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BIBLIOBUS Littérature française

Observations grammaticales sur quelques articles du Dictionnaire du mauvais langage - Guy-Marie Deplace (1772-1843)

 

OBSERVATIONS
GRAMMATICALES
SUR
QUELQUES ARTICLES DU DICTIONNAIRE
DU MAUVAIS LANGAGE.

Par G.-M. Deplace.

Grammatica plus habet in recessu
quam in fronte promittit.

Quintil. cap. IV.

À LYON,
De l'Imprimerie de Ballanche père et fils,
aux Halles de la Grenette.

 


1810.

PRÉFACE.

Le Mauvais Langage corrigé est, sans contredit, un livre utile et propre à faire disparoître un grand nombre de locutions vicieuses usitées à Lyon, même parmi les personnes qui se piquent de parler correctement. Néanmoins un pareil ouvrage, pour répondre à son titre, me paroît exiger un travail beaucoup plus étendu et sur-tout plus approfondi que celui que M. Molard vient de publier.

Il est naturel que l'attention du Lexicographe se porte d'abord sur les mots considérés séparément et sans rapport à leur construction grammaticale. Il faut faire connoître ceux que proscrit le bon usage, en déterminer la valeur précise, et indiquer avec justesse ceux qu'il convient de leur substituer. Mais est-il à propos de comprendre[iv] dans cette nomenclature les expressions qui n'appartiennent qu'aux dernières classes du peuple? Les gens qui les emploient n'achètent pas de dictionnaire; ils ne lisent pas. Et d'ailleurs on feroit des volumes si l'on vouloit recueillir cette foule de mots bizarres, ridicules, dénaturés de mille manières, et souvent créés par l'ouvrier ignorant, au moment même où il en a besoin pour rendre sa pensée. Un livre de grammaire n'est destiné qu'aux personnes qui mettent quelque intérêt à bien parler, et ce n'est certainement pas de la bouche de ces personnes que sortent des mots tels que ceux-ci: agotiau, apincher, bleusir, cologne, égrafiner, et tant d'autres que je me dispense de citer.

Mais ce ne sont pas seulement les termes surannés, impropres ou barbares qui altèrent la pureté de la langue. Les alliances de mots que le goût réprouve, l'emploi irrégulier de certains temps ou[v] de certaines personnes des verbes, la mauvaise construction des autres parties du discours, en un mot, les fautes locales contre la syntaxe, fautes si communes et si graves, voilà, ce me semble, ce qui doit principalement occuper l'écrivain qui veut être le réformateur du langage.

Toutefois, en embrassant les divers objets dont je viens de parler, il n'atteindra son but qu'autant que ses jugemens exprimés d'une manière nette, exacte et précise, seront d'ailleurs conformes aux règles d'une saine logique et aux décisions de ceux dont l'autorité en fait de langue est universellement reconnue. Il lui importe par-dessus tout de ne rejeter un mot, une phrase, qu'après avoir acquis la certitude que cette phrase, ce mot, méritent de l'être. Sans cette précaution, on censure souvent ce qu'on ignore: à un mot précieux par son exactitude, on en substitue un autre qui n'exprime que vaguement la même idée, et l'on appauvrit[vj] ainsi la langue au lieu de l'épurer.

Un livre de la nature de celui dont il s'agit ici, ne doit donc contenir que des décisions fondées sur des principes fixes et incontestables. Il faut qu'on ne puisse pas élever le moindre doute sur les assertions du grammairien qui prononce en maître, et que si par hasard le lecteur peu docile veut remonter aux sources, il n'en revienne qu'avec plus de défiance de lui-même et plus de respect pour l'écrivain.

Quel que soit d'ailleurs le mérite du Dictionnaire de M. Molard, il ne réunit malheureusement pas tous les caractères dont je viens de parler, et l'on risqueroit plus d'une fois de s'égarer en le suivant aveuglément. La plupart des articles qui le composent sont exacts; mais il en est encore un bien grand nombre qui renferment des décisions absolument opposées à celles des maîtres. Quelquefois ce Grammairien condamne[vij] des expressions admises par l'Académie, et les remplace par d'autres beaucoup moins précises. D'autres fois, il cherche à étayer ses opinions par des principes que l'usage et la logique s'accordent à rejeter. Ces erreurs sont d'autant plus dangereuses que le nom de l'auteur suffit aux yeux de bien des gens pour leur donner du crédit.[1] Il me paroît important de les faire connoître, et c'est le but des Observations que l'on va lire. Il n'y sera pas question du style de l'auteur; mon intention n'est point de m'arrêter à ce qui lui est personnel. En prenant la plume,[viij] je n'ai d'autre motif que celui d'être utile, et d'éclairer l'ignorance de quelques personnes consacrées à l'éducation, qui, lorsqu'on leur assure que telle ou telle expression est exacte, se contentent de répondre que cette expression est condamnée dans le Dictionnaire du mauvais langage.

Je suivrai dans mes Observations l'ordre alphabétique adopté par M. Molard: je rapporterai fidèlement ses articles; mes remarques viendront après.


Nota. Je dois avertir que lorsque je cite l'Académie, je n'entends parler que du dernier Dictionnaire qu'elle a elle-même publié, Dictionnaire qu'il ne faut point confondre avec ceux qui depuis quinze à vingt ans ont paru sous le nom de cette illustre compagnie, et qui ne font pas autorité.

 

 

 

 

I.

À. On ne doit pas sous-entendre cette préposition dans la phrase suivante et autres semblables: ma curiosité a failli être punie. Dites, à être punie.

Faillir ne se construit pas avec la préposition de.


Faillir à et faillir de sont deux locutions également françoises, et autorisées, en ces termes, par l'Académie: «On dit qu'une chose a failli à arriver, d'arriver, pour dire qu'elle a été sur le point d'arriver, qu'il a tenu à peu qu'elle[10] n'arrivât. Il a failli à être assassiné; j'ai failli à tomber, j'ai failli de tomber. Toutes ces phrases sont du style familier.»

II.

Affairé. Il est très-affairé. Quoique cette expression soit généralement répandue, elle n'en est pas moins vicieuse.


En lisant le Dictionnaire de M. Molard, je n'ai pu qu'être étonné de voir que l'auteur eût si souvent oublié de consulter l'Académie. Affairé n'est point une expression vicieuse. On dit d'un homme qui a beaucoup d'affaires, qu'il est très-affairé. C'est un mot du style familier.

III.

Air. Doit-on dire cette femme a l'air bon ou a l'air bonne? Les sentimens sont partagés. Ceux qui soutiennent qu'il faut dire a l'air bon, disent que c'est le mot air qui régit l'adjectif;[11] car c'est l'air qui est bon..... M. Domergue nous apprend que M. de Laharpe (pris pour juge) décida qu'il falloit dire: cette soupe a l'air bonne. Voici sans doute la raison sur laquelle il fondoit sa décision. Quand on dit: cette soupe a l'air bonne, il y a ellipse; c'est comme si l'on disoit cette soupe paroît bonne; cette soupe, a l'air d'être bonne. Les mots a l'air étant l'équivalent du verbe paroît, il s'en suit que l'adjectif doit s'accorder avec le mot soupe qui est du féminin..... Je crois que l'usage a décidé la question; par-tout on dit: cette soupe a l'air bonne..... Je ne condamne aucune des deux façons de parler.


Je doute fort que M. de Laharpe ait donné la décision qu'on lui attribue, et les raisons sur lesquelles M. Molard croit que cette décision a pu être fondée, ne me paroissent rien moins que solide. Je vais les examiner.

«Il y a ellipse, dit Dumarsais, quand on supprime dans le discours quelque mot qui seroit exprimé selon la construction pleine.»

Si a l'air signifie paroît, où sont, je le demande, les mots supprimés dans cette phrase: Cette femme a l'air bonne? Où est l'ellipse? Il est aisé de voir que M. Molard s'est trompé sur ce premier point, et que ce ne sont pas les mots avoir l'air, mais avoir l'air d'être, qui sont l'équivalent de paroître. En ce cas, à quoi bon employer l'ellipse dans une phrase où la construction naturelle est tout-à-la-fois plus régulière et plus claire?

En second lieu, si lorsque une locution peut être remplacée par une autre équivalente, on est obligé de se conformer à la construction qu'exige la locution substituée, quelles ne seront pas les conséquences d'un pareil principe? Il sera permis de dire: Cet homme a la mine fier, cet enfant a la mine méchant; et l'on justifiera ce langage barbare par des raisons telles que celles-ci: Avoir la mine signifie paroître; ou bien par cette autre: il y a ellipse; Avoir la mine méchant, signifie avoir la mine d'être méchant.

Au lieu de ces singuliers raisonnemens, ne vaut-il pas mieux reconnoître que dans le cas dont nous parlons, comme dans tous les autres, l'adjectif se rapporte au substantif auquel il est joint et s'accorde avec lui? Et l'Académie ne consacre-t-elle pas ce principe, lorsque parlant en général et sans désigner le sujet, elle cite ces locutions: Avoir l'air guerrier, avoir l'air spirituel, avoir l'air hautain? Ne tranche-t-elle pas la question lorsqu'après ces exemples, elle ajoute encore ceci: «On dit avoir l'air bon, avoir l'air mauvais, pour dire avoir la mine d'un bon homme ou d'un méchant homme»? Est-il possible de ne pas voir que dans ces phrases, les mots bon, mauvais se rapportent nécessairement au substantif air exprimé, et non pas à un sujet dont l'infinitif avoir fait abstraction?

IV.

[14]

Amateur. Ce mot a-t-il un féminin?... Il me semble que l'analogie nous autorise à donner un féminin à ce mot. On dit une spectatrice, une actrice, une force créatrice... Il faut donc donner à amateur une inflexion féminine.


En général, M. Molard ne reconnoît comme françois que les mots qui se trouvent dans l'Académie. N'étoit-il pas naturel d'appliquer ce principe en cette occasion? Pour décider la question qu'il propose ici, il suffit d'ouvrir le Dictionnaire qui fait autorité. Ce Dictionnaire n'admet que le masculin dans amateur, tandis qu'il donne un féminin à spectateur, à acteur, etc. Il faut donc s'en tenir là. Il me seroit facile de citer une multitude de mots qui ne sont pas françois, quoiqu'ils aient en leur faveur l'espèce d'analogie qu'invoque M. Molard. Les principes de l'analogie ne prouveront jamais que tels ou tels mots doivent exister dans une langue; ils ne servent qu'à indiquer la[15] manière la plus régulière de les employer, en cas qu'on les adopte.

V.

Balustre. Sorte de petit pilier façonné..... Il ne faut pas confondre ce mot avec balustrade; celui-ci est un assemblage de balustres. Cependant l'Académie leur donne quelquefois la même signification.


Le mot balustrade ne peut jamais signifier un seul pilier; mais balustre peut, quand on le veut, être employé pour balustrade. En ce sens, il est autorisé, non-seulement par l'Académie, mais encore par nos meilleurs écrivains. S'il falloit n'entendre par balustre qu'un pilier façonné, le dernier de ces vers de Boileau:

Ici s'offre un perron; là, règne un corridor; Là, ce balcon s'enferme en un balustre d'or.[2]

deviendroit absolument inintelligible.

VI.

Benne. C'est une de ces expressions locales nécessaires, ou parce que l'invention des choses qu'elles désignent est de fraîche date, ou parce que l'instrument a une forme particulière.

Benot. Dites, banneau.


Benne, Benneau, Banneau, ne se trouvent point dans le Dictionnaire de l'Académie. Le Dictionnaire de Trévoux les admet tous les trois, et ne donne la préférence à aucun. Il les définit également: vaisseaux de bois qui servent à contenir les liquides, le blé, la vendange, la chaux, etc. Ces mots viennent du latin benna, qu'on retrouve dans Varron, et du diminutif benellus qu'employoient les écrivains du moyen âge.

Benneau et benel signifioient aussi autrefois une espèce de chariot. Ces mots, pris dans les deux sens, sont très-anciens.

VII.

Bretagne. Pièce de fonte qu'on applique au fond de la cheminée. Dites, plaque ou contre-mur.


Contre-mur, pris dans le sens que lui donne ici M. Molard, n'est pas françois. Un contre-mur est un mur que l'on bâtit le long d'un autre, pour le conserver. On fortifie quelquefois le mur d'une terrasse par un contre-mur.

VIII.

Broche de Bas. Petite verge de fer. Dites, aiguille, s. f.; aiguille de bas. Dans ce sens, broche et brocher ont vieilli.


Broche est françois dans le sens que M. Molard indique. L'Académie ne dit point que ce mot ait vieilli.

IX.

Caneçons. Sorte de culotte de toile ou de coton. Dites, caleçons, s. m. pl.; donnez-moi des caleçons. Ce mot s'emploie toujours au pluriel.


M. Molard assujettit à la même règle les mots pincette et tenaille. L'Académie n'emploie caleçon qu'au singulier. Caleçon de toile; se mettre en caleçon; être en caleçon. Le Dictionnaire de Trévoux s'exprime de même, et ajoute seulement qu'on peut employer ce mot au pluriel. Quant aux mots pincette et tenaille, l'Académie cite des exemples du singulier comme du pluriel.

X.

Capon, Caponner. Qui a peur. Ces deux mots ne sont pas françois. Dites, poltron, poltronner.


Capon, Caponner sont françois, mais n'expriment pas l'idée qu'on y attache à[19] Lyon. Un capon est un joueur rusé et fin, attentif à prendre toute sorte d'avantages aux jeux d'adresse. Caponner c'est user de ruse, d'adresse au jeu. Ces deux termes sont populaires.

XI.

Carabasse. Vendre la carabasse; dites; découvrir le pot aux roses.


Pour conserver la figure, on pourroit dire, ce me semble, vendre la calebasse. L'Académie n'autorise-t-elle pas cette locution en citant celle-ci: Frauder la calebasse?

XII.

Carnier. Sac où l'on met le gibier; dites, carnacière, s. f.


La troisième syllabe de ce mot ne prend pas un c; d'après l'Académie, il faut écrire carnassière.

XIII.

Chaîne d'oignons. Acheter une chaîne d'oignons; dites, acheter une glane d'oignons.


Une glane d'oignons et une chaîne d'oignons ne sont pas une même chose. Glane, à proprement parler, signifie une poignée d'épis que l'on ramasse après que les gerbes ont été emportées. C'est le substantif de glaner. Il se dit par extension des fruits, des légumes, etc. Ainsi une glane d'oignons signifie une poignée d'oignons. Le mot le plus propre à désigner ce que le peuple entend par une chaîne d'oignons, est chapelet d'oignons. Cette locution se trouve dans l'Académie.

XIV.

Chauffe-lit. Bassin ayant un couvercle percé de plusieurs trous, et servant à chauffer le lit; dites, bassinoire.Par la même raison vous direz, bassiner, et non pas chauffer un lit.


Chauffe-lit est une expression que l'on trouve dans nos anciens Dictionnaires. L'Académie ne l'admet pas. Le Dictionnaire de Trévoux le place au nombre des mots françois, et le définit ainsi: Ce qui sert à chauffer un lit, soit une bassinoire, un moine, ou autres ustensiles.

Quant à cette locution: chauffer un lit, elle est françoise. L'Académie dit: Chauffer un lit avec une bassinoire, chauffer des draps; et M. Molard l'emploie lui-même dans l'article où il la condamne. Chauffer ne désigne que l'action; bassiner exprime à-la-fois l'action et l'instrument avec lequel on la fait.

XV.

Chercher. On ne doit pas dire être à la cherche de quelque chose; mais dites, être à la poursuite.


Être à la poursuite n'est pas l'équivalent d'être à la cherche. Je crois qu'il faut dire être à la recherche. Le mot poursuite se rapportant aux personnes, suppose qu'elles fuient. On est à la poursuite des ennemis. Appliqué aux choses, il donne à entendre qu'elles peuvent nous échapper. On est à la poursuite d'un emploi. Recherche signifie perquisition. On est à la recherche d'un objet lorsqu'on s'occupe de découvrir où il est.

XVI.

Classique. Ce mot ne s'employoit autrefois que pour désigner les auteurs approuvés et qui ont une grande autorité; c'est la définition qu'on en trouve dans le Dictionnaire de l'Académie; mais celui de Trévoux et quelques autres disent que cet adjectif désigne aussi les livres dont on fait usage en classe. Laharpe l'emploie dans ce sens, ainsi que Geoffroi, et l'usage paroît avoir consacré cette nouvelle signification.


L'origine du mot classique doit être cherchée dans la langue latine de laquelle nous l'avons emprunté. Les citoyens de Rome étoient, comme l'on sait, divisés en diverses classes. Ceux de la première se nommoient exclusivement Classiques, cives classici. On donna dans la suite aux témoins recommandables par leur probité et leurs vertus morales l'épithète de classiques, testes classici. Enfin ce mot s'appliqua par extension aux auteurs dont l'excellence et le mérite étoient universellement reconnus, et c'est ainsi que l'on trouve dans Aulu-Gelle cette expression, auteurs classiques, scriptores classici. Ces citoyens, ces témoins, ces auteurs, chacun sous des rapports différens, faisoient autorité. L'opinion des premiers, les dépositions des seconds, le langage des troisièmes, servoient en quelque sorte de modèle et de règle. Peut-on douter que ce ne soit sur ces notions qu'est basée la définition de l'Académie françoise? Comment quelques Grammairiens n'ont-ils pas reconnu, aux termes dont elle se sert, qu'elle a voulu consacrer[24] en quelque sorte le sens qu'indique une étymologie si glorieuse?[3]

Les personnes qui parlent bien se conforment encore aujourd'hui à la décision de l'Académie. L'Encyclopédie, dans un long article consacré à développer le sens précis du mot classique, déclare «qu'on peut être applaudi, plaire, devenir célèbre parmi ses contemporains, et cependant n'être jamais un auteur classique; que ce droit n'appartient qu'aux meilleurs écrivains de la nation la plus éclairée et la plus polie, etc.»

«Je voudrois, dit Boileau, que la France pût avoir ses auteurs classiques, aussi bien que l'Italie. Pour cela, il nous faudroit un certain nombre de livres qui fussent déclarés exempts de fautes quant au style. Quel est le tribunal qui aura droit de prononcer là-dessus, si ce n'est l'Académie?» Boileau propose ensuite un travail grammatical sur les bonnes traductions, parce que, dit-il, «les bonnes traductions avouées par l'Académie, en même temps qu'elles seroient comme des modèles pour bien écrire, serviroient aussi de modèles pour bien penser.»

L'abbé d'Olivet juge l'idée de Boileau solide; mais il doute qu'il convienne de préférer des traductions, et appliquant à Racine et à Boileau lui-même ce que ce dernier dit des auteurs qui doivent servir de modèles, «Je suis, dit-il, persuadé avec toute la France, qu'ils mériteroient incontestablement tous les deux d'être mis à la tête de nos auteurs classiques, si l'on avoit marqué le très-petit nombre de fautes où ils sont tombés.»

Que l'on ôte au mot classique la signification consacrée par l'Académie, ou qu'on en rende seulement le sens incertain en lui associant une acception nouvelle, et dès-lors ce que l'on vient de lire, comme ce que nos écrivains ont cru dire de plus juste et de plus précis pour caractériser les modèles qu'offre[26] notre littérature, ne sera plus senti, et même ne pourra plus l'être. D'Olivet, l'Encyclopédie, l'Académie, hésitoient en quelque sorte à proclamer classiques nos plus beaux chefs-d'œuvre. Boileau vouloit que ce jugement fût réservé à un tribunal; et aujourd'hui on donnera ce nom à une méthode, à un vocabulaire, à une traduction interlinéaire, à un cours de thèmes, en un mot, au plus petit comme au moins important de tous les livres, pourvu qu'il soit en usage dans les classes! Cela ne fait-il pas pitié?

On répondra sans doute que dans le cas dont je viens de parler, le mot classique n'a plus le même sens que lorsqu'il est question de nos grands écrivains. Il faut bien le supposer; autrement la sottise seroit trop forte. Mais alors, je le demande, à quel signe reconnoîtra-t-on ce second sens si différent du premier? Quel moyen d'éviter la confusion, lorsqu'il sera permis de dire également des œuvres de Racine et des rudimens de Bistac, que ce sont des classiques? Et à quelle fin dénaturer ainsi une expression dont tout le mérite consiste dans l'unité de l'idée qu'on y attache? Beaucoup de gens, je le sais, disent livres classiques, au lieu de livres de classe, parce qu'ils confondent les uns et les autres, ou parce qu'ils trouvent la première de ces locutions plus commode et plus rapide. Mais en voyant la multitude d'ouvrages sur l'éducation dont nous sommes inondés, décorés par leurs auteurs du nom de classiques, auroit-on bien tort de soupçonner que c'est la noblesse primitive du mot qui a flatté la vanité de cette foule d'écrivains médiocres par lesquels il est employé? Il n'y a pas, dans la langue françoise, de terme dont l'amour-propre littéraire doive être plus jaloux; et je sens combien il seroit doux de pouvoir, à l'aide d'une heureuse équivoque, se dire à soi-même: les œuvres de Racine, de Boileau, de Pascal, sont classiques, et les miennes aussi.

