BIBLIOBUS Littérature française

La Clinique des Livres - Jean-Pierre Liausu (1926)

 

Un vieil homme courtois et disert. Il rassemblerait à M. Bergeret, dont il a la toque et les toquades, s'il détestait les hommes en leur souriant. Mais au fait ne déteste-t-il pas les hommes ? Peut-être. En tout cas il ne leur sourit pas et quand, d'aventure, vous forcez sa porte sous le prétexte, jugé futile, de lui demander conseil, il fronce les sourcils et vous regarde étonné et furieux par-dessus d'invraisemblables besicles.

— Entrez, monsieur. Entrez vite ! Cela est dit sur un ton trop aimable qui se traduit aussi : dépêchez-vous et fichez-moi la paix.

L'atelier où il vous reçoit est sommairement meublé d'une table de bois blanc. Dans le fond une petite forge et un fourneau électrique ; sur des étagères de verre dépoli, voici des alambics, des éprouvettes, des cornues, des vases, des tubes tordus, des chalumeaux, des bouteilles aux étiquettes rouges, des gobelets de toutes les tailles et toutes les formes, des lampes, des carafes ventrues, des tasses, des couteaux, des canifs, des pierres, des pots de peinture, un trébuchet de cuivre, tout un attirail multicolore et disparate, puant l'éther et le chlore, la benzine et l'essence, arsenal secret des recherches savantes de notre doux maniaque.

Ne l'interrogez pas. Écoutez-le.

— Je n'aime pas les journalistes, monsieur. Ce sont des curieux et des importuns.

Ne répliquez pas ! Il faudrait lui expliquer que la curiosité est la qualité primordiale d'un journaliste et son importunité, la première rançon de ses plus jolies promenades.

— Je suis, monsieur, un médecin-bibliophile. Ma maison est un hôpital de livres. Ici, c'est mon laboratoire ; j'y opère tous les jours. Cela vous intéresse vraiment ? Ah ! n'aimez pas les livres, jeune homme, ils vous feraient haïr la lecture... Vous pouvez fumer.

Lui-même allume une longue pipe d'un tabac parfumé à l'ambre.

— Mon vice !... Je ne lis plus, je n'ai plus le temps. Voyons !... Ah ! Je préfère vous avouer tout de suite que je ne reçois dans ces lieux que des malades de marque, j'entends des livres rares, des brochures dont il n'existe plus que quelques exemplaires. Je ne leur rends pas la jeunesse mais la santé afin de leur permettre de résister au temps. Les détails de l'opération sont minutieux.

D'abord je sépare les pages de la reliure. Si cette reliure, foyer de microbes, est trop fatiguée, coupée, déchirée, après l'avoir passée aux acides, je la cire ou la repeins suivant le cas, collant les morceaux qui manquent, fortifiant telle ou telle partie, recomposant les titres en caractères de l'époque, caractères d'imprimerie, que je suis obligé de refaire la plupart du temps... Venez voir...

Il ouvre un placard où, dans trente boîtes, il garde soigneusement des vieux débris de carton, de cuir, de toile, de parchemin ; des fils de soie, de chanvre, de lin.

— J'achète cela sur les quais. Vous n'imaginez pas comme toutes « ces saletés » me sont utiles.

Il ouvre une porte :

— Admirez mon séchoir.

Sur des cordes tendues d'un pan de mur à l'autre, pincées aux coins, des pages se balancent au courant d'air qui s'établit immédiatement entre la fenêtre et la porte.

— Une à une, toutes ces pages ont été étudiées. Celles qui étaient froissées, déchirées ont été remises dans leur état normal. Sur de vieux papiers, j'ai imprimé les parties manquantes, en fondant, comme pour les titres au dos des reliures, les caractères de l'époque.

Toutes ont été soigneusement lavées, trempées, baignées, essuyées, délivrées des taches de graisse, de doigts mouillés, des traces de poussière ou des trous faits par ces sacrés termites.

L'œil n'est plus offensé. Elles sèchent maintenant. Le reste est enfantin à faire : on broche à nouveau et on relie.

C'est un travail difficile, idiot, savant, lassant et... c'est ma vie. Les uns poussent du bois, d'autres jouent à la manille... moi, je soigne les vieux livres. Je n'ai qu'une excuse, je me donne tout entier à cette passion par plaisir, sans idée d'en retirer de gros bénéfices.

— Heureux clients !

— Des clients !!! Je n'ai que des amis, monsieur, on me porte un livre comme on me confierait un enfant malade... Je n'en veux pas de clients !... De clients !!!

Et notre alchimiste s'emporte, il lève les bras au ciel, il prend a témoin ses cornues et une bassine qui pue l'eau de javelle.

Tandis que j'écris ces lignes, je ne puis m'empêcher de rêver qu'un jour, vers l'an 3000, un savant homme expert-chimiste et bibliophile, passéiste, dédaigneux des progrès de son époque qui imprimera les livres sur feuilles d'acier et par impression cinématographique, passera des journées à recomposer cet exemplaire du Plaisir de vivre, trouvé par un sien ami dans le grenier poussiéreux d'une maison délabrée, et disputera aux microbes rongeurs et papivores la joie de le conserver dix ans, vingt ans, trente ans de plus.

Ce n'est rien.

Ça fait tout de même plaisir. - FIN