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BIBLIOBUS Littérature française

La Famille Fenouilard (1° PARTIE) - Christophe (1856-1945)

La Famille Fenouilard

(1° PARTIE)

Premiers départs

(1893)

  • PROLOGUE.
  • Les débuts d’Artémise et de Cunégonde.
  • Calme précurseur d’évènements orageux.
  • Premier départ.
  • Faux Départ.
  • Il ne faut pas dire : « Fontaine… »
  • Premier exploit du parapluie rouge.
  • Voyage par terre et par air.
  • Conséquences.
  • À la Bastille.
  • La famille Fenouillard aux bains de mer.
  • Une leçon d’art nautique.
  • Le gouvernement change de main.
  • Agénor a des réminiscences classiques.
  • La famille Fenouillard au mont Saint-Michel.
  • M. Fenouillard tombe en déliquescence.
  • M. Fenouillard voyage dans l’idéal.
  • Incarcération de Madame Fenouillard.
  • La famille Fenouillard au Havre.
  • Nouvel exploit du parapluie des ancêtres.
  • Suite du précédent.
  • Sur la paille humide des cachots.
  • La Famille Fenouillard visite les bateaux.
  • Où l’on se retrouve.
  • Appendice et pièces justificatives.
  •     Extrait du cahier de romances de Mlles Fenouillard. (Page 153)

La famille Fenouillard.

La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit.

(La Rochefoucauld.)

Rit-on des choses spirituelles comme des grosses bêtises que dicte une folle gaîté ? C’est douteux. Esprit sur esprit, ça fatigue ; bêtise sur bêtise, ça désopile.

(Töpffer.)

Histoire aussi véridique que vraisemblable des voyages de la Famille Fenouillard, où l’on verra comme quoi, à la suite de plusieurs crises gouvernementales et intestines, M. Fenouillard perdit successivement de nombreux chapeaux, mais conserva son parapluie. – Ouvrage destiné à donner à la jeunesse française le goût des voyages.

PROLOGUE.

Les débuts d’Artémise et de Cunégonde.

Les Fenouillard, bonnetiers de père en fils, à l’enseigne d’Autant ici qu’ailleurs, faisaient à Saint-Remy-sur-Deule (Somme-Inférieure), depuis les temps préhistoriques, le commerce des bonnets imperméables et des bas antinévralgiques (articles spéciaux pour célibataires des deux sexes).

Le dernier représentant de cette antique famille, M. Agénor, ayant épousé Mlle Léocadie, fille majeure de Jean Bonneau, les deux époux reçurent du ciel, comme fruits de leur union, deux filles qui, dès leur tendre jeunesse, montrèrent qu’elles étaient destinées à faire du bruit dans le monde.

L’aînée, Mlle Artémise, personne très indépendante, ayant méprisé les recommandations maternelles, tomba un jour par la fenêtre et décrivit une trajectoire parabolique d’un mouvement uniformément accéléré, selon la loi très connue de la chute des corps.

Encouragée par un si bel exemple, Cunégonde s’empressa, le même jour, de tomber dans un puits. On l’avait cependant bien prévenue : « Quand on se penche sur un puits, lui répétait sans cesse M. Fenouillard, et qu’on perd l’équilibre, on tombe dedans. »

Heureusement pour Artémise, un fumier épais et moelleux se trouvait sous la fenêtre et quand sa famille éplorée accourut pour ramasser au moins ses morceaux, elle la trouva suçant son pouce avec une parfaite insouciance.

Quant à Cunégonde, arrêtée dans sa chute par un clou providentiel, elle attira l’un des seaux et se mit à barboter avec une satisfaction peu dissimulée. M. Fenouillard conclut de ces événements que ses filles avaient une âme fortement trempée.

Calme précurseur d’évènements orageux.

C’est au milieu d’événements semblables que ces demoiselles grandirent en sagesse et en arts d’agrément, et régulièrement, chaque soir, M. Fenouillard, retiré des affaires, disait à ses demoiselles : « Allons, mes filles, un peu de musique ! vous savez bien, cet air qui est si joli ; ça va d’abord lentement, ta-ta-ta, et puis ensuite très vite, tra la la la ra zim boum ! » Mesdemoiselles Artémise et Cunégonde, dressées, comme on a déjà pu le constater, à la plus stricte obéissance, s’exécutaient et M. Fenouillard était réjoui en son cœur.

Voir à l’APPENDICE ET PIÈCES JUSTIFICATIVES le grand air chanté par Mademoiselle Cunégonde.

Premier départ.

Mais voilà qu’un soir, Mme Fenouillard se lève brusquement et s’écrie : « C’est pas tout ça ! mais nous devenons de vrais mollusques ! J’entends que, dès demain, nous partions en voyage ! — Oh ! veine ! » s’écrièrent ces demoiselles avec la correction de langage qui leur était habituelle.