M. Molard s'appuie de quelques autorités; il dit: Le Dictionnaire de Trévoux et quelques autres, déclarent que cet adjectif désigne aussi les livres dont on fait usage en classe.

Il y a dans cette phrase beaucoup plus d'adresse qu'on n'imagine. On ne peut mieux dire, et ne dire pas ce que dit le Dictionnaire de Trévoux. Voici ce qu'on y trouve.

«Classique ne se dit guère que des auteurs qu'on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui ont grande autorité. Saint Thomas et Le Maître des sentences sont des classiques en théologie; Virgile et Cicéron, dans les Humanités, etc.»

Je ne sais si mes lecteurs ne verront pas quelque différence entre ces paroles que M. Molard prête au Dictionnaire de Trévoux, les livres dont on fait usage en classe, et celles-ci que j'ai extraites textuellement, les auteurs qu'on lit dans les classes. Je crois apercevoir entre ces deux manières de parler, la même nuance qu'entre celles-ci: Faire usage des rudimens de Bistac, et lire Cicéron ou Horace.

On s'autorise encore de M. de Laharpe. J'ai lu avec quelque attention les œuvres de cet illustre écrivain, et je les ai consultées plus d'une fois sur des questions de grammaire et de littérature. J'y ai trouvé des phrases telles que celles-ci:

«Que de choses à connoître encore dans ce que nous croyons savoir le mieux! Qui de nous, en relisant nos classiques, n'est pas souvent étonné d'y voir ce qu'il n'avoit pas encore vu?»[4]

«Un autre genre de défauts peut leur faire illusion (aux jeunes étudians) dans un auteur tel que Fontenelle; et s'ils ne sont pas bien accoutumés par la lecture des classiques à ne goûter que ce qui est sain, l'abus qu'il fait de son esprit, et ses agrémens recherchés pourront leur paroître ce qu'il y a de plus charmant et de plus parfait.»[5]

Il n'est pas besoin de dire ce que signifie dans ces exemples le mot classique. M. de Laharpe parle comme l'Académie, cela est incontestable. Ce qui l'est beaucoup moins, c'est qu'il se soit servi de la même expression dans le sens restreint de livre de classe. On est d'autant plus porté à le croire, qu'en parlant des Délices et des Élégances de la langue latine, il dit: «Ce sont les titres de quelques livres de classe.»[6] N'auroit-il pas employé cette locution livres classiques si elle eût eu à ses yeux le même sens? Tout le monde connoît d'ailleurs l'aversion qu'il avoit pour les mots nouveaux, et son zèle à défendre la langue contre toute espèce de néologisme.

Il seroit malgré cela très-possible que M. de Laharpe eût donné à certains livres de classe le nom de classiques; cela prouveroit qu'il regardoit comme tels quelques uns des ouvrages employés dans les colléges et dans les écoles, chose qui est vraie et dont personne ne doute; mais cela ne montreroit pas qu'il suffit, selon lui, qu'un livre soit en usage dans les classes pour mériter la dénomination de classique, chose qui fait précisément le sujet de la question.

Je n'ignore pas que le mot classique n'a pas toujours été pris dans un sens rigoureux. Plus d'une fois, lorsqu'on a complimenté un auteur, on a encensé sa vanité en donnant le nom de classique à son livre; mais en cette circonstance même, l'expression dont il s'agit a conservé presque toute sa valeur. M. de Voltaire écrivant à l'abbé d'Olivet, lui disoit: «Tous ceux qui parlent en public doivent étudier votre Traité de la Prosodie; c'est un livre classique qui durera autant que la langue françoise.» Qu'à cette manière de parler, c'est un livre classique, on substitue celle-ci, c'est un livre de classe; et que l'on décide quels seroient en ce cas la délicatesse et le mérite du compliment.

Au reste, je ne nie point que plusieurs écrivains estimables de ces derniers temps n'aient employé le mot classique dans le sens de M. Molard. J'avoue encore que chez les libraires, tous les livres de classe sont des classiques. Un compilateur qui travaille pour un collége, dit qu'il fait un classique. Il n'y a pas jusqu'aux élémens d'arithmétique, de géographie, aux abécédaires même qu'on n'appelle classiques. L'usage peut finir par faire la loi, et l'Académie par obéir: mais alors il faudra une expression nouvelle pour rendre ce que les personnes qui parlent bien entendent par classique. Ce mot le plus beau, le plus précieux de notre langue, perdra toute sa noblesse; il sera dégradé.

XVII.

Corne de Cerf. Dites, bois de cerf.


Il est des circonstances où l'on pécheroit en suivant cette décision. On ne doit pas se servir du mot corne lorsqu'il est question de la tête et du bois d'un cerf; mais lorsqu'on ne fait attention qu'à la matière, le mot corne est françois. On dit: un couteau emmanché de corne de cerf; de la raclure de corne de cerf; de la gelée de corne de cerf. Si dans ces locutions, on employoit le mot bois, on feroit une faute grossière.

XVIII.

Défier. Je défie votre ami de courir aussi vîte que moi; il faut dire: Je défie à votre ami, c'est-à-dire, je fais défi à votre ami.


Je défie à votre ami, n'est pas françois, et la phrase que M. Molard censure est exacte. On verra par la suite que ce Grammairien est souvent trompé par des raisonnemens tels que celui-ci: on dit, je fais défi à; donc il faut dire défier à.

Défier, suivant l'Académie, est un verbe actif qui, dans quelque sens qu'il soit employé, veut toujours un régime simple, comme on le voit par les exemples suivans qu'elle cite: Le prince qui déclaroit la guerre, envoyoit défier l'autre par un héraut.—Il ne faut jamais défier un fou.—Je vous défie de deviner.—Je le défie d'être plus votre serviteur que moi.

XIX.

Dépêcher. Dépêchez vîte. Cette expression renferme un véritable pléonasme; le dernier mot est superflu. Dites seulement, dépêchez. Ce mot emporte avec lui l'idée de vîtesse.


Faire remarquer qu'une phrase renferme un véritable pléonasme, ce n'est pas prouver qu'elle est vicieuse. «Il y a pléonasme, dit Dumarsais, lorsqu'il y a dans la phrase quelque mot superflu; en sorte que le sens n'en seroit pas moins entendu quand ce mot ne seroit pas exprimé..... Lorsque ces mots superflus quant au sens, servent à donner au discours ou plus de grâce, ou plus de netteté, ou plus de force et d'énergie, ils font une figure approuvée.» C'est ce qui a lieu dans la phrase critiquée par M. Molard; le mot vîte ajoute une nouvelle force à la signification du verbe dépêcher. Aussi l'Académie n'a pas craint de faire un pléonasme absolument semblable, dans la phrase suivante: Dépêchez promptement ce que vous avez à faire.

XX.

Dinde..... Pour l'ordinaire les noms d'animaux, principalement ceux d'oiseaux et de poissons, ne distinguent pas les sexes..... On ne distingue les sexes qu'à l'égard des animaux qui nous intéressent, tels que cheval, jument; coq, poule; bœuf, vache; chien, chienne.


Si l'on suivoit le principe de M. Molard, on risqueroit fort de s'égarer. Il n'y a sur ce point d'autre règle que l'usage. On dit lion, lionne; tigre, tigresse, etc. En quoi ces bêtes féroces nous intéressent-elles? Lièvre n'a pas de féminin. Cet animal est-il moins intéressant pour nous que ceux que j'ai d'abord nommés? L'Académie admet le mot renarde, féminin de renard; l'Encyclopédie et quelques Grammairiens le rejettent. La question entre ces autorités se réduit-elle à savoir si l'animal dont il s'agit est intéressant?

XXI.

Donner. En jouant aux cartes..... On ne doit pas dire c'est à moi à faire; mais vous direz, c'est à moi à donner.


L'Académie ne pense pas comme M. Molard. Selon elle, «faire se dit absolument en parlant des jeux de cartes, où chacun donne les cartes à son tour. À qui est-ce à faire? c'est à vous à faire

XXII.

Droit. On dit à une demoiselle, tenez-vous droit, et non pas droite, parce que ce mot est employé adverbialement.


Cette décision est erronnée. Il n'est pas plus permis de dire à une demoiselle, tenez-vous droit, que tenez-vous penché, tenez-vous courbé. Il faut dire: tenez-vous droite, penchée, courbée.

Droit, considéré comme adverbe, signifie directement, par le plus court chemin. Ainsi l'on dit très-bien: cette demoiselle marche droit. Cette personne va droit au but. Cette route mène droit à Paris. On peut employer cette expression dans le sens propre et dans le sens figuré.

Droit, dans la phrase condamnée par M. Molard, est un adjectif qui signifie ce qui est perpendiculaire, ce qui ne penche d'aucun côté. Cette décision n'est pas de moi; elle est de l'Académie dont j'ai pour ainsi dire emprunté tous les termes. À la définition que l'on vient de lire, elle ajoute ces deux exemples: se tenir droit; ce mur n'est pas droit.

XXIII.

Échevette. Dites, petit écheveau, ou botte de fil.

Flotte de fil. Dites, écheveau, botte de fil.


Il ne faut jamais dire botte au lieu de flotte ou d'échevette; la langue françoise n'admet que écheveau. Si la botte, de l'aveu de M. Molard, est l'assemblage de plusieurs écheveaux, comment se fait-il qu'il propose d'employer ce mot pour désigner un petit écheveau?

XXIV.

Éduquer. Il est à présumer que ceux qui s'expriment ainsi ont reçu eux-mêmes une fort mauvaise éducation.


Je ne veux point m'arrêter à contester à M. Molard la vérité de cette assertion; mais il ajoute: «M. Roubaud, dans ses Synonymes, a pris la défense de ce mot.» M. Roubaud, l'un de nos Grammairiens les plus profonds, auroit-il reçu une fort mauvaise éducation, ou prendroit-il la défense de gens mal élevés?

XXV.

Endéver. Ce mot signifie avoir un grand dépit de quelque chose. On l'emploie mal-à-propos dans le sens de contrarier: ils m'ont fait endéver.


Dans la phrase que cite M. Molard, endêver n'a point le sens de contrarier. Il n'auroit cette signification que dans une phrase semblable à celle-ci: ils m'ont endêvé. Mais personne ne s'exprime de la sorte. Que dans la phrase critiquée on substitue au mot endêver la définition donnée par M. Molard, on aura: Ils m'ont fait avoir grand dépit, ce qui est exact. Cette locution est populaire.

XXVI.

Exemple. Suivez les bons exemples qu'on vous donne, et non pas imitez les bons exemples.

Imiter l'exemple pour dire suivre l'exemple, rien de plus commun que cette erreur de langage. On imite la conduite, on suit l'exemple.


La prétendue erreur de langage que critique M. Molard a été commise par nos meilleurs écrivains. On la trouve dans presque tous les livres du grand siècle, selon la remarque de Bouhours lui-même, qui cependant ne croit pas cette locution de la dernière pureté. Imiter un exemple est certainement l'expression propre. Suivre, construit avec exemple, n'est employé qu'au figuré. Si l'on dit imiter les vertus, les actions de quelqu'un, c'est que l'on considère ces vertus, ces actions comme des exemples; de même que l'on dit copier une tête, un paysage, parce que l'on considère cette tête, ce paysage, comme des modèles. Il y a quelques différences entre suivre et imiter un exemple. L'abbé Roubaud les a assignées avec assez de justesse. «Il faut, dit ce Grammairien, tâcher d'imiter les beaux exemples, pour en donner, du moins, de bons à suivre.» M. Piestre, dans sa Synonymie françoise, remarque avec raison que suivre l'exemple, ne se dit qu'en matière de mœurs; et qu'en fait d'arts et de littérature, on doit dire imiter un exemple. Mais il ne restreint point la signification de cette locution,[41] comme il restreint celle de la première.

Aux raisons que je viens de donner, ajoutons l'autorité des Dictionnaires. Voici comment s'exprime celui de Trévoux: «On dit très-bien et très-élégamment imiter des exemples, quand il s'agit d'éloquence, de poésie, de peinture, etc. On le dit même à l'égard des actions et des mœurs..... Les latins ont dit aussi imitari exemplum

Quant à l'Académie, ce qui prouve que non-seulement elle admet le mot imiter dans les cas dont nous parlons, mais encore qu'elle le regarde comme plus littéral, c'est qu'elle définit l'exemple, ce qui peut être imité. D'après M. Molard, elle auroit dû dire: ce qui peut être suivi.

XXVII.

Garante. Femme qui sert de caution. Ce mot n'est pas employé ordinairement au féminin en style de négociation, parce que rarement les femmes sont admises à servir de caution.


Garant signifiant simplement quelqu'un qui répond du fait d'autrui ou du sien propre, fait au féminin garante.[7] L'Académie ajoute que quelques-uns s'en sont aussi servis dans le style de négociation, c'est-à-dire dans le style spécialement consacré aux traités et autres affaires publiques. L'exemple que l'Académie cite ne laisse pas le moindre doute à cet égard: La Reine s'est rendue garante de ce traité.

XXVIII.

Garde-robe. Construction en bois, propre à serrer des habits ou du linge. Il faut se servir du mot armoire, subs. fém.; soit que cette construction ait un fond ou qu'elle n'en ait pas: une belle armoire. La garde-robe est le lieu où l'on renferme les habillemens d'un prince. On dit d'un simple particulier qu'il a une riche garde-robe pour dire qu'il a un grand nombre de beaux habillemens, sans avoir égard au lieu où il les tient. Mais en toute autre circonstance, le mot garde-robe s'entend d'une construction qui regarde le maçon, et non pas le charpentier.


La garde-robe est la chambre destinée à contenir le linge, les habits, les hardes de jour et de nuit, etc. L'Académie dont j'emprunte les termes, ne fait pas de distinction à cet égard entre le prince et le particulier. Elle ne dit pas que le mot garde-robe doive s'entendre d'une construction qui regarde le maçon, parce que l'ouvrier ne change ni la nature, ni la destination de la chose. Elle se sert, il est vrai, du mot chambre: mais les Grammairiens n'emploient pas cette dernière expression. Ils définissent la garde-robe; le lieu où l'on serre les habits. C'est ainsi que s'expriment l'auteur des Convenances grammaticales et M. de Wailly. S'ils ont raison, quand une armoire est le lieu ou l'on serre des hardes, on peut l'appeler garde-robe.

Les mêmes Grammairiens appellent garde-robe, subs. masc., un fourreau ou surtout de toile, pour conserver les vêtemens. Ménage dit la même chose dans ses Observations sur la langue françoise. L'Académie n'en parle pas.

XXIX.

Garnissaire. Soldat qui loge chez le débiteur du gouvernement; dites, garnisaire subs. masc., du mot garnison. Nous devons cette expression au régime révolutionnaire; avant cette époque on se servait du mot séquestre. Il est à désirer qu'on supprime ce mot qui devient inutile, puisque nous en avons un équivalent.


Il s'en faut bien que séquestre soit l'équivalent de garnisaire. La signification de ces deux mots est absolument différente. Séquestre, subs. masc., est un terme de droit dont on se sert pour désigner une personne quelconque, à la garde de laquelle sont confiées les choses séquestrées par ordre de la justice. On s'assure de la probité et de la solvabilité d'un séquestre, avant de l'employer en cette qualité. Le garnisaire, comme le dit fort bien M. Molard, n'est qu'un soldat qui loge chez le débiteur du Gouvernement. Il n'a aucune fonction à remplir; rien n'est confié à sa surveillance et à sa garde. C'est un hôte forcé dont la présence incommode n'a d'autre but que de contraindre celui chez lequel il est, d'obéir à la loi, et d'acquitter sa dette.

XXX.

Gentil, gentille. Cet écolier est bien gentil; dites, laborieux, diligent. Gentil veut dire joli, délicat. Une gentille bergère.


Gentil signifie non-seulement joli, délicat, mais encore qui plaît, qui est aimable.

Ces phrases ironiques admises par l'Académie, «je vous trouve bien gentil, vous êtes un gentil compagnon,» ne signifient très-certainement pas, je vous trouve bien joli, vous êtes un délicat compagnon. Qui ne sait d'ailleurs qu'un enfant fort laid peut être fort gentil, et un enfant fort joli ne l'être pas? «On est gentil par l'air et les manières, dit Roubaud; il ne faut que des traits gracieux pour être joli. Sans ces traits, avec l'agrément des façons, on est gentil.» Il est bien vrai que gentil ne signifie pas diligent, laborieux; mais la[47] diligence et l'amour du travail sont des qualités qui rendent aimable; elles influent sur les manières, et peuvent faire dire quelquefois d'un écolier qu'il est bien gentil.

XXXI.

Gravé. Il est gravé de petite vérole. Dites, marqué de petite vérole.


Gravé de petite vérole est une locution exacte qui, outre la précision, a pour elle l'autorité du bon usage. Il suffit d'ouvrir les Dictionnaires pour s'en convaincre. L'Académie dit: «Avoir le visage gravé de petite vérole.—On dit qu'un homme est tout gravé de petite vérole, pour dire qu'il est extrêmement marquéGravé exprime plus fortement l'idée que marqué ne fait qu'indiquer.

XXXII.

Gravir une montagne. Ce verbe n'est pas transitif. Dites, gravir sur une[48] montagne. On croît que l'étymologie de ce verbe est gravatè ire, aller péniblement.


La décision de M. Molard, fondée d'ailleurs sur des exemples cités dans l'Académie, n'est pas admise par plusieurs écrivains. On n'est pas d'accord sur l'étymologie. Quelques Grammairiens font dériver gravir de l'italien gradire, monter par degrés. D'autres vont chercher son origine dans grapire et grapare, verbes latins du moyen âge, qui signifient gripper, saisir fortement, parce que, disent-ils, lorsqu'on gravit, on s'attache aux pierres, aux rochers, etc. En suivant cette étymologie, on donne à gravir, une signification active. Le Dictionnaire de Trévoux l'admet: Gravir une montagne. On en trouve des exemples dans de bons auteurs; je l'ai vu dans un de nos poètes.

Au reste, quand même le verbe gravir seroit neutre, il ne faudroit pas croire que ce fût une raison pour ne pas dire gravir une montagne. Cette locution ne me paroît pas moins exacte que celle-ci: monter une montagne, descendre les degrés. Dans ces phrases, monter des pierres sur un bâtiment, descendre du vin à la cave, les verbes monter et descendre sont actifs, et ont pour régime les mots qui les suivent. On monte, on descend réellement les objets dont on parle, c'est-à-dire, qu'on les transporte plus haut ou plus bas qu'ils ne sont. Mais il n'en est pas de même dans les premières phrases que j'ai citées; et les mots montagne et degrés, qui d'abord semblent être immédiatement dépendans du verbe, sont le régime d'une préposition sous-entendue.

XXXIII.

Hypocondre. Cet homme est hypocondre, c'est-à-dire mélancolique. Dites, hypocondriaque. Le premier mot est le nom de la maladie, et le second le nom du malade en tant qu'il est affecté de cette maladie. Hypocondre est un substantif, hypocondriaque est un adjectif.


Hypocondre n'est[50] point le nom d'une maladie; c'est un terme d'anatomie par lequel on désigne les parties latérales de la région supérieure du bas-ventre. Il est possible que je me trompe en parlant de choses que j'entends fort peu, mais du moins je me tromperai en suivant l'Académie. Elle ne donne pas de nom particulier à la maladie causée par le vice des hypocondres[8], et se contente de dire que celui qui en est atteint est hypocondriaque. À l'article hypocondre, elle ajoute cette remarque: «On dit figurément et abusivement d'un homme bizarre et extravagant qu'il est hypocondre, que c'est un hypocondre. Cet abus n'a lieu que dans la conversation.»

Malgré l'abus, bien des gens seront incorrigibles. Quelques-uns s'autoriseront de ce passage de Boileau, dans sa Satyre de l'homme.

Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle, Sacrifier à l'homme, adorer son idole, Lui venir, comme au Dieu des saisons et des vents, Demander à genoux la pluie ou le beau temps? Non. Mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre Adorer le métal que lui-même il fit fondre.

D'autres se souviendront de ces vers de Lafontaine, dans la fable de la Chatte métamorphosée en femme:

Jamais la dame la plus belle Ne charma tant son favori Que fait cette épouse nouvelle Son hypocondre de mari.

et ils continueront ainsi à dire de certaines gens qu'ils sont hypocondres.

XXXIV.

Jeter. Ne dites pas: cette plaie jette; mais cette plaie suppure.


Dites, si vous voulez, cette plaie jette. Jeter, selon l'Académie, «se dit des ulcères, des apostèmes, des plaies, etc. Cette apostème jette du pus; ces ulcères, ces pustules jettent beaucoup. Sa plaie commence à jeter

XXXV.

Le. L'adverbe bien veut l'article; bien des gens s'estiment plus qu'ils ne valent..... On supprime l'article après beaucoup, parce que c'est l'équivalent de ces mots, une grande quantité.


J'ai déjà fait remarquer combien il est dangereux en grammaire d'établir le principe que M. Molard répète ici.

1.o S'il est vrai que l'on dit beaucoup de, et non pas beaucoup des, parce que beaucoup est l'équivalent de grande quantité, pourquoi ne diroit-on pas bien de gens au lieu de bien des gens? Bien n'est-il pas aussi dans ce cas l'équivalent de grande quantité?

2.o Beaucoup est-il toujours l'équivalent de une grande quantité? Le prétendre, ce seroit dire que cette phrase: j'ai beaucoup de plaisir à vous voir, signifie j'ai une grande quantité de plaisir à vous voir, ce qui est absurde.

Je placerai ici une autre observation sur le mot beaucoup. M. Molard condamne d'une manière absolue cette locution, il s'en faut de beaucoup, et veut qu'on supprime le de[9]. Cette règle n'est pas exacte; voici celle que donne l'Académie: «On dit il s'en faut beaucoup pour dire qu'il y a une grande différence. Le cadet n'est pas si sage que l'aîné, il s'en faut beaucoup. Et on dit il s'en faut de beaucoup pour dire que la quantité qui devoit y être n'y est pas. Vous croyez m'avoir tout rendu; il s'en faut de beaucoup.»

XXXVI.

Lit de camp. Dites, lit de sangle.


Un lit de camp n'est point un lit de sangle. Ces deux expressions sont également françoises; mais il ne faut pas prendre l'une pour l'autre. On appelle lit de camp ou lit brisé un lit dont les pieds se brisent, se démontent, et que l'on peut transporter dans une malle, etc. Le lit de sangle est fait de sangles attachées à deux pièces de bois soutenues par deux pieds qui se croisent.

XXXVII.

Malgré que..... Moyennant que. Malgré, moyennant sont des prépositions qui, en cette qualité, demandent un complément, et qui ne peuvent pas être suivies de la conjonction que.


Je réunis ces locutions dont M. Molard a fait deux articles séparés. On les trouve dans les anciens Dictionnaires. «Je ferai cette choses moyennant qu'il me dédommage, dit le Dictionnaire de Trévoux.»[10] On ne s'en sert plus aujourd'hui. Mais le principe d'après lequel M. Molard les condamne est absolument faux. Rien n'est plus commun que l'union du que conjonction avec une préposition. Les mots avant, dès, depuis, outre, pendant, pour, etc. sont certainement des prépositions, et cependant l'on dit avant que, dès que, depuis que, outre que, pendant que, pour que, etc.

XXXVIII.

Moi. Ne dites pas, menez moi-zi; mais dites, menez m'y.


L'Académie tient un tout autre langage. Voici comment elle s'exprime:

«La particule y, unie au pronom me, ne se met jamais après le verbe. On dira bien, vous m'y attendrez, je vous prie de m'y mener; mais on ne dira pas, attendez m'y, menez m'y

D'après cette règle, on voit que l'Académie veut qu'en ce cas on donne à la phrase un autre tour, au moyen duquel le pronom précède le verbe. Cependant quelques Grammairiens estimables proposent de dire: menez-y-moi, arrêtes-y-toi. Il faut convenir que ces manières de parler sont bien dures.

XXXIX.

Moral signifie qui a trait aux mœurs, et non qui a des mœurs. Immoral se dit des choses et non des personnes. Dites, des livres immoraux, une conduite immorale. Mais ne dites pas, un jeune homme immoral.


Moral signifie non-seulement ce qui a trait aux mœurs, mais encore ce qui renferme une bonne morale, une morale saine. L'Académie dit en ce sens: cela est fort moral. Depuis quelques années, plusieurs écrivains emploient le mot moral en parlant des personnes, cet homme est moral, pour dire qu'il a des mœurs; on fait aussi de moral un substantif: le moral influe sur le physique. Ces manières de parler ne sont pas encore consacrées.

Quant à immoral, il n'est point dans le Dictionnaire qui fait autorité; c'est un mot nouveau. Les Dictionnaires publiés sous le nom de l'Académie l'ont adopté, et disent qu'il s'emploie en parlant des personnes et des choses. Voici comment ils le définissent.[11]

«Immoral, qui est contraire à la morale, qui est sans principes de morale. Caractère immoral. Ouvrage immoral. C'est l'homme le plus immoral que je connoisse.»

XL.

Mouche à miel. Dites, abeille.


Le mot mouche à miel n'est pas moins exact que celui d'abeille. Il se trouve dans tous les Dictionnaires, et l'Académie le cite deux fois, l'une à l'article Mouche, et l'autre à l'article Miel. D'ailleurs qui ne connoît la fable que Lafontaine lui-même a intitulée, Les Frêlons et les Mouches à miel?

XLI.

Officier de génie. Il ne faut pas confondre un officier du génie avec un officier de génie. La première expression désigne le corps où sert l'officier, et la seconde indique la qualité de son esprit.


Je ne sais où M. Molard a pris cette distinction subtile; elle n'est pas fondée. On dit un officier de génie, comme on dit un officier de guerre, un officier de marine, un officier de justice. Lorsqu'on parle en général, on supprime l'article, et l'on emploie la préposition de. L'équivoque n'est à craindre que pour ceux qui ne savent pas bien le françois. C'est à l'homme et non pas à la profession qu'il faut associer les qualités bonnes ou mauvaises qui appartiennent plus à l'un qu'à l'autre. Ainsi on ne dira pas un général de génie, un officier de génie, un magistrat de génie, pour dire qu'un général, un officier, un magistrat, ont du génie.[59] Ce seroit la même chose que si l'on disoit un général d'esprit, un officier d'esprit, un magistrat d'esprit, pour dire qu'un général, un officier, un magistrat, ont de l'esprit. Mais on dira très-bien, ce général, cet officier, ce magistrat sont des hommes d'esprit, des hommes de génie.

XLII.

Paire. Une chose unique composée de deux pièces. Dites, une paire. Une paire de bas, une paire de ciseaux, etc.


Rien n'est plus important qu'une bonne définition. Celle-ci, empruntée de l'Académie, n'est pas exacte, parce que, considérée séparément, elle ne détermine qu'une des nombreuses significations du mot. L'auteur ne songeoit sans doute qu'à l'un des exemples qu'il a donnés, une paire de ciseaux, et oublioit le premier. On ne dira jamais qu'une paire de bas, ou une paire de bœufs, soit une chose unique composée de deux pièces. Paire se dit aussi de deux animaux de même espèce, ou de deux choses qui vont ensemble. Une paire de pigeons, une paire de gants.

XLIII.

Pardonner. Pardonnez ceux qui vous ont offensé. Cette phrase renferme un solécisme. Le mot pardonner signifie donner pardon; or, on donne pardon à quelqu'un. Dites, pardonnez à ceux, etc. et non pardonnez ceux, etc.


Cette décision est juste; mais la raison qu'on en donne est fausse. M. Molard part toujours de ce principe erronné, que des locutions équivalentes pour le sens doivent avoir une construction semblable. On ne sauroit admettre cette règle, sans dénaturer la langue et la rendre barbare. On s'en convaincra par l'application que je vais en faire aux deux exemples suivans.

Absoudre, congédier, signifient donner l'absolution, donner congé; or, on donne l'absolution, on donne congé à quelqu'un. Dites[61] donc, absoudre à quelqu'un; congédier à quelqu'un. En Grammaire, comme en toute autre matière, il est aisé de reconnoître la fausseté d'un principe, par l'absurdité des conséquences.

XLIV.

Paresol. Dites, parasol. Ce nom est composé de para et de sol. Le premier est une préposition grecque, qui signifie contre, c'est-à-dire contre le soleil; il signifie aussi à côté. J'en dis autant des mots parepluie, parevent: on doit dire, parapluie, paravent, en vertu de la même observation.


C'est probablement la première fois qu'on a donné à parasol une pareille étymologie. Parasol vient de l'italien para sole. Parare, en italien, signifie entr'autres choses garantir, défendre contre les incommodités, en éloignant l'objet incommode; le verbe françois parer a aussi quelquefois le même sens. C'est ce que disent les étymologistes, et[62] entr'autres Ménage, qui ajoute que la parasol a été ainsi nommé, quia solem arcet. Cette remarque s'applique également aux mots paravent et parapluie.

XLV.

Parfaitement. Je suis très-parfaitement, ou bien parfaitement convaincu. Les mots parfaitement et parfait ne peuvent pas être modifiés en plus ou en moins. Car on ne peut rien ajouter à ce qui est parfait....... On ne dira donc pas: un des modèles les plus parfaits. La perfection est une qualité absolue: elle rejette toute modification en plus et en moins. La perfection est au plus haut degré; il n'y a que les qualités relatives qui admettent le plus ou le moins.


La perfection, considérée comme qualité absolue, ne convient qu'à Dieu. Toute perfection dans les hommes et dans leurs ouvrages n'est que relative, et[63] admet par conséquent le plus ou le moins. On ne sauroit indiquer un ouvrage si parfait qu'on ne pût en concevoir un plus parfait encore. Aussi le mot parfait a-t-il un positif, un comparatif et un superlatif dans toutes les langues. Les écrivains du siècle de Louis XIV l'emploient très-souvent dans ces divers degrés de signification. Il me seroit aisé d'en citer de nombreux exemples; je me contenterai de rapporter les phrases suivantes, prises dans les écrits de trois hommes qui certainement savoient le françois.

«Démosthène et Cicéron, dit Rollin, sont des modèles d'éloquence les plus parfaits.»[12]

«Ce quelque chose qui est en moi et qui pense, dit La Bruyère, s'il doit son être et sa conservation à une nature universelle qui a toujours été et qui sera toujours, laquelle il reconnoisse comme sa cause, il faut indispensablement que ce soit à une nature universelle, ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus parfaite que ce qui pense.»[13]

«Le plus parfait de tous les anges, dit Bossuet, qui avoit été aussi le plus superbe, se trouva le plus mal-faisant comme le plus malheureux.»[14]

XLVI.

Patte. On dit proverbialement faire sa patte, pour dire faire son profit dans une place. Cet intendant a bien fait sa patte. Cette expression n'est pas françoise; dites, il a fait son magot, expression populaire.


Magot signifie amas d'argent caché; faire son magot veut donc dire, faire un amas d'argent caché. Un homme qui veut passer incognito d'un pays dans un autre, fait son magot, et s'en va. La locution que propose M. Molard n'emporte pas avec elle l'idée de profit que le peuple attache à celle-ci, faire sa patte. Pour exprimer cette idée, il faut dire, faire ses orges.

«On dit proverbialement et figurément qu'un homme a bien fait ses orges dans une affaire, dans un emploi, pour dire qu'il y a fait un grand profit.»[15]

XLVII.

Physique. Cet homme a un beau physique. Ce mot n'avoit pas autrefois la signification de taille, de stature. L'Académie ne lui donne pas cette acception. Mais depuis quelque temps on en fait un nom masculin qui signifie tournure.


Physique ne signifie point encore aujourd'hui taille, stature. Un homme d'une[66] belle taille, d'une haute stature, n'a pas toujours un beau physique. Il n'est pas moins inexact d'en faire le synonyme de tournure. Voici comment s'expriment sur ce mot les derniers Dictionnaires publiés sous le nom de l'Académie:

«On dit substantivement au masculin, le physique d'un homme, pour désigner sa constitution naturelle, et aussi son apparence. Un bon physique; il a un beau physique.»

XLVIII.

Plein. Il a tout plein de bontés pour moi; dites, il a beaucoup de bontés pour moi.


La locution que critique ici M. Molard, est du style familier. Il m'étoit souvent arrivé de la condamner, lorsqu'enfin je trouvai quelqu'un qui me dit: Quelle différence de construction voyez-vous, Monsieur, entre cette locution, tout plein de bontés, et celle-ci, tout plein de gens?—Aucune, répliquai-je.—Eh bien! si l'Académie admet la seconde, puisque, de votre aveu, la première lui est semblable, pourquoi la rejetteriez-vous?—Il s'agit de vérifier ce que dit l'Académie.

Nous vérifiâmes, et je vis, ou du moins je crus voir que j'avois tort.

XLIX.

Préposition. Il faut répéter la préposition devant les mots qui n'ont pas une signification à-peu-près semblable. Vous ne direz pas: ce bouquet est composé de roses, œillets et myrte; il faut répéter la préposition de.


L'abbé Girard, dans ses Discours sur les vrais principes de la langue françoise, et M. de Wailly, dans sa Grammaire, prescrivent la même règle. Mais il est aisé, ce me semble, de faire voir que ces grammairiens estimables se trompent en cette occasion. Pour ne pas sortir de l'exemple cité par M. Molard, s'il est vrai qu'il faille répéter la préposition devant les mots qui n'ont pas une signification à-peu-près semblable, on sera obligé de dire:

Avec des œillets, avec des roses et avec du myrte, on feroit un beau bouquet.

On péchera, au contraire, en disant:

Avec des œillets, des roses et du myrte, on feroit, etc.

Or, je le demande, quel est le Grammairien qui osera approuver la première de ces phrases, et blâmer la seconde?

En admettant le principe que je combats, il y aura encore une faute dans ces exemples: parmi les frères et les sœurs; entre la France et la Suède; contre la raison et la foi; malgré son or et son crédit; après mes objections et vos réponses; excepté François I.er et Charles-Quint, etc.

Et pour être exact, il faudra dire: Parmi les frères et parmi les sœurs; entre la France et entre la Suède; après mes objections et après vos réponses, etc. En vérité, y eut-il jamais erreur plus palpable? Je serois trop long, si je voulois rappeler ici ce qu'on écrit les Grammairiens pour réduire à des principes fixes ce qui regarde cette matière. Sans prétendre donner une règle absolue et invariable sur un point qui dépend principalement de l'usage, je me contente de dire d'après quelques autorités, qu'en général les prépositions composées de plusieurs syllabes ne se répètent pas, et qu'au contraire les monosyllabes se répètent, et c'est ce qui a pu tromper MM. Girard et de Wailly. Car il est à remarquer que ces écrivains, ainsi que M. Molard, n'ont justifié leur décision que par des exemples dans lesquels les prépositions sont monosyllabes.

L.

Près ne doit pas s'employer pour le mot auprès; près de est opposé à loin de; auprès de exprime une idée d'entour. Il est demeuré près de l'église; j'ai mes enfans auprès de moi.


Auprès de n'emporte[70] pas l'idée d'entour. On dit très-bien avec l'Académie: Sa maison est auprès de la mienne, il loge auprès de l'église, la rivière passe auprès de la ville; comme on dit, sa maison est près de la mienne, il loge près de l'église, la rivière passe près de la ville.

Vaugelas donne aux deux locutions dont nous parlons une signification semblable. Il ajoute qu'auprès se construit également avec un nom de personne et un nom de chose, il est auprès de moi; il loge auprès de l'église: et près, avec un nom de chose seulement, il est près du palais. Cette opinion est confirmée par Patru et Thomas Corneille. Selon d'autres Grammairiens, auprès, d'ailleurs synonyme de près, exprimeroit en outre une plus grande proximité. Cette distinction est peut-être trop subtile.

LI.

Prêt, Près. Ces prépositions ne peuvent pas être employées indifféremment. Ne dites pas le sang est prêt à couler; mais dites, près de couler. Car l'adjectif prêt signifie préparé, disposé..... Le mot près marque l'approche..... On trouve quelquefois cette faute dans Racine et dans les ouvrages de J.-J. Rousseau.


La plupart des Grammairiens décident comme M. Molard, et j'ai partagé long-temps leur opinion. Il me semble aujourd'hui que la règle qu'ils donnent est trop absolue, et que dans sa généralité elle est contraire, non-seulement à l'usage suivi par nos bons écrivains, mais à l'Académie elle-même.

Il y a cent ans, que l'on écrivoit également prest à et prest de. Dans les deux cas, on donnoit à prest un féminin, et l'on disoit preste à, preste de. Il semble même qu'on évitât d'employer près dans les constructions dont il s'agit ici. Bouhours, l'un des plus illustres Grammairiens du temps, autorise les deux locutions que j'ai citées. Elles étoient encore usitées vers le milieu du 18.e siècle: les Dictionnaires le constatent. On trouve dans celui de Trévoux, édition de 1771, des phrases telles que celles-ci: Ville prête de se rendre. Fille prête de se marier, etc.

Aujourd'hui on ne dit plus prêt de; en ce cas on emploie la préposition près, et près de signifie toujours sur le point de.[16] Mais prêt à n'a-t-il jamais le même sens, et sa signification est-elle toujours restreinte à celle-ci, disposé à, préparé à? c'est ce qu'il s'agit de décider. M. Molard prononce affirmativement, et ajoute que Racine et J.-J. Rousseau ont péché contre cette règle. Si ces écrivains étoient seuls, peut-être hésiterois-je moins; mais le nombre et le caractère de ceux qui ont parlé comme eux, m'effraie et me retient. Je n'ose condamner des coupables tels que Bossuet, Rollin, Boileau, Pascal, Racine le fils, Lefranc de Pompignan, la plupart de leurs contemporains, et même plusieurs de nos auteurs modernes les plus célèbres.

Dans l'Oraison funèbre du chancelier Le Tellier, Bossuet s'exprime ainsi: «Enfin prêt à rendre l'ame, je rends grâces à Dieu, dit le chancelier, de voir défaillir mon corps avant mon esprit.»

«Rome prête à succomber, dit Rollin, se soutint principalement durant ses malheurs par la confiance et la sagesse du sénat.»

«Voyez-vous, dit Boileau, la terre ouverte jusqu'en son centre, l'enfer prêt à paroître?»

«Il est injuste qu'on s'attache à nous, dit Pascal, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement; nous tromperons ceux à qui nous en ferons naître le désir. Car nous ne sommes la fin de personne, et nous n'avons pas de quoi les satisfaire. Ne sommes-nous pas prêts à mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourroit.»

M. Lefranc, en parlant des impies, dit:

Le faux calme dont ils jouissent Est toujours prêt à se troubler. Un éclair seul les fait trembler; Ils blasphèment, mais ils frémissent.

Racine le fils termine le dernier chant de son Poëme sur la Religion, par ces vers:

À la fin de mes chants, je me hâte d'atteindre, Et si je ne sentois ma voix prête à s'éteindre, Vous me verriez, etc.

M. de Fontanes, dans le Discours qu'il prononça sur la tombe de M. de Laharpe, dit en parlant de cet illustre écrivain:

«Les injustices se réparoient; nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût dont il étoit le plus ferme soutien.»

Il me seroit aisé de pousser beaucoup plus loin mes citations; celles que j'ai produites me paroissent devoir suffire.

Le passage que j'ai cité de Pascal, est vicieux, je le sais. Les anciens Grammairiens ont enseigné qu'il ne faut pas employer indifféremment ces deux locutions, prêt de mourir[17], et prêt à mourir. Bouhours fonde cette exception sur la nécessité d'éviter l'équivoque qui peut avoir lieu, et il me paroît que c'est en général la seule attention qu'aient eue nos bons auteurs. Il est, du reste, certain que Pascal a écrit prêt à mourir; et cette faute ne prouve que davantage à mes yeux l'usage dans lequel on étoit d'employer prêt à, pour signifier également sur le point de, et disposé, préparé à, en laissant aux phrases antécédentes le soin de déterminer celui des deux sens dans lequel il falloit l'entendre. Nos éditions actuelles des Pensées, portent: «Ne sommes-nous pas près de mourir?» Cette correction est récente: elle fut faite pour la première fois dans l'édition de 1783.

