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BIBLIOBUS Littérature française

Esthétique de la langue française - Rémy De Gourmont (1858 - 1915)

Préface

Esthétique de la langue française, cela veut dire : examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté, c’est-à-dire sa pureté originelle. Ayant constaté, il y a déjà bien des années, le tort que fait à notre langue l’emploi inconsidéré des mots exotiques ou grecs, des mots barbares de toute origine, de toute fabrique, je fus amené à raisonner mes impressions et à découvrir que ces intrus étaient laids exactement comme une faute de ton dans un tableau, comme une fausse note dans une phrase musicale. Il me sembla donc que, sans rejeter inconsidérément les observations (qualifiées mal à propos de règles) grammaticales, il fallait du moins ajouter un nouveau principe à ceux qui guident l’étude des langues, le principe esthétique. Voilà toute la première partie de ce livre, y comprises les notes sur la Déformation. Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt lignes, si on ôtait les exemples ; si on y mettait tous les exemples possibles, il demanderait vingt gros volumes. Il ne faut donc le regarder que comme une indication : il dira la possibilité d’un dictionnaire sémantique des langues de civilisation européenne. L’excuse de sa longueur, car il paraîtra long à beaucoup, c’est qu’en ces sortes de travaux il est défendu de demander à être cru sur parole ; cette nécessité justifie encore l’aridité d’une nomenclature empruntée à différentes langues étrangères. Je pense d’ailleurs qu’il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science ; le temps des belles ignorances est passé ; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu’il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain. Je désire ajouter que ces études, car sans être de la philologie elles s’appuient constamment sur la philologie romane et sur la linguistique générale , ont été aperçues de ceux dont l’approbation m’était nécessaire, alors que sans préparation apparente, je me hasardais à des questions auxquelles il est d’usage, entre littérateurs, de ne pas répondre. Ce n’est pas comme caution que je dis le nom de l’illustre Max Muller , maître des mythologies et des métaphores, ni celui de M. Gaston Paris , dont nous sommes tous les disciples, ce qui n’est pas une raison pour qu’il ait approuvé autre chose dans mon Esthétique que le soin avec lequel j’ai défendu les principes que m’ont donnés ses travaux ; c’est plutôt en manière de dédicace, et alors je n’oublierais pas M. Antoine Thomas , qui aime passionnément la langue française et qui l’a suivie jusqu’en ses plus mystérieuses métamorphoses. M. Gaston Paris me permettra de citer ici quelques lignes de son écriture, car elles sont une critique et elles disent ma pensée même, depuis que je les ai lues : « Sur quelques points (comme ce qui regarde l’orthographe) je ne serais pas tout à fait d’accord avec vous, et en thèse générale je ne sais si dans l’évolution linguistique on peut faire autre chose qu’observer les faits ; mais après tout dans cette évolution même toute volonté est une force et la vôtre est dirigée dans le bon sens. » Ma pensée c’est cela même, c’est que je ne suis qu’une force, aussi petite que l’on voudra, qui voudrait se dresser contre la coalition des mauvaises forces destructives d’une beauté séculaire. Je n’ai à ma disposition ni lois ni règles, ni principes peut-être ; je n’apporte rien qu’un sentiment esthétique assez violent et quelques notions historiques : voilà ce que je jette au hasard dans la grande cuve où fermente la langue de demain. - R. G. (23 mars 1899.)

 

Le caractère est le style d’une langue. Chaque langue a son caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes verbales ; c’est dans les mots qu’il met d’abord son empreinte obscure et profonde. - Guillaume de Humboldt.

Je défendrai toujours la pureté de la langue française.- Malherbe.

Chapitre Premier- Beauté physique des mots. — Origines des mots français. — Les doublets. — Le vieux français et la langue scolastique. — Le latin réservoir naturel du français.

On ne s’est guère intéressé jusqu’ici aux mots du dictionnaire que pour en écrire l’histoire, sans prendre garde à leur beauté propre, de forme, de sonorité, d’écriture. C’est qu’on a cru sans doute que, dégagés de l’image ou de l’idée qu’ils contiennent, les mots n’existeraient plus qu’à l’état d’articulations vaines. La phonétique elle-même n’a pu rester complètement indifférente à la signification des mots dont elle analysait les éléments, et c’est ainsi qu’elle est arrivée à établir l’origine et la filiation de presque tous les vocables de la langue française. Mais on conçoit très bien, et il y a une phonétique pure qui, faisant abstraction de toute sémantique , constate simplement la généalogie des sons, leurs mutations, leurs influences réciproques. L’esthétique du mot, telle que j’essaierai de la formuler pour la première fois, aura d’abord ce point de contact avec la phonétique qu’elle ne s’occupera que par surcroît du sens verbal , tout à fait insignifiant dans une question de beauté physique : la signification d’un mot ni l’intelligence d’une femme n’ajoutent rien ni n’enlèvent rien à la pureté de leur forme. Pureté  : voilà le déterminatif 1.

Il y a dans la langue française et dans toutes les langues novolatines, trois sortes de mots  : les mots de formation populaire, les mots de formation savante, les mots étrangers importés brutalement ; maison, habitation, home, sont les trois termes d’une même idée, ou de trois idées fort voisines ; ils sont bien représentatifs des trois castes d’inégale valeur qui se partagent les pages du vocabulaire français. Notre langue serait pure si tous ses mots appartenaient au premier type, mais on peut supposer, sans prétendre à une exactitude bien rigoureuse, que plus de la moitié des mots usuels ont été surajoutés, barbares et intrus, à ce que nous avons conservé du dictionnaire primitif : la plupart de ces vocables conquérants, fils bâtards de la Grèce ou aventuriers étrangers , sont d’une laideur intolérable et demeureront la honte de notre langue si l’usure ou l’instinct populaire ne parviennent pas à les franciser. Leur nombre croissant pourrait faire craindre que le français fût en train de perdre son pouvoir d’assimilation, jadis si fort, si impérieux ; il n’en est rien, mais la demi-instruction, si malheureusement répandue, oppose à cette vieille force l’inertie de plusieurs sophismes.

Cependant les mots du second et du troisième type peuvent avoir acquis, par le hasard des formations ou des déformations, une certaine beauté analogique  ; ils peuvent être tels qu’ils aient l’air d’être les frères véritables des véritables mots français ; cette pureté extérieure, qui ne fait point illusion au phonétiste, doit désarmer le littérateur ; il nous est parfaitement indifférent, en vérité, quehélice, agonie, gamme soient des mots grecs ; rien ne les différencie des plus purs mots français ; ils se sont naturellement pliés aux lois de la race et leur fraternité est parfaite avec lice, dénie, flamme, véridiques témoins. Il y a aussi un grand nombre de termes abstraits qui, quoique d’une physionomie assez barbare, nous sont indispensables, tant que le vocabulaire n’aura pas subi une réforme radicale ; dès qu’on touche aux abstractions, il faut écrire en gréco-français ; cet essai sera, et est déjà plein de mots que je répudie comme écrivain, mais sans lesquels je ne puis penser. On ne peut les supprimer, mais on peut tenter de les rendre moins laids : cela sera l’objet d’un des chapitres que j’ai le dessein d’écrire.

Pareillement, et avec moins d’hésitation encore, il faut respecter la plupart des mots latins qui sont entrés dans la langue sans passer par le gosier populaire, ce terrible laminoir . Ils sont mal formés ; on n’a pas tenu compte, en les transposant, des modifications spontanées que la prononciation leur aurait fait subir si le peuple les avait connus et parlés ; on les jeta brutalement dans la langue, sans écouter aucun des conseils de l’analogie et on infesta ainsi le français de la finale action, qui peu à peu a détruit le pouvoir de aison, finale normale, moins lourde et plus définitive. De potionem le peuple a fait poison et les savants potions ; le peuple fut plus ingénieux et plus personnel, étant ignorant. Mais potion était utile, l’idée générale contenue dans potionem ayant disparu du mot populaire 2. La nécessité qui a fait doubler émoi par émotion est beaucoup moins évidente, et l’on ne voit pas bien que la langue qui avaitémouvoir ait fait, en acceptant émotionner, une acquisition très importante ni très belle.

Poison et potion ; on appelle doublets ces mots de forme différente et de souche unique  ; le second est venu doubler le premier soit à une époque assez ancienne, soit au cours des siècles ou tout récemment. Ils n’ont jamais la même signification et c’est l’excuse du mauvais ; excuse assez faible, car, comme je l’expliquerai plus loin, un seul mot peut, sans qu’aucune confusion soit à craindre, porter jusqu’à dix ou douze sens différents. C’est ainsi que la langue ayant tiré du latin capitale la forme cheptel a fait, avec le même mot, la forme capital. Voici quelques exemples de doublets que je n’emprunte pas à l’opuscule de Brachet, quoiqu’ils s’y trouvent certainement :

Latin

Vieux Français

Français moderne

Latin

 

 

Monasterium

Moutier

Monastère

Ministerium

Métier

Ministère

Paradisus

Parvis

Paradis

Hospitale

Hôtel

Hôpital

Augurium

Heur

Augure

Unionem

Oignon

Union 3

Crypta

Grotte

Crypte

Decima

Dîme

Décime

Articulum

Orteil

Article

Navigare

Nager

Naviguer

 

Souvent, le sens s’étant perdu de la fécondité naturelle du français, un savant en quête d’un qualificatif, d’un dérivé est remonté au mot latin au lieu d’interroger le mot français :

Natalis

Noël

Natalité

Ostrea

Huître

Ostréiculture

Ranuncula

Grenouille

Renonculacées4

Oxalia

Oseille

Oxalique

Medulla

Moëlle

Médullaire 5

Auricula

Oreille

Auriculaire

Gracile

Grêle

Gracilité

Dies dominica

Dimanche

Dominical

Pediculum

Pou

Pédiculaire

Pneuma

Neume

Pneumatique

On doit avoir l’impression rien qu’à parcourir ces deux listes très écourtées, que si les mots de la seconde colonne sont français, ceux de la troisième ne le sont pas, ou très peu ; ils ne sont pas davantage latins, puisque jamais en aucun pays ils n’ont été prononcés tels que le dictionnaire nous les offre aujourd’hui. Ils n’en sont pas moins, sauf le dernier, fort estimables ; leur présence dans la langue est devenue presque un ornement en même temps qu’une garantie de solidité depuis que tant d’autres causes de destruction sont venues l’assaillir et, partiellement, la vaincre.