Après discussion, on a décidé qu’on irait à Bruxelles pour voir le musée d’Anvers, « qui est un revolver chargé au cœur de l’Angleterre, comme a dit Jules César ». On voit que M. Fenouillard aime à citer les mots célèbres. Cela frappe l’imagination, élève l’âme et réchauffe le cœur.

À la gare, M. Fenouillard s’adresse à un employé fort occupé à ne rien faire. – « Pardon, monsieur, si je vous dérange, dit-il ; mais serait-ce un effet de votre complaisance de m’indiquer le premier train pour Bruxelles ? — Voyez l’affiche ! » répond ce fonctionnaire avec le laconisme poli qui caractérise les employés de chemins de fer.

Or, je ne sais si vous avez remarqué que, dans les gares, les affiches dont on a besoin sont imprimées en tout petits caractères et placées très haut. M. Fenouillard déplore cet état de choses ; sa famille aussi.

Mais M. Fenouillard est un homme astucieux. Il a découvert, sous la forme d’une chaise, la solution du problème. – « Prends bien garde, Agénor ! s’écrie Mme Fenouillard inquiète, si tu tombais, tu abîmerais ta redingote neuve. »

Les dimensions du dessin précédent nous ayant forcé de couper en deux M. Fenouillard, cette figure est simplement destinée à montrer la suite de l’excellent négociant aux personnes d’une intelligence bornée et d’une imagination faible.

Faux Départ.

« Nous disions donc Bruxelles… ah ! voilà !… Non ! c’est Gonesse… ah ! J’y suis… le premier train est à… » Il était écrit que M. Fenouillard ne devait pas connaître l’heure du premier train pour Bruxelles, car le voilà qui s’écroule en poussant un hurlement de désespoir.

C’est un homme d’équipe qui, poussant une voiture chargée d’un panier de camemberts, a violemment déplacé le centre de gravité du système. M. Fenouillard disparaît dans les fromages. « Gare ! » crie alors l’homme d’équipe. Ces subalternes sont, comme on le voit, pleins de prévenances et d’attentions.

M. Fenouillard n’est pas content. Cela se comprend, mettez-vous à sa place ! Aussi, saisit-il un fromage et, prenant l’attitude du discobole antique, lance d’une main sûre à l’homme d’équipe un camembert vengeur ! M. Fenouillard, ironique, se propose de crier « gare ! » dès que cela ne sera plus nécessaire.

Malheureusement pour madame Fenouillard, l’homme d’équipe s’est baissé à temps. Que l’on se rassure ! Le panier de fromages arrivera à destination et si le destinataire réclame, la Compagnie lui répondra qu’il n’avait qu’à faire mieux emballer ses camemberts et qu’elle n’est pas responsable.

M. et madame Fenouillard, ayant besoin de changer de vêtements, regagnent leur logis. Madame Fenouillard se répandrait bien en plaintes amères ; mais, ayant la bouche pleine de fromage, elle se contente de garder un calme digne et solennel. Ces demoiselles gémissent avec une touchante unanimité.

Le soir, madame Fenouillard ayant fini d’avaler son fromage peut enfin émettre quelques sons et elle déclare à son époux que dorénavant elle ne l’écoutera plus, quand, sous prétexte de voyage, il voudra l’arracher à son foyer. Ainsi finit le premier voyage de l’intéressante famille.

Il ne faut pas dire : « Fontaine… »

Mais il ne faut jamais dire : « fontaine, je ne boirai pas de ton eau ». Car M. Fenouillard, exaspéré par les compliments ironiques et les allusions fines de son ami Follichon, prend la résolution et l’engagement de faire à Paris un voyage sérieux.

Au fond, Madame Fenouillard est ravie d’aller voir Paris, aussi n’a-t-elle fait quelques objections que pour la forme. Sauf la chute d’un ballot sur la tête de M. Fenouillard, la première partie du voyage se passe sans incidents.

À partir d’Amiens, la famille commence à interroger l’horizon dans l’espoir d’y découvrir la tour Eiffel. « Ce monument qui, selon la belle expression de M. Fenouillard, est une couronne de gloire plantée comme un défi à la face des nations ! »

Mais bientôt, fatiguée de ne pas découvrir la tour Eiffel, la famille se livre à une douce somnolence, lorsque le train s’arrête brusquement. En vertu de la vitesse acquise, les Fenouillard, transformés en projectiles, sont précipités sur leurs voisins d’en face avec une force égale à leur masse multipliée par le carré de leur vitesse ! Ainsi l’exigent les lois de la balistique.