Je sais encore que M. de Wailly critique le passage de Rollin. Mais a-t-il raison? Et ne devoit-il tenir aucun compte des autres écrivains qui ont parlé comme Rollin, entr'autres de Bossuet et de Boileau? «Rome, dit M. de Wailly, étoit sur le point de succomber; mais elle n'y étoit pas disposée. Donc, il falloit dire près de succomber, et non pas prête à succomber.» Cette remarque suppose toujours ce qui est en question, savoir que prêt n'a pas d'autre signification que celle de disposé, et ce point me ramène à l'Académie, dont j'ai parlé d'abord.

D'après l'Académie, prêt signifie non-seulement préparé, disposé, comme le prétend M. Molard, mais encore qui est en état de faire, ou de souffrir quelque chose. La dernière partie de cette définition auroit pu, ce me semble, être exprimée avec plus de netteté et de justesse. Cependant, malgré son obscurité, on voit d'abord qu'elle donne plus de latitude à la signification du mot prêt; et certainement dans ce premier exemple, qui vient à la suite, le dîner est prêt à servir, prêt signifie non pas disposé, mais en état d'être servi.[18] En second lieu, ne suffit-il pas quelquefois qu'une personne ou une chose soit sur le point de, pour être en état de, dans la situation de? Ce qui me fait croire que c'est la pensée de l'Académie, c'est qu'elle fournit encore cet exemple: Une maison qui est prête à tomber. Or, je le demande, cela veut-il dire une maison qui est préparée, disposée à tomber, ou bien une maison qui est sur le point de tomber? Que l'on rapproche maintenant ces deux phrases, l'une de Rollin, critiquée par M. de Wailly, et l'autre, citée comme régulière par l'Académie:

Rome prête à succomber, Une maison prête à tomber.

et que l'on prononce. S'il y a quelque différence entre ces deux exemples, à coup sûr elle est bien subtile.

Je finirai cette discussion par une observation importante. Tout le monde connoît les Remarques de l'abbé d'Olivet. Cet illustre Grammairien a pris soin de relever dans Racine, non-seulement les mots qui ont vieilli, mais encore les phrases où il a cru entrevoir quelque sorte d'irrégularité. Du nombre des pièces qu'il a examinées, sont Phèdre et Bérénice, et dans ces pièces, on lit les vers suivans:

Et que les vains secours cessent de rappeler Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler. Phèdre, act. I, scèn. 3.

Je sens bien que sans vous, je ne saurois plus vivre, Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner. Bérénice, act. IV, scèn. 5.

Comment l'abbé d'Olivet n'a-t-il pas entrevu dans ces vers et autres semblables quelque sorte d'irrégularité? Comment dans un examen où il suppose que les fautes, les vraies fautes se réduisent à si peu ce sont encore ses termes, comment, dis-je, n'a-t-il pas censuré ce que M. Molard appelle une faute? Ne seroit-ce pas parce qu'il a jugé que Racine avoit parlé d'une manière régulière en cette rencontre?[19]

LII.

Quadrupler. Prononcez ce mot comme s'il étoit écrit ainsi: couadrupler..... Il faut prononcer de même la première syllabe du mot quaterne, in-quarto; mais non dans quatre, quatrain, équestre, et beaucoup d'autres.


Équestre ne se prononce pas ékestre. Ménage, persuadé que chez les Latins les mots qui, quœ, quod se prononçoient ki, , kod, fait une règle générale de cette sorte de prononciation, et veut, par exemple, que l'on dise acatique pour aquatique, en quoi il se trompe. Cependant il excepte cinq à six mots parmi lesquels se trouve équestre, que quelques personnes prononçoient dès-lors comme le veut M. Molard. Prononcez, dit Dumarsais, ue dans équestre, comme dans écuelle, casuel, annuel. L'Académie donne la même règle.

LIII.

Rave. Petite rave; dites, raifort.


Rave, en ce sens, n'est pas moins françois que raifort. Voici ce que dit l'Académie: «On appelle aussi et plus communément rave, cette plante potagère dont la racine est d'un rouge foncé, tendre, succulente, cassante, et bonne à manger.»

LIV.

Rafroidir. Ne dites pas, le dîner rafroidit; mais dites, se refroidit, en prononçant l'e muet.


Refroidir est un verbe que l'on peut employer comme actif, comme neutre et comme réciproque. Ainsi il n'est pas moins exact de dire le dîner refroidit, que le dîner se refroidit.

LV.

Rempailler, pour exprimer l'action de remettre la paille à des chaises. Ce mot ne se trouve pas dans l'Académie. Dites, empailler une chaise. Cependant ce réduplicatif me paroît nécessaire pour exprimer l'action par laquelle on remet de la paille à une chaise. On pourroit dire rempailler, comme on dit refaire.


S'il n'est pas permis d'employer rempailler, il ne faudra pas se servir non plus de repeindre, retailler, rouvrir, repolir, pour dire, peindre, tailler, ouvrir, polir une seconde fois; car toutes ces expressions, comme celle que condamne M. Molard, ne se trouvent point dans l'Académie. Rien n'est plus ordinaire que de voir des personnes d'ailleurs très-instruites, rejeter un très-grand nombre de réduplicatifs que l'on trouve dans nos meilleurs auteurs, anciens et modernes, et s'autoriser sur ce point du silence de l'Académie. Il me semble que plus on veut être sévère en matière de langage, plus on doit se tenir sur ses gardes, afin de ne condamner que ce qui doit l'être. C'est sur-tout alors qu'il importe de connoître le plan d'après lequel a été fait un Dictionnaire, et d'en bien saisir l'esprit. M. Molard se seroit dispensé de faire l'article qui donne lieu à ces remarques, s'il eût eu l'attention de lire, ou plutôt s'il se fût rappelé la Préface du Dictionnaire de l'Académie. Les rédacteurs s'expriment ainsi:

«Il a paru qu'il n'étoit pas nécessaire de rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce réduplicatif ne signifie que la réitération de la même action, comme reparler qui ne veut dire que parler une seconde fois. Mais lorsqu'un verbe, qui dans un sens est réduplicatif, a un autre sens dans lequel il ne l'est point, comme redire, qui signifie souvent autre chose que dire une seconde fois, on lui donne une place dans son rang alphabétique.»[20]

LVI.

Rêver, dans le sens de faire un songe en dormant, veut être suivi de la préposition de, et non de la préposition à. On dit, j'ai rêvé de vous, et non j'ai rêvé à vous, etc.


Le verbe rêver, dans le sens que lui donne M. Molard, rejette quelquefois également la préposition à et la préposition de. «Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, dit Pascal, elle nous affecteroit peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours.»

L'Académie, au mot rêver, dit: «Il est quelquefois actif, j'ai rêvé telle chose; voilà ce que j'ai rêvé; vous avez rêvé cela.»

LVII.

Rien. Le mot rien n'admet jamais les mots pas et point, qui sont le complément de la négation. Ainsi Racine a eu tort de dire dans les Plaideurs:

On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.


La décision que l'on vient de lire est juste. Mais d'après les termes dont M. Molard se sert en condamnant une phrase vicieuse en elle-même, on pourroit croire que Racine ignoroit qu'il ne faut pas construire le mot rien avec la négation pas, et l'on auroit tort.

Autrefois, rien n'étoit plus commun dans certaines classes de la société, que la locution vicieuse dont il s'agit ici. Racine l'a placée à dessein dans la bouche du fils de Dandin, Léandre, qui, dans la scène dont il est question, joue le rôle de commissaire. C'est ce que fait observer Louis Racine, dans ses Remarques sur les tragédies de son père; il déclare que cette faute a été commise exprès. M. Luneau-de-Boisjermain trouve, il est vrai, cette apologie puérile; cela n'étonne pas dans un homme qui s'imaginoit savoir mieux le françois que celui dont il commentoit les œuvres. L'abbé d'Olivet, critique beaucoup plus éclairé, dit positivement: «Racine n'a usé de ce barbarisme que pour faire rire.» Je n'ignore pas que ce Grammairien ajoute: «Pourquoi chercher dans un langage corrompu le germe de la bonne plaisanterie?» Mais cette question peut aussi bien s'appliquer à ces vers:

Quand je vois les états des Babyboniens, Transférés des Serpens aux Nacédoniens, etc.

qu'au vers qui fait le sujet de cet article. Comme ce tort, si c'en est un, n'est pas celui que reproche M. Molard, et n'a aucun rapport à la Grammaire, je ne m'y arrêterai pas.

LVIII.

Seille. Vaisseau de bois pour laver ou pour d'autres usages, et dont les bords sont fort bas. Dites, baquet ou petit cuvier. La première de ces dénominations est générale; mais elle n'en est pas moins vicieuse. On ne parviendra jamais à la proscrire à Lyon. Peut-être exprime-t-elle un vaisseau d'une forme particulière, et alors il n'est pas étonnant qu'on lui ait donné un nom particulier. Quoiqu'il en soit,[87] il est bon de savoir qu'on ne le trouve dans aucun Dictionnaire. Je crois qu'il tire son origine de Σηγία, vase qui a la forme d'un seau.


Seille est un mot extrêmement ancien et qui se rencontre dans les écrivains du 15.e et du 16.e siècle. Cette expression, employée dans plusieurs provinces, n'a point été conservée par l'Académie. Je ne vois pas à quoi il pourroit être bon de savoir qu'on ne la trouve dans aucun Dictionnaire, en cas que cela fût vrai. Mais M. Molard a avancé un fait bien hasardé, et n'a pas poussé très-loin ses recherches, soit sur le mot, soit sur l'étymologie. Seille se trouve dans la plupart des Dictionnaires qui ont paru depuis 1600 jusqu'en 1771. Je me contente de rappeler celui du médecin Borel, connu sous le nom de Dictionnaire des termes du vieux françois, celui de Ménage et celui de Trévoux. Tous s'accordent à le faire dériver de situla comme seau de situlum. Le Dictionnaire de Trévoux entre dans de plus grands détails, et dit: «Seille, vieux mot qui signifie un seau, s'emploie encore en beaucoup d'endroits..... Il signifie plus particulièrement en quelques provinces, un vaisseau de bois sans fond par le haut, et qui a la grosseur d'une feuillette.»

On trouve même seillet, diminutif de seille, mot que nos aïeux employoient comme synonyme de benoitier ou bénitier, parce que le bénitier a la forme d'une petite seille.

Le Glossaire de Ducange fait dériver seille de sellus, mot latin du moyen âge, qui désignoit une mesure de choses liquides.

Quant au mot Σηγία, dont M. Molard veut que seille tire son origine, les auteurs que j'ai cités n'en parlent pas: d'ailleurs Σηγία n'est pas grec. L'imprimeur s'est sûrement trompé; il falloit dire, Τήλια, ou Σήλια, mot qui désigne un vase en[89] forme de tonneau ouvert d'un côté, ou de grand seau dans lequel on faisoit le pain.

LIX.

Suel. Place où l'on bat le blé. Dites, aire, s. m. Cet aire est fort grand.


C'est probablement par distraction que M. Molard donne une décision pareille. Il est impossible qu'il ne sache pas que le substantif aire est féminin, et que conformément à l'Académie, il faut dire cette aire est fort grande.[21]

LX.

Tailleuse. Celle qui fait des robes de femme; dites, couturière. La tailleuse est la femme du tailleur.


Tailleuse n'est françois dans aucun sens; on s'en servoit autrefois pour désigner une couturière: on le trouve avec cette signification dans les anciens Dictionnaires. L'Académie l'a rejeté. Mais tailleuse ne se trouve nulle part pour désigner la femme d'un tailleur. Cette manière d'entendre les substantifs ou les adjectifs terminés en eur qui ont le féminin en euse, n'est point dans l'analogie de la langue françoise.

L'Académie appelle blanchisseuse, revendeuse, brodeuse, etc. non pas la femme du blanchisseur, du revendeur, du brodeur, etc.; mais bien la femme qui blanchit, qui revend, qui brode, etc. Si tailleuse eût été rangé parmi les noms françois, il auroit suivi la même loi. Au reste, «tailleuse, pour signifier couturière, ne vaut pas mieux, selon un ancien Dictionnaire, que couturier pour dire tailleur

LXI.

Taper. Donner des coups à quelqu'un pour le battre; dites, frapper.


Taper, dans le sens de frapper, est une expression françoise, mais populaire. L'Académie l'admet, et cite ces phrases: il l'a bien tapé, je vous taperai bien, etc.

LXII.

Taquier. Celui qui construit des bateaux. Ce mot n'est pas françois. Je ne connois point de mot qui désigne ce genre d'ouvrier. On peut dire constructeur de bateaux.


L'ouvrier qui construit un bateau, doit être désigné sous le nom de charpentier de bateau, comme celui qui fait la charpente d'un vaisseau s'appelle charpentier de vaisseau.

LXIII.

Terre. Tomber à terre, et tomber par terre, ne signifient pas tout-à-fait la même chose. Ce qui tombe à terre tient à la terre; ce qui tombe par terre n'y tient pas. C'est la distinction que met Roubaud entre ces deux locutions.


La distinction qu'établit ici M. Molard, entre tomber à terre et tomber par terre, est exprimée en termes si obscurs, que j'ai déjà vu bien des personnes qu'elle a embarrassées. Mais son principal défaut n'est pas d'être en quelque sorte inintelligible pour ceux qui n'y apportent qu'une attention ordinaire; elle est absolument fausse. Pour être exact, M. Molard devoit dire tout le contraire de ce qu'il a dit. Tomber par terre se dit d'une personne ou d'une chose qui étant déjà à terre, tombe de sa hauteur; et tomber à terre ne doit s'employer qu'en parlant d'une personne ou d'un objet qui étant élevé au-dessus de terre, tombe de haut. Cette distinction est de l'abbé Girard. «Un homme, dit-il, qui passe dans une rue et qui vient à tomber, tombe par terre, et non à terre, car il y est déjà. Mais un couvreur à qui le pied manque sur un toit, tombe à terre, et non par terre

M. Molard cite à l'appui de son opinion, l'abbé Roubaud. M. Molard se trompe; l'abbé Roubaud, dans ses Synonymes, n'a rien écrit sur le verbe tomber.

LXIV.

Valter. Il me fait valter sans cesse, pour dire, il me fait aller et venir sans but et sans utilité. Ce mot n'est pas françois; il faut exprimer l'idée qu'on lui attache par une périphrase.


Le mot que M. Molard condamne est françois. L'erreur de ceux qui l'emploient ne consiste que dans la manière de le prononcer ou de l'écrire. Il faut écrire valeter.

«On dit d'un homme qui a été obligé de faire plusieurs démarches pénibles et désagréables auprès de quelqu'un pour obtenir ce qu'il demandoit, qu'il a été obligé de valeter; qu'on l'a fait valeter long-temps.» (Dict. de l'Acad.)

LXV.

Zéphyr. Quand ce mot est écrit de cette manière, il signifie l'haleine des zéphyrs. Alors il peut prendre le nombre pluriel. Zephyre signifiant l'amant de Flore, ne prend ni article, ni pluriel, et se termine par un e muet.


Zéphyr ne signifie pas plus l'haleine des zéphyrs, que aquilon ne signifie le souffle des aquilons. On donne le nom de[95] zéphyr à toute espèce de vent doux et agréable. On emploie ce mot au singulier comme au pluriel. Les doux zéphyrs, un zéphyr rafraîchissant.

Lorsque le zéphyr est considéré comme une divinité mythologique, on écrit et on prononce Zéphyre, sans article.

Les anciens donnoient le nom de zéphyrus à un vent violent venant du couchant.

Eurum ad se Zephyrumque vocat. Virg.

Quelques traducteurs rendent Zephyrum par Zéphyre, et placent l'e muet pour éviter la confusion qui pourroit sans cela avoir lieu avec zéphyr.[22] L'Académie ne fait pas cette distinction.

Au reste, l'ortographe de zéphyr a long-temps varié; nos premiers poètes écrivoient zéphyr ou zéphyre, selon que la mesure l'exigeoit. Mais en prose, il falloit, selon Ménage, toujours dire le zéphyre au singulier, et les zéphyrs au pluriel.[23]

ERRATA.

  • Pag. vj de la Préface, lig. 14, quelque soit, lisez, quel que soit, etc.
  • Pag. 11, lig. 3 et 19, M. de la Harpe, lisez, M. de Laharpe.
  • Pag. 40, lig. 15, il y a quelque différence, lisez, il y a quelques différences.
  • Ibid., lig. 16, l'a assignée, lisez, les a assignées.
  • Pag. 48, grappire, grappare, lisez, grapire, grapare.
  • Pag. 49, lig. 3, dans ces phrases monter, lisez, dans ces phrases, monter, etc.
  • Pag. 67, lig. 15, et pag. 68, lig. 7 et 11, myrthe, lisez, myrte.

 

NOTES

  1. Cela a lieu sur-tout dans quelques pensions.

On feroit un livre vraiment curieux si l'on recueilloit toutes les locutions vicieuses que certaines personnes substituent au bon langage avec l'intention de corriger celui qui est mauvais. Ici l'on dit qu'on va promener, là qu'on ne mouche pas; ailleurs, on recommande à une demoiselle de se tenir droit, etc. M. Molard condamne les deux premières de ces locutions; il autorise la troisième.

[1]

  1. Art poétique, chant premier.

[2]

  1. Les Dictionnaires italiens et espagnols définissent le mot classique d'une manière qui rappelle évidemment la même étymologie.

[3]

  1. Cours de Littér., tom. 1.er

[4]

  1. Ibid., tom. 2.

[5]

  1. Cours de Littérature, t. XVI, p. 160.

[6]

  1. Gattel ne donne pas de féminin à garant. Il admet cependant garante, en parlant de traités politiques. La Suède est garante, etc.

[7]

  1. Il me semble que les médecins appellent cette maladie hypocondrie.

[8]

  1. Mauv. lang. corr., au mot Falloir.

[9]

  1. Voyez aussi l'Essai sur les Convenances grammaticales.

[10]

  1. Voyez les Dictionnaires publiés sous ces titres: Dictionnaire de l'Académie, revu par l'Académie elle-même.—Dictionnaire de l'Académie, avec les mots nouveaux.

[11]

  1. Traité des études.

[12]

  1. Caract. de La Bruyère, chap. des esprits forts.

[13]

  1. Discours sur l'histoire universelle.

M. de Laharpe a également employé l'adjectif parfait au comparatif. Voy. la phrase citée, pag. 29 de ces Observations.

[14]

  1. Voyez l'Académie, au mot orge.

[15]

  1. Il est à remarquer qu'autrefois prêt de, prête de signifioient également disposé à et sur le point de. Nous venons de voir que les Lexicographes de Trévoux ont dit ville prête de se rendre; ce qui certainement veut dire: ville sur le point de se rendre. Vaugelas, dans sa traduction de Quinte-Curce, fait dire aux soldats d'Alexandre: «Nous sommes tout prests d'aller où vous voudrez.» Ce qui ne signifie pas moins incontestablement: Nous sommes disposés à aller où vous voudrez.

[16]

  1. J'écris ici prêt de mourir, parce que c'est ainsi qu'on écrivoit dans le 17.e siècle.

[17]

  1. Ce seroit une chose fort intéressante que l'examen des locutions dans lesquelles le verbe actif est employé dans un sens passif, comme dans ces phrases: Prêt à servir, bon à manger, qui signifient bon à être mangé, prêt à être servi. Mais ce n'est pas ici le lieu.

[18]

  1. M. Luneau de Boisjermain garde également le silence sur cette prétendue faute de Racine.

[19]

  1. Préface du Diction. de l'Acad., p. IV.—L'Académie n'a pas été toujours fidelle à son plan. Malgré l'article qu'on vient de lire, elle a placé dans son Dictionnaire quelques réduplicatifs qui n'expriment que la réitération de la même action, tels que rebâtir, remoudre, etc. C'est une des raisons qui ont pu tromper ceux qui n'ont pas lu la Préface.

[20]

  1. Je ne connois qu'un Vocabulaire dans lequel le mot aire soit indiqué comme masculin; mais c'est une faute d'impression d'autant plus évidente qu'on a fait aire féminin dans les exemples cités à la suite.

[21]

  1. Voyez entr'autres Virgile, traduit par Binet.

[22]

  1. Observations sur la langue françoise.

[23]

 

 

 

 Observations grammaticales sur quelques articles du Dictionnaire du mauvais langage - Guy-Marie Deplace (1772-1843)

 

 

 

 

 

 

 

 

OBSERVATIONS
GRAMMATICALES
SUR
QUELQUES ARTICLES DU DICTIONNAIRE
DU MAUVAIS LANGAGE.

