Quand il lui plaisait de se reposer, l’un ou l’autre devait rester auprès d’elle pour lui tenir compagnie, attendu qu’elle n’aimait pas la solitude. Et, certes ! tous préféraient les explorations aventureuses à la société de cette maussade personne.

Si encore elle avait été contente. Mais non. Du matin au soir, à propos de tout et à propos de rien, c’étaient des bouderies, des plaintes, des menaces et, à peine rendus au gîte, des rapports qui attiraient aux prétendus délinquants, de bonnes bourrades et des calottes.

 

Il arrivait parfois que Niquette et Toby étaient vengés par leurs camarades. On dégustait tout le miel d’un rayon, ne laissant à Chouchoute que les cellules de cire, ou bien on mangeait les myrtilles, les arbouses, les baies d’églantier et on lui passait la branche dépouillée.

Brunot, qui avait l’esprit facétieux, accompagnait le présent de sages avis.

– Pas de miel pour les pauvres petites Chouchoutes, cela fait du mal à leurs quenottes.

Ou encore :

– Mange les feuilles, ma fille, rien de meilleur pour la santé.

Alors, il s’ensuivait des scènes d’indignation, des trépignements de rage, des insultes pour tous les assistants.

 

Un vieil ours qui, longtemps, avait dansé sur les places publiques et avait fini par s’échapper, lui dit un jour :

– Tu es, dans toute la force du terme, ce que ces brigands d’hommes appellent une oursonne mal léchée.

Et le nom resta à Chouchoute, en dépit de la colère de maîtresse Martin.

Chouchoute causait du trouble, de l’ennui, du désordre dans la vie de ses frères, de leurs amis et de tous les oursons du voisinage ; aussi la détestait-on tant qu’on pouvait.

Toby et Niquette, qui avaient pourtant bien à se plaindre d’elle, étaient seuls à la défendre, moitié par amour fraternel, moitié par peur des coups.

Mais, comme on est toujours puni par où l’on a péché, il fallait que Chouchoute portât la peine de son égoïsme et de son mauvais caractère.

 

Une fois, un vent de peur souffla dans la forêt.

– Les montreurs... ! les montreurs... ! criait-on de toutes parts.

Et chacun de se cacher, de s’enfuir ou de se préparer à la défense.

Dans le désarroi général, on sacrifia Chouchoute, ou plutôt on l’oublia ; car, au milieu du danger on ne songe qu’à soi ou à ceux qu’on aime, et personne n’aime les égoïstes. La compagnie Brunot-Michon courut donc à la tanière commune qui n’était pas très éloignée, sans s’inquiéter de Chouchoute.

Pourtant la bonne Niquette, qui n’avait pas de rancune, revient en arrière, afin d’aider sa jeune sœur à se sauver.

Mais Chouchoute n’était pas de la même essence que tout le monde ; il lui fallait un traitement de choix.

– Je veux que tu m’attendes, ordonnait-elle quand Niquette prenait de l’avance.

Et comme l’autre essayait de lui faire voir le péril et la nécessité de se hâter :

– Je suis fatiguée, s’écria-t-elle, je veux que tu me portes.

Oui-da... ! On avait bien le temps de faire des cérémonies avec l’ennemi sur les talons. Brunot et Michon, qui étaient très forts, emmenèrent Niquette sans prendre garde à ses supplications.

Chouchoute, qui ne savait ni courir, ni grimper aux arbres, ni se tirer d’affaire de quelque façon que ce fût, était une proie tout indiquée.

Comme elle était gentille, dodue et qu’elle avait une belle fourrure épaisse et soyeuse, les montreurs furent tout glorieux de la capturer.

– Bonne aubaine ! firent-ils.

Et les ours, oursons et oursonnes du clan Martin, que Chouchoute assommait de son mauvais caractère, dirent à leur tour :

– Bon débarras !

 

 

 

Terrible destinée d’un petit lapin malpropre

 

Jeannot était né dans un clapier, mais un clapier vaste, sain, bien aéré, et tenu très proprement.

Figurez-vous des cabanes hautes et larges dont toute la façade était occupée par un treillis en fil de fer, une litière épaisse et toujours fraîche, des râteliers consciencieusement garnis, de l’eau claire dans des terrines bien nettes.

Figurez-vous, par delà le grillage, une petite cour au gazon émaillé de pervenches, de boutons d’or, de marguerites, et dont les pommiers couverts tantôt de fleurs rosées, tantôt de fruits vermeils, donnaient un ombrage délicieux.

Figurez-vous encore, comme compagnons de captivité, une jolie chèvre bondissante et joyeuse, des coqs, des poules et des pigeons avec lesquels on faisait bon ménage.

Représentez-vous tout cela, et dites-moi si Jeannot et ses camarades étaient bien à plaindre, et s’ils avaient grand-chose à envier à leurs frères des garennes.

À vrai dire ils ne se plaignaient de rien et n’enviaient personne. C’étaient de raisonnables petits lapins, ne cherchant pas midi à quatorze heures, et se trouvant heureux d’avoir ce qu’il leur fallait sans s’inquiéter si d’autres avaient davantage.

 

Tous les matins, on sortait dans la cour une portion de la colonie lapine : tantôt les vieux, tantôt les jeunes ; une fois, un groupe de lapereaux en sevrage, une autre fois, une mère avec sa petite famille.

Inutile de dire que ce jour de liberté était un jour de liesse. Aussitôt dehors, les lapins se roulaient dans l’herbe haute en compagnie de la chevrette ; puis ils rendaient visite à mesdames les poules qui accueillaient toujours très bien leurs compagnons fourrés.

Ensuite, posant les pattes de devant sur le seuil de leurs frères captifs, ils faisaient un bout de causette, commentant à leur manière les événements du jour : une tige de chèvrefeuille attrapée au hasard par les fentes de la palissade..., la nichée de la Grise qui commençait à montrer le bout du nez..., un nouveau locataire installé dans la loge du coin..., des choses très intéressantes, comme vous voyez.

 

De tous les lapereaux de l’année, Jeannot était certainement le plus beau, le mieux venant : il avait le corps trapu, la croupe arrondie, la poitrine large, la tête busquée, un pelage fauve avec le nez, les oreilles et la queue tout noirs, les quatre pieds également noirs, ce qui lui donnait un petit air tout à fait gentil et amusant.

Malheureusement, il avait un défaut qui nuisait beaucoup à sa bonne mine : il était malpropre.

Tout jeune, sa mère n’avait jamais pu obtenir qu’il se laissât débarbouiller sans résistance. Dès qu’elle approchait de lui, les pattes dûment pourléchées afin de procéder à sa petite toilette, il reculait..., reculait jusqu’à ce qu’il rencontrât le mur. Arrivé là, il était bien forcé de se laisser faire, mais ce n’était qu’en protestant, dérobant sa tête, secouant ses oreilles, se dressant même sur son train de derrière, et geignant, se plaignant que sa mère lui avait attrapé l’œil, griffé la joue, froissé sa petite moustache... : des mauvaises raisons, enfin.