L’ordre se rétablit ; tout le monde descend : un accident est arrivé à la machine. Nos voyageurs profitent de cet arrêt forcé pour faire un déjeuner champêtre. Ces demoiselles ensemble : « Vite, papa, j’ai l’estomac dans les bottes ! » Madame Fenouil-lard indignée : « Quelle expression, mesdemoiselles ! » M. Fenouillard avec indulgence : « Laisse donc, bobonne, à la campagne !… »

Les émotions et la digestion invitent la famille à faire la sieste. Un strident coup de sifflet réveille les dormeurs. Ô sort cruel ! C’est le train qui file ! Si le lecteur était de l’autre côté, il pourrait constater ce fait d’une haute portée scientifique, que le même phénomène fortuit et inattendu, peut produire sur des physionomies différentes la même expression de désappointement.

Premier exploit du parapluie rouge.

Le train est parti ; mais en revanche, la pluie arrive. Madame Fenouillard n’est pas contente. Quant à ces demoiselles, elles déploient toutes les ressources d’une imagination fertile en expédients, pendant que M. Fenouillard en fait autant d’un vaste parapluie rouge.

Formée en carré, comme la vieille garde à Waterloo, la famille chemine mélancoliquement. Le mécanicien d’un train qui arrive, apercevant un signal rouge sur la voie, se précipite sur le frein, tout en se noyant dans les hypothèses, tandis que le chauffeur s’abîme dans les conjectures.

Le train s’est arrêté. — Mossieu ! crie le chef de train, pourquoi déployez-vous des signaux d’arrêt ? — Mossieu, j’ai bien le droit d’ouvrir mon parapluie. — Non, mossieu ! — Si, mossieu ! — Alors faites-le teindre autrement qu’en rouge. — Plus souvent ! Le parapluie d’honneur de mon bisaïeul ! Vous insultez mes ancêtres, mossieu !

Les Fenouillard ont profité de l’arrêt du train pour y monter et comme ils ont des loisirs, ils reprennent leur occupation qui est d’explorer attentivement les nuages dans le but d’y découvrir la tour Eiffel.

Il en résulte qu’à Paris, la famille n’a pas découvert la tour, mais a récolté un violent torticolis. Quand on n’a pas ce qu’on désire, il faut se contenter de ce qu’on a (1er aphorisme de M. Fenouillard).

Décidé à faire des folies, M. Fenouillard hèle un fiacre. — J’ai pas le temps, bourgeois, j’vas remiser. – M. Fenouillard n’insiste pas. Et après plusieurs tentatives infructueuses, il formule cette opinion que la plus grande occupation des cochers de fiacre, à Paris, semble être d’aller remiser.

Voyage par terre et par air.

Après cette première tentative infructueuse, nos amis essayent d’un nouveau moyen de locomotion. Mais cette seconde tentative est aussi infructueuse que la première. – Mes filles, dit M. Fenouillard, ces véhicules se nomment omnibus, parce que peu de personnes peuvent en profiter. – Ces demoiselles ne comprennent pas cette judicieuse et philosophique réflexion.

Enfin, nos voyageurs réussissent à trouver place dans une voiture de touristes. – Plus on est de fous, plus on rit, a dit M. Fenouillard. Mais madame Fenouillard pousse l’irrévérence pour la sagesse des nations jusqu’à affirmer que plus on est de fous plus on est serré. C’est là que madame Fenouillard sentit percer la dent qu’elle devait conserver toute sa vie contre la « perfide Albion ».

On s’arrête au Louvre. Le cicerone entreprend de décrire les beautés du monument. Il s’adresse plus spécialement à M. et madame Fenouillard dont il a distingué l’air intelligent. Au bout d’une heure et quart, M. Fenouillard remarque que le cicerone parlant anglais, c’est probablement à cette circonstance particulière qu’il doit de ne pas comprendre un traître mot de ses explications.

Aussi, nos touristes entreprennent-ils de se tirer d’affaire tout seuls. On monte sur l’Arc de Triomphe. M. Fenouillard jette sur l’horizon un circulaire regard et découvre la colline de Montmartre, pendant que ces dames prises de vertige, refusent énergiquement de partager l’enthousiasme de leur seigneur et maître.

« Que c’est beau ! dit M. Fenouillard, on voudrait planer au-dessus de ces merveilles ! » Juste à ce moment passe un ballon dont l’ancre pêche M. Fenouillard comme un simple goujon. Les idées de M. Fenouillard se modifient instantanément : il préférerait maintenant ne pas planer. Il y a des gens qui ne sont jamais contents.