Par G.-M. Deplace.

Grammatica plus habet in recessu
quam in fronte promittit.

Quintil. cap. IV.

À LYON,
De l'Imprimerie de Ballanche père et fils,
aux Halles de la Grenette.

 


1810.

PRÉFACE.

Le Mauvais Langage corrigé est, sans contredit, un livre utile et propre à faire disparoître un grand nombre de locutions vicieuses usitées à Lyon, même parmi les personnes qui se piquent de parler correctement. Néanmoins un pareil ouvrage, pour répondre à son titre, me paroît exiger un travail beaucoup plus étendu et sur-tout plus approfondi que celui que M. Molard vient de publier.

Il est naturel que l'attention du Lexicographe se porte d'abord sur les mots considérés séparément et sans rapport à leur construction grammaticale. Il faut faire connoître ceux que proscrit le bon usage, en déterminer la valeur précise, et indiquer avec justesse ceux qu'il convient de leur substituer. Mais est-il à propos de comprendre[iv] dans cette nomenclature les expressions qui n'appartiennent qu'aux dernières classes du peuple? Les gens qui les emploient n'achètent pas de dictionnaire; ils ne lisent pas. Et d'ailleurs on feroit des volumes si l'on vouloit recueillir cette foule de mots bizarres, ridicules, dénaturés de mille manières, et souvent créés par l'ouvrier ignorant, au moment même où il en a besoin pour rendre sa pensée. Un livre de grammaire n'est destiné qu'aux personnes qui mettent quelque intérêt à bien parler, et ce n'est certainement pas de la bouche de ces personnes que sortent des mots tels que ceux-ci: agotiau, apincher, bleusir, cologne, égrafiner, et tant d'autres que je me dispense de citer.

Mais ce ne sont pas seulement les termes surannés, impropres ou barbares qui altèrent la pureté de la langue. Les alliances de mots que le goût réprouve, l'emploi irrégulier de certains temps ou[v] de certaines personnes des verbes, la mauvaise construction des autres parties du discours, en un mot, les fautes locales contre la syntaxe, fautes si communes et si graves, voilà, ce me semble, ce qui doit principalement occuper l'écrivain qui veut être le réformateur du langage.

Toutefois, en embrassant les divers objets dont je viens de parler, il n'atteindra son but qu'autant que ses jugemens exprimés d'une manière nette, exacte et précise, seront d'ailleurs conformes aux règles d'une saine logique et aux décisions de ceux dont l'autorité en fait de langue est universellement reconnue. Il lui importe par-dessus tout de ne rejeter un mot, une phrase, qu'après avoir acquis la certitude que cette phrase, ce mot, méritent de l'être. Sans cette précaution, on censure souvent ce qu'on ignore: à un mot précieux par son exactitude, on en substitue un autre qui n'exprime que vaguement la même idée, et l'on appauvrit[vj] ainsi la langue au lieu de l'épurer.

Un livre de la nature de celui dont il s'agit ici, ne doit donc contenir que des décisions fondées sur des principes fixes et incontestables. Il faut qu'on ne puisse pas élever le moindre doute sur les assertions du grammairien qui prononce en maître, et que si par hasard le lecteur peu docile veut remonter aux sources, il n'en revienne qu'avec plus de défiance de lui-même et plus de respect pour l'écrivain.

Quel que soit d'ailleurs le mérite du Dictionnaire de M. Molard, il ne réunit malheureusement pas tous les caractères dont je viens de parler, et l'on risqueroit plus d'une fois de s'égarer en le suivant aveuglément. La plupart des articles qui le composent sont exacts; mais il en est encore un bien grand nombre qui renferment des décisions absolument opposées à celles des maîtres. Quelquefois ce Grammairien condamne[vij] des expressions admises par l'Académie, et les remplace par d'autres beaucoup moins précises. D'autres fois, il cherche à étayer ses opinions par des principes que l'usage et la logique s'accordent à rejeter. Ces erreurs sont d'autant plus dangereuses que le nom de l'auteur suffit aux yeux de bien des gens pour leur donner du crédit.[1] Il me paroît important de les faire connoître, et c'est le but des Observations que l'on va lire. Il n'y sera pas question du style de l'auteur; mon intention n'est point de m'arrêter à ce qui lui est personnel. En prenant la plume,[viij] je n'ai d'autre motif que celui d'être utile, et d'éclairer l'ignorance de quelques personnes consacrées à l'éducation, qui, lorsqu'on leur assure que telle ou telle expression est exacte, se contentent de répondre que cette expression est condamnée dans le Dictionnaire du mauvais langage.

Je suivrai dans mes Observations l'ordre alphabétique adopté par M. Molard: je rapporterai fidèlement ses articles; mes remarques viendront après.


Nota. Je dois avertir que lorsque je cite l'Académie, je n'entends parler que du dernier Dictionnaire qu'elle a elle-même publié, Dictionnaire qu'il ne faut point confondre avec ceux qui depuis quinze à vingt ans ont paru sous le nom de cette illustre compagnie, et qui ne font pas autorité.

 

 

 

 

OBSERVATIONS GRAMMATICALES

SUR QUELQUES ARTICLES DU DICTIONNAIRE DU MAUVAIS LANGAGE.

I.

À. On ne doit pas sous-entendre cette préposition dans la phrase suivante et autres semblables: ma curiosité a failli être punie. Dites, à être punie.

Faillir ne se construit pas avec la préposition de.


Faillir à et faillir de sont deux locutions également françoises, et autorisées, en ces termes, par l'Académie: «On dit qu'une chose a failli à arriver, d'arriver, pour dire qu'elle a été sur le point d'arriver, qu'il a tenu à peu qu'elle[10] n'arrivât. Il a failli à être assassiné; j'ai failli à tomber, j'ai failli de tomber. Toutes ces phrases sont du style familier.»

II.

Affairé. Il est très-affairé. Quoique cette expression soit généralement répandue, elle n'en est pas moins vicieuse.


En lisant le Dictionnaire de M. Molard, je n'ai pu qu'être étonné de voir que l'auteur eût si souvent oublié de consulter l'Académie. Affairé n'est point une expression vicieuse. On dit d'un homme qui a beaucoup d'affaires, qu'il est très-affairé. C'est un mot du style familier.

III.

Air. Doit-on dire cette femme a l'air bon ou a l'air bonne? Les sentimens sont partagés. Ceux qui soutiennent qu'il faut dire a l'air bon, disent que c'est le mot air qui régit l'adjectif;[11] car c'est l'air qui est bon..... M. Domergue nous apprend que M. de Laharpe (pris pour juge) décida qu'il falloit dire: cette soupe a l'air bonne. Voici sans doute la raison sur laquelle il fondoit sa décision. Quand on dit: cette soupe a l'air bonne, il y a ellipse; c'est comme si l'on disoit cette soupe paroît bonne; cette soupe, a l'air d'être bonne. Les mots a l'air étant l'équivalent du verbe paroît, il s'en suit que l'adjectif doit s'accorder avec le mot soupe qui est du féminin..... Je crois que l'usage a décidé la question; par-tout on dit: cette soupe a l'air bonne..... Je ne condamne aucune des deux façons de parler.


Je doute fort que M. de Laharpe ait donné la décision qu'on lui attribue, et les raisons sur lesquelles M. Molard croit que cette décision a pu être fondée, ne me paroissent rien moins que solide. Je vais les examiner.

«Il[12] y a ellipse, dit Dumarsais, quand on supprime dans le discours quelque mot qui seroit exprimé selon la construction pleine.»

Si a l'air signifie paroît, où sont, je le demande, les mots supprimés dans cette phrase: Cette femme a l'air bonne? Où est l'ellipse? Il est aisé de voir que M. Molard s'est trompé sur ce premier point, et que ce ne sont pas les mots avoir l'air, mais avoir l'air d'être, qui sont l'équivalent de paroître. En ce cas, à quoi bon employer l'ellipse dans une phrase où la construction naturelle est tout-à-la-fois plus régulière et plus claire?

En second lieu, si lorsque une locution peut être remplacée par une autre équivalente, on est obligé de se conformer à la construction qu'exige la locution substituée, quelles ne seront pas les conséquences d'un pareil principe? Il sera permis de dire: Cet homme a la mine fier, cet enfant a la mine méchant; et l'on justifiera ce langage barbare par des raisons telles que celles-ci: Avoir la mine signifie paroître; ou bien par cette autre: il y a ellipse;[13] Avoir la mine méchant, signifie avoir la mine d'être méchant.

Au lieu de ces singuliers raisonnemens, ne vaut-il pas mieux reconnoître que dans le cas dont nous parlons, comme dans tous les autres, l'adjectif se rapporte au substantif auquel il est joint et s'accorde avec lui? Et l'Académie ne consacre-t-elle pas ce principe, lorsque parlant en général et sans désigner le sujet, elle cite ces locutions: Avoir l'air guerrier, avoir l'air spirituel, avoir l'air hautain? Ne tranche-t-elle pas la question lorsqu'après ces exemples, elle ajoute encore ceci: «On dit avoir l'air bon, avoir l'air mauvais, pour dire avoir la mine d'un bon homme ou d'un méchant homme»? Est-il possible de ne pas voir que dans ces phrases, les mots bon, mauvais se rapportent nécessairement au substantif air exprimé, et non pas à un sujet dont l'infinitif avoir fait abstraction?

IV.

[14]

Amateur. Ce mot a-t-il un féminin?... Il me semble que l'analogie nous autorise à donner un féminin à ce mot. On dit une spectatrice, une actrice, une force créatrice... Il faut donc donner à amateur une inflexion féminine.


En général, M. Molard ne reconnoît comme françois que les mots qui se trouvent dans l'Académie. N'étoit-il pas naturel d'appliquer ce principe en cette occasion? Pour décider la question qu'il propose ici, il suffit d'ouvrir le Dictionnaire qui fait autorité. Ce Dictionnaire n'admet que le masculin dans amateur, tandis qu'il donne un féminin à spectateur, à acteur, etc. Il faut donc s'en tenir là. Il me seroit facile de citer une multitude de mots qui ne sont pas françois, quoiqu'ils aient en leur faveur l'espèce d'analogie qu'invoque M. Molard. Les principes de l'analogie ne prouveront jamais que tels ou tels mots doivent exister dans une langue; ils ne servent qu'à indiquer la[15] manière la plus régulière de les employer, en cas qu'on les adopte.

V.

Balustre. Sorte de petit pilier façonné..... Il ne faut pas confondre ce mot avec balustrade; celui-ci est un assemblage de balustres. Cependant l'Académie leur donne quelquefois la même signification.


Le mot balustrade ne peut jamais signifier un seul pilier; mais balustre peut, quand on le veut, être employé pour balustrade. En ce sens, il est autorisé, non-seulement par l'Académie, mais encore par nos meilleurs écrivains. S'il falloit n'entendre par balustre qu'un pilier façonné, le dernier de ces vers de Boileau:

Ici s'offre un perron; là, règne un corridor; Là, ce balcon s'enferme en un balustre d'or.[2]

deviendroit absolument inintelligible.

VI.

[16]

Benne. C'est une de ces expressions locales nécessaires, ou parce que l'invention des choses qu'elles désignent est de fraîche date, ou parce que l'instrument a une forme particulière.

Benot. Dites, banneau.


Benne, Benneau, Banneau, ne se trouvent point dans le Dictionnaire de l'Académie. Le Dictionnaire de Trévoux les admet tous les trois, et ne donne la préférence à aucun. Il les définit également: vaisseaux de bois qui servent à contenir les liquides, le blé, la vendange, la chaux, etc. Ces mots viennent du latin benna, qu'on retrouve dans Varron, et du diminutif benellus qu'employoient les écrivains du moyen âge.

Benneau et benel signifioient aussi autrefois une espèce de chariot. Ces mots, pris dans les deux sens, sont très-anciens.

VII.

[17]

Bretagne. Pièce de fonte qu'on applique au fond de la cheminée. Dites, plaque ou contre-mur.


Contre-mur, pris dans le sens que lui donne ici M. Molard, n'est pas françois. Un contre-mur est un mur que l'on bâtit le long d'un autre, pour le conserver. On fortifie quelquefois le mur d'une terrasse par un contre-mur.

VIII.

Broche de Bas. Petite verge de fer. Dites, aiguille, s. f.; aiguille de bas. Dans ce sens, broche et brocher ont vieilli.


Broche est françois dans le sens que M. Molard indique. L'Académie ne dit point que ce mot ait vieilli.

IX.

[18]

Caneçons. Sorte de culotte de toile ou de coton. Dites, caleçons, s. m. pl.; donnez-moi des caleçons. Ce mot s'emploie toujours au pluriel.


M. Molard assujettit à la même règle les mots pincette et tenaille. L'Académie n'emploie caleçon qu'au singulier. Caleçon de toile; se mettre en caleçon; être en caleçon. Le Dictionnaire de Trévoux s'exprime de même, et ajoute seulement qu'on peut employer ce mot au pluriel. Quant aux mots pincette et tenaille, l'Académie cite des exemples du singulier comme du pluriel.

X.

Capon, Caponner. Qui a peur. Ces deux mots ne sont pas françois. Dites, poltron, poltronner.


Capon, Caponner sont françois, mais n'expriment pas l'idée qu'on y attache à[19] Lyon. Un capon est un joueur rusé et fin, attentif à prendre toute sorte d'avantages aux jeux d'adresse. Caponner c'est user de ruse, d'adresse au jeu. Ces deux termes sont populaires.

XI.

Carabasse. Vendre la carabasse; dites; découvrir le pot aux roses.


Pour conserver la figure, on pourroit dire, ce me semble, vendre la calebasse. L'Académie n'autorise-t-elle pas cette locution en citant celle-ci: Frauder la calebasse?

XII.

Carnier. Sac où l'on met le gibier; dites, carnacière, s. f.


La troisième syllabe de ce mot ne prend pas un c; d'après l'Académie, il faut écrire carnassière.

XIII.

[20]

Chaîne d'oignons. Acheter une chaîne d'oignons; dites, acheter une glane d'oignons.


Une glane d'oignons et une chaîne d'oignons ne sont pas une même chose. Glane, à proprement parler, signifie une poignée d'épis que l'on ramasse après que les gerbes ont été emportées. C'est le substantif de glaner. Il se dit par extension des fruits, des légumes, etc. Ainsi une glane d'oignons signifie une poignée d'oignons. Le mot le plus propre à désigner ce que le peuple entend par une chaîne d'oignons, est chapelet d'oignons. Cette locution se trouve dans l'Académie.

XIV.

Chauffe-lit. Bassin ayant un couvercle percé de plusieurs trous, et servant à chauffer le lit; dites, bassinoire.[21] Par la même raison vous direz, bassiner, et non pas chauffer un lit.


Chauffe-lit est une expression que l'on trouve dans nos anciens Dictionnaires. L'Académie ne l'admet pas. Le Dictionnaire de Trévoux le place au nombre des mots françois, et le définit ainsi: Ce qui sert à chauffer un lit, soit une bassinoire, un moine, ou autres ustensiles.

Quant à cette locution: chauffer un lit, elle est françoise. L'Académie dit: Chauffer un lit avec une bassinoire, chauffer des draps; et M. Molard l'emploie lui-même dans l'article où il la condamne. Chauffer ne désigne que l'action; bassiner exprime à-la-fois l'action et l'instrument avec lequel on la fait.

XV.

Chercher. On ne doit pas dire être à la cherche de quelque chose; mais dites, être à la poursuite.


Être à la poursuite n'est pas l'équivalent[22] d'être à la cherche. Je crois qu'il faut dire être à la recherche. Le mot poursuite se rapportant aux personnes, suppose qu'elles fuient. On est à la poursuite des ennemis. Appliqué aux choses, il donne à entendre qu'elles peuvent nous échapper. On est à la poursuite d'un emploi. Recherche signifie perquisition. On est à la recherche d'un objet lorsqu'on s'occupe de découvrir où il est.

XVI.

Classique. Ce mot ne s'employoit autrefois que pour désigner les auteurs approuvés et qui ont une grande autorité; c'est la définition qu'on en trouve dans le Dictionnaire de l'Académie; mais celui de Trévoux et quelques autres disent que cet adjectif désigne aussi les livres dont on fait usage en classe. Laharpe l'emploie dans ce sens, ainsi que Geoffroi, et l'usage paroît avoir consacré cette nouvelle signification.


L'origine[23] du mot classique doit être cherchée dans la langue latine de laquelle nous l'avons emprunté. Les citoyens de Rome étoient, comme l'on sait, divisés en diverses classes. Ceux de la première se nommoient exclusivement Classiques, cives classici. On donna dans la suite aux témoins recommandables par leur probité et leurs vertus morales l'épithète de classiques, testes classici. Enfin ce mot s'appliqua par extension aux auteurs dont l'excellence et le mérite étoient universellement reconnus, et c'est ainsi que l'on trouve dans Aulu-Gelle cette expression, auteurs classiques, scriptores classici. Ces citoyens, ces témoins, ces auteurs, chacun sous des rapports différens, faisoient autorité. L'opinion des premiers, les dépositions des seconds, le langage des troisièmes, servoient en quelque sorte de modèle et de règle. Peut-on douter que ce ne soit sur ces notions qu'est basée la définition de l'Académie françoise? Comment quelques Grammairiens n'ont-ils pas reconnu, aux termes dont elle se sert, qu'elle a voulu consacrer[24] en quelque sorte le sens qu'indique une étymologie si glorieuse?[3]

Les personnes qui parlent bien se conforment encore aujourd'hui à la décision de l'Académie. L'Encyclopédie, dans un long article consacré à développer le sens précis du mot classique, déclare «qu'on peut être applaudi, plaire, devenir célèbre parmi ses contemporains, et cependant n'être jamais un auteur classique; que ce droit n'appartient qu'aux meilleurs écrivains de la nation la plus éclairée et la plus polie, etc.»

«Je voudrois, dit Boileau, que la France pût avoir ses auteurs classiques, aussi bien que l'Italie. Pour cela, il nous faudroit un certain nombre de livres qui fussent déclarés exempts de fautes quant au style. Quel est le tribunal qui aura droit de prononcer là-dessus, si ce n'est l'Académie?» Boileau propose ensuite un travail grammatical[25] sur les bonnes traductions, parce que, dit-il, «les bonnes traductions avouées par l'Académie, en même temps qu'elles seroient comme des modèles pour bien écrire, serviroient aussi de modèles pour bien penser.»

L'abbé d'Olivet juge l'idée de Boileau solide; mais il doute qu'il convienne de préférer des traductions, et appliquant à Racine et à Boileau lui-même ce que ce dernier dit des auteurs qui doivent servir de modèles, «Je suis, dit-il, persuadé avec toute la France, qu'ils mériteroient incontestablement tous les deux d'être mis à la tête de nos auteurs classiques, si l'on avoit marqué le très-petit nombre de fautes où ils sont tombés.»

Que l'on ôte au mot classique la signification consacrée par l'Académie, ou qu'on en rende seulement le sens incertain en lui associant une acception nouvelle, et dès-lors ce que l'on vient de lire, comme ce que nos écrivains ont cru dire de plus juste et de plus précis pour caractériser les modèles qu'offre[26] notre littérature, ne sera plus senti, et même ne pourra plus l'être. D'Olivet, l'Encyclopédie, l'Académie, hésitoient en quelque sorte à proclamer classiques nos plus beaux chefs-d'œuvre. Boileau vouloit que ce jugement fût réservé à un tribunal; et aujourd'hui on donnera ce nom à une méthode, à un vocabulaire, à une traduction interlinéaire, à un cours de thèmes, en un mot, au plus petit comme au moins important de tous les livres, pourvu qu'il soit en usage dans les classes! Cela ne fait-il pas pitié?

On répondra sans doute que dans le cas dont je viens de parler, le mot classique n'a plus le même sens que lorsqu'il est question de nos grands écrivains. Il faut bien le supposer; autrement la sottise seroit trop forte. Mais alors, je le demande, à quel signe reconnoîtra-t-on ce second sens si différent du premier? Quel moyen d'éviter la confusion, lorsqu'il sera permis de dire également des œuvres de Racine et des rudimens de Bistac, que ce sont des classiques?[27] Et à quelle fin dénaturer ainsi une expression dont tout le mérite consiste dans l'unité de l'idée qu'on y attache? Beaucoup de gens, je le sais, disent livres classiques, au lieu de livres de classe, parce qu'ils confondent les uns et les autres, ou parce qu'ils trouvent la première de ces locutions plus commode et plus rapide. Mais en voyant la multitude d'ouvrages sur l'éducation dont nous sommes inondés, décorés par leurs auteurs du nom de classiques, auroit-on bien tort de soupçonner que c'est la noblesse primitive du mot qui a flatté la vanité de cette foule d'écrivains médiocres par lesquels il est employé? Il n'y a pas, dans la langue françoise, de terme dont l'amour-propre littéraire doive être plus jaloux; et je sens combien il seroit doux de pouvoir, à l'aide d'une heureuse équivoque, se dire à soi-même: les œuvres de Racine, de Boileau, de Pascal, sont classiques, et les miennes aussi.