Comme tout ce qui n’est pas fait ou consenti volontiers, le nettoyage de Jeannot restait imparfait ; et, à la grande honte de la Rousse qui était la propreté en personne, on pouvait voir Jeannot circuler tout le jour, la fourrure terne, les yeux brouillés et les poils en pinceaux.

Si encore il avait évité de se salir, ce petit malpropre de lapin qui ne voulait pas se laisser débarbouiller... ; mais pas du tout.

Restait-il à la loge... ? il choisissait pour prendre ses ébats, le dessous du râtelier où se trouvaient toujours quelques débris de nourriture, de sorte qu’il reprenait son aplomb avec des brins de verdure ou des épluchures de carottes accrochées aux oreilles. Sortait-il... ? on pouvait être certain qu’avant seulement un quart d’heure il avait roulé dans tous les tas de poussière ou les petites flaques de boue qu’il rencontrait sur son chemin.

On dit quelquefois : propre comme un lapin. S’il n’y avait eu que Jeannot, il aurait joliment fait mentir le proverbe !

 

Ses camarades lui faisaient honte de sa négligence ; et, quand il voulait jouer, eux qui se méfiaient de ses pattes toujours souillées, criaient en chœur :

– Non, non, Jeannot, un jour que tu te seras nettoyé.

Les poules même s’éloignaient de lui.

Si Jeannot avaient eu de l’amour-propre, ces affronts continuels l’auraient corrigé, mais il n’avait pas d’amour-propre..., pas pour un sou.

 

Bien des fois la servante Toinon, l’avait enlevé par les oreilles, en disant :

– Qu’est-ce qu’il a donc celui-là pour avoir si mauvaise mine ? Est-ce qu’il est malade... ? Non, cependant, il est lourd et bien vif. Mais, par exemple, qu’il est sale... !

Et comme Toinon était une fille soigneuse, détestant la malpropreté, elle lançait Jeannot à terre avec une brusquerie dont le lapereau n’était pas très satisfait.

 

Un jour, la maîtresse accompagna Toinon dans sa visite matinale.

Les lapins la connaissaient bien, la maîtresse, quoiqu’elle ne vînt pas souvent au clapier. Ils connaissaient son allure décidée, sa voix brève, son œil perçant auquel rien n’échappait, ni une litière mal faite, ni une écuelle ébréchée, ni un râtelier insuffisamment garni... son œil qui évaluait à un quart de livre près, le poids d’un lapin ou d’une volaille..., qui devinait, dans une nichée à peine découverte, lequel des petits serait le plus fort et le mieux venant..., un œil, enfin, qui voyait tout et qui ne se trompait jamais.

 

Elle ouvrit la porte de la grande loge où se trouvaient les jeunes lapins nés au printemps, et jeta un regard circulaire qui embrassa du même coup le logement et les locataires.

– Il n’y a pas à dire, Toinon, fit-elle au bout d’un instant, voici un beau lot de lapins. Jeannot qui savait combien les inspections lui étaient peu favorables, se déroba avec soin, derrière ses camarades, persuadé, d’ailleurs, que ces précautions ne serviraient à rien.

C’était comme un fait exprès : il était ce matin-là, encore plus sale que de coutume.

La veille avait été son jour de liberté ; et, comme la pluie avait pris au commencement de l’après-midi, que Jeannot, bien entendu, n’avait pas perdu une si belle occasion de se rouler dans la boue, il était à faire trembler.

– Comment, reprit la maîtresse après un examen plus attentif, comment se fait-il qu’en voilà un tout crotté... ? La litière est propre cependant.

– Ah bien ! celui-là, maîtresse, je ne sais pas comment il fait son compte, mais il est toujours malpropre. On croirait qu’il ne se plaît que dans la saleté. N’importe où il y en a, et si peu que ce soit, on est sûr qu’il la trouve.

– C’est bien, Toinon, attrape-le, on en fera une gibelotte.

– N’empêche que c’est un beau lapin, maîtresse, bien lourd et bien gras, fit la servante avec regret.

– Raison de plus ; il faut saisir le moment où il est en bon point, parce qu’une bête malpropre ne peut que dépérir.

C’est pour le coup que Jeannot fit un amer retour sur sa vie passée. Entre lapins et volailles, il se chuchote de terribles histoires sur les salmis et les fricassées ; et vous pouvez croire qu’il n’avait pas des idées bien folâtres en s’en allant à la cuisine, pendu par les oreilles.

Au reste, il y avait de quoi, car le pauvre petit lapin ne reparut jamais et nul n’entendit plus parler de lui.

 

 

 

Les jeunes abeilles du Rucher-aux-Lis

 

Dans la ruche tiède, pleine du bourdonnement affairé des travailleuses, trois alvéoles s’ouvrirent en même temps.

L’une éclata sous une brusque poussée, et la petite abeille apparut, un peu meurtrie de son effort. Tout de suite, elle tenta de voler, mais ses ailes inhabiles et chancelantes lui refusèrent service, et elle retomba lourdement au pied du rayon.

L’autre mit un temps infini à s’ouvrir : un tout petit coup à l’enveloppe de cire..., puis un long repos... ; encore un petit coup, suivi d’un repos plus long. On aurait cru que la jeune locataire n’avait pas la force de quitter sa prison.

La troisième se brisa avec une énergie pleine de mesure et de prudence ; et la nouvelle venue sortit sans hâte, calme et comme reposée de son long sommeil.

 

Aussitôt, les nourrices accoururent pour procéder à la toilette des petites.

Il fallait les débarrasser des lambeaux de cocon qui les bridaient encore, redresser leurs antennes, déplisser leurs ailes, leur apprendre à se camper solidement sur leurs pattes encore faibles et vacillantes.

La première, impatiente de manifester la jeune vie qui s’éveillait en elle, bougea tout le temps et s’échappa des mains de la vieille abeille, encore pleine de duvet et de brins de cire.

La deuxième, molle et paresseuse, ne s’aida en rien ; de sorte que, malgré la bonne volonté de l’« ancienne », sa toilette demeura très imparfaite.

La dernière se prêta avec docilité aux soins qu’on lui donnait ; aussi se montra-t-elle bientôt fraîche, nette, pimpante.

On présenta ensuite à toutes les trois le miel des nouveau-nés, – du miel d’avril fait avec des fleurs à peine écloses et qui est une vraie liqueur de soleil.

La première le happa si goulûment qu’elle faillit s’étrangler. La seconde attendit qu’on l’empâtât ; et c’est tout juste si elle daigna ouvrir la bouche, si bien que sa nourrice la tarabusta parce qu’elle lui faisait perdre son temps. La troisième mangea aussi proprement, aussi habilement qu’une abeille de huit jours.