Cette figure est destinée à montrer jusqu’où les Fenouillard poussent l’esprit de corps. Elle a en même temps pour but de transmettre à la postérité la plus reculée, un touchant exemple de solidarité. Madame Fenouillard surveille de près l’appareil de suspension de sa famille, et frémit en songeant à la fragilité des fonds de culotte, en général.

Conséquences.

 

Comme toujours, les Fenouillard sont supérieurs aux événements. Mais un passant ayant aperçu en l’air quelque chose d’insolite… s’arrête. Aussitôt deux passants en font autant ; puis trois, puis quatre, puis vingt-cinq qui s’empressent d’examiner la chose insolite.

 

Puis une multitude qui persiste à regarder en l’air longtemps après que la chose insolite  a disparu.

La multitude regarderait peut-être encore si deux chiens ne s’étaient pas pris de querelle dans le voisinage ; la foule, aussitôt va voir les chiens se battre.

Cependant, les astronomes qui étaient en séance pour discuter la 72ème décimale du logarithme Népérien de 0,000 000 042, apprenant qu’un météore inconnu a apparu dans le ciel, se mettent en mesure de faire quelques observations avec une rigueur et une précision toute mathématique.

S’appuyant ensuite sur le principe de causalité, ils établissent quelques syllogismes, afin d’échafauder certaines hypothèses ingénieuses. L’un d’eux qualifie ce météore de « météore à queue ». Aussitôt ils entreprennent quelques calculs simples pour déterminer sa trajectoire probable.

Mais l’un d’eux étant venu leur annoncer que le météore a perdu sa queue, ces messieurs sentent leurs cheveux se dresser sur leurs crânes et se replongent dans de nouveaux calculs aussi simples que les précédents.

À la Bastille.

C’est qu’en effet les fonds de culotte ont une limite de résistance et celui de M. Fenouillard a atteint cette limite juste sur la galerie de la colonne de la Bastille. Heureux de se retrouver sur un terrain solide, M. Fenouillard admire la rapidité des communications modernes.

Le choc a été un peu rude. Encore sous le coup d’une émotion bien naturelle, nos aéronautes descendent de la colonne. Le gardien, à leur aspect, passe par toutes les phases de l’ahurissement, ne comprenant pas qu’on puisse descendre d’une colonne sans y être préalablement monté.

Tout le monde est d’avis qu’il est impossible de mieux voir Paris qu’on ne l’a fait et, pour regagner la gare, chacun se met à la recherche d’un véhicule qui n’aille pas remiser, M. Fenouillard, homme pudique, ayant déclaré qu’il serait peut-être convenable de dissimuler aux yeux de ses contemporains la solution de continuité de son pantalon.

C’est ce qui fait que les recherches de chacun des membres de la famille ayant été couronnées de succès, quatre fiacres débouchent en même temps. Abondance de biens ne nuit pas… dit-on ; mais peut-être ce proverbe n’est-il pas applicable aux fiacres.

Car M. Fenouillard, en butte aux réclamations de quatre cochers, se voit sur le point d’être écartelé sous les yeux de sa famille saisie d’épouvante. Il échappe aux horreurs du supplice en payant les quatre voitures qui détalent ; ce qui fait que nos amis regagnent la gare à pied.

— Tiens, Fenouillard ! Te voilà revenu ? — Oui. Je suis venu changer de pantalon, mais je vais repartir. — As-tu vu Paris, cette fois ? — Si je l’ai vu ! Comme tu ne l’as jamais vu, comme tu ne le verras jamais. — Bah ! et comment cela ? — À vol d’oiseau, mon ami, à vol d’oiseau !

La famille Fenouillard aux bains de mer.

Une leçon d’art nautique.

Pourquoi ces demoiselles esquissent-elles un pas gracieux ? C’est que chacune d’elles ayant eu un 8e accessit de récitation, M. leur père vient de leur promettre de les conduire aux bains de mer « à Saint-Malo, patrie de Surcouf, de Duguay-Trouin et… et… et de Duguay-Trouin ».

Dès le jour même, on procède à la confection des malles avec un louable empressement. On vide les armoires avec enthousiasme ; on remplit les coffres avec délire. – Artémise, n’oublie pas ta ceinture verte ? – Non, maman. – Cunégonde, as-tu la lunette d’approche ? – Oui, papa.

À peine débarqué, M. Fenouillard entreprend l’éducation des siens : « Voyez-vous, à tribord, dit-il, un vaisseau sur lequel il y a trois grandes perches, c’est un trois-mâts. Celui-là, à bâbord c’est un deux-mâts, parce qu’il n’a que deux perches ; quant à ce petit, là-bas, c’est un un-mât. »

L’orateur en était là de sa démonstration, lorsqu’une grue tournante, employée à décharger le charbon du trois-mâts de « tribord » balaie la famille, lance madame et mesdemoiselles à bâbord et projette monsieur Agénor par-dessus bord, dans l’eau du port.