Nous ne comprenons plus, sans études préalables, le vieux français ; la tradition a été rompue le jour où les deux littératures, française et latine, se trouvèrent réunies aux mains des lettrés ; les hommes qui savent deux langues empruntent nécessairement, quand ils écrivent la plus pauvre, les termes qui lui manquent et que l’autre possède en abondance. Or, à ce moment, le français paraissait aussi pauvre en termes abstraits que le latin classique, tandis que le latin du moyen âge, enrichi de toute la terminologie scolastique6, était devenu apte à exprimer, avec la dernière subtilité, toutes les idées ; ce latin médiéval a versé dans le français toutes ses abstractions ; la philosophie et toutes les sciences adjacentes s’écrivent toujours dans la langue de Raymond Lulle.Identité, priorité, actualité sont des mots scolastiques. Cet apport, continué par les siècles, a presque submergé le vieux français. On en était arrivé à croire, avant la création de la linguistique rationnelle, que ces mots latins étaient les seuls légitimes et que les autres représentaient le résidu d’une corruption extravagante ; mais la corruption elle-même a des lois et c’est pour ne pas les avoir observées qu’on a si fort gâté la langue française. Il n’est pas bien certain, en effet, que le vieux français fût aussi dénué qu’on l’a cru : si les innovateurs avaient connu leur propre langue aussi bien qu’ils connaissaient le latin, auraient-ils négligé afaiture pour construction, ou semblance pourreprésentation ? La nécessité n’explique pas tous ces emprunts ; la vanité en explique quelques autres : il a toujours paru aux savants de tous les temps qu’ils se différenciaient mieux de la foule en parlant une langue fermée à la foule. Dans l’histoire du français il faut tenir compte du pédantisme. Sur près de deux mille mots purement latins en sion et tion, il n’y en a pas vingt qui puissent entrer dans une belle page de prose littéraire ; il y en a moins encore qu’un poète osât insérer dans un vers. Ces mots, et une quantité d’autres, appartiennent moins à la langue française qu’à des langues particulières qui ne se haussent que fort rarement jusqu’à la littérature, et si on ne peut traiter certaines questions sans leur secours, on peut se passer de la plupart d’entre eux dans l’art essentiel, qui est la peinture idéale de la vie.

D’ailleurs les mots les plus servilement latins sont les moins illégitimes parmi les intrus du dictionnaire. Il était naturel que le français empruntât au latin, dont il est le fils, les ressources dont il se jugeait dépourvu et, d’autre part, quelques-uns de ces emprunts sont si anciens qu’il serait fort ridicule de les vouloir réprouver. Il y a des mots savants dans la Chanson de Roland. Au point de vue esthétique, si imperméabilisation et prestidigitateur par exemple, manquent vraiment de beauté verbale, il y a moins d’objections contre beaucoup de leurs frères latins, et d’autres, fort nombreux, sont très beaux et très innocents 7. Tout en regrettant que le français se serve de moins en moins de ses richesses originales, je ne le verrais pas sans plaisir se tourner exclusivement du côté du vocabulaire latin chaque fois qu’il se croit le besoin d’un mot nouveau, s’il voulait bien, à ce prix, oublier qu’il existe des langues étrangères, oublier surtout le chemin du trop fameux Jardin des Racines grecques . Le mal que ce petit livre a fait depuis deux siècles aux langues novo-latines est incalculable et peut-être irréparable.

Chapitre II- Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie. — Les mots détournés de leur sens premier. — Les mots à sens nul et les mots à sens multiples. — Le mot est un signe et non une définition.

Sans compter les dérivés, la langue française contient environ quatre mille mots latins de formation populaire ; il n’y a qu’à contempler le Dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne sont que des témoins échappés à un grand naufrage. Les mots primitifs d’origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus de quatre cents  ; on compte dans la même couche ancienne, mais tout à fait à la surface, une vingtaine de mots grecs importés par les Croisés, au xiiie siècle ; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir d’assimilation, leur origine est méconnaissable ; radicalement francisés, ils sont devenus chaland, chicane, gouffre, accabler, avanie. La part du grec dans la langue française originale est équivalente à celle du celtique, nulle  ; elle est au contraire importante, autant que déplorable, dans le français moderne.

On a fort bien dit que le nom n’a pas pour fonction de définir la chose, mais seulement d’en éveiller l’image. C’est pourquoi le souci des fabricateurs de tant d’inutiles mots gréco-français apparaît infiniment ridicule 8. Lorsqu’on inventa les bateaux à vapeur, il se trouva aussitôt un professeur de grec pour murmurerpyroscaphe ; le mot n’a pas été conservé, mais il figure encore dans les dictionnaires. N’importe quel assemblage de syllabes était apte à signifier bateau à vapeur aussi bien que pyroscaphe, puisque, même avec la connaissance du grec, il nous est impossible de découvrir dans cette agglutination de termes l’idée de « bateau qui marche au moyen d’une machine à vapeur » ; trouvé dans les papyrus calcinés d’Herculanum, il serait légitimement traduit par brûlot 9. Ces équivoques sont inévitables lorsqu’on veut substituer au procédé légitime de la composition ou de la dérivation le procédé, tout à fait enfantin, de la traduction. Tous ces mots empruntés au grec ont d’abord été pensés et combinés en français ; et absurdes en français, ils ne le sont pas moins en grec.

La filiation d’un mot, même du latin au français, n’est presque jamais immédiatement perceptible ; très souvent le mot français a une signification tout à fait différente de celle qu’il supportait en latin ; bien plus, à quelques siècles, et même à quelque cinquante ans de distance, un mot français change de sens, devient contradictoire à son étymologie, sans que nous nous en apercevions, sans que cela nous gêne dans l’expression de nos idées ; d’identiques sonorités expriment des objets entièrement différents, soit qu’elles aient une origine divergente, soit qu’un mot ait assumé à lui seul la représentetation d’images ou d’actes disparates 10. Il n’y a que des rapports vagues, purement métaphoriques, entre un grand nombre de mots français anciens et le mot latin dont ils sont la transposition populaire : de frigorem (froid) à frayeur, de rugitus (rugissement) à rut, ou de pedonem (piéton) à pion, de gurges (gouffre) à gorge, de marcare(marteler) à marcher, il y a si loin que la phonétique seule a pu identifier ces vocables divergents 11. Les mots chapelet et rosaire ont passé du sens de chapeau et de couronne de roses à celui de grains enfilés, et c’est de ce dernier sens brut que dérivent nécessairement, aujourd’hui, toutes leurs significations métaphoriques, amoureuses ou pieuses. Chapelle provient de la même racine que chapelet et signifie proprement un petit chapeau ; poutre vient de pulle trumet Ronsard l’employa encore dans le sens de cavale .

Certains écrivains, amateurs d’étymologies, sont très fiers quand ils ont fait rétrograder un mot français vers la signification stricte qu’il avait en latin ; c’est un plaisir dangereux dont on abusa au seizième siècle. Des mots tels que montre, règle, ne possèdent d’autre sens que ceux que leur donne la phrase où ils figurent ; cahier, voulant dire un assemblage de quatre choses, n’est représentatif d’un objet déterminé que parce que nous ignorons son origine ; le mot d’où il est né, quaternus, a reparu en français moderne sous la forme médiocre de quaterne. M. Darmesteter a analysé dans sa Vie des Mots douze significations du mot timbre, qui vient de tympanum ; il y en a d’autres 12, mais quel qu’en soit le nombre, nous ne les confondons jamais, pas plus que nous ne sommes troublés par la distance qu’il y a entre calmar, au sens de plumier, etcalmar, au sens de seiche monstrueuse : quel travail s’il nous fallait retrouver dans les douze ou quinze significations de timbre l’idée de tambour et dans calmar l’idée de roseau. Le mot arrive quelquefois à un sens absolument contradictoire avec son étymologie : un exemple assez connu mais curieux est celui de cadran, venu de quadrantem, qui avait pris la signification de carré. Le verbe tuer vient littéralement du latin tutari (protéger) 13.

Il faut donc sourire de la prétention de certains savants. Un mot n’a pas besoin de contenir sa propre définition. Dans l’instrument nommé télescope, l’idée de voir de loin n’est aucunement essentielle, mais si on la croyait nécessaire, le mot longue-vue était bien suffisant, et capable de porter, commelunette, une double ou une triple signification. Le télescope aurait pu encore, sans aucun danger, être appelé tube ou tuyau ; c’est ce dernier nom qu’il eût sans doute reçu, si le peuple avait été appelé à le baptiser 14. Comme jumelles, mot populaire, presque argotique, est joli, comparé à microscope, stéréoscope, d’une barbarie si savante et si triste ! Au pédant qui invente binocle, l’instinct heureux de l’ignorant répond par lorgnon ; à cycle, tricycle, bicycle et tous leurs dérivés l’ouvrier qui forge ces machines oppose bécane : il n’a point besoin du grec pour lancer un mot d’une forme agréable, d’une sonorité pure et conforme à la tradition linguistique 15.

Chapitre III- Le gréco-français. — Les mots à combinaisons étymologiques. — Les mots composés français. — Le grec industriel et commercial. — Le grec médical. — Le grec et la dérivation française. — Le grec et le français dans la botanique, l’histoire naturelle, la sociologie — Les dieux grecs.

Le grec, assez peu senti pour qu’on ose y toucher sans scrupule, offre aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive.

Au lieu d’interroger la langue française, d’étudier le jeu de ses suffixes, le mécanisme de ses mots composés, on a recours à un lexique dont la tolérance est infinie et qui se prête aux combinaisons agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles. Avec deux signes (un peu retors, il est vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent : « Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche ; » avec trois signes ils disent : « Son d’une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous 16. » Voilà sans doute l’idéal de tous ceux qui ignorent que, grâce à ce délicieux système, il faut une quarantaine d’années pour s’assimiler les « finesses » de ce langage immense mais immobile . Tout est prévu également par le gréco-français ; à la cloche chinoise il peut opposer, dans un genre plus sévère, icthyotypolite ouépiplosarcomphale.

Il est très mauvais, même dans la plupart des sciences, d’avoir des mots qui disent trop de choses à la fois ; ces mots finissent par ne plus correspondre à rien de réel, les mêmes combinaisons ne se représentant que fort rarement à l’état identique ; s’il s’agit de phénomènes stables il faut les qualifier soit par un mot net et simple, soit par un ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que l’on parle. L’abondance des termes distincts est une pauvreté, par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique, est en lui-même bien pauvre et bien fragile. On arrive à ne coordonner qu’un assemblage énorme et disparate de vases de terre presque entièrement vides. Les langues viriles maniées par de solides intelligences tendent au contraire à restreindre le nombre des mots en attribuant à chaque mot conservé, outre sa signification propre, une signification de position . Ainsi le langage devient plus clair, plus maniable, plus sûr ; il donne, avec le moindre effort, le rendement le plus haut. Il ne s’agit pas de bannir les termes techniques, il s’agit de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et de ne pas appelercéphalalgie17 le mal de tête18.

