BIBLIOBUS Littérature française

L’origine du verbe « rater » et les anciennes armes à feu.



L'ORIGINE
DU
VERBE « RATER »
ET LES
ANCIENNES ARMES A FEU 


1913


par

Charles BUTTIN

 

Les mots les plus usuels sont d'anciennes images, des métaphores usées, qu'on emploie comme simples signes parce qu'on n'en voit plus la couleur, autrefois vive. Mais cette métaphore desséchée a été vivante jadis. (E. FAGUET : Dix- neuvième siècle,
études littéraires ; V. Hugo
.)



L'histoire de l'armement n'a avec la philologie que de lointains rapports, et, lorsqu'elle entre en contact avec cette science, il semble que ce doive être plutôt pour lui demander l'origine de certains noms d'armes inexplicables que pour lui fournir elle-même une étymologie. Le cas cependant peut se présenter (1), et le verbe Rater en est un exemple curieux.
A la fois transitif et intransitif, ce verbe s'emploie dans les cas les plus divers. Le fusil qui ne part pas rate, de même que les allumettes ignifuges, thème d'intarissables plaisanteries ; on dit d'un chasseur maladroit qu'il rate le gibier, et d'un joueur de billard qu'il a raté son carambolage ; on rate une affaire, on rate une bonne occasion ; l'acteur qui n'entre pas en scène au moment voulu rate son entrée, et, s'il dit mal une tirade essentielle, il rate son effet ; le photographe rate un cliché, le voyageur rate la correspondance de son train ; le moteur dont les explosions sont irrégulières a des ratés, de même que le stylographe qui laisse des blancs dans les caractères qu'il trace ; enfin celui qui ne réussit pas dans sa carrière est un avocat raté, un médecin raté, et, en général, tout malchanceux à qui la veine n'a jamais souri est donné comme un raté de l'existence.
Comment discerner le propre et le figuré de ces expressions si diverses, et d'où peut venir ce mot dont aucune langue ne donne une traduction à radical équivalent ?


Dans l'ancien adage de droit canon matrimonium ratum, sed non confirmatum, (mariage ratifié mais non confirmé), des philologues avaient cru trouver l'origine du mot rater que les étudiants d'autrefois auraient inventé pour des circonstances analogues. Pour faire justice de cette étymologie de fortune, il suffit de rappeler que le mot rater dans son sens actuel ne date que des premières années du XVIIIe siècle. Du Cange, Lacurne de Ste-Palaye et Roquefort ne lui connaissent que le sens de raturer, et la première édition du Dictionnaire de l'Académie n'en fait pas mention.
D'après Littré, le mot rater vient de rat dans le sens de caprice. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas adoptent cette opinion à laquelle se range également le Dictionnaire Larousse d'après Scheler. Tous les dictionnaires étymologiques ont cru ne pouvoir mieux faire que de donner l'origine indiquée par ces maîtres incontestés de la langue.
Mais, en admettant un instant que rater vienne de rat dans le sens de caprice, d'où vient cette nouvelle acception du mot rat qui, pas plus que rater ne figure dans la première édition de l'Académie ? MM. H. D. T. se contentent de dire que « l'origine de cette expression n'est pas élucidée ».
Aucun naturaliste, que nous sachions, n'a peint ce rongeur comme un animal particulièrement capricieux, et on ne voit pas bien au premier abord quelle analogie peut exister entre le caprice et le rat,... sauf peut-être quand il s'agit des rats du corps de ballet ; mais, à l'Académie, ceux-là ne relevaient que de l'auteur des Petites Cardinal.
Nous allons à notre tour chercher d'où peuvent venir ces expressions d'origine « non élucidée » dont l'ordre de dérivation nous paraît illogique. Quel que soit notre respect pour l'autorité des lexicographes que nous avons cités, nous croyons que, cette fois, ils ont pris l'effet pour la cause. Rat dans le sens de caprice n'est pas l'étymologie de rater, il en est le dérivé, et nous pensons trouver l'origine de ces deux expressions dans l'histoire des armes à feu.