Du fond de son panier, madame Fenouillard a la vague intuition qu’elle n’est pas seule à avoir subi le choc, aussi crie-t-elle avec la dernière énergie à son noble époux, « Agénor ! Prends bien garde à ton chapeau neuf ! » – On lui donne un coup de fer, ma petite dame, répond un marin.

Madame Fenouillard constate qu’il est plus facile d’entrer dans un panier à charbon que d’en sortir. Aussi est-on obligé d’employer des moyens très énergiques pour opérer son extraction. Ces demoiselles suivent avec le plus vif intérêt les détails de l’opération.

Le gouvernement change de main.

Madame Fenouillard n’est pas pleinement satisfaite. Elle le manifeste hautement en invectivant cet excellent Fenouillard. Puis, elle se déclare en insurrection contre son seigneur et maître et se charge de diriger dorénavant les mouvements stratégiques de la famille.

Madame Fenouillard saisit aussitôt les rênes du gouvernement et, calme, digne, solennelle, prend la tête, suivie de ses deux demoiselles. Tel un consul romain suivi de ses licteurs. Monsieur voudrait bien aller changer de vêtements ; mais il n’ose en demander l’autorisation au consul !

À l’aspect de la mer, madame s’enthousiasme, ces demoiselles aussi. « Que c’est beau ! dit-elle, l’immensité, c’est le commencement de l’infini ! » M. Fenouillard ose émettre timidement l’opinion que la mer est une grande nappe d’eau ; madame lui lance un regard courroucé. M. Fenouillard retire aussitôt son opinion.

« Tout le monde à l’eau, » commande madame Fenouillard d’un ton qui n’admet pas de réplique. Monsieur obéit, tout en se disant à part lui, que, venant récemment de prendre un bain, il se dispenserait volontiers d’en prendre un second.

M. Fenouillard, homme prudent, trouvant que sa famille s’aventure trop loin, pousse l’audace jusqu’à en faire l’observation. Cette velléité d’indépendance lui attire un second regard courroucé de son épouse et l’injonction d’avoir à rejoindre son monde immédiatement sous peine d’être qualifié de poltron.

M. Fenouillard, qui a été caporal dans la garde nationale, ne connaît que la discipline. Au moment où il s’apprête à obéir, une vague irrespectueuse le roule avec toute sa famille, et il disparaît dans l’onde amère en articulant ces mots : « Honneur au courage malheureux ! »

Agénor a des réminiscences classiques.

Madame Fenouillard regagne sa cabine très mortifiée. Après avoir longuement hésité, mais poussé par un très vif désir de réhabiliter sa direction, M. Fenouillard murmure un timide « je l’avais bien dit ! »

Madame Fenouillard bondit : « Môssieu, dit-elle, apprenez que tous n’avez qu’à vous taire. Vous avez abdiqué entre mes mains une royauté dont vous n’avez pas su faire usage. Abstenez-vous donc, à l’avenir, de toute réflexion. »

Cela dit, madame Fenouillard fait majestueusement demi-tour. Sa mauvaise humeur, qui va sans cesse en augmentant, se traduit par les oscillations inquiétantes de la cabine. Ces demoiselles n’y comprennent rien.

Patatras ! M. Fenouillard, toujours prudent, regarde de loin cette masse remuante et se demande avec inquiétude si ce n’est pas là le monstre qui dévora Hippolyte Il se rassure en remarquant que si son front large est armé de cornes menaçantes, sa croupe ne se recourbe pas en replis tortueux.

On a extrait madame de sa prison. Intérieurement ravi des mésaventures de son irascible moitié, Fenouillard, muet comme un poisson, mais intérieurement ironique, prend extérieurement un air innocent et naïf. Madame Fenouillard est de plus en plus vexée.

À partir de ce jour, la famille étant devenue légendaire, ne peut plus sortir sans être escortée par la marmaille du pays. Aussi, madame s’empresse-t-elle de quitter cette plage inhospitalière. M. Fenouillard proteste par sa soumission contre ce départ qu’il qualifie tout bas de précipité.

La famille Fenouillard
au mont Saint-Michel.

M. Fenouillard tombe en déliquescence.

« Pontorson ! Mont Saint-Michel ! Cinq minutes d’arrêt ! » Madame Fenouillard se précipite : « Allons, mesdemoiselles, du nerf ! De la vigueur, M. Fenouillard ! Sinon nous allons manquer l’omnibus. » Et ce disant, elle franchit d’un pas assuré autant que majestueux l’étroite barrière de la gare, tout en écrasant un brin ce pauvre Fenouillard.