Ainsi parées et restaurées, les trois petites furent mises au travail. Les abeilles ont la vie courte et elles ont une grosse tâche à remplir ; c’est pour cela qu’elles sont laborieuses. Elles ne perdent jamais une minute et ne supportent pas les fainéantes.

Les trois jeunes furent donc employées au nettoyage de la ruche qu’elles devaient débarrasser des feuilles et des menues brindilles apportées par les butineuses.

L’une se jeta à l’ouvrage comme une perdue, balayant à tort et à travers, reportant ici ce qu’elle enlevait là, changeant les ordures de place, mais, en résumé, ne nettoyant rien du tout.

L’autre attendit que tout le monde fût à l’ouvrage pour s’y mettre elle-même..., s’arrêta presque aussitôt..., puis reprit sa besogne..., mais sans entrain, presque à regret, s’informant, de très bonne foi, si quelques débris valaient qu’on se remuât tant que ça.

– En vérité ! dit l’ancienne qui avait la charge de ce peloton de jeunesses, s’il fallait laisser dans la ruche tout ce que nos sœurs y apportent à chaque volée, on ne pourrait bientôt plus se remuer : les rayons, le couvain, tout serait envahi.

– Mais, nos sœurs ouvrières ne pourraient-elles laisser les malpropretés à la porte ? On n’aurait pas ainsi la peine de les balayer ?

– Tu verras toi-même, quand tu butineras, si l’on a une seconde à perdre. À chacune sa tâche : à celles qui sont robustes, la besogne du dehors qui est rude et fatigante ; à celles qui sont moins fortes, – soit parce qu’elles sont toutes jeunes, soit parce qu’elles sont âgées, – la besogne intérieure qui est moins pénible.

Tandis que ses compagnes gâchaient leur temps à raisonner et à faire de mauvaise besogne, la troisième petite abeille travaillait méthodiquement, suivant avec intelligence et docilité les indications de sa maîtresse, au point que les anciennes de la ruche en étaient émerveillées.

Les abeilles sont des ouvrières ; c’est au travail plus qu’à la figure qu’elles jugent les gens. Les nourrices, se transformant en marraines, donnèrent aux petites le nom qui semblait convenir le mieux à leur nature et à leurs qualités respectives.

La première, qui s’agitait sans cesse et faisait plus de bruit que d’ouvrage, fut appelée Bouci Boula.

La deuxième reçut le nom de Flânoche qui allait bien à son air mou, désœuvré, nonchalant.

La dernière, à cause des excellentes dispositions qu’elle manifestait, fut baptisée Millith, en souvenir d’une ancêtre demeurée célèbre à la ruche, pour son travail parfait et pour son bon gouvernement.

 

C’était un joli rucher que le Rucher-aux-Lis. Voici de quoi il se composait ; au fond d’une allée de tilleuls, un groupe de maisonnettes coiffées de chaume, avec des alentours fleuris où les lis régnaient comme des rois – les beaux lis fiers, purs, élégants qui lui avaient donné leur nom ; plus loin, des champs de colza, de trèfle et de luzerne ; plus loin encore, des bois de sapins, c’est-à-dire la table toujours servie dans un abri plein de charmes.

Chaque jour, dès que le soleil commençait à tomber, les Mentors du rucher emmenaient les jeunes abeilles aux environs pour les accoutumer au vol et faire leur éducation.

– Mes petites, disait Bourbourette leur institutrice, ne volez pas çà et là comme des étourdies ; observez bien le chemin que vous prenez afin de pouvoir revenir tout droit à la ruche. Les planchettes d’abordage sont peintes de couleurs différentes : il y en a de bleues comme les bleuets, de violettes comme les lilas, de rouges comme les coquelicots, de jaunes comme les boutons d’or, de blanches comme les beaux lis, nos patrons ; la nôtre est verte comme les feuilles, remarquez-la bien, de peur d’entrer chez les voisines. On vous prendrait pour des pillardes et vous seriez massacrées sans pitié : le peuple abeille n’aime pas les intruses.

Bourbourette disait encore :

– Quand vous voulez boire, posez-vous sur l’étang avec précaution et légèreté ; prenez toujours quelque point d’appui : une feuille solide ou un fétu de paille. Autrement, l’eau mouillerait vos ailes, vous ne pourriez plus voler et vous vous noieriez.

On apprenait encore aux petites à distinguer les fleurs qui font le miel de celles qui font la cire ; à reconnaître, pour les fuir, les plantes qui endorment les abeilles, celles qui les grisent au point de leur donner le vertige, celles qui les assoupissent et les font tomber à terre où la nuit les glace, et celles, plus cruelles encore, qui les attirent par leur charme et leur parfum, puis se referment sur elles, les emprisonnent, les étouffent ou les broient.

On leur recommandait aussi de se méfier des oiseaux qui les happent au passage, des hérissons et des guêpiers qui les croquent comme un bonbon, des araignées qui tendent des filets en leur honneur, des libellules qui les poursuivent jusqu’au fond des corolles, des scarabées qui écrasent celles qui butinent trop près du sol, et surtout du sphinx, un gros papillon vêtu de ténèbres, qui saccage les ruches où il a pu s’introduire.

À ces leçons assistaient quelquefois deux vieilles abeilles voisines du Rucher-aux-Lis : une Italienne et une Grecque qui, elles aussi, dirigeaient un jeune essaim. Les monitrices se rapprochaient et liaient volontiers conversation.

– Ah ! disait Rosita, l’Italienne, les plantes, les insectes, les oiseaux..., voilà de beaux ennemis, auprès de l’homme !

– Qu’est-ce donc que l’homme ? firent les petites, épouvantées qu’après tant de dangers contre lesquels on les mettait en garde, il existât un danger plus grand.

– Une belle espèce, que je recommande à votre estime et à votre admiration ! L’homme est un gros animal auquel on ne peut refuser une certaine intelligence, mais cette intelligence est lourde et sans la moindre délicatesse.

– Et pillards... ! et larrons... ! et menteurs... ! renchérit Mélianthe, la Grecque, qui n’était pas plus indulgente que Rosita. Ce miel, ce beau miel que nous fabriquons avec tant de soin pour nos reines, pour nos nourrissons, et aussi pour toute la ruche quand l’air est glacé et que les fleurs sont mortes, ils s’en emparent, ne nous laissant que tout juste de quoi ne pas mourir de faim.

– Encore, vous ne dites pas que souvent ils le remplacent pour nous par une chose fade et pâteuse qu’ils appellent farine, et un liquide sucré qu’ils appellent sirop. Les imbéciles ! ils croient que nous nous y trompons. On en consomme, bien sûr, quand on n’a pas autre chose ; mais s’imaginer que nous prenons leurs horreurs pour le produit des corolles..., ah bien !

– Et que font-ils de notre miel ? demanda une jeune abeille. N’ont-ils donc pas d’autre nourriture ?