Avant d'expliquer comment le mot rater prit naissance, au commencement du XVIIIe siècle, d'une particularité de la platine à pierre, nous devons dire d'abord que ce mot ne pouvait pas se former avant l'invention et la généralisation de cette platine, bien que les armes à feu fussent en usage déjà depuis plus de deux siècles. Quelques détails techniques sont pour cela indispensables.
Dans le type à mèche, le plus ancien système d'inflammation des armes à feu, le serpentin portant la mèche allumée s'abaissait sans choc sur le bassinet qui contenait la poudre d'amorce.
Dans le type à rouet, dont l'invention remonte au premier quart du XVIe siècle, le chien, muni d'une pyrite de fer sulfuré était abaissé à la main, sans choc, également, jusqu'au contact avec le rouet d'acier. Ce dernier, mu par un ressort que déclenchait la détente, produisait les étincelles nécessaires à l'inflammation de l'amorce en tournant à frottement, mais toujours sans choc, contre la pyrite de fer.
Nous insistons à dessein sur l'absence de choc dans ces deux systèmes, le choc ayant joué un rôle essentiel dans la formation du mot dont nous cherchons l'origine.
Mais, dira-t-on, les armes à mèche et à rouet devaient cependant rater quelquefois. En réalité, et nous en dirons la raison en étudiant le sens de caprice donné au mot rat, elles rataient moins souvent que les fusils à pierre qui leur ont succédé, mais elles avaient évidemment quelques ratés. Ces ratés s'exprimaient alors par le mot faillir, et les écrivains militaires XVIe siècle vont nous en fournir des exemples ;
1587. « La pluspart d'eux n'ayans pas mesme le soin de la charger (la pistole, le pistolet) et s'en remettant à leurs valets qui n'en sçavent pas mieux l'usage que eux, quand ce vient à combattre, la moitié faillent, ce que plusieurs ont esprouvé    assez de fois (2).
1600. « Je monte en haut avecques mon pistolet bien bandé et le chien abattu... je lui présente le pistolet, lequel faut, et soudain mis à la main l'épée. (3) »
Brantôme dans ce passage, est précis comme un rapport d'arquebusier. Ce pistolet bien bandé et le chien abattu était nécessairement un pistolet à rouet, car avec tout autre système de platine un pistolet bien bandé eut eu le chien relevé. A l'époque où il écrivait, le système que nous allons décrire était d'ailleurs encore fort rare, et l'immense majorité des pistolets étaient à rouet.
Au dernier quart du XVIe siècle, la platine à pierre, dite aussi platine à fusil (4) — mot qui a fini par s'appliquer à l'arme dont il n'était qu'une partie, — fut inventée (5) presque simultanément en divers pays (6). Avec des différences de détail, suivant les lieux d'invention et les perfectionnements successifs qui y furent apportés  (7), elle comprenait essentiellement un chien serrant dans ses mâchoires un silex et une pièce d'acier nommée batterie. Actionné par un ressort que déclenchait la détente, le chien s'abattait avec force, faisant jaillir une gerbe d'étincelles par le heurt du silex contre la batterie. En même temps, cette dernière pièce, chassée par le choc, découvrait le bassinet où se trouvait la poudre d'amorce qu'enflammaient les étincelles.
Ce système devait subsister sans modification importante pendant plus de deux siècles, et c'est encore avec lui que se firent toutes les guerres du 1er Empire. Plus commode que la mèche, moins cher et moins long à armer que le rouet, il avait par contre deux inconvénients graves, qui empêchèrent tout d'abord sa généralisation :

1° Les ratés étaient beaucoup plus nombreux qu'avec la mèche et le rouet ; nous verrons plus loin pourquoi.
2° Le choc du chien contre la batterie était accusé de déranger le tir.