« M’enfermer là-dedans ? Jamais ! déclare madame Fenouillard, qu’on me suive à l’impériale ! » M. Fenouillard a ébauché une timide observation, un coup d’œil sévère de son épouse lui a fermé la bouche. Cependant il affirme son indépendance en terminant intérieurement son observation et en aidant extérieurement à l’ascension de madame Fenouillard.

Au moment de mettre le pied sur l’impériale, madame Fenouillard adresse un « merci ! » bien senti au conducteur qui l’aide à se hisser. Celui-ci la lâche subitement, et, sort funeste ! elle tombe à la renverse sur le chapeau de ce brave Fenouillard, ce qui amortit la chute. Madame Fenouillard décide qu’on ira à pied.

« Monsieur, dit-elle à son époux, vous porterez les bagages ! »Au bout d’une demi-heure, M. Fenouillard trouve le soleil lourd, la valise aussi. Tout à coup ces dames, qui ont pris les devants, le hèlent : « Ho, Ha, Hop ! M. Fenouillard ! Papa… On voit le Mont Saint Michel ! »

Cette nouvelle redonne un peu de courage à M. Fenouillard. « Vous voyez, môssieu, lui dit son épouse, qu’avec un peu de patience vous n’auriez pas donné à vos filles le déplorable exemple de l’indiscipline et du découragement. Que cela vous serve de leçon, à l’avenir. »

Une demi-heure après, le mont Saint-Michel semble tout aussi éloigné. Nos voyageurs s’échelonnent par rang d’énergie ; en tête madame Fenouillard ; ces demoiselles viennent ensuite. Quant à M. Fenouillard… il a disparu.

M. Fenouillard voyage dans l’idéal.

Effet produit sur madame et mesdemoiselles Fenouillard par une marche en plein soleil, à travers un paysage qui, s’il manque un peu de variété, est totalement dépourvu d’ombrages. Le thermomètre marquerait 40 degrés à l’ombre… s’il y en avait.

Un charretier conduisant à l’abbaye du mont Saint-Michel du bois de charpente pour la restauration du monument, cueille, les uns après les autres, les membres éclopés de la famille Fenouillard. Madame Fenouillard commence à regretter d’avoir pris les rênes du gouvernement.

Mais M. Fenouillard bercé, par les cahotements cadencés du véhicule, s’est endormi d’un sommeil réparateur. Deux solides gaillards, soudoyés par madame Fenouillard, transportent les bagages à l’hôtel, chez madame Poulard aîné (À la renommée des bonnes omelettes).

M. Fenouillard est déposé sur un lit où il continue à dormir à poings fermés, tandis que sa noble famille essaye de se refaire en absorbant une omelette de 36 œufs ; ce qui réjouit le cœur de madame Poulard aîné (À la renommée des bonnes omelettes) et lui inspire une profonde estime pour les capacités digestives des naturels de Saint-Remy-sur-Deule (Somme-Inférieure).

Ces dames, convenablement restaurées, entreprennent l’ascension de l’abbaye par le chemin des remparts. Ces demoiselles explorent les environs, cherchent Cancale du côté d’Avranches et prennent l’embouchure du Couesnon pour l’estuaire de la Seine.

Pendant ce temps M. Fenouillard, qui pense, avec Montaigne dont il n’a jamais entendu parler, « que la mollesse et l’incuriosité sont un doux oreiller pour une tête bien faite », continue son somme réparateur en prenant pour confident de ses rêves le parapluie de ses ancêtres, le seul ami auquel il ose confier ses regrets ou ses espérances.

Incarcération de Madame Fenouillard.

Ces dames visitent avec intérêt le promenoir des moines ; elles contemplent avec émotion l’énorme roue que faisaient tourner les prisonniers ; elles considèrent avec stupeur la place qu’occupait jadis la cage de fer en bois, et sondent avec horreur les sombres profondeurs des in-pace !!!

Cependant M. Fenouillard fait des rêves guerriers sans se douter que mesdemoiselles Artémise et Cunégonde redescendent seules des hauteurs du mont Saint-Michel, ayant perdu madame leur mère que le gardien a enfermée par erreur dans l’un des cachots.

Mesdemoiselles Fenouillard refusent toute consolation et des ruisseaux de pleurs coulent de leurs yeux. La foule s’informe : – « Où est votre maman ? » – « Elle est perdue ! » – « Et votre papa ? » – « J’sais pas ! ». En chœur : « Hi ! hi, nous sommes deux pauvres orpheli.. i.. i… nes ! »

Continuant son voyage à travers l’idéal et complètement insensible aux malheurs des siens, M. Fenouillard fait des rêves renversants qui expliquent pourquoi on finira par le découvrir sous son lit.