Le français, tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes, se prête volontiers aux mots composés ; on en relève plus de douze cents dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous, et il s’en forme tous les jours de nouveaux. Plusieurs méthodes ont été employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un rapport constant ; celle qui semble aujourd’hui le plus en usage consiste à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d’un adjectif ; elle est infiniment vieille et sans doute contemporaine des langues les plus lointaines que nous connaissions. On peut se figurer un langage sans adjectifs ; alors pour dire un homme rapide (qui-court-vite) on dit un homme cheval (un coureur jadis reçut ce sobriquet) ; si le second terme passe définitivement à ridée générale de rapidité, la langue, pour exprimer l’idée de cheval, lui substitue un autre mot ; les langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains noms de couleurs en sont restés à la phase mixte, tantôt substantifs, tantôt adjectifs : teint brique, cheveux acajou, la Revue saumon 19 ; mais tout substantif français peut être employé adjectivement : le champ de la composition des mots selon ce système est donc illimité 20. On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d’un nom un verbe à l’impératif21 singulier ou un substantif verbal ; cette méthode a enrichi la langue française depuis l’origine : coupe-gorge, tire-laine, pèse-goutte, hache-paille. Les combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots composés ; ce n’est pas ici le lieu de les expliquer, mais on peut conseiller, en principe, à tous les innovateurs d’avoir toujours sous la main les deux livres admirables de Darmesteter sur la formation actuelle des mots nouveaux et des mots composés . On vient d’inventer un appareil que l’on a bien voulu dénommer cinézootrope ; que nos aïeux n’ont-ils su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le tournebroche s’appellerait pompeusement l’obéliscotrope 22 !

Cinézootrope appartient au grec industriel et commercial : c’est une langue fort répandue, qui se parle au Marais et qui s’écrit dans les prospectus. Selon cet idiome, un empailleur devient un taxidermiste et un vitrier un vitrologue ; lepapier-cuir devient du papier skytogène 23 et toute pommade est philocome 24comme tout élixir odontalgique 25. Beaucoup de ces barbarismes sont assez fugitifs, mais il en demeure assez pour infecter même la langue commerciale qu’on aurait pu croire à l’abri du delirium græcum. C’est que l’auteur d’une invention souvent insignifiante croit ennoblir son œuvre en la qualifiant d’un mot qu’il achète et qu’il ne comprend pas 26 ; c’est aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots savants ; en prononçant des bribes de patois grec ou latin, la commère se rengorge et la femme du monde sourit, pleines de satisfaction. Un marchand d’appareils photographiques a baptisé sa boutique, Photo-Emporium ; il vend des vitagraphes et des kromskopes ! Tel industriel se vante d’être le créateur du cuir pantarote. Celui-ci trafique orgueilleusement d’huiles qu’il dénomme : enginer-auto et moto-naphta ! Voilà les résultats de l’instruction vulgarisée sans goût. Il y a là quelque chose de honteux, mais le grand point est de parler français le moins possible et d’avoir l’air, en prononçant des syllabes barbares, d’avouer un secret.

Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres parlent grec. C’est une ruse, qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième siècle ; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière , que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à divaguer dans une langue qu’ils croyaient celle d’Hippocrate et qui n’est qu’un jargon d’officine. Les vieux noms des maladies, tels que pourpre, grenouillette, poil 27, taupe, écrouelles, échauboulures, tortue, ongle, clou, fer-chaud, fie, thym (verrue) furent chassés ; chassées aussi les appellations populaires comme : mal S. Antoine, mal rose, mal des Ardents, trois noms de l’érysipèle ; comme mal d’aventure, pour panaris, mal S. Main, pour la gale, mal de mère, pour hystérie ; comme mal caduc, haut mal et mal S. Jean, pour épilepsie. Cependant Villars les cite encore 28 ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirurgie : bec de cygne, bec de cane, bec de grue, bec de lézard 29, bec de perroquet, bec de corbeau, bec de bécasse, pélican, érigne, feuille de myrte, etc. Il nous apprend que le sieur Mauriceau, accoucheur, ayant inventé un instrument, l’appela tire-tête. Ce médecin osait encore parler français. J’ignore le nom de l’actuel tire-tête, mais je suis sûr que ce nom commence par céphalo 30. Malgré ce retardataire la nomenclature médicale s’ornait de vocables décisifs. On avait décidé de nommer acrochordonsles verrues, emprosthotonos les convulsions, lipothymie la pâmoison,alexipharmaques les contre-poisons, anacathartiques les expectorants,eccoprotiques les purgatifs, anaplérotiques les cicatrisants ; il y eut des médicaments antihypocondriaques, à savoir : l’ellébore noir, la scolopendre, l’hépatique, le senné, le safran de mars, les capillaires et l’extrait panchimagogue. Ce fut un grand progrès d’avoir appelé histérotomotocie l’opération césarienne31, scolopomacherion le bec de bécasse et méningophylaxun couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête !

Les médecins modernes n’ont presque rien inventé de plus absurde, mais ils ont inventé davantage, et renouvelé à la fois leur science et l’art d’en voiler la faiblesse au vulgaire. Le Dr Bazin, qui avait du mérite, aurait rougi de ne pas appeler un cor, tylosis 32. La petite maladie des paupières qu’Ambroise Paré nommait ingénument des grêles, ses héritiers l’ont baptisée chalazion ; ce mot était technique dans la médecine grecque, mais grêles [mot en caractère grec] le traduit fort bien, image pour image. « Les médecins, dit avec sagesse M. Brissaud , sont coupables de conserver — et surtout d’inventer des formes bâtardes, métissées de grec et de latin, dans les cas où le fond de notre langue suffirait amplement » ; et il cite le mot excellent de cailloute, nom d’une phtisie particulière aux casseurs de cailloux, ou provoquée par des poussières minérales ; les nosographes, le trouvant trop clair et trop français, l’ont biffé pour écrire pneumochalicose. Mais n’avaient-ils pas déjà substitué phlébotomie à saignée ! Voici sans observations une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois médical ; on jugera de quel côté sont la raison et la beauté :

  • Adéphagie Fringale

  • Adénoïde Glanduleux

  • Agrypnie Insomnie

  • Advnamie Faiblesse

  • Omoplate Palette, Paleron (restés comme termes de boucherie)

  • Ombilic Nombril

  • Pharynx Avaloir (vieux français)

  • Zygoma Pommette

  • Thalasie Mal de mer

  • Epilepsie Haut-mal

  • Asthme Court-vent

  • Ephélides Son (taches)

  • Ictère Jaunisse

  • Naevi Envies

  • Phlyctène Ampoule

  • Ecchymose Bleu, Meurtrissure, Sang-meurtri (vieux français)

  • Myodopsie Berlue (latin : bislacere)

  • Diplopique Bigle

  • Apoplexie Coup de sang

On pourrait continuer, car le vocabulaire gréco-français est fort abondant. Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents mots français tirés du grec, mais ils sont tous incomplets ; il est vrai que l’un de ces ouvrages attribue au grec la paternité d’une quantité de vocables purement latins, ou allemands, comme pain et balle. L’auteur, pour l’amour du grec, fait venir bogue, une sorte de poisson, de [mot en caractères grecs], qui veut dire crier : c’est peut-être aller un peu loin ! Mais le nombre exact de ces mots importe peu ; il y en aura toujours trop, bien qu’ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes : ils sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler. Prosthèse, terme grammatical, — élégante traduction de greffe ! — a échoué sous la forme prothèse chez les dentistes qui bientôt n’en voudront plus. Déjà les médecins qui ont de l’esprit n’osent plus guère appeler carpe le poignet ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l’état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l’état de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à l’anatomie (celui-ci même, par exemple) sont irremplaçables, il faut tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant complètement et non plus seulement du bout de la plume ; nous examinerons ce point.

De l’usage des termes grecs dans les sciences médicales, on donne cette explication qu’il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel mot français. Que faire de oreille par exemple, ou de œil ? Mais du mot œil l’ancienne langue a été œillet, œillade, œillère 33 ; de oreille, elle a tiré oreillon (orillon, dans Furetière), oreillard, oreiller, oreillette, oreillé (terme de blason). Oreillon, c’est pour le peuple toute maladie interne de l’oreille ; cela vaut otite, il semble. Œilétait tout disposé à donner bien d’autres rejetons : œiller, œilliste, œillage, œillon, œillard, etc. ; et oreille : oreilliste, oreilleur, oreillage. Qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque métier ?

Mais le médecin des yeux eût rougi de s’appeler œilliste, comme le médecin des dents s’appelle dentiste ; déjà la qualification d’oculiste, insuffisamment barbare, humilie ses prétentions : il est ophtalmologue. Il y a aussi desotologues, des glossologues et peut-être des onyxologues.

Comme la médecine, la botanique, dont les éléments premiers, les noms vrais des plantes, sont pourtant de forme populaire, a été ravagée par le latin et par le grec . Là, il n’y a aucune excuse, car toutes les plantes ont un nom original et rien n’obligeait les botanistes français à accepter la ridicule nomenclature de Linné, alors que la nomenclature populaire est d’une richesse admirable. Pour le seul mot clematis vitalba ou clématite, en véritable français, viorne, du latin viburnum, il n y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d’une centaine de noms 34 ; en voici quelques-uns, parmi lesquels on pouvait choisir :aubevigne, vigne blanche, vignolet, fausse vigne, veuillet, vioche, vigogne, viorne, vienne, vianne, viaune, liaune, liane, viène, vène, liarne, iorne, rampille, et des mots composés très pittoresques : barbe de chèvre, barbe au bon Dieu, cheveux de la Vierge, cheveux de la Bonne Dame, consolation des voyageurs 35. A quoi bon alors le mot clématite (qui n’est d’ailleurs pas laid) ? Quel est son rôle si ce n’est celui de négateur de tous ceux qu’il a l’orgueil de remplacer ? Elle est singulière la légendaire pauvreté d’une langue où l’on pourrait dans l’écriture d’un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux fois le même nom ! Mais une langue est toujours pauvre pour les demi-savants 36. Que d’images pleines de grâce dans ces noms que le peuple donna aux fleurs ! Ainsi l’adonis aestivalis ou autumnalis est appelé : goutte de sang, sang de Vénus, sang de Jésus ; l’anémone nemorosa est la pâquerette, la demoiselle, la Jeannette, la fleur des dames ; la pulsatilla vulgaris est la coquelourde, la coquerelle, le coqueret, la coquerette, la clochette, le passe-velours, la fleur du vent. Cette coquerelle, des botanistes ont osé la dénommer alkékange, mot dont j’ignore l’origine 37, mais dont la laideur est trop évidente. L’ortie de mer est devenue l’acalèphe ; le chardon, une acanthe, et l’épine-vinette, une oxyachante ; l’âne qui broute en remuant les oreilles reçoit la qualification pompeuse d’acanthophage.