– Que si... ! Cet animal glouton et matériel ne se contenterait pas d’ambroisie. Il lui faut les végétaux qu’il arrache de la terre, les fruits qu’il cueille aux arbres, la chair des êtres vivants qu’il tue à son profit.

– Que ne leur faut-il pas encore... ? La plume des oiseaux, la toison des brebis, le travail des animaux qu’ils ont domestiqués.

– Mais c’est affreux ! s’écria un groupe de jeunes à la fois effrayées et indignées.

– Pourquoi, insista une petite, ne pas nous laisser notre miel, puisqu’ils ont tant d’autres choses ? Qu’en font-ils ?

– Eh ! ils le mangent, donc. Et puis ils en font des médicaments. Il paraît que c’est souverain contre le rhume.

– Bien obligées ! Est-ce que nous nous enrhumons, nous ?

– Mais surtout ils en régalent leurs petits. Une belle engeance, que leurs petits ! des monstres qui se font un plaisir d’écraser les nôtres.

– Oh ! s’exclamèrent les jeunes.

– Ils nous prennent pour des guêpes, à ce qu’il paraît. Je vous dis qu’ils sont stupides.

– Et il faut entendre les cris des mères quand on pique un ou deux de ces marmots... !

– Le grand malheur !

– Les hommes, poursuivit Mélianthe dont l’exaspération allait croissant, les hommes sont à ce point impudents qu’ils font figurer notre miel sur leur table, ne craignant pas d’étaler ainsi le produit de leurs larcins.

– Par bonheur, fit Rosita narquoise, le châtiment est à côté du crime. Comme ils ne sont pas seuls à aimer les bonnes choses, des nuées de mouches entrent chez eux pour goûter le nectar distillé par nos soins, et ces mouches les assomment de leur bourdonnement.

– Sans compter qu’ils font connaissance, plus souvent qu’ils ne le voudraient, avec le dard des frelons.

– C’est bien fait.

– Mais la cire, demanda une curieuse petite, pourquoi nous la prennent-ils, eux qui n’ont besoin ni de rayons ni d’alvéoles ? C’est donc le plaisir de faire du mal ?

– Pas tout à fait, répondit Bourbourette qui avait l’esprit conciliant, ils en font des bougies, des cierges, une foule d’autres choses qui leur sont utiles. Pour les cierges, étant donné qu’ils sont employés au service divin et que c’est le bon Dieu qui fait épanouir les fleurs, c’est là un hommage légitime.

– Vraiment ! fit Rosita, nous avons bien besoin des hommes pour accomplir nos dévotions !

– Vous ne dites pas, Bourbourette, repartit Mélianthe, qu’ils ont l’audace d’en faire un ingrédient appelé cirage qu’ils emploient à faire reluire leurs chaussures, et un autre ingrédient appelé encaustique qu’ils étendent sur leurs parquets pour les rendre brillants.

– Et glissants, Dieu merci !

– Oui ; de sorte qu’ils tombent par terre..., et que nous rions bien à les contempler. Ah ! ils croient qu’on ne sait rien, et qu’on ne voit point ce qui se passe dans leurs maisons quand on se pose sur les vitres...

– Fouler aux pieds le nectar et l’ambroisie ! s’exclama une petite, pleine d’indignation désolée.

– Heureusement, remarqua sentencieusement Rosita, ils sont punis par où ils ont péché. Comme ils sont fourbes au point de se tromper les uns les autres, certains d’entre eux fabriquent de la fausse cire qui ne vaut rien, et du faux miel qui les rend très malades.

– Tant mieux ! Si cela pouvait les exterminer jusqu’au dernier, eux et leur progéniture, on pourrait au moins travailler en paix.

 

Vint le moment où les petites abeilles furent assez fortes et assez instruites pour butiner.

On choisit pour leur première sortie de travail, un beau matin bleu, à l’heure où la rosée ne mouille plus les feuilles et où le soleil de midi ne brûle pas encore la campagne.

 

C’est une affaire importante que ce premier grand vol.

La jeune abeille hésite à s’éloigner du logis. Elle fait quelques tours, revient sur la planche d’abordage, s’éloigne de nouveau, mais les yeux toujours vers la ruche, comme si elle craignait de ne plus la retrouver. Tout lui fait peur : la grande lumière, le vent qui la frôle, un chien qui aboie, un oiseau qui l’effleure en passant.

La vieille abeille les excite, les encourage, les entraîne, au besoin même les tarabuste, tant et si bien qu’elles prennent enfin leur élan, et partent en une nuée d’ailes frémissantes.

 

En prenant congé de ses élèves, Bourbourette leur adresse ses dernières instructions.

– Observez avec soin la discipline et la solidarité. Toutes pour une, une pour toutes. C’est l’« esprit de la ruche » auquel nous obéissons depuis des siècles et qui fait notre prospérité. Écoutez les anciennes, elles ont plus d’expérience que vous et ne veulent que votre bien.

Les jeunes auditrices firent signe qu’elles en étaient persuadées.

– Je ne vous prêcherai pas le travail : les abeilles sont laborieuses..., quoique certaines... (ici un coup d’œil vers Flânoche) ; mais je vous dirai : « Travaillez avec méthode et soin », parce que certaines... (ici un autre coup d’œil vers Bouci-Boulà). Ainsi, à chacun de vos voyages, il ne faut visiter qu’une sorte de fleurs : les roses ou les œillets ou les anémones. Notre essaim est connu pour l’excellence de son miel, tâchez de lui conserver sa bonne renommée.

– Nous nous y appliquerons Bourbourette.

– Tous les jours, quelques-unes des nôtres partent en exploration pour nous renseigner sur les bons moments et les bons endroits ; suivez bien leurs indications. Elles vous diront quand sont à point les violettes des bois, les primevères des talus, les marguerites des prés, les coquelicots de la plaine, la bruyère des landes, la marjolaine et le thym du coteau, puis les champs de sarrasin et de trèfle blanc, puis encore les tilleuls de l’avenue, les cytises de la forêt, les saules du bord de la rivière, enfin les vergers où les fruits trop mûrs éclatent au soleil.

– Oh ! s’exclama le jeune peloton à l’annonce de tant de merveilles.

– Allez donc, mes petites, vous voilà assez savantes pour agir par vous-mêmes. Je suis curieuse de voir de quelle façon vous vous comporterez au travail.

 

Ce fut d’une manière bien différente.

Bouci-Boulà, toujours hâtée, se posait sur n’importe quelle fleur et revenait barbouillée du pollen jaune des lis, et noir des pavots, du pollen de toutes les couleurs ; et elle perdait en route la moitié de son butin. Aussi son miel était-il d’une qualité détestable. On n’en voulait pas pour la nourriture des nymphes... ; il les aurait empoisonnées les pauvres petites... ! c’était bon pour les hommes ; mais, du « pain d’abeilles... » cela... !