Retrouvée le lendemain au fond de son cachot, madame Fenouillard inspire à ses deux « demoiselles » une admiration sans bornes, par l’énergie avec laquelle elle proteste contre son incarcération.

Rendue à sa famille, madame Fenouillard, saturée d’émotions, donne le signal du départ ; quant à son époux, il persiste à dormir d’un sommeil réparateur. C’est ainsi que M. Fenouillard visita le mont Saint-Michel.

La famille Fenouillard au Havre.

Nouvel exploit du parapluie des ancêtres.

M. Fenouillard s’est réveillé au Havre. À peine débarqué, il tente de ressaisir les rênes du gouvernement et, abordant un oisif. – Pardon, monsieur, si je vous dérange ; mais vous avez l’air d’être du pays et peut-être pourriez-vous me dire où il est possible de voir de beaux vaisseaux. –Aoh ! Yes. Allez dans le Angleterre.

C’est un peu loin, pense M. Fenouillard. « Eh ! bien, bobonne, qu’en penses-tu ? — Jamais, mossieu, clame madame Fenouillard. Je ne veux rien avoir de commun avec la perfide Albion qui… dont… qui a brûlé Jeanne d’Arc sur le rocher de Sainte-Hélène. » Ces demoiselles esquissent comme leur maman un geste d’amer dégoût.

Madame reprend les rênes et s’approchant d’un jeune Havrais, lui dit : « Jeune homme, vous qui avez l’air intelligent, indiquez-moi où sont les grands bateaux et quels sont les moyens de locomotion que votre édilité met à la disposition des voyageurs ? — C’est-y les trains-de-way que vous voulez dire ? T’nez, v’la justement c’lui qui va aux Transatlantiques qui passe. »

Connaissez-vous les tramways du Havre et le sans-gêne anglais ? Pour les tramways, tant qu’il y a de la place, on monte et quand il n’y en a plus, on monte encore. Pour le sans-gêne anglais, madame Fenouillard en fait à ses dépens la plus concluante expérience. L’œil de M. Fenouillard se courrouce.

— Monsieur, crie-t-il, je vous somme de vous lever.

— No ! Je étais pas arrivé à destination et je étais très bien, beaucoup !

Beau de colère, M. Fenouillard brandit le parapluie de ses ancêtres et le laisse retomber avec une mâle vigueur sur le fils d’Albion.

Celui-ci riposte avec énergie par un coup de la bonne fabrique. M. Fenouillard en voit plusieurs chandelles.

Puis les combattants, expulsés du tramway, continuent sur la voie publique à s’exprimer leur mécontentement respectif.

Suite du précédent.

Le parapluie des ancêtres a vaincu la boxe anglaise. Madame Fenouillard saute au cou de son époux, déclare qu’il est un vrai chevalier français et qu’il est digne de reprendre les rênes du gouvernement. Heureuses d’être les filles d’un preux des jours anciens, ces demoiselles gloussent d’attendrissement et piaillent d’orgueil.

Après les premiers épanchements, M. Fenouillard s’examine et se confirme dans cette idée que peut-être il serait bon qu’il s’achetât un complet pour remplacer ces loques que madame Fenouillard qualifie hardiment de glorieuses. Ces demoiselles proposent de les monter en oriflamme : « Ce sera le drapeau des Fenouillard ! » disent-elles.

La famille entre chez un marchand de confections. Le marchand fait endosser à M. Fenouillard quelques vieux rossignols qu’il lui vante comme étant de la haute nouveauté. — Cela ne vient pas d’Angleterre ? au moins, interroge madame Fenouillard qui sent grandir à vue d’œil la dent qu’elle a contre la perfide Albion. — Oh ! fait le marchand avec horreur.

Au moment où M. Fenouillard achevait sa restauration, il croit apercevoir dans la rue, l’Anglais, cause de tous ses maux. Prenant son courage à deux mains, son parapluie de l’autre et ses jambes à son cou, M. Fenouillard s’élance, vole, se précipite dans la louable et légitime intention de lui faire payer ses habits neufs.

Mais le tailleur croyant avoir affaire à un escroc qui lui filoute son complet, s’élance à sa poursuite avec une ardeur qui n’a d’égale que celle que M. Fenouillard met à poursuivre son Anglais et, appelant la police à son aide, rejoint notre ami au moment précis où il empoigne un brave bourgeois inoffensif et solitaire qui ne comprend rien à cette subite agression.

La main de la justice s’abat sur ce pauvre Fenouillard qui, malgré ses protestations et ses explications, est traîné au poste sous la prévention d’escroquerie manifeste et de tentative d’assassinat par strangulation sur la personne de M. Polycarpe Collinet, agent d’assurances contre les accidents de terrain.