Sous le nom de zoologie, l’histoire naturelle s’est glorifiée, comme la botanique, d’un mépris complet pourla langue populaire et raisonnable : l’espadon est promu à la dignité de xiphias et le raveçon devient un uranoscope, de sorte qu’on doute si ce poisson n’est pas plutôt une lunette d’approche ; lesfourmiliers sont des oryctéropes ; les crabes, des ocypodes ; les chauves-souris, des chéiroptères ; traduit bien soigneusement en gréco-français, le fourmi-lion 38devient le myrméléon.

Il y a un oiseau que Buffon appelle courlis de terre ou grand pluvier ; Belon, pour le mieux caractériser, adopte le terme populaire, jambe enflée , lequel est fort juste, puisque ce pluvier est remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du genou. Une telle bonhomie a choqué les naturalistes modernes et ils ont traduit soigneusement en grec jambe enflée, ce qui a donné le mot charmant œdienème. Ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent brutalement orthorrhynque le miraculeux oiseau-mouche, la petite chose ailée par excellence, et dont on disait jadis qu’il vole sans jamais se reposer, qu’on croyait dénué de pattes, parce que les Indiens qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la blessure avait disparu ! Une histoire naturelle pour les enfants commence ainsi un chapitre : « Le nom du chœropotamos vient de deux mots grecs, choiros, porc, et potamos, rivière. » N’est-elle pas amusante cette explication, qui répète sans doute littéralement le raisonnement du savant inventeur de ce mot grotesque ? Mais ni le savant ni personne n’ont jamais songé combien il serait simple, clair et logique, et économique de dire, avec naïveté :porc de rivière. Ensuite les Grecs pourront traduire cela en grec, les Anglais en anglais, les Allemands en allemand ; cela ne nous regarde pas.

Outre sa nomenclature, où je veux encore relever quelques mots galants tels que chondroptérygien et macrorrhynque (comment des créatures humaines ont-elles pu émettre de tels sons 39, volontairement ?), l’histoire naturelle possède une langue générale dont elle a malheureusement imposé l’usage aux historiens et aux critiques. En voici un aperçu

  • Anthropozoologique 40
  • Anthropomorphique
  • Anthropolologie ( ?)
  • Anthropopithèque
  • Dolichocéphale
  • Mésaticéphale
  • Brachycéphale
  • Hyperdolychocéphalique
  • Brachychéphalisante
  • Bi-zygomatique
  • Eugénésique
  • Microorganisme
  • Microbiologie
  • Bio-sociologique
  • Morphologie
  • Chorographie.
  • Sociologiquement
  • Paléoethnologie
  • Mammologique
  • Leptorrhinienne
  • Néolithique
  • Néanderthaloïdes
  • Protohistorique
  • Troglodytes
  • Mégalithiques
  • Métazoaire
  • Protozoaire
  • Hyperzoaire

Quelques-uns de ces mots sont d’une laideur neutre et bête ; les autres sont hideux à dégoûter de la science et de toute science. Buffon cependant, qui avait du génie, a écrit sur l’homme tout un volume, encore scientifiquement valable , et dans une langue qu’un enfant de douze ans comprend à la première lecture. La notion contenue dans hyperdolychocéphale n’est pas de celles dont l’importance puisse justifier la méchanceté du mot.

Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus juger, la prononciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue. C’est pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres, ne peut être transposé littéralement en français. J’ignore comment les Grecs articulaient [mot en caractère grec], mais certainement ils ne disaient pas Hèraklès. Hercule n’est pas une transcription beaucoup moins exacte. Du xive au xviie siècle, le français, alors si puissant, avait dompté et réduit au son de son oreille presque tous les noms grecs historiques. C’est de cette époque que datent Troie, Ulysse, Hélène, Achille, Cléopâtre, Thèbes, qu’on a voulu réformer plus tard et arracher de la langue en les écrivant Troiè, Odysseus, Hélénè, Akhilleus, Cléopatrè, Thébè. Quant à la nécessité de différencier [mot en caractère grec] d’avec Neptunus, elle est certaine ; là, on pourra peut-être innover, mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription latine de [mot en caractère grec] est Posidion 41. Il faut beaucoup de tact et beaucoup de prudence pour franciser des mots grecs, sans offenser à la fois le grec et le français.

Chapitre IV- La langue française et la Révolution. — Le jargon du système métrique. — La langue traditionnelle des poids et mesures. — La langue des métiers : la maréchalerie, le bâtiment, etc. — Beauté de la langue des métiers, dont l’étude pourrait remplacer celle du grec.

Victor Hugo se vantait d’avoir libéré tous les mots du dictionnaire. II songeait aux mots anciens qui sont beaux comme des plantes sauvages et de même origine naturelle et spontanée. Mais son génie d’anoblir les moindres syllabes eût échoué devant les monstres créés par la Révolution 42 ; il eût échoué et il eût reculé devant milliltre, décistère et kilo !

Je n’ai pas qualité pour juger des avantages offerts par le système métrique, ni pour affirmer que la routine des Anglais ait entravé leur développement commercial et restreint leur expansion dans le monde. Il ne s’agit en cette étude que de la beauté verbale et je dois me borner à chercher si le mot grain est moins beau que le mot décigramme, si l’extraordinaire kilo n’est pas une perpétuelle insulte au dictionnaire français 43.

Cette abréviation, plus laide encore que le mot complet, est fort usitée ; kilo et kilomètre sont même à peu près les deux seuls termes usuels que le système métrique ait réussi à introduire dans la langue, puisque litre sous cette forme et sous celle de litron existait déjà en français 44. En 1812, devant la répugnance bien naturelle du peuple, on dut permettre le retour des anciens mots proscrits qui s’adaptèrent désormais à des poids et à des mesures conformes à la loi nouvelle. Il restait à adoucir la théorie, comme on avait adouci la pratique et à faire rentrer dans renseignement primaire les termes français chassés au profit du grec ; on ne l’a pas osé et l’on continue à enseigner dans les écoles toute une terminologie très inutile et très obscure. Aujourd’hui comme durant tous les siècles passés, le vin se vend à la chopine, au démi-setier, au verre ; et dans les provinces les vieux mots pots, pinte, poisson, roquille, demoiselle et bien d’autres sont toujours en usage ; pièce, foudre, velte, queue, baril, pipe, feuillette, muid, tonneau, quartaut n’ont point capitulé devant hectolitre, niboisseau, ni barrique, ni hotte. En Normandie le mot hectare est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primaires : là, comme sans doute dans les autres provinces, le champ du paysan s’évalue en acres, arpents, journaux, perches, toises, verges et vergées. Les marins en sont restés à la lieue, à labrasse, au mille, au nœud, et plusieurs corps de métier, notamment les imprimeurs, pratiquent uniquement le système duodécimal, soit sous les noms de point, ligne, pouce et pied, soit au moyen d’un vocabulaire spécial. Qui entendit jamais prononcer le mot stère ? Les bûcherons qui mesurent encore le bois au lieu de le peser se servent plus volontiers de la corde, et les auvergnats, de la voie. Cette racine inusitée n’en a pas moins fructifié : elle a donné stéréotomie, stéréoscope, stéréotypie, mots élégants et qui ont le mérite de prouver qu’il ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la signification et l’étymologie. Les pauvres enfants auxquels on a fait croire que les syllabes du mot stère contiennent l’idée de solide ne sont-ils pas tout disposés à comprendre stéréoscope ? Heureusement que, moins respectueux que leurs maîtres, ils oublient bientôt ces mots absurdes ; les ouvriers stéréotypeurs n’ont pas tardé à imposer clichage et cliché.

En dehors du système officiel, mètre a été d’une terrible fécondité ; allié tantôt à un mot grec, tantôt à un mot latin, car tout est bon aux barbares qui méprisent la langue française, il donna une quantité de termes inutiles et déconcertants tels que chronomètre, microchronomètre, célérimètre (que l’instinct a tout de même éliminé pour prendre compteur), anthropométrie. Ce dernier mot est d’autant plus mauvais qu’il ne dit rien de plus que mensuration, doublet du vieux mesurage, malheureusement dédaigné. On prépare pour l’Exposition une grande carte des récifs et des profondeurs des côtes de France ; ce titre donnerait une bien médiocre idée des talents de l’auteur ; aussi a-t-il dénommé sa carte lithologico-isboathométrique. Voilà qui est sérieux.

Le système métrique pouvait très bien se concilier avec le vocabulaire traditionnel ; c’est ce qui est advenu dans la pratique de la vie, et encore que les lois (singulières tracasseries !) défendent d’imprimer le mot sou dans une indication de prix, peu de gens se sont encore résignés à appeler ce pauvre sou proscrit autrement que par son nom unique et vénérable. Comme les Poids et Mesures, la plupart des métiers ont eu à subir l’assaut du gréco-français, mais la plupart ont assez bien résisté, opposant au pédantisme la richesse de leurs langues spéciales créées bien avant la vulgarisation du grec. Sauf quelques mots par lesquels d’académiques vétérinaires voulurent glorifier leur profession, la maréchalerie se sert d’un dictionnaire entièrement français, ou francisé selon les bonnes règles et les justes analogies ; parmi les plus jolis mots de ce répertoire peu connu figurent les termes qui désignent les qualités, les vices ou la couleur des chevaux ; azel, aubère, balzan, alzan, bégu, cavecé, fingart, oreillard, rouan, zain. Récemment la racine [mot en caractère grec] est venue donner naissance, d’abord à l’hippologie (qui n’est autre que la maréchalerie), puis à l’hippophagie ; les palefreniers sont devenus très probablement deshippobosques et enfin, ceci est plus certain, la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom magnifique d’’hippocolle. Ce mot n’est-il pas un peu trop gai pour sa signification ?