Flânoche ne s’exposait pas aux mêmes inconvénients. Elle visitait si peu de fleurs qu’il n’y avait pas grands risques de mélange. Elle fouillait quelques nectaires, effleurait quelques pistils, et se déclarait fatiguée. Et puis, il faisait trop chaud en plaine, et trop frais sous bois. Elle craignait le soleil qui brûlait la lande autant que l’humidité des bords du ruisseau. Elle avait peur de tout, et principalement du travail. Son butin était si maigre qu’au lieu de rentrer triomphante comme les bonnes ouvrières, elle se faufilait honteusement à la ruche de peur d’être conspuée.

Quant à Millith elle faisait, sans bruit, beaucoup d’excellente besogne. Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, elle explorait des centaines de fleurs et fournissait une récolte de tout premier choix. Son miel était si parfait qu’il servait de « bouillie royale », la nourriture des reines.

 

La conduite de Flânoche et de Bouci-Boulà était un sujet d’affront pour leurs compagnes.

Notre hurluberlue ne se contentait pas de butiner tout de travers, elle attirait une foule de désagréments à l’essaim dont elle faisait partie.

Il lui était arrivé plusieurs fois de se tromper de route et de pénétrer chez ses voisines, les Grecques et les Italiennes qui n’avaient pas l’humeur commode et avaient failli la massacrer. Ses compagnes, par esprit de corps, l’avaient défendue ; on en était venu à la dispute et même à la bataille ; et cela au grand déplaisir de l’état-major du Rucher-aux-Lis, où l’on se piquait d’urbanité et de bonnes manières. Flânoche, elle, s’arrêtait à bavarder non avec les paresseuses comme elle, – il n’en existait pas, – mais avec les maussades et les cancanières.

Ensemble, elles jalousaient les locataires d’un rucher voisin pourvu d’une installation moderne, – tellement moderne qu’on l’avait changé de nom ; on l’appelait apier.

– Figurez-vous un grand chalet qui abrite tout le clan et le protège contre la grosse chaleur, contre la pluie, contre le vent..., un parterre tout près... mais là, tout près..., où fleurissent successivement les phlox, les tournesols, les coquelourdes, les passeroses, le réséda..., et tellement étendu que jamais on n’a besoin de courir aux champs, ni sous bois, ni sur la lande. Et des rayons tout faits... !

Des rayons tout faits... ! Flânoche en soupirait d’envie. Mais la grecque Mélianthe rabrouait les mauvaises ouvrières.

– Vous n’avez pas honte de vous plaindre, jeunes et robustes comme vous êtes ! Les ruches de paille nous suffisent bien, à nous, vos anciennes. Je suis née dans un tronc d’arbre, moi, tout simplement. Nous n’avions pas de parterre à notre disposition, mais nous avions en abondance le serpolet, la menthe, la sauge, sans compter les merises sauvages et les chatons de noisetiers..., et nous nous en contentions. Vraiment ! ne sommes-nous pas assez grandes personnes pour chercher le butin où bon nous semble... ?

– Comme vous, Mélianthe, j’ai été élevée à la rude, mais bienfaisante école de la pauvreté, fit la sage Bourbourette. Et que cela vaut mieux... ! Trop de bien-être vous amollit, vous autres petites ; votre intelligence diminue, votre aiguillon même s’émousse, et vous ne saurez bientôt plus vous défendre.

– C’est pourquoi l’on est obligé de nous appeler à la rescousse, nous, les sauvages, pour régénérer les essaims, prononça Mélianthe avec amertume.

– Hélas ! fit Rosita comme un écho douloureux.

– Comment cela ? interrogèrent les petites subitement attentives.

– C’est une triste histoire que la nôtre répondit la vieille Grecque, et qui montre bien l’infamie des hommes.

– Écoutez ! écoutez ! murmurèrent les curieuses.

– Nous prospérions dans notre pauvreté ; nos ruches étaient surpeuplées et nous rêvions de fonder une nouvelle cité. Mais des hommes nous épiaient. Ils profitèrent du moment où notre essaim était suspendu à la branche d’un sycomore pour le faire tomber dans une de leurs ruches posée là exprès. La ruche une fois close, ils nous emportèrent loin de notre patrie ; et, depuis ce moment, nous vivons en servitude.

L’assemblée fit entendre un bourdonnement d’indignation sympathique.

 

Flânoche était trop paresseuse pour essayer de comprendre ces beaux discours ; elle se disait tout bonnement qu’elle aimerait vivre dans une ruche où il n’y aurait rien à faire.

D’autres fois, elle rêvait au bonheur des reines qui ne butinent ni ne balayent. Mais Bourbourette rétorquait :

– Tout n’est pas rose dans le métier de reine. Sais-tu bien qu’elles sont condamnées à la prison et presque à l’esclavage. Elles sortent une fois dans leur vie, – oh ! je sais bien que c’est pour un vol splendide, jusqu’au fond de l’azur, dans des régions que ni toi ni moi ne verrons jamais, – seulement, ce n’est qu’une fois. Il leur faut dire adieu pour toujours à la lumière du soleil, aux corolles étincelantes et à la liberté.

Flânoche se souciait beaucoup plus de son repos que des corolles étincelantes et de la liberté.

Elle et Bouci-Boulà étaient une cause permanente de trouble et d’ennuis pour la ruche.

Un beau soir, l’hurluberlue revint avec une antenne brisée. La voilà désormais invalide, tout à fait incapable de se diriger et de reconnaître le vent.

D’autre part, Flânoche n’avait pas honte, maintenant, de rentrer sans un atome de nectar ou de pollen, soutenant avec aplomb que, malgré les recherches les plus minutieuses, elle n’avait rien trouvé, alors qu’elle était allée dormir au frais parmi les roseaux de l’étang.

Il fallait aviser.

On résolut de les garder au logis et de les incorporer au bataillon des ventileuses qui, du battement de leurs ailes, aèrent et rafraîchissent la ruche.

Remuer les ailes sans changer de place, ce n’est pas trop dur, peut-être. Mais tout est dur aux paresseuses. Flânoche se lassa vite ; et, comme à son habitude, elle raisonna.

– Est-il donc nécessaire de se donner tant de peine... ? L’air tiède est bon à respirer, quelle idée de le refroidir !

– Ce n’est pas tant qu’il soit chaud, Flânoche, c’est qu’il est corrompu. S’il n’était pas renouvelé, il occasionnerait des maladies qui feraient périr tout l’essaim.

– Vraiment ! en est-on bien sûr... ? on pourrait peut-être essayer une fois.

– On essaye bien malgré soi, au cœur de l’hiver, quand il faut tenir la ruche close, et l’on ne sait que trop ce qu’il en coûte. Quoi que tu en penses, ma fille, l’aération est indispensable.

Bouci-Boulà, au contraire, se donnait tant de mouvement qu’elle était tout de suite à bout de souffle et tombait étourdie sur le plancher.

Finalement, la maîtresse ventileuse ne voulut plus de leurs services.

On essaya pour elles du métier de nourrices qu’elles exercèrent sans plus de mesure.