Sur la paille humide des cachots.

Demeurée seule, madame Fenouillard reste plongée dans un sombre abattement et un morne désespoir. Puis elle invoque le ciel ; passant ensuite de la résignation à la colère, elle sent approcher une crise qui éclate à l’aspect du sergent de ville.

Madame Fenouillard, arrêtée pour insulte aux agents et résistance à la force publique, est allée rejoindre son époux dans les sombres profondeurs du poste, et tous deux de compagnie gémissent sur la paille humide des cachots.

Cependant Artémise et Cunégonde, privées de leurs parents, trouvent le moment propice pour s’attendrir sur leur propre sort.

— « Nous sommes deux pauv’s orphelines ! » s’écrient-elles, et des larmes amères perlent sous leurs longs cils roux.

Puis, comme on ne peut pas indéfiniment pleurer, ces demoiselles se font une raison : elles se consultent sur l’emploi de leur temps, et Artémise offre à Cunégonde ahurie de lui prouver la vérité de cette parole d’un philosophe, qu’« au fond de tout mal se trouve un bien ».

Cunégonde demande la démonstration de cette vérité. Artémise lui répond que rien n’est plus simple ! c’est pourquoi toutes deux mettent à profit l’absence de leurs guides naturels pour s’offrir un balthazar intime. On affirme même qu’elles ont poussé le cynisme jusqu’à se commander un dîner spécial.

Mais, hélas ! toute médaille a son revers. La nuit de ces demoiselles fut quelque peu agitée et troublée par d’atroces cauchemars. – C’est ainsi que la famille Fenouillard employa la première journée de son séjour au Havre, département de la Seine-Inférieure.

La Famille Fenouillard visite les bateaux.

Où l’on se retrouve.

Qu’ont donc mesdemoiselles. Artémise et Cunégonde ? Pourquoi leurs intelligentes figures expriment-elles un amer dégoût ? Pourquoi ces intéressantes personnes, d’ordinaire si gracieuses, semblent-elles deux oies errant à l’aventure ? C’est qu’elles éprouvent encore quelques révoltes d’estomac. Mais le devoir les appelle ! et, surmontant les défaillances de la nature, elles vont au poste réclamer leur famille.

Le commissaire. – Monsieur ! nous vous rendons à votre famille éplorée, mais tenez-vous prêt à répondre au premier appel… Quel exemple ! monsieur, vous donnez à vos jeunes filles !

Madame Fenouillard (dans un coin). – Qu’est-ce que vous faites là, mes filles ?

Ces demoiselles. – Rien, maman, nous sommes malades !

Madame Fenouillard. – Pauvres petites, c’est l’émotion.

Libre, M. Fenouillard, homme têtu, revient à sa première idée, qui est de visiter un transatlantique. Oui, mais le tout est d’y pénétrer : ce qui n’est pas très commode quand on est obligé de passer sur une planche étroite et oscillante. M. Fenouillard s’en est bien tiré. « J’ai le pied marin », dit-il. Quant à ces demoiselles, prises du vertige à moitié chemin, elles restent en panne et y seraient peut-être encore si l’on n’était venu à leur aide.

Madame Fenouillard, ayant déclaré que « ni pour or ni pour argent elle ne se résoudra à prendre un pareil chemin, bon tout au plus pour des poules ou des chèvres », et M. Fenouillard ayant dépensé inutilement sa salive et son éloquence pour lui faire modifier son opinion, on se voit contraint d’employer les moyens perfectionnés de la mécanique moderne pour hisser à bord la mère d’Artémise et de Cunégonde.

Madame Fenouillard commence à craindre que la mécanique moderne soit par trop perfectionnée ; mais les marins savent manier les colis : le mouvement ascensionnel ayant pris fin, madame Fenouillard se sent entraînée dans le sens horizontal. Puis un mouvement de descente s’opère et la mère d’Artémise est mollement déposée aux pieds de Cunégonde. M. Fenouillard admire les ressources et le moelleux de la mécanique moderne.

Là-bas, dit M. Fenouillard, c’est le gaillard d’arrière ; ici, le gaillard d’avant ! Tiens ! qu’est-ce que ce trou pratiqué dans le pont sur le gaillard du milieu ?… Accourez, j’ai découvert la machine à vapeur… Mes filles, cette grosse barre de fer ça s’appelle la bielle. Cette grande roue s’appelle un volant. — Papa, est-ce qu’on ne peut pas voir de plus près ? — Si fait ! mes filles : qui m’aime me suive !

(Fin de la première partie.)

Appendice et pièces justificatives.

Extrait du cahier de romances de Mlles Fenouillard. (Page 153)

2° PARTIE

Date de dernière mise à jour : 05/11/2022