La vénerie et le blason possèdent des langues entièrement pures et d’une beauté parfaite ; mais il m’a semblé plus curieux de choisir comme type de vocabulaire entièrement français celui d’une science plus humble, mais plus connue, celui de l’ensemble des corps de métier nécessaires à la construction d’une maison. Que l’on parcoure donc « le Dictionnaire du constructeur, ou vocabulaire des maçons, charpentiers, serruriers, couvreurs, menuisiers, etc.45 », et l’on verra que tous les outils, tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé dans la langue française des syllabes capables de les désigner clairement. La lente organisation d’une telle langue fut un travail admirable auquel tous les siècles ont collaboré. Elle est faite d’images, de mots détournés d’un sens primitif et choisis pour un motif qu’il est souvent difficile d’expliquer. Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont familiers à tous sous leur double signification :marron, talon, barbe, jet-d’eau, valet, chevron, poutre, dos-d’âne, poitrail, corbeau, œil-de-bœuf, gueule-de-loup, tête-de-mort, queue-de-carpe, et tous noms d’engins destinés à soulever des fardeaux : bélier, mouton, moufle, grue, chèvre, vérin 46. Le nom de jet-d’eau donné à une sorte de rabot est fort joli par l’image évoquée des copeaux qui surgissent au-dessus du contre-fer ; il semble nouveau dans cette signification 47, mais la langue des métiers toujours vivante et si inconnue est en perpétuelle transformation. Je ne suis pas éloigné de songer qu’il serait plus utile de faire apprendre aux enfants les termes de métier que les racines grecques 48 ; leur esprit s’exercerait mieux sur une matière plus assimilable, et si l’on joignait à cela des exercices sur les mots composés et les suffixes, peut-être prendraient-ils plus de goût et quelque respect pour une langue dont ils sentiraient la chaleur, les mouvements, les palpitations, la vie.

Chapitre V- Les mots gréco-français jugés d’après leur forme et leur sonorité. — Comment le peuple s’assimile ces mots. — Rejet des principes étymologiques. — L’orthographe et le « fonétisme ».

Tout n’est pas mauvais dans les récents langages techniques. Naguère, obligée à des abréviations par la longueur hostile de certains vocables, la chimie a dû adopter, pour signifier tout un ensemble de combinaisons complexes, tel suffixe assez heureux. Sur l’analogie de vitriol nous avons vu naître aristol, formol, menthol, goménol, mots très acceptables et d’une bonne sonorité. Ainsi, après avoir réprouvé les très anciens termes couperose, nitre, esprit-de-sel, vitriol, pour leur substituer sulfate de cuivre, azotate de potasse, acide chlorhydrique, acide sulfurique, les chimistes ont dû, tout comme les alchimistes, négliger dans le mot nouveau la notation des éléments combinés dans la matière nouvelle. Ce retour à l’instinct est un grand progrès linguistique. Des suffixes en ose, la chimie et la médecine ont créé les mots dont glucose, amaurose sont des types assez bons et qui démontrent qu’avec un peu de goût la formation savante serait maniable sans danger pour la langue. Enfin tous les vocabulaires techniques ont trouvé dans le grec des mots faciles à franciser et immédiatement acceptables ; je citerai glène, galène, malacie, lycée, mélisse, en renvoyant aux premières pages de cette étude où l’on trouvera les raisons de leur beauté analogique.

Ils ont une forme heureuse, mais par hasard ; et pourtant tout mot grec aurait pu devenir français si l’on avait laissé au peuple le soin de l’amollir et de le vaincre.

Asthme figure dans la langue depuis plusieurs siècles, ainsi que la phthisie(ou phtisie, avec une incorrection), mais l’usage les avait très heureusement déformés en asme et en tésie49 ; c’est d’ailleurs pour nos organes une nécessité que cet adoucissement. Les almanachs de l’école de Salerne avaient encore popularisé apoplexie, paralysie, épilepsie, anthrax, mais la langue ne les avait admis qu’avec des modifications considérables : popelisie, palacine, épilencie, antras, mots excellents et très aptes à signifier clairement les maladies qu’ils représentent 50.

Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides pour que l’on puisse conseiller aujourd’hui de soumettre à ce traitement radical les mots gréco-français du répertoire verbal ; il faut cependant trouver à leur laideur quelques palliatifs.

Le premier remède sera de rejeter tous les principes de l’orthographe étymologique et de soulager les mots empruntés au grec de leurs vaines lettres parasites . Un mot étranger ne peut devenir entièrement français que si rien ne rappelle plus son origine ; on devra, autant que possible, en effacer toutes les traces. Les mots latins francisés par le peuple n’ont souvent gardé aucun signe de leur naissance ; on n’aperçoit pas, au premier coup d’œil, libella dans niveau, catellus dans cadeau, muscionem dans moineau 51, patella dans poële, aboculusdans aveugle. Ces déformations, qui sont très régulières, si elles ne peuvent plus servir d’exemples pour l’incorporation actuelle des mots étrangers, enseigneront cependant le mépris de ce qu’on appelle les lettres étymologiques.

Je ne crois pas qu’il soit possible ni utile de modifier la forme des mots latins anciennement francisés par les érudits, ni, sous prétexte d’alignement, de biffer certaines lettres doubles, de remplacer les g doux et les ge par les j, ni enfin de faire subir à l’orthographe aucune des modifications radicales et maladroites préconisées par les « fonétistes » . Il faut accepter la langue sous l’aspect que lui ont donné quatre siècles d’imprimerie, et que le journal vulgarise depuis cinquante ans. Nul ne peut consentir, qui aime la langue française, à écrire fam, ten, cor, om, pour femme, temps, corps, homme. Si l’on voulait réaliser la prétention des réformistes et écrire les mots exactement comme ils se prononcent, chaque lettre n’ayant qu’une valeur et chaque son étant représenté par une lettre unique, il ne faudrait pas moins de 50 signes différents attribués à 27 consonnes et à 23 voyelles pures ; sans compter les voyelles nasales, ce qui porterait à 58 le chiffre total des lettres de l’alphabet français. M. Paul Passy se sert de 42 signes dans sa Méthode phonétique élémentaire ; c’est suffisant, mais non scientifique 52. Une analyse un peu minutieuse des sons de la langue française ne pourrait s’établir à moins d’une centaine de lettres ; et il faudrait constamment refondre cet alphabet modèle, car les sons changent : tantôt une lettre perd un son, tantôt elle en gagne un autre. Le bref alphabet latin, par ses combinaisons infinies, est apte à rendre toutes les nuances de la voix et toutes les demi-nuances d’une prononciation infiniment variable : on ne fait pas entendre les deux tt dans littéral, littérature, mais on en fait peut-être entendre un peu plus d’un seul, un et une fraction impondérable. Quel signe pourra fixer l’insaisissable nuance ? Est-on sûr que bèle soit l’exact équivalent phonétique debelle, que frè remplace frais ? L’e muet, quoiqu’il ne se prononce plus dans la plupart des cas, a gardé une valeur de position ; il est impossible, comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue française. L’orthographe ne doit pas plus se conformer à la prononciation que la prononciation à l’orthographe.

Chapitre VI- Réforme des mots grecs-français. — Les lettres parasites et les groupes arbitraires (ph, ch). — Liste de mots grecs réformés. — La Cité verbale et les mots insolites. — Dernier mot sur le « fonétisme ». — La liberté de l’orthographe.

Il n’y a à cette heure que deux réformes à faire dans l’orthographe : l’une concerne les mots grecs ; l’autre, les mots étrangers.

Les deux questions sont distinctes. Je parlerai des mots étrangers dans un autre chapitre.

Les mots grecs imposés au dictionnaire français perdraient une partie de leur laideur pédante si on les soumettait à une simple opération de nettoyage.

Il faut supprimer : toutes les lettres qui ne se prononcent pas ; toutes celles qui aspirent inutilement la consonne qu’elles précèdent ; il faut aussi remplacer les ph par des f, les y par des i et écrire par qu les k et les ch durs 53.

La suppression des lettres purement parasitaires est en train depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. M. Gréard l’a reconnu dans un rapport sur la réforme de l’orthographe  : si l’on écrit rapsode, trésor, trône, il n’y a aucun motif raisonnable d’écrire chrome, rhododendron, thésauriser 54.

Les consonnes aspirantes seraient plus difficiles à éliminer. Cependantphtisie est inadmissible et ftisie ne l’est guère moins ; il faudrait ici se guider sur l’analogie, sur l’italien, sur l’ancienne langue 55, et dire tisie.

Remplacer ph par f : la réforme est faite pour fantôme, fantaisie ; elle s’appliquera à tous les mots analogues avec la même facilité. Les y deviendront très aisément des i, et l’on écrira sinfonie, sinonime, stile, comme on écrit déjàcimaise.

J’ose à peine dire que kilo, kyste deviendraient français sous la forme quiste, quilot ; cela est trop évident et trop simple pour qu’on l’admette. Peut-être redoutera-t-on pareillement d’écrire arquiépiscopal. Devant a, o, u, le qu deviendrait naturellement c : arcange.

Voilà toutes mes propositions touchant la réforme des mots grecs. J’estime qu’en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient d’autant la beauté de la langue française 56.

Quel rajeunissement pour ces vocables barbares (j’en nommerai quarante) d’avoir été taillés comme des vieux arbres trop chargés de bois mort ! Souvent il suffira d’une lettre de moins pour que le mot rentre dans les conditions normales de la beauté linguistique. Sans doute aucun élagage, si rigoureux qu’il soit, ne donnera aux mots grecs la pureté de lignes qu’ils auraient acquise en passant par la forge populaire. De [mot en caractère grec] nous ne pouvons plus faire sortir que filactère, qui garde un air un peu gauche, surtout si on le compare au vieuxfilatire 57 que le pèlerin Richard avait au XIIe siècle tiré des mêmes syllabes :

A crois, a filatires, a estavels de cire,

Les encensiers aportent, si vont le messe dire.

Voici des mots, avec leur état en italien :

  • Thyrse Tirse Tirso

  • Porphyre Porfire Porfirio

  • Nymphe Nimfe, Ninfe 58 Ninfa

  • Zéphyr Zéfir Zèfiro Zèffiro

  • Saphique Safique Saffico

  • Symphyse Sinfise, Simfise Sinfisi

  • Sympathique Sinpatique Simpatico

  • Typographie Tipografie Tipografia

  • Orthographe Ortografe 59 Ortografia

  • Esthétique Estétique Estetica

  • Technique Tecnique Tecnico

  • Thrasybule Trasibule

  • Typhon Tifon Tifone

  • Polythéisme Politéisme Politeismo

  • Philosophie Filosofie Filosofia

  • Phosphore Fosfore Fosforo

  • Phtisie Tisie Tisi

  • Gymnosophiste Gimnosofiste Ginnosofista

  • Hydrophobie Hidrophobie 60 Idrofobia

  • Hydrothérapie Hidrothérapie Idroterapia

  • Ichthyophage Ictiofage Ittiofago

  • Isthme Isme Ismo

  • Asthme Asme Asma

  • Kilogramme Quilogramme Chilogrammo 61

  • Lycanthropie Licantropie Licantropia

  • Métaphysique Métafisique Metafisica

  • Mythologie Mitologie Mitologia

  • Ophthalmie Oftalmie Oftalmia

  • Autochtone Autoctone Autoctono

  • Chlorose Clorose Clorosi

  • Chrysanthème Crisantème Crisantemo

  • Christianisme Cristianisme Cristianismo

  • Cynocéphale Cinocéfale Cinocefalo

  • Syllabe Sillabe Sillaba

  • Dithyrambe Ditirambe Ditirambo

  • Ecchymose Equimose Ecchimosi

  • Euphrosyne Eufrosine Eufrosina

  • Phrase Frase Frase

  • Thym Tym 62 Timo

On voit qu’il s’agit seulement de franciser des mots insolites63, de les achever au moyen de retouches, de les polir par le sacrifice de quelques excroissances. Il y a loin de ces petits travaux de jardinage au bouleversement entrepris par certains réformateurs que l’ignorance du vieux français rend tout à fait impropres à concilier la beauté traditionnelle avec la beauté d’utilité. Le mot étant un signe, et rien de plus, doit avoir les caractères du signe, la diversité et la fixité des formes. Sans doute on peut écrire poto, rato, gato, morso, nivo, sous prétexte que dans ces mots le son final est rendu plus nettement et plus clairement par oque par eau. Dans l’absolu, c’est vrai ; mais les langues ne sont pas dans l’absolu, puisqu’elles vivent, se meuvent, s’accroissent, meurent.

