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BIBLIOBUS Littérature française

Bibliothèque - Voltaire (1694 – 1778)

 

Une grande bibliothèque a cela de bon qu’elle effraye celui qui la regarde. Deux cent mille volumes découragent un homme tenté d’imprimer ; mais malheureusement il se dit bientôt à lui-même : On ne lit point tous ces livres-là, et on pourra me lire. Il se compare à la goutte d’eau qui se plaignait d’être confondue et ignorée dans l’Océan : un génie eut pitié d’elle ; il la fit avaler par une huître ; elle devint la plus belle perle de l’Orient, et fut le principal ornement du trône du Grand Mogol. Ceux qui ne sont que compilateurs, imitateurs, commentateurs, éplucheurs de phrases, critiques à la petite semaine, enfin ceux dont un génie n’a point eu pitié, resteront toujours gouttes d’eau.

Notre homme travaille donc au fond de son galetas avec l’espérance de devenir perle.

Il est vrai que, dans cette immense collection de livres, il y en a environ cent quatre-vingt-dix-neuf mille qu’on ne lira jamais, du moins de suite ; mais on peut avoir besoin d’en consulter quelques-uns une fois en sa vie. C’est un grand avantage pour quiconque veut s’instruire de trouver sous sa main dans le palais des rois le volume et la page qu’il cherche, sans qu’on le fasse attendre un moment. C’est une des plus nobles institutions. Il n’y a point eu de dépense plus magnifique et plus utile.

La bibliothèque publique du roi de France est la plus belle du monde entier, moins encore par le nombre et la rareté des volumes que par la facilité et la politesse avec laquelle les bibliothécaires les prêtent à tous les savants. Cette bibliothèque est sans contredit le monument le plus précieux qui soit en France.

Cette multitude étonnante de livres ne doit point épouvanter. On a déjà remarqué que Paris contient environ sept cent mille hommes, qu’on ne peut vivre avec tous, et qu’on choisit trois ou quatre amis. Ainsi il ne faut pas plus se plaindre de la multitude des livres que de celle des citoyens.

Un homme qui veut s’instruire un peu de son être, et qui n’a pas de temps à perdre, est bien embarrassé. Il voudrait lire à la fois Hobbes, Spinosa ; Bayle, qui a écrit contre eux ; Leibnitz, qui a disputé contre Bayle ; Clarke, qui a disputé contre Leibnitz ; Malebranche, qui diffère d’eux tous ; Locke, qui passe pour avoir confondu Malebranche ; Stillingfleet, qui croit avoir vaincu Locke ; Cudworth, qui pense être au-dessus d’eux tous, parce qu’il n’est entendu de personne. On mourrait de vieillesse avant d’avoir feuilleté la centième partie des romans métaphysiques.

On est bien aise d’avoir les plus anciens livres, comme on recherche les plus anciennes médailles. C’est là ce qui fait l’honneur d’une bibliothèque. Les plus anciens livres du monde sont les cinq Kings des Chinois, le Shastabad des Brames, dont M. Holwell nous a fait connaître des passages admirables ; ce qui peut rester de l’ancien Zoroastre, les fragments de Sanchoniathon qu’Eusèbe nous a conservés, et qui portent les caractères de l’antiquité la plus reculée. Je ne parle pas du Pentateuque, qui est au-dessus de tout ce qu’on en pourrait dire.

Nous avons encore la prière du véritable Orphée, que l’hiérophante récitait dans les anciens mystères des Grecs. « Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maître de l’univers. Il est un ; il est seul par lui-même. Tous les êtres lui doivent leur existence ; il agit dans eux et par eux. Il voit tout, et jamais n’a été vu des yeux mortels. » Nous en avons parlé ailleurs.

Saint Clément d’Alexandrie, le plus savant des Pères de l’Église, ou plutôt le seul savant dans l’antiquité profane, lui donne presque toujours le nom d’Orphée de Thrace, d’Orphée le théologien, pour le distinguer de ceux qui ont écrit depuis sous son nom. Il cite de lui ces vers, qui ont tant de rapport à la formule des mystères :

Lui seul il est parfait ; tout est sous son pouvoir.
Il voit tout l’univers, et nul ne peut le voir.

Nous n’avons plus rien ni de Musée, ni de Linus. Quelques petits passages de ces prédécesseurs d’Homère orneraient bien une bibliothèque.

Auguste avait formé la bibliothèque nommée Palatine. La statue d’Apollon y présidait. L’empereur l’orna des bustes des meilleurs auteurs. On voyait vingt-neuf grandes bibliothèques publiques à Rome. Il y a maintenant plus de quatre mille bibliothèques considérables en Europe. Choisissez ce qui vous convient, et tâchez de ne vous pas ennuyer.

