BIBLIOBUS Littérature française

La simplification de l’orthographe - George Renard (1876 – 1943)

(1894)  

Pour une fois que l'Académie française fait preuve d'esprit progressiste (le mot n'est pas encore dans son dictionnaire ; mais c'est un mot-candidat qui sera admis un jour ou l'autre), il convient de l'en féliciter hautement. Simplifier ce casse-tête chinois qui s'appelle l'orthographe française est une œuvre méritoire et, j'ose le dire, au risque de faire frémir les réactionnaires fieffés qui abondent parmi les Quarante, une œuvre démocratique.

L'Académie n'a pas eu l’initiative de l'entreprise ; ce serait trop beau. Il existe depuis longtemps des comités néographiques en Belgique, en Suisse, en France même ; l'Allemagne vient de procéder chez elle à une opération du même genre. Une réforme, fut-elle petite et tardive, n'en est pas moins chose grave et rare chez nous, chez le plus routinier et le plus révolutionnaire de tous les peuples, où la langue écrite et parlée est soumise comme tout le reste au contrôle d'une autorité constituée, en un temps où le statu quo est érigé en principe de gouvernement.

Donc il s'est trouvé un académicien, M. Gréard, pour proposer une série d'améliorations orthographiques et une commission académique pour adopter les conclusions de son rapport. Il n'est pas impossible que d'ici à quelques mois ou à quelques années l'on corrige les plus criantes bizarreries, les plus flagrantes incohérences de notre orthographe officielle.

O joie des écoliers, dont la candeur n'aura plus à se demander pourquoi une règle de grammaire se compose surtout d'exceptions ; dont l'âme tendre, n'aura plus à redouter la dictée, l'effroyable dictée à difficultés, hérissée de chausse-trapes et de pièges à loup !

Joie des maîtres, qui ne seront plus obligés d'expliquer l'inexplicable, qui ne perdront plus leur peine à faire comprendre pour quelle raison l’on écrit : battre et bataille, honneur et honorable, applaudir et aplanir, etc. ; qui pourront ramener sur les choses l'attention usurpée par les mots, substituer l'exercice du jugement aux stériles efforts de mémoire !

Joie des étrangers, qui maintes fois, exaspérés par de byzantines complications, étaient tentés de laisser là l'étude d'une langue assez mal avisée pour se rendre à dessein rebutante !

Mais aussi, ô deuil des pédants, qui se plaisaient à compliquer le labyrinthe où se perdaient tant de gens, jusqu'à ce noble duc qui posait, avec un luxe exagéré de consonnes, sa candidature à l’Accadémie ! Je sais un grammairien du seizième siècle qui avait trouvé que l'interjection ouich ! exprime une sensation de chaud si on la prononce rapidement, et de froid si on la prononce lentement (à moins, cependant, que ce ne soit le contraire !). J'en sais un autre de notre siècle qui a édicté ceci : — Automne est masculin ; mais il devient féminin, lorsqu'il éveille une idée de tristesse. On dira : Un automne beau et sec ; mais Une automne pluvieuse. — N'admirez-vous pas cette intrusion de la mélancolie dans la grammaire ?

Deuil des demi-lettrés bourgeois, qui se distinguaient de la vile multitude par la connaissance approfondie de cette espèce d'algèbre, devenue le signe d'une bonne éducation, un brevet de supériorité sociale ; et qui pensaient avoir convaincu de sottise et d'ignorance un ouvrier ou un paysan, quand ils avaient pu dire de lui avec un sourire de dédain : — Il ne sait pas seulement l'orthographe !

Deuil des immobilistes que tout changement inquiète et effarouche ! Le grand journal conservateur du moment présent ne s'y est pas trompé : c'est le Temps que je veux dire. Il a raillé, combattu, essayé de décourager les partisans de la réforme. Et pourquoi cela ? C'est qu'il redoute, là comme ailleurs, l'esprit de réforme ! On ne sait pas ce qui peut arriver. Pensez donc ! Si ce méchant esprit allait passer de la grammaire à la politique, des mots à la Société, de la langue à l'impôt, à la Constitution ! Le plus sûr est de conjurer ce démon, dès qu'il apparaît.

Ce n'est pas la première fois qu'un changement d'orthographe se heurte ainsi à des oppositions, dont la cause est une arrière-pensée qui n'a rien de grammatical. Quand l'Académie eut décrété, en 1835, que l'on écrirait les imparfaits par ai ainsi qu'on les prononçait depuis deux siècles et plus, il y eut .un certain nombre de maisons religieuses où l'on continua d'écrire : Je boudois, tu boudois, etc. Elles avaient une raison excellente : cet affreux Voltaire n'avait-il pas, sa vie durant, réclamé cette mesure avec une infatigable tenacité ou ténacité !

De même aujourd'hui M. Gréard rencontre devant lui, cachée sous de mauvais prétextes, la mauvaise volonté de ceux qui ne veulent rien changer à rien. Mais il est sûr d'avoir pour lui deux grandes forces qui de tout temps ont travaillé à la simplification de l'orthographe : les femmes et le peuple.

Oui, mesdames, les femmes, par cela seul qu'elles ont été souvent d'aimables ignorantes, parce qu'elles n'étaient pas, comme dit l'autre, « embabouinées de grec et de latin », n'ont cessé de réclamer contre les formes rébarbatives et les lettres parasites introduites par les pédants barbus.

Au temps même des précieuses, trois petites bourgeoises, qui nous sont connues seulement sous les noms supposés de Déidamie, Roxalie et Silénie, proposaient, d'accord avec un auteur dramatique de l'époque, une nouvelle ortografie,  afin, disaient-elles, que les femmes pussent écrire aussi assurément et correctement que les hommes. »

Leurs principes, qui consistaient à se débarrasser des th et des ph, à supprimer les lettres doubles qui ne se prononcent pas, à établir l'uniformité partout où elle est possible, ne diffèrent pas trop de ceux qui guident les réformateurs d'aujourd'hui.

Et, j'y pense, M. Gréard lui-même, qui, en qualité de vice-recteur, préside avec la finesse d'un prélat laïque aux destinées de l'Académie de Paris, s'est occupé avec prédilection de l'instruction des filles. N'est-il pas naturel qu'il complète son œuvre par une réforme qui lui donne de nouveaux droits à la reconnaissance féminine ?

Quant au peuple, il est par nature ennemi de tout ce qui rend plus ardue la communication de la pensée. Toujours plus de lumière ! Toujours plus de clarté ! Arrière tous ceux qui tendent à faire du français un grimoire ! Place à ceux qui veulent que l'idée passe plus aisément du cerveau sur le papier !

La réforme de l'orthographe, c'est le complément logique et nécessaire de l'instruction obligatoire. Puisque les enfants du peuple ont si peu de temps pour apprendre tant de choses, c'est bien le moins qu'on leur facilite les moyens d'écrire leur langue bien et vite, qu'on les délivre d'entraves qui retardent la marche de leur intelligence.

II en restera encore assez, c'est-à-dire toujours trop. N'importe ! Une impulsion est donnée. Le mouvement en avant triomphera, parce que la vie, c'est le mouvement. Et, songeant aux transformations futures et lointaines, je me prends à rêver…

Quand les hommes, fils de la même planète, auront élargi la patrie jusqu'aux limites du globe qui est leur commune prison ; quand la fraternité sera inscrite dans les cœurs et non plus seulement sur les murs ; quand l'humanité, consciente enfin de son unité, formera une vaste fédération internationale, un des premiers besoins sera de créer une langue universelle.

On s'inspirera du même esprit que la Révolution française, non pas quand elle imaginait son calendrier qui a le tort de n'être fait que pour le climat de la France, mais quand elle proclamait les droits de l'homme et du citoyen et qu'elle fondait son système métrique sur la mesure de la terre entière.

En ce temps-là — et il viendra certainement — on rira bien des longues années que les hommes d'autrefois perdaient à apprendre cinq ou six idiomes différents, et, si l'on se souvient encore des fêtes franco-russes de 1893, on citera avec émerveillement et pitié les bons bourgeois parisiens qui se gargarisaient consciencieusement le gosier pour arriver à mal prononcer deux ou trois mots dans la langue de leurs hôtes.

En ce temps-là, avec toutes les ressources d'une linguistique poussée bien près de la perfection, on refera scientifiquement l'œuvre que les peuples enfants ont faite spontanément. Un grand congrès de savants de tout pays forgera de toutes pièces, avec méthode et patience, un langage nouveau, non pas pareil à ce pauvre volapuk fabriqué de bric et de broc, à la hâte et presque à l'aventure, mais riche autant que précis, harmonieux autant que nuancé, capable de satisfaire à toutes les exigences d'un monde infiniment plus civilisé que le nôtre.

Peut-être empruntera-t-on à nos langues actuelles, devenues anciennes, ce que chacune avait de meilleur, par exemple, à l'italien, sa sonorité ; à l'anglais, l'usage si commode de faire masculin ce qui est réellement masculin, féminin ce qui est réellement féminin et neutre tout le reste ; au français, l'art d'exprimer les nuances de l'action par les temps et les modes de ses verbes, et bien d'autres choses, probablement.

Mais on s'attachera surtout à faire une langue logique et régulière ; on voudra que chaque mot décèle sa fonction par sa forme ; on voudra que chaque son soit toujours rendu dans l'écriture par la même combinaison de lettres ; et miracle ! l'orthographe sera à la fois parfaite et d'une simplicité enfantine…

Ainsi soit-il, mes frères ! Mais, en attendant, saluons le petit progrès qui est sur le point de s'accomplir : nous ne sommes point gâtés en fait de progrès ! - FIN