Il y a dans les langues une beauté visible que l’on diminue en introduisant dans la cité verbale des figures étrangères, des voix dissonantes. Les mots grecs : il semble que, vomis par les cartons de Flaxman , des guerriers vêtus d’un seul casque à balai fassent la cour à des marquises ou à des grisettes ; qu’ils rentrent dans leurs cartons, qu’ils réintègrent leurs musées et continuent, rouges autour des vases noirs, leurs éternels gestes, ou que, résignés à la loi du milieu, ils se fassent, par le costume et par l’accent, les fils du peuple où ils se sont introduits. Mais cette beauté du vocabulaire, on ne la diminue pas moins en proscrivant la variété individuelle dans la permanence du type, et c’est là l’erreur des phonétistes 64 et le danger de leurs théories. Si, pour ne pas changer d’exemple, tous les sons en o étaient rendus par l’unique lettre o, outre que la langue perdrait un de ses caractères particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe finale terminée par un o, il en résulterait une monotonie insupportable. Il faut encore observer que le signe eau contient une force secrète rigoureusement attachée au groupe des trois lettres qui le déterminent ; il représente à la fois le son o et le son el 65. Niveau est, tout aussi bien que l’italien livello, la figure exacte du latin libella ; il a été nivel, et, comme tel, a donné niveler ; mais sa forme niveau l’aurait donné tout aussi bien, comme taureau a suggéré récemment taurelle.

Il y a des réformateurs plus modérés et dont le but, purement utilitaire, est de rendre le français plus accessible aux étrangers  ; leurs principes sont ceux qui ont guidé jadis l’Académie espagnole quand elle simplifia la vieille orthographe  ; j’ai donné les motifs à la fois de science et d’esthétique qui ne me permettent pas de les accepter. Je considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue française, et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des mots étrangers, c’est précisément pour leur donner la beauté qui leur manque.

Une orthographe fixe est nécessaire. La permanence des signes imprimés a certainement été un grand progrès. Il est évident que cette permanence n’est pas grandement troublée quand on supprime un des p d’appréhension ou quand on transforme en è le second é d’événement ; le seul danger est qu’une licence n’en amène une autre et que l’orthographe ne devienne tellement personnelle que la moindre lecture exige un travail de déchiffrement. M. Anatole France a défendu le droit à la « faute d’orthographe » sous toutes ses formes et avec toutes ses fantaisies : c’est une question absolument différente. Il est aussi déraisonnable d’exiger de tous la connaissance de l’orthographe que la connaissance du contre-point ou de l’anatomie comparée. L’étude des formes verbales n’en est pas moins légitime, ainsi que le souci de la conservation de la pureté qui détermine leur caractère et leur race.

Chapitre VII- Le latin, tuteur du français. — Son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots étrangers. — Les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui subissent les langues étrangères — Peuples et cerveaux bi-lingues.

Le français, depuis son origine, a vécu sous la tutelle du latin. Sa naissance a été latine ; son éducation a été latine ; et jusque pendant sa maturité, si on doit supposer qu’il la vit depuis trois siècles, l’appui et les conseils du latin l’ont suivi pas à pas : le latin a toujours été la réserve et le trésor où il a puisé les ressources qu’il n’osait pas toujours demander à son propre génie. C’est un fait, mais non une nécessité. Les langues une fois formées peuvent se suffire à elles-mêmes ; quoique l’on n’ait pas d’exemple certain, parmi les parlers civilisés, d’une telle scission et d’un tel isolement, on supposera très logiquement que le dialecte de l’Ile-de-France, tout d’un coup privé du latin, se soit développé et ait atteint sa parfaite virilité à l’abri de l’influence extérieure. Si le latin avait péri au Xe siècle, le français, sans être radicalement différent de la langue que nous parlons aujourd’hui, tout en possédant le même fonds de mots usuels, tout en usant d’une pareille syntaxe, aurait cependant évolué selon d’autres principes. Il est très probable qu’il serait devenu presque entièrement monosyllabique , suivant sa tendance initiale toujours combattue par la présence du latin, et d’un latin particulier dont la tendance contraire allongeait les mots par l’accumulation des suffixes.

Sous cette forme supposée, la langue française aurait eu un caractère très original, très pur, et peut-être faut-il regretter la longue tutelle qu’elle a subie au cours des siècles. Peut-être ; à moins que la présence du latin n’ait été au contraire particulièrement bienfaisante ; à moins que, comme un vigilant chien de garde, le latin, posté au seuil du palais verbal, n’ait eu pour mission d’étrangler au passage les mots étrangers et d’arrêter ainsi l’invasion qui, à l’heure actuelle, menace très sérieusement de déformer sans remède et d’humilier au rang de patois notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté.

Je crois vraiment qu’en face de l’anglais et de l’allemand le latin est un chien de garde qu’il faut soigner, nourrir et caresser. Ou bien l’enseignement du latin sera maintenu et même fortifié par l’étude des textes de la seconde et de la troisième latinité ; ou bien notre langue deviendra une sorte de sabir formé, en proportions inégales, de français, d’anglais, de grec, d’allemand, et toutes sortes d’autres langues, selon leur importance, leur utilité, ou leur popularité. Nous avons de tout temps emprunté des mots aux divers peuples du monde, mais le français possédait alors une volonté d’assimilation qu’il a négligée en grande partie. Aujourd’hui le mot étranger qui entre dans la langue, au lieu de se fondre dans la couleur générale, reste visible comme une tache. L’enseignement des langues étrangères nous a déjà inclinés au respect d’orthographes et de prononciations qui sont de vilains barbarismes pour nos yeux et nos oreilles. Si à dix ans de latin on substituait dans les collèges dix ans d’anglais et d’allemand ; si ces deux langues devenaient familières et aux lettrés de ce temps-là et aux fonctionnaires et aux commerçants ; si, par l’utilité retirée tout d’abord de ces études, nous étions parvenus à l’état de peuple bilingue ou trilingue ; si encore nous faisions participer les femmes et — pourquoi pas ? — les paysans et les ouvriers à ces bienfaits linguistiques, la France s’apercevrait un jour que ce qu’il y a de plus inutile en France, c’est le français. Cependant, chacune des quatre régions frontières ayant choisi de penser dans la langue du peuple voisin, peut-être resterait-il vers le centre, aux environs de Guéret et de Châteauroux, quelques familles farouches où se conserveraient, à l’état de patois, les mots les plus usuels de Victor Hugo.

Ce serait la seconde fois que pareille aventure aurait pour théâtre le sol de la Gaule. Comme les contemporains de M. Jules Lemaître, les petits-fils de Vercingétorix s’avisèrent que le celte était une langue sans utilité commerciale ; ils apprirent le latin très volontiers. Ceux qui résistèrent à l’esprit du siècle se retirèrent dans l’Armorique ; leur entêtement a légué au français environ vingt mots 66 : c’est tout ce qui reste des dialectes celtiques parlés en Gaule, puisque les Bretons d’aujourd’hui sont des immigrés gallois.

Une langue n’a pas d’autre raison de vie que son utilité. Diminuer l’utilité d’une langue, c’est diminuer ses droits à la vie. Lui donner sur son propre territoire des langues concurrentes, c’est amoindrir son importance dans des proportions incalculables.

Il y a deux sortes de peuples : ceux qui imposent leur langue et ceux qui se laissent imposer une langue étrangère. La France a été longtemps le peuple de l’Europe qui imposait sa langue ; un Français d’alors, comme un Anglais d’aujourd’hui, ignorait volontairement les autres langues d’Europe ; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot s’imposait au vocabulaire, il n’y entrait qu’habillé à la française. Allons-nous, sur les conseils des comités coloniaux, devenir une nation polyglotte, sans même nous apercevoir que cela serait un véritable suicide linguistique, et demain un suicide intellectuel ?

Je n’ai pas le courage de défendre avec enthousiasme, comme M. Jules Lemaître, « le règne définitif de l’industrie, du commerce ! et de l’argent » 67 ; je ne saurais calculer ce que vaut — valeur marchande — la parfaite connaissance de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol ; ma vocation est de défendre, par des œuvres ou par des traités, la beauté et l’intégrité de la langue française, et de signaler les écueils vers lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse. Vilipender les langues étrangères n’est pas mon but, non plus que de déprécier le grec ; mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités : les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans Shakespeare ou dans Carlyle.

Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir la tentation d’entremêler leurs vocabulaires ; c’est au contraire la joie du vulgaire de se vanter d’une demi-science, et le penchant des inattentifs d’exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres. La connaissance d’une langue étrangère est en général un danger grave pour la pureté de l’élocution et peut-être aussi pour la pureté de la pensée. Les peuples bilingues sont presque toujours des peuples inférieurs.

M. Jules Lemaître juge ainsi que du temps perdu les années passées au collège à « ne pas apprendre le latin »  ; mais il ne s’agit pas d’apprendre le latin : il s’agit de ne pas désapprendre le français. Il vaut mieux perdre son temps que de l’employer à des exercices de déformation intellectuelle. On a récemment insinué qu’un bon moyen pour inculquer aux Français une langue étrangère serait de les envoyer faire leurs études à l’étranger. Les « petits Français » seraient remplacés en France par des petits Anglais, par des petits Allemands ; ainsi chaque peuple, oubliant sa langue maternelle, irait patoiser chez son voisin : système excellent, grâce auquel les Européens, sachant toutes langues, n’en sauraient parfaitement aucune. Je résumerai en un mot ma pensée : le peuple qui apprend les langues étrangères, les peuples étrangers n’apprennent plus sa langue. Mais ces considérations, sans être absolument en dehors de mon sujet s’éloignent de l’esthétique verbale : il me faut maintenant étudier, comme je l’ai fait pour le grec, l’intrusion en français des mots étrangers, des mots anglais en particulier.