M. Molard s'appuie de quelques autorités; il dit: Le Dictionnaire de Trévoux et quelques autres, déclarent que cet adjectif[28] désigne aussi les livres dont on fait usage en classe.

Il y a dans cette phrase beaucoup plus d'adresse qu'on n'imagine. On ne peut mieux dire, et ne dire pas ce que dit le Dictionnaire de Trévoux. Voici ce qu'on y trouve.

«Classique ne se dit guère que des auteurs qu'on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui ont grande autorité. Saint Thomas et Le Maître des sentences sont des classiques en théologie; Virgile et Cicéron, dans les Humanités, etc.»

Je ne sais si mes lecteurs ne verront pas quelque différence entre ces paroles que M. Molard prête au Dictionnaire de Trévoux, les livres dont on fait usage en classe, et celles-ci que j'ai extraites textuellement, les auteurs qu'on lit dans les classes. Je crois apercevoir entre ces deux manières de parler, la même nuance qu'entre celles-ci: Faire usage des rudimens de Bistac, et lire Cicéron ou Horace.

On s'autorise encore de M. de Laharpe. J'ai[29] lu avec quelque attention les œuvres de cet illustre écrivain, et je les ai consultées plus d'une fois sur des questions de grammaire et de littérature. J'y ai trouvé des phrases telles que celles-ci:

«Que de choses à connoître encore dans ce que nous croyons savoir le mieux! Qui de nous, en relisant nos classiques, n'est pas souvent étonné d'y voir ce qu'il n'avoit pas encore vu?»[4]

«Un autre genre de défauts peut leur faire illusion (aux jeunes étudians) dans un auteur tel que Fontenelle; et s'ils ne sont pas bien accoutumés par la lecture des classiques à ne goûter que ce qui est sain, l'abus qu'il fait de son esprit, et ses agrémens recherchés pourront leur paroître ce qu'il y a de plus charmant et de plus parfait.»[5]

Il n'est pas besoin de dire ce que signifie dans ces exemples le mot classique. M. de Laharpe parle comme l'Académie, cela est incontestable. Ce qui l'est beaucoup moins, c'est qu'il se soit servi de la[30] même expression dans le sens restreint de livre de classe. On est d'autant plus porté à le croire, qu'en parlant des Délices et des Élégances de la langue latine, il dit: «Ce sont les titres de quelques livres de classe.»[6] N'auroit-il pas employé cette locution livres classiques si elle eût eu à ses yeux le même sens? Tout le monde connoît d'ailleurs l'aversion qu'il avoit pour les mots nouveaux, et son zèle à défendre la langue contre toute espèce de néologisme.

Il seroit malgré cela très-possible que M. de Laharpe eût donné à certains livres de classe le nom de classiques; cela prouveroit qu'il regardoit comme tels quelques uns des ouvrages employés dans les colléges et dans les écoles, chose qui est vraie et dont personne ne doute; mais cela ne montreroit pas qu'il suffit, selon lui, qu'un livre soit en usage dans les classes pour mériter la dénomination de classique, chose qui fait précisément le sujet de la question.

Je[31] n'ignore pas que le mot classique n'a pas toujours été pris dans un sens rigoureux. Plus d'une fois, lorsqu'on a complimenté un auteur, on a encensé sa vanité en donnant le nom de classique à son livre; mais en cette circonstance même, l'expression dont il s'agit a conservé presque toute sa valeur. M. de Voltaire écrivant à l'abbé d'Olivet, lui disoit: «Tous ceux qui parlent en public doivent étudier votre Traité de la Prosodie; c'est un livre classique qui durera autant que la langue françoise.» Qu'à cette manière de parler, c'est un livre classique, on substitue celle-ci, c'est un livre de classe; et que l'on décide quels seroient en ce cas la délicatesse et le mérite du compliment.

Au reste, je ne nie point que plusieurs écrivains estimables de ces derniers temps n'aient employé le mot classique dans le sens de M. Molard. J'avoue encore que chez les libraires, tous les livres de classe sont des classiques. Un compilateur qui travaille pour un collége, dit qu'il fait un classique. Il n'y a pas jusqu'aux[32] élémens d'arithmétique, de géographie, aux abécédaires même qu'on n'appelle classiques. L'usage peut finir par faire la loi, et l'Académie par obéir: mais alors il faudra une expression nouvelle pour rendre ce que les personnes qui parlent bien entendent par classique. Ce mot le plus beau, le plus précieux de notre langue, perdra toute sa noblesse; il sera dégradé.

XVII.

Corne de Cerf. Dites, bois de cerf.


Il est des circonstances où l'on pécheroit en suivant cette décision. On ne doit pas se servir du mot corne lorsqu'il est question de la tête et du bois d'un cerf; mais lorsqu'on ne fait attention qu'à la matière, le mot corne est françois. On dit: un couteau emmanché de corne de cerf; de la raclure de corne de cerf; de la gelée de corne de cerf. Si dans ces locutions, on employoit le mot bois, on feroit une faute grossière.

XVIII.

[33]

Défier. Je défie votre ami de courir aussi vîte que moi; il faut dire: Je défie à votre ami, c'est-à-dire, je fais défi à votre ami.


Je défie à votre ami, n'est pas françois, et la phrase que M. Molard censure est exacte. On verra par la suite que ce Grammairien est souvent trompé par des raisonnemens tels que celui-ci: on dit, je fais défi à; donc il faut dire défier à.

Défier, suivant l'Académie, est un verbe actif qui, dans quelque sens qu'il soit employé, veut toujours un régime simple, comme on le voit par les exemples suivans qu'elle cite: Le prince qui déclaroit la guerre, envoyoit défier l'autre par un héraut.—Il ne faut jamais défier un fou.—Je vous défie de deviner.—Je le défie d'être plus votre serviteur que moi.

XIX.

[34]

Dépêcher. Dépêchez vîte. Cette expression renferme un véritable pléonasme; le dernier mot est superflu. Dites seulement, dépêchez. Ce mot emporte avec lui l'idée de vîtesse.


Faire remarquer qu'une phrase renferme un véritable pléonasme, ce n'est pas prouver qu'elle est vicieuse. «Il y a pléonasme, dit Dumarsais, lorsqu'il y a dans la phrase quelque mot superflu; en sorte que le sens n'en seroit pas moins entendu quand ce mot ne seroit pas exprimé..... Lorsque ces mots superflus quant au sens, servent à donner au discours ou plus de grâce, ou plus de netteté, ou plus de force et d'énergie, ils font une figure approuvée.» C'est ce qui a lieu dans la phrase critiquée par M. Molard; le mot vîte ajoute une nouvelle force à la signification du verbe dépêcher. Aussi l'Académie n'a pas craint de faire un pléonasme[35] absolument semblable, dans la phrase suivante: Dépêchez promptement ce que vous avez à faire.

XX.

Dinde..... Pour l'ordinaire les noms d'animaux, principalement ceux d'oiseaux et de poissons, ne distinguent pas les sexes..... On ne distingue les sexes qu'à l'égard des animaux qui nous intéressent, tels que cheval, jument; coq, poule; bœuf, vache; chien, chienne.


Si l'on suivoit le principe de M. Molard, on risqueroit fort de s'égarer. Il n'y a sur ce point d'autre règle que l'usage. On dit lion, lionne; tigre, tigresse, etc. En quoi ces bêtes féroces nous intéressent-elles? Lièvre n'a pas de féminin. Cet animal est-il moins intéressant pour nous que ceux que j'ai d'abord nommés? L'Académie admet le mot renarde, féminin de renard; l'Encyclopédie et quelques Grammairiens le rejettent. La question entre ces autorités se réduit-elle à savoir[36] si l'animal dont il s'agit est intéressant?

XXI.

Donner. En jouant aux cartes..... On ne doit pas dire c'est à moi à faire; mais vous direz, c'est à moi à donner.


L'Académie ne pense pas comme M. Molard. Selon elle, «faire se dit absolument en parlant des jeux de cartes, où chacun donne les cartes à son tour. À qui est-ce à faire? c'est à vous à faire

XXII.

Droit. On dit à une demoiselle, tenez-vous droit, et non pas droite, parce que ce mot est employé adverbialement.


Cette décision est erronnée. Il n'est pas plus permis de dire à une demoiselle, tenez-vous droit, que tenez-vous penché, tenez-vous[37] courbé. Il faut dire: tenez-vous droite, penchée, courbée.

Droit, considéré comme adverbe, signifie directement, par le plus court chemin. Ainsi l'on dit très-bien: cette demoiselle marche droit. Cette personne va droit au but. Cette route mène droit à Paris. On peut employer cette expression dans le sens propre et dans le sens figuré.

Droit, dans la phrase condamnée par M. Molard, est un adjectif qui signifie ce qui est perpendiculaire, ce qui ne penche d'aucun côté. Cette décision n'est pas de moi; elle est de l'Académie dont j'ai pour ainsi dire emprunté tous les termes. À la définition que l'on vient de lire, elle ajoute ces deux exemples: se tenir droit; ce mur n'est pas droit.

XXIII.

Échevette. Dites, petit écheveau, ou botte de fil.

Flotte de fil. Dites, écheveau, botte de fil.


Il[38] ne faut jamais dire botte au lieu de flotte ou d'échevette; la langue françoise n'admet que écheveau. Si la botte, de l'aveu de M. Molard, est l'assemblage de plusieurs écheveaux, comment se fait-il qu'il propose d'employer ce mot pour désigner un petit écheveau?

XXIV.

Éduquer. Il est à présumer que ceux qui s'expriment ainsi ont reçu eux-mêmes une fort mauvaise éducation.


Je ne veux point m'arrêter à contester à M. Molard la vérité de cette assertion; mais il ajoute: «M. Roubaud, dans ses Synonymes, a pris la défense de ce mot.» M. Roubaud, l'un de nos Grammairiens les plus profonds, auroit-il reçu une fort mauvaise éducation, ou prendroit-il la défense de gens mal élevés?

XXV.

Endéver. Ce mot signifie avoir un grand dépit de quelque chose. On l'emploie[39] mal-à-propos dans le sens de contrarier: ils m'ont fait endéver.


Dans la phrase que cite M. Molard, endêver n'a point le sens de contrarier. Il n'auroit cette signification que dans une phrase semblable à celle-ci: ils m'ont endêvé. Mais personne ne s'exprime de la sorte. Que dans la phrase critiquée on substitue au mot endêver la définition donnée par M. Molard, on aura: Ils m'ont fait avoir grand dépit, ce qui est exact. Cette locution est populaire.

XXVI.

Exemple. Suivez les bons exemples qu'on vous donne, et non pas imitez les bons exemples.

Imiter l'exemple pour dire suivre l'exemple, rien de plus commun que cette erreur de langage. On imite la conduite, on suit l'exemple.


La prétendue erreur de langage que critique M. Molard a été commise par nos[40] meilleurs écrivains. On la trouve dans presque tous les livres du grand siècle, selon la remarque de Bouhours lui-même, qui cependant ne croit pas cette locution de la dernière pureté. Imiter un exemple est certainement l'expression propre. Suivre, construit avec exemple, n'est employé qu'au figuré. Si l'on dit imiter les vertus, les actions de quelqu'un, c'est que l'on considère ces vertus, ces actions comme des exemples; de même que l'on dit copier une tête, un paysage, parce que l'on considère cette tête, ce paysage, comme des modèles. Il y a quelques différences entre suivre et imiter un exemple. L'abbé Roubaud les a assignées avec assez de justesse. «Il faut, dit ce Grammairien, tâcher d'imiter les beaux exemples, pour en donner, du moins, de bons à suivre.» M. Piestre, dans sa Synonymie françoise, remarque avec raison que suivre l'exemple, ne se dit qu'en matière de mœurs; et qu'en fait d'arts et de littérature, on doit dire imiter un exemple. Mais il ne restreint point la signification de cette locution,[41] comme il restreint celle de la première.

Aux raisons que je viens de donner, ajoutons l'autorité des Dictionnaires. Voici comment s'exprime celui de Trévoux: «On dit très-bien et très-élégamment imiter des exemples, quand il s'agit d'éloquence, de poésie, de peinture, etc. On le dit même à l'égard des actions et des mœurs..... Les latins ont dit aussi imitari exemplum

Quant à l'Académie, ce qui prouve que non-seulement elle admet le mot imiter dans les cas dont nous parlons, mais encore qu'elle le regarde comme plus littéral, c'est qu'elle définit l'exemple, ce qui peut être imité. D'après M. Molard, elle auroit dû dire: ce qui peut être suivi.

XXVII.

Garante. Femme qui sert de caution. Ce mot n'est pas employé ordinairement au féminin en style de négociation, parce que rarement les femmes[42] sont admises à servir de caution.


Garant signifiant simplement quelqu'un qui répond du fait d'autrui ou du sien propre, fait au féminin garante.[7] L'Académie ajoute que quelques-uns s'en sont aussi servis dans le style de négociation, c'est-à-dire dans le style spécialement consacré aux traités et autres affaires publiques. L'exemple que l'Académie cite ne laisse pas le moindre doute à cet égard: La Reine s'est rendue garante de ce traité.

XXVIII.

Garde-robe. Construction en bois, propre à serrer des habits ou du linge. Il faut se servir du mot armoire, subs.[43] fém.; soit que cette construction ait un fond ou qu'elle n'en ait pas: une belle armoire. La garde-robe est le lieu où l'on renferme les habillemens d'un prince. On dit d'un simple particulier qu'il a une riche garde-robe pour dire qu'il a un grand nombre de beaux habillemens, sans avoir égard au lieu où il les tient. Mais en toute autre circonstance, le mot garde-robe s'entend d'une construction qui regarde le maçon, et non pas le charpentier.


La garde-robe est la chambre destinée à contenir le linge, les habits, les hardes de jour et de nuit, etc. L'Académie dont j'emprunte les termes, ne fait pas de distinction à cet égard entre le prince et le particulier. Elle ne dit pas que le mot garde-robe doive s'entendre d'une construction qui regarde le maçon, parce que l'ouvrier ne change ni la nature, ni la destination de la chose. Elle se sert,[44] il est vrai, du mot chambre: mais les Grammairiens n'emploient pas cette dernière expression. Ils définissent la garde-robe; le lieu où l'on serre les habits. C'est ainsi que s'expriment l'auteur des Convenances grammaticales et M. de Wailly. S'ils ont raison, quand une armoire est le lieu ou l'on serre des hardes, on peut l'appeler garde-robe.

Les mêmes Grammairiens appellent garde-robe, subs. masc., un fourreau ou surtout de toile, pour conserver les vêtemens. Ménage dit la même chose dans ses Observations sur la langue françoise. L'Académie n'en parle pas.

XXIX.

Garnissaire. Soldat qui loge chez le débiteur du gouvernement; dites, garnisaire subs. masc., du mot garnison. Nous devons cette expression au régime révolutionnaire; avant cette époque on se servait du mot séquestre. Il est à désirer qu'on supprime ce mot qui[45] devient inutile, puisque nous en avons un équivalent.


Il s'en faut bien que séquestre soit l'équivalent de garnisaire. La signification de ces deux mots est absolument différente. Séquestre, subs. masc., est un terme de droit dont on se sert pour désigner une personne quelconque, à la garde de laquelle sont confiées les choses séquestrées par ordre de la justice. On s'assure de la probité et de la solvabilité d'un séquestre, avant de l'employer en cette qualité. Le garnisaire, comme le dit fort bien M. Molard, n'est qu'un soldat qui loge chez le débiteur du Gouvernement. Il n'a aucune fonction à remplir; rien n'est confié à sa surveillance et à sa garde. C'est un hôte forcé dont la présence incommode n'a d'autre but que de contraindre celui chez lequel il est, d'obéir à la loi, et d'acquitter sa dette.

XXX.

[46]

Gentil, gentille. Cet écolier est bien gentil; dites, laborieux, diligent. Gentil veut dire joli, délicat. Une gentille bergère.


Gentil signifie non-seulement joli, délicat, mais encore qui plaît, qui est aimable.

Ces phrases ironiques admises par l'Académie, «je vous trouve bien gentil, vous êtes un gentil compagnon,» ne signifient très-certainement pas, je vous trouve bien joli, vous êtes un délicat compagnon. Qui ne sait d'ailleurs qu'un enfant fort laid peut être fort gentil, et un enfant fort joli ne l'être pas? «On est gentil par l'air et les manières, dit Roubaud; il ne faut que des traits gracieux pour être joli. Sans ces traits, avec l'agrément des façons, on est gentil.» Il est bien vrai que gentil ne signifie pas diligent, laborieux; mais la[47] diligence et l'amour du travail sont des qualités qui rendent aimable; elles influent sur les manières, et peuvent faire dire quelquefois d'un écolier qu'il est bien gentil.

XXXI.

Gravé. Il est gravé de petite vérole. Dites, marqué de petite vérole.


Gravé de petite vérole est une locution exacte qui, outre la précision, a pour elle l'autorité du bon usage. Il suffit d'ouvrir les Dictionnaires pour s'en convaincre. L'Académie dit: «Avoir le visage gravé de petite vérole.—On dit qu'un homme est tout gravé de petite vérole, pour dire qu'il est extrêmement marquéGravé exprime plus fortement l'idée que marqué ne fait qu'indiquer.

XXXII.

Gravir une montagne. Ce verbe n'est pas transitif. Dites, gravir sur une[48] montagne. On croît que l'étymologie de ce verbe est gravatè ire, aller péniblement.


La décision de M. Molard, fondée d'ailleurs sur des exemples cités dans l'Académie, n'est pas admise par plusieurs écrivains. On n'est pas d'accord sur l'étymologie. Quelques Grammairiens font dériver gravir de l'italien gradire, monter par degrés. D'autres vont chercher son origine dans grapire et grapare, verbes latins du moyen âge, qui signifient gripper, saisir fortement, parce que, disent-ils, lorsqu'on gravit, on s'attache aux pierres, aux rochers, etc. En suivant cette étymologie, on donne à gravir, une signification active. Le Dictionnaire de Trévoux l'admet: Gravir une montagne. On en trouve des exemples dans de bons auteurs; je l'ai vu dans un de nos poètes.

Au reste, quand même le verbe gravir seroit neutre, il ne faudroit pas croire que ce fût une raison pour ne pas dire gravir une montagne. Cette locution ne me[49] paroît pas moins exacte que celle-ci: monter une montagne, descendre les degrés. Dans ces phrases, monter des pierres sur un bâtiment, descendre du vin à la cave, les verbes monter et descendre sont actifs, et ont pour régime les mots qui les suivent. On monte, on descend réellement les objets dont on parle, c'est-à-dire, qu'on les transporte plus haut ou plus bas qu'ils ne sont. Mais il n'en est pas de même dans les premières phrases que j'ai citées; et les mots montagne et degrés, qui d'abord semblent être immédiatement dépendans du verbe, sont le régime d'une préposition sous-entendue.

XXXIII.

Hypocondre. Cet homme est hypocondre, c'est-à-dire mélancolique. Dites, hypocondriaque. Le premier mot est le nom de la maladie, et le second le nom du malade en tant qu'il est affecté de cette maladie. Hypocondre est un substantif, hypocondriaque est un adjectif.


Hypocondre n'est[50] point le nom d'une maladie; c'est un terme d'anatomie par lequel on désigne les parties latérales de la région supérieure du bas-ventre. Il est possible que je me trompe en parlant de choses que j'entends fort peu, mais du moins je me tromperai en suivant l'Académie. Elle ne donne pas de nom particulier à la maladie causée par le vice des hypocondres[8], et se contente de dire que celui qui en est atteint est hypocondriaque. À l'article hypocondre, elle ajoute cette remarque: «On dit figurément et abusivement d'un homme bizarre et extravagant qu'il est hypocondre, que c'est un hypocondre. Cet abus n'a lieu que dans la conversation.»

Malgré l'abus, bien des gens seront incorrigibles. Quelques-uns s'autoriseront de ce passage de Boileau, dans sa Satyre de l'homme.

Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle, Sacrifier à l'homme, adorer son idole,[51] Lui venir, comme au Dieu des saisons et des vents, Demander à genoux la pluie ou le beau temps? Non. Mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre Adorer le métal que lui-même il fit fondre.

D'autres se souviendront de ces vers de Lafontaine, dans la fable de la Chatte métamorphosée en femme:

Jamais la dame la plus belle Ne charma tant son favori Que fait cette épouse nouvelle Son hypocondre de mari.

et ils continueront ainsi à dire de certaines gens qu'ils sont hypocondres.

XXXIV.

Jeter. Ne dites pas: cette plaie jette; mais cette plaie suppure.


Dites, si vous voulez, cette plaie jette. Jeter, selon l'Académie, «se dit des ulcères, des apostèmes, des plaies, etc. Cette apostème jette du pus; ces ulcères, ces pustules jettent beaucoup. Sa plaie commence à jeter

XXXV.

[52]

Le. L'adverbe bien veut l'article; bien des gens s'estiment plus qu'ils ne valent..... On supprime l'article après beaucoup, parce que c'est l'équivalent de ces mots, une grande quantité.


J'ai déjà fait remarquer combien il est dangereux en grammaire d'établir le principe que M. Molard répète ici.

1.o S'il est vrai que l'on dit beaucoup de, et non pas beaucoup des, parce que beaucoup est l'équivalent de grande quantité, pourquoi ne diroit-on pas bien de gens au lieu de bien des gens? Bien n'est-il pas aussi dans ce cas l'équivalent de grande quantité?

2.o Beaucoup est-il toujours l'équivalent de une grande quantité? Le prétendre, ce seroit dire que cette phrase: j'ai beaucoup de plaisir à vous voir, signifie j'ai une grande quantité de plaisir à vous voir, ce qui est absurde.

Je[53] placerai ici une autre observation sur le mot beaucoup. M. Molard condamne d'une manière absolue cette locution, il s'en faut de beaucoup, et veut qu'on supprime le de[9]. Cette règle n'est pas exacte; voici celle que donne l'Académie: «On dit il s'en faut beaucoup pour dire qu'il y a une grande différence. Le cadet n'est pas si sage que l'aîné, il s'en faut beaucoup. Et on dit il s'en faut de beaucoup pour dire que la quantité qui devoit y être n'y est pas. Vous croyez m'avoir tout rendu; il s'en faut de beaucoup.»

XXXVI.

Lit de camp. Dites, lit de sangle.


Un lit de camp n'est point un lit de sangle. Ces deux expressions sont également françoises; mais il ne faut pas prendre l'une pour l'autre. On appelle lit de camp ou lit brisé un lit dont les pieds se brisent, se démontent, et que l'on peut transporter dans une malle,[54] etc. Le lit de sangle est fait de sangles attachées à deux pièces de bois soutenues par deux pieds qui se croisent.

XXXVII.

Malgré que..... Moyennant que. Malgré, moyennant sont des prépositions qui, en cette qualité, demandent un complément, et qui ne peuvent pas être suivies de la conjonction que.


Je réunis ces locutions dont M. Molard a fait deux articles séparés. On les trouve dans les anciens Dictionnaires. «Je ferai cette choses moyennant qu'il me dédommage, dit le Dictionnaire de Trévoux.»[10] On ne s'en sert plus aujourd'hui. Mais le principe d'après lequel M. Molard les condamne est absolument faux. Rien n'est plus commun que l'union du que conjonction avec une préposition. Les mots avant, dès, depuis, outre,[55] pendant, pour, etc. sont certainement des prépositions, et cependant l'on dit avant que, dès que, depuis que, outre que, pendant que, pour que, etc.

XXXVIII.

Moi. Ne dites pas, menez moi-zi; mais dites, menez m'y.


L'Académie tient un tout autre langage. Voici comment elle s'exprime:

«La particule y, unie au pronom me, ne se met jamais après le verbe. On dira bien, vous m'y attendrez, je vous prie de m'y mener; mais on ne dira pas, attendez m'y, menez m'y

D'après cette règle, on voit que l'Académie veut qu'en ce cas on donne à la phrase un autre tour, au moyen duquel le pronom précède le verbe. Cependant quelques Grammairiens estimables proposent de dire: menez-y-moi, arrêtes-y-toi. Il faut convenir que ces manières de parler sont bien dures.

XXXIX.

[56]

Moral signifie qui a trait aux mœurs, et non qui a des mœurs. Immoral se dit des choses et non des personnes. Dites, des livres immoraux, une conduite immorale. Mais ne dites pas, un jeune homme immoral.


Moral signifie non-seulement ce qui a trait aux mœurs, mais encore ce qui renferme une bonne morale, une morale saine. L'Académie dit en ce sens: cela est fort moral. Depuis quelques années, plusieurs écrivains emploient le mot moral en parlant des personnes, cet homme est moral, pour dire qu'il a des mœurs; on fait aussi de moral un substantif: le moral influe sur le physique. Ces manières de parler ne sont pas encore consacrées.

Quant à immoral, il n'est point dans le Dictionnaire qui fait autorité; c'est un mot nouveau. Les Dictionnaires publiés sous le nom de l'Académie l'ont adopté, et[57] disent qu'il s'emploie en parlant des personnes et des choses. Voici comment ils le définissent.[11]

«Immoral, qui est contraire à la morale, qui est sans principes de morale. Caractère immoral. Ouvrage immoral. C'est l'homme le plus immoral que je connoisse.»

XL.

Mouche à miel. Dites, abeille.


Le mot mouche à miel n'est pas moins exact que celui d'abeille. Il se trouve dans tous les Dictionnaires, et l'Académie le cite deux fois, l'une à l'article Mouche, et l'autre à l'article Miel. D'ailleurs qui ne connoît la fable que Lafontaine lui-même a intitulée, Les Frêlons et les Mouches à miel?

XLI.

[58]

Officier de génie. Il ne faut pas confondre un officier du génie avec un officier de génie. La première expression désigne le corps où sert l'officier, et la seconde indique la qualité de son esprit.


Je ne sais où M. Molard a pris cette distinction subtile; elle n'est pas fondée. On dit un officier de génie, comme on dit un officier de guerre, un officier de marine, un officier de justice. Lorsqu'on parle en général, on supprime l'article, et l'on emploie la préposition de. L'équivoque n'est à craindre que pour ceux qui ne savent pas bien le françois. C'est à l'homme et non pas à la profession qu'il faut associer les qualités bonnes ou mauvaises qui appartiennent plus à l'un qu'à l'autre. Ainsi on ne dira pas un général de génie, un officier de génie, un magistrat de génie, pour dire qu'un général, un officier, un magistrat, ont du génie.[59] Ce seroit la même chose que si l'on disoit un général d'esprit, un officier d'esprit, un magistrat d'esprit, pour dire qu'un général, un officier, un magistrat, ont de l'esprit. Mais on dira très-bien, ce général, cet officier, ce magistrat sont des hommes d'esprit, des hommes de génie.

XLII.

Paire. Une chose unique composée de deux pièces. Dites, une paire. Une paire de bas, une paire de ciseaux, etc.


Rien n'est plus important qu'une bonne définition. Celle-ci, empruntée de l'Académie, n'est pas exacte, parce que, considérée séparément, elle ne détermine qu'une des nombreuses significations du mot. L'auteur ne songeoit sans doute qu'à l'un des exemples qu'il a donnés, une paire de ciseaux, et oublioit le premier. On ne dira jamais qu'une paire de bas, ou une paire de bœufs, soit une chose unique composée de deux pièces. Paire se[60] dit aussi de deux animaux de même espèce, ou de deux choses qui vont ensemble. Une paire de pigeons, une paire de gants.

XLIII.

Pardonner. Pardonnez ceux qui vous ont offensé. Cette phrase renferme un solécisme. Le mot pardonner signifie donner pardon; or, on donne pardon à quelqu'un. Dites, pardonnez à ceux, etc. et non pardonnez ceux, etc.


Cette décision est juste; mais la raison qu'on en donne est fausse. M. Molard part toujours de ce principe erronné, que des locutions équivalentes pour le sens doivent avoir une construction semblable. On ne sauroit admettre cette règle, sans dénaturer la langue et la rendre barbare. On s'en convaincra par l'application que je vais en faire aux deux exemples suivans.

Absoudre, congédier, signifient donner l'absolution, donner congé; or, on donne l'absolution, on donne congé à quelqu'un. Dites[61] donc, absoudre à quelqu'un; congédier à quelqu'un. En Grammaire, comme en toute autre matière, il est aisé de reconnoître la fausseté d'un principe, par l'absurdité des conséquences.

XLIV.

Paresol. Dites, parasol. Ce nom est composé de para et de sol. Le premier est une préposition grecque, qui signifie contre, c'est-à-dire contre le soleil; il signifie aussi à côté. J'en dis autant des mots parepluie, parevent: on doit dire, parapluie, paravent, en vertu de la même observation.


C'est probablement la première fois qu'on a donné à parasol une pareille étymologie. Parasol vient de l'italien para sole. Parare, en italien, signifie entr'autres choses garantir, défendre contre les incommodités, en éloignant l'objet incommode; le verbe françois parer a aussi quelquefois le même sens. C'est ce que disent les étymologistes, et[62] entr'autres Ménage, qui ajoute que la parasol a été ainsi nommé, quia solem arcet. Cette remarque s'applique également aux mots paravent et parapluie.

XLV.

Parfaitement. Je suis très-parfaitement, ou bien parfaitement convaincu. Les mots parfaitement et parfait ne peuvent pas être modifiés en plus ou en moins. Car on ne peut rien ajouter à ce qui est parfait....... On ne dira donc pas: un des modèles les plus parfaits. La perfection est une qualité absolue: elle rejette toute modification en plus et en moins. La perfection est au plus haut degré; il n'y a que les qualités relatives qui admettent le plus ou le moins.


La perfection, considérée comme qualité absolue, ne convient qu'à Dieu. Toute perfection dans les hommes et dans leurs ouvrages n'est que relative, et[63] admet par conséquent le plus ou le moins. On ne sauroit indiquer un ouvrage si parfait qu'on ne pût en concevoir un plus parfait encore. Aussi le mot parfait a-t-il un positif, un comparatif et un superlatif dans toutes les langues. Les écrivains du siècle de Louis XIV l'emploient très-souvent dans ces divers degrés de signification. Il me seroit aisé d'en citer de nombreux exemples; je me contenterai de rapporter les phrases suivantes, prises dans les écrits de trois hommes qui certainement savoient le françois.

«Démosthène et Cicéron, dit Rollin, sont des modèles d'éloquence les plus parfaits.»[12]

«Ce quelque chose qui est en moi et qui pense, dit La Bruyère, s'il doit son être et sa conservation à une nature universelle qui a toujours été et qui sera toujours, laquelle il reconnoisse comme sa cause, il faut indispensablement que ce soit à une nature universelle,[64] ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus parfaite que ce qui pense.»[13]

«Le plus parfait de tous les anges, dit Bossuet, qui avoit été aussi le plus superbe, se trouva le plus mal-faisant comme le plus malheureux.»[14]

XLVI.

Patte. On dit proverbialement faire sa patte, pour dire faire son profit dans une place. Cet intendant a bien fait sa patte. Cette expression n'est pas françoise; dites, il a fait son magot, expression populaire.


Magot signifie amas d'argent caché; faire son magot veut donc dire, faire un amas d'argent caché. Un homme qui veut passer incognito d'un pays dans un autre,[65] fait son magot, et s'en va. La locution que propose M. Molard n'emporte pas avec elle l'idée de profit que le peuple attache à celle-ci, faire sa patte. Pour exprimer cette idée, il faut dire, faire ses orges.

«On dit proverbialement et figurément qu'un homme a bien fait ses orges dans une affaire, dans un emploi, pour dire qu'il y a fait un grand profit.»[15]

XLVII.

Physique. Cet homme a un beau physique. Ce mot n'avoit pas autrefois la signification de taille, de stature. L'Académie ne lui donne pas cette acception. Mais depuis quelque temps on en fait un nom masculin qui signifie tournure.


Physique ne signifie point encore aujourd'hui taille, stature. Un homme d'une[66] belle taille, d'une haute stature, n'a pas toujours un beau physique. Il n'est pas moins inexact d'en faire le synonyme de tournure. Voici comment s'expriment sur ce mot les derniers Dictionnaires publiés sous le nom de l'Académie:

«On dit substantivement au masculin, le physique d'un homme, pour désigner sa constitution naturelle, et aussi son apparence. Un bon physique; il a un beau physique.»

XLVIII.

Plein. Il a tout plein de bontés pour moi; dites, il a beaucoup de bontés pour moi.


La locution que critique ici M. Molard, est du style familier. Il m'étoit souvent arrivé de la condamner, lorsqu'enfin je trouvai quelqu'un qui me dit: Quelle différence de construction voyez-vous, Monsieur, entre cette locution, tout plein de bontés,[67] et celle-ci, tout plein de gens?—Aucune, répliquai-je.—Eh bien! si l'Académie admet la seconde, puisque, de votre aveu, la première lui est semblable, pourquoi la rejetteriez-vous?—Il s'agit de vérifier ce que dit l'Académie.

Nous vérifiâmes, et je vis, ou du moins je crus voir que j'avois tort.

XLIX.

Préposition. Il faut répéter la préposition devant les mots qui n'ont pas une signification à-peu-près semblable. Vous ne direz pas: ce bouquet est composé de roses, œillets et myrte; il faut répéter la préposition de.


L'abbé Girard, dans ses Discours sur les vrais principes de la langue françoise, et M. de Wailly, dans sa Grammaire, prescrivent la même règle. Mais il est aisé, ce me semble, de faire voir que ces grammairiens estimables se trompent en cette occasion. Pour ne pas sortir de l'exemple[68] cité par M. Molard, s'il est vrai qu'il faille répéter la préposition devant les mots qui n'ont pas une signification à-peu-près semblable, on sera obligé de dire:

Avec des œillets, avec des roses et avec du myrte, on feroit un beau bouquet.

On péchera, au contraire, en disant:

Avec des œillets, des roses et du myrte, on feroit, etc.

Or, je le demande, quel est le Grammairien qui osera approuver la première de ces phrases, et blâmer la seconde?

En admettant le principe que je combats, il y aura encore une faute dans ces exemples: parmi les frères et les sœurs; entre la France et la Suède; contre la raison et la foi; malgré son or et son crédit; après mes objections et vos réponses; excepté François I.er et Charles-Quint, etc.

Et pour être exact, il faudra dire: Parmi les frères et parmi les sœurs; entre la France et entre la Suède; après mes[69] objections et après vos réponses, etc. En vérité, y eut-il jamais erreur plus palpable? Je serois trop long, si je voulois rappeler ici ce qu'on écrit les Grammairiens pour réduire à des principes fixes ce qui regarde cette matière. Sans prétendre donner une règle absolue et invariable sur un point qui dépend principalement de l'usage, je me contente de dire d'après quelques autorités, qu'en général les prépositions composées de plusieurs syllabes ne se répètent pas, et qu'au contraire les monosyllabes se répètent, et c'est ce qui a pu tromper MM. Girard et de Wailly. Car il est à remarquer que ces écrivains, ainsi que M. Molard, n'ont justifié leur décision que par des exemples dans lesquels les prépositions sont monosyllabes.

L.

Près ne doit pas s'employer pour le mot auprès; près de est opposé à loin de; auprès de exprime une idée d'entour. Il est demeuré près de l'église; j'ai mes enfans auprès de moi.


Auprès de n'emporte[70] pas l'idée d'entour. On dit très-bien avec l'Académie: Sa maison est auprès de la mienne, il loge auprès de l'église, la rivière passe auprès de la ville; comme on dit, sa maison est près de la mienne, il loge près de l'église, la rivière passe près de la ville.

Vaugelas donne aux deux locutions dont nous parlons une signification semblable. Il ajoute qu'auprès se construit également avec un nom de personne et un nom de chose, il est auprès de moi; il loge auprès de l'église: et près, avec un nom de chose seulement, il est près du palais. Cette opinion est confirmée par Patru et Thomas Corneille. Selon d'autres Grammairiens, auprès, d'ailleurs synonyme de près, exprimeroit en outre une plus grande proximité. Cette distinction est peut-être trop subtile.

LI.

Prêt, Près. Ces prépositions ne peuvent pas être employées indifféremment. Ne dites pas le sang est prêt[71] à couler; mais dites, près de couler. Car l'adjectif prêt signifie préparé, disposé..... Le mot près marque l'approche..... On trouve quelquefois cette faute dans Racine et dans les ouvrages de J.-J. Rousseau.


La plupart des Grammairiens décident comme M. Molard, et j'ai partagé long-temps leur opinion. Il me semble aujourd'hui que la règle qu'ils donnent est trop absolue, et que dans sa généralité elle est contraire, non-seulement à l'usage suivi par nos bons écrivains, mais à l'Académie elle-même.

Il y a cent ans, que l'on écrivoit également prest à et prest de. Dans les deux cas, on donnoit à prest un féminin, et l'on disoit preste à, preste de. Il semble même qu'on évitât d'employer près dans les constructions dont il s'agit ici. Bouhours, l'un des plus illustres Grammairiens du temps, autorise les deux locutions que j'ai citées. Elles étoient encore usitées vers le milieu du[72] 18.e siècle: les Dictionnaires le constatent. On trouve dans celui de Trévoux, édition de 1771, des phrases telles que celles-ci: Ville prête de se rendre. Fille prête de se marier, etc.

Aujourd'hui on ne dit plus prêt de; en ce cas on emploie la préposition près, et près de signifie toujours sur le point de.[16] Mais prêt à n'a-t-il jamais le même sens, et sa signification est-elle toujours restreinte à celle-ci, disposé à, préparé à? c'est ce qu'il s'agit de décider. M. Molard prononce affirmativement, et ajoute que Racine et J.-J. Rousseau ont péché[73] contre cette règle. Si ces écrivains étoient seuls, peut-être hésiterois-je moins; mais le nombre et le caractère de ceux qui ont parlé comme eux, m'effraie et me retient. Je n'ose condamner des coupables tels que Bossuet, Rollin, Boileau, Pascal, Racine le fils, Lefranc de Pompignan, la plupart de leurs contemporains, et même plusieurs de nos auteurs modernes les plus célèbres.

Dans l'Oraison funèbre du chancelier Le Tellier, Bossuet s'exprime ainsi: «Enfin prêt à rendre l'ame, je rends grâces à Dieu, dit le chancelier, de voir défaillir mon corps avant mon esprit.»

«Rome prête à succomber, dit Rollin, se soutint principalement durant ses malheurs par la confiance et la sagesse du sénat.»

«Voyez-vous, dit Boileau, la terre ouverte jusqu'en son centre, l'enfer prêt à paroître?»

«Il est injuste qu'on s'attache à nous, dit Pascal, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement; nous tromperons ceux à qui nous en ferons naître[74] le désir. Car nous ne sommes la fin de personne, et nous n'avons pas de quoi les satisfaire. Ne sommes-nous pas prêts à mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourroit.»

M. Lefranc, en parlant des impies, dit:

Le faux calme dont ils jouissent Est toujours prêt à se troubler. Un éclair seul les fait trembler; Ils blasphèment, mais ils frémissent.

Racine le fils termine le dernier chant de son Poëme sur la Religion, par ces vers:

À la fin de mes chants, je me hâte d'atteindre, Et si je ne sentois ma voix prête à s'éteindre, Vous me verriez, etc.

M. de Fontanes, dans le Discours qu'il prononça sur la tombe de M. de Laharpe, dit en parlant de cet illustre écrivain:

«Les injustices se réparoient; nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût dont il étoit le plus ferme soutien.»

Il me seroit aisé de pousser beaucoup plus loin mes citations; celles que j'ai produites me paroissent devoir suffire.

Le[75] passage que j'ai cité de Pascal, est vicieux, je le sais. Les anciens Grammairiens ont enseigné qu'il ne faut pas employer indifféremment ces deux locutions, prêt de mourir[17], et prêt à mourir. Bouhours fonde cette exception sur la nécessité d'éviter l'équivoque qui peut avoir lieu, et il me paroît que c'est en général la seule attention qu'aient eue nos bons auteurs. Il est, du reste, certain que Pascal a écrit prêt à mourir; et cette faute ne prouve que davantage à mes yeux l'usage dans lequel on étoit d'employer prêt à, pour signifier également sur le point de, et disposé, préparé à, en laissant aux phrases antécédentes le soin de déterminer celui des deux sens dans lequel il falloit l'entendre. Nos éditions actuelles des Pensées, portent: «Ne sommes-nous pas près de mourir?» Cette correction est récente: elle fut faite pour la première fois dans l'édition de 1783.