 

 

 

 

LIVRES.

 

SECTION PREMIÈRE. Vous les méprisez, les livres, vous dont toute la vie est plongée dans les vanités de l’ambition et dans la recherche des plaisirs ou dans l’oisiveté ; mais songez que tout l’univers connu n’est gouverné que par des livres, excepté les nations sauvages. Toute l’Afrique jusqu’à l’Éthiopie et la Nigritie obéit au livre de l’Alcoran, après avoir fléchi sous le livre de l’Évangile. La Chine est régie par le livre moral de Confucius ; une grande partie de l’Inde, par le livre du Veidam. La Perse fut gouvernée pendant des siècles par les livres d’un des Zoroastres.

Si vous avez un procès, votre bien, votre honneur, votre vie même dépend de l’interprétation d’un livre que vous ne lisez jamais.

Robert le Diable, les Quatre fils Aymon, les Imaginations de M. Oufle, sont des livres aussi ; mais il en est des livres comme des hommes : le très-petit nombre joue un grand rôle, le reste est confondu dans la foule.

Qui mène le genre humain dans les pays policés ? Ceux qui savent lire et écrire. Vous ne connaissez ni Hippocrate, ni Boerhaave, ni Sydenham ; mais vous mettez votre corps entre les mains de ceux qui les ont lus. Vous abandonnez votre âme à ceux qui sont payés pour lire la Bible, quoiqu’il n’y en ait pas cinquante d’entre eux qui l’aient lue tout entière avec attention.

Les livres gouvernent tellement le monde que ceux qui commandent aujourd’hui dans la ville des Scipions et des Catons ont voulu que les livres de leur loi ne fussent que pour eux : c’est leur sceptre ; ils ont fait un crime de lèse-majesté à leurs sujets d’y toucher sans une permission expresse. Dans d’autres pays on a défendu de penser par écrit sans lettres patentes.

Il est des nations chez qui l’on regarde les pensées purement comme un objet de commerce. Les opérations de l’entendement humain n’y sont considérées qu’à deux sous la feuille. Si par hasard le libraire veut un privilége pour sa marchandise, soit qu’il vende Rabelais, soit qu’il vende les Pères de l’Église, le magistrat donne le privilége sans répondre de ce que le livre contient.

Dans un autre pays, la liberté de s’expliquer par les livres est une des prérogatives les plus inviolables. Imprimez tout ce qu’il vous plaira, sous peine d’ennuyer, ou d’être puni si vous avez trop abusé de votre droit naturel.

Avant l’admirable invention de l’imprimerie, les livres étaient plus rares et plus chers que les pierres précieuses. Presque point de livres chez nos nations barbares jusqu’à Charlemagne, et depuis lui jusqu’au roi de France Charles V, dit le Sage ; et depuis ce Charles jusqu’à François Ier c’est une disette extrême.

Les Arabes seuls en eurent depuis le VIIIe siècle de notre ère jusqu’au xiiie.

La Chine en était pleine quand nous ne savions ni lire ni écrire.

Les copistes furent très-employés dans l’empire romain, depuis le temps des Scipions jusqu’à l’inondation des barbares.

Les Grecs s’occupèrent beaucoup à transcrire vers le temps d’Amyntas, de Philippe et d’Alexandre ; ils continuèrent surtout ce métier dans Alexandrie.

Ce métier est assez ingrat. Les marchands de livres payèrent toujours fort mal les auteurs et les copistes. Il fallait deux ans d’un travail assidu à un copiste pour bien transcrire la Bible sur du vélin. Que de temps et de peine pour copier correctement en grec et en latin les ouvrages d’Origène, de Clément d’Alexandrie, et de tous ces autres écrivains nommés Pères !

Saint Hieronymos, ou Hieronymus, que nous nommons Jérôme, dit dans une de ses lettres satiriques contre Rufin[2], qu’il s’est ruiné en achetant les œuvres d’Origène, contre lequel il écrivit avec tant d’amertume et d’emportement. « Oui, dit-il, j’ai lu Origène ; si c’est un crime, j’avoue que je suis coupable, et que j’ai épuisé toute ma bourse à acheter ses ouvrages dans Alexandrie. »

Les sociétés chrétiennes eurent dans les trois premiers siècles cinquante-quatre évangiles, dont à peine deux ou trois copies transpirèrent chez les Romains de l’ancienne religion jusqu’au temps de Dioclétien.