Chapitre VIII- Comment le peuple s’assimile les mots étrange-ers. — Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement francisés. — Rapports linguistiques anglo-français. — Le français des Anglais et l’anglais des Français. — Les noms des jeux. — La langue de la marine.

Il est indifférent que des mots étrangers figurent dans le vocabulaire s’ils sont naturalisés. La langue française est pleine de tels mots : quelques-uns des plus utiles, des plus usuels, sont italiens, espagnols ou allemands.

Voici une nomenclature très abrégée des principaux emprunts directs de la langue française aux parlers les plus divers. Outre les mots venus à l’origine de l’ancien allemand, par l’intermédiaire du latin médiéval, l’allemand moderne a donné au français flamberge, fifre, vampire, rosse, hase, bonde, gamin ; le flamand : bouquin ; le portugais : fétiche, bergamote, caste, mandarin, bayadère ; l’espagnol : tulipe, limon, jasmin, jonquille, vanille, cannelle, galon, mantille, mousse (marine), récif, transe, salade, liane, créole, nègre, mulâtre  ; l’italien : riposte, représaille, satin, serviette, sorte, torse, tare, tarif 68, violon, valise, stance, zibeline, baguette, brave, artisan, attitude, buse, bulletin, burin, cabinet, calme, profil, modèle, jovial, lavande, fougue, filon, cuirasse, concert, carafe, carton, canaille  ; le provençal : badaud, corsaire, vergue, forçat, caisse, pelouse ; le polonais : calèche ; le russe : cravache ; le mongol : horde ; le hongrois : dolman ; l’hébreu : gêne ; l’arabe : once, girafe, goudron, amiral, jupe, coton, taffetas, matelas, magasin, nacre, orange, civette, café  ; le turc :estaminet ; le cafre : zèbre ; les langues de l’lnde : bambou, cornac, mousson ; les langues américaines : tabac, ouragan  ; le chinois : thé.

Voilà des mots (et il y en a beaucoup d’autres) sans lesquels il serait difficile de parler français, et auxquels le puriste le plus exigeant n’oserait adresser aucun reproche ; ils sont presque tous entrés anciennement dans la langue, et c’est ce qui explique la parité de leurs formes avec celles des mots français primitifs. Si l’on descend au xixe siècle, la figure des mots étrangers, même les plus usuels, change et se barbarise. L’italien avait donné brave, il redonne bravo ; il donne :imbroglio, fiasco ; l’allemand ne nous communique plus que de féroces assemblages de consonnes : kirsch 69, block-haus 70 ; l’espagnol demeure trop visible dans embargo ; le russe dans knout et le hongrois dans shako 71. Mais c’est en étudiant l’anglais dans le français que l’on comprendra le mieux les dommages que peut causer à une langue devenue respectueuse, un vocabulaire étranger.

L’anglais nous a fourni un grand nombre de mots qui se comportent dans notre langue selon des modes assez différents. Les uns, en petit nombre, entrés par l’oreille, ont été naturellement francisés puisque leur écriture figurative était ignorée ; celui qui les transcrivit le premier méconnut sans doute leur origine et les considéra comme des termes de métier. Aujourd’hui même la phonétique n’arrive pas toujours à retrouver leur source. Tels sont : héler, poulie, taquet, toueur, beaupré, comité . D’autres avaient été jadis donnés à l’Angleterre par la France ; ils ont repris assez facilement une forme française ; ainsi trousse, substantif verbal de trousser (tortiare), est devenu en anglais truss et nous est revenu drosse (terme de marine).

Les rapports linguistiques ont toujours été un peu tendus entre les deux pays. Ni un Français ne peut prononcer un mot anglais, ni un Anglais un mot français, et souvent les déformations sont extraordinaires. Lorsque le mot entre par l’écriture, il se francise à la fois de forme et de prononciation, ou de prononciation seulement. Le premier mode donne des mots d’un français parfois médiocre, mais tolérable : boulingrin, bastringue, chèque, gigue, guilledin, 72,bouledogue. Quelques mots sont sur la limite de la naturalisation : les dictionnaires donnent déjà : ponche, poudingue. D’autres enfin s’écrivent en anglais et se prononcent en français : club, cottage, tunnel, jockey, dogcart ; il est très probable qu’ils auraient fini par devenir clube 73, cotage, tunel, joquet, docart, si la Demi-Science et le Respect n’étaient d’accord pour s’opposer à leur déformation. Mais il y a de plus graves injures. Toute une série de mots anglais ont gardé en français et leur orthographe et leur prononciation, ou du moins une certaine prononciation affectée qui suffit à réjouir les sots et à leur donner l’illusion de parler anglais. Rien de plus amusant alors que de rebrousser le poil du snobisme 74 et de prononcer, comme un brave ignorant, tranvé et métingue. Ces mots sont d’ailleurs sur la limite et on ne sait encore ce qu’ils deviendront :tramway semble s’acheminer vers tramoué plutôt que vers tranvé 75, quant à meeting, le peuple prononce résolument métingue, entraîné par l’analogie. Mais steamer, sleeping, spleen, water-proof, groom, speech, et tant d’autres assemblages de syllabes, sont de véritables îlots anglais dans la langue française. Il est inadmissible qu’on me demande de prononcer prouffe un mot écrit proof. Les architectes ont imité en France les fenêtres appelées par les Anglais bow-window ; voilà un mot dont je ne sais rien faire. Jadis il serait devenu aussitôt beauvindeau 76 ; sa lourdeur aurait pu choquer, mais non sa forme. Il était d’ailleurs bien inutile, puisque, d’après Viollet-Leduc, il a un exact correspondant en vrai français, bretèche77.

Des vocabulaires entiers sont gâtés par l’anglais. Tous les jeux, tous les sportssont devenus d’une inélégance verbale qui doit les faire entièrement mépriser de quiconque aime la langue française. Coaching, yachting, quel parler ! Des journalistes français ont fondé il y a un an ou deux un cercle qu’ils baptisèrent Artistic cycle-club ; ont-ils honte de leur langue ou redoutent-ils de ne pas la connaître assez pour lui demander de nommer un fait nouveau ? Cette niaiserie est d’ailleurs internationale, et le français joue chez les autres peuples, y compris l’Angleterre, le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à l’anglais. Il y a à Londres un jargon mondain et diplomatique : thé dansante, landau sociable, style blasé, morning-soirée ; solide s’exprime par solidaire, bon morceau par bonne-bouche et de pied en cap par cap à pied 78. Notre anglais vaut ce français-là et il est souvent pire. Son inutilité est évidente. Sleeping-car, garden-party, steamer, rail-way, rail-road, steeple-chase, dead-heat, warrant, reporter, interview, bond-holder, rocking-chair, sportsman et son féminin sportswoman, snowboot, smoking, music-hall, sélect, leader, authoresse : aucun de ces mots, dont la liste est inépuisable, n’ont même l’excuse d’avoir pris la langue française au dépourvu ; aucun qui ne pût trouver dans notre vocabulaire son exacte et claire contre-partie.

Un journal discourait naguère sur authoresse, et, le proscrivant avec raison, le voulait exprimer par auteur. Pourquoi cette réserve, cette peur d’user des forces linguistiques ? Nous avons fait actrice, cantatrice, bienfaitrice, et nous reculons devant autrice 79, et nous allons chercher le même mot latin grossièrement anglicisé et orné, comme d’un anneau dans le nez, d’un grotesque th. Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu’à force d’apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher. Cet aveu ne nous coûte rien : nous avons permis à l’industrie, au commerce, à la politique, à la marine, à toutes les activités nouvelles ou renouvelées en ce siècle, d’adopter un vocabulaire où l’anglais, s’il ne domine pas encore, tend à prendre au moins la moitié de la place.

L’histoire linguistique des jeux de plein air est curieuse. On en trouverait difficilement un seul, parmi ceux qui ont été réimportés d’Angleterre, qui ne fût connu et toujours pratiqué en France par les enfants. Ainsi la balle à la crosse nous est revenue sous le nom de cricket ; la paume, sous le nom de tennis ; le ballon 80, sous le nom de foot-ball ; le mail 81, sous le nom de crocket. Il suffirait évidemment de donner un nom anglais aux boules, à la marelle, ou au cerceau pour voir ces jeux innocents faire leur entrée dans le monde 82.

La langue de la marine s’est fort gâtée en ces derniers temps, j’entends la langue écrite par certains romanciers, car la langue orale a dû se maintenir intacte. M. Jules Verne mérite ce reproche d’avoir abusé des mots anglais dans ses merveilleux récits ; un seul de ses tomes me fournit les mots suivants :anchor-boat, steam-ship, main-mast, mizzenne-mast, fore-gigger, engine-screw, patent-log, skipper, sans compter dining-room et smoking-room, qui sont de la langue générale. Nul lexique cependant n’est plus pittoresque que celui de la marine française, et M. Jules Verne, qui le connaît mieux que personne, devrait l’employer toujours et ne pas laisser croire qu’il le juge inférieur en netteté et en beauté au lexique anglais. Que de mots, que de locutions d’une pureté de son admirable : étrace, étambot, misaine, hauban, bouline, hune, beaupré, artimon, amarres, amures, laisser en pantenne, haler en douceur ; voici deux lignes de vraie langue marine 83 : « On cargue la brigantine, on assure les écoutes de gui ; une caliourne venant du capelage d’artimon est frappée sur une herse en filin… » Très peu de mots marins appartiennent au français d’origine ; ils ont été empruntés aux langues germaniques et scandinaves, au provençal, à l’italien ; mais leur naturalisation est parfaite, et presque tous peuvent servir de modèle pour le traitement auquel une langue jalouse de son intégrité doit soumettre les mots étrangers.

Chapitre IX- Naissance d’un mot. — Réformes possibles dans l’orthographe des mots étrangers. — Liste de mots anglais réformés. — Liste de mots anglais francisés par les Canadiens.

J’ai vu naître un mot ; c’est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira peut-être jamais d’un cercle étroit, mais il existe ; c’est lirlie. Comme il n’a jamais été écrit, je suppose sa forme : lir ou lire, la première syllabe ne peut être différente ; la seconde, phonétiquement li, est sans doute, par analogie, lie le mot étant conçu au féminin. J’entendais donc, à la campagne, appeler des pommes de terre roses hâtives, des lirlies roses ; on ne put me donner aucune autre explication, et, le mot m’étant inutile, je l’oubliai. Dix ans après, en feuilletant un catalogue de grainetier, je fus frappé par le nom d’early rose donné à une pomme de terre, et je compris les syllabes du jardinier. Lirlie, outre son phénomène de nationalisation, offre un fait récent de soudure de l’article (les exemples anciens sont assez nombreux, lierre, luette, loriot), la forme première ayant certainement été irlie.

Voilà un bon exemple et un mot agréable formé par l’heureuse ignorance d’un jardinier. C’est ainsi qu’il faut que la langue dévore tous les mots étrangers qui lui sont nécessaires, qu’elle les rende méconnaissables : qui, sans un tel hasard, en supposant que le mot eût vécu, aurait jamais retrouvé early dans lirlie ?

Ce lirlie peut servir de type des mots étrangers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l’écriture. Dans ce cas, il ne faut jamais hésiter à sacrifier l’orthographe au son. Le jardinier eût écrit lirlie ; un autre aurait pu sentir la présence de l’article et adopter irlie ; les deux mots seraient excellents, et early est très mauvais. Quand le mot est entré par la parole seule (ce qui est rare maintenant), on transcrira le son tel qu’il est perçu. Si le mot est venu par l’écriture seule, il faut le réformer et l’écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l’anglais ou à telle autre langue. Je formulerais donc volontiers ainsi les mots suivants, bien connus sous leur aspect barbare ; je mets à côté un des mots qui peuvent servir d’étalon analogique :

  •  — High Life
    Calife

  •  — Five o’clock
    Colloque

  •  — Water-proof
    Esbrouffe

  •  — Starter 84

  •  — Steamer
    Rameur

  • 85 — authoress
    Maîtresse

  •  — Block-hauss 86
    Chausse

  •  — Groom 87
    Doume 88

  •  — Spleen 89
    Discipline

  •  — Smoking
    Molesquine

  •  — Yacht 90
    Faute

  •  — Dogcart 
    ou Doquart 
    Trocart, Trois-quarts 91

  •  — Snob
    Robe

  •  — Bismuth 92
    Jute

  •  — Zinc 93
    (Voyez Chirtingue)

  •  — Malt 94
    Malte

  •  — Book-maker 95 
    Valcovère — Walk-over 
    Sévère 
    Macaire

  •  — Shirting 
    Métingue — Meeting 
    Cotingue — Coating 
    Poudingue96 — Pudding

  •  — Club 
    Tube

  •  — Kirsch 97
    Spiche — Speech 
    Niche

  •  — Kolbak 98 
    Codaque — Kodak 99 
    Chabraque

  •  — Railway 
    Tramoué — Tramway 
    Avoué

  •  — Punch 100
    Bronche

  •  — Grog
    Dogue

  •  — Kopeck 101
    Quipesèque — Keepsake

  • Bifetèque, Romestèque102
    Chèque

  •  — Sloop
    Chaloupe

  •  — Spencer
    Sincère

  •  — Stock
    Toque

  •  — Stop 103
    Chope

  •  — Lunch 104
    Embrunche

  • Chacot — Shako
    Tricot

  •  — Coaltar
    Tare

  •  — Stout
    Toute

  •  — Strass
    Strasse 105

  •  — Carrick
    Barrique

On sait que le français du Canada a subi l’influence de l’anglais. Cette pénétration, d’ailleurs réciproque 106, est beaucoup moins profonde qu’on ne le croit et notre langue garde, au-delà des mers, avec sa force d’expansion, sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable d’assimilation. Des mots qu’elle a empruntés à l’anglais, les uns, demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère ; les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement français. Il serait même souvent impossible de reconnaître leur origine, sans documents historiques. C’est ainsi que township est devenu trompechipe ; Sommerset, Sainte-Morisette ; Standford, Sainte-Folle. On ne peut guère pousser plus loin l’absorption ; les syllabes anglaises, surtout pour les deux noms propres, n’ont vraiment été qu’un prétexte sonore à composer des mots agréables. Voici quelques déformations moins hardies et qui pourront, mieux encore que le précédent tableau, nous servir de guide en des circonstances analogues. On y a compris les mots dont la déformation, invisible pour les yeux, est cependant réelle puisque les Canadiens les prononcent à la française.

Bacon

Bacon

Lard

Bargain

Bargain

Marché

Postage

Postage

Frais de port

Coercion

Coercion

Coercition

Drive 
Driver 
Drave

Drave 
Draver 
Draveur

Flotter 
Flotteur 
Flottage du bois

Shirting

Cheurtine
Chatine

Toile

Bother

Bâdrer

Ennuyer, raser

Boat

Baute

Bateau

Promissory

Promissoire

 

Boom

Bôme

Barrage

Bun

Bonne

Brioche

Log

Logue

Tronc d’arbre

Runner

Ronneur

Coureur

Safe

Saîfe

Coffer-fort 107

Shave
Shaver
Shape

Séhver
Shéveur
Shaipe

Raser
usurier
forme 108

Clear

Clairer (ce verbe a pris plusieurs des sens de to clear, to clear up, etc.)

 

Copper

Coppe

Sou

Copy

Copie

Exemplaire

Tea-Board

Thébord

Cabaret

Cook

Couque

Cuisinier

Voter

Voteur

Électeur

Grocer

Groceur

Épicier

Grocery

Grocerie

Épicerie

Rail

Rèle

Rail 109

Sample

Simple

Échantillon

Yoke
Neck-Yoke

Iouque
Néquiouque

Joug

Peppermint

Papermane

Menthe

Pudding

Poutine

Poudingue

Ces listes suffiront ; on n’a voulu donner que des indications. C’est une clef que l’on peut compléter et alors consulter lorsqu’on aura un doute sur la forme française que doit revêtir le mot étranger. Si le mot se refuse à la naturalisation, il faut l’abandonner résolument, le traduire ou lui chercher un équivalent. Très souvent, après une brève réflexion, on le jugera tout à fait inutile : steamer est un doublet infiniment puéril de vapeur ; et quel besoin de smoking-room pour un parler qui possède fumoir ou de skating, quand, comme au Canada, il pourrait dire patinoir 110 ? C’est un devoir strict envers notre langue de n’ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu’à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques.

Chapitre X- Une Académie de la beauté verbale. — La formation savante et la déformation populaire. — La vitalité linguistique. — Innocuité des altérations syllabiques. — La race fait la beauté d’un mot. — Le patois européen et la langue de l’avenir.

Une académie serait utile, composée d’une vingtaine d’écrivains — si on en trouvait vingt — ayant à la fois le sens phonétique 111 et le sens poétique de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par prétention, au lieu de se borner à omettre, dans un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé quand il paraît, les mots de figure trop étrangère, elle agirait dans le présent, et les formes refusées ou bannies par elle seraient proscrites de l’écriture et du parler. Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles ; elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux français, dans les termes inusités, quoique purs, dans le système de la composition et dans celui de la dérivation. Son rôle serait, non pas d’entraver la vie de la langue, mais de la nourrir au contraire, de la fortifier et de la préserver contre tout ce qui tend à diminuer sa forme expansive. Elle agirait dans le sens populaire, contre le pédantisme et contre le snobisme ; elle serait, en face des écorcheurs du journalisme et de la basse littérature, la conservatrice de la tradition française, la tutrice de notre conscience linguistique, la gardienne de notre beauté verbale 112

. Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de l’ignorance, sans doute, mais d’une ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait avec joie les innovations du parler populaire ; elle n’aurait peur ni de gosse, ni de gobeur et elle n’userait pas de phrases où figure kaléidoscope 113 pour réprouver les innovations telles que ensoleillé et désuet 114. Epouvantée par psycho-physiologie, par splanchnologie 115, par conchyliologie, elle n’aurait d’objections ni contre gaffe, ni contre écoper, mots très français, très purs, le premier l’une des rares épaves du celtique (gaf, croc), le second, anciennement escope, venu sans doute d’une forme scoppa, doublet latin de scopa 116

. Livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences étrangères ou savantes, les langues ne peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien différent. Que ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence syllabique, ils sont pareillement légitimes et inoffensifs. Si beaucoup de mots latins n’ont pas gardé en français leur sens originaire, bien des mots du vieux français n’ont plus exactement en français moderne leur signification ancienne. M. Deschanel observe que mièvre, émérite, truculent, ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou deux siècles  ; mais c’est l’histoire même du dictionnaire. Paillard signifia jadis misérable, homme qui couche sur la paille ; paître, nourrir,

Dex est preudom, qui dos gouverne et pest (117) ;

souffreteux, besoigneux ; labourer, travailler, souffrir ; et tous les mots indiquant la condition : valet, autrefois écuyer ; garce, autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens ; il n’y a pas déformation, puisque le mot reste identique à lui-même et n’a rien perdu de sa beauté plastique.

L’altération syllabique, intérieure ou finale, n’est pas plus dangereuse : ni la soudure de l’article ou du pronom, loriot pour l’oriot, l’oriol (aureolum), ma miepour m’amie ; ni casserole pour cassole ; ni palette (de sang) pour poëlette  ; ni bibelot pour bimbelot ne sont des accidents graves dans l’évolution d’une langue. Je suis même moins choqué par le populaire de l’eau d’ânon que par microphotographie ou bio-bibliographie ; les deux mots par quoi les bonnes femmes s’expliquent à elles-mêmes le mystérieux laudanum ont au moins le mérite de leur sonorité française ; d’ailleurs laudanum n’est lui-même qu’une corruption dont il a été impossible d’analyser les éléments primitifs 118.

La beauté d’un mot est tout entière dans sa pureté, dans son originalité, dans sa race ; je veux le dire encore en achevant ce tableau des mauvaises mœurs de la langue française et des dangers où la jettent le servilisme, la crédulité et la défiance de soi-même. Devenus les esclaves de la superstition scientifique, nous avons donné aux pédants tout pouvoir sur une activité intellectuelle qui est du domaine absolu de l’instinct ; nous avons cru que notre parler traditionnel devait accueillir tous les mots étrangers qu’on lui présente et nous avons pris pour un perpétuel enrichissement ce qui est le signe exact d’une indigence heureusement simulée. Il n’est pas possible qu’une langue littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale ; il suffira sans doute que l’on proscrive à l’avenir tout mot grec, tout mot anglais, toutes syllabes étrangères à l’idiome, pour que, convaincu par la nécessité, le français retrouve sa virilité, son orgueil et même son insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer à l’expression d’une idée que de la formuler en patois. Il n’est pas nécessaire d’écrire ; mais si l’on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne couleur.

Ou bien résignons-nous ; laissons faire et considérons les premiers mouvements d’une formation linguistique nouvelle. Un patois européen sera peut-être la conséquence inévitable d’un état d’esprit européen, et aucun idiome n’étant assez fort pour dominer, ayant absorbé tous les autres, un jargon international se façonnera, mélange obscur et rude de tous les vocabulaires, de toutes les prononciations, de toutes les syntaxes. Déjà il n’est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français. C’est un avant-goût de la langue de l’avenir.