Je[76] sais encore que M. de Wailly critique le passage de Rollin. Mais a-t-il raison? Et ne devoit-il tenir aucun compte des autres écrivains qui ont parlé comme Rollin, entr'autres de Bossuet et de Boileau? «Rome, dit M. de Wailly, étoit sur le point de succomber; mais elle n'y étoit pas disposée. Donc, il falloit dire près de succomber, et non pas prête à succomber.» Cette remarque suppose toujours ce qui est en question, savoir que prêt n'a pas d'autre signification que celle de disposé, et ce point me ramène à l'Académie, dont j'ai parlé d'abord.

D'après l'Académie, prêt signifie non-seulement préparé, disposé, comme le prétend M. Molard, mais encore qui est en état de faire, ou de souffrir quelque chose. La dernière partie de cette définition auroit pu, ce me semble, être exprimée avec plus de netteté et de justesse. Cependant, malgré son obscurité, on voit d'abord qu'elle donne plus de latitude à la signification du mot prêt; et certainement dans ce premier exemple, qui vient[77] à la suite, le dîner est prêt à servir, prêt signifie non pas disposé, mais en état d'être servi.[18] En second lieu, ne suffit-il pas quelquefois qu'une personne ou une chose soit sur le point de, pour être en état de, dans la situation de? Ce qui me fait croire que c'est la pensée de l'Académie, c'est qu'elle fournit encore cet exemple: Une maison qui est prête à tomber. Or, je le demande, cela veut-il dire une maison qui est préparée, disposée à tomber, ou bien une maison qui est sur le point de tomber? Que l'on rapproche maintenant ces deux phrases, l'une de Rollin, critiquée par M. de Wailly, et l'autre, citée comme régulière par l'Académie:

Rome prête à succomber, Une maison prête à tomber.

et[78] que l'on prononce. S'il y a quelque différence entre ces deux exemples, à coup sûr elle est bien subtile.

Je finirai cette discussion par une observation importante. Tout le monde connoît les Remarques de l'abbé d'Olivet. Cet illustre Grammairien a pris soin de relever dans Racine, non-seulement les mots qui ont vieilli, mais encore les phrases où il a cru entrevoir quelque sorte d'irrégularité. Du nombre des pièces qu'il a examinées, sont Phèdre et Bérénice, et dans ces pièces, on lit les vers suivans:

Et que les vains secours cessent de rappeler Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler. Phèdre, act. I, scèn. 3.

Je sens bien que sans vous, je ne saurois plus vivre, Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner. Bérénice, act. IV, scèn. 5.

Comment l'abbé d'Olivet n'a-t-il pas entrevu dans ces vers et autres semblables quelque sorte d'irrégularité? Comment dans un examen où il suppose que les fautes, les vraies fautes se réduisent à si peu,[79] ce sont encore ses termes, comment, dis-je, n'a-t-il pas censuré ce que M. Molard appelle une faute? Ne seroit-ce pas parce qu'il a jugé que Racine avoit parlé d'une manière régulière en cette rencontre?[19]

LII.

Quadrupler. Prononcez ce mot comme s'il étoit écrit ainsi: couadrupler..... Il faut prononcer de même la première syllabe du mot quaterne, in-quarto; mais non dans quatre, quatrain, équestre, et beaucoup d'autres.


Équestre ne se prononce pas ékestre. Ménage, persuadé que chez les Latins les mots qui, quœ, quod se prononçoient ki, , kod, fait une règle générale de cette sorte de prononciation, et veut, par exemple, que l'on dise acatique pour aquatique,[80] en quoi il se trompe. Cependant il excepte cinq à six mots parmi lesquels se trouve équestre, que quelques personnes prononçoient dès-lors comme le veut M. Molard. Prononcez, dit Dumarsais, ue dans équestre, comme dans écuelle, casuel, annuel. L'Académie donne la même règle.

LIII.

Rave. Petite rave; dites, raifort.


Rave, en ce sens, n'est pas moins françois que raifort. Voici ce que dit l'Académie: «On appelle aussi et plus communément rave, cette plante potagère dont la racine est d'un rouge foncé, tendre, succulente, cassante, et bonne à manger.»

LIV.

Rafroidir. Ne dites pas, le dîner rafroidit; mais dites, se refroidit, en prononçant l'e muet.


Refroidir[81] est un verbe que l'on peut employer comme actif, comme neutre et comme réciproque. Ainsi il n'est pas moins exact de dire le dîner refroidit, que le dîner se refroidit.

LV.

Rempailler, pour exprimer l'action de remettre la paille à des chaises. Ce mot ne se trouve pas dans l'Académie. Dites, empailler une chaise. Cependant ce réduplicatif me paroît nécessaire pour exprimer l'action par laquelle on remet de la paille à une chaise. On pourroit dire rempailler, comme on dit refaire.


S'il n'est pas permis d'employer rempailler, il ne faudra pas se servir non plus de repeindre, retailler, rouvrir, repolir, pour dire, peindre, tailler, ouvrir, polir une seconde fois; car toutes ces expressions, comme celle que condamne M. Molard, ne se trouvent point[82] dans l'Académie. Rien n'est plus ordinaire que de voir des personnes d'ailleurs très-instruites, rejeter un très-grand nombre de réduplicatifs que l'on trouve dans nos meilleurs auteurs, anciens et modernes, et s'autoriser sur ce point du silence de l'Académie. Il me semble que plus on veut être sévère en matière de langage, plus on doit se tenir sur ses gardes, afin de ne condamner que ce qui doit l'être. C'est sur-tout alors qu'il importe de connoître le plan d'après lequel a été fait un Dictionnaire, et d'en bien saisir l'esprit. M. Molard se seroit dispensé de faire l'article qui donne lieu à ces remarques, s'il eût eu l'attention de lire, ou plutôt s'il se fût rappelé la Préface du Dictionnaire de l'Académie. Les rédacteurs s'expriment ainsi:

«Il a paru qu'il n'étoit pas nécessaire de rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce réduplicatif ne signifie que la réitération de la même action, comme reparler qui ne veut dire que parler une seconde fois. Mais lorsqu'un[83] verbe, qui dans un sens est réduplicatif, a un autre sens dans lequel il ne l'est point, comme redire, qui signifie souvent autre chose que dire une seconde fois, on lui donne une place dans son rang alphabétique.»[20]

LVI.

Rêver, dans le sens de faire un songe en dormant, veut être suivi de la préposition de, et non de la préposition à. On dit, j'ai rêvé de vous, et non j'ai rêvé à vous, etc.


Le verbe rêver, dans le sens que lui donne[84] M. Molard, rejette quelquefois également la préposition à et la préposition de. «Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, dit Pascal, elle nous affecteroit peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours.»

L'Académie, au mot rêver, dit: «Il est quelquefois actif, j'ai rêvé telle chose; voilà ce que j'ai rêvé; vous avez rêvé cela.»

LVII.

Rien. Le mot rien n'admet jamais les mots pas et point, qui sont le complément de la négation. Ainsi Racine a eu tort de dire dans les Plaideurs:

On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.


La décision que l'on vient de lire est juste. Mais d'après les termes dont M. Molard se sert en condamnant une phrase vicieuse[85] en elle-même, on pourroit croire que Racine ignoroit qu'il ne faut pas construire le mot rien avec la négation pas, et l'on auroit tort.

Autrefois, rien n'étoit plus commun dans certaines classes de la société, que la locution vicieuse dont il s'agit ici. Racine l'a placée à dessein dans la bouche du fils de Dandin, Léandre, qui, dans la scène dont il est question, joue le rôle de commissaire. C'est ce que fait observer Louis Racine, dans ses Remarques sur les tragédies de son père; il déclare que cette faute a été commise exprès. M. Luneau-de-Boisjermain trouve, il est vrai, cette apologie puérile; cela n'étonne pas dans un homme qui s'imaginoit savoir mieux le françois que celui dont il commentoit les œuvres. L'abbé d'Olivet, critique beaucoup plus éclairé, dit positivement: «Racine n'a usé de ce barbarisme que pour faire rire.» Je n'ignore pas que ce Grammairien ajoute: «Pourquoi chercher dans un langage corrompu le germe de la bonne plaisanterie?»[86] Mais cette question peut aussi bien s'appliquer à ces vers:

Quand je vois les états des Babyboniens, Transférés des Serpens aux Nacédoniens, etc.

qu'au vers qui fait le sujet de cet article. Comme ce tort, si c'en est un, n'est pas celui que reproche M. Molard, et n'a aucun rapport à la Grammaire, je ne m'y arrêterai pas.

LVIII.

Seille. Vaisseau de bois pour laver ou pour d'autres usages, et dont les bords sont fort bas. Dites, baquet ou petit cuvier. La première de ces dénominations est générale; mais elle n'en est pas moins vicieuse. On ne parviendra jamais à la proscrire à Lyon. Peut-être exprime-t-elle un vaisseau d'une forme particulière, et alors il n'est pas étonnant qu'on lui ait donné un nom particulier. Quoiqu'il en soit,[87] il est bon de savoir qu'on ne le trouve dans aucun Dictionnaire. Je crois qu'il tire son origine de Σηγία, vase qui a la forme d'un seau.


Seille est un mot extrêmement ancien et qui se rencontre dans les écrivains du 15.e et du 16.e siècle. Cette expression, employée dans plusieurs provinces, n'a point été conservée par l'Académie. Je ne vois pas à quoi il pourroit être bon de savoir qu'on ne la trouve dans aucun Dictionnaire, en cas que cela fût vrai. Mais M. Molard a avancé un fait bien hasardé, et n'a pas poussé très-loin ses recherches, soit sur le mot, soit sur l'étymologie. Seille se trouve dans la plupart des Dictionnaires qui ont paru depuis 1600 jusqu'en 1771. Je me contente de rappeler celui du médecin Borel, connu sous le nom de Dictionnaire des termes du vieux françois, celui de Ménage et celui de Trévoux.[88] Tous s'accordent à le faire dériver de situla comme seau de situlum. Le Dictionnaire de Trévoux entre dans de plus grands détails, et dit: «Seille, vieux mot qui signifie un seau, s'emploie encore en beaucoup d'endroits..... Il signifie plus particulièrement en quelques provinces, un vaisseau de bois sans fond par le haut, et qui a la grosseur d'une feuillette.»

On trouve même seillet, diminutif de seille, mot que nos aïeux employoient comme synonyme de benoitier ou bénitier, parce que le bénitier a la forme d'une petite seille.

Le Glossaire de Ducange fait dériver seille de sellus, mot latin du moyen âge, qui désignoit une mesure de choses liquides.

Quant au mot Σηγία, dont M. Molard veut que seille tire son origine, les auteurs que j'ai cités n'en parlent pas: d'ailleurs Σηγία n'est pas grec. L'imprimeur s'est sûrement trompé; il falloit dire, Τήλια, ou Σήλια, mot qui désigne un vase en[89] forme de tonneau ouvert d'un côté, ou de grand seau dans lequel on faisoit le pain.

LIX.

Suel. Place où l'on bat le blé. Dites, aire, s. m. Cet aire est fort grand.


C'est probablement par distraction que M. Molard donne une décision pareille. Il est impossible qu'il ne sache pas que le substantif aire est féminin, et que conformément à l'Académie, il faut dire cette aire est fort grande.[21]

LX.

[90]

Tailleuse. Celle qui fait des robes de femme; dites, couturière. La tailleuse est la femme du tailleur.


Tailleuse n'est françois dans aucun sens; on s'en servoit autrefois pour désigner une couturière: on le trouve avec cette signification dans les anciens Dictionnaires. L'Académie l'a rejeté. Mais tailleuse ne se trouve nulle part pour désigner la femme d'un tailleur. Cette manière d'entendre les substantifs ou les adjectifs terminés en eur qui ont le féminin en euse, n'est point dans l'analogie de la langue françoise.

L'Académie appelle blanchisseuse, revendeuse, brodeuse, etc. non pas la femme du blanchisseur, du revendeur, du brodeur, etc.; mais bien la femme qui blanchit, qui revend, qui brode, etc. Si tailleuse eût été rangé parmi les noms françois, il auroit suivi la même loi. Au[91] reste, «tailleuse, pour signifier couturière, ne vaut pas mieux, selon un ancien Dictionnaire, que couturier pour dire tailleur

LXI.

Taper. Donner des coups à quelqu'un pour le battre; dites, frapper.


Taper, dans le sens de frapper, est une expression françoise, mais populaire. L'Académie l'admet, et cite ces phrases: il l'a bien tapé, je vous taperai bien, etc.

LXII.

Taquier. Celui qui construit des bateaux. Ce mot n'est pas françois. Je ne connois point de mot qui désigne ce genre d'ouvrier. On peut dire constructeur de bateaux.


L'ouvrier qui construit un bateau, doit être désigné sous le nom de charpentier de bateau, comme celui qui fait la charpente d'un vaisseau s'appelle charpentier de vaisseau.

LXIII.

Terre. Tomber à terre, et tomber par terre, ne signifient pas tout-à-fait la même chose. Ce qui tombe à terre tient à la terre; ce qui tombe par terre n'y tient pas. C'est la distinction que met Roubaud entre ces deux locutions.


La distinction qu'établit ici M. Molard, entre tomber à terre et tomber par terre, est exprimée en termes si obscurs, que j'ai déjà vu bien des personnes qu'elle a embarrassées. Mais son principal défaut n'est pas d'être en quelque sorte inintelligible pour ceux qui n'y apportent qu'une attention ordinaire; elle est absolument fausse. Pour être exact, M. Molard devoit dire tout le contraire de ce qu'il a dit. Tomber par terre se dit d'une personne ou d'une chose qui étant déjà à terre, tombe de sa hauteur; et tomber à terre ne doit s'employer qu'en parlant d'une personne ou d'un objet qui étant élevé au-dessus de terre, tombe de haut. Cette distinction est de l'abbé Girard. «Un homme, dit-il, qui passe dans une rue et qui vient à tomber, tombe par terre, et non à terre, car il y est déjà. Mais un couvreur à qui le pied manque sur un toit, tombe à terre, et non par terre

M. Molard cite à l'appui de son opinion, l'abbé Roubaud. M. Molard se trompe; l'abbé Roubaud, dans ses Synonymes, n'a rien écrit sur le verbe tomber.

LXIV.

Valter. Il me fait valter sans cesse, pour dire, il me fait aller et venir sans but et sans utilité. Ce mot n'est pas françois; il faut exprimer l'idée qu'on lui attache par une périphrase.


Le mot que M. Molard condamne est françois. L'erreur de ceux qui l'emploient ne consiste que dans la manière de le prononcer ou de l'écrire. Il faut écrire valeter.

«On dit d'un homme qui a été obligé de faire plusieurs démarches pénibles et désagréables auprès de quelqu'un pour obtenir ce qu'il demandoit, qu'il a été obligé de valeter; qu'on l'a fait valeter long-temps.» (Dict. de l'Acad.)

LXV.

Zéphyr. Quand ce mot est écrit de cette manière, il signifie l'haleine des zéphyrs. Alors il peut prendre le nombre pluriel. Zephyre signifiant l'amant de Flore, ne prend ni article, ni pluriel, et se termine par un e muet.


Zéphyr ne signifie pas plus l'haleine des zéphyrs, que aquilon ne signifie le souffle des aquilons. On donne le nom de[95] zéphyr à toute espèce de vent doux et agréable. On emploie ce mot au singulier comme au pluriel. Les doux zéphyrs, un zéphyr rafraîchissant.

Lorsque le zéphyr est considéré comme une divinité mythologique, on écrit et on prononce Zéphyre, sans article.

Les anciens donnoient le nom de zéphyrus à un vent violent venant du couchant.

Eurum ad se Zephyrumque vocat. Virg.

Quelques traducteurs rendent Zephyrum par Zéphyre, et placent l'e muet pour éviter la confusion qui pourroit sans cela avoir lieu avec zéphyr.[22] L'Académie ne fait pas cette distinction.

Au reste, l'ortographe de zéphyr a long-temps varié; nos premiers poètes écrivoient zéphyr ou zéphyre, selon que la mesure l'exigeoit. Mais en prose, il falloit, selon Ménage, toujours dire le zéphyre au singulier, et les zéphyrs au pluriel.[23]

ERRATA.

 

  • Pag. vj de la Préface, lig. 14, quelque soit, lisez, quel que soit, etc.
  • Pag. 11, lig. 3 et 19, M. de la Harpe, lisez, M. de Laharpe.
  • Pag. 40, lig. 15, il y a quelque différence, lisez, il y a quelques différences.
  • Ibid., lig. 16, l'a assignée, lisez, les a assignées.
  • Pag. 48, grappire, grappare, lisez, grapire, grapare.
  • Pag. 49, lig. 3, dans ces phrases monter, lisez, dans ces phrases, monter, etc.
  • Pag. 67, lig. 15, et pag. 68, lig. 7 et 11, myrthe, lisez, myrte.

 

NOTES :

  1. Cela a lieu sur-tout dans quelques pensions.

On feroit un livre vraiment curieux si l'on recueilloit toutes les locutions vicieuses que certaines personnes substituent au bon langage avec l'intention de corriger celui qui est mauvais. Ici l'on dit qu'on va promener, là qu'on ne mouche pas; ailleurs, on recommande à une demoiselle de se tenir droit, etc. M. Molard condamne les deux premières de ces locutions; il autorise la troisième.

[1]

  1. Art poétique, chant premier.

[2]

  1. Les Dictionnaires italiens et espagnols définissent le mot classique d'une manière qui rappelle évidemment la même étymologie.

[3]

  1. Cours de Littér., tom. 1.er

[4]

  1. Ibid., tom. 2.

[5]

  1. Cours de Littérature, t. XVI, p. 160.

[6]

  1. Gattel ne donne pas de féminin à garant. Il admet cependant garante, en parlant de traités politiques. La Suède est garante, etc.

[7]

  1. Il me semble que les médecins appellent cette maladie hypocondrie.

[8]

  1. Mauv. lang. corr., au mot Falloir.

[9]

  1. Voyez aussi l'Essai sur les Convenances grammaticales.

[10]

  1. Voyez les Dictionnaires publiés sous ces titres: Dictionnaire de l'Académie, revu par l'Académie elle-même.—Dictionnaire de l'Académie, avec les mots nouveaux.

[11]

  1. Traité des études.

[12]

  1. Caract. de La Bruyère, chap. des esprits forts.

[13]

  1. Discours sur l'histoire universelle.

M. de Laharpe a également employé l'adjectif parfait au comparatif. Voy. la phrase citée, pag. 29 de ces Observations.

[14]

  1. Voyez l'Académie, au mot orge.

[15]

  1. Il est à remarquer qu'autrefois prêt de, prête de signifioient également disposé à et sur le point de. Nous venons de voir que les Lexicographes de Trévoux ont dit ville prête de se rendre; ce qui certainement veut dire: ville sur le point de se rendre. Vaugelas, dans sa traduction de Quinte-Curce, fait dire aux soldats d'Alexandre: «Nous sommes tout prests d'aller où vous voudrez.» Ce qui ne signifie pas moins incontestablement: Nous sommes disposés à aller où vous voudrez.

[16]

  1. J'écris ici prêt de mourir, parce que c'est ainsi qu'on écrivoit dans le 17.e siècle.

[17]

  1. Ce seroit une chose fort intéressante que l'examen des locutions dans lesquelles le verbe actif est employé dans un sens passif, comme dans ces phrases: Prêt à servir, bon à manger, qui signifient bon à être mangé, prêt à être servi. Mais ce n'est pas ici le lieu.

[18]

  1. M. Luneau de Boisjermain garde également le silence sur cette prétendue faute de Racine.

[19]

  1. Préface du Diction. de l'Acad., p. IV.—L'Académie n'a pas été toujours fidelle à son plan. Malgré l'article qu'on vient de lire, elle a placé dans son Dictionnaire quelques réduplicatifs qui n'expriment que la réitération de la même action, tels que rebâtir, remoudre, etc. C'est une des raisons qui ont pu tromper ceux qui n'ont pas lu la Préface.

[20]

  1. Je ne connois qu'un Vocabulaire dans lequel le mot aire soit indiqué comme masculin; mais c'est une faute d'impression d'autant plus évidente qu'on a fait aire féminin dans les exemples cités à la suite.
  1. Voyez entr'autres Virgile, traduit par Binet.
  1. Observations sur la langue françoise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021