C’était un crime irrémissible chez les chrétiens de montrer les évangiles aux Gentils ; ils ne les prêtaient pas même aux catéchumènes.

Quand Lucien raconte, dans son Philopatris (en insultant notre religion, qu’il connaissait très peu), « qu’une troupe de gueux le mena dans un quatrième étage où l’on invoquait le père par le fils, et où l’on prédisait des malheurs à l’empereur et à l’empire », il ne dit point qu’on lui ait montré un seul livre. Aucun historien, aucun auteur romain ne parle des évangiles.

Lorsqu’un chrétien, malheureusement téméraire et indigne de sa sainte religion, eut mis en pièces publiquement et foulé aux pieds un édit de l’empereur Dioclétien, et qu’il eut attiré sur le christianisme la persécution qui succéda à la plus grande tolérance, les chrétiens furent alors obligés de livrer leurs évangiles et leurs autres écrits aux magistrats : ce qui ne s’était jamais fait jusqu’à ce temps[4]. Ceux qui donnèrent leurs livres dans la crainte de la prison, ou même de la mort, furent regardés par les autres chrétiens comme des apostats sacrilèges ; on leur donna le surnom de traditores, d’où vient le mot traîtres ; et plusieurs évêques prétendirent qu’il fallait les rebaptiser, ce qui causa un schisme épouvantable.

Les poèmes d’Homère furent longtemps si peu connus que Pisistrate fut le premier qui les mit en ordre, et qui les fit transcrire dans Athènes, environ cinq cents ans avant l’ère dont nous nous servons.

Il n’y a peut-être pas aujourd’hui une douzaine de copies du Veidam et du Zend-Avesta dans tout l’Orient.

Vous n’auriez pas trouvé un seul livre dans toute la Russie en 1700, excepté des Missels et quelques Bibles chez des papas ivres d’eau-de-vie.

Aujourd’hui on se plaint du trop ; mais ce n’est pas aux lecteurs à se plaindre : le remède est aisé, rien ne les force à lire. Ce n’est pas non plus aux auteurs : ceux qui font la foule ne doivent pas crier qu’on les presse. Malgré la quantité énorme de livres, combien peu de gens lisent ! Et si on lisait avec fruit, verrait-on les déplorables sottises auxquelles le vulgaire se livre encore tous les jours en proie ?

Ce qui multiplie les livres, malgré la loi de ne point multiplier les êtres sans nécessité, c’est qu’avec des livres on en fait d’autres. C’est avec plusieurs volumes déjà imprimés qu’on fabrique une nouvelle histoire de France ou d’Espagne, sans rien ajouter de nouveau. Tous les dictionnaires sont faits avec des dictionnaires ; presque tous les livres nouveaux de géographie sont des répétitions de livres de géographie. La Somme de saint Thomas a produit deux mille gros volumes de théologie ; et les mêmes races de petits vers qui ont rongé la mère rongent aussi les enfants.

Écrive qui voudra, chacun à ce métier
Peut perdre impunément de l’encre et du papier. (BOILEAU, SAT. IX, 105.)

SECTION II. Il est quelquefois bien dangereux de faire un livre. Silhouette, avant qu’il pût se douter qu’il serait un jour contrôleur général des finances, avait imprimé un livre sur l’accord de la religion avec la politique ; et son beau-père le médecin Astruc avait donné au public les Mémoires dans lesquels l’auteur du Pentateuque avait pu prendre toutes les choses étonnantes qui s’étaient passées si longtemps avant lui.

Le même jour que Silhouette fut en place, quelque bon ami chercha un exemplaire des livres du beau-père et du gendre, pour les déférer au parlement, et les faire condamner au feu, selon l’usage. Ils rachetèrent tous deux tous les exemplaires qui étaient dans le royaume : de là vient qu’ils sont très-rares aujourd’hui.

Il n’est guère de livre philosophique ou théologique dans lequel on ne puisse trouver des hérésies et des impiétés, pour peu qu’on aide à la lettre.

Théodore de Mopsuète osait appeler le Cantique des cantiques un recueil d’impuretés ; Grotius les détaille, il en fait horreur ; Chatillon le traite d’ouvrage scandaleux.

Croirait-on qu’un jour le docteur Tamponet dit à plusieurs docteurs : « Je me ferais fort de trouver une foule d’hérésies dans le Pater noster, si on ne savait pas de quelle bouche divine sortit cette prière, et si c’était un jésuite qui l’imprimât pour la première fois.

« Voici comme je m’y prendrais :

« Notre père qui êtes aux cieux. Proposition sentant l’hérésie, puisque Dieu est partout. On peut même trouver dans cet énoncé un levain de socinianisme, puisqu’il n’y est rien dit de la Trinité.

« Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel. Proposition sentant encore l’hérésie, puisqu’il est dit cent fois dans l’Écriture que Dieu règne éternellement. De plus, il est téméraire de demander que sa volonté s’accomplisse, puisque rien ne se fait, ni ne peut se faire que par la volonté de Dieu.

« Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien (notre pain substantiel, notre bon pain, notre pain nourrissant). Proposition directement contraire à ce qui est émané ailleurs de la bouche de Jésus-Christ[8] : « Ne dites point que mangerons-nous, que boirons-nous ? comme font les Gentils, etc. Ne demandez que le royaume des cieux, et tout le reste vous sera donné. »

« Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. Proposition téméraire qui compare l’homme à Dieu, qui détruit la prédestination gratuite, et qui enseigne que Dieu est tenu d’en agir avec nous comme nous en agissons avec les autres. De plus, qui a dit à l’auteur que nous faisons grâce à nos débiteurs ? Nous ne leur avons jamais fait grâce d’un écu. Il n’y a point de couvent en Europe qui ait jamais remis un sou à ses fermiers. Oser dire le contraire est une hérésie formelle.

« Ne nous induisez point en tentation. Proposition scandaleuse, manifestement hérétique, attendu qu’il n’y a que le diable qui soit tentateur, et qu’il est dit expressément dans l’Épître de saint Jacques : « Dieu est intentateur des méchants ; cependant il ne tente personne. — Deus enim intentator malorum est ; ipse autem neminem tentat. »

« Vous voyez, dit le docteur Tamponet, qu’il n’est rien de si respectable auquel on ne puisse donner un mauvais sens. »

Quel sera donc le livre à l’abri de la censure humaine si on peut attaquer jusqu’au Pater noster, en interprétant diaboliquement tous les mots divins qui le composent ? Pour moi, je tremble de faire un livre. Je n’ai jamais, Dieu merci, rien imprimé ; je n’ai même jamais fait jouer aucune de mes pièces de théâtre, comme ont fait les frères La Rue, Du Cerceau et Folard : cela est trop dangereux.

Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila ;
Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille. (BOILEAU, SAT. IX, 77.)

Si vous imprimez, un habitué de paroisse vous accuse d’hérésie, un cuistre de collège vous dénonce, un homme qui ne sait pas lire vous condamne ; le public se moque de vous ; votre libraire vous abandonne ; votre marchand de vin ne veut plus vous faire crédit. J’ajoute toujours à mon Pater noster: « Mon Dieu, délivrez-moi de la rage de faire des livres ! »

Ô vous qui mettez comme moi du noir sur du blanc, et qui barbouillez du papier, souvenez-vous de ces vers que j’ai lus autrefois, et qui auraient dû nous corriger :

Tout ce fatras fut du chanvre en son temps ;
Linge il devint par l’art des tisserands ;

Puis en lambeaux des pilons le pressèrent ;
Il fut papier. Cent cerveaux à l’envers
De visions à l’envi le chargèrent ;
Puis on le brûle, il vole dans les airs,
Il est fumée aussi bien que la gloire.
De nos travaux voilà quelle est l’histoire.
Tout est fumée, et tout nous fait sentir
Ce grand néant qui doit nous engloutir.

 

SECTION III. Les livres sont aujourd’hui multipliés à un tel point que, non-seulement il est impossible de les lire tous, mais d’en savoir même le nombre et d’en connaître les titres. Heureusement on n’est pas obligé de lire tout ce qui s’imprime ; et le plan de Caramuel, qui se proposait d’écrire cent volumes in-folio, et d’employer le pouvoir spirituel et temporel des princes pour contraindre leurs sujets à les lire, est demeuré sans exécution. Ringelberg avait aussi formé le dessein de composer environ mille volumes différents ; mais quand il aurait assez vécu pour les publier, il n’eût pas encore approché d’Hermès Trismégiste, lequel, selon Jamblique, écrivit trente-six mille cinq cent vingt-cinq livres. Supposé la vérité du fait, les anciens n’avaient pas moins de raison que les modernes de se plaindre de la multitude des livres.

Aussi convient-on assez généralement qu’un petit nombre de livres choisis suffisent. Quelques-uns proposent de se borner à la Bible ou à l’Écriture sainte, comme les Turcs se réduisent à l’Alcoran : il y a cependant une grande différence entre les sentiments de respect que les mahométans ont pour leur l’Alcoran, et ceux des chrétiens pour l’Écriture, On ne saurait porter plus loin la vénération que les premiers témoignent en parlant de l’Alcoran. C’est, disent-ils, le plus grand des miracles, et tous les hommes ensemble ne sont point capables de rien faire qui en approche : ce qui est d’autant plus admirable que l’auteur n’avait fait aucune étude ni lu aucun livre. L’Alcoran vaut lui seul soixante mille miracles (c’est à peu près le nombre des versets qu’il contient) : la résurrection d’un mort ne prouverait pas plus la vérité d’une religion que la composition de l’Alcoran. Il est si parfait qu’on doit le regarder comme un ouvrage incréé.

Les chrétiens disent à la vérité que leur Écriture a été inspirée par le Saint-Esprit ; mais, outre que les cardinaux Cajetan et Bellarmin avouent qu’il s’y est glissé quelques fautes par la négligence ou l’ignorance des libraires et des rabbins qui y ont ajouté les points, elle est regardée comme un livre dangereux pour le plus grand nombre des fidèles. C’est ce qui est exprimé par la cinquième règle de l’Index, ou de la Congrégation de l’indice, qui est chargée à Rome d’examiner les livres qui doivent être défendus. La voici :

« Étant évident par l’expérience que si la Bible traduite en langue vulgaire était permise indifféremment à tout le monde, la témérité des hommes serait cause qu’il en arriverait plus de mal que de bien, nous voulons que l’on s’en rapporte au jugement de l’évêque ou de l’inquisiteur, qui, sur l’avis du curé ou du confesseur, pourront accorder la permission de lire la Bible, traduite par des auteurs catholiques en langue vulgaire, à ceux à qui ils jugeront que cette lecture n’apportera aucun dommage. Il faudra qu’ils aient cette permission par écrit ; on ne les absoudra point qu’auparavant ils n’aient remis leur Bible entre les mains de l’ordinaire ; et quant aux libraires qui vendront des Bibles en langue vulgaire à ceux qui n’ont pas cette permission par écrit, ou en quelque autre manière la leur auront mise entre les mains, ils perdront le prix de leurs livres, que l’évêque emploiera à des choses pieuses, et seront punis d’autres peines arbitraires : les réguliers ne pourront aussi lire ni acheter ces livres sans avoir eu la permission de leurs supérieurs. »

Le cardinal du Perron prétendait aussi que l’Écriture était un couteau à deux tranchants dans la main des simples, qui pourrait les percer ; que, pour éviter cela, il valait mieux que le simple peuple l’ouît de la bouche de l’Église avec les solutions et les interprétations des passages qui semblent aux sens être pleins d’absurdités et de contradictions, que de les lire par soi sans l’aide d’aucune solution ni interprétation. Il faisait ensuite une longue énumération de ces absurdités, en termes si peu ménagés que le ministre Jurieu ne craignit point de dire qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais rien lu de si effroyable ni de si scandaleux dans un auteur chrétien.

Jurieu, qui invectivait si vivement contre le cardinal du Perron, essuya lui-même de semblables reproches de la part des catholiques. « Je vis ce ministre, dit Papin en parlant de lui, qui enseignait au public que tous les caractères de l’Écriture sainte, sur lesquels ces prétendus réformateurs avaient fondé leur persuasion de sa divinité, ne lui paraissaient point suffisants. Jà n’advienne, disait Jurieu, que je veuille diminuer la force et la lumière des caractères de l’Écriture ; mais j’ose affirmer qu’il n’y en a pas un qui ne puisse être éludé par les profanes. Il n’y en a pas un qui fasse une preuve et à quoi on ne puisse répondre quelque chose ; et, considérés tous ensemble, quoiqu’ils aient plus de force que séparément pour faire une démonstration morale, c’est-à-dire une preuve capable de fonder une certitude qui exclue tout doute, j’avoue que rien ne paraît plus opposé à la raison que de dire que ces caractères par eux-mêmes sont capables de produire une telle certitude. »

Il n’est donc pas étonnant que les Juifs et les premiers chrétiens, qui, comme on le voit par les Actes des apôtres, se bornaient dans leurs assemblées à la lecture de la Bible, aient été divisés en différentes sectes, comme nous l’avons dit à l’article Hérésie. On substitua dans la suite à cette lecture celle de plusieurs ouvrages apocryphes, ou du moins celle des extraits que l’on fit de ces derniers écrits. L’auteur de la Synopse de l’Écriture, qui est parmi les œuvres de saint Athanase reconnaît expressément qu’il y a dans les livres apocryphes des choses très-véritables et inspirées de Dieu, lesquelles en ont été choisies et extraites pour les faire lire aux fidèles. - FIN

 

 

Date de dernière mise à jour : 18/05/2021