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BIBLIOBUS Littérature française

La réforme de l'orthographe - Daniel de Venancourt

 

 

(Publié dans le numéro 9  de la Revue Le Penseur – septembre 1901)

 

 

 

On lit dans les Mémoires d'Alexandre Dumas qu'en 1825 « il existait de par le monde un homme qui s'y présentait avec une singulière prétention : c'était celle de renverser toutes les règles de l'orthographe, pour leur substituer une orthographe sans aucune règle.
« A son avis, chaque mot devait s'écrire comme il se prononçait. De la racine grecque, de la racine celtique, de la racine romaine, de la racine arabe et de la racine espagnole (Dumas en oublie !) il ne s'inquiétait aucunement. Ainsi, il écrivait le dernier adverbe que vient de laisser échapper notre plume oqunemen. C'était assez difficile à lire, mais il parait que c'était plus facile à écrire.
« Cet homme s'appelait M. Marle.
« M. Marle cherchait partout des partisans à son orthographe ; il comprenait qu'il ne pouvait faire de révolution que comme Attila, c'est-à-dire à la tête d'un million d'hommes. Or, ayant jugé sans doute que les hommes de lettres, et en particulier les vaudevillistes, étaient ceux qui devaient le moins tenir à l'orthographe, il avait surtout essayé de faire ses embauchements parmi nous.
« Ce brave M. Marle publiait un journal écrit dans cette étrange langue que nous venons de dire. Ce journal, il le publiait chez un imprimeur qui demeurait cour des Fontaines, et qui s'appelait Setier. »
Aujourd'hui M. Marle, l'imprimeur Setier et la cour des Fontaines elle-même ne sont plus. Mais la réforme de l'orthographe est devenue la grosse question qui préoccupe nos linguistes. On trouve des « simplificateurs » jusque dans le Conseil de l'Instruction publique ; et, voilà quelques mois, des concessions ont été faites à l'esprit nouveau par le Gouvernement et l'Académie.
Il ne s'agit plus, du reste, d'établir dans la langue française cette orthographe phonétique que raillait Dumas. Vouloir adapter strictement l'orthographe à la prononciation, n'était-ce pas une chimère ? La prononciation de beaucoup de mots varie singulièrement suivant les provinces. On ne s'entend déjà que trop mal entre le Nord et le Midi, entre l'Est et l'Ouest.
Plus rationnellement conçue, la simplification orthographique offre un pressant intérêt. Selon l'idéal républicain, une langue vraiment nationale doit présenter, dans son expression écrite, plus précise et plus subtile que l'orale, le moins possible de ces complications byzantines qui désespèrent les intelligences populaires. Un langage comme le français mérite de dépasser les cénacles. Il a le droit d'être connu et compris de tout le pays qui est censé le parler. Sa vulgarisation totale n'aura lieu sérieusement qu'après une sorte de purification littéraire en vue de la netteté.
Il arrive qu'on abandonne une langue trop savante. La renaissance des dialectes locaux est un signe assez fâcheux de ce séparatisme. Aussi, de même qu'il faut rêver pour l'avenir un volapük ou un espéranto qui permettrait à l'esprit de s'universaliser, de même, dans le temps présent, c'est un devoir d'unifier la langue du pays en la rendant plus accessible, plus raisonnable.    
Quand et comment se produira l'amélioration nécessaire ? C'est chose faite déjà pour certains. Il y a, à Paris, un journal : Le Réformiste, qui est entièrement imprimé dans une orthographe nouvelle. Son excellent directeur, M. Jean-S. Barès (1), a composé une Gramaire françaize  où il préconise l'adoption des principes suivants :
1° Représenter chaque son par un caractère et ne laisser à chaque caractère que la représentation d'un unique son ;                              
2° Établir pour la syntaxe des règles sans exception et des formules claires ;
3° Mettre en pratique les propositions orthographiques qui conseillent, d'abord, de supprimer toute lettre ne concourant ni à produire un son ni à former les dérivés du mot dans lequel elle est employée, à moins que cette lettre ne serve à distinguer entre eux les noms des êtres et des choses ou à en déterminer le genre et le nombre ; ensuite, de remplacer par des lettres vraiment étymologiques celles qui, à tort, sont considérées comme telles.
Dans le détail, les dites propositions tendent à ceci :
Ne plus doubler que r et s ; doubler l seulement quand il a le son mouillé ou dans les mots commençant par il ; doubler n et m seulement dans les mots commençant par in, en, im, em, qui, de même que il, remplacent presque toujours le préfixe latin  in . Si la prononciation exige la duplication du c, comme dans  accès , remplacer le second c par l's dont il a le son. Remplacer par un a l'e précédant l'm ou l'n qu'on supprime.
Substituer f, t, c, r et i aux signes géminés ph, th, ch, rh et à l’y. Si le ch tient lieu du « khi » grec, le remplacer par un k. L'y sera employé seulement pour deux i, ou s'il est pronom ou adverbe. Remplacer g, t, s, par j, c, z, quand ils en ont le son.
Unifier par s la formation du pluriel ; remplacer également par s l'x final de divers mots, sauf quand cet x a le son de cs.
Supprimer des lettres inutiles en écrivant  sculter,  aquérir , etc. N'employer le trait d'union que pour remplacer une conjonction ou une préposition. Distinguer par un accent aigu tout e fermé terminant une syllabe, à moins qu'il ne soit suivi d'une autre syllabe contenant un e muet ; dans ce dernier cas, l'e prendra l'accent grave, s'il n'a pas le son d'a.
Toutes ces modifications, l'orthographe du Réformiste les comprend. Le journal, à première vue, semble d'une lecture peu aisée ; mais l'usage, comme le temps, est un grand maître, et M. Jean-S. Barès, à l'oeuvre depuis plusieurs années, s'est acquis des concours nombreux.
A côté des grammairiens ou des simples prosateurs, les poètes devraient prendre voix au chapitre. Il y a certaines réformes qu'on pourrait facilement apporter à l'orthographe du vers français, sans contrarier le mètre ni la rime. On y gagnerait de rendre l'harmonie de notre vers plus sensible, particulièrement aux étrangers, qui ne la saisissent guère.
Pourquoi, à l'intérieur d'un vers, ne pas supprimer, par exemple, la terminaison nt dans les verbes à la troisième personne du pluriel ? On remplacerait ces deux lettres par une sorte de petit s horizontal, semblable au signe que les Espagnols placent au-dessus de l'n pour le transformer en gn.
D'autres élisions seraient également utiles. Notre versification permet la suppression de l'e final dans le mot  encore . Suivant cet exemple, et à l'instar des poètes d'avant Malherbe, il serait possible de supprimer quelquefois, dans diverses désinences, les lettres dont l'emploi assourdit ou détruit la musique du vers. Partout, on indiquerait l'élision par une apostrophe.
En vers comme en prose, il faudrait en finir, une fois pour toutes, avec l'e muet de  gaieté  ou de  dévouement. Dans le but d'éviter une confusion entre des homonymes, on pourrait user d'un accent aigu marquant la prononciation, comme dans il conviént, du verbe  convenir , qu'il importerait de distinguer de ils me convient, du verbe  convier. Proposons encore l'emploi d'un point sur l's des mots  Vénus ,  Cérès , etc., afin d'indiquer qu'on doit prononcer Vénusse, Céresse.
De telles réformes n'auraient rien d'antiesthétique, et on peut les désirer sans passer pour un barbare. Le désordre n'est pas une vertu littéraire.

 

NOTE :

1. Voici ce que dit Maurice Barrès de  Jean Barès et des réformateurs de l'orthographe :

Louis Ménard nous avait apporté une belle étude : Les classes dirigeantes et les ennemis de la société. Il désira qu'elle lût orthographiée d'après son système. Il fallut plus de cinq épreuves pour arriver à maintenir les fautes que la grammaire réprouvait, et que Ménard exigeait. Quand le secrétaire de rédaction, enfin, eut obtenu le bon à tirer, le public se fâcha: « Quel charabia incompréhensible ! » Et Ménard se désolait : « Ils ont encore corrigé mes fautes. »
Il y a du défi au public dans cette extrémité d'un homme de grand goût gâtant son oeuvre à plaisir. Une part de responsabilité est imputable à mon homonyme M. Jean Barès, qui est venu de Colombie à Paris pour réformer le français. Un galant homme, d'ailleurs, et qui donne de toutes les manières l'exemple du sacrifice. Il consacre ses revenus à subventionner ceux qui écrivent aussi mal que lui, c'est-à-dire qui suppriment les lettres redoublées, et même, pour donner l'exemple, il s'est exécuté, il a supprimé un r dans notre nom. Mais pourquoi ne s'appelle-t-il pas Jan, comme jambon ?
Puisque toute manière d'écrire est conventionnelle, je ne perdrai pas mon temps à apprendre une nouvelle orthographe. L'honorable Colombien me dit qu'il y a des règles compliquées et des mots difficiles. Eh ! monsieur ! qui vous empêche de faire des fautes ? On ne vous mettra pas à l'amende.
Je souhaite que M. Jean Barès échoue dans son apostolat. Pour tout le reste, mes voeux l'accompagnent, car il plaisait beaucoup, je dois le reconnaître, à mon vénéré maître Ménard. D'ailleurs nous devons à ce fâcheux M. Barès une page délicieuse. Je veux la transcrire, charmante et bizarre, telle qu'il l'a donnée dans le Tombeau de Louis Ménard.

« Malgré tous ses déboires, Ménard avait conservé un fond de gaîté... Lors de sa dernière vizite au Réformiste (c'est le journal de M. Barès), nous cauzâmes longuement de la réforme, de la vie et même de la mort q'il sentait venir.
« — Je suis vieus et bien cassé, me dizait-il, néanmoins une bien grande et bêle dame est devenue amoureuse de moi et a solicité mon portrait.
« — Diable, lui dis-je, céte dame ne semble pas vous croire aussi cassé qe vous prétendez l'être.
« — Je n'en sais rien, me dit-il, mais le fait est vrai.
« — Mon cher maître, je n'en doute pas.
« — Oui, je vois qe vous en doutez, et pour qe vous n'en doutiez plus, je vais vous dire son nom.
« — Comme vous voudrez.
« — Eh bien ! la dame en qestion n'est autre qe la ville de Paris qi m'a demandé le portrait dont je vous ai parié pour le placer au muzée du Luxembourg.
« Aussitôt son explication terminée, le cher Maître se mit à rire et je fis comme lui, bien qe ce fût un peu à mes dépens.
Un moment plus tard Ménard reprenait :
— La ville de Paris n'est pas la seule dame qi me dézire, je suis aussi courtisé par une autre. Cete dernière est moins bêle, mais èle est encore plus puissante, ce qi ne suffit pas à me la faire aimer. Néanmoins, èle sait qe je ne la crains pas. Voulez-vous savoir son nom ?
« — Je veux bien.
« — Ele s'apèle la Mort.
« Hélas ! les deus amoureuzes de l'inoubliable et grand Louis Ménard ont obtenu satisfaction : l'une a reçu le portrait et l'autre a emporté l'original. » Quelle charmante histoire, n'est-ce pas, mais quelle cacographie ! (
Maurice Barrès - Le Voyage de Sparte)^^

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021