Bouci-Boulà empâtait ses élèves avec tant d’abondance et de brusquerie qu’elle risquait de les étouffer. Flânoche laissait les siens mourir de faim.

À la ruche, on commençait à se lasser de ces deux-là : une estropiée et une paresseuse qu’il fallait nourrir à rien faire.

– Prenez garde, disait Bourbourette, voici l’automne qui vient, et avec l’automne, l’aquilon qui oppresse, la pluie qui alourdit les ailes, le froid qui glace, le brouillard qui pénètre et transit, la nuit qui vient brusquement et surprend les flâneuses... C’est le moment où le travail est le plus pénible... ; c’est aussi le moment où l’on se débarrasse des bouches inutiles ; des gros bourdons gourmands et tapageurs..., et aussi des mauvaises ouvrières.

– On les tue... ? interrogea Flânoche un peu effrayée.

– On n’a pas besoin de les tuer ; on se contente de les mettre à la porte ; et, comme ils sont incapables de se suffire à eux-mêmes, ils meurent de faim... tout simplement.

Tout simplement... Flânoche et Bouci-Boulà restèrent songeuses ; et, la perspective n’étant pas de leur goût, elles promirent de s’amender.

On les plaça au corps de garde constitué pour défendre le seuil. Car on n’entre pas à la ruche comme on entre au moulin ; il faut montrer patte blanche. Des sentinelles sont là, jour et nuit, pour reconnaître les allants et venants, effaroucher les curieux, expulser les rôdeurs et les pillards, au besoin barricader la porte et soutenir un siège en règle.

Malgré leurs bonnes résolutions, Bouci-Boulà et Flânoche, là encore, firent de mauvais ouvrage. L’une, dans son zèle, refusait la porte à tout le monde. L’autre, pour ne pas se déranger, laissait entrer qui voulait.

Une fois, la brouillonne repoussa des ouvrières chargées de butin qu’elle prit pour des intruses. Au milieu de la bousculade, plusieurs tombèrent au bas de la planche d’abordage et se noyèrent dans une flaque d’eau.

Le même jour, la nonchalante Flânoche laissa entrer un gros scarabée qui fit un ravage considérable dans les nids.

Cette fois, leur condamnation parut certaine.

Par une chance qu’elles ne méritaient certes pas, Millith intercéda pour elles. Millith jouissait d’une certaine autorité dans la ruche. Elle était jeune encore, mais pleine de sagesse et de prudence, on l’écoutait volontiers. Elle obtint donc la grâce de ses compagnes de berceau.

Mais comment utiliser ces bonnes à rien ?

Le monde abeille est si bien organisé que l’on y tire parti de tout, même des déchets.

Afin que les œufs puissent éclore, il faut entretenir une certaine chaleur autour du couvain. Cette chaleur est produite et entretenue par les abeilles mêmes qui se tiennent en un troupeau compact là où c’est nécessaire. On emploie à cet office les vieilles qui, maigres à force d’avoir butiné, le corps tanné par l’air, le duvet noirci et usé, les ailes déchirées, trouvent là une honnête retraite.

Par pure charité, Flânoche et Bouci-Boulà furent jointes à ces invalides du travail. Dieu sait ce qu’elles y reçurent de rebuffades et d’affronts... bien mérités d’ailleurs... !

 

Quant à Millith, l’ouvrière sage et laborieuse, retirée, elle aussi, du clan des butineuses, mais pour un tout autre motif, elle est maîtresse de couvain.

C’est elle qui remplit cette charge, sacrée entre toutes, de protéger les nids, l’espoir, le tendre orgueil de la ruche.

 

 

 

Histoire de trois petits poussins

 

À la ferme de la Belle-Épine, il y avait une mère poule qu’on appelait la Jaunette à cause de la couleur de ses plumes.

Au printemps, la mère Jaunette avait eu une belle couvée de douze poussins vifs, bien portants, et dont elle était très fière.

Mais le renard en avait mangé trois, la grêle en avait tué quatre, une buse en avait emporté deux, et la pauvre poule avait tellement peur de voir arriver quelque chose de fâcheux aux trois petits qui lui restaient, qu’elle ne les quittait pas plus que son ombre.

Il faut dire aussi qu’ils étaient jolis, ces trois poussins, mais jolis, jolis...

 

Il y avait d’abord Blanc-Blanc, un amour de petit qui marchait toujours posément, faisant bien attention à ne pas salir ses plumes blanches, et répondant aux observations de Jaunette, – du moins, son petit piaulement signifiait clairement :

– Vous avez raison, ma mère, je ferai ce que vous voulez et comme vous voulez.

 

Il y avait encore Noiraud. C’était peut-être le plus joli des trois, mais qu’il était désobéissant !

Il suffisait que la mère Jaunette défendît une chose pour que Noiraud éprouvât aussitôt le désir de la faire.

Mère Jaunette recommandait-elle de se tenir à l’ombre... ? Tout de suite Noiraud courait au soleil.

Si mère Jaunette déclarait aux petits que leur repas était fini, qu’ils avaient assez mangé pour des poussins..., vite Noiraud se gorgeait de petits vers, de petites graines, ramassés au hasard, courant le risque de s’étrangler.

Chaque soir, quand la mère Jaunette disait qu’il était temps de rentrer au poulailler, Noiraud se sauvait loin..., bien loin..., aussi loin que pouvaient le porter ses petites pattes, sans se soucier de la pauvre poule qui l’appelait par des gloussements désespérés.

Jaunette était dans la désolation :

– Il t’arrivera malheur, Noiraud, répétait-elle sans cesse ; bien sûr, il t’arrivera malheur.

– Vous avez peur de tout, ma mère, répondait le méchant poussin. Que deviendriez-vous donc si vous aviez couvé des canetons comme la grosse Caille ?

La mère Jaunette ne répliquait rien, mais elle se mettait à trembler menu comme feuille.

Une fois déjà, elle avait couvé des canetons comme la grosse Caille, et elle se souvenait combien elle avait eu peur quand elle les avait vus se jeter à l’eau.

Si Noiraud avait été raisonnable, il aurait compris que la mère Jaunette n’avait pas tort de l’avertir qu’il finirait mal. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé de petites aventures dont il aurait dû se souvenir.

Un jour, le chat de la ferme lui avait donné un bon coup de griffe, parce qu’il l’avait trouvé picorant dans son assiette.

Une autre fois, en faisant le gourmand, il avait avalé – croyant que c’était une graine – un petit morceau de verre qui lui avait déchiré le gosier et l’avait fait bien souffrir.

Tout dernièrement encore, la servante Nanette, l’ayant surpris juché sur le pichet de cidre, l’avait chassé à grands coups de tablier, si bien que le pauvre poussin en était demeuré étourdi pendant quelques minutes.

Sur le moment, Noiraud allait raconter ses malheurs à la mère poule, promettant bien de l’écouter à l’avenir, et la bonne Jaunette consolait son poussin, parce que les mamans des petites bêtes sont comme celles des petites gens : quand leurs enfants sont malheureux, elles ne songent plus à leur faire de morale. Mais, dès que le poulet était remis, il oubliait ses promesses et recommençait à désobéir.

Le troisième petit poussin de Jaunette s’appelait Grison. Il était docile quand il était avec Blanc-Blanc, et désobéissant quand il était avec Noiraud.

Un jour d’été – vous allez voir quelle terrible aventure ! – un jour d’été qu’il faisait une chaleur accablante, la mère Jaunette était restée dans la cour de la ferme avec ses trois petits, cherchant un peu d’ombre et de fraîcheur pour se reposer. Elle n’avait pas voulu aller aux champs, comme elle aurait pu le faire, parce qu’elle avait eu peur de l’orage.

Il faisait un beau soleil pourtant, mais elle avait vu dans le ciel un gros nuage inquiétant. Les bêtes, qui ne sont pas comme nous distraites par une foule de choses, sentent bien mieux aussi les changements qui vont se produire dans la température. Or, ce jour-là, les moucherons s’agitaient plus que de coutume et se montraient importuns ; les hirondelles volaient bas et les martinets, très haut ; les oies et les canards folâtraient sur l’eau en faisant beaucoup de tapage ; les pigeons secouaient leurs ailes et demeuraient près du colombier ; les abeilles étaient rentrées à la ruche de bonne heure et avec un maigre butin.

Bref, tout annonçait l’orage, et la mère Jaunette avait recommandé à ses petits de ne pas s’éloigner.

La nuit précédente, on avait entendu le renard rôder autour du poulailler, et toutes les poules qui avaient des poussins n’avaient pas dormi, se tenant prêtes à défendre leurs petits contre le glouton qui leur faisait si grand-peur. La mère Jaunette était très fatiguée, et, la chaleur aidant, après avoir encore une fois conseillé aux petits de se tenir près d’elle, elle s’était endormie.

– Blanc-Blanc et Grison, dit aussitôt Noiraud, si vous voulez voir quelque chose de joli et manger quelque chose de bon, venez avec moi.

– Non, non, répondit Blanc-Blanc avec vivacité, notre mère Jaunette a défendu que nous nous éloignions d’elle ; tu le sais bien, Noiraud.

– Bah ! elle dort ; elle ne s’en apercevra pas, et nous serons revenus avant qu’elle ne s’éveille. Je vous conduirai dans un endroit où il y a de petits fruits noirs charmants, et si frais au bec... ! J’ai entendu dire aux enfants de l’école que ce sont des mûres. Venez, vous n’avez jamais mangé rien de si bon.

– Mais, reprit le raisonnable petit Blanc-Blanc, nous avons ici des cerises tombées plus que nous n’en pouvons manger, et, dans le jardin de la ferme, de jolies groseilles rouges ou blanches qui sont délicieuses.

– Pas si délicieuses que les mûres.

– Pourtant, fit Grison, qui flottait entre le regret de désobéir et l’envie de goûter à ces fruits exquis qu’il ne connaissait pas, si l’orage allait éclater. Notre mère Jaunette a dit...

– La mère Jaunette radote, parce qu’elle est un peu vieille, répondit Noiraud.

– Oh ! fit Blanc-Blanc, offusqué d’un pareil procédé.

– Allons ! reprit l’entêté, viens Grison.

– Reste Grison, reste aussi Noiraud, ne désobéissez pas à notre mère Jaunette, il vous arriverait malheur.

Les deux désobéissants avaient déjà disparu par un trou de la haie.

 

Au bout d’un moment, la poule s’éveilla inquiète ; et, tout de suite, s’aperçut de la disparition de ses deux petits. Sans perdre de temps et bien sûre de ne pas se tromper sur le chemin à prendre – les bêtes ont plus d’idée que nous parfois – elle courut dans la direction qu’ils avaient suivie.

Presque aussitôt, l’orage que la mère poule avait prévu, éclata avec une violence terrible : les éclairs sillonnèrent le ciel, le tonnerre gronda, la grêle se mit à tomber, cinglant les moissons encore debout, hachant les feuilles, coupant les menues branches.

La mère Jaunette, rasant les haies, hâte le pas sans s’inquiéter des grêlons qui rebondissent autour d’elle et la blessent cruellement quand ils l’atteignent, ne pensant qu’à ses petits, tremblant à toute minute de les trouver tués dans le chemin.

 

Tout à coup elle prête l’oreille : elle a entendu un cri plaintif, un petit piaulement de détresse qui lui va droit au cœur.

– Les voici ! se dit-elle.

Mais il n’y a là que Grison, – Grison dans le plus piteux état, trempé jusqu’aux os, le corps en sang pouvant à peine se soutenir sur ses petites pattes.

– Où est Noiraud ? demande-t-elle vivement.

– Bien loin encore ; il n’a pas voulu revenir avec moi.

– Cache-toi sous ce buisson et attends-moi.

La mère ne perd pas de temps à consoler et à soulager son petit : l’autre est dans un danger plus grand.

 

Elle est arrivée au bout du chemin... la voilà en rase campagne.

– Mon pauvre Noiraud est perdu, se dit-elle avec désespoir, il n’aura pas trouvé où se mettre à l’abri.

 

Hélas ! la mère Jaunette avait raison, Noiraud, le joli petit Noiraud avait payé de sa vie sa désobéissance : l’orage l’avait tué.

 

 

 

Pauvre Pierrot

 

Les chiens rentraient de la chasse un peu las, et ils approchaient du chenil, quand ils entendirent un grognement, puis des aboiements de colère, puis des cris de douleur qui se changèrent bientôt en lamentations de détresse.

Ravaude, – une belle chienne braque, feu et blanc, – après avoir prêté l’oreille une minute, se mit à courir malgré les coups de fouet du veneur Plochu qui voulait la retenir.

– C’est Pierrot, se disait-elle avec angoisse, je suis sûre que c’est Pierrot.

Le valet aussi, pensait bien que Pierrot avait été la cause de tout ce bruit, en se battant comme il le faisait tous les jours.

Volontiers il l’aurait abandonné à son sort, – au sort qui attend les batailleurs, savoir de bonnes corrections qui laissent la peau sanglante et les membres brisés ; mais c’était un si joli petit chien, qu’on ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt à lui malgré son caractère belliqueux.

 

Pierrot était tout noir, mais noir sans un poil blanc – c’est en manière de plaisanterie que Plochu l’avait nommé Pierrot, car c’était un Pierrot à rebours. Sa tête carrée, ses oreilles plantées haut, sa poitrine large, ses jambes fines en faisaient une bête superbe.

– Et s’il tient de race, répétait Plochu qui avait pour lui une vive tendresse, ce sera un fier chasseur.

En effet, sa mère, Ravaude, était une des meilleures bêtes du chenil de Francport et de bien loin à la ronde.

Mais, par malheur, Pierrot était hargneux, violent et toujours prêt à la bataille.

Apportait-on la pâtée... ? Il fallait qu’il eût contenté son appétit avant que ses camarades eussent le droit d’en approcher.

Choisissait-il un endroit pour se coucher... ? on devait se tenir à bonne distance afin de ne point le gêner. Et si la place à sa convenance était occupée par un autre, il fallait que cet autre délogeât au plus vite.

Ses compagnons, en jouant, le bousculaient-ils sans le faire exprès... ? il se mettait en fureur et ne voulait accepter aucune excuse.

Et toujours sa mauvaise humeur se réglait par des coups de crocs.

Pierrot n’avait pas toujours le dessus. Certes ! il était plus fort que tous les jeunes chiens de son âge, mais les vieux étaient encore plus forts que lui ; et, quand ils s’en mêlaient pour rétablir l’ordre, le querelleur recevait de fameuses corrections, sans compter les volées que lui administrait Plochu de temps en temps.

Rien ne le corrigeait.

 

Ce jour-là Ravaude trouva son petit couché, tout en sang, les pattes étendues, et poussant des gémissements plaintifs.

Elle s’approchait de lui pour lécher ses blessures et le consoler, mais le valet ne lui en laissa pas le temps.

– Arrive ici, mauvaise gale, dit-il en s’emparant du jeune chien avec mille précautions. Je vois qu’il y a de la chair à recoudre. Bon ! l’oreille est complètement déchirée. Ah ! tu es bien arrangé... ! Tu ne peux donc pas te tenir tranquille... ?

Et tout en bougonnant, le valet emmena Pierrot chez le vétérinaire dont les mains étaient plus habiles que les siennes.

 

Pendant ce temps, les commérages allaient bon train.

– Lequel de vous a mis Pierrot en cet état ? demanda Ravaude prête au combat, elle aussi.

Ce n’était pas qu’elle fût querelleuse, mais elle ne pouvait se résigner à voir son petit en si piteux état, sans chercher à le venger.

Un grand épagneul de couleur orange, se détacha du groupe et répondit gravement :

– C’est moi, Ravaude.

– Vous, Sélim... ! fit la mère de Pierrot subitement calmée, vous qui êtes si raisonnable et qui arrangez toujours les querelles... !

– C’est justement parce que je passe pour être raisonnable, que je ne pouvais pas laisser égorger cette pauvre Florette qui est de moitié moins grosse que votre fils, et qui est douce comme un agneau.

– Si Pierrot en voulait à Florette, c’est donc que Florette lui avait fait quelque chose, continua Ravaude qui – comme toutes les mères – ne pouvait se résoudre à donner tort à son petit.

Mais Ninon, la plus bavarde du chenil, se chargea de la mettre au courant.

– Pas le moins du monde, expliqua-t-elle, Pierrot est tout à fait dans son tort. Il avait rongé un os, et l’avait abandonné depuis longtemps, quand Florette, ne sachant pas qu’il était à lui, l’a pris, – uniquement pour jouer car il ne restait plus rien autour. Votre méchant fils s’est alors élancé sur elle et l’a cruellement mordue. Sélim a voulu les séparer sans trop faire sentir ses crocs, mais va donc... ! Pierrot est revenu trois fois à l’attaque. Dame ! il a bien fallu le mettre dans l’impossibilité de nuire.

– J’ai peut-être été un peu loin, dit Sélim avec regret, plus loin certainement que je n’aurais voulu ; mais dans la bataille on ne se commande pas toujours.

– Tant pis ! reprit Ninon, qui ne pêchait pas par excès d’indulgence, c’était à Pierrot de ne pas commencer. S’il a du mal – et je suis sûre qu’il en a beaucoup – qu’il s’en prenne à lui-même et à son mauvais caractère.

 

Hélas ! oui, Pierrot avait beaucoup de mal, et il fut longtemps sans revenir au chenil. Il paraissait guéri complètement que Plochu tâtait encore son oreille, disant avec regret :

– Il n’y a pas à dire, la cicatrice paraîtra toujours. C’est dommage, un si bel animal... ! il a perdu la moitié de sa valeur.

 

Encore si cette leçon avait profité au batailleur, mais pas du tout. Dès son retour au chenil, il recommença à jouer des crocs ; et ce fut plus d’une fois à ses dépens.

Dans une aventure, il eut l’œil en partie arraché ; dans une autre, une patte presque coupée. Son sang coulait sans cesse et le vétérinaire n’était occupé qu’à le recoudre.

Ravaude se désolait, Plochu tempêtait ; mais c’était peine perdue.

– Ses idées se modifieront peut-être quand il chassera, se disait le valet pour prendre courage.

Enfin, le moment vint de dresser les jeunes chiens. Tous se réjouissaient à l’espoir de courir sous les futaies et dans les garennes.

C’est là que Pierrot devait trouver son châtiment définitif.

Un jour, Plochu emmenait ses élèves sur un plateau couvert de genêts, quand ils rencontrèrent un troupeau de moutons qui les força de se ranger sur le côté de la route.

Ce n’était pas l’affaire de Pierrot qui semblait persuadé que tous les chemins, comme tous les os, comme toutes les pâtées et, au résumé comme tous les avantages, lui revenaient de plein droit. Il resta donc au milieu du sentier et se trouva bientôt étroitement environné par les brebis qui bêlaient de frayeur.

Furieux qu’elles ne se fussent pas rangées pour lui laisser place libre, il se mit à les mordre à tort et à travers, s’acharnant sur un pauvre petit agneau qui l’avait un peu bousculé pour n’être pas sépare de sa mère.

Mais le troupeau avait un bon chien, – un chien auquel le loup lui-même ne faisait pas peur, et qui défendait ses moutons contre n’importe qui venait les attaquer.

D’un bond il fondit sur Pierrot, le terrassa, le roula dans la poussière, et ne l’abandonna que lorsqu’il l’eut réduit à l’impuissance.

Quand Plochu vint pour relever la pauvre bête, ce n’était plus qu’un amas de chair saignante et d’os brisés.

– Cette fois, son affaire est claire, dit le valet, il n’y a plus qu’à l’achever afin qu’il ne souffre pas trop longtemps, car je ne crois pas qu’il puisse en revenir.

 

Pierrot en revint, cependant. La vieille mère du curé le prit en pitié, le soigna et le guérit. Il vit toujours, mais dans quel état, grand Dieu ! Borgne, boiteux, les reins démolis, il se traîne péniblement du coin du feu au bon soleil, et du bon soleil au coin du feu.

Quand, par une gelée claire, il voit passer ses anciens compagnons de chenil, frais, dispos, pleins d’ardeur, il a beau être gâté et chéri par sa nouvelle maîtresse, vous pensez s’il regrette sa vie libre, joyeuse, mouvementée et les belles galopades à travers la lande... ! - FIN

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021