Ce choc n'était pas, en effet, absolument simultané de la déflagration, comme cela a lieu lorsque s'abat le percuteur des armes actuelles. Il précédait l'explosion d'un temps assez sensible pour que les deux bruits fussent perçus successivement par l'oreille (8).
Aussi, pendant longtemps on préféra, pour les armes de guerre, le système à mèche à cause de sa simplicité et de la sûreté de son inflammation (9), et pour les armes de chasse ou de précision le système à rouet dans lequel aucun choc ne dérangeait le tir (10).
Mais, en dépit de ces reproches plus ou moins fondés, la platine à pierre était d'une commodité trop supérieure pour ne pas finir par l'emporter ; à la fin du XVIIe siècle, en France surtout, elle était la plus commune. Elle allait jouer un rôle capital dans l'étymologie que nous cherchons.
Malgré tous les perfectionnements, et c'était le principal défaut de ce système, souvent le chien s'abattait en vain, et aucune des étincelles n'entrait en contact avec la poudre d'amorce. Le chien imitait alors le mouvement et le bruit d'un piège à rat qui se détend.
Dans leur langue imagée, les soldats eurent tôt fait de tirer de cette comparaison une expression nouvelle ; le chien qui s'abattait inutilement avait pris un rat. Ce mot ironique devint bien vite d'un usage courant ; dans les « Mémoires de d'Artagnan » d'où Dumas devait tirer ses immortels Mousquetaires, Sandras de Courtilz s'en sert comme d'une expression usuelle :
1700. « Il le coucha en joue.... mais son pistolet ayant pris un rat, à cause que l'amorce en était tombée, il n'eut pas le tems d'y en remettre d'autre  (11). »
Naturellement les chasseurs avaient à souffrir non moins que les soldats des nombreux ratés du fusil à pierre ; dans son poème sur la chasse, Perrault nous montre que le terme était aussi fort usité chez les disciples de St-Hubert :
1692.    « Mais, lorsqu'on y pense le moins,
               Trois Perdrix en battant des ailes
               Partent de dessous des javelles.
              On les mire, le chien s'abat
              Et chaque fusil prend un rat (12). »
Le verbe rater devait s'employer plus tard aussi bien pour le tireur qui manque son gibier que pour celui dont l'arme rate. Perrault semble faire une distinction et ne dit prendre un rat que dans ce dernier cas :

Icy sur un Lièvre qui passe
L'un prend un rat de bonne grâce
L'autre qui ne tire pas bien
Manque le Lièvre et tue un chien (13). »
Cependant, bien que cette locution imagée ne dut avoir qu'une durée éphémère, elle eut le temps de se créer un sens figuré ; Regnard en fournit un exemple contemporain de La Chasse de Perrault et des Mémoires de d'Artagnan :
1696.          GÉRONTE, à Angélique
              .... Le notaire en ces lieux va se rendre ;
             Avec lui nous prendrons le parti qu'il faut prendre,

                   NÉRINE
             Oh ! par ma foi, Monsieur, vous ne prendrez qu'un rat ;
             Et le notaire peut remporter son contrat (14). »

L'Académie ne pouvait manquer d'enregistrer cette expression dans sa première édition, parue deux ans après le poème de Perrault. Ce dernier, en effet, était au nombre des Quarante, et ne pouvait moins faire que de noter une locution dont il usait. Voici en quels termes le Dictionnaire donne le sens propre et le sens figuré de prendre un rat :
1694. « On dit fig. qu'Une arme à feu a pris un rat, quand l'amorce n'a point pris, ou que l'arme ne tire pas. Vostre  pistolet, vostre fusil a pris un rat. Et on dit d'un homme qui a manqué son dessein, qui a manqué son coup, qu'Il pris un rat (15). »
L'exemple fourni par l'Académie est très significatif et vient corroborer ce que nous avons dit de l'origine de prendre un rat ; le mot Fusil ne s'appliquait alors qu'aux armes munies de la platine à pierre, les mots mousquet et arquebuse étant réservés aux armes à mèche et aux armes à rouet (16).
Avant l'Académie, Furetière avait déjà consacré à ce terme un article analogue :
1690. « On dit aussi qu'une arme a pris un rat, lorsque le chien s'est abattu et que l'amorce n'a pas pris feu. On le dit aussi de celuy qui a manqué son coup en quelque autre sorte d'affaires (17). »
Ce chien qui s'abat sans que l'arme prenne feu rappelle, mieux encore que les termes dont se sert l'Académie, la comparaison qui a donné naissance à l'expression que nous étudions ; et, si Furetière n'emploie pas le mot Fusil, son texte n'est pas pour autant moins explicite. Le mot chien, en effet, n'a jamais désigné le serpentin des armes à mèche, et le chien de la platine à rouet n'a pas à s'abattre au départ de l'arme. Dans le texte de Furetière comme dans celui de l'Académie, il ne peut donc s'agir que de la platine à pierre.
Aussi avant l'Académie, Richelet enregistre également cette expression ; mais, chose curieuse, il n'en parle qu'au figuré, et, même dans sa deuxième édition parue après Furetière, voici le seul exemple qu'il donne :
1693. « Tout votre éclat et votre beauté, Philis, prendront un rat (18). »
Les exemples que nous avons cités tiennent tous entre 1690 et 1700. Il serait peut-être possible d'en trouver qui seraient antérieurs de quelques années, mais cela n'infirmerait en rien notre thèse ; nous avons vu la platine à pierre commencer en 1575.
Aucune des phrases dans lesquelles prendre un rat est pris au figuré n'implique l'idée de caprice ; il s'agit toujours et uniquement de manquer son coup. Aussi, pas un seul des dictionnaires de la fin du XVIIe siècle ne mentionne le mot rat dans le sens de caprice. Observons également que pas un seul ne mentionne encore le mot rater.
Mais prendre un rat était bien long. Les parlers locaux de diverses provinces avaient déjà alors, pour exprimer l'action de prendre un rat en parlant du chat, ce verbe rater que la langue française n'avait pas encore admis (19). Il ne tarda pas à être adopté pour remplacer son équivalent en parlant d'un fusil, et devint bientôt d'un usage courant.
Seulement neutre d'abord, comme l'expression à laquelle il se substituait, ce verbe prit bientôt aussi la forme active ; le chasseur dont le fusil ratait avait raté son gibier. Naturellement rater hérita aussi du sens figuré de prendre un rat, et, dans son édition de 1718, l’Académie donna au nouveau mot ses lettres de naturalisation. Elle arrivait cette fois bonne première, car l'édition de 1714 du dictionnaire étymologique de Ménage ne mentionne pas encore le mot rater.
Mais elle continua à enregistrer la forme « prendre un rat » au propre et au figuré sans paraître s'apercevoir que cette expression avait disparu du langage en même temps qu'elle avait été remplacée par rater. Tous les dictionnaires ne crurent pouvoir mieux faire que d'imiter l'Académie, en sorte que tous donnent aujourd'hui encore les deux formes, sans mentionner d'ailleurs que l'une est issue de l'autre et que la première a disparu en donnant naissance à la seconde.
Il serait cependant, croyons-nous, bien difficile de trouver, — autre part que dans les Dictionnaires, — des exemples de « prendre un rat » à partir précisément de la deuxième édition du Dictionnaire de l'Académie ; et sûrement on ne trouvera jamais, chez le même auteur et à la même date, cette expression employée en même temps que le mot rater.
Ce dernier au contraire continua à être de plus en plus employé au propre et au figuré, parfois même simultanément dans les deux sens. Dans un roman fantaisiste qui eut son heure de célébrité, Edmond About met un millionnaire allemand, Nicolas Meiser, en présence d'un créancier gênant qu'il croyait mort. Ne sachant s'il a affaire à un revenant ou à un vivant, Meiser murmure un « Vade retro Satanas ! » mais croit devoir l'appuyer d'un coup de revolver ; et l'auteur ajoute : « l'exorcisme et le pistolet ratèrent en même temps (20) ».
Voit-on About remplaçant ici le mot rater par son ancien équivalent, comme l'Académie et tous tes Dictionnaires l'y autorisaient, et écrivant : « l'exorcisme et le pistolet prirent un rat en même temps »? Personne n'eut compris.


Il nous reste à expliquer l'origine du sens de caprice donné au mot rat (21). Nous savons maintenant qu'il n'est pas l'étymologie de rater ; nous allons voir qu'il a cependant avec ce mot une certaine corrélation. Il est comme lui venu de l'expression prendre un rat, et il a aussi son point de départ dans la platine à pierre.
L'inflammation était moins sûre avec ce dernier système qu'avec la mèche ou le rouet, et, partant, les ratés étaient bien plus fréquents. La raison en est facile à comprendre.
Dans les armes à mèche, le serpentin abaissait, sans déviation possible, l'extrémité en ignition de la mèche jusqu'au contact de l'amorce.
Dans les armes à rouet, les étincelles produites par le frottement du rouet d'acier contre la pyrite de fer se produisaient au sein même de la poudre d'amorce.
Avec ces deux systèmes, le défaut d'inflammation ne pouvait provenir que de trois causes :

1° L'amorce tombée ;
2° L'amorce mouillée ;
3° L'obturation du trou de lumière entre le bassinet et le canon.

Ces causes étaient toujours faciles à constater ; le plus inexpérimenté savait pourquoi son arme avait failli, — c'était, nous l'avons vu, le mot alors employé, — et nul ne pouvait songer à l'accuser de caprice.
Il en allait tout autrement avec la platine à pierre, et, aux trois causes ci-dessus venaient s'en ajouter bien d'autres.
Il fallait d'abord, pour la sûreté du départ, qu'il y eut parfaite concordance entre le ressort qui actionnait le chien et celui qui soutenait la batterie (22). Si ce dernier était trop fort proportionnellement à l'autre, la batterie ne découvrait pas le bassinet, et les étincelles ne pouvaient arriver à l'amorce : s'il était trop faible, la batterie n'offrait pas au silex une résistance suffisante pour produire les étincelles. D'autre part on ne pouvait donner une trop grande force au ressort du chien qui eut à tout coup brisé les pierres et imprimé à l'arme une trop forte commotion.
Il fallait aussi que le silex eut son biseau en arête vive, et pour cela on devait le changer tous les quinze ou dix-huit coups (23).
L'inobservance d'une seule de ces prescriptions occasionnait de fréquents ratés. Aussi, les ouvrages sur les armes datant de l'époque où la mèche et le rouet étaient employés concurremment avec le fusil constatent-ils l'infériorité de ce dernier à ce point de vue :
1678. « Les Fusils sont plus sujets à manquer que les Mous« guets, par le défaut des pierres et des ressorts (24). »
Qu'on le remarque bien, manquer est ici synonyme de rater. A l'époque où Gaya écrivait, l'expression prendre un rat n'était pas encore très usitée, et l'on disait encore manquer ou faillir. Pour prouver qu'il ne s'agit pas de la précision de l'arme, il suffit de citer le passage ci-après emprunté à la page précédente du même auteur :
1678. « On peut tirer plus justement avec le Fusil qu'avec le Mousquet, parce qu'on le couche en joue tout autrement (25).»
Enfin à ces causes si diverses de ratés venait encore s'ajouter le hasard. Il se pouvait fort bien en effet, — et nous l'avons constaté nous-même plusieurs fois en faisant des essais de tir avec des armes à pierre, -- qu'aucune des étincelles n'entrât en contact avec l'amorce.
Aussi, le tireur dont l'arme prenait un rat était-il parfois fort en peine de dire le motif de cette défaillance. De là à accuser son arme de caprice, il n'y avait qu'un pas ; bientôt prendre un rat signifia non seulement rater une entreprise, mais aussi prendre un caprice. On dit d'abord qu’une serrure avait un rat lorsque sans raison apparente elle refusait d'obéir à la clef, parce qu'il y avait une certaine analogie entre le déclanchement de la serrure et celui de la platine du fusil ; l'expression s'appliqua ensuite aux cas les plus divers, lorsqu'il s'agissait d'un caprice dont on ne pouvait deviner la raison.
Le Dictionnaire de l'Académie enregistra ce nouveau sens du mot rat dans sa deuxième édition (1718), en même temps qu'il insérait pour la première fois le verbe rater ; mais il ne mentionna nulle part qu'il y eut corrélation entre les deux mots, ni qu'ils vinssent d'une même origine. Toutes les éditions suivantes firent de même. Enfin au XIXe siècle des lexicographes en mal d'étymologie, et frappés du radical commun de ces deux mots, crurent que rater était dérivé de rat-caprice, dont l'origine resta pour eux « non élucidée ».
Peut-être maintenant voudra-t-on conclure avec nous :

1° Que rater vient de rat, rongeur, par assimilation de la trappe à rat à la platine à pierre déclenchée sans enflammer l'amorce ;
2° Que rat, au sens de caprice n'est pas l'étymologie de rater, mais vient au contraire du caprice que paraît avoir l'arme à feu qui rate ;
3° Enfin que l'expression prendre un rat, dans le sens de rater, enregistrée par tous les dictionnaires comme d'usage courant, alors qu'elle a disparu de la langue depuis deux siècles, ne doit plus être citée que comme un archaïsme qui a donné naissance à rater.

 

 

NOTES :
(1). Cf. CH. BUTTIN : Le Guet de Genève au XVe s. et l'Armement de ses Gardes, Revue Savoisienne, 1907- 1909, et tirage à part, p. 41 et suiv., 92 et suiv., 113 et suiv.; Annecy, Abry,1910.
(2) Discours politiques et militaires du Seigneur de la Nouë, dix-huitième discours, p. 3 13 ; A Basle, de l'Imprimerie de François Forest MD. LXXXVII.
(3). BRANTÔME : Rodomontades espaignolles, vol. IX, p. 142 de l'édition elzévirienne.
(4) Fusil, ancien mot qui désignait le briquet. Très ancien en France (fouézil, foisil, puis fusils) et en Italie (focile et fucile) ce mot paraît dater de la formation même des deux langues et avoir une même origine latine. Nous l'avons trouvé dans l'Enfer de Dante qui l'emploie dans une comparaison poétique (chant XIV, tercet 13) de façon à montrer que le mot était déjà alors très anciennement connu. L'Alighieri, on le sait, est né en 1265. En France, les divers glossaires (Du Cange, V. Gay, Cte de Laborde, etc.) donnent une série de documents d'origine française qui remontent au XIe siècle. Le mot fusil a d'ailleurs toujours désigné le briquet dans la langue héraldique.
(5) La plupart des auteurs qui ont écrit sur les armes à feu datent la platine à pierre du XVIIe siècle. C'est une erreur. Elle était connue en Savoie dès 1575, et un document d'archives très explicite établit que Simon Robert, arquebusier du Duc Emmanuel-Philibert, lui fournissait à cette date des armes munies de ce système (Archives cam. de Turin, Trésoriers généraux de Savoie, compte du Trés. gén. Fauzone, année 1576, cap. 759). Sur Simon Robert, cf. I° ANGELUCCI : Ricordi e documenti di Uomini e di Trovati italiani, p. 163 ; Torino, Cassone, 1866. — 2° DUFOUR et RABUT : Les Armuriers en Savoie, dans Mémoires et Documents publiés par la Soc. Savoisienne d'hist. et d'archéol., tome XXII, p. 131 ; Chambéry, Bottero, t 884. — 3 ANGELUCCI : Catal. della Armeria reale, p. 422, en note ; Torino, Candeletti, 189o.
(6) Une lettre adressée au Grand-Duc de Toscane par Jacques Monti, le 23 décembre 1579, établit nettement qu'à cette date un arquebusier de Château-Villain (Bourgogne ; aujourd'hui Hte-Marne) fabriquait, lui aussi, des platines à pierre (Archivio centrale toscano, carteggio universale del Granduca Francesco de Medici, filza 731 verde, f° 402). Nous ne saurions dire s'il avait eu connaissance de l'invention de Simon Robert, ou s'il avait fait de son côté une invention analogue. Cf à ce sujet : ANGELUCCI : Ricordi e documenti, p. 177.
(7). Platine française, hollandaise, écossaise, italienne, espagnole, algérienne, marocaine, turque, etc. ; platine à chenapan, platine à la miquelet, etc. ; chaque type se subdivisant en nombreuses variétés. La platine à la miquelet, par exemple, présente à elle seule sept variétés différentes. Cf. CH. BUTTIN : Les Fusils de Sardaigne, p. 198 et suiv., et pl. 16. (Dans Beitraege zur Geschichte der Handfeuerwaffen ; Dresden. Wilhem Baensch, 1905.)
(8) Cf. J. LAVALLÉE : Des Armes de jet employées à la chasse, 3° partie, p. 366 ; Journal des chasseurs, 1837.
(9) C'est seulement à la fin du XVIIe siècle que Vauban fit adapter la platine à pierre aux mousquets de l'armée française, et encore les premières armes de ce type étaient-elles munies à la fois de la platine à silex et de la mèche. Cf. MONTECUCULL1 : Mémoires, liv. . 1. chap. 2 ; LOUIS NAPOLÉON et FAVÉ : Etudes sur le passé et l'avenir de l'artillerie, tome IV, p. 17 et 58 ; Paris, Dumaine. 1863.
(10) L'Allemagnes notamment a continué pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle à fabriquer des armes de chasse et de tir à rouet. De nombreux et remarquables exemplaires de cette fabrication se rencontrent au Musée d'artillerie ; citons notamment les arquebuses à rouet M. 323 et 324 qui sont datées de 1759. En France, la fabrication tardive du rouet fut plus rare, mais a persisté cependant jusqu'au XIXe siècle. Le Musée d'artillerie conserve une paire de beaux pistolets de tir à rouet (M. 1698) signés Lepage, arquebusier du Roi, et datés de 1829.
(11) SANDRAS DE COURTILZ : Mémoires de M. d'Artagnan, capitaine-lieutenant des Mousquetaires du Roi, tome II, p. 133 ; Cologne, chez M. Pierre Marteau, M. DCC.
(12) CHARLES PERRAULT, de l'Académie française : La Chasse, Poème, vers 410 ; Paris, Coigniard, 1692.
(13) CH. PERRAULT : op. cit., vers 540.
(14) REGNARD : Le Joueur, acte V. scène VIII.
(15) Le Dictionnaire de l'Académie Françoise, vol. II, p. 375, V° Rat ; Paris, Veuve Coignard, M. C. LXXXXIV.
(16) Cf. GAYA : Traité des armes, des machines de guerre, etc, p. 21, 25, 26, 150 et suiv., etc ; Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1678.
(17) ANTOINE FURETIÈRE, Abbé de Chalivoy, de l'ACadémie Française : Dictionnaire, V° Rat ; La Haye et Rotterdam, chez Arnout et Reiner Leers, 1690.
(18) PIERRE RICHELET : Dictionnaire Français, dernière édition revue et corrigée, V° Rat ; Genève, imprimé pour David Ritter, chez Vincent Miège, M. DC. XCIII.
(19) Cf. Cte JAUBERT : Glossaire du centre de la France, V° Rater ; Paris, Chaix, 1864. CONSTANTIN et DESORMAUX : Dictionnaire Savoyard, V° ratâ ; Paris, Bouillon, et Annecy, Abry, 1902.
(20) EDMOND ABOUT: L'Homme h l'oreille cassée, p. 214 ; Paris, Hachette, 1861.
(21) Nous avons dit que rat dans le sens de caprice ne figurait dans aucun dictionnaire avant les dernières années du XVIIe siècle et qu'aucun glossaire n'en donnait des exemples antérieurs à cette date. Godefroy (Dict. de l'anc. langue franç., V°rater) cite il est vrai deux exemples où il croit trouver ce sens dans le mot raterie. Mais l'étude attentive des textes cités, d'ailleurs fort anciens, ne permet pas de s'arrêter à cette opinion.
(22) Cf. MAGNÉ de MAROLLES : La Chasse au Fusil, p. 140 ; Paris, Barrois, MCCLXXXVIII. PAUL1N-DÉSORMEAUX : Manuel de l'Armurier, du Fourbisseur et de l'Arquebusier, p. 168 ; Paris, Roret, 1832.
(23) MAGNÉ de MAROLLES : Op. cit. p. 166. M. M. V. L : L'Ecole du Chasseur, p. 40 ; Paris, Lécrivain, 1822.
(24) GAYA : Traité des Armes, des Machines de Guerre, etc., p. 26; Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1678.
(25) GAVA: Op. cit